HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE IV. — L'ÉCONOMIE SOCIALE.

CHAPITRE II. — LA RÉPARTITION DU SOL. L'AGRICULTURE ET LES PAYSANS[1].

 

 

L'étude de l'économie rurale de la France au XVIIe siècle est très difficile à cause de la disette de renseignements sur Les classes agricoles et sur la terre.

 

I. — LA RÉPARTITION DU SOL ET LES MODES DE POSSESSION.

ON ne peut connaître, même d'une manière approximative, la répartition du sol français entre les diverses classes de la société, au XVIIe siècle ; mais, comme nous savons à peu près l'état des choses à partir de 1750 environ, nous pouvons conjecturer sans trop d'erreur la situation vers la fin du règne de Louis XIV.

Il existait de grandes propriétés ecclésiastiques et nobiliaires, surtout dans les pays montagneux, dans les terrains coupés d'étangs et de marais et dans cette zone forestière qui entoure la France de plusieurs côtés.

Les propriétés ecclésiastiques étaient plus considérables dans l'Est et le Nord, semble-t-il, que dans le Midi ; les grandes terres nobiliaires se remontraient surtout dans le Limousin, la Bretagne, la Normandie. La généralité de Rouen avait, en 1700, 7 marquisats, 6 comtés, près de 100 baronnies ; la noblesse y gardait encore de sa force sociale et économique. Mais, à côté des grands domaines, combien de petits, qui fournissent à peine à la subsistance d'une famille ! En Languedoc il n'y a pas quinze familles qui aient 20.000 livres de rente et très peu qui en approchent. A l'exception de quelques grands seigneurs qui sont à la Cour, les gentilshommes du Languedoc sont pauvres, ou à peu près. Le plus grand nombre demeure à la campagne, où ils passent une bonne partie de leur vie à se visiter. Ceux qui demeurent dans les villes — surtout dans le Bas-Languedoc — sont sans équipage et font profession d'une grande économie. Dans l'élection de Vézelay, d'après Vauban, sur 48 familles nobles, 3 ou 4 seulement se soutiennent ; tout le reste est pauvre et très malaisé, ayant la plupart de leurs biens en décret. En Bretagne, en Dauphiné, il y a beaucoup de nobles très pauvres.

On sait que la propriété était aussi très répandue parmi les bourgeois et les paysans, qu'il existait beaucoup de petites propriétés, ou tout au moins de tenures paysannes, que beaucoup de roturiers étaient pleinement propriétaires de leurs terres. Il est à peu près certain que le progrès de la propriété s'arrêta presque complètement pendant la deuxième moitié du règne de Louis XIV. Ce n'est que dans les périodes de paix et de prospérité que la division du sol peut se continuer. On sait aussi que, parmi les divers modes de tenure, les uns équivalent au transfert de la propriété, sous la réserve du paiement d'une rente ou d'une redevance quelconque ; les autres n'accordent qu'un bail assez court, en un bail d'une durée incertaine, résiliable à la volonté de l'acquéreur ou à la mort du bénéficier ecclésiastique : les premiers favorables, les seconds défavorables aux tenanciers et par conséquent à la culture.

La plupart de ces tenures sont petites, surtout dans les pays de vignobles, et dans ceux où, comme dans le Val de Loire, les coutumes partagent également le patrimoine entre les enfants. Mais il est de grosses fermes paysannes, dans tes riches régions agricoles surtout. Bien que les baux soient très souvent de courte durée, neuf ou dix-huit ans, au plus, il arrive, dans certains pays du moins, que les biens affermés restent dans la même famille, par exemple, les terres ecclésiastiques de la riche plaine de la Brie. Il se forme, surtout dans les plaines de l'Île-de-France et du Nord, de grandes fermes, qui iront sans cesse grossissant, et, par là, une véritable bourgeoisie rurale, intermédiaire entre la bourgeoisie industrielle, commerçante ou rentière de la ville, et le petit prolétariat agricole des vignerons, journaliers et artisans de village. C'est cette classe de fermiers qui souffre le moins à la fin du règne de Louis XIV ; elle a même pu profiter, à diverses reprises, du renchérissement des denrées. Et elle sait se défendre contre le fisc, qui n'est rigoureux qu'aux misérables.

Dans les villages et les bourgs de certains pays, comme la Picardie, la Normandie, le paysan ajoute à son gain agricole un profit industriel. Mais c'est la vie agricole qui domine toujours. Tous les paysans sont invinciblement attachés au sol.

Chacun, dit le mémoire de l'intendant du Perche, en 1698, demeure dans son canton, en sorte que, depuis quarante ans, personne n'est allé aux Indes, au Canada, en Hollande, en Angleterre, ni sur mer, quoique l'exemple de dix à douze personnes qui allèrent au Canada en ce temps-là, où ils sont fort bien établis, et trois ou quatre aux Iles où ils ont fait un profit raisonnable, eût dû en exciter d'autres à sortir de leur pays pour goûter d'un autre.

Dans un assez grand nombre de bourgs de campagne, les classes sociales sont plus mêlées qu'aujourd'hui, où presque tout ce qui est riche a fui vers la ville. Ces bourgs sont, comme l'on disait au XVIIe siècle, peuplés de personnes de tous états, menant une vie sobre, simple, de travail et d'économie.

 

II. — LES CHARGES DES CLASSES RURALES.

LES charges que supporte l'agriculture sont, dans l'ensemble, plus lourdes qu'elles ne l'ont jamais été.

Sans doute, les droits domaniaux, perçus par les propriétaires fonciers sur les tenanciers auxquels ils ont concédé des terres, sont peut-être plus gênants qu'onéreux. Beaucoup de petites prestations, soit personnelles, soit foncières, sont en voie de disparition, dans la plupart des pays. Les tenanciers oublient souvent de payer leurs redevances, surtout dans les années de crise, et les seigneurs ne réclament pas trop. Pas de réfection de registres terriers, fort peu d'aveux et de reconnaissances, sauf de la part du Roi qui essaie de réformer son domaine.

Les dîmes ne sont pas non plus par elles-mêmes des impôts trop lourds, selon Vauban lui-même. Cette contribution en nature, variable suivant les pays, est ce que la font le travail agricole, la nature du sol et les circonstances ; elle est souvent fixée avec modération à la douzième gerbe et même au-dessous.

Mais les impôts royaux sont, au contraire, une charge excessivement lourde, après qu'aux impôts anciens sont venus s'ajouter la capitation, le dixième, une foule de contributions nouvelles. Il faut, dit Vauban, que le paysan pousse sa précaution jusqu'au point de se priver du nécessaire, pour ne pas paraître accommodé. Ajoutez à tous ces impôts la milice qui enlève à la terre de pauvres brassiers, d'autant plus odieuse au paysan qu'elle ne frappe que lui et qu'il finit par la considérer comme une sorte de galères. Le paysan est écrasé par les impôts royaux ; il proteste, se soulève, commence à prendre l'habitude de la révolte.

 

III. — LA CULTURE DU SOL ET LA PRODUCTION.

LA culture n'est tout à fait libre, ni pour le tenancier qui doit respecter les modes de culture traditionnels, ni même pour le propriétaire, maître souverain, en théorie, de sa terre.

La propriété est grevée de servitudes gênantes. Les capitaineries royales, vastes espaces qui englobent des multitudes de propriétés particulières, obligent les cultivateurs à certaines servitudes, en vue des plaisirs du Roi. Et elles sont nombreuses, dans l'Île-de-France surtout, même après l'ordonnance du 16 octobre 1699 qui en, supprima plusieurs. On ne peut y cultiver à sa guise, au moment de son choix ; même il faut, suivant le Code des Eaux et Forêts, entretenir le gibier des forêts voisines qui mange les récoltes. Beaucoup de terres, à la lisière des bois, dans le Valois, par exemple, sont abandonnées par les paysans à cause des fauves qui en ruineraient les moissons.

Enfin le Gouvernement intervient sans cesse pour réglementer la culture. La guerre à la vigne, déclarée par Colbert, continue. Certains intendants, comme ceux de Guyenne et de Languedoc, trouvent qu'il y a trop de vignobles dans leur province : Il est à craindre, dit Basville, que cela ne cause la perte du pays. On arrache des vignes dans plusieurs pays ; à Issoire, on défend d'en planter à l'avenir. Moins de vin, plus de blé ; il faut transformer les vignobles en terres à céréales. En temps de guerre ou de disette, c'est de pain qu'on a besoin. Et alors on exige le changement de culture. Ainsi, en 1699, dans l'Ile d'Oléron. Mais l'intendant de La Rochelle, Bégon, résiste et défend la liberté du cultivateur, n'y ayant rien, dit-il, que les particuliers aiment tant que la liberté qu'ils ont eue jusqu'à présent de faire valoir leur bien de la manière qu'ils croient leur être plus utile.

Le Gouvernement réglemente aussi la culture du tabac, pour qu'il n'empiète pas trop sur le blé, mi ne fasse tort à nos cultures des Antilles. Il détermine donc les lieux où l'on pourra cultiver le tabac (1617).

Il essaie de relever la culture du pastel, tué per l'indigo, et en ordonne l'emploi dans la teinture des draps,

L'agriculture ne fait aucun progrès. La théorie est en avance sur la pratique. En 1700, Liger publie la Nouvelle maison rustique ou Économie générale de tous les biens de campagne, et bien que ce ne soit qu'une reproduction du vieux traité, de 1564, de Charles Estienne et Jean Liébault, il recommande les prairies artificielles. On pratique toujours le système de l'assolement triennal : première année, céréales d'hiver (blé, seigle, méteil) ; deuxième année : graines de printemps (orge, avoine, etc.) ; troisième année : jachère. Encore n'en est-il ainsi que pour les bonnes terres ; les 'mauvaises, pas emblavées toue les trois ans, restent en dehors de ce cycle. La culture des prairies artificielles est ignorée ; les engrais sont trop souvent insuffisants ; dans des régions naturellement fertiles, comme la Brie, le défaut de pâturages oblige à se servir de marne, ce qui est une grande servitude, dit l'intendant, en ce sens qu'on est obligé de recommencer tons les trente ans, sinon les terres demeurent infructueuses.

Les principaux produits sont les céréales et le vin. Blé, avoine, orge, blé noir, etc., sont abondants dents le Nord, la Normandie, la région parisienne ; insuffisants dans le Dauphiné et la Provence. Tout autour de Paris, de riches terres à blé, véritables greniers pour la grande ville : le Valois, la Brie, le Hurepoix, la Beauce surtout ; puis, au Nord, la Picardie, l'Artois et la Flandre ; ensuite, aux environs de Lyon, la Bresse et la Bourgogne, et, au Sud-Ouest, les plaines de la Garonne. Ce sont les principaux marchés de graina, ceux qui approvisionnent Paris, Lyon, Bordeaux, Toulouse. Dans les années de bonne récolte, les propriétaires purent s'enrichir. L'avoine alterne souvent avec le froment. Le seigle est cultivé en Bretagne, dans les plateaux des Causses et du Ségala et les terres moins fertiles ; le foin est récolté dans les belles prairies du Vermandois, de la Normandie, du Maine et de la Brie. Enfin les herbes et les Légumes sont répandus un peu partout, et les fruits dans les bocages de l'Ouest et surtout dans le Midi.

Les vignobles sont très étendus dans le Sud-Ouest et la région méditerranéenne, en Bourgogne, en Champagne, dans les pays des Charentes, le long de la Loire moyenne, jusque sur la Seine, aux environs de Paris et vers Mantes. La propriété, dans les régions viticoles, est, en général, beaucoup plus morcelée que dans les terres à céréales. Dans les pays de La Rochelle et de Nantes, où le bail à complant domine, on compte, sur un domaine seigneurial, des centaines de tenanciers. Les petits propriétaires y sont beaucoup moins aisés et tombent parfois au niveau des journaliers agricoles. Les prix s'avilissent facilement, sous l'influence d'une politique commerciale qui détourne nos clients habituels vers l'Espagne, le Portugal et l'Italie, pays producteurs, eux aussi, de vins et d'eaux-de-vie.

Les pâturages couvrent une grande partie du royaume. Ils s'étendent surtout dans les régions de montagnes et de collines de la Lorraine, du Dauphiné et de la Provence, de la zone pyrénéenne, de l'Auvergne et du Limousin, de la Basse-Normandie, du Perche, de la Bretagne ; enfin, ils occupent un grand espace dans les plaines alluviales du Nord. Il y a là des pâturages communs, qui appartiennent aux seigneurs ou aux communautés rurales, que les uns et les autres se disputent souvent, et que les seigneurs cherchent presque toujours à accaparer.

L'élevage du bétail est médiocrement développé. La région calcaire du Languedoc ne nourrit pas assez de moutons, suivant le député de cette province au Conseil de commerce. Dans la Brie, le manque de pâturages fait que les bœufs ne donnent qu'une viande médiocre. Les moutons y sont mal soignés ; les étables, surchargées de litière, manquent d'air, le bétail périt souvent dès la deuxième année. Puis les bergers pratiquent des sortilèges et des maléfices. De 1687 à 1693, plusieurs d'entre eux furent accusés d'avoir fait périr pour plus de 100.000 écus de bétail. La justice de Passy-en-Brie en condamna quelques-uns à être pendus et brûlés ; mais le Parlement de Paris se contenta de les envoyer aux galères.

Les épizooties étaient fréquentes. Celles de 1693 et de 1714 atteignirent plusieurs provinces. Celle de 1714 commença à la fin du mois de mai en Champagne, et se répandit dans les Trois-Évêchés, dans les deux Bourgognes, le Bourbonnais, la généralité de Lyon, l'Auvergne, le Dauphiné. Il mourut de maladie, en Auvergne, 6.922 têtes de bétail ; dans la généralité de Moulins, 26.768 ; dans les Trois-Évêchés 75.709, dont 18.000 chevaux, 32.000 bœufs et 25.000 moutons. Dans l'élection de Paris, sur 6.788 vaches, 1.371 périrent.

Les forêts appartiennent à l'Église ou à la Couronne, à de grands seigneurs, qui très souvent les exploitent mal et les laissent dépérir. On ne trouve plus de bois à bâtir qu'avec beaucoup de peine et en l'achetant bien cher dans les lieux qui en étaient couverts il n'y a pas soixante ans ; ce mal s'accroit tous les jours, dit Vauban dans son Traité de la culture des forêts. Les particuliers aiment mieux les taillis qui leur donnent des coupes plus fréquentes, et, suivant eux, leur rapportent davantage. Les usines, forges, verreries, consomment, d'autre part, une grande quantité de bois. Les intendants, les députés du commerce proposent la diminution des droits sur le charbon étranger, pour le substituer au bois dans les usines et les forges, l'exploitation des forêts de l'Acadie et du Canada, enfin des plantations dans les terrains en friche des communautés laïques et ecclésiastiques ; mais ces semis de bois seront très coûteux, et il faut, dit Vauban, tenir compte de la nécessité où ne sont que trop souvent réduites les bonnes maisons du royaume, qui sont la plupart endettées et hors d'état de pouvoir faire les dépenses nécessaires au soutien de leur condition.

Beaucoup de terrains restent en friche[2]. On trouve des landes, des marais, des étangs, de grandes régions livrées au genêt, à l'ajonc ou aux eaux croupissantes, dans les généralités de Caen et d'Alençon, en Bretagne, puis, entre Charente et Dordogne, entre Garonne et Adour, dans le Centre (Brenne, Sologne), dans l'Est, (Dombes), dans la zone méditerranéenne[3], contrées où souvent domine la grande propriété nobiliaire ou ecclésiastique. Dans l'élection de Mantes, qui n'est pas une des plus mauvaises du royaume, le quart des terres est en friche.

 

IV. — LA CIRCULATION DES PRODUITS.

LA circulation des produits de la terre est beaucoup moins libre encore que la production.

La législation sur les grains a pour objet l'approvisionnement large et facile des marchés, l'augmentation de la concurrence entre les vendeurs, la répression de toute velléité d'accaparement et, par là même, l'abaissement des prix. Obligation pour les fermiers de porter au marché, défense d'enarrher des grains en vert et d'en acheter directement aux cultivateurs eux-mêmes, en dehors du marché, précautions prises pour que, au marché, les gros acheteurs, les boulangers, ne s'approvisionnent qu'après les particuliers qui font cuire eux-mêmes leur pain ; rayon d'approvisionnement fixé pour les villes comme Paris, etc., voilà quelques-unes des nombreuses règles que l'on a vu appliquer au temps de Colbert, et qui, sans cesse violées, sont rappelées par des déclarations, édits et arrêts.

Comme au temps de Colbert, dès que l'on craint une récolte médiocre, ou que le prix du blé hausse un peu, on interdit l'exportation. Ces mesures produisent souvent des effets contraires à ceux que l'on a espérés : accaparements, exportations, au mépris des lois, inquiétudes chez les agriculteurs et les commerçants qui resserrent leurs grains pour les vendre à meilleur compte à l'époque de leur choix, enfin émeutes à Paris, et un peu partout dans les provinces.

Comme au temps de Colbert, chaque province veut avoir son régime frumentaire particulier, importer librement si sa récolte a été mauvaise, exporter librement si elle a été bonne. C'est en vain que, dans les circonstances les plus graves, les intendants font appel à l'esprit de solidarité nationale. Lyon manque de grains en novembre 1698 ; il en faudrait faire venir de Bourgogne ; mais cette province ne veut pas en fournir. Chaque province se resserre. Il est terrible et dangereux que les provinces se cantonnent ainsi les unes contre les autres, dit l'intendant de Lyon ; c'est le moyen de manquer de tout, quoique, dans le fond, on ne manque de rien ; car, quelques bons ordres qui se puissent donner, ils ne sauraient être sans grands inconvénients, ni produire le bon effet que la liberté du commerce produit infailliblement. En réglementant avec tant de rigueur le commerce des grains, on ne pensait qu'au consommateur des villes ; on subordonnait les intérêts agricoles aux intérêts industriels et à la crainte des émeutes populaires.

Cependant les propriétaires fonciers, les fermiers, les tenanciers arrivèrent souvent à vendre leurs grains à bon prix. Les récoltes sont bonnes et les prix assez bas de 1685 à 1692 ; mais ensuite viennent les moissons rares, la disette de 1693-1694, et les prix montent ; ils baissent avec les belles récoltes de 1699 et 1700, pour se relever à partir de 1708 et 1709 et retomber vers 1715 et 1716. D'ailleurs les prix varient énormément suivant les années et les régions. Ainsi, en Franche-Comté, en 1694, la mesure qui valait 6 livres 5 sous ne vaut plus, en 1695, que 22 sous. En Artois, la rasière de froment, qui valait 3 livres avant la guerre de 1688, se paie 20 livres en 1698, et celle d'avoine, au lieu de 25 sous, 5 livres. Ce ne sont pas les paysans qui gagnent le plus à ces hausses et à ces baisses si rapides, mais les intermédiaires qui spéculent sur ces différences ; les paysans ont besoin d'argent, vendent tout de suite leurs récoltes et ne profitent guère des hausses de prix. Il faut vivre, et puis le collecteur est là qui réclame la part du Roi.

Dans toutes les crises, en 1693 et en 1709, le Gouvernement prend les mêmes mesures : réglementation très sévère pour approvisionner les marchés, puis facilités d'importation de grains étrangers.

Il pense que des règlements sévères remédieront au mal. La rareté, la cherté des blés proviennent moins de la disette, dit un règlement de 1693, que de l'artifice des marchands.... qui achètent les blés sur terre ou en vert et se rendent maîtres de tous les grains qu'ils renferment dans des greniers et magasins détournés. On songe à établir un maximum ; mais Samuel Bernard, acheteur de grains pour le compte du Gouvernement, dissuade le Contrôleur général Pontchartrain : Il faut laisser, écrit-il, la liberté qui permettra d'apporter des blés en abondance et de faire baisser les prix.

Les importations sont un moyen plus sûr. Le Gouvernement intervient sans cesse pour diriger ce commerce, et il y participe lui-même. Des bâtiments génois portent à Marseille, en 1693, des grains de Sardaigne, de Sicile, de Livourne ; le Roi envoie des navires pour assurer le commerce entre Gênes et Marseille, une frégate pour permettre la traite des blés de Barbarie. C'est encore avec les Génois que traitent, en 1709, Lyon et les provinces voisines pour se procurer du blé ; les Génois vont dans toute la Méditerranée et jusqu'en Turquie où ils se servent du pavillon français pour obtenir plus facilement des grains. On tire du blé d'Afrique ; mais, en 1709, le blé de la compagnie d'Afrique ne fit qu'un pain détestable. Les pays du Nord fournissent aussi à l'importation, mais, à la fin du règne, c'est moins de Danzig que nous viennent les grains que de Gènes et de Livourne. C'est à ces grands entrepôts que s'adressent, pour les États du Languedoc ou pour le Roi, les Gilly, les Castanier et les Samuel Bernard.

A la fin du règne l'agriculture est tombée très bas. La production générale a baissé, par suite des guerres, de la fiscalité, des représailles douanières de l'étranger. Sans doute tous les agriculteurs ne souffrent pas. On a vu que, dans certaines régions, le paysan profite à diverses époques du haut prix des denrées, et qu'il existe des paysans aisés, même riches, mais c'est l'exception. Presque partout le cultivateur traîne une existence très misérable.

 

 

 



[1] SOURCES. Pour l'histoire de l'agriculture à la fin du règne de Louis XIV, on est très loin de posséder autant de documents que pour la fin de l'ancien régime. Pas de registres d'impôts qui nous indiquent la répartition du sol ; peu de documents sur la culture, sur les produits ; on en a beaucoup, en revanche, sur les disettes, les enlèvements de grains. Outre les mémoires des intendants, il faut consulter leur correspondance, série G7, aux Arch. Nat., dont de Boislisle a donné d'abondants extraits, 3 vol. in-4°. Le traité de la police de Delamare, les œuvres de Boisguillebert et de Vauban doivent être considérés comme des sources.

OUVRAGES À CONSULTER. Outre les travaux d'histoire provinciale : Monin (Languedoc), Marchand (Provence), Reuss (Alsace), Caillaux (Hainaut), Duval (généralité d'Alençon), Leroux (Limousin), G. Bussière, Études historiques sur la Révolution en Périgord, t. I, 1877. Abbé Denis, Lectures sur l'histoire de l'Agriculture en Seine-et-Marne, 1880. Babeau, Le village sous l'ancien régime, 1879. La vie rurale dans l'ancienne France, 1882.

[2] L'intendant de Franche-Comté, en exemptant d'impôts, pendant cinq ans, les terres rendues à la culture, attire des Suisses et des Savoyards qui, en huit ans, augmentent, dit-il, d'un tiers la surface cultivable de la province. Il exagère sans doute, et puis cela est exceptionnel. Quelques dessèchements de marais sont projetés : celui d'un marais de 3.000 arpents, à trois lieues de Caen, qui devait être fait, suivant un traité de 1899, au profit des religieux de Saint-Martin-de-Troarn, près Bayeux, et de l'ingénieur lui-même, et, pour le tiers, des habitants des paroisses voisines qui avaient, de toute ancienneté, un droit d'usage. Les dessèchements entrepris par des étrangers, des Hollandais surtout, ou par des protestants français, ont été interrompus par la révocation de l'édit de Nantes.

[3] Voir les renseignements fournis en 1702 par le mémoire des députés du commerce sur la conservation et l'augmentation des bois, ceux donnés par Arthur Young, au XVIIIe siècle, enfin ceux donnés, pour la région méditerranéenne, notamment, par A. de Bienne, Histoire du dessèchement des lacs et des marais en France avant 1788, in-8°, 1891.