HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE II. — LA POLITIQUE ET LA GUERRE, DE LA PAIX DE RYSWYK AUX TRAITÉS D'UTRECHT ET DE RASTADT.

CHAPITRE III. — LA SOLUTION[1].

 

 

I. — LA CAMPAGNE DE 1710 ET LE CHANGEMENT MINISTÉRIEL EN ANGLETERRE. LES PRÉLIMINAIRES DE LONDRES.

CETTE année 1710, où la France désespéra à la fois de la paix et de la guerre, vit pourtant tourner la fortune. Sur la frontière du Nord, qui semblait ouverte à l'invasion, l'ennemi s'empara de Douai, au mois de juin, mais Villars l'empêcha de marcher sur Arras et Cambrai. Les alliés prirent encore quelques places ; mais Villars, retranché derrière des lignes entre les sources de la Scarpe et celles de la Canche, barra le chemin de Paris. Sur le Rhin et les Alpes, les hostilités languirent. Les grands événements se passèrent en Espagne.

Au commencement de l'année, Philippe V, abandonné à lui-même par Louis XIV, eut affaire à toute la coalition. Charles III reçut en Catalogne, par une flotte anglo-hollandaise, les renforts que lui envoya son frère, l'empereur Joseph. Starhemberg et Stanhope, major-général des armées britanniques, commandèrent ses troupes. Les alliés sortirent de Catalogne, battirent Philippe V près de Lérida, en juillet, près de Saragosse, en août. lis entrèrent à Madrid le 28 septembre. Mais Madrid et la Castille demeurèrent fidèles à Philippe. Des milliers de Madrilènes étaient sortis de la ville avec lui et l'avaient suivi à Valladolid. Ceux qui restèrent firent à Charles un accueil lugubre. Pour nourrir ses soldats, il fut forcé de recourir à des réquisitions et de laisser les troupes piller et maltraiter les paysans.

La haine de l'envahisseur éclate de toutes parts : les coups de couteau, les assassinats par le fer et par le poison se multiplient. Les guérillas s'organisent. Philippe V, dont le courage est toujours soutenu par Marie-Louise et par la princesse des Ursins, rassemble toutes les troupes dont il peut disposer et fait appel à des volontaires. Vendôme, rentré en grâce, prend le commandement de cette armée. Depuis la rupture des conférences de Geertruidenberg, Louis XIV s'était en effet décidé à secourir de nouveau son petit-fils. Il lui avait d'abord envoyé un général ; des soldats suivirent. Charles HI, qui s'était porté sur le Tage à la rencontre des Portugais, apprend que l'armée du Roussillon a franchi les Pyrénées. Il rétrograde vers Barcelone avec 2.000 chevaux. Starhemberg et Stanhope prennent le même chemin. Leur marche pénible à travers un pays ravagé est retardée par les guérillas. Vendôme met en mouvement les 25.000 hommes qu'il a réunis et exercés. Il se met à leur poursuite.

L'arrière-garde, commandée par Stanhope, s'étant arrêtée à Brihuega , il envoie un détachement couper les communications entre les deux généraux ennemis, arrive le 8 décembre, à midi, devant la place, donne l'assaut le lendemain, et fait prisonniers 5.000 soldats avec leur général. Le jour suivant, 10 décembre, vers trois heures, Starhemberg, qui a rétrogradé, engage la bataille dans la plaine de Villaviciosa[2]. Il n'a que 16.000 hommes, mais il résiste à trois attaques et ne se retire qu'à la nuit. Les guérillas le harcèlent jusqu'à Barcelone où il n'amène que 5.000 hommes.

Cette campagne, en démontrant que l'objet capital, c'est-à-dire la dépossession de Philippe V, ne serait pas facilement atteint, donna à réfléchir aux alliés, qu'épuisait aussi cette longue et si pénible guerre.

Les raisons les plus diverses déterminaient les Anglais à sortir d'affaire[3]. La reine Anne, qui avait des sympathies pour les tories, supportait mal le ministère whig, qui, depuis 1708, était dominé par Marlborough. Les membres dirigeants en étaient le comte de Sunderland et le comte de Godolphin. Le premier et le fils du second avaient épousé des filles de mylord-duc. D'anciens ministres, parmi lesquels Harley, un ambitieux très habile, et Saint-John, grand politique, orateur éloquent, âme généreuse, voulaient redevenir ministres. La Reine était lasse aussi de l'autorité que Lady Marlborough avait prise sur son esprit. Une femme de chambre, dévouée aux ennemis de la duchesse, l'encouragea à secouer le joug. Le 6 avril 1710, Anne ayant refusé d'accepter les excuses de la duchesse qui lui avait manqué de respect, les deux femmes se brouillèrent. Enfin et surtout, dans ce pays de libertés, l'opinion se manifestait en faveur de la paix. Pour déterminer les Anglais à la guerre, il avait fallu que les grandes fautes de Louis XIV vinssent en aide à l'obstination qu'avait mise le roi Guillaume à la vouloir. D'ailleurs, ils avaient espéré que la coalition aurait vite raison de la France ; mais la guerre s'éternisait. Pourquoi ne s'en était-on pas tenu aux conditions, si belles pour les coalisés, si dures pour la France, que Louis XIV avait consenties à Geertruidenberg ? Le commerce anglais souffrait de la guerre. Il est vrai que quelques-uns s'enrichissaient, Marlborough d'abord, qui retenait à son profit des sommes destinées aux fournitures de l'armée et à la solde des troupes étrangères, puis les banquiers et les hommes d'affaires qui faisaient des spéculations. Mais au moneyed interest s'opposait le landed interest des propriétaires fonciers, que la guerre ruinait : 6 millions de subsides (annuels) et une dette de près de 50 millions de livres ! écrivait Swift. Les très hauts alliés nous ont ruinés !

Partisans de la guerre et partisans de la paix se querellaient dans la presse. Les premiers faisaient paraître le Taller (Babillard), le Guardian (Tuteur), le Spectator, le Whig Examiner, que rédigeaient Congrève, Steele et Addison. Dans le camp opposé se trouvaient Pope, Prior, surtout Swift, qui dirigea pendant plusieurs années l'Examiner et qui publia, en 1711, un pamphlet retentissant sur La Conduite des Alliés.

La reine Anne changea son ministère : Godolphin, destitué le 19 août 1710, fut remplacé par Harley ; Saint-John fut appelé aux Affaires étrangères. Le Parlement fut dissous et les électeurs envoyèrent à la Chambre des Communes une énorme majorité tory.

Ces changements rendirent à Torcy l'espérance de la paix. Il avait en Angleterre un agent secret, Gaultier, ancien chapelain de Tallard, du temps où le maréchal était ambassadeur à Londres. Il lui ordonna de fréquenter chez les nouveaux ministres.

Au mois de janvier 1711, l'abbé Gaultier se présentait chez Torcy à Versailles. Monseigneur, voulez-vous la paix ? lui dit-il. Interroger alors un ministre de Sa Majesté s'il souhaitait la paix, ajoute Torcy, c'était demander à un malade attaqué d'une longue et cruelle maladie s'il voulait guérir.

Mais la paix n'était pas si facile à faire. Gaultier n'avait mission que de causer à Versailles, pour ensuite rapporter les conversations à Londres. Les Anglais, bien qu'ils fussent désireux de s'entendre en particulier avec la France, ne pouvaient laisser de côté les alliés, les Hollandais surtout. Ils offrirent de transmettre en Hollande les propositions françaises, tout en causant à part avec le négociateur de la France. Mais les premières propositions de Louis XIV furent repoussées, en mars, par les Anglais, d'autres, en avril, par les Hollandais. Torcy recommençait à désespérer quand un événement inattendu se produisit : l'empereur Joseph, qui n'avait que trente-trois ans, mourut le 17 avril 1711. Il n'avait pas d'enfants mâles ; son héritier était Charles III. Si celui-ci gardait la monarchie d'Espagne, l'Empire de Charles-Quint se reformait. Or, les deux États maritimes avaient pour politique de ne pas laisser établir sur le continent une trop grande puissance.

Au mois de juillet, Gaultier revint en France. Il était accompagné du secrétaire de Saint-John, le poète Prior, chargé d'une mission secrète. Accrédité auprès de Torcy par un billet signé de la Reine, le diplomate anglais apportait des propositions précises, moins humiliantes que celles des années précédentes, mais qui pourtant ne pouvaient être acceptées sans discussion. Comme Prior n'avait pas le pouvoir de discuter, Louis XIV envoya à Londres Mesnager, qui avait déjà négocié en Hollande, et connaissait à fond les affaires commerciales. Les conférences secrètes commencèrent le 26 août. Les Anglais ne voulurent traiter que de leurs affaires à eux pour laisser ensuite la France et les alliés se tirer d'embarras.

Après bien des discussions, il fut convenu de remettre le règlement de certaines questions, sur lesquelles l'accord ne s'était pas fait, aux conférences pour la paix, et, le 8 octobre, Mesnager signa deux actes, qui sont comme le premier embryon des traités d'Utrecht, et qu'on appelle les Préliminaires de Londres. L'un d'eux était destiné à rester secret. C'était celui qui renfermait tous les avantages accordés par Louis XIV à l'Angleterre seule. Le Roi promettait de reconnaître la reine Anne et la succession protestante ; de faire un traité de commerce avec la Grande-Bretagne et de diminuer les droits sur les produits de l'industrie anglaise ; de céder à l'Angleterre Ille de Saint-Christophe des Antilles ; de démolir les ouvrages de Dunkerque, moyennant un équivalent à discuter dans les conférences pour la paix générale ; de consentir que Gibraltar et Port-Mahon restassent aux Anglais ; de faire accorder l'Asiento de la traite des nègres, pendant 30 ans, à une compagnie anglaise, qui aurait le droit de faire reposer, rafraîchir, vendre et débiter ses nègres dans toutes les places et ports de l'Amérique espagnole, et qui obtiendrait un terrain sur le Rio de la Plata pour les garder en sûreté jusqu'à ce qu'ils soient vendus. L'autre acte devait être envoyé en Hollande pour servir de fondement à un traité général. L'Angleterre semblait y oublier ses intérêts particuliers en faveur des intérêts de la coalition. Sur les sept articles, deux seulement la concernaient en propre : la reconnaissance de la reine Anne et de la succession protestante, la démolition des ouvrages de Dunkerque. Les cinq autres étaient communs à tous les alliés : Louis XIV promettait de prendre les mesures justes et raisonnables pour empêcher la réunion des couronnes de France et d'Espagne sur la même tête ; de donner à toutes les parties engagées dans la guerre des satisfactions au point de vue du commerce, et d'accorder des sûretés au point de vue politique, sous forme de barrières pour la Hollande et pour l'Empire ; de discuter de bonne foi et à l'amiable toutes les prétentions des États engagés dans la guerre.

Pendant ces négociations , la marche des hostilités s'était ralentie. Depuis que la reine Anne avait changé ses ministres, Marlborough, qui conservait le commandement de l'armée de Flandre, ne jouissait plus de l'autorité qu'il avait eue précédemment. Eugène avait été rappelé en Allemagne pour protéger la diète de Francfort pendant l'élection à l'Empire de l'archiduc Charles. Le duc de Savoie se tenait dans l'expectative. Dès la fin de la campagne de 1710, il était entré en pourparlers secrets avec la France. Après la mort de l'empereur Joseph, il avait hésité entre la France et l'Autriche ; la cour de Vienne lui ayant donné satisfaction au sujet de ses prétentions sur les fiefs impériaux du Montferrat, il se décida, au mois de juillet 1711, à envahir la Savoie ; mais il dut l'évacuer en septembre. De son côté, Louis XIV, comprenant que l'essentiel était, non de remporter des victoires, mais de ne pas subir de défaites, avait ordonné de garder partout la défensive.

Sur la frontière du Nord, Villars empêcha Marlborough de franchir ses nouvelles lignes, formées en partie par des retranchements, en partie par les rivières de la Canche, de la Scarpe, de la Sensée et de la Sambre. Cependant, le 13 septembre, Bouchain se rendit à Marlborough. Les Anglais ne furent que médiocrement flattés de la conquête d'un colombier, qui leur coûtait, les frais de la campagne bien comptés, sept millions de livres sterling.

La marine française se signala par un coup d'audace. Duguay-Trouin avait proposé à Louis XIV une expédition contre le Brésil pour punir les Portugais, qui avaient, en 1710, maltraité des matelots français. Le Roi lui donna des navires et des hommes. Une société d'armateurs fit les frais de l'entreprise. Le 12 septembre 1711, une escadre composée de sept vaisseaux et de quatre frégates parut dans la rade de Rio de Janeiro. A la suite d'un vigoureux bombardement, Duguay-Trouin pénétra dans la place, qui avait été évacuée par les habitants, tint en respect une armée portugaise qui se rassemblait dans les environs, et força le gouverneur à racheter du pillage la ville de Rio. Le dommage causé aux Portugais s'éleva à vingt millions environ.

Avant que cette nouvelle arrivât en Europe, le gouvernement d'Angleterre avait fait un pas décisif vers la paix. Il avait fait connaître à Heinsius l'acte public des Préliminaires de Londres, et déclaré que ces propositions paraissaient suffisantes à la Grande-Bretagne pour servir de fondement à l'ouverture des conférences.

Toute la coalition fut en colère. Les alliés s'efforcèrent de retourner l'opinion anglaise. Des pamphlets attaquèrent le gouvernement de la reine Aune, qu'on accusa de s'entendre avec la France pour assurer la succession à son frère le prétendant. Mais la Reine fit savoir à Heinsius qu'elle voulait la paix. Strafford, seigneur propre à brusquer une entreprise comme un colonel de dragons, affirma au grand-pensionnaire que l'Angleterre était résolue à soutenir les prétentions raisonnables des alliés, mais que, s'ils se montraient trop exigeants, son gouvernement leur réclamerait la fourniture exacte des subsides et des contingents d'hommes qu'ils devaient d'après leurs engagements. Heinsius, ayant objecté que ces Préliminaires ne lui semblaient pas une base assez solide pour hasarder les négociations, le cabinet de Londres pria Louis XIV de donner des éclaircissements sur ses intentions à l'égard des intérêts particuliers des alliés, notamment de la Hollande et du duc de Savoie. De l'Empereur il n'était pas dit un mot. Torcy envoya des préliminaires spécifiques pour chacun des coalisés. Le gouvernement britannique jugea qu'ils étaient assez avantageux à la République pour l'obliger à entrer en négociations. Si elle s'y refusait, Strafford la menacerait de l'abandon de la Grande-Bretagne. Les États Généraux se décidèrent, le 21 novembre, à délivrer des passeports pour les plénipotentiaires français. Le Congrès s'ouvrirait à Utrecht le 12 janvier 1712.

 

II. — LE CONGRÈS D'UTRECHT. LA VICTOIRE DE DENAIN. CONCLUSION DES TRAITÉS D'UTRECHT (11 AVRIL 1713).

LOUIS XIV envoya comme plénipotentiaires le maréchal d'Huxelles, l'abbé de Polignac et Mesnager. Tous trois avaient pris part aux négociations antérieures. Les alliés ayant refusé d'admettre aux conférences des délégués de Philippe V, le roi de France s'était chargé de défendre les intérêts de son petit-fils. Strafford et le docteur Robinson, évêque de Bristol, représentaient l'Angleterre ; Buys, Van der Dussen et cinq autres députés, les États Généraux. Avant d'envoyer ses plénipotentiaires, Zinzendorf et Consbrück, l'Empereur avait tenu à s'assurer que les articles préliminaires étaient de simples propositions, qui n'engageaient en rien les puissances alliées. A la fin de février, quatre-vingts diplomates se trouvaient réunis à Utrecht.

Dès la première séance (29 janvier 1712), Buys demanda aux Français de mettre par écrit leurs propositions. Polignac et Huxelles remirent, le 11 février, un projet spécifié de ce que la France veut faire pour contenter tous les alliés. Tous les diplomates s'étonnèrent et s'indignèrent qu'elle crût les contenter à si bon compte, même les Anglais, à qui leur gouvernement n'avait pas fait part de l'entente secrète avec la France, afin qu'ils pussent s'étonner et s'indigner comme les autres.

Toutefois, lorsque Zinzendorf, au nom de l'Empereur, proposa aux alliés de répliquer par des contre-propositions rédigées en commun, et où seraient affirmés de nouveau les droits de Charles III sur toute la monarchie espagnole, les représentants de la Reine rejetèrent cette procédure, qui menait à une rupture certaine. La Reine, dirent-ils, avait jugé à propos que chaque allié fît ses propres demandes directement avec liberté de s'entraider. Par le fait, la coalition était comme brisée.

Les ministres des alliés présentèrent, le 8 mars, leurs demandes spécifiques. Les Anglais se contentaient de tirer le meilleur parti possible des Préliminaires secrets en s'attribuant l'Acadie, dont ils s'étaient emparés en 1710, Terre-Neuve avec la ville de Plaisance et les autres fies situées dans les mers à l'entour. Ils demandaient que Louis XIV expulsât de France le fils de Jacques II. Les Hollandais voulaient l'agrandissement des Pays-Bas belges aux dépens de la France et la constitution à leur profit d'une barrière comprenant Lille, Tournai, Orchies, Douai, Bouchain, etc. ; pour leur commerce, le rétablissement du tarif de 1664. L'Empereur exigeait la totalité de la succession d'Espagne et le retour à l'Empire de l'Alsace et des trois évêchés de Metz, Toul et Verdun. Les princes de second ordre, le duc de Savoie, le roi de Prusse, le roi de Portugal, réclamaient également des avantages. Sur ces bases, on commença de négocier. Mais un conflit se produisit sur la méthode à suivre : les ministres des alliés voulaient négocier par écrit ; les plénipotentiaires français prétendaient discuter, en parlant, chaque point, comme il s'était toujours pratiqué. L'accord ne s'étant pas fait, les conférences furent suspendues au début d'avril 1712. Les alliés s'en applaudirent, espérant qu'avant la reprise le prince Eugène remporterait une victoire définitive. Ils comptaient sans le gouvernement britannique.

Le ministère tory poursuivait fermement son dessein. Il avait enlevé aux whigs la majorité qu'ils gardaient à la Chambre haute, en faisant une fournée de pairs. Il accusa de péculat Marlborough enrichi par des retenues sur la solde des soldats étrangers et par les pots-de-vin reçus des munitionnaires. Le duc, convaincu d'avoir fait une chose illégitime et insoutenable, fut destitué de ses charges. La Chambre des Communes comptait tout haut ce que la guerre coûtait à la Grande-Bretagne. Tandis que les États Généraux ne contribuaient plus, depuis l'année 1708, aux opérations en Espagne et qu'ils avaient réduit leurs effectifs sur terre et sur mer ; tandis que l'Autriche, en faveur de qui on continuait la guerre, n'entretenait en Espagne que 2.000 hommes, et encore depuis une année seulement, la Grande-Bretagne y avait une armée de 56.000 hommes et payait 13 bataillons et 18 escadrons de troupes impériales. Au total elle avait à sa solde 240.000 hommes. La dépense annuelle était montée de trois millions de livres sterling, en 1702, à huit millions en 1711. Les Anglais jouaient un rôle de dupes. Lorsque nos armées prennent une ville en Flandre, — écrivait Swift dans son pamphlet sur La conduite des alliés, — les Hollandais s'en emparent et nous faisons ici des feux de joie...

Entre Anglais et Français, malgré la rupture des conférences, la conversation continua à Utrecht. Sous prétexte de régler les questions commerciales, on s'entendit, dès la fin d'avril, sur les conditions éventuelles d'une paix générale. La question de la séparation des couronnes de France et d'Espagne était devenue plus importante que jamais, depuis que des morts dans la famille royale avaient rapproché Philippe V de la couronne de France. Successivement avaient disparu le Grand Dauphin, le 14 avril 1711, la duchesse de Bourgogne, le 12 février 1712, son mari, le 18 février, et leur fils aîné le duc de Bretagne, le 8 mars 1712. Il ne restait donc de cette branche aînée que le duc d'Anjou, le futur Louis XV, alors âgé de deux ans et chétif. S'il venait à mourir, Philippe V, fils cadet du Dauphin, était l'héritier. Les Anglais exigèrent qu'il renonçât à la couronne de France ; de leur côté, le duc de Berri, troisième fils du Dauphin, et le duc d'Orléans renonceraient à la couronne d'Espagne. Louis XIV ne pouvait se résigner facilement à se priver d'un des héritiers naturels qui lui restaient. Il proposa de s'en tenir à la clause du testament de Charles II : si Philippe V était appelé au trône de France, le duc de Berri deviendrait roi d'Espagne. Mais, sur l'insistance du ministre Saint-John, — devenu lord Bolingbroke, — il céda.

Le 26 avril 1712, Torcy annonça au ministre anglais que son maître était décidé à contraindre, même par la force, Philippe V à choisir entre la France et l'Espagne, et demanda que la Reine, pour prix de cette grande concession, consentit à une suspension d'armes. Philippe V essaya de se dérober. La reine d'Espagne et lui désiraient, en cas de mort du duc d'Anjou, garder l'un des deux royaumes et donner l'autre à l'un des infants. A tout le moins demandaient-ils qu'on leur laissât la monarchie entière de Charles II. Alors, le gouvernement anglais proposa un moyen de faire régner le Roi Catholique et de lui conserver en même temps les droits de sa naissance. C'était de laisser à Philippe V le royaume de Sicile, d'y ajouter les États du duc de Savoie, et de céder au duc de Savoie l'Espagne et les Indes. Louis XIV requit son petit-fils de se prononcer immédiatement pour l'un des termes de cette alternative : renoncer à ses droits à la couronne de France en conservant l'Espagne et les Indes ; ou bien s'y tenir, en se contentant de la Sicile et des États du duc de Savoie. Louis XIV recommanda la seconde solution, qui eût donné à la France, en cas d'avènement de Philippe à la couronne, les deux revers des Alpes et la grande île méditerranéenne. Mais Philippe V se prononça pour la première, le 29 mai.

La conduite énergique et loyale de Louis XIV à l'égard de son petit-fils donna confiance aux Anglais. Dès la nouvelle qu'il obligerait Philippe V à se déclarer, le ministère anglais avait ordonné au duc d'Ormonde, successeur de Marlborough à l'armée de Flandre, de tenir sous son commandement direct toutes les troupes de la Reine. Le duc fut invité, quelques jours après, à ne pas hasarder un siège ou une bataille jusqu'à nouvel avis. En même temps, l'évêque de Bristol avait déclaré, à Utrecht, que sa souveraine était résolue à régler ses affaires à part. Le 5 juin, Bolingbroke envoyait à Torcy les conditions auxquelles la Grande-Bretagne conclurait l'armistice demandé par la France. Elle réclamait comme gage l'occupation de Dunkerque par les troupes anglaises[4]. La nouvelle, arrivée sur ces entrefaites, de la renonciation de Philippe V facilita l'entente. Il fut convenu de suspendre les hostilités deux mois ou, s'il le fallait, quatre mois. Durant ce délai, seraient enregistrées au Parlement de Paris la renonciation de Philippe V au trône de France et celles des princes français au trône d'Espagne. Un détachement anglais occuperait Dunkerque jusqu'au moment où les Hollandais accorderaient à la France un équivalent pour la démolition de cette place, mais l'administration civile serait conservée aux autorités françaises.

Les difficultés que le gouvernement anglais éprouva à faire exécuter l'armistice déterminèrent un nouveau pas vers la paix. Les forces du duc d'Ormonde se composaient de 12.000 Anglais seulement et de 50.000 auxiliaires, surtout des Allemands, à la solde de l'Angleterre. Quand le commandant en chef leur annonça qu'il allait se séparer de l'armée confédérée, les mercenaires refusèrent de le suivre, et les Hollandais les prirent à leur solde. Dans ces conditions, Louis XIV s'abstint de livrer Dunkerque. Alors, la Reine fit savoir que, s'il voulait bien remettre cette place, malgré l'impossibilité où elle se trouvait de remplir ses engagements, elle ferait une démarche impérative auprès des alliés et signerait au besoin sa paix particulière avec la France.

Louis XIV accepta cette offre d'importance capitale sans perdre un moment. Le 17 juillet, pendant que les navires de l'amiral Leake s'approchaient de Dunkerque, Ormonde et Villars proclamaient l'armistice entre les deux armées.

Or, on attendait, sur la frontière du Nord, de grands événements. La France, après la perte de ses meilleures places de guerre, n'avait plus à opposer comme barrière qu'une ligne artificielle, jalonnée par les villes fortes d'Arras, de Cambrai, du Quesnoy et de Maubeuge, et, en deçà, Landrecies.

Les Impériaux et les Hollandais, dans le dessein de rompre, par des succès à la guerre, les négociations qu'ils ne parvenaient pas à empêcher autrement, étaient décidés à faire un effort décisif. L'armée des alliés, forte de 130.000 hommes, était la plus belle et la plus forte peut-être qui fût entrée en campagne pendant tout le cours de la guerre. L'armée française ne se composait que de 70.000 hommes, mal pourvus en artillerie et en munitions. C'est à Villars que Louis XIV l'avait confiée. Il lui avait recommandé de se retirer, s'il était battu, derrière la Somme. Je connais cette rivière, lui avait-il dit, elle est très difficile à passer ; il y a des places, et je compterais de me rendre à Péronne ou à Saint-Quentin, d'y ramasser tout ce que j'aurais de troupes, de faire un dernier effort avec vous et de périr ensemble ou sauver l'État, car je ne consentirai jamais à laisser approcher l'ennemi de ma capitale.

Eugène était arrivé au camp de Douai le 21 mai. Il aurait tout de suite attaqué les Français ; mais le duc d'Ormonde, prévenu des négociations engagées par sa Cour en vue de l'armistice, l'avait forcé à différer. Eugène avait dû se contenter d'envoyer des partis ravager la Champagne. Le 8 juin, il avait investi Le Quesnoy, qui capitula le 4 juillet. Entre les ennemis et la vallée de l'Oise, qui ouvrait le chemin de Paris, il ne restait que Landrecies. Eugène avait mis le siège devant cette place le 17 juillet. C'est à ce moment que l'armistice enleva aux alliés le concours des forces anglaises. Leur armée était encore un peu supérieure en nombre à celle de Villars, mais elle s'étendait sur huit lieues de terrain, de Marchiennes à Landrecies. Ces dispositions avaient été prises pour assurer les communications avec Marchiennes, d'où les troupes tiraient leurs approvisionnements. Il est vrai que la position de l'ennemi était très solide ; les troupes circulaient, de Marchiennes à Denain et de Denain au camp  devant Landrecies, entre deux lignes de retranchements, que les alliés appelaient le Chemin de Paris. Le poste principal, placé à Denain sur l'Escaut, était gardé par dix bataillons et vingt-trois escadrons.

A la nouvelle du danger que courait Landrecies, la seule place qui restât pour couvrir les provinces et la capitale de la France, Louis XIV envoya à Villars l'ordre de livrer bataille, s'il n'y avait pas d'autre moyen de la sauver. Trois partis se présentaient : on pouvait attaquer Marchiennes, Denain ou le camp devant Landrecies[5]. Un conseiller au Parlement de Flandre, Lefebvre d'Orval, qui depuis l'année 1706 informait le secrétaire d'État de la guerre des manœuvres des ennemis, proposait d'attaquer Denain pendant qu'on amuserait le prince Eugène du côté de Landrecies. Louis XIV laissait à Villars sa liberté d'action. Le successeur de Chamillart au secrétariat de la guerre, Voysin, lui écrivait : Le principal objet du Roi est d'empêcher que les ennemis ne se rendent maîtres de Landrecies ; si vous y réussissez en attaquant le camp de Denain, vous y aurez honneur, et Sa Majesté sera très contente. Mais si, après les réflexions que vous faites, Landrecies se trouvait pris, il semble que vous en prenez sur vous l'événement. Et Villars hésitait. Toutes vos lettres, ajoutait Voysin, sont pleines de réflexions sur les hasards d'une bataille ; mais peut-être n'en faites-vous pas assez sur les tristes conséquences de n'en point donner et de laisser pénétrer les ennemis jusque dans le royaume en prenant toutes les places qu'ils veulent attaquer. Le maréchal essaya d'abord une marche vers Landrecies ; il y trouva, le 23 juillet, les ennemis trop bien postés. Il résolut alors, suivant le plan de Lefebvre d'Orval, d'attaquer Denain, qu'Eugène, inquiété par cette marche, avait dégarni pour fortifier l'armée de siège. Après des feintes habiles, qui retinrent Eugène à Landrecies, l'avant-garde française, le 24 juillet, au matin, passe l'Escaut sur des ponts jetés entre Bouchain et Denain. Les troupes, commandées par de Broglie, pénètrent dans les lignes et coupent les communications entre Marchiennes et Denain. Villars hésite un moment à ordonner l'assaut général, tous ses régiments n'ayant pas encore passé l'Escaut ; mais le temps presse ; il ne faut pas laisser arriver le prince Eugène. Le maréchal de Montesquiou décide Villars à attaquer. Cinquante-deux bataillons s'avancent alors sans tirer. Accueillis par les feux de peloton de l'infanterie et par la mitraille de six pièces de canon, ils abordent les retranchements, franchissent le fossé et le parapet et chargent à la baïonnette. Les ennemis s'enfuirent en désordre vers l'Escaut où l'arrière-garde française, qui occupait les ponts, leur coupa la retraite. Eugène arriva trop tard pour les sauver.

Jamais peut-être un simple combat ne fut suivi de résultats plus considérables[6]. Les alliés n'avaient pas perdu beaucoup de monde, mais ils étaient démoralisés. La prise de Denain interrompait leurs communications avec leurs magasins de Marchiennes. Au contraire, l'armée française était pleine de confiance et d'entrain. En quelques jours, Saint-Amand, Mortagne, Marchiennes même furent repris ; les ennemis, privés de vivres, levèrent le siège de Landrecies le 2 août. Eugène ne put empêcher Douai, Le Quesnoy et Bouchain de se rendre. Villars reconquit ainsi, en quelques mois, une bonne partie des places du Nord, dont la conquête avait coûté à la coalition plusieurs campagnes, tant d'argent et tant d'hommes. Et il fut possible au roi de France d'espérer une paix honorable.

Les conférences générales, qui étaient suspendues depuis le mois d'avril, ne furent pas reprises après le combat de Denain. Les alliés attendaient la mort de la reine Anne, malade depuis quelques mois ; ils espéraient que l'avènement au trône de Grande-Bretagne de l'électeur Georges de Hanovre, ami des whigs, amènerait la rupture désirée. Ils cherchaient un prétexte pour prolonger l'interruption du Congrès. Une querelle de laquais le leur fournit : les domestiques de Mesnager ayant fait des grimaces à ceux du comte de Rechteren, l'un des plénipotentiaires de la République, celui-ci prétendit qu'on avait voulu insulter à la défaite des Hollandais à Denain et ordonna à ses valets de tomber sur les insolents et de les rouer de coups. Il fallut négocier sur cette grave affaire.

Louis XIV, au reste, n'était pas pressé de voir rouvrir les conférences. Il aimait mieux conclure avec l'Angleterre la paix particulière qui lui avait été promise. Bolingbroke vint en France, et s'entendit très vite avec Torcy. Le 22 août, furent signées les conventions de Fontainebleau. L'armistice entre la Grande-Bretagne et la France serait général et durerait jusqu'à la signature de la paix. En même temps, les deux ministres s'accordèrent sur des points importants de la future paix générale. Il fut convenu que l'acte de renonciation de Philippe V serait enregistré dans les Parlements, en France, dans les Cortés en Espagne. Dès que ces formalités auraient été accomplies, l'Angleterre proposerait le plan de la paix à toutes les puissances. Si elles refusaient d'y souscrire, la Reine signerait seule et déclarerait à ses alliés qu'elle a fait sa paix particulière et qu'elle a de bonnes et justes raisons pour justifier sa conduite.

En attendant, le gouvernement britannique joua le rôle de médiateur entre la France et les alliés. Le roi de Prusse, qui désirait faire reconnaître son titre de roi par Louis XIV, était prêt à faire la paix. Le Portugal, qui, depuis les traités de Methuen, subissait l'influence de l'Angleterre, signa, le 7 novembre 1712, un armistice de quatre mois avec la France. Au mois de mars 1713, les plénipotentiaires français et piémontais signèrent une suspension d'armes.

La Hollande prétendait s'en tenir aux conditions qu'elle avait faites précédemment ; mais quand, le 9 novembre 1712, la renonciation de Philippe V au trône de France est approuvée par les Cortés, quand celles du duc d'Orléans et du duc de Berri sont prêtes et n'attendent plus que l'arrivée à Paris de l'ambassadeur d'Angleterre pour être enregistrées au Parlement, la reine Anne fait signifier par Strafford aux États Généraux que, s'ils veulent vivre en amitié et union avec la Grande-Bretagne, ils aient :1° à signer un nouveau traité pour la barrière et pour la garantie de la succession protestante en Angleterre, et 2° à souscrire, dans un délai de quinze jours ou de trois semaines au plus tard, aux conditions agréées par les cabinets de Londres et de Versailles. S'ils ne voulaient pas s'y résoudre, elle ferait la paix sans eux. Alors la cabale guerrière, qui dominait la Hollande, se résigna. La République conclut, le 30 janvier 1713, avec la Grande-Bretagne le deuxième traité de la Barrière, qui déterminait les places de garnison dont elle se contenterait.

Quelques jours après, satisfaction ayant été donnée à la France pour l'affaire des laquais de Rechteren, les plénipotentiaires français et hollandais reprirent les conférences en présence des représentants de l'Angleterre. Beaucoup de difficultés demeuraient ; mais il était évident que les États Généraux se résigneraient à boire le calice de la paix.

Quant à l'Empereur, il ne comptait plus avoir la monarchie d'Espagne en entier, mais il aurait voulu toutes les annexes européennes de la monarchie, obtenir que la Catalogne, qui lui était demeurée fidèle, fût reconnue république libre. Il revendiquait, du côté de la France, une barrière qui comprendrait Strasbourg. Mais déjà il avait cédé sur beaucoup de points, au moment où l'Angleterre se décida à signer la paix.

Le cabinet de Londres avait discuté avec celui de Versailles les conditions économiques et les clauses relatives à l'Amérique du Nord, les seules qui restassent en litige. Les débats sur les affaires commerciales duraient depuis l'ouverture du Congrès. Les Anglais proposaient pour les deux pays le traitement de la nation la plus favorisée. Mais, à ce compte, leurs négociants pourraient inonder la France de leurs étoffes, frappées des droits du tarif de 1664, qu'ils supposaient devoir être accordé dans son intégrité aux Hollandais, tandis que, suivant les règlements anglais, l'entrée serait fermée en Angleterre à beaucoup de nos produits manufacturés et que les autres seraient chargés de droits excessifs.

En ce qui concerne les territoires américains, Louis XIV avait promis à la Grande-Bretagne la restitution de la baie d'Hudson, la cession de Terre-Neuve et de l'Acadie, c'est-à-dire des avant-postes du Canada Français. Mais les Anglais désiraient se faire donner encore des Ilote voisins de la grande île, restreindre la pèche française sur la côte du Petit Nord de Terre-Neuve, partager avec la France l'île du Cap Breton. Sur tous ces points, les Français marchandèrent, chicanèrent, se conduisirent, dit Bolingbroke, comme des claincaliers ou même comme de véritables procureurs. Bolingbroke comprit que, pour terminer, il fallait céder sur quelque chose, et il n'insista plus au sujet du Cap Breton. De son côté, Louis XIV admit toutes les autres conditions.

Pendant ces dernières discussions, le Roi avait donné satisfaction à l'Angleterre en exécutant deux de ses promesses. Au mois de février, le fils de Jacques II quittait la France pour se retirer en Lorraine ; et, le 15 mars, les renonciations des ducs de Berri et d'Orléans à la succession d'Espagne étaient enregistrées au Parlement de Paris.

Ainsi, les traités séparés de la France avec l'Angleterre, la Hollande, le Portugal, le duc de Savoie et le roi de Prusse étaient prêts. Ils furent signés à Utrecht le 11 avril 1713 (31 mars, vieux style). L'Empereur seul se montrait irréconciliable.

Par le traité avec la reine Anne, Louis XIV reconnaît l'ordre de succession établi en Angleterre en faveur de la maison de Hanovre et s'engage à ne plus donner asile au fils de Jacques II. Les renonciations de Philippe V à la couronne de France et des princes français à celle d'Espagne seront éternellement une loi inviolable et toujours observée, de façon que ces couronnes ne pourront jamais être réunies. Louis XIV fera raser les fortifications de la ville de Dunkerque, combler le port, ruiner les écluses... à ses dépens et dans le terme de cinq mois... à condition encore que lesdits fortifications, port et écluses ne pourront jamais être rétablis.... Il abandonne à l'Angleterre la baie et le détroit d'Hudson, l'île de Saint-Christophe aux Antilles, l'Acadie et Terre-Neuve, mais il sera permis aux Français de pêcher et sécher le poisson sur la côte de cette île, appelée le Petit-Nord[7]. Pour le commerce, Français et Anglais jouiront respectivement des privilèges, libertés et immunités de la nation la plus amie. Les droits seront rétablis, des deux côtés, comme ils l'étaient en l'année 1664, réserve faite pour l'introduction en France de quatre sortes de marchandises anglaises. Le droit de 50 sons par tonneau, perçu en France sur les navires anglais, et celui de 5 shellings, perçu en Angleterre sur les navires français, seront supprimés. En Espagne et dans les Indes espagnoles, les Français n'auront pas d'autres avantages commerciaux que ceux qu'ils avaient sous le règne de Charles II.

Aux États Généraux des Provinces-Unies Louis XIV cède les Pays-Bas qu'ils remettront à la maison d'Autriche, quand ils se seront entendus avec elle sur la question de la barrière. Il leur cède encore en faveur de la maison d'Autriche le droit qu'il a eu ou pourrait avoir sur Menin, Tournai, Furnes, Ypres et leurs dépendances. Désormais, aucune province, ville ou place des Pays-Bas ne pourra être cédée ou échoir à la couronne de France ni à aucun prince ou princesse de la maison de France. L'électeur de Bavière gardera provisoirement la souveraineté du Luxembourg, du comté de Namur et de la ville de Charleroy, jusqu'à ce qu'il soit rétabli dans ses États et dignités et investi du royaume de Sardaigne. Les Hollandais rendent à la France Lille et sa châtellenie, Aire, Béthune et Saint-Venant.

Louis XIV restitue à Victor-Amédée la Savoie et le comté de Nice. Il lui cède les vallées d'Oulx, de Bardonnèche, de Pragellas avec les forts d'Exilles et de Fenestrelle et tout ce qui est à l'eau pendante des Alpes du côté du Piémont. Par contre, le duc de Savoie donne à la France la vallée de Barcelonnette et le versant occidental des Alpes. Louis XIV lui garantit la cession que lui a faite l'Empereur, en 1703, du Montferrat et du Vigevanesque, et, au nom de son petit-fils, il lui promet la Sicile, avec le titre de roi, et la succession éventuelle à la couronne d'Espagne, en cas d'extinction de la dynastie de Philippe V.

Au roi de Portugal Louis XIV abandonne le territoire contesté, situé sur les frontières du Brésil et de la Guyane française[8]. Pour éviter des différends commerciaux, tout trafic est interdit entre ces pays. Le roi de France reconnaît à l'électeur de Brandebourg le titre de roi de Prusse et la souveraineté de Neuchâtel et de Valengin[9], que lui disputaient des sujets de Louis XIV. Au nom de Philippe V, il lui abandonne la Gueldre espagnole et le pays de Kessel, mais le roi de Prusse renonce à faire valoir ses droits sur la principauté d'Orange, qu'il réclamait comme héritier de Guillaume III.

 

III. — LES DERNIÈRES HOSTILITÉS. LES TRAITÉS DE RASTADT, DE BADEN ET DE LA BARRIÈRE.

RESTAIT à obtenir de Philippe V et de Charles VI l'acceptation des conditions d'Utrecht.

Philippe V n'avait pas été représenté au Congrès. Irrité que son grand-père eût consenti pour lui le démembrement de ses États, il parlait de négocier avec les alliés directement. Louis XIV le menaça de rappeler de Catalogne les troupes françaises qui assiégeaient Barcelone. Pied à pied Philippe céda.

Le 26 mars 1713, il avait accordé aux Anglais de grands avantages commerciaux : le privilège d'envoyer chaque année pour faire le commerce d'Amérique un navire de 500 tonneaux (vaisseau de permission), l'asiento pour trente ans et un territoire sur le Rio de la Plata pour garder et rafraîchir les nègres. Les asientistes avaient en outre le droit de faire venir d'Europe, sur leurs vaisseaux, toutes les marchandises et denrées dont ils pourraient avoir besoin pour l'entretien des nègres. Cette disposition allait donner lieu à une énorme contrebande, au profit du commerce anglais.

Le 13 juillet 1713 fut signé le traité de paix avec l'Angleterre, par lequel Philippe lui abandonna Gibraltar et Minorque. Au mois de décembre 1713, il lui accorda le traitement de la nation la plus favorisée.

Avec la Savoie il signa la paix le 13 juillet, le même jour qu'avec l'Angleterre. Il cédait la Sicile à Victor-Amédée.

Enfin, l'Espagne fit la paix avec la Hollande le 26 juin 1714, et avec le Portugal le 6 février 1715.

Avec l'Empereur les hostilités avaient repris au printemps de 1713. Eugène avait réuni ses troupes derrière les lignes d'Ettlingen, entre le Rhin et la Forêt-Noire. Villars, arrivé à Strasbourg le 26 mai, feignit de les attaquer, se porta sur Landau, l'investit le 11 juin. La ville capitula le 20 août, sans qu'Eugène eût pu la secourir. Villars marcha sur Fribourg, prit la ville le 31 octobre et la citadelle le 16 novembre. Eugène avait autorisé à capituler le baron de Harrsch, qui la défendait avec 13.000 hommes. Il n'était pas de force à tenir la campagne. Les contingents, dont la Diète avait voté la levée, n'arrivaient pas. L'Empereur ne pouvait pas trouver des mercenaires ; ses caisses étaient vides. Il avait dû vendre aux Génois le marquisat de Finale et faire en Hollande un emprunt d'un million de florins. Charles VI se résigna donc à demander la paix.

Le 26 novembre, Eugène et Villars se rencontrèrent au château de Rastadt. Eugène, issu de la forte maison de Savoie et de la souple famille de Mazarin, était un fin diplomate. Il eut vite fait de découvrir que le maréchal était pressé de s'assurer, après la gloire de ses succès, l'honneur d'avoir conclu la paix. Cependant, Louis XIV, sorti des grandes alarmes, écrivait, le 11 décembre, au maréchal diplomate :

Je souhaite la paix, mais nulle raison ne me presse de la conclure. Si les conférences de Rastadt durent, vous forcerez certainement le prince Eugène à convenir des principales conditions que je désire. S'il rompt les conférences, vous me rendrez un plus grand service et je vous saurai plus de gré de la fermeté que vous aurez témoignée en exécutant mes ordres que si vous aviez fait une paix qui ne conviendrait ni à ma gloire, ni à l'état présent de mes affaires.

En janvier 1714, les deux négociateurs rédigent un projet. Villars le trouve admirable. Il annonce à Louis XIV qu'il va signer une paix ferme et stable et, je puis bien dire, la plus glorieuse que Votre Majesté puisse désirer... Il se loue auprès de Voysin : Je viens de gagner, Monsieur, ma dernière bataille... Mais Torcy et le Roi ne sont pas de cet avis. Ils trouvent que le maréchal a laissé passer des articles pleins de venin sous de belles expressions. Trois articles sur les vingt-cinq avaient seulement résisté à l'examen minutieux de Torcy. Le maréchal reçut un modèle de traité qu'à son grand regret il dut présenter au prince Eugène. Sur quoi le prince parla de quitter Rastadt. Les deux plénipotentiaires convinrent de s'éloigner pour quelque temps de la ville, le temps que mettrait Louis XIV à accepter une sorte d'ultimatum rédigé par Eugène. Un officier, Contades, porta la pièce à Versailles. Il avait charge de dire que le Roi n'obtiendrait jamais rien de mieux à moins que l'Empereur n'eût la corde au cou. Mais Louis XIV ne se laissa pas émouvoir. Il ne pouvait consentir à la prétention de Charles VI d'ignorer la paix d'Utrecht et de demeurer roi d'Espagne en titre. Il ordonna au maréchal de tenir bon. Après de nouvelles discussions et l'invention de formules transactionnelles, à l'aide desquelles les deux adversaires ménagèrent les amours-propres réciproques , Eugène et Villars revinrent à Rastadt et y signèrent la paix, le 6 mars 1714.

Le traité mentionne le rétablissement de celui de Ryswyk, c'est-à-dire que l'Alsace, y compris Strasbourg, reste à la France, que l'Empereur lui restitue Landau, et que Louis XIV rend à l'Empereur les places situées sur la rive droite du Rhin, Vieux-Brisach, Fribourg et Kehl. Les alliés allemands de Louis XIV, l'archevêque de Cologne Joseph-Clément et l'électeur de Bavière Max-Emmanuel sont rétablis dans leurs États et dignités, mais Max-Emmanuel n'obtient pas le royaume de Sardaigne, qui lui avait été promis à Utrecht. Le roi de France s'engage à ne pas contester à l'Empereur la possession de Naples, du Milanais, de la Sardaigne, des présides de Toscane et des Pays-Bas espagnols, augmentés de Tournai, Menin, Ypres et Furnes.

Il avait été convenu que ce traité, conclu par l'Empereur seul, serait soumis aux États de l'Empire. Sept mois après, le 7 septembre, Villars et le prince Eugène, celui-ci représentant non plus seulement l'Empereur mais l'Empire, puisque la Diète avait donné à Charles VI le pouvoir de traiter, signèrent à Baden, en Suisse, un nouveau traité, qui répéta, sauf des modifications légères, celui de Rastadt.

Par les traités d'Utrecht, de Rastadt et de Baden, toutes les affaires n'étaient pas réglées. L'Empereur et les États Généraux devaient encore s'entendre au sujet des Pays-Bas et des places de barrière[10] Les Hollandais avaient la prétention de faire des Pays-Bas un État-tampon, dont l'Empereur aurait la souveraineté, mais dont ils seraient les véritables maîtres, par l'occupation des places fortes. L'Empereur prétendait entrer en possession purement et simplement, attendu que les places, ci-devant espagnoles, défendues par ses garnisons, seraient pour les Provinces-Unies la meilleure des barrières. Il fallut ouvrir à Anvers, en octobre 1714, des conférences qui furent pénibles et durèrent plus d'un an.

Le 15 novembre 1715, le traité fut conclu. Les États Généraux obtenaient d'ailleurs une large satisfaction. L'Empereur leur cédait dans la Gueldre, Venloo, St-Michel et Stevenswerth, et sur les frontières de la Flandre une bande de territoire. Termonde recevrait une garnison mixte, et les places de Furnes, La Knocke, Ypres, Warnéton, Menin, Tournai et Namur seraient occupées par des soldats hollandais. L'Autriche contribuerait à leur entretien en versant un subside annuel de 1.200.000 florins. Les relations commerciales de l'Angleterre et de la Hollande avec les Pays-Bas belges continueraient à être réglées par les dispositions du traité de Munster, c'est-à-dire que l'Escaut resterait fermé, et l'Empereur ne pourrait modifier les tarifs en vigueur sans le consentement des Puissances maritimes[11]. Le 5 février 1716, les États Généraux feront la remise des Pays-Bas à l'Empereur.

En Espagne, la Catalogne se défendit quelque temps encore après les traités d'Utrecht et de Rastadt. Les troupes allemandes, en évacuant les places, les avaient livrées non aux troupes royales, mais aux Catalans. Ceux-ci déclarèrent, le 29 juillet 1713, à un envoyé du Roi, qu'ils n'ouvriraient pas leurs portes à ses soldats. Barcelone se défendit tant qu'elle fut aidée dans sa résistance par la flotte hollandaise. Mais, après que Philippe V eut traité avec la Hollande, en juin 1714, Louis XIV lui envoya du renfort. Barcelone assiégée par Berwick, bloquée par une flotte franco-espagnole, capitula après une résistance désespérée, le 12 septembre. Philippe V, après qu'il eut soumis les Baléares, en juillet 1715, se trouva en possession des États et territoires que les traités lui avaient laissés.

 

IV. — L'EUROPE EN 1715.

DEPUIS l'année 1661, de très grands changements se sont opérés en Europe.

La maison de Habsbourg, qui, depuis le XVIe siècle, régnait en Espagne, en Autriche et dans leurs dépendances, et, par l'union de ses deux branches, formait comme une coalition permanente, a perdu l'Espagne, échue à un cadet de la maison de Bourbon.

Le Habsbourg de Vienne, qui a été l'adversaire malhabile et malheureux de Louis XIV, a pourtant reçu, de la succession d'Espagne, les Pays-Bas, le Milanais, les présides de Toscane, la Sardaigne, le royaume de Naples. A l'Est, il est victorieux de ses éternels ennemis. Il a repoussé l'invasion ottomane, en 1664, au combat de Saint-Gothard, et, en 1683, sous les murs de Vienne ; en 1686, il a repris Bude. Les Turcs ayant fait des retours offensifs, pendant que Léopold était occupé à la guerre de la Ligue d'Augsbourg, ont été attaqués par le prince Eugène et si bien vaincus que, par la trêve de Carlowitz, en 1699, ils ont abandonné à l'Empereur la Hongrie et la Transylvanie. Les révoltes de la Hongrie et sa complicité avec Louis XIV ont été punies par le fer et par le feu. Après une dernière insurrection, pendant la guerre de la succession d'Espagne, elle s'est soumise. Les Hongrois ont renoncé au droit qu'ils prétendaient d'élire leur roi, et de s'insurger pour défendre leur constitution. Le Habsbourg est désormais roi héréditaire de Hongrie. A Léopold Joseph a succédé ; son gouvernement plus doux, sa promesse de respecter les lois du pays, ont calmé les esprits. La Hongrie est, dès lors, vraiment unie à l'Autriche.

Ainsi la puissance autrichienne s'est grandement fortifiée en Orient. Il semble que, par un retour à la mission originelle de la marche d'Autriche, qui était de faire tête à l'Est et de reculer dans la région du Danube les frontières du Saint-Empire, l'Autriche s'ouvre une carrière nouvelle. Mais le Habsbourg de Vienne continue d'être Empereur, et, par là, impliqué dans la vieille politique d'Europe. Sa part de l'héritage d'Espagne lui vaudra des difficultés de toutes sortes. Le Bourbon qui règne à Madrid en convoite tout ou partie ; en Italie, l'Empereur aura affaire au duc de Savoie, dont l'ambition est stimulée par l'acquisition du titre de roi ; aux Pays-Bas, il subit la présence des troupes hollandaises dans les places de barrière et une sorte de protectorat commercial des Puissances maritimes. L'annexion de nouveaux pays, de langue et d'esprit différents, accroit l'étrange complexité du domaine des Habsbourg. Le gouvernement de Vienne est resté, comme il était au milieu du XVIIe siècle, polysynodique, formaliste, lent et mou.

Pour l'Espagne, la perte des annexes des Pays-Bas et d'Italie pouvait être utile à la monarchie en lui permettant de concentrer ses efforts sur la péninsule et l'empire colonial. La secousse donnée au pays par dix années de luttes entre les deux rivaux, Bourbon et Habsbourg, semblait l'avoir tiré de sa torpeur. Des administrateurs français avaient commencé des réformes, et l'on pouvait espérer une renaissance du grand corps espagnol. Mais le roi d'Espagne Philippe V a épousé, à la mort de la reine Marie-Louise de Savoie, la Parmesane Élisabeth Farnèse, de petite fortune, de grande ambition, et qui voudra pour ses fils des couronnes ; c'est en Italie qu'il les faudra chercher, au détriment de l'Empereur. Au reste, Philippe V n'a pas accepté la condition qui lui a été faite par les actes de 1714. Malgré les exhortations de Louis XIV et les instances de l'Angleterre, et bien que le Pape lui ait offert sa médiation, il n'a pas voulu traiter avec l'Empereur. Les hostilités ont cessé entre les deux rivaux, mais ils sont virtuellement en état de guerre. D'autre part, Philippe V a la nostalgie de Versailles. Il n'a point sincèrement renoncé à ses droits d'héritier éventuel de la couronne de France. Il pense à se faire reconnaître régent, à la mort, que l'on sait proche, de Louis XIV. Par l'ambition de Philippe V et de sa femme, la paix de l'Europe est donc menacée.

L'Allemagne et l'Italie restent de vagues régions anarchiques, de destinée incertaine.

En Italie, continue la décadence des Stali liberi. Cosme III, grand-duc de Toscane, bigot et dissolu, s'abandonne aux prêtres et aux moines. Venise a perdu Candie et perd, en 1715, la Morée, qu'elle avait enlevée aux Turcs, en 1686. Gênes a acheté le marquisat de Finale à l'Empereur. Les États, auparavant soumis à l'Espagne, ont passé sous la domination autrichienne. Aucun sentiment national italien ne s'éveille dans la péninsule, qui sera au avine siècle comme un lieu de placement pour princes disponibles. Mais le duc de Savoie, qui a su gagner quelque chose, si peu que ce fût, après chaque grande guerre, par sa façon traditionnelle de se mêler de toutes les affaires et de jouer de son alliance, a reçu aux derniers traités le titre de roi et la Sicile, qu'il échangera, en 1720, contre la Sardaigne. Entré dans la confrérie des souverains, il est la seule Majesté parmi les Stati liberi italiens, ce qui le met hors de pair. Son ambition toujours inquiète ne cherche plus du côté de la France, du Dauphiné et de la Provence, qu'il a plusieurs fois envahis ; il regarde vers le Milanais et la Toscane. Il continuera au avine siècle sa politique de mettre son alliance aux enchères.

En Allemagne s'est fait un moment une presque unanimité contre la France ; la politique de Louis XIV a provoqué des manifestations de patriotisme allemand. Mais l'Empire n'a pas réussi à recouvrer les pays conquis par la France aux XVIe et XVIIe siècles ; le Rhin est demeuré frontière entre les deux pays. Les efforts faits en commun, le perpétuel état de guerre, à l'Ouest contre la France, à l'Est contre la Turquie, n'ont point persuadé aux États de l'Empire qu'il était nécessaire de resserrer les liens de leur confédération. L'Empire n'a ni armées, ni finances. Ses principaux princes ne sont occupés que de leurs intérêts particuliers. L'électeur de Bavière est resté fidèle à Louis XIV, et les traités lui ont rendu ses États, dont il avait été dépossédé. Trois électeurs sont devenus rois : roi d'Angleterre, en 1714, George de Hanovre, fils d'Ernest-Auguste, en faveur de qui Léopold Ier créa, en 1692, un nouveau titre électoral, pour le remercier de l'assistance donnée par lui contre la France ; roi de Pologne, l'électeur de Saxe, Auguste, élu en 1696, à la mort de Jean Sobieski ; roi en Prusse, l'électeur de Brandebourg Frédéric. Les majestés, en même temps qu'elles restent, pour leurs pays allemands, membres de l'Empire, sont des personnages européens autonomes. Le moins brillant des trois est le roi de Prusse. C'est peu de chose, en effet, en comparaison de l'Angleterre, et même de la Pologne, que la Prusse proprement dite, médiocre pays à l'Est de la basse Vistule. Mais, à cette médiocrité même, le roi de Prusse doit d'être demeuré plus allemand que ses deux confrères en royauté. Et déjà, le Grand Électeur Frédéric-Guillaume a créé des traditions dans l'État rhénan-brandebourgeois-prussien, dont il a entrevu l'avenir. Après Frédéric Ier, qui fut un personnage pompeux, épris de sa dignité nouvelle, Frédéric-Guillaume Ier, roi en 1713, et qu'on appellera le roi sergent, se met à préparer le trésor et l'armée de Frédéric II.

Pendant que dura la guerre de la succession d'Espagne et quelques années au delà, une autre guerre, dont les suites furent très considérables, mit aux prises les États du Nord et de l'Est. Les trois alliés traditionnels de la France dans ces régions — Turquie, Pologne, Suède — furent amoindris, et une puissance nouvelle apparut : la Russie. La Turquie, un moment ranimée au milieu du XVIIe siècle, et qui avait repris la marche vers le centre de l'Europe, n'a cessé de reculer depuis l'échec devant Vienne. Pologne et Suède étaient des puissances factices : la Pologne, parce qu'elle n'était organisée ni pour la paix, ni pour la guerre, parce qu'elle n'avait ni lois ni armée ; la Suède, parce qu'elle n'avait pas de forces suffisantes pour maintenir cet empire de la mer Baltique qu'elle avait acquis par suite de circonstances diverses. Contre ces puissances factices ont agi, vont agir de plus en plus efficacement, des puissances réelles : le royaume de Prusse, l'Autriche fortifiée dans l'Est et la Russie qui pousse vers l'Ouest Suédois et Polonais et vers le Midi Ottoman, vers la mer Baltique et vers la mer Noire. Dans les dernières années du XVIIe siècle, Pierre le Grand a pris Azov aux Turcs ; au même moment, en 1696, à la mort de Sobieski, il a soutenu contre le prince de Conti, candidat à la couronne de Pologne, Auguste II, l'électeur de Saxe, qui devint roi ; la Pologne se trouva ainsi soustraite à l'influence française. En 1700, avec le roi de Pologne et le roi da Danemark, il s'est allié contre la Suède. Ici s'est interposée l'épopée de Charles XII. Le héros de dix-huit ans bat le tsar et le roi de Danemark, se jette en Pologne, conquiert le pays, remplace Auguste de Saxe par Stanislas Leczinski. Un moment, en 1707, au camp d'Alt-Ranstadt, près de Leipzig, où il a dicté la paix à Auguste, il peut, s'il le veut, être l'arbitre de l'Europe occidentale ; les puissances coalisées contre la France craignent qu'il ne prenne à revers la Prusse et l'Autriche. Mais Charles XII ne fait pas de politique ; il fait la guerre à sa convenance. Ce n'est pas vers le Rhin qu'il regarde, c'est vers Moscou et plus loin encore vers l'Orient, car il veut être un Alexandre. Son armée est détruite à Poltava en 1709. Il n'est plus qu'un aventurier ; réfugié chez les Turcs, il est longtemps détenu par eux ; au moment où meurt Louis XIV, en 1715, il défend la Poméranie contre tous ses ennemis ; mais la Suède est complètement vaincue ; des traités vont consacrer ses défaites. D'antre part, en Pologne, Auguste de Saxe a été rétabli.

En Turquie, en Suède, en Pologne, l'action de la France est presque annulée. Pendant la guerre de la Succession, aucun secours ne lui est venu des Turcs ; à Constantinople, l'ambassadeur d'Angleterre a plus de crédit que son rival de France. Autriche, Prusse, Turquie surveillent la Pologne et l'étreignent . Quant à la Suède, Louis XIV essaye, avec une persistance routinière, de la ramener aux vieilles habitudes d'alliance, mais il n'y réussit pas ; un de ses derniers actes fut un traité de subsides conclu avec la Suède en avril 1715, qui no servira de rien. Avec la Russie, il est fort embarrassé. Il a commencé par croire qu'elle serait trop heureuse d'obtenir l'honneur de son alliance, et de servir la France par une diversion contre l'Autriche ; il lui a même indiqué, au début de la Succession, le point où il faudrait agir. Au plus mauvais moment de la guerre, en 1710, n'espérant plus vaincre l'obstination de Charles XII, manifestement égaré dans l'aventure, il s'est avisé qu'il serait bon, comme jadis Richelieu avait tiré Gustave-Adolphe de la conquête de la Livonie pour abattre la maison d'Autriche, de tirer le tsar de la conquête des mêmes provinces pour faire de lui le même usage. Des négociations furent commencées. Mais le tsar se sentait de force à être autre chose et plus qu'un appoint dans la politique française. L'entrée en scène de la puissance russe est une des grandes nouveautés de la politique au début du XVIIe siècle.

C'en est une autre que le commencement de la suprématie navale de l'Angleterre.

Il y avait, au milieu du XVIIe siècle, trois grandes puissances sur mer, Angleterre, Hollande et France. En 1715, la puissance maritime française est en décadence. La Hollande avait dû à des circonstances historiques une très grande fortune hors de proportion avec ses forces réelles. Menacée à la fois sur mer par la concurrence anglaise, sur mer et sur terre par la France, incertaine entre ces deux périls, mais inquiétée surtout par la France, qui veut conquérir les Pays-Bas espagnols, cruellement traitée en 1672, elle est devenue le principal adversaire de Louis XIV et l'âme des coalitions formées contre lui. En somme, elle l'a vaincu, mais elle s'est trouvée rattachée à l'Angleterre par une sorte d'union personnelle après que son stathouder a fait la révolution de 1688. Depuis, elle est demeurée dans une sorte de dépendance à l'égard de sa puissante alliée. Elle souffre toujours, d'ailleurs, des défauts d'une constitution qui ne lui permet pas de concentrer ses forces et de les diriger. Descendue des premiers rangs, on dira bientôt qu'elle n'est plus qu'une chaloupe à la remorque du vaisseau d'Angleterre.

L'Angleterre a obtenu que l'Espagne ne fût pas unie à la France, ni à l'Autriche. Elle a, pour ainsi dire, isolé l'Espagne et son empire colonial. Elle a pris dans la Méditerranée Gibraltar et Port-Mahon. Le privilège de l'introduction des nègres et celui du vaisseau de permission lui ont ouvert les colonies espagnoles. Elle s'est subordonné le Portugal, et ouvert ainsi le commerce du Brésil. D'autre part, elle a ruiné Dunkerque, dont la concurrence la gémit. L'acquisition de Terre-Neuve et de l'Acadie est une menace pour la colonie française du Canada. Ses colonies de l'Amérique du Nord se sont accrues en nombre et en force. Ces futurs États-Unis, ce sont ou des provinces de la couronne royale, ou bien des domaines privés. De l'un à l'autre de ces pays diffèrent la vie sociale, la vie économique, la vie religieuse ; mais la communauté d'origine, la nécessité de la lutte contre les Indiens, puis un moment contre les Hollandais, ensuite et surtout contre les Français les rapprochent. Une grande force anglaise est ainsi constituée dans l'Amérique du Nord. L'Angleterre qui, tout en s'attachant à ses intérêts directs, vient de diriger la politique générale, est la plus grande puissance du monde. Demeurée protestante, et en possession de libertés publiques, elle vit conformément à ses instincts et à ses volontés.

La France, pendant les premières années du XVIIIe siècle, avait traversé une terrible crise. Son énergie, les fautes de ses adversaires, la politique de l'Angleterre l'avaient sauvée. Aux conquêtes faites sur les frontières du Nord, du Midi et de l'Est par Henri II et Louis XIII, c'est-à-dire les Trois-Évêchés, l'Artois, l'Alsace et le Roussillon, Louis XIV avait ajouté une partie de la Flandre, Strasbourg et la Franche-Comté. Le remplacement à Madrid d'un Habsbourg par an Bourbon donnait à la fin du règne un air de triomphe. Mais l'événement allait démontrer que le roi Français d'Espagne ne serait pas nécessairement l'allié du royaume de France. Et puis, à qui compare la situation de la France dans le monde à la date de 1664 et à la date de 1715, elle apparaît diminuée. En 1641, la France dispose de la paix et de la guerre : La paix était établie avec mes voisins, disait Louis XIV, vraisemblablement pour aussi longtemps que je le voudrais moi-même. Il n'en est plus ainsi en 1715.

Cet amoindrissement n'est pas imputable à la seule politique de Louis XIV. Il n'était pas en son pouvoir de suspendre la vie générale, d'arrêter des décadences, d'empêcher des États de naître, de contrarier des destinées.

Le dépérissement de la Turquie et de la Pologne, la brusque décadence de la Suède, la réaction du peuple anglais contre l'accident d'une dynastie qui, pour suivre ses visées, vendait à un prince étranger sa politique et son honneur, tout cela, c'étaient choses inévitables. Il était certain aussi que l'effort de la France pour reculer ses frontières aurait rencontré des résistances, quelle qu'eût été la méthode politique du Roi. Mais cette méthode fut mauvaise. Louis XIV voulut à la fois acquérir des territoires considérés comme le complément naturel du royaume, abaisser tout ce qui prétendait dépasser ou égaler sa hauteur, dominer et manier sans ménagements de moindres que lui, même quand ils étaient ses alliés fidèles ; étonner le monde par sa gloire, qu'il appelait le principal objet de ses actions ; servir les intérêts de son Église et de sa foi. L'éclat de son orgueil nuisit, dès ses premiers jours, à sa politique ; l'Europe fut avertie qu'elle était menacée d'un maitre. La préoccupation confessionnelle le gène dans ses alliances, fut une des raisons de la guerre contre la Hollande, de son attachement aux Stuarts, de la faute qu'il commit eu reconnaissant pour roi d'Angleterre le fils de Jacques II. Pour ces raisons, et aussi parce que ce conquérant n'était pas un soldat dans l'âme, il ne sut point tirer le parti qu'il aurait pu de la grande supériorité de ses forces au début de son gouvernement, ni des circonstances si favorables qu'il rencontra, c'est-à-dire l'affaiblissement des Habsbourg, la subordination de l'Angleterre, le grand crédit de la France auprès de ses alliés d'Allemagne, d'Italie et de Suède. Plusieurs contemporains, bien placés pour voir, lui ont reproché de n'avoir pas su conquérir les Pays-Bas espagnols, alors qu'il le pouvait. Et c'est, dans l'histoire de la France, un fait grave que Louis XIV ne lui ait pas donné dans l'empire des mers la place qu'elle y pouvait assurément prétendre en ce temps-là.

 

 

 



[1] SOURCES. Outre les sources générales citées plus haut et particulièrement les Mémoires de Lamberty et le Corps diplomatique de Dumont : Vast, Les grands traités du règne de Louis XIV, dans la Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'Histoire, le Ier fascicule, 1899. Actes, mémoires et autres pièces authentiques concernant la paix d'Utrecht, 1712-1715, 6 vol. Bolingbroke, Letters and correspondence of Henry Saint-John, lord viscount Bolingbroke, 1798, 2 vol. Stair, Annals and correspondence. Edit. J. M. Graham, 1875, le premier des 9 vol. Walpole (Robert), Rapport du comité secret nommé par la Chambre basse du Parlement pour faire l'examen des livres et papiers qui roulent sur les négociations de la dernière paix et du traité de commerce, traduction française, Amsterdam, 1715, 1 vol.

OUVRAGES. Outre les ouvrages indiqués plus haut sur les opérations militaires : Freschott, Histoire du congrès et de la paix d'Utrecht, 1716. W. Gerard, The peace of Utrecht. A historical review of the great treaty of 1713-1714, and of principal events of the spanish succession, 1835. Ch. Giraud, Le traité d'Utrecht, 1847. Lord Mabon (Earl Stanhope), History of England from the peace of Utrecht to the peace of Versailles, 7 vol. ; le premier vol. De Courcy, La coalition de 1701 contre la France, 1886, 2 vol. (L'auteur s'occupe surtout des négociations de Rastadt et de Bedon). O. Weber, Der Friede von Utrecht (1710-1713), 1891. Schorer, Der englisch-fransösische Handelswertrag vom Jahre 1713, Dissertation inaugurale (Droit), Munich, 1900.

[2] Billard des Portes, La bataille de Villaviciosa, d'après des témoignages oculaires, dans le Carnet historique, IV (1899), p. 12-28. Voir dans Saint-Simon, éd. de Boislisle, t. XX, p. 137, une note sur la bibliographie de la bataille de Villaviciosa.

[3] Lecky, A history of England in the eightenth century, t. I (1883), le chapitre premier. Wicesner, Le Régent, l'abbé Dubois et les Anglais, t. I, p. 67-77.

[4] Sur ces négociations, voir A. de Saint-Léger, La question de Dunkerque et du canal de Mardyck à la fin du règne de Louis XIV (1709-1716), Lille, 1904.

[5] Sur la manœuvre et le combat de Denain voir notamment : Pelet, Mémoires militaires relatifs à la succession d'Espagne, t. XI, p. 80 et suiv. ; Preux, Correspondance de M. Le Febvre d'Orval, conseiller au Parlement de Flandre, avec MM. de Chamillart et Voisin (1706-1712), Douai, 1875 ; Marquis de Vogüé, Malplaquet et Denain, Paris, 1882 ; O. Weber, Die Legende von Denain, Historische Zeitschrift, 1893, t. II, p. 401-413 ; Lieutenant Sautai, La manœuvre de Denain, Lille, 1902 ; Marquis de Vogüé, Le véritable vainqueur de Denain, Correspondant, t. CCXI (juin 1903).

[6] Giraud, Louis XIV et le maréchal de Villars après la bataille de Denain, dans les Séances et travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, 1879, t. XI et t. XII de la 6e série.

[7] Les Français n'avaient la liberté de pécher et de sécher sur les côtes de Terre-Neuve qu'entre le cap Bona-Vista et la Pointe-Riche, en remontant vers le Nord. Dans ce territoire, qu'on appelait le Petit-Nord, les pécheurs français pouvaient élever des cabanes et autres constructions temporaires, mais pas d'habitations à demeure. D'ailleurs. le gouvernement anglais lit la même défense à ses propres sujets. Il voulait interdire la colonisation de l'île et réserver la pêche aux matelots anglais afin de faire de cette île une pépinière de marins. Dans le traité d'Utrecht, il n'est pas spécifié que les Anglais seront exclus du Petit-Nord. Il n'y e donc pas à proprement parler constitution du French shore. Voir : E. Bourgeois, Nos droits à Terre-Neuve, dans les Annales de l'École libre des Sciences politiques, année 1899, et un grand nombre d'articles dans les périodiques anglais. Pour le monopole en faveur des Français, voir : Fauchille, La question de Terre-Neuve dans la Revue des Deux Mondes, 1899 ; Ch. de la Roncière, La question de Terre-Neuve dans le Correspondant, t. CCXV, 1904 ; Bracq, La question de Terre-Neuve d'après les documents anglais, dans la Revue historique, 1904 ; Hignette, La question de Terre-Neuve, Thèse (Droit), 1905.

[8] P. Vidal de la Blache, La rivière Vincent Pinson, Bibl. de la Faculté des Lettres de l'Université de Paris, fasc. XV, 1902.

[9] B. Bourgeois, Neuchâtel et la politique prussienne en Franche-Comté, 1887.

[10] Consulter l'histoire de Belgique de Gachard et les travaux suivants : Willequet, Histoire du système de la barrière, Mémoire couronné au concours universitaire de 1847, Annales de Belgique, VI, 1849 ; R. Dollot, Les origines de la neutralité de la Belgique et le système de la Barrière (1609-1830), Paris, 1902 ; E. Hubert, Les garnisons de la Barrière dans les Pays-Bas autrichiens (1716-1782), Mémoires couronnés et Mémoires des savants étrangers publiés par l'Académie royale des sciences, des lettres et beaux-arts de Belgique, Bruxelles, 1902.

[11] Ces conditions soulevèrent une indignation générale dans les Pays-Bas autrichiens. La convention de La Haye (22 décembre 1718) n'y apporta que quelques modifications favorables aux Belges. Voir Huisman, La Belgique commerciale sous l'Empereur Charles VI. La compagnie d'Ostende, 1902, p. 124.