HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE VIII. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE 1661 À 1685.

CHAPITRE V. — APRÈS LA PAIX DE NIMÈGUE. DE LA PAIX DE NIMÈGUE À LA TRÊVE DE RATISBONNE[1].

 

 

I. — LES PRÉPARATIFS DES « RÉUNIONS ».

APRÈS la paix de Nimègue, on peut dire, écrit le marquis de La Fare, que la domination de la France était comme établie dans toute l'Europe, et que son roi était devenu l'arbitre de tout dans cette partie de notre hémisphère. Son État avait encore toutes ses forces et en allait acquérir de nouvelles ; enfin son empire était devenu un mal inévitable aux autres nations ; et, si le Roi l'eût voulu, cet empire, de forcé qu'il était, fût devenu volontaire  ; tous les peuples auraient consenti à le lui laisser, s'il avait marqué de la modération et de l'équité, et qu'il eût paru vouloir entretenir de bonne foi la paix glorieuse qu'il venait de faire. Il est vrai que Louis XIV apparut en 1679 comme le vainqueur de l'Europe. Il avait, depuis qu'il gouvernait, ajouté à son État Dunkerque, la Franche-Comté, une moitié de la Flandre ; et la paix avait été faite selon les lois qu'il avait données. L'Hôtel de Ville de Paris exprima l'opinion publique lorsqu'il lui décerna le titre de Grand.

Cependant le Roi n'était pas aussi content qu'il paraissait l'être. Il lui avait fallu beaucoup rabattre des espérances du printemps de 1672. La Hollande, qu'il avait cru tuer, vivait intacte, et même, elle avait forcé la France à renoncer aux tarifs de Colbert ; et ce fut encore un grand succès pour elle que l'abandon par le Roi d'un certain nombre de villes des Pays-Bas ; Charleroi, Courtrai, Audenarde, Ath, Gand, Limbourg, rendus à l'Espagne formaient une barrière, qui défendrait les Provinces-Unies contre les ambitions de la France. On sentait en France, avec la fierté d'avoir tenu tête à tant d'ennemis, le regret d'une entreprise inachevée. Le Roi, disait Mme de Sévigné, a trouvé plus beau de donner cette année la paix à l'Espagne et à la Hollande, que de prendre le reste de la Flandre ; il la garde pour une autre fois. Mais elle ne croyait certainement pas que le Roi eût consenti la paix pour faire une belle action. Au reste, Louis XIV révéla son sentiment intime, au mois de novembre 1679, en disgraciant son secrétaire d'État dés Affaires étrangères.

Arnauld de Pomponne, neveu du Grand Arnauld le janséniste, occupait sa charge depuis huit ans. Né en 1618, il avait amassé une riche expérience dans des intendances d'armée à l'étranger, et au Conseil du Roi, pendant les ministères des cardinaux de Richelieu et Mazarin. Plus tard, ses ambassades à Stockholm, à La Haye, à Stockholm encore, le firent bien voir du Roi, qui lui donna en 1672 la succession de Lionne. Pomponne était un esprit tempéré. En juin 1672, au moment où Louis XIV et Louvois avaient l'envie et l'espérance de tout engloutir, comme dit Spanheim, il avait conseillé d'accepter les propositions que les députés de Hollande apportèrent à Utrecht. Il parait avoir éprouvé divers scrupules de conscience. En 1676, il ne fut pas d'avis que le Roi, pour obtenir une invasion des Turcs en Hongrie, promit à Constantinople qu'il ne secourrait pas l'Empereur, même s'il faisait la paix avec lui. Il croyait qu'en aidant l'Empereur contre les Infidèles, on le disposerait à consentir à la France des conditions avantageuses. Peut-être voulait-il pratiquer une politique honnête et chrétienne. Il ne ressemblait pas aux deux principaux ministres du Roi  ; il avait fréquenté autrefois l'hôtel de Rambouillet et la maison de Fouquet ; très poli, d'aimable société, il avait beaucoup d'amis, parmi lesquels Mme de Sévigné, au lieu que Colbert et Louvois n'en avaient aucun. Il n'observait pas autant que ses collègues l'exactitude  ; trop volontiers il allait faire un tour à sa terre de Pomponne. Or, au mois de novembre 1679, il tarda d'un jour ou deux à donner au Roi une dépêche envoyée de Bavière par Colbert de Croisai, qui négociait le mariage du Dauphin à la Cour de Munich. Le Roi fut informé par Colbert des nouvelles qu'apportait la dépêche. Il n'était pas habitué à de pareilles inadvertances ; il congédia le secrétaire d'État. L'emploi que je lui avais donné, dit-il à ce propos, s'est trouvé trop grand et trop étendu pour lui. J'ai souffert plusieurs années de sa faiblesse, de son opiniâtreté, de son inapplication. Il m'en a coûté des choses considérables. Je n'ai pas profité de tous les avantages que je pouvais avoir, et tout cela par complaisance et bonté. Enfin il a fallu que je lui ordonnasse de se retirer parce que tout ce qui passait par lui perdait de la grandeur et de la force qu'on doit avoir en exécutant les ordres d'un roi de France qui n'est pas malheureux. Il est possible que Louis XIV omette ici une des raisons qu'il eut de congédier son ministre, qui était le tort qu'il avait d'appartenir à une famille janséniste. Mais sûrement il lui en voulait de ne point parler d'un ton assez haut et de ne pas vouloir tout engloutir.

Depuis longtemps Colbert et Louvois desservaient leur collègue, le gâtaient auprès du Roi, Louvois surtout, semble-t-il, qui s'introduisait autant qu'il pouvait dans les affaires étrangères et s'étonnait que Pomponne le trouvât mauvais : Il y a du temps, avait-il dit, que M. de Pomponne est travaillé de la maladie de faire sa charge et d'empêcher que personne ne s'en mêle. Il espérait mettre dans la charge un homme à lui ; mais Colbert eut la joie de faire agréer son frère Croissi. Ce fut un mat donné à Louvois. On bat les buissons, écrivit Mme de Sévigné, et les autres prennent les oiseaux.

Croissi était âgé de cinquante-quatre ans. Il avait été chargé de missions à Francfort, à Vienne, à Rome, à Clèves, plénipotentiaire au congrès d'Aix-la-Chapelle, ambassadeur à Londres, plénipotentiaire à Nimègue. C'était un juriste. Il avait été président du Conseil souverain d'Alsace, intendant de cette province, conseiller et président à mortier au Parlement de Metz. Il siégeait en ce Parlement au moment où la Cour de France commença, l'année 1636, de faire rechercher, pour les revendiquer, les droits et territoires ayant appartenu jadis aux seigneuries, cédées à la France par la paix de Westphalie, et qui en avaient été détachées au cours des temps. Les obscurités du traité permettaient ces revendications. Croissi, chargé de la recherche tant en Alsace que dans toute l'étendue de la généralité de Metz, présenta, en 1663, un rapport où il montra les usurpations faites par les ducs de Lorraine et de Bar et autres puissants du Verdunois, sur les évêchés, devenus français, de Metz, Toul et Verdun. Des seigneurs lorrains furent cités à sa requête devant le Parlement de Metz. Cette procédure fut abandonnée, mais Croissi n'oublia pas l'idée des réunions, qui peut-être venait de lui. Après le congrès de Nimègue, où il eut soin de faire respecter le galimatias propice de la paix de Westphalie, il conseilla de la reprendre. Elle plut au Roi par les occasions qu'elle lui offrait de récupérer les avantages perdus, et à Louvois, qui, cherchant, comme il disait à son père, des expédients de plaire au Roi autant en temps de paix qu'en temps de guerre, fut heureux d'ajouter l'expédient des conquêtes en pleine paix à celui de la persécution des huguenots. La politique des réunions fut commencée au lendemain de la paix de Nimègue. Pomponne la dirigeait depuis quelques mois, lorsque le Roi fit appel à l'homme qui l'avait conseillée et qu'il jugeait plus capable de la conduire[2].

Le Roi espéra qu'il arriverait à ses fins sans employer la force. Il craignait la guerre, sachant le royaume épuisé. Il avait gardé cent quarante mille hommes sous les armes, mais c'était pour se tenir en état de faire des démonstrations intimidantes, si elles étaient nécessaires. Il négocia pour obtenir la neutralité ou l'aide de tous ceux qui auraient pu s'opposer à ses desseins.

Il n'essaya pas de se réconcilier avec le prince d'Orange. Quelques semaines avant la paix, Guillaume lui avait exprimé, dans une lettre respectueuse, son désir de contribuer quelque chose au rétablissement de la bonne correspondance entre S. M. et la Hollande. Louis XIV lui avait répondu :

Je suis bien aise de voir qu'un des premiers usages que vous avez fait de la paix, que vous voyez sur le point d'être conclue entre moi et les États-Généraux, a été de me renouveler l'assurance de tous les sentiments que j'ai le droit d'attendre de vous. Ils me donnent lieu de me promettre que votre conduite sera telle envers moi à l'avenir qu'elle m'obligera à vous donner des marques de mon affection.

Ni l'un ni l'autre n'était sincère dans cet échange de compliments. Louis XIV sentait en Guillaume l'ennemi personnel. Même il ordonna à d'Avaux, son ambassadeur en Hollande, de n'avoir de commerce avec le prince d'Orange que celui dont il ne pouvait se dispenser et de le regarder comme un prince dont il était fort mécontent. Mais il continua de caresser le parti bourgeois qui voulait. toujours la réduction des forces militaires, la paix avec tout le monde, la tranquillité du commerce et de la banque.

En Angleterre, Charles II, au mois de juillet 1679, causait avec l'ambassadeur de France, Barillon : La fin de ce long discours, écrit l'ambassadeur à Louis XIV, fut de me presser de représenter à V. M. ce qui se passe ici et de la conjurer de ma part de vouloir mettre pour toute sa vie l'Angleterre dans sa dépendance. Louis XIV se déclara touché de l'état du roi Charles. Mais il mettait pour condition à l'octroi de subsides qu'il s'engagent à ne plus convoquer son Parlement. Charles refusa cette promesse périlleuse. A ce moment, le bruit répandu d'un complot pour l'extermination du protestantisme en Angleterre mettait les esprits en fureur. Le Roi avait dû accepter William Temple comme ministre, et le duc d'York avait été forcé de quitter Londres au mois de mars. La conversation cessa entre les deux rois ; Louis XIV eut du moins le contentement de voir l'Angleterre occupée chez elle.

Il conclut de nouvelles alliances dans l'Empire. L'électeur de Brandebourg Frédéric-Guillaume demeurait exaspéré des revers qu'il avait subis après que ses alliés l'avaient abandonné. Il rompit avec les Provinces-Unies et rappela de Vienne son ambassadeur. Alors il se trouva isolé, entouré d'ennemis, qui tous voulaient lui arracher quelque morceau. Le créateur de l'État prussien voulait à tout prix poursuivre son œuvre pénible. A peine avait-il signé le traité de Saint-Germain, si cruel pour lui qu'il ordonnait à son envoyé Meinders de rester pour négocier un accord plus étroit avec la France. Il a donné les raisons de cette politique dans une lettre à tin de ses ministres, écrite en août 1679, où il confesse sa misère et ta grandeur du roi de France :

La plupart d'entre les princes et surtout nos voisins, se sont déclarés contre nous, si bien que nous ne pouvons chercher notre refuge, en dehors de la protection divine, que dans la puissance du roi de France. On ne sait que trop comment l'Empereur et l'Empire nous ont traités, el puisqu'ils nous ont abandonnés les premiers et livrés sans défense à nos ennemis, nous n'avons plus à tenir compte de leurs intérêts que dans la mesure où notre intérêt propre nous y engage. Quant à la France, nous n'avons pas de motifs, on le sait, d'éprouver à son égard une affection particulière, moins encore de contribuer à l'agrandir ; nous connaissons ce que pèse le joug français. Mais, depuis que la coalition s'est dissoute... la situation est devenue telle que la France est déjà devenue l'arbitre de l'Europe... ; semble-t-il... qu'aucun prince ne trouvera jamais sécurité et avantage que dans l'amitié et dans l'alliance de la France.

Louis XIV accueillit d'abord assez froidement les offres du Brandebourg. L'électeur insista, pressa. Il parlait d'envoyer à Versailles un ou deux de ses fils, comme gages de ses bonnes intentions. Un second traité de Saint-Germain fut signé le 25 octobre 1679. Le Roi et l'électeur se garantissaient l'état territorial établi par les traités de Westphalie, de Nimègue et de Saint-Germain. L'électeur recevrait un subside de cent mille livres pendant dix ans. Il soutiendrait en Pologne, quand viendrait à mourir le roi Sobieski, la candidature du fils de celui-ci à la succession, ou toute autre candidature agréable à la France. En cas de vacance de la dignité impériale, il voterait pour le Roi, ou pour le Dauphin, ou pour tout autre prince qu'appuierait le Roi. C'étaient là de bien grandes promesses. Frédéric-Guillaume pensait assurément qu'on aurait le temps de voir venir les choses. En attendant, il était assuré contre ses ennemis et touchait un subside. Le Roi, de son côté, se garantissait contre l'humeur de l'électeur au moins pour un temps, et il donnait, par cette alliance, de l'inquiétude à la Hollande.

D'autres princes allemands s'offraient. Ils avaient besoin du secours français pour attaquer quelque voisin ou se défendre contre lui, pour entretenir des soldats ou des maîtressen, et pour bâtir des Versailles. Un traité fut conclu en novembre 1679 avec l'électeur de Saxe. L'électeur de Cologne redevint fidèle au Roi. Le mariage du Dauphin avec une princesse bavaroise, au mois de décembre, promettait l'alliance de la Bavière. La France n'avait donc rien à craindre de l'Empire, si mauvaises que fussent à son égard les dispositions de l'Empereur.

 

II. — RÉUNIONS EN FRANCHE-COMTÉ, EN LORRAINE, EN ALSACE. CASAL.

LES procès à fins de réunions furent portés devant le Parlement de Besançon pour la Franche-Comté, devant le Conseil de Brisach pour l'Alsace, devant une juridiction spéciale siégeant à Metz, pour la Lorraine, le Barrois et les Trois-Évêchés.

Le Parlement de Besançon agit le premier. En septembre 1679, il réunit quatre-vingts villages du comté de Montbéliard dépendant de châtellenies franc-comtoises et, au mois d'août 1680, le reste du comté.

L'Alsace avait eu beaucoup à souffrir de la dernière guerre. La destruction du pont de Kehl par les Français en novembre 1672, l'embargo mis sur les bateaux strasbourgeois qui se rendaient à Francfort, avaient irrité Strasbourg. Au mois de mai 1673, la maison du résident de France en cette ville fut assaillie par une émeute. Les villes impériales' défendaient opiniâtrement leur autonomie. Condé, qui fut chargé d'une sorte d'inspection de l'Alsace en 1673, se plaignait que Haguenau eût fermé insolemment la porte au nez du duc de Mazarin, gouverneur de la province, et que la petite ville de Munster l'eût chassé honteusement Il disait : L'autorité du  Roi va se perdant absolument dans l'Alsace. Ce fut lui qui conseilla la visite violente faite par Louis XIV à Colmar. Après la paix faite, le duc de Mazarin, incapable et bizarre, fut remplacé par un officier, Montclar. Les villes furent requises de prêter au nouveau gouverneur un serment plus étroit que celui qu'elles croyaient devoir. Colmar voulut résister, mais, menacée d'une garnison de 5.000 hommes, elle céda ; les autres villes s'étaient soumises avant elle. Il fut ensuite procédé aux réunions. En janvier 1680, des seigneurs et des villes détenteurs de fiefs qui relevaient de la préfecture des dix villes et de la prévôté de Wissembourg, furent sommés de faire hommage au Roi[3]. Parmi eux étaient le margrave de Bade et le duc de Deux-Ponts. Le Conseil, par un arrêt du et mars, déclara constante la souveraineté du Roi sur ces fiefs, ordonna aux habitants des lieux visés de prêter serment de fidélité au Roi leur unique souverain, et de mettre les armoiries royales sur les portes des villes et des maisons communes. Puis, furent citées d'autres villes, parmi lesquelles Strasbourg, et d'autres seigneurs, et toute la noblesse immédiate de la Basse-Alsace. Après un nouvel arrêt prononcé en août 1680, il ne resta guère d'indépendant en Alsace que Strasbourg.

Du côté de la Lorraine, il fut procédé per des coups de violence, notamment dans le Luxembourg espagnol. Mais en même temps opérait la justice du Roi. Ravaulx, procureur-général au Parlement de Metz, imagina subtilement de la faire intervenir à la requête de plaignants. Les évêques de Metz, Toul et Verdun furent invités à renouveler leur hommage au Roi, et à présenter le dénombrement de leurs fiefs. Les prélats s'excusèrent de ne le pouvoir faire. Depuis un siècle, dirent-ils, leurs prédécesseurs avaient si mal gardé les droits des évêchés, que les vassaux de leurs sièges avaient oublié tous leurs devoirs. Les évêques priaient donc S. M., ne voulant pas être juges et parties en leur propre cause, de faire définir par un tribunal l'étendue de leurs droits C'est alors que la Chambre de Metz fut instituée, par l'édit du mois de septembre 1679. Ses attributions furent énumérées par l'arrêt qui nomma les conseillers : juger en dernier ressort et sans appel tous les procès mus ou à mouvoir par les évêques et clergés, pour raison des droits, terres et seigneuries, faisant partie des biens temporels des dites églises, évêchés et clergés de Metz, Toul et Verdun, engagés ou usurpés, circonstances et dépendances de ceux dont la souveraineté nous appartient à cause des traités de Munster et de Nimègue, en quelques lieux que lesdits biens, droits, terres et seigneuries soient assis et situés.

La Chambre procédait rapidement. Sitôt expirés les courts délais qu'elle avait donnés aux assignés, elle appelait les affaires, entendait la plainte de l'évêque, l'avis du procureur général, puis, s'il y avait lieu, le défendeur, — mais le plus souvent aucun défendeur ne parut, — enfin le résumé du conseiller rapporteur. Toutes les plaintes épiscopales reçurent satisfaction. Les juges étaient si animés à la besogne qu'il arriva qu'un même fief fut deux fois déclaré réuni. Ils allaient plus vite que n'aurait voulu Louvois lui-même, qui écrivait :

Je vous prie de vous bien mettre dans l'esprit qu'il n'est point question d'avoir réuni en un ou deux mois à la Couronne les lieux que l'on croit être en état de prouver qui en dépendent, mais bien de le faire de manière que toute l'Europe connaisse que S. M. n'agit point avec violence... mais seulement qu'elle rend justice à des églises dont les biens ont été usurpés... Afin de ne point faire trop de bruit, il ne faut comprendre dans une même requête que cinq ou six villages, et de huitaine en huitaine...

Contre les actes de réunion, les protestations avaient commencé dès l'année 1679. Parmi les seigneurs lésés se trouvaient le duc de Wurtemberg, à qui appartenait Montbéliard, l'électeur de Trèves, seigneur de Saarbrück et de Saarwerden, le roi de Suède, héritier de Deux-Ponts. Appel fut fait à l'Empire et à l'Empereur. La Diète, saisie par l'Empereur en octobre 1679, ne se décida qu'en juillet 1680 à protester auprès de Louis XIV, qui se contenta d'écrire à son ambassadeur auprès de cette assemblée : Vous n'avez qu'une réponse générale à faire, qui est que je prétends jouir de tout ce qui m'appartient en conséquence des traités de Munster et de Nimègue. Mais la Diète renouvela ses plaintes, et, au début de l'année 1681, elle vota l'entretien d'une armée permanente de 40.000 hommes, qui pourrait être doublée ou triplée en cas de guerre. Les dispositions de l'électeur de Saxe, de l'électeur palatin, même de l'électeur de Bavière, devenaient inquiétantes pour la France. Le prince d'Orange négociait dans toute l'Europe. En Espagne, après la mort de don Juan, au mois de septembre 1679, Charles Il s'était réconcilié avec sa mère, et le parti autrichien reprenait faveur. Le roi d'Angleterre, de plus en plus préoccupé du fanatisme religieux de ses sujets, se détournait de Louis XIV. Au mois de juin 1680, l'Angleterre et l'Espagne signèrent à Londres un traité de mutuelle garantie.

D'autre part, l'électeur de Brandebourg sollicitait du Roi une alliance plus étroite encore que celle qui avait été réglée par le second traité de Saint-Germain. Il espérait une grande conflagration où il trouverait l'heure de se venger de la Suède. Le Roi était bien résolu à maintenir la paix dans l'Allemagne et partout, et à contenir l'entreprenant électeur. Il lui refusa une alliance offensive et défensive ; mais il avait grand intérêt à s'assurer son concours, au cas où les réunions auraient provoqué la guerre. Un traité secret fut signé le 11 janvier 1681. Si l'électeur était attaqué, le Roi l'assisterait d'un secours de 4.000 chevaux. 8.000 fantassins, 1 200 dragons ; le secours de l'électeur au Roi serait de 2.000 chevaux, 4.000 fantassins, 600 dragons. Frédéric-Guillaume s'assurait l'appui du Roi en quelques menues affaires, et recevait un subside annuel de 100.000 écus. Il s'obligeait à prêter sa garantie à S. M. T. C... pour la manutention des droits et de tous les avantages dont elle jouit ou doit jouir en vertu du traité de Nimègue. Ce qui était reconnaître les réunions passées et futures.

Il importait surtout à Louis XIV de paralyser l'Angleterre. Il joua dans ce pays son double jeu, promettant à Charles et au duc d'York de les assister, et, en même temps, intriguant avec l'opposition parlementaire. Il faisait dire par son ambassadeur qu'il était le protecteur des libertés anglaises. Il menaça, si Charles prenait des liaisons avec l'Espagne, la Hollande et l'Empire, de le déshonorer et de le perdre en publiant le traité de Douvres. Charles, après quelque résistance, consentit un arrangement, à condition qu'il fût verbal. Moyennant un nouveau pensionnement pour trois années, il romprait son accord avec l'Espagne, et il empêcherait son Parlement de rien faire qui fût préjudiciable aux intérêts de la France. Louis XIV, il est vrai, lui promit de ne pas attaquer les Pays-Bas. La défection de l'Angleterre enleva au prince d'Orange tout espoir de former une coalition contre la France. Seule, en effet, l'Angleterre en pouvait prendre l'initiative. C'est de chez vous, écrivait le prince, que toute l'Europe doit être sauvée, sans quoi elle sera bientôt subjuguée... notre situation et la conjoncture des temps ne permettant pas que nous soyons les premiers à parler ou à faire. Louis XIV le savait. Tranquille de tous les côtés, il se remit à réunir.

Strasbourg fut réunie sans formalité de justice.

Au congrès de Nimègue, les plénipotentiaires français avaient refusé l'insertion au traité d'un article qui garantît l'indépendance de cette ville. La paix la laissa donc exposée aux entreprises de Louis XIV. Strasbourg avait été fort embarrassée pendant la guerre. Son pont était d'une extrême considération, comme on disait, dans les campagnes sur les bords du Rhin ; aussi la bourgeoisie très prudente qui la gouvernait, aurait voulu le fermer à tous les belligérants. En 1673, l'Empereur ayant demandé le passage, le magistrat — on nommait ainsi la municipalité, qui se composait du préteur, du consul et. du sénat — avait refusé et déclaré qu'il voulait rester neutre ; les Impériaux durent redescendre le Rhin jusqu'à Philippsbourg. Mais, après la victoire de Turenne à Sinsheim et la prise par un de ses lieutenants du fort du Péage au bord du fleuve, le populaire obligea le magistrat, en septembre 1674, à appeler des régiments de cavalerie impériale. Le résident de France fut alors expulsé, et les Impériaux entrèrent. Quand le maréchal eut reconquis l'Alsace, Strasbourg se refit neutre, et un nouveau résident français déclara que tout était oublié ; mais, au lendemain de la mort de Turenne, la ville, cédant aux menaces de Montecuculli, livra le passage aux Impériaux. Une troisième fois, elle les laissa passer en juillet 1677. En 1678, il fut question d'une alliance avec l'Empereur ; enfin, au commencement de l'année 1679, Strasbourg fut occupée par les troupes impériales. Aussitôt la France exige qu'elles se retirent ; l'évacuation commence à la fin de juillet. Au même moment, la ville veut reconstruire les fortifications de la tête du pont, détruites pendant la guerre ; Louvois, qui est venu faire séjour en Alsace, l'oblige à se contenter d'un réduit insignifiant. Puis les arrêts du Conseil de Brisach entament l'indépendance de Strasbourg, et lui enlèvent ses domaines extérieurs. A la fin de l'année 1680, elle essaye de se faire déclarer pays neutre ; mais le Roi n'y veut pas consentir, en ce qui le concerne, pour la raison que, s'il reconnaissait cette neutralité, il avouerait qu'il avait eu des intentions de guerre. A l'automne de 1681, l'arrivée annoncée d'un plénipotentiaire impérial à Strasbourg et le bruit de l'approche d'une armée donnèrent à Louis XIV un prétexte pour agir.

Les préparatifs de l'opération militaire furent faits avec la discrétion et l'habileté ordinaires. Des régiments de cavalerie campés près d'Huningue surveillaient les mouvements possibles de Zurich et de Bâle, vieux alliés de Strasbourg. Du nord, par Lille et Tournai, un corps d'armée s'avança. La nuit du 27 au 28 septembre, d'Asfeld, avec trois régiments de dragons, s'approche du pont. Après quelques coups de feu, le réduit, gardé par cinq ou six hommes, est occupé. Mais l'alarme est donnée dans la ville, le tocsin sonne, de grands feux sont allumés sur les remparts. Le magistrat demande ce qu'on lui veut. Pendant les pourparlers, qui durent quelques jours, la ville est investie par 35.000 hommes. Pour se défendre, elle a seulement quelques centaines de Suisses. La population, en grande majorité hostile à la France, et qui veut défendre sa religion et son indépendance, court aux murs. Mais le magistrat a eu la prudence de laisser les canons, sur les remparts, dépourvus de poudre, afin d'ôter à quelques insensés le moyen de commencer un jeu qui finirait mal pour la ville. La bourgeoisie, en effet, sait qu'il est impossible de résister, et elle craint le siège, le bombardement, et une émeute de foule. Le 29 au matin, le magistrat députe vers Louvois qui est à Illkirch ; Louvois lui donne vingt-quatre heures pour capituler. Le lendemain, 30, les députés apportent un projet de capitulation, que le ministre accepte après des corrections : les privilèges de la ville seront confirmés, et la liberté de la religion, garantie ; la cathédrale sera rendue au culte catholique ; l'arsenal et le matériel de guerre seront remis aux mains du Roi. Tout de suite après, les troupes françaises occupèrent Strasbourg. Le 20 octobre, Egon de Furstemberg, l'agent pensionné de la politique de Louis XIV, sorte d'évêque in partibus dans cette ville protestante, entra en grande cérémonie. Trois jours après, arriva le Roi, dans un carrosse doré traîné par huit chevaux. Toutes les cloches et trois cents canons le saluèrent. Il se rendit à la cathédrale. L'évêque le reçut au seuil ; il rappela que deux rois puissants, Clovis et Dagobert, avaient fondé l'église de Strasbourg, et il célébra le roi plus glorieux qui en était le troisième fondateur. La conquête de Strasbourg par Louis XIV était, en effet, une revanche du catholicisme. Après que le Te Deum eût été chanté, le Roi alla tenir à l'hôtel du margrave de Bade-Durlach une cour qui fut très brillante. Nombre de princes étrangers étaient venus le saluer. Dans les rues, des paysans acclamaient le roi de France.

Le même jour que des troupes françaises occupaient Strasbourg, d'autres entraient dans Casai. Cette ville, capitale du Montferrat, appartenait au duc de Mantoue. Située sur le Pô, à la frontière Est du Piémont, elle était un poste important pour la politique française ; tenir Pignerol à l'Ouest et Casal à l'Est, c'était tenir le Piémont. Casai donnait, d'autre part, entrée au Milanais espagnol. Aussi Espagnols et Français se disputaient-ils depuis longtemps l'alliance mantouane. La cour de Mantoue était toute occupée d'amour. Le duc Charles III, mineur à son avènement en 1665, avait régné d'abord sous la tutelle de sa mère, l'archiduchesse Isabelle-Claire. Cette princesse honorait son secrétaire Bulgarini d'une confiance qui allait, assure Pomponne, au delà de ce qui regardait le gouvernement de l'État. Elle épousa secrètement ce Bulgarini. L'Empereur et le Pape les obligèrent à se séparer ; l'homme se fit bénédictin et la princesse religieuse, mais sans quitter son palais, d'où elle continua de gouverner. Charles III la laissait faire. A vingt ans, il épousa une très belle Gonzague, qui bientôt souffrit des maux qui donnent tant de sujets de plaindre les honnêtes femmes qui ont des maris débauchés. Il vivait d'ordinaire à Venise avec des courtisanes  ; il se ruina. Le marquis de Villars, ambassadeur de France à Turin, proposa à sa Cour, après la paix de Nimègue, de faire affaire avec ce décavé :

Il est gueux, grand joueur et dépensier ; lui et ses favoris n'ont pas un sou. Les Juifs lui ont assuré son revenu pour quelques années. Je crois que si on pouvait le porter à mettre la citadelle (de Casal) entre les mains du Roi, en lui donnant une bonne somme d'argent et une pension considérable pour entretenir la garnison de la ville et du château, ce serait une chose très avantageuse, d'autant que ce prince ne peut vivre longtemps.

L'affaire fut engagée par l'abbé d'Estrades, ambassadeur de Louis XIV à Venise, par l'intermédiaire du comte Mattioli que le commerce de débauche avait insinué dans la confiance du duc. Le baron d'Asfeld fut envoyé à Venise par le Roi auprès de Charles III ; mais en traversant le Milanais, il fut arrêté par les Espagnols, à qui Mattioli avait vendu le secret de la négociation. Louis XIV fit saisir et emprisonner cet intrigant, — qui devint, à ce qu'il semble, le mystérieux personnage connu par le nom légendaire du Masque de fer ; — puis il somma le duc de tenir les engagements qui avaient été pris en son nom. Charles III s'en défendit, niant qu'il eût jamais donné des pouvoirs à Mattioli. Louis XIV, qui avait assemblé en secret un corps de troupes à la frontière des Alpes, insista ; un traité fut signé le 8 juillet i681. Le duc recevait une somme de cent mille pistoles et une pension de soixante mille livres. Il se plaçait sous la protection du Roi, et, pour être plus efficacement secouru par lui, lui remettait la citadelle de Casai, dont il gardait d'ailleurs la souveraineté. Alors le corps d'armée français traversa le Piémont, comme s'il eût été une province de France. Le 30 septembre, il entra à Casai. Et l'on put dire en France que le Roi, plus grand que César, avait soumis en un même jour le Pô et le Rhin.

Dans la région lorraine, les opérations de justice et de force avaient continué. La Chambre prononça la réunion du comté de Chiny, situé entre Metz et Luxembourg, et qui appartenait au roi d'Espagne. Le prince de Parme, gouverneur des Pays-Bas, refusa de rappeler les soldats et les agents espagnols qui se trouvaient dans ce pays. Alors des corps de cavalerie française entrèrent en Luxembourg, en Flandre, et en Hainaut. Le comté fut évacué par les Espagnols, au mois d'avril i681. Mais la Chambre de Metz avait découvert que, de ce comté, relevait à peu près tout le Luxembourg, la capitale et une quinzaine de villages exceptés. La Cour de Madrid discuta ces prétentions dans des conférences qui furent tenues à Courtrai. Mais un des négociateurs d'Espagne voyait bien que les raisons espagnoles ne vaudraient jamais rien contre les françaises soutenues de 100.000 hommes de pied et de 25.000 chevaux  ; il disait que ses maîtres et lui s'attendaient bien à être jugés par cet endroit-là. Déjà Louvois organisait autour de la ville de Luxembourg un blocus. Des troupes occupèrent les villages voisins, arrêtèrent des convois, sous prétexte de faire la police des routes. Luxembourg était réservé au sort de Casal et de Strasbourg.

 

III. — LA TRÊVE DE RATISBONNE.

LA conquête, en un même jour, de Casal et de Strasbourg, remua l'Europe. Chez les princes de Hanovre, en Bavière, en Saxe, la prise de Strasbourg fut considérée comme une violation de la paix. Il y eut, par tout l'Empire, un mouvement d'opinion publique. Des pamphlets parurent dans les provinces les plus éloignées comme la Silésie.

Des groupements de puissances étaient annoncés déjà avant l'occupation de Strasbourg ; la Suède, qu'avait blessée l'arrêt de la Chambre de Metz sur le duché de Deux-Ponts, négociait avec les Provinces-Unies. Un traité fut conclu le 30 septembre 1681 à La Haye. Les deux États se proposaient le maintien de la paix de Nimègue ; si quelqu'un les attaquait conjointement ou séparément pour raison de ce traité, ils se secourraient par terre et par mer. L'acte disait : quel que fût l'agresseur, quicumque etiam ille sit. Cette ligue à deux pouvait devenir par l'adhésion d'autres puissances un grande coalition.

Louis XIV, qui avait appris pendant son voyage à Strasbourg la conclusion de l'accord entre la Suède et la Hollande, joua serré. En octobre 1681, il protesta à Vienne de son désir de garder la paix, et ces assurances furent répétées dans des conférences tenues à Francfort. Il offrait de renoncer à toutes les prétentions qu'il pouvait avoir encore, pourvu qu'on lui laissât les réunions déjà faites, Strasbourg comprise. Il avait pris l'habitude de dicter des conditions, de les déclarer modestes, et de menacer de parler sur un autre ton, s'il ne recevait pas satisfaction dans un délai donné. En même temps, il organisa une contre-ligue. Le 9 novembre 1681, fut tenu à Saint-Germain un conseil de sept heures de suite sans que le Roi en bougeât. On y décida de resserrer l'alliance avec le Brandebourg Frédéric-Guillaume avait été jusque-là solliciteur d'une entente étroite avec la France. Le Roi lui avait montré un empressement médiocre, soit qu'il se défiât de ce toujours inquiet personnage, très peu sûr, très malin, vulpinant, soit qu'il eût peine à renoncer à la vieille tradition de l'alliance suédoise, incompatible désormais avec celle de Brandebourg, soit pour les deux raisons réunies. A présent, c'était Louis XIV qui sollicitait l'électeur. Or, Frédéric-Guillaume avait passé une mauvaise année, tourmenté par la goutte, par le regret d'avoir perdu son Stettin, par de grands rêves — il voulait porter sur les mers lointaines le pavillon du Brandebourg et fonder une puissance coloniale — par la crainte d'une entente de ses voisins contre lui. Il sentait de mieux en mieux la nécessité de prendre son appui sur la force de la France. Il est vrai qu'il avait protesté contre la persécution que subissaient ses coréligionnaires de France, et qu'il accueillait avec empressement et même appelait chez lui nos émigrés. Et l'occupation de Strasbourg l'indigna. Mais les intérêts de son État l'emportèrent sur ses sentiments religieux et patriotiques. La brouille de la France et de la Suède lui faisait espérer qu'il remplacerait les Suédois dans le jeu de la politique française, et qu'il y trouverait le moyen de récupérer la Poméranie. Le 22 janvier 1682, il signa le second traité de Cologne-sur-la-Sprée. Le Roi et lui s'engageaient à maintenir la paix et à faire subir à ceux qui la troubleraient les pertes et les dommages de leurs infractions. Troubler la paix, c'était contester à Louis XIV la justice des réunions. Le Roi, d'ailleurs, bornait ses prétentions, bien qu'il lui fût assez facile d'en faire voir la justice sur plusieurs pays et États aux territoires qu'il avait déjà réunis. Le subside annuel de la France était porté à 400.000 livres, et, en cas de guerre, à 300.000 écus. Le 25 mars, France et Brandebourg concluaient des traités avec le Danemark.

Mais l'autre camp s'était fortifié. L'Empereur avait adhéré à la ligue de la Suède et de la Hollande en févier 1682. L'Espagne s'y joignit en mai ; la Hollande lui promit, au cas où elle serait attaquée, un secours de 8.000 hommes. D'autre part, il y avait entre Louis XIV et ses alliés un malentendu. Ceux-ci espéraient une guerre qui leur permît de se pourvoir aux dépens de la Suède ou de la Hollande, au lieu que la France ne pensait qu'à poursuivre en paix ses conquêtes. Louis XIV essaya de regagner la Suède, mais le roi Charles XI ne voulut rien entendre. Il venait de refuser, lorsqu'il était entré en possession du duché de Deux-Ponts, de prêter l'hommage qu'avait ordonné la Chambre de Metz. Même les relations diplomatiques furent rompues entre les deux couronnes si longtemps alliées. La coalition formée pour le maintien de la paix de Nimègue ne fut donc pas ébranlée. Et, pour le maintien de cette paix et de celle de Westphalie, des princes allemands s'accordèrent par un acte conclu à Vienne, en septembre 1682. Les confédérés s'engagèrent à former des corps d'armée sur le haut, le moyen, et le bas Rhin. Louis XIV, bien qu'il ftt déclarer à Vienne qu'il était en état de faire repentir ceux qui voudraient troubler la paix, était inquiet. Il avait vu avec plaisir s'annoncer une grande diversion.

La Cour de Vienne, après avoir un moment ménagé Tékéli, le chef de l'insurrection hongroise, avait rouvert les hostilités contre lui. Tékéli s'était retourné vers les Turcs, qui, au commencement de l'année 1682, s'apprêtèrent à envahir l'Autriche. Il n'est pas prouvé que Louis XIV ait excité le Grand Seigneur à la guerre, mais il est certain que l'appui donné à Tékéli par le roi de France protecteur de la Hongrie encouragea les Hongrois à la résistance. D'ailleurs, des agents français étaient en activité continuelle dans ces pays d'Orient.

Louis XIV, dans la crise qui s'annonçait, avait commencé par se conduire en bon chrétien. Pour ne point paraître profiter du péril de la religion, il ordonna, au mois de mars, de lever le blocus de Luxembourg. Mais il avait son idée, qui était de forcer l'Empire et l'Empereur à accepter les propositions qu'il avait faites après l'occupation de Strasbourg. Il comptait bien qu'ils céderaient, afin d'être tranquilles de son côté pendant qu'ils feraient tête vers l'Est. Son allié Frédéric-Guillaume l'assista, en refusant d'envoyer des troupes contre les Turcs, tant qu'il ne serait pas assuré contre le danger d'une guerre sur le Rhin. Louis XIV pressa donc la Diète de se résigner ; il lui donna un délai jusqu'au 2 décembre 1682, et consentit à grand'peine à le proroger. Or, à la fin de cette année, toute la Hongrie était au pouvoir des insurgés. Au printemps de l'année suivante, l'armée turque forte de 300.000 hommes se concentrait à Belgrade. Le grand-vizir Kara-Mustapha qui la commandait marcha sur Vienne. Le 12 juillet 1683, il arriva sous les murs de la ville, d'où l'Empereur s'était enfui.

La grande nouvelle se répandit dans toute l'Europe, qui se demanda ce qu'allait faire la France. Le Pape, aussitôt qu'il avait appris la marche des Turcs, s'était décidé à demander le secours de Louis XIV. Il était alors en plein conflit avec la Cour de France au sujet de la régale ; mais la naissance du duc de Bourgogne lui fut une occasion d'envoyer à Paris un nonce qui porta sa prière en même temps que ses compliments. Le nonce attendit longtemps l'audience qu'un voyage du Roi en Alsace et la mort de la Reine retardèrent jusqu'au mois d'août 1683. Le nonce prononça d'éloquents discours, qui parurent émouvoir ses auditeurs. Mais Louis XIV demeura très calme. Il croyait qu'aucun prince ne voulait sincèrement faire la guerre sainte, et que s'il faisait ostentation des secours qu'il pourrait donner, cela ne servirait qu'à le brouiller avec les Turcs et à ruiner le commerce français dans le Levant. Il disait que la trêve qu'il observait était une preuve de son zèle pour la Chrétienté, car elle permettait à l'Empire de secourir l'Empereur, qui n'attendait que la fin de la guerre pour attaquer la France.

Il essayait d'aboutir à Ratisbonne, offrant de se contenter d'une trêve de vingt ans, au lieu d'un traité de paix. Il donnait à croire au Brandebourg et au Danemark, pour les tenir à l'attache, qu'il était prêt à faire avec eux la guerre à la Suède et aux princes de Hanovre. En même temps, il manœuvrait habilement pour maintenir la paix de l'Allemagne du Nord. Il espérait toujours qu'il arriverait à ses fins, par le seul effet combiné de la guerre turque et de la crainte, répandue en Allemagne, d'une attaque de la France[4].

Mais Vienne allait être secourue. L'Empereur et le Pape s'adressèrent au roi de Pologne qui, depuis quatre ans, pensait à reprendre la guerre contre les Turcs. Sobieski avait demandé à la France une assistance qu'elle lui avait refusée. Un agent de l'Empereur ayant fait saisir une lettre adressée à Tékéli par un agent français, où se trouvait cette phrase : J'ai compris votre dernière lettre dans le paquet de Constantinople, s'en servit auprès des Polonais comme d'une preuve que le roi de France s'entendait avec le Grand Seigneur. Sobieski, serviteur jusque là de la politique française, s'affranchit. Au commencement de l'année 1683, il proposait à la diète polonaise de conclure des alliances avec les États menacés par les Turcs. Le nonce Pallavicini lui promit, avec la gloire d'un sauveur de la Chrétienté, la dime des domaines ecclésiastiques situés en Italie. Le 31 mars 1683, l'alliance austro-polonaise était conclue. L'armée polonaise s'apprêtait. Des contingents de toutes les parties de l'Allemagne marchaient vers le Danube.

Alors Louis XIV pensa que Vienne allait être sauvée sans doute, et que, pour parfaire les réunions, avant que l'Empereur eût les mains libres, le temps pressait. Le dernier jour d'août, il fit savoir au marquis de Grana, gouverneur des Pays-Bas espagnols, que, la Cour d'Espagne ne l'ayant pas satisfait sur les droits reconnus à la France par la Chambre de Metz, 20.000 fantassins et 1.500 cavaliers allaient entrer dans les terres de son gouvernement et y vivre aux dépens du pays. Louvois ordonna que la Flandre espagnole fût mise hors d'état de rien donner de longtemps au marquis de Grana, ce qui ne peut se faire qu'en y faisant beaucoup de désordre. Le pays fut en effet ravagé et frappé d'une contribution de trois millions. Le 26 octobre 1683, l'Espagne déclara la guerre à la France. Or, à cette date, Vienne était délivrée. Le 12 septembre, les Turcs s'étaient retirés devant l'armée polonaise et allemande que le roi Sobieski commandait.

Louis XIV se trouvait donc engagé dans une guerre ouverte, au moment de la retraite des Turcs. Il est vrai qu'il n'avait rien à craindre, pour quelque temps au moins, du côté de l'Empereur, occupé à poursuivre sa victoire. Il savait aussi que le roi d'Angleterre ne se déclarerait pas contre lui. Mais la Hollande l'inquiétait. Guillaume d'Orange s'était empressé d'envoyer au marquis de Grana le contingent de 8.000 hommes que les Provinces-Unies étaient tenues de fournir à l'Espagne, et il y avait joint quelques régiments qui lui appartenaient. Le Roi recourut aux procédés dont il s'était déjà servi pour mater le prince d'Orange. Il rassura le parti républicain bourgeois, comme toujours opposé à la guerre, en disant et répétant qu'il respecterait la barrière établie par le traité de Nimègue. Il déclara qu'il cesserait les hostilités si l'Espagne lui abandonnait soit Luxembourg, soit Courtrai, Dixmude, Beaumont, Bouvignes et Chimay, soit Puycerda, la Seu d'Urgel, Campredon et Castel Follit, soit Roses, Girone et le cap de Quiers, soit Pampelune et Fontarabie. Il lui laissait jusqu'au 31 décembre pour choisir la combinaison qu'elle aimerait le mieux. Les républicains de Hollande se tinrent pour satisfaits. La ville d'Amsterdam et la province de Frise mirent leur veto à la politique de. guerre.

Louis XIV tranquillisé continua les opérations militaires. Ses troupes prenaient en novembre Courtrai et Dixmude. En décembre, le pays de Bruges et de Bruxelles est ravagé, et Luxembourg bombardé. Comme l'Espagne ne s'est pas soumise au jour dit, Audenarde est bombardée aussi en mars 1684 ; Créqui et Vauban prennent Luxembourg, le 4 juin. Les États-Généraux s'inquiètent de ces conquêtes aux Pays-Bas ; mais c'est à l'Espagne qu'ils les reprochent. Pour la contraindre à traiter, ils s'engagent par une convention signée avec la France, le 29 juin, à retirer leurs troupes, si la Cour de Madrid n'accepte pas l'ultimatum. Louis XIV a promis de ne pas pousser plus loin ses conquêtes de ce côté.

Aucun secours ne vint à l'Espagne. L'Empereur reconquérait la Hongrie. La France continuait à jouer de ses alliés du Nord. Elle avait signé en novembre 1683 et en janvier 1684 de nouveaux traités avec le Danemark et le Brandebourg, où les subsides étaient accrus et les obligations précisées. La Diète allemande continuait à traîner les négociations ; l'Empereur, à qui le roi d'Espagne avait donné pouvoir de traiter en son nom, ne se résignait pas à conclure. Mais des troupes françaises étaient massées à Sarrelouis ; cent vingt escadrons s'avançaient en Alsace pour faire venir, disait Mme de Sévigné, la signature de l'Empereur. Verjus, ambassadeur de France près de la Diète, la somma d'en finir avant le 15 août. Le 15 août deux traités furent signés, l'un entre l'Empereur et le roi de France, l'autre entre les rois de France et d'Espagne. Chacun d'eux établissait une trêve de vingt années. Pendant la durée de cette trêve, le Roi garderait Strasbourg, Kehl et les seigneuries et lieux d'Empire occupés jusqu'au premier août 1681, et, d'autre part, Luxembourg, Beaumont, Bouvignes et Chimay. Encore une fois donc, l'Europe avait cédé. Toute cette politique de violence et de ruse avait été conduite par une main très habile, celle du Roi, qui toujours mettait de la prudence dans son audace. Le nouveau succès fut célébré en France. Racine put dire, sans presque exagérer, dans un discours à l'Académie, que le Roi voyait alors ses ennemis, après bien des conférences, bien des projets, bien des plaintes inutiles, contraints d'accepter ses conditions, sans avoir pu, avec tous leurs efforts, s'écarter d'un seul pas du cercle étroit qu'il lui avait plu de leur tracer.

 

 

 



[1] SOURCES. Les recueils de documents, Œuvres de Louis XIV, Recueil des Instructions... Corps universel diplomatique..., Les grands traités..., Mémoires de Pomponne, Relazioni... des ambassadeurs vénitiens ; Léonard, Recueil des traités de paix, Rotterdam, 1693, 6 vol. notamment au t. VI ; Spanheim, Relation de la cour de France en 1690, édition Bourgeois, Paris et Lyon, 1900.

OUVRAGES. Ceux de Ranke, Green, Erdmannsdörffer, Philippson, Pagès, Rousset, de Saint-Prest. En outre : Legrelle, Louis XIV et Strasbourg, Paris, 1881. Pfister, Les réunions en Alsace, dans la Revue d'Alsace, 1895 ; Hœlscher, Die öffentliche Meinung in Deutschland über den Fall Strassburgs, Munich, 1896 ; Reuss, L'Alsace au XVIe siècle, 2 vol. Paris, 1897-98 ; Bardot, La préfecture des dix villes libres impériales d'Alsace, Lyon, 1899 ; Kaufmann, Die Reunionskammer zu Metz, Metz, 1900.

[2] Croissi n'arriva de Bavière qu'en janvier 1880. Son frère Colbert fit l'intérim.

[3] La prévôté de Wissembourg était le domaine de l'ancienne abbaye, qui avait été, au milieu du XVIe siècle, convertie en chapitre prévôtal, puis réunie au siège épiscopal de Spire. Elle comprenait des terres exemptes de la juridiction landgraviale (partie de la vallée de la Lauter, baillage d'Altenstadt, Madenbourg, Spahn et Saint-Remy, entre Lauter et Quefeh).

[4] Le Vénitien Foscarini attribue è Louis XIV l'intention de passer en Allemagne, d'opposer une barrière aux progrès des Barbares et de les chasser de l'Empire à l'aide des contingents allemands ; la récompense d'un si éclatant service rendu à la Chrétienté aurait été la dignité de roi des Romains, et, si on eût déposé Léopold, la couronne impériale. Des historiens ont pensé qu'en effet Louis XIV n'avait attendu qu'un appel de l'Empire pour partir en croisade ; et il est certain qu'il a pensé à se faire élire empereur, puisqu'il a voulu s'assurer des voix par des traités. Mais, bien qu'il n'y ait pas de doute qu'il se trouvât offusqué par la supériorité de la condition impériale sur la sienne, et qu'il se crût capable de gouverner la terre, rien ne prouve qu'Il se soit attaché pour tout de bon à l'ambition d'être empereur, encore moins qu'il ait voulu mener la Chrétienté contre les Infidèles. Il avait l'esprit très pratique et tout positif, et très sec au fond, sous l'ample apparence.