HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE VIII. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE 1661 À 1685.

CHAPITRE II. — LA FORCE MILITAIRE.

 

 

I. — L'ARMÉE[1].

LE roi de France, bien qu'il fit la guerre presque continuellement, depuis des siècles, n'avait pas une armée organisée. Les seules troupes permanentes étaient la Maison du Roi, les Gendarmes, et quelques régiments d'infanterie. La vénalité avait pénétré dans les offices de l'armée. Les capitaines et, les colonels achetaient et vendaient leurs brevets. En temps de guerre, les troupes régulières ne suffisant pas, des commissions de capitaines et de colonels étaient délivrées par le Roi. Les officiers recrutaient par le racolage des compagnies, qui étaient groupées en régiments. Moyennant une prime par tête de recrue et une solde, que le Roi payait, ils équipaient et entretenaient leurs hommes. Les régiments de surcroît ainsi formés étaient licenciés, la paix faite. Même en temps de guerre, chaque hiver, pendant que les opérations étaient suspendues, les troupes se débandaient. Turenne aurait voulu, l'hiver de 1654, que chaque capitaine gardât au moins une vingtaine d'hommes. Il ne l'obtint pas.

Les colonels et les capitaines prenaient la guerre à l'entreprise ; ils l'affermaient, comme des financiers affermaient les aides. Un grand nombre d'entre eux tiraient du capital le meilleur parti qu'ils pouvaient. Ils gagnaient sur le Roi et sur le soldat. Ils enrôlaient à prix réduit des enfants ou des infirmes. Ils fraudaient sur le chiffre de l'effectif ; pour cacher le mensonge, ils mettaient dans les rangs, les jours de revue, des soldats postiches, les passe-volants. Ils fraudaient aussi sur la nourriture et sur l'entretien du soldat. Ces pratiques n'étonnaient personne. Mazarin les avait encouragées. Il demandait aux généraux d'épargner sur la solde au profit du trésor : Je vous prie de tout mon cœur, écrivait-il à Turenne en 1649, de ménager le plus qu'il vous sera possible dans la quantité et dans le temps des paiements. Il fermait les yeux sur l'emploi des passe-volants : M. le Cardinal, écrivait le maréchal de Bellefonds à Louvois en 1668, a tellement autorisé ces abus que vous aurez besoin d'une extrême application pour remettre les choses dans l'ordre.

Le soldat, obligé de vivre sur l'habitant, était aussi dur au compatriote qu'à l'ennemi. Sous les armes, il pillait de droit. Déserteur ou licencié, il brigandait. L'officier commissionné en vue d'une guerre, et licencié, lui aussi, la guerre terminée, prenait malaisément l'esprit de discipline. Au reste, le haut commandement était mal organisé. Les offices de colonel-général de l'infanterie et de colonel-général de la cavalerie, de grand-maître de l'artillerie, donnaient à ceux qui les tenaient une autorité qui interceptait ou, du moins, gênait l'autorité du Roi.

Il n'y avait point une administration de la guerre régulièrement constituée  ; point de service méthodique des munitions, des vivres, ni des hôpitaux. L'armement et la tactique étaient vieux d'un siècle, l'infanterie négligée, la cavalerie demeurant l'arme noble. L'artillerie et le génie étaient des services à côté, que des particuliers géraient à l'occasion. La fortification était partout délabrée à la mort du Cardinal.

La création de l'armée monarchique fut l'œuvre de trois hommes, Le Tellier, son fils le marquis de Louvois, et le Roi.

Le Tellier a été l'initiateur. Intendant à l'armée de Piémont en 1640, il avait vu de près le désordre militaire. Secrétaire d'État de la guerre en 1643, il s'était appliqué à y remédier, autant que l'on pouvait remédier à un désordre lorsque Mazarin gouvernait. Il fit ou renouvela de bons règlements militaires et mit en train la réforme en toutes ses parties. Au mois de décembre 1653, il obtint la survivance de sa charge pour Louvois, qui allait avoir dix-sept ans. Quand Louvois se maria, en 1662, le Roi lui donna la permission de signer comme secrétaire d'État. Mais Le Tellier, qui demeura en charge jusqu'en 1677, garda la haute main sur le service au moins jusqu'à la paix d'Aix-la-Chapelle en 1668. Encore, pendant la guerre de Hollande, il assista son fils. Dans ce chapitre de la réforme militaire, il faudrait presque toujours dire, au lieu de Louvois tout seul, Le Tellier et Louvois.

Louvois n'avait pas, dit Saint-Simon, l'étendue, la force ou la patience requises pour être à la tête des affaires. Ce fut un professionnel étroit, qui se montra médiocre toutes les fois qu'il sortit de son métier d'administrateur de la guerre. A ce métier même, il n'apporta pas un génie d'inventeur ; devant les nouveautés, il hésitait. Mais il aima l'ordre et la règle, comme les artistes, les écrivains et les hommes d'État de son temps. Il demandait à ceux qu'il consultait des discours clairs. Il savait distribuer une matière en ses parties, et garder, dans l'attention au détail, la vue de l'ensemble. Comme il savait aussi répartir la besogne méthodiquement entre des agents bien choisis, il voyait, en même temps que la chose à faire, comment, en combien de temps, par qui elle serait faite. Personne ne fut plus capable que lui, soit d'organiser de grands services, soit de dresser quelque surprenante entreprise. Prodigieusement actif et vigilant — bourreau de travail, comme Colbert, — il tenait son monde en haleine. Au reste, il était un mauvais homme, obséquieux envers qui pouvait le servir ou lui nuire ; hautain, brusque, brutal pour tous les autres, en quoi il fâcha souvent le Roi, si poli et dont les ordres semblaient des grâces. Et toujours Louvois préféra très tranquillement à la moindre diminution de son crédit auprès du Roi les pires calamités publiques, comme la guerre et la persécution religieuse.

Le Roi connaissait les choses de la guerre presque aussi bien que son ministre. Il s'en informait minutieusement, prenait des notes, réfléchissait, écrivait de sa main des mémoires et des tableaux.

Je voulais savoir exactement, écrit-il, tout le détail de ce qui regardait mes troupes. Je formais des mémoires de ma propre main, où je prenais soin d'écrire de jour en jour et leurs logements et leur nombre, afin de savoir plus précisément de quel temps et de quelles provisions j'aurais besoin pour les assembler... Je faisais en mon esprit diverses distributions de mes forces, pour me servir des unes ou des autres suivant les affaires que j'entreprendrais, sans avoir besoin, pour cela, du ministère d'autre personne que de l'un de mes secrétaires d'État, seulement pour l'expédition des ordres.

Cette même année — 1669 — il écrivait à Turenne : J'ai tout dans ma tête. Et c'était vrai.

L'œuvre de ces trois hommes fut grande et imparfaite. Les défauts étaient trop considérables, ils tenaient trop à la constitution de l'État et de la société, pour qu'une réforme à fond fût possible.

Pas plus que dans les services civils, et pour les mêmes raisons, la vénalité ne fut abolie. Rembourser les propriétaires de grades, prendre en charge la levée, l'équipement, l'armement, la nourriture de l'armée, c'aurait été une grande révolution, et qui aurait coûté bien cher. On se contenta d'atténuer les plus grands vices Au-dessous du capitaine étaient le lieutenant, le sous-lieutenant, grade créé dans l'infanterie en 1669, et qui fut supprimé dix ans après, et l'enseigne. Ces grades furent conférés par le Roi gratuitement. Au-dessus, venaient le major et le lieutenant-colonel, également nommés par le Roi. Il fut admis qu'un officier passa major et lieutenant-colonel sans avoir été capitaine, c'est-à-dire sans avoir été obligé d'acheter une compagnie. Au-dessus du colonel, il y avait le brigadier, grade institué en 1667 pour le commandement de deux régiments. Il fut admis qu'un officier passât brigadier sans avoir été colonel, c'est-à-dire sans avoir été obligé d'acheter un régiment. Et le brigadier pouvait ensuite monter au maréchalat. Ainsi firent deux officiers pauvres, Vauban et Catinat.

Mais la vénalité, maintenue pour les offices de capitaine et de colonel, continua ses méfaits. En l'année 1676, le maréchal de Luxembourg proposait, pour être colonel d'un régiment d'infanterie, le sieur de Girouville Louvois répondit :

Je suis obligé de représenter à S. M. que, quoique ce soit un très bon officier, ce sera assurément la perte de ce régiment-là, si S. M. ne met à la tête un homme de qualité capable d'y faire de la dépense. Quoique le marquis de Nangis n'ait pas beaucoup d'expérience, il a 20.000 écus de rentes ; peut-être Sa Majesté jugerait-elle à propos de l'engager dans l'infanterie, en lui donnant ce régiment.

Il fallait aussi être riche pour devenir capitaine. Vauban écrit à Louvois en 1675 :

La Politique extérieure de 1861 à 168s LIVRE WU

J'ai un pauvre diable de cousin, lieutenant dans le régiment de Nonan-cavalerie, bon et vieil officier, qui aurait été capitaine il y a longtemps, s'il avait eu le secret de métamorphoser de méchantes compagnies en de fort bonnes sans se ruiner.

C'était, pour les officiers, une grande tentation, et même, s'ils étaient pauvres, une nécessité, de griveler sur les gens de guerre. L'usage des passe-volants demeura, malgré la fréquence et l'exactitude des revues. Racine a raconté que Louis XIV, qui passait une revue aussi bien que personne, reconnut dans le régiment de Hautefeuille un passe-volant, qui était valet de chambre de M. de Hautefeuille, et le Roi le reconnut à ses souliers, que son maitre avait portés. Un grand nombre d'ordonnances furent rendues contre les pauvres diables qui vivaient de ce trafic. Les peines devinrent de plus en plus sévères : le fouet, la marque au fer rouge sur le visage, la mutilation du nez, la mort. Des officiers qui employaient des passe-volants furent cassés, ou plus sévèrement punis. Il faut faire voir, disait Louvois... que, quand on vole V. M., on n'en est pas quitte pour cesser de la voler et pour être révoqué. Mais on continua de voler. Pendant que le Roi payait fort bien, les officiers retenaient l'argent et répondaient aux réclamations des soldats par des coups de bâton, écrivait Louvois en 1677. Retenues arbitraires de solde, reprise de vêtements et de souliers à des soldats, qui sont obligés d'aller par les rues pieds nus, ces faits se retrouvent dans toutes les armées du Roi. En 1678, le baron de Quincy, commandant la cavalerie des places du Hainaut, mande à Louvois : C'est une pitié de la voir autant délabrée qu'elle l'est. Je soutiendrai devant toute la France que tout ce que j'en ai vu à Saint-Guillain ne peut pas être qualifié du nom de cavaliers, mais bien de misérables gueux sans armes, sans bottes et sans habits, montés sur des chevaux entièrement ruinés. La raison de cette misère, ajoute le commandant, est que les officiers du Roi font une volerie exécrable de son argent pour jouer à poignée de pistoles. Dans l'administration de Louvois, comme dans celle de Colbert, l'écart fut large entre les intentions du ministre et les résultats qu'il obtint. Mais, pas plus que Colbert, il ne perdit toute sa peine. En comparaison du passé et aussi des armées étrangères, le Roi put être loué de la régularité des paiements, du paiement exact de la solde. Ce sont les termes dont se servent l'ambassadeur vénitien Giustiniani, en 1676, et Spanheim, le ministre de Brandebourg, en 1690.

Rien ne fut changé au mode de recrutement. On essaya de faire revivre l'obligation féodale au service, qui aurait pu devenir une obligation envers le Roi et la nation. L'arrière-ban fut convoqué pendant la guerre de Hollande. L'expérience fut lamentable. Tard dans le règne, les dernières années de Louvois, un règlement de 1688 organisa les milices provinciales. Chaque village de quelque importance fournirait un homme, non marié, et âgé de vingt à quarante ans. Les miliciens désignés s'exerceraient aux armes le dimanche. Ils seraient groupés par compagnies de cinquante hommes. Les officiers seraient choisis parmi les gentilshommes du pays. En temps de paix, chaque paroisse fournirait la solde et l'équipement de son homme, et les officiers seraient payés par tous les contribuables à la taille de la généralité. En temps de guerre, l'entretien des milices serait à la charge du Roi. Ainsi fut entrevue encore une fois l'idée d'une armée nationale, toute différente de l'autre, sans vénalité, sans étrangers, où le service aurait été un devoir public, où la noblesse campagnarde aurait trouvé une fonction sociale. Au premier essai, les milices donnèrent 25.000 hommes. Comme il se trouva, parmi ces hommes, beaucoup d'anciens soldats, et, parmi les gentilshommes, d'anciens officiers, ce furent de bonnes troupes. Mais la milice n'était pour le Gouvernement qu'un expédient et un appoint. Si l'idée de la nation armée s'était présentée au Roi et à ses ministres, ils auraient reculé devant elle. Après Louvois, toute sorte d'exigences nouvelles firent de la milice une vexation ajoutée à tant d'autres.

 Le recrutement continua d'être pratiqué selon le mode ancien, qui se trouve défini, par exemple, dans une instruction donnée en 1660 aux commissaires des guerres, chargés de lever 2.000 hommes de pied dans le gouvernement de Paris : Lesdits sieurs commissaires feront publier l'ordonnance qui est mise en leurs mains, pour obliger les déserteurs, vagabonds, gens sans aveu et vocation, capables de porter les armes, à s'enrôler en ladite levée. En même temps, ils feront battre la caisse, pour enrôler tous ceux qui se présenteront, jusqu'audit nombre de deux mille.

Les volontaires accouraient en assez grand nombre au tambour des recruteurs. Le marquis de Sourches disait, à propos d'une levée fructueuse et rapide, que, de tous les royaumes du monde, il n'y en a aucun où les peuples s'empressent de servir le Roi, comme la France. Spanheim et d'autres attribuaient cet empressement à la fois au naturel français, inquiet, porté aux nouveautés et qui ne manque pas de courage, et à la fréquence et la misère même des peuples, qui se voient réduits par l'exaction des tailles et des gabelles... à se laisser enrôler pour se tirer de leurs misères et trouver de quoi subsister. Mais il semble que jamais les rafles de gens sans aveu ni les enrôlements de volontaires n'aient suffi à donner les effectifs, qui allèrent grossissant toujours. Les recruteurs employaient la ruse ou la force. La ruse, c'était de promettre aux recrues monts et merveilles. Louvois la pardonnait : Sa Majesté, disait-il, trouve bon que l'on dissimule les petites tromperies pour enrôler les soldats. Il désapprouvait les violences, mais il ne put jamais les empêcher, à supposer qu'il l'ait voulu sérieusement. En 1690, il se plaint au lieutenant de police qu'il s'en commette journellement pour faire les enrôlements à Paris. Les recruteurs, dit-il, enlèvent des gens qui passent dans les rues, les jettent ensuite dans des carrosses et les mènent dans des maisons écartées, où, à force de les battre et de leur faire peur, on leur fait signer des engagements. On était alors en pleine guerre contre l'Europe ; il fallait des hommes à tout prix. La guerre finie, en 1697, Vauban exposera dans un mémoire au Roi les terribles effets du régime des enrôlements

Presque tous les enrôlements sont devenus frauduleux et forcés. Je laisse à penser quelles troupes cela a dû produire, et quelle fidélité on doit attendre de soldats ramassés de toutes espèces, qui n'ont dans l'esprit que le chagrin d'être forcés de faire un métier pour lequel ils n'ont nulle disposition ; ce sont les contraintes, jointes à la faiblesse de la solde, qui ont donné lieu à tant de désertions dans les armées pendant le cours de cette dernière guerre, et causé tant de désordres parmi les peuples de la campagne par l'enlèvement fréquent des hommes le plus en état de soutenir leurs familles et de les faire subsister du travail de leurs mains, ce qui, ayant mis une infinité de femmes et de pauvres enfants hors d'état de pouvoir plus trouver de quoi vivre, grande quantité sont morts de faim et de misère, et plusieurs autres ont été réduits à la mendicité pour avoir été privés de ceux qui pouvaient les faire subsister. C'est encore ce qui a fait perdre une partie considérable des meilleurs sujets du royaume, qui ont passé chez les étrangers.

La désertion était coutumière à des malheureux que l'on avait pris de force, et que l'on retenait souvent au delà de leur engagement. L'abus de la désertion, est-il dit dans une ordonnance de 1666, s'est tellement établi dans les troupes du Roi qu'il y a à présent peu de soldats au service de Sa Majesté qui ne soient tombés dans ce crime. Louvois faisait un jour savoir à Luxembourg, pendant la guerre de Hollande, que plus de 2.000 déserteurs français avaient passé par Nimègue. L'année 1677, en Sicile, le maréchal de Vivonne constate, après une revue de ses troupes, que 4 150 hommes sur 6 900 ont déserté.

Louis XIV fit un plus large usage que ses devanciers du recrutement à l'étranger Cette opération se pratiquait de diverses façons. On envoyait, en tel ou tel pays, des racoleurs, chargés de ramener des hommes, que l'on versait ensuite dans les régiments. Ou bien l'on demandait à un État de fournir un certain contingent. La Suisse, depuis longtemps, louait des troupes au roi de France en vertu de traités régulièrement renouvelés, auxquels on ajoutait, à l'occasion, des conventions exceptionnelles. — Il arrivait qu'un prince étranger offrit des soldats : Le Roi de la Grande-Bretagne, écrit Louvois à Turenne en 1673, — vient de faire présent au Roi de 1.500 Anglais et de 1.500 Écossais en deux régiments, — voulant, dit-il, faire connaître à tout le monde l'intime part qu'il prend aux intérêts de Sa Majesté. — Le plus souvent, ce concours des étrangers s'obtenait moyennant de gros subsides, ou par force. Le duc de Lorraine avait prêté ses troupes pour la campagne de 1667 en Flandre. La campagne finie, il voulut les ravoir : Je lui fis parler de telle sorte, écrit le Roi dans ses Mémoires, qu'il fut obligé de s'en désister, et de me les laisser autant que je voulus. — En mars 1671, Louvois veut obtenir du duc de Savoie une compagnie de gendarmes, un régiment de cavalerie et un régiment d'infanterie. Tout bonnement il expose au duc que le Roi, craignant de diminuer le nombre de ses sujets qui sont nécessaires dans les provinces pour cultiver la terre, a résolu d'employer des soldats étrangers. En conséquence, il a l'intention de donner au prince, fils du duc, non seulement... une compagnie de gendarmes, mais encore un régiment d'infanterie, et un régiment de cavalerie, chose que personne n'a ici que les enfants de France et Monsieur. Cette grande grâce était fort onéreuse, car il était sous-entendu que le prince amènerait la compagnie, dont il serait le capitaine, et les deux régiments, dont il serait le colonel. Aussi le duc de Savoie s'excusa, disant qu'il n'avait pas assez de soldats pour lui-même. Pourtant, il dut s'exécuter. L'année d'après, Louvois tira de lui trois régiments encore. La Savoie demeurera comme une circonscription militaire française jusqu'en l'an 1690, où le duc se brouillera avec le Roi. — En 1673, Louis XIV demanda aux Génois, seigneurs de la Corse, de lever pour lui un régiment dans cette île. Ils refusèrent d'abord, puis cédèrent., après que des galères génoises eurent été saisies : Il faut qu'ils soient sages dorénavant, écrit Louvois, et qu'ils connaissent qu'il n'est pas bon de refuser au Roi ce qu'il leur demande, ni d'avoir d'aussi malhonnêtes manières qu'ils en ont eu sur les levées que Sa Majesté a désirées d'eux. — A ces corps composés tout entiers de soldats d'une nation, il faudrait ajouter les individus de tous pays enrôlés isolément. L'effectif des étrangers dans les troupes françaises était très considérable. Un jour, en 1693, comme le nonce l'avait félicité d'une victoire remportée en Flandre, le Roi, raconte Dangeau, répliqua : Je crois, Monsieur, qu'à l'avenir les ennemis ne seront pas bien aises de se trouver devant une armée de Français. Mais j'ai tort de dire une armée de Français, il faut dire une armée de France, car la mienne était composée de plusieurs nations qui toutes ont également bien fait.

Le double recrutement, en France et à l'étranger, produisit d'énormes armées. En 1667, pour la guerre de Flandre, le Roi ne dispose que de 72.000 hommes, dont 35.000 seulement font campagne. Mais en 1672, le 2 février, Louvois lui met sous les yeux le contrôle de l'armée qui va entrer en campagne. Elle est de 120.000 hommes. Au 1er janvier 1678, elle sera de 279.000.

En tête de l'armée servait la Maison du Roi, qui comptait environ 3000 chevaux — gardes du corps, gens d'armes de la garde du Roi, chevau-légers de la garde du Roi, mousquetaires[2]. Le Roi voulut qu'elle fût un modèle pour l'armée. Ses mousquetaires chargeaient en tête de la cavalerie ; dans les sièges, ils descendaient de cheval, pour marcher en tête des colonnes d'assaut. Après la Maison venaient la Gendarmerie, composée de quelques compagnies, puis les régiments d'élite de l'infanterie — gardes françaises, gardes suisses, anciens régiments, dont le dernier en date fut le régiment du Roi, formé en 1662, pour donner l'exemple d'une troupe bien tenue[3]. Au-dessous de la Maison du Roi et des troupes d'élite étaient classés les régiments de cavalerie et d'infanterie[4].

Pour commander les armées, une hiérarchie régulière fut établie peu à peu, qui les mit sous la main du Roi[5]. Elle partait de l'enseigne pour aboutir au lieutenant-général, en passant par le lieutenant, le capitaine, le major, le lieutenant-colonel, le colonel, le brigadier, le maréchal de camp. Le maréchalat de France était une dignité. Turenne fut élevé au-dessus des autres maréchaux par le titre de maréchal général. Au-dessus de lui, commandèrent le prince de Condé, Monsieur et le Roi. Entre officiers de même grade, l'ancienneté, constatée par l'ordre du tableau, donna la supériorité. Une ordonnance de 1661 prescrit que lorsque, dans une place, il se trouvera plusieurs capitaines et que les officiers supérieurs seront absents, le plus ancien capitaine d'infanterie du plus vieux des régiments qui y seront en garnison, y commandera. Un règlement de 1665 assure l'autorité des lieutenants-colonels, qui en l'absence des colonels auront le commandement sur tous les quartiers des régiments. C'était l'usage que, lorsqu'un commandant en chef d'armée n'était plus en état de commander, par mort, maladie ou autrement, les officiers généraux de même dignité roulassent ensemble, comme on disait, c'est-à-dire exerçassent le commandement à tour de rôle, ce qui donnait lieu à des disputes et à des discordes. De par une ordonnance de 1675, si un tel cas se présente, l'officier qui se trouvera le plus ancien... commandera à ceux qui le seront moins que lui, avec la même autorité que s'il avait pouvoir ou commission de S. M. de commander en chef. La même règle est étendue aux postes inférieurs, en sorte qu'un corps ou commandement de troupes que S. M. aura confié à une seule personne ne puisse jamais sans ses ordres tomber entre les mains de plusieurs.

 A tout le monde, Louvois voulut imposer une exacte discipline. Il faut, disait-il en 1669, faire entendre à tous les officiers qui commandent les corps que l'intention du Roi est qu'ils rétablissent l'obéissance sans réplique à l'égard des officiers qui leur sont subalternes, et que, pour cet effet, le premier à qui il arrivera de désobéir sera cassé. — Des officiers aimaient mieux se démettre que d'obéir. A propos de l'un d'eux, Louvois écrivit : Je crois Montil trop sage pour me demander à se retirer, parce que ce sera le chemin d'aller à la Bastille, où le Roi met d'ordinaire les gens qui font de pareilles propositions. Le Roi, disait-il encore, n'aime pas les gens chagrins. En 1672, les maréchaux de Bellefonds, de Créqui et d'Humières refusèrent de se mettre sous les ordres de Turenne. Louvois pria Créqui de réfléchir : Je tremblerai jusqu'à ce que j'aie vu que vous avez pris le bon parti. Vous me permettrez de vous dire qu'il n'y en a point d'autre que d'obéir à un maitre qui dit qu'il veut l'être. Les trois maréchaux s'entêtèrent, ils furent privés de leur commandement, puis exilés en province. Pour rentrer en grâce, il leur fallut se rendre à l'armée de Turenne et servir sous ses ordres quinze jours comme lieutenants-généraux. En 1674 — le roulement étant encore en usage — Luxembourg refusait de rouler avec le chevalier de Fourilles : Il n'y a point expédient, déclare Louvois, de persuader à S. M. que M. de Luxembourg ne roule pas avec M. de Fourilles, et il faut, s'il en fait difficulté, qu'il se résolve à une disgrâce qui sera d'autant plus dure qu'il n'a aucun prétexte d'en faire.

Les brillants officiers, les officiers de cour, furent invités à faire tout leur devoir. Le comte d'Auvergne, à qui répugnait l'escorte des bagages, qu'on lui commanda un jour, et qui se plaignait à tout propos de son chef, ayant offert par menace de prendre son congé, fut très surpris de voir son offre acceptée. Louvois, il est vrai, n'obtint pas l'absolue discipline. On connaît une conversation de lui avec M. de Nogaret, que Mme de Sévigné a rapportée : Monsieur, votre compagnie est en très mauvais état. — Monsieur, je ne le savais pas. — Il faut le savoir ; l'avez-vous vue ?Non, monsieur. — Il faudrait l'avoir vue. — Monsieur, j'y donnerai ordre. — Il faudrait l'avoir donné. Il faut prendre un parti, monsieur, ou se déclarer courtisan, ou s'acquitter de son devoir quand on est officier. Or, cette conversation est de l'année 1689. Mais il n'y a pas de doute que les cas d'insubordination ou de négligence se firent très rares. La discipline des armées françaises étonna les étrangers. Le vénitien Giustiniani loue le Roi de s'être beaucoup occupé de la cohésion de ses armées et de leur bonne discipline. Le même compliment se trouve dans Spanheim.

Le Roi voulut garder à la noblesse le privilège qu'elle avait de fournir des officiers à l'armée. Cependant, des jeunes gens de familles vivant noblement étaient admis à cet honneur. Jusqu'en l'année 1682, un jeune homme qui voulait devenir officier, s'engageait, s'il était de haute naissance, dans les compagnies des gardes du corps ; autrement, dans un régiment. Il y faisait l'exercice comme les autres soldats, sans recevoir une instruction particulière. Après deux ans environ, le cadet achetait, selon ses moyens, une compagnie ou un régiment. La troupe risquait ainsi d'être mal commandée. Louis XIV, dans ses premières années, jugeant que toute l'infanterie française n'avait pas été fort bonne jusqu'ici, imagina ce moyen de la rendre meilleure : Je fis tomber une partie des charges de colonels entre les mains des jeunes gens de ma cour, à qui le désir de me plaire et l'émulation qu'ils avaient l'un pour l'autre pouvaient, ce me semblait, donner plus d'application. Mais ce n'était là qu'un expédient. Louvois entreprit d'organiser l'éducation des officiers.

En 1682, il réunit les cadets dans des compagnies spéciales, deux d'abord, puis neuf, qui furent réparties entre des places fortes du Nord et de l'Est. On compta, en 1684, 4.275 cadets. Il se trouva dans le nombre des enfants de quatorze ans et des hommes de trente ou quarante ans. Plusieurs ne savaient ni lire ni écrire. Les cadets, qui faisaient l'exercice comme les soldats, devaient écouter tous les jours deux leçons de mathématiques, chacune de deux heures et demie. Ils ne s'empressèrent pas aux leçons, préférant la comédie et. le cabaret. En 1688, on mande à Louvois que parmi l'escouade de la compagnie de gentilshommes de Charlemont qui a été envoyée à Longwy, il ne s'en trouve que quatre qui aient appris les mathématiques, et pas un qui sache une règle d'arithmétique. Ces écoles, dont le succès avait été si médiocre, furent supprimées en 1692.

Malgré les défauts et les vices, que Louvois lui reprochait durement, le corps des officiers français valait mieux que celui des armées étrangères. Il était en grande majorité composé de nobles, qui aimaient le métier par tradition de famille, par naturelle vocation, et aussi par nécessité, la carrière des armes étant la seule où ils pussent espérer faire fortune. Ils apprenaient par la pratique même ce qu'il leur était indispensable de-savoir, et qui était peu de chose après tout. Ils mettaient leur honneur à servir le Roi au péril de leur vie. Ils moururent en très grand nombre dans les batailles, les tranchées et les assauts. Et le Roi était toujours assuré de trouver aux morts autant de remplaçants qu'il fallait et même davantage.

Le Tellier et Louvois essayèrent de donner au Roi une armée bien payée, bien vêtue, bien équipée, dont la subsistance fût assurée par des moyens réguliers, et qui soignât ses blessés, ses malades et ses invalides.

La solde fut fixée par un règlement publié en février 1670 : cinq sous par jour pour le fantassin, onze pour le dragon, quinze pour le cavalier ; elle sera payée tous les dix jours aux hommes Les retenues à prélever par les capitaines pour l'entretien des soldats sont évaluées, et des peines édictées contre ceux qui prélèveraient davantage. Un capitaine d'infanterie touche soixante-quinze livres par mois en temps de paix et cent douze en temps de guerre. Il ne faut croire d'ailleurs, ni que tous les officiers aient régulièrement payé les hommes, ni que le Roi ait toujours régulièrement payé les officiers.

La tenue était délabrée dans la plupart des compagnies ; dans d'autres, les officiers croyaient plaire à Sa Majesté en faisant mettre sur les habits de leurs sergents et de leurs soldats du galon d'or et d'argent fin et faux. Peu à peu, l'usage s'établit d'habiller les différents corps tout d'une partie. L'uniforme, introduit d'abord dans les régiments étrangers, devint obligatoire à partir de 1670. La couleur bleue fut réservée à la Maison du Roi, la rouge aux troupes suisses, la grise aux autres troupes.

Au début du règne, l'infanterie se servait encore du mousquet et de la pique. Le mousquet était une arme précise, pas plus lourde que le fusil d'aujourd'hui. Mais c'était une arme lente. Le soldat versait la charge de poudre et la balle par le bout du canon, allumait la mèche aux étincelles d'un briquet, et l'ajustait sur un mécanisme à ressort. Puis il mettait en joue l'arme appuyée sur une fourche, et faisait jouer le mécanisme, qui abattait la mèche sur l'amorce. Cela prenait beaucoup de temps. La pique, longue de quatorze pieds, et lourde, était une arme contre la cavalerie. Une compagnie, en 1661, avait, pour deux tiers de mousquetaires, un tiers de piquiers. L'infanterie se trouvait ainsi divisée en deux armes indépendantes. Pendant que le mousquetaire tirait, au début d'une action, le piquier demeurait inactif. Si une charge de cavalerie arrivait dans le rang, l'usage du mousquet était impossible.

Or, il y avait longtemps que des armuriers allemands avaient construit une sorte nouvelle de mousquet, où une pièce d'acier trempé était heurtée par un silex, dont les étincelles allumaient la poudre. Cette arme perfectionnée donnait un tir plus rapide que l'ancienne, mais elle ratait souvent. C'est pourquoi l'usage de ce fusil n'avait pas été approuvé dans les armées françaises. Lorsqu'il commença d'y pénétrer, Louvois, prudent toujours et lent à l'innovation, voulut l'interdire : L'intention de Sa Majesté, écrivait-il en 1666, est d'abolir entièrement les fusils. Cependant les soldats et les officiers aimaient l'arme nouvelle. Louvois, en 1670, toléra quatre fusiliers par compagnie. L'année d'après, un régiment de fusiliers fut formé pour être employé comme soutien de l'artillerie. En 1674, le fusil fut donné aux corps d'élite ; mais le mousquet ne disparaîtra des armées qu'en 1703. Vauban ayant inventé en 1687 la douille, qui permit d'adapter la baïonnette au fusil sans que le tir fût empêché, le soldat eut en mains une arme à la fois de tir et d'escrime. La force de l'infanterie fut ainsi doublée.

Depuis longtemps, l'infanterie lançait des grenades, mais l'emploi de ce projectile n'était pas réglé. En 1667, quatre soldats furent désignés dans chaque compagnie du régiment du Roi pour être des grenadiers ; puis les grenadiers furent réunis en une compagnie spéciale de ce régiment ; puis chaque régiment eut sa compagnie de grenadiers. — Il y avait, dans la cavalerie, deux régiments de mousquetaires, armés comme l'infanterie, employés à l'escorte des convois et au service d'éclaireurs, et qui servaient tantôt à pied, tantôt à cheval. Ces mousquetaires devinrent les dragons, dont les régiments furent placés sous le commandement du colonel-général Lauzun. Il y eut quatorze régiments de cette troupe d'infanterie montée. Pour les cavaliers, le sabre remplaça l'épée, en 1679. L'année d'après, la carabine rayée fut donnée à deux cavaliers par compagnie. Puis chaque régiment eut sa compagnie de carabiniers. Puis on forma des régiments de carabiniers. C'est ainsi que, peu à peu, après expérience, fut accrue la puissance de l'armée. Mais la grande nouveauté fut l'organisation de l'artillerie et du génie.

L'artillerie et le génie devinrent des armes importantes pendant ce règne où les sièges furent les opérations les plus considérables des guerres. Avant l'année 1669, l'artillerie ne relevait pas du secrétaire d'État. Elle avait son grand-maitre, lequel vendait des charges à des officiers, qui composaient le corps d'artillerie : lieutenant général, commissaire général, lieutenants d'artillerie, commissaires ordinaires et extraordinaires, officiers pointeurs, maîtres canonniers, capitaines de charroi, conducteurs, ouvriers du fer et du bois. Il n'y avait pas de soldats artilleurs. Arrivés au corps d'armée, les officiers entreprenaient à forfait la construction et le service des batteries, dont ils fournissaient les canons. Ils recevaient cent écus par pièce mise en batterie ordinaire, quatre cents par pièce de batterie en brèche. Le Roi payait vingt livres par jour pour le service de chaque pièce. Les entrepreneurs devaient donner vingt sous par jour et vingt sous par nuit aux servants qu'ils embauchaient ; le reste était leur revenant bon. — Louvois ne supprima point la grande maîtrise. Après que le duc de Mazarin eut résigné la charge, il sut s'accommoder avec le comte du Lude, qui en fut investi. Il créa des troupes d'artillerie. Après le siège d'Aire en 1677, où les bombes avaient produit un grand effet, deux compagnies de bombardiers furent mises sur pied. Dix autres y furent ajoutées. Cela fit un régiment, dont le colonel fut le grand maitre en 1689. Une compagnie de canonniers avait été organisée avant la guerre de Hollande ; cinq autres le furent en 1679 et six autres, dix ans après. Des compagnies de fusiliers suivaient et défendaient le canon.

Avant Louvois, il n'y avait pas non plus de corps du génie. L'administration de la fortification était partagée entre les départements des secrétaires d'État. Une partie des frontières ressortissait à Colbert, et l'autre à Louvois. Chacun avait sa méthode. Louvois prenait ses ingénieurs dans l'infanterie, Colbert parmi ses architectes et ses savants, qui n'avaient jamais servi à l'armée. Le directeur, chez Louvois, était Vauban ; chez Colbert, le chevalier de Clerville. Chacun des deux ministres, naturellement, détestait l'employé de l'autre. Mais peu à peu le service fut unifié. Les provinces conquises, la Flandre et la Franche-Comté, furent données à Louvois, qui, par un échange, au cours de la guerre de Hollande, ajouta la Lorraine et l'Alsace à son département. Et Clerville céda la place à Vauban, qui devint en 1677 commissaire général des fortifications. Colbert le reconnut plus habile et plus entendu qu'aucun ingénieur qui ait jamais été en France. Il lui assura l'obéissance des intendants et des ingénieurs. Parlant d'un ingénieur qui avait retouché un plan de Vauban, il écrivit : S'il lui arrive de jamais remuer une pelletée de terre que conformément au mémoire dudit Vauban, il sera rappelé un quart d'heure après que je m'en serai aperçu.

Les ingénieurs, qui jusque-là étaient considérés comme des étrangers par les officiers et méprisés par eux à cause même de leur science, formèrent un corps à partir de 1676, comme l'avait désiré Vauban. Les uns furent ordinaires et permanents, les autres extraordinaires, employés seulement pendant la guerre. Vauban aurait voulu commander des troupes spéciales du génie. Une compagnie de mineurs fut créée en 1673, une seconde en 1679. Mais il n'obtint pas ce régiment de la tranchée dont les hommes, bien éduqués, auraient été à la fois canonniers, grenadiers et terrassiers.

Vauban révolutionna l'art d'attaquer et de défendre les places. Pour l'attaque, il employa les tranchées parallèles, qui cheminent vers la place en zig-zag, de façon à se dérober an feu de l'ennemi ; il les protégea par de petits retranchements, les cavaliers de tranchée. Il employa le mortier à lancer des bombes. Pour atteindre un point invisible de la fortification, il dirigea le tir sur un point visible, en calculant l'angle du ricochet. Un siège conduit par lui était une belle opération régulière. Du temps passé, écrivait le comte d'Aligni, c'était une boucherie que les tranchées.... Maintenant, Vauban les fait d'une manière qu'on y est en sûreté comme si l'on était chez soi. On savait combien de temps durerait le tracé des parallèles. On prévoyait le jour de l'assaut et celui de la capitulation, où quelquefois on invitait les dames. Le siège commençait et s'achevait au son des violons. Et l'on disait : Ville assiégée par Vauban, ville prise. Pour la défense, Vauban enterra la fortification, qui ne fut plus qu'une ligne de fossés profonds, revêtus de maçonnerie. Il croisa le feu des bastions de manière que l'assaillant pût toujours être atteint, à quelque point du rempart qu'il s'en prît. Des chemins couverts permirent à la garnison de circuler au long des défenses et de se porter où il fallait. Des ouvrages avancés furent jetés au devant de l'ennemi. Et l'on disait : Ville défendue par Vauban, ville imprenable. Ce fut une beauté, ce vigoureux dessin, qui creusa la terre de ses grandes lignes géométriques. Cette beauté plaisait à Louis XIV. Le Roi aimait la fortification ; il inspecta souvent ses places avec goût, avec soin, en toute compétence. En janvier 1679, son arrivée prochaine était annoncée par Seignelai aux intendants de Picardie, de Flandre et de Champagne. Seignelai recommandait de mettre les places en état de plaire à S. M. par leur propreté, et par la manière dont elles sont tenues. Il disait : Ce sera cette propreté que S. M. examinera le plus.... Tous les ouvrages doivent être tenus dans un état de propreté aussi grand qu'aucun des jardins dans lesquels S. M. a accoutumé de se promener. Louis XIV était ravi quand la fortification avait bel aspect. Il écrivit à Colbert : La tête du faubourg de Péronne est une des plus belles choses qui se puissent voir ; elle surprend par un air de magnificence qu'elle a.

Le plan de la fortification fut simple et grandiose. La France était. ouverte à l'ennemi par les routes de l'Oise, de la Marne et de la haute Seine. Il fallait boucher ces passages par quelques grandes places, que relieraient entre elles des places secondaires, et construire en arrière une seconde ligne de défense. Dunkerque, Lille, Metz, Strasbourg, Besançon  ; entre ces places ou derrière elles, Valenciennes, Maubeuge, Mézières et Luxembourg, Sarrelouis, Phalsbourg, Brisach, Huningue et, Belfort couvrirent le Nord et l'Est. Briançon et Mont-Dauphin défendirent les passages des Alpes, Montlouis et Perpignan ceux des Pyrénées. La chaîne des places de Vauban ferma la France. A la fin du règne, elle arrêtera l'invasion.

Il semble que le chef-d'œuvre de l'administration de Le Tellier et de Louvois ait été la création du service des subsistances. Pour approvisionner les garnisons, des marchés étaient conclus avec des munitionnaires. Aux lieux d'étapes, des magasins fournissaient les troupes en marche. Des magasins généraux furent établis aux frontières. Le service fonctionna pour la première fois en grand pendant la guerre de Hollande. L'année 1672, l'armée trouva ses vivres échelonnés jusqu'en l'électorat de Cologne. Louvois surveillait l'ensemble des opérations d'approvisionnement. Il se transportait où il fallait, et très vite expédiait la besogne. En juillet 1676, il rendait compte au Roi des préparatifs pour le siège d'Aire :

Je suis arrivé à Condé le 15, un peu avant midi... J'expédiai l'après-dîner tous les ordres de Votre Majesté nécessaires pour que les pionniers et les chariots qui ont été commandée partout arrivent devant Aire le même jour que l'infanterie s'y rendra ; et ayant concerté avec M. le maréchal d'Humières la route que les troupes tiendront, et pris les mesures nécessaires pour le pain et les farines, tout cela est réglé de manière que, le même jour que les troupes se rendront devant la place, il y arrivera quatre mille sacs de farine, qui peuvent faire subsister l'armée vingt-quatre jours.

Le Roi savait que le manquement de vivres est un des désastres qui peuvent ruiner une armée. Il avait l'idée d'un devoir envers le soldat :

Comme le soldat doit à celui qui commande l'obéissance et la soumission, le commandant doit à ses troupes le soin de leur subsistance ; c'est même une espèce d'inhumanité de mettre des honnêtes gens dans un danger dont leur valeur ne peut les garantir, et où ils ne peuvent se consoler de leur mort par l'espérance d'aucune gloire.

Aussi appréciait-il l'activité de son grand vivrier, comme on appelait Louvois. Il lui dit un jour : Je suis en repos pour la subsistance des troupes, quand vous êtes en quelque lieu. Le service des vivres eut sa grande part dans la gloire de Louis XIV. Il permit les entreprises de grands sièges, les concentrations de troupes par fortes masses, les surprenantes campagnes d'hiver, comme celles de Condé en Franche-Comté et de Turenne en Alsace. Régulièrement Louis XIV eut ses troupes prêtes avant que le fussent celles de l'ennemi.

Le chevalier Temple constate dans ses Mémoires :

Les Français, à force d'argent, et par le bon ordre qu'ils faisaient observer, avaient toujours leurs magasins prêts en hiver, de sorte qu'ils pouvaient se mettre en campagne dans le printemps, d'aussi bonne heure qu'ils voulaient sans craindre la rigueur du temps pour leur infanterie, ni être obligé, d'attendre l'herbe pour leur cavalerie. Les Espagnols, au contraire, faute d'argent et de bon ordre, laissaient leurs troupes en Flandre dans un si pitoyable état qu'elles étaient incapables d'agir pour quelque entreprise soudaine ; et ils ne pouvaient pas non plus fournir des provisions aux Allemands et aux Hollandais qui pouvaient venir à leur secours.

Louvois ne réussit pas à établir un service régulier de santé. La maladie décimait l'armée. En 1667, le ministre, inspectant la garnison de Lille, trouve qu'elle périt au dernier point... y ayant jusqu'à quatre cents malades dans un régiment de mille hommes, ce qui provient de ce que lesdits malades n'ont pas été assistés, qu'aussi pas un ne guérit, et que les soldats étant réduits à boire de méchante eau et à manger du pain le deviennent souvent. La même année, un intendant lui écrit de Charleroi :

Le soldat est logé d'une manière à faire pitié. On met seize soldats avec quatre lits, dans une petite baraque de paille dans laquelle il est impossible de se chauffer sans un très grand danger de mettre le feu, et comme le bas du logement est toujours rempli de boue, et qu'il faut que le feu soit modéré, le soldat est toujours dans l'humidité. Les compagnies qui y sont présentement y ont été vingt jours sans avoir un malade, et, depuis peu, il leur en est tombé plus de cent. A ce propos, je suis obligé de vous informer qu'il n'y a dans la place ni aumônier ni chirurgien.

Louvois essaya d'installer, dans les places et à la suite des armées, des hôpitaux fixes ou mobiles. Mais les concessionnaires auxquels, il en abandonna l'entreprise ne firent rien de bon. En 1689, un rapport du maréchal de Lorge sur les hôpitaux de Mont-Royal et de Sarrelouis apprend à Louvois que les malades ne sont couchés que sur la paille, trois dans le même lit ; que les chirurgiens sont des ignorants, fort paresseux à soigner les malades, et qui, à la moindre chose qu'ils ont, coupent bras et jambes sans nécessité. Aussi, ce qui est certain, c'est que tous les malades et blessés y meurent, généralement parlant. A Strasbourg, les soldats meurent et mourront s'ils ne sont pas autrement soignés, la plus grande partie étant malades du flux de sang, qui se corrompront, étant couchés trois dans un lit.

La seule institution charitable à l'usage de l'armée, qui ait réussi au temps de Louis XIV, fut l'hôtel des Invalides. Les soldats estropiés étaient jusque-là mis à la charge de monastères, où ils devaient vivre en religieux lais. Mais beaucoup, impatients de ce régime, s'enfuyaient pour vivre de brigandages ; ou bien le monastère se débarrassait d'eux en leur payant quelque finance. Henri IV et Louis XIII avaient commencé à réunir les invalides dans des maisons de refuge. Louvois fit faire, par un arrêt de décembre 1668, le recensement des abbayes et prieurés du royaume. Puis, il fut ordonné que tous les établissements possédant plus de 1.000 livres de revenus contribueraient chacun — cent cinquante livres par an — à l'entretien d'une maison où, pour mettre fin à tous les abus, seraient entretenus les soldats blessés et estropiés à la guerre ou vieillis dans le service. En outre, une retenue de deux deniers par livre serait faite sur les paiements de l'extraordinaire des guerres, au profit des invalides. En 1670, les estropiés eurent un premier refuge à Paris, rue du Cherche-Midi. Quatre ans après, ils entrèrent dans l'hôtel, d'architecture sérieuse et noble, que Bruant avait construit plaine de Grenelle. — Pour subvenir à la misère d'officiers vieux ou blessés, Louvois fondit en un seul les ordres militaires tombés en désuétude, de Saint-Lazare et de Notre-Dame du Carmel. Il leur refit un domaine qu'il distribua entre eux, sous forme de commanderies et de prieurés.

Toute cette grande œuvre militaire fut conduite par une administration bien organisée. Les chefs de service présidaient à des bureaux dont chacun avait sa spécialité : subsistances, munitions, etc. Cette administration rayonnait sur tout le royaume. Les attributions des intendants d'armée furent amplifiées. Des commissaires des guerres, dont le nombre fut augmenté, contrôlaient les vivres, les arsenaux, les fonderies, les transports, les ambulances, les hôpitaux. Des inspecteurs d'armée furent institués. Martinet eut l'inspection de l'infanterie, et Fourilles, celle de la cavalerie. Ces inspecteurs surveillaient la tenue et l'éducation du soldat, et préparaient des règlements. Enfin Chamlay, un des grands collaborateurs de Louvois, maréchal des logis des camps et des armées du Roi, fut une sorte de chef d'état-major général qui, plusieurs fois adjoint à Turenne et à Condé, leur fut très utile. Le ministre soutenait. son personnel contre les officiers. Il écrivait à ses commissaires : Le Roi veut que vous fassiez mettre au cachot le premier qui ne vous obéira pas ou qui vous fera la moindre difficulté il pensait que le plus méchant moyen pour réduire les officiers... c'est d'avoir de la patience envers eux. Il obligea même les maréchaux de France à reconnaître les pouvoirs donnés aux agents du Roi : Vous verrez par ce que j'adresse présentement à M. le Maréchal, écrivit-il à un intendant d'armée, que le Roi n'a pas bien reçu les remontrances qu'il a cru devoir lui faire sur les pouvoirs qui vous ont été donnés. S. M. désire que vous continuiez à tout signer. Tenez-vous au pied de la lettre. Gardez pour le dehors toutes les honnêtetés imaginables, mais ne cédez sur rien. Ce fut cette administration qui façonna l'armée monarchique.

 

II. — LA MARINE[6].

RICHELIEU avait créé une marine. Avant lui, le gouvernement des côtes et des eaux françaises était partagé entre l'amiral de France et des amiraux de provinces. Les ports appartenaient à des seigneurs ou à des municipalités qui les exploitaient. Sur presque tout le littoral de la France, c'était un désordre de lieux abandonnés[7]. Richelieu, après qu'il eut acheté la charge d'amiral de France, et qu'il eut pris le titre de grand maître, chef et surintendant de la navigation et du commerce, avait fait reconnaître l'autorité du Roi sur les rivages de la Méditerranée et de l'Océan, construit une flotte de plus de 60 vaisseaux et de plus de 20 galères, commencé d'organiser des services maritimes, publié et projeté des règlements. Il avait l'exacte idée de ce qu'il fallait faire pour mettre la France en état de remplir sa double vocation, maritime et continentale. Il pensait avec raison qu'un roi, dont le royaume était inséré entre la Méditerranée et l'Océan, ne pouvait se vanter de posséder la puissance en armes, s'il n'était pas, en même temps que fort sur la terre, puissant sur la mer.

Après lui, dans le désordre de la guerre civile, la marine tomba en détresse. Ce fut le temps où nos villes provençales remerciaient Cromwell de les défendre contre les corsaires de Barbarie. Dans les mers de Ponant, en 1650, d'Estrades, gouverneur de Dunkerque, invité à faire donner dix mille livres à Duquesne pour l'armement de son vaisseau, s'excuse : Je n'ai pas le sou. Duquesne, ajoute-t-il, m'a donné charge de retirer quelque argent de Hollande sur des pierreries qui sont engagées, mais celui qui les a m'a répondu que, de trois semaines, il ne les saurait rassembler. En 1652, le duc de Vendôme, grand-maître de la navigation, est embarrassé pour faire un voyage qui lui est commandé de La Rochelle à Dunkerque. Au lieu de lettres de change et d'assignations pour payer les victuailles, on ne lui a apporté que des ordres à deux personnes de chercher sur leur crédit l'argent qu'il fallait. Mais ces personnes se trouvent n'y pouvoir satisfaire  ; Vendôme est obligé d'acheter les vivres de son propre argent. Un régiment ne peut être embarqué faute de victuailles. En 1661, Duquesne écrivait à Colbert qu'une tempête ayant brisé les mâts du chevalier Buous, près des côtes d'Angleterre, le duc d'York lui avait fait donner des mâts gratis : Nous n'aurions garde à présent, dit-il, de leur rendre la pareille, car il n'y a pas un seul mât dans nos magasins de la marine. Quantité de marins français servaient encore à l'étranger en 1665. Un tiers de j'effectif de l'amiral hollandais Ruyter était composé de matelots français, les meilleurs du monde. La même année, l'amiral sicilien Centurioni comptait dans ses équipages, qui étaient de 1.500 hommes, plus de moitié de Français, tous jeunes et fort bien faits.

Colbert n'a donc guère ajouté à la vérité, dans un mémoire de 1663, où il dit :

Sa Majesté ayant fait examiner l'état de ses vaisseaux et de ses galères, e trouvé que depuis dix ans l'on n'avait jamais vu en mer plus de deux ou trois vaisseaux de guerre français, tous les magasins de marine entièrement dénués de toutes choses ; tous les vaisseaux réduits à vingt ou vingt-deux, plusieurs même hors d'état de servir, ayant presque péri dans le port sans servir, faute de radoub ; les capitaines inexpérimentés par une si longue cessation ; les meilleurs matelots et une Infinité d'autres passés au service des étrangers, faute de trouver de l'emploi en France. — A l'égard des galères : toute la chiourme réduite à huit ou neuf cents forçats, la plupart malades et affaiblis de misères, six méchants corps de galères, tous les autres coulés à fond dans le port de Toulon : enfin cette nature d'affaires en laquelle réside la meilleure partie de la gloire d'un prince, réduite au plus pitoyable état que l'on se puisse imaginer.

Colbert a certainement recommandé au Roi dès les premiers fours la grandeur sur mer. En 1664, il faisait instituer le Conseil de commerce. En 1665, des lettres du Roi ordonnaient aux intendants de marine d'obéir au sieur Colbert ayant le département de la marine. Colbert garda ce département lorsqu'il devint secrétaire d'État de la maison du Roi. Il eut pour collaborateur le marquis de Seignelai, son fils acné. Seignelai, admis à la survivance en 1669, — il avait alors dix-huit ans — fut autorisé en 1672 à signer les lettres de marine. Colbert avait élevé son fils rudement. Il l'avait nourri de maximes d'une belle morale et de conseils sur la méthode de travail, auxquels il avait mêlé des recettes sur l'art de réussir auprès du Roi. Le fils était un glorieux autant que Louvois, cet autre porphyrogénète, comme on appelait les fils des grandes familles ministérielles. Son air marquait de la fierté, de la rudesse, de la présomption. Les commis tremblaient devant lui. S'il faisait des honnêtetés, c'était fièrement. Et il vivait, en ces années de jeunesse, dans le libertinage et la débauche. Mais il était, a dit Saint-Simon, extrêmement capable, fort instruit, avec beaucoup d'esprit, une ambition extrême. Il devint laborieux. En 1676, Colbert, après avoir lu des lettres de lui autrement bien faites que ce qu'il avait fait jusque-là, lui dit : Je commence à me reconnaître. Seignelai méritait ce beau compliment.

Dès qu'il a quelque argent dans ses coffres, Colbert fait faire un radoub général de tous les navires qui peuvent encore tenir la mer. Il vend les galères hors de service qui pourrissent dans le port de Toulon et encombrent la passe. Il achète des vaisseaux neufs en Hollande, en Danemark, en Suède. Le roi de Danemark a besoin d'argent : la France lui en prête, à condition qu'il rende au Roi en vaisseaux, chaque année, la somme de 300.000 livres pendant sept ans. De ces pays du Nord, Colbert fait venir toutes les matières pour le radoub, bâtiment, armement des vaisseaux, car il ne trouve rien en France de tout ce qui serait nécessaire. En Suède encore, il achète du cuivre, et quatre à cinq cents pièces de canon, et des balles rondes. Il commande à un intendant, en 1665, d'acheter tous les canons qu'il pourra : N'en pas laisser échapper, dit-il.

Il entendait bien ne pas payer longtemps ces tributs à l'étranger. Nous avions des minéraux, du chanvre, les pins des Landes, des forêts superbes. C'est parce qu'elles lui offraient les bois et le goudron, qu'il s'intéressa tant aux forêts de France. Dans la forêt, il aimait le vaisseau. Pour extraire le goudron, il fit venir en Provence et dans le Médoc des ouvriers de Hollande et de Suède. On lui objectait la meilleure qualité, le meilleur marché des produits étrangers. Il répondait :

Non seulement à l'égard du goudron, mais même de toute autre marchandise propre à la marine, il faut généralement observer de s'en fournir dans le royaume, plutôt que d'en prendre des étrangers, quand bien même ces dernières seraient à quelque chose de meilleur marché.

En moins de dix ans, il s'affranchit. Dans un mémoire à son fils Seignelai, de l'année 1671, il fait une description des manufactures de la mer. On fabrique en Nivernais des armes, canons, mousquets, mousquetons, fusils, pistolets, hallebardes, pertuisanes, sabres, coutelas, haches d'armes et autres et des ancres et des crics  ; en Bourgogne, des canons de fer pour le Levant ; en Forez, toutes les sortes d'armes ; à Lyon, des canons de bronze ; en Dauphiné, des armes, des toiles à voiles, des mâts, du goudron, des bois pour la construction et le radoub des vaisseaux ; en Auvergne, des mâts pour le Ponant ; en Provence, du goudron et des mâts tirés des montagnes ; l'on tire aussi des mâts du Vivarais ; en Périgord, des canons. Les toiles à voiles s'achètent en Bretagne pour le Ponant ; et les chanvres en Bretagne, à Orléans et en Auvergne, pour le Ponant, et en Bourgogne et en Dauphiné, pour le Levant. La manufacture de goudron est fortement établie dans le Médoc. Ainsi, les bois, les champs et les mines de France, travaillent pour la marine française.

Tout ce qui sert à la construction des vaisseaux, dit-il au Roi en 1670, est à présent établi dans le royaume, en telle sorte que Sa Majesté se peut passer des étrangers pour la marine, et même que, dans peu de temps, elle leur en pourra fournir et tirer leur argent par ce moyen.

Aux yeux des étrangers, cette œuvre tenait du miracle. L'ambassadeur de Venise admirait la merveilleuse rapidité de M. Colbert.

Des travaux énormes furent entrepris dans les ports. A Toulon, Colbert refuse les premiers plans présentés, parce. qu'ils ne sont pas en rapport avec la grandeur du maître, et qu'on n'est pas dans un règne de petites choses. Il veut que le port puisse contenir cinquante à soixante vaisseaux, et même davantage, pour le cas où le Roi ferait passer dans la Méditerranée toutes ses forces maritimes. Il veut qu'on y trouve toujours de quoi construire six ou sept vaisseaux, — l'an d'après il dira vingt. Les Toulonnais se refusaient à la dépense d'ouvrages pour empêcher les eaux sales et les immondices de souiller le port. Sa Majesté fera saisir leurs octrois, écrit Colbert aux consuls. Après qu'un incendie, en 1677, eut fait de la place dans la ville, on se mit à l'œuvre. Des fortifications nouvelles furent élevées, deux torrents détournés, un second port creusé qui pût recevoir cent vaisseaux. D'immenses magasins, des chantiers couverts, des hôpitaux, une salle d'armes, une salle à voiles, une corderie furent construits sur très beau plan, avec l'air de majesté.

Il fallait à la côte océanique deux ports au moins. Rochefort fut inventé par Colbert. Il n'y avait là qu'une vieille forteresse, qui donna le nom. En 1663 fut tracé le plan de la ville, calculé pour une étendue égale à celle de Bordeaux. En 1677, Rochefort avait 9.000 habitants, un arsenal, une fonderie, des hôpitaux, des magasins, une corderie. Ce serait un grand avantage, écrivait Colbert à son cousin l'intendant Colbert de Terron, si, par le moyen des grâces que le Roi a accordées au bourg de Rochefort, vous pouviez en faire un second Saardam de Hollande. En continuant encore huit ou dix ans, ainsi que nous avons commencé il y a lieu d'espérer que nous en viendrons à bout, mais il faut toujours travailler à perfectionner nos établissements.

Brest aussi, à la pointe de France sur l'Océan, fut créé de rien. Richelieu n'avait fait que connaître l'importance de cet endroit. On y travailla à partir de 1665. Deux ans après, Clerville, l'ingénieur qui dirigeait les travaux, se plaignait encore de la disette d'ouvriers. Mais, en 1673, Seignelai assurait à Colbert que, de tout le Ponant, Brest était le port le mieux assis... et le plus en sûreté. En 1685, il décrivait à Louis XIV une ville toute nouvelle : 6.000 habitants, au lieu de 50, tous ouvriers, matelots ou marchands, ce qui donne une facilité grande pour les armements, qui peuvent se faire plus commodément dans ce port que dans un autre du royaume.

Le roi, écrivait Colbert à Vauban en 1678, n'a presque aucun port dans toute la Manche pour y recevoir des vaisseaux. De grands travaux furent entrepris au Havre, à Calais, à Dunkerque. Ah ! si l'on pouvait surmonter les difficultés naturelles, pour faire à Dunkerque un grand port, en face de l'Angleterre. Lorsqu'une jetée a été construite, puis un canal ouvert par où pourront entrer des vaisseaux de cent tonneaux :

Je ne puis m'empêcher, écrit Colbert à Vauban, de vous témoigner ma joie de l'espérance que vous avez que ce travail réussira..., et, quand je fais réflexion que Sa Majesté pourra tenir dans Dunkerque un bon nombre de vaisseaux pour en composer de fortes escadres, et augmenter considérablement par ce moyen la gloire de ses armes maritimes, je ne saurais assez vous louer d'avoir trouvé les expédients de faire réussir le projet que vous en avez fait et de le mettre en pratique aussi heureusement.

Il témoignait à Vauban une confiance affectueuse : J'ai une si grande confiance aux choses que vous entreprenez ! Et il l'excitait à inventer : Je vous prie, toutes les fois que vous vous trouverez dans des villes maritimes, d'examiner les moyens de bonifier leurs ports, ou d'en faire de nouveaux capables de recevoir de plus grands vaisseaux que ceux qui y entrent d'ordinaire. Vauban travailla beaucoup à Dunkerque. Il avait dressé un plan, qu'il a appelé le plus beau et le plus grand dessein de fortifications du monde. De 1672 à 1680, des ouvriers, dont le nombre monta jusqu'à trente mille, travaillaient à niveler les dunes entre la ville et les fortifications, à creuser des bassins et des canaux à écluses dont les chasses empêchèrent l'ensablement du port, à bâtir de longues jetées fortifiées.

Colbert suivait le vaisseau, depuis la forêt natale, où il étudiait la qualité des bois, jusqu'en pleine mer où il surveillait sa façon de se conduire. Il pressait la construction des navires commandés, les bâtiments de mer étant beaucoup meilleurs, disait-il, quand ils sont achevés promptement. Le vaisseau fini, il avait une impatience extrême d'apprendre qu'il était sorti, le séjour dans les ports étant ce qu'il y a de plus terrible dans notre marine. En temps de guerre il ordonnait de surmonter toutes les difficultés sans en faire aucune et d'exécuter les ordres sans demander aucun éclaircissement.

Il savait sa marine par cœur. Dans un mémoire de la bonne et mauvaise qualité des vaisseaux, le caractère de chaque bâtiment est marqué en une ligne. Le Royal-Louis est magnifique, un peu haut ; ses fonds et ses côtés sont très beaux. Le Royal-Dauphin est trop chargé d'œuvres mortes. Le Henry est bien bâti et d'un beau combat. Le Grand est fort de bois et de beau combat, peu fin de voile. La Mutine, qui a des fonds bien taillés, promet beaucoup. Le Capricieux, vieux, ne peut servir que de magasin ou d'hôpital. Fâché des imperfections de ses bâtiments, Colbert annonce l'intention de travailler à faire une théorie sur la construction des vaisseaux de manière qu'on fût assuré que, en bâtissant un vaisseau sur les mesures qui auraient été déterminées... Il excéderait en bonté et en beauté tous les vaisseaux étrangers. A cet effet, on choisira le meilleur des vaisseaux de chaque rang ; on en examinera chaque pièce de bois, on en fera les dessins et profils justes au pied, au pouce et à la ligne. On notera les défauts du bâtiment avec les causes. Rapport du tout sera fait aux conseils de construction, qui se tiennent deux fois la semaine dans les principaux ports. Colbert cherchait la parfaite construction, le vaisseau modèle, que l'on cherche encore. Enfin, il voulait que sa marine fût belle. Après qu'il a interdit les grandes figures humaines qui, décorant la proue et la poupe, embarrassaient la navigation, il garde la parure qui se peut accommoder avec le service. Il n'y a rien qui frappe tant les yeux, ni qui marque tant la magnificence du Roi que de bien orner les vaisseaux comme les plus beaux qui aient encore paru à la mer.

En 1665, la flotte à voile commençait à faire figure. Quatre ans après, Colbert parle de la jalousie que les Anglais conçoivent de l'augmentation de la marine du roi de France. En 1670, il écrit, dans une instruction au sieur de Nointel, envoyé auprès du Grand Seigneur : Sa Majesté a lieu de croire que sa puissance maritime est supérieure à celle des Anglais et des Hollandais. Cela était dit sans doute pour étonner le Grand Seigneur. Mais des statistiques prouvent la grandeur des résultats obtenus. En janvier 1677, la France avait 116 vaisseaux, dont 12 de premier rang portant de 74 à 120 canons ; 26 de second rang, avec 60 à 72 canons ; 30 de troisième rang, avec 50 à 60 canons ; 22 de quatrième rang, avec 30 à 40 canons ; 26 de cinquième rang, avec 24 à 36 canons. Elle avait en outre 22 frégates, 17 brûlots, 24 flûtes, 14 barques longues. En tout 199 bâtiments de guerre. Un tableau comparatif des navires à la disposition de la marine en 1661 et en 1665, donne, pour la première de ces années, 1.045 canons, et pour la seconde, 1847. En 1674, le nombre des canons atteint 6.460.

La galère[8] longue et basse, qui frappait l'eau de ses longues rames, manœuvrées chacune par cinq hommes, était le navire antique de la Méditerranée. Elle essayait de suivre le progrès de l'art militaire. Elle portait des canons à la proue, d'où jadis étaient lancés le javelot, le feu grégeois, les noix en fer à trois pointes, les pignates remplies de savon mou, les vases de terre bourrés de vipères cornues. La capitane de don Juan à Lépante avait une artillerie nombreuse et une forte mousqueterie, abritées par des pavesades à meurtrières. La galère était moins bien armée que le vaisseau et plus lente, mais elle allait où elle voulait, avec ou sans vent, même à contrevent si le souffle était faible. Elle capturait une flottille marchande arrêtée dans une bonace. Elle gagnait et gardait son poste plus exactement pendant le combat. C'était un plaisir de la voir manœuvrer : Je vis sortir des galères, écrit un intendant  ; il n'y a guère de cheval de poste qui allât plus vite, la vogue étant si agréable et si juste qu'une rame ne passait pas l'autre.

Colbert avait écrit, dès les premiers jours : Sa Majesté désire que le corps des galères soit rétabli. Seignelai et lui le rétablirent. Les maîtres charpentiers qui construisaient les galères à Toulon, prétendaient tenir leur art secret. Ils avaient la vision de ne pas vouloir que l'on sût leur métier. Seignelai en désigna un pour enseigner la construction aux officiers des galères. Ce charpentier, qu'on appelait Chabert, déclina l'honneur ; mais Seignelai écrivit : Puisque le nommé Chabert appréhende que l'on apprenne son métier, Sa Majesté veut que vous le fassiez arrêter et mettre en prison, et son intention est que vous lui déclariez qu'il n'en sortira pas qu'il ne soit plus docile. L'art de la construction fut ainsi divulgué. Les deux ministres s'appliquèrent à la tâche. Ils furent bien secondés en Provence. La France eut la plus belle flotte de galères que l'on eût jamais vue. En 1688, fut frappée une médaille : L'empire de la Méditerranée assuré, quarante galères. Assertum maris mediterranei imperium, quadraginta triremes.

Le recrutement des troupes de mer inquiéta Colbert, qui l'aurait voulu assuré et ordonné, au lieu qu'il était irrégulier et hasardeux. Pour les galères, il suivit les vieux errements. Les galériens étaient  des volontaires, ou des esclaves, ou des condamnés. Comme le travail de la rame et la discipline du bord étaient très rudes, les volontaires — les bonnevoglie — étaient rares. Colbert pensait, d'ailleurs, qu'il n'y avait pas de bons services à attendre de gens de liberté. Il préférait les esclaves. Les Turcs pris dans les combats contre les Barbaresques étaient envoyés aux galères. On en achetait à certains marchés, Livourne, Gènes, Malte surtout, où le grand maitre de l'ordre tirait gros du profit de cette marchandise. Les consuls des villes méditerranéennes s'engageaient par traité à une fourniture de Turcs. Ils s'en faisaient donner le monopole, pour éviter que la concurrence d'autres Français ne haussât les prix. Le Turc valait de trois à quatre cents livres. Il était bon galérien, vigoureux assez pour ramer au haut de la rame, qui était l'endroit pénible. Invalide, on le revendait. Seignelai écrivait à un consul : Le Roi ayant été informé qu'il y a un grand nombre de Turcs invalides sur des galères... Sa Majesté a donné ordre de vous les adresser pour être vendus à Livourne. Ne manquez pas de prendre les mesures que vous jugerez nécessaires pour en retirer un prix avantageux.

On chercha des esclaves moins chers, et d'abord on essaya des nègres. La marchandise noire était bon marché, mais ne valait rien. Le nègre arrivait malade ou le devenait. Il mourait de mélancolie et d'obstination. On essaya des Peaux-Rouges. Ordre fut donné de capturer des Iroquois du Canada, ces sauvages étant forts et robustes. Un certain nombre furent pris en effet dans un guet-apens, et envoyés en France. Mais cet enlèvement provoqua une révolte de la nation iroquoise, et il fallut renvoyer chez eux les malheureux qu'on avait capturés. Turcs, nègres, ou Iroquois pouvaient être réduits à la condition d'esclavage, parce qu'ils étaient des Infidèles. Mais, avait-on le droit de traiter de même des schismatiques, comme étaient ces Russes que des Tatars venaient vendre l'été à Constantinople ? L'intendant des galères s'en faisait scrupule ; il demanda s'il ne fallait pas considérer ces chrétiens comme des bonnevoglie. Colbert répondit simplement qu'il fallait les bien traiter. Ils furent mis à la chaîne.

Les esclaves étaient en minorité dans la chiourme. Quand le Roi eut ses quarante galères, dont chacune employait deux cent cinquante rameurs en moyenne, c'est dix mille esclaves qu'il aurait fallu trouver et payer. L'une et l'autre chose étaient impossibles. La majorité des galériens demeura chrétienne et française.

Depuis toujours, servir sur les galères était une peine pour les condamnés de justice. Colbert demanda aux premiers présidents des parlements de l'appliquer au plus grand nombre de coupables qu'il se pourra, et même de convertir la peine de mort en celle des galères. Mais cette grâce est réservée aux criminels jeunes et solides. Pour ceux qui ont plus de cinquante-cinq ans, ou qui sont estropiés, rompus ou malades incurables, Sa Majesté ne veut pas, explique Seignelai, que les juges les exemptent d'une peine plus rigoureuse, au cas qu'ils la méritent. A donner des condamnés au Roi pour les employer à ses grands desseins, comme disait le procureur-général au Parlement de Bordeaux, la magistrature s'empressa, moins pourtant que les intendants n'auraient voulu. L'intendant de Poitou regrette de n'envoyer que cinq galériens : On n'est pas toujours maître des juges, dit-il. Mais heureusement les intendants sont aussi des juges. Ils font tout. leur possible, écrit l'un d'eux, pour le regard des criminels que Sa Majesté désire d'être condamnés aux galères, afin de rétablir ce corps qui est nécessaire à l'État.

Les vagabonds, les bohèmes , les déserteurs étaient envoyés aux galères sans cérémonie de condamnation. L'intendant des galères, Arnoul, écrit qu'en cas de pressant besoin il étend l'arrêt des bohèmes et vagabonds autant qu'il peut, c'est-à-dire qu'il ne se gêne pas pour faire un vagabond d'un homme dont il veut faire un galérien. Il se réjouit qu'on lui expédie les déserteurs des troupes parce que ces sortes de gens sont très nombreuses et lui donneront de quoi garnir ses bancs. Il reçoit aussi beaucoup de faux-saulniers. A propos d'un convoi formé de ces contrebandiers, l'intendant de Poitiers vantait leurs qualités : Ce sont de bons hommes et vigoureux, fort propres pour servir à ce métier. Enfin les émeutiers, les insurgés, les huguenots apportèrent leur gros contingent de rameurs. Les révoltés de Bordeaux firent une belle chaîne. Ceux du Boulonnais en avaient fait une encore plus belle. En 1687, six cents huguenots travaillaient sur les seules galères de Marseille. C'était donc une population singulière que celle d'une galère : J'avais à mon banc, écrit un huguenot, un condamné pour meurtre et assassinat, un autre pour viol et meurtre, le troisième pour vol de grand chemin, le quatrième aussi pour vol ; pour le cinquième, c'était un Turc esclave. Tous ne supportaient pas l'atroce régime du bord. Arnoul écrit : Les Boulonnais et les faux-saulniers meurent fréquemment. Colbert l'exhorte à chercher les moyens de les conserver. L'intendant proteste devant Dieu vivant qu'il les nourrit bien. Il croit que le mal dont les faux-saulniers meurent procède d'ennui et d'affliction.

Un galérien n'était pas libéré de droit à la fin de sa peine. L'intendant écrit., par exemple, qu'un tel, condamné à cinq ans par un conseil de guerre, est resté quatorze ans au delà de son temps. Il insinue à Colbert timidement : Sa liberté pourrait lui être accordée par grâce, si vous l'aviez, Monseigneur, pour agréable. Les seuls invalides pouvaient espérer la liberté. Un jour que l'intendant envoie au ministre un rôle de libérés, qui ne sont pas tous estropiés, il se sent obligé de s'excuser. Quelques-uns, dit-il, n'ont pour invalidité que l'âge et le grand temps qu'ils sont dans les galères, après avoir achevé leurs services. Peut-être même, avoue-t-il, qu'il leur reste quelque petite vigueur  ; mais il serait bon d'en faire sortir quelques-uns, sous le prétexte qu'ils ont achevé leur peine, afin de guérir la fantaisie blessée de ceux qui ont passé le temps de leur condamnation, que le désespoir saisit, et qui commettent des excès sur eux-mêmes pour obtenir leur liberté. Ce qui veut dire que des désespérés se mutilaient ; auquel cas, si leur crime était prouvé, ils étaient affranchis par la mort. Un condamné avait pourtant un moyen de sortir vivant de la galère : c'était de se substituer un Turc, pris sur le marché de Livourne, où la marchandise était le plus chère. Le Roi faisait une bonne affaire en troquant un bon Turc contre un faible chrétien. L'intendant tenait donc une liste des forçats de qui l'on peut tirer des Turcs. Mais il n'y avait guère que les huguenots qui possédassent quelque argent, et ceux-là ne pouvaient se libérer que par l'abjuration,. et ils n'abjuraient pas.

Pour le recrutement de la flotte à voile, Colbert innova. Jusqu'à lui, le mode le plus employé en France comme à l'étranger était la presse. Au moment d'une expédition, on fermait les ports et l'on faisait main basse sur les marins. Pourtant on avait commencé avant Colbert à dresser un état général des marins, et même procédé à des enrôlements réguliers. Il voulut établir cette régularité. La presse avait pour lui l'essentiel défaut qu'on ne savait jamais combien d'hommes elle donnerait. Puis, la fermeture des ports troublait le commerce, source de la finance, laquelle est le nerf de la guerre. Après de longs tâtonnements et des essais en plusieurs provinces, et une première ordonnance publiée en 1669, l'édit d'août 1673 régla le régime de l'inscription. Les commissaires de marine procéderont à l'inscription de tous les gens de mer ; les consuls et les marguilliers des paroisses maritimes les aideront à tenir les rôles au courant. Les inscrits seront répartis en trois classes et serviront une année sur trois. Ils seront tenus six mois à bord. Pendant ce semestre, ils toucheront une solde mensuelle de douze à quinze livres, et, le reste de l'année, une demi-solde. Ils seront exemptés du logement des gens de guerre, des gardes, des collectes de taille.

Les résistances au régime des classes furent opiniâtres. Saint-Malo se plaignit qu'on enlevât tous les pêcheurs de morues à Terre-Neuve. En Béarn, le gouverneur dut empêcher la suite de la chaleur qui paraissait dans les esprits des peuples. Les matelots de Rochefort se sont enfuis de leurs maisons en 1673. En 1672, tous les matelots de Dieppe abandonnent la ville et se retirent dans les villages voisins. Colbert fait publier que les vaisseaux du Roi prendront les bâtiments du port de Dieppe qu'ils trouveront en mer, et forceront les matelots à servir. Une autre fois, il ordonne de fermer toutes les portes du Havre, d'aller de maison en maison prendre tous les hommes qui ont monté en mer ; de faire la même chose dans les bourgs et villages de la côte, et de faire partir les vaisseaux vingt-quatre heures après. C'était rétablir la presse. Il se demanda en effet s'il n'y avait pas lieu de remettre toutes choses ainsi qu'elles étaient avant l'année 1670.

Il imagina un autre système. On lèverait tous les matelots qui voudraient s'engager pour la vie au service du Roi, jusqu'au nombre de 2.000 en chacun des trois ports de Rochefort, Brest et Toulon. Ces gens auraient solde entière pendant qu'ils seraient en mer, et la moitié, les deux tiers, ou même, au besoin, solde entière pendant qu'ils seraient à terre. Des emplois salariés de charpentiers, gardiens de vaisseaux, calfats, leur seraient réservés. Du travail serait assuré à leurs femmes et à leurs enfants dans les manufactures de la marine. Plus tard, on construirait dans l'arsenal des maisons pour en loger jusqu'à 1.200. Par ce moyen, toutes les fois que le Roi voudrait armer des vaisseaux, il trouverait des équipages prêts. Colbert voulut aussi créer une infanterie de marine. Une ordonnance de décembre 1679 organisa les deux régiments Royal-Marine et Vermandois de 3.000 hommes chacun, qui devaient ne servir que sur les vaisseaux. C'étaient deux idées curieuses, mais la première — constituer une population maritime militaire — devait rester à l'état d'idée, et la seconde fut vite abandonnée. Louvois fit des difficultés, alléguant que sa charge allait être diminuée. Puis, naturellement, matelots et soldats se querellèrent et se battirent. Après deux ans, les deux nouveaux régiments furent remis au service de terre.

Il fallut se contenter du système des classes, qui, d'ailleurs, ne fut jamais appliqué parfaitement. Des matelots donnaient, pour s'exempter du service, des pistoles qui trouvaient preneurs parmi les gens de l'amirauté : Il n'y a rien de si préjudiciable au service du Roi, disait Colbert, que de vendre ainsi la liberté des gens de mer, pendant que le Roi l'achète. Il se plaignit souvent que des matelots manquassent à l'appel, par centaines, par milliers. En 1672, au moment de se mesurer avec la Hollande, il écrivait chaque semaine trois fois à l'intendant Colbert de Terron. Il lui ouvrait tous les expédients qui lui pouvaient tomber dans l'esprit pour éviter la désertion des inscrits. Il calcula qu'il lui manquait de sept à huit mille hommes. Son rêve, qui était de pouvoir opérer une mobilisation en dix jours, ne se réalisa point. Mais l'inscription fournit un notable contingent à la flotte. La presse, à laquelle on ne cessa de recourir, ne servit qu'à compléter les équipages. La France devint une grande puissance maritime.

Colbert mit la marine, aussitôt qu'il le put, sous l'autorité du Roi. Le duc de Beaufort avait succédé au duc de Vendôme, son père, dans la charge de grand-maure de la navigation. Il était indocile et gênant. Le jour de l'année 1669 où Colbert apprit que Beaufort avait été tué à Candie, il écrivit à un intendant : La mort du duc de Beaufort va nous permettre enfin de régler le service de la solde et des vivres... Il est vrai, la charge de grand-amiral de France fut rétablie, mais pour un enfant de deux ans, le duc de Vermandois, fils du Roi et de Mlle de La Vallière. Et elle fut réduite à n'être plus guère qu'un honneur. L'amiral n'eut plus le droit ni de nommer les officiers, ni de disposer des fonds attribués à la marine. Une hiérarchie régulière fut peu à peu introduite dans l'armée navale : amiral de France, vice-amiraux, lieutenants-généraux, chefs d'escadre, capitaines de vaisseau, de frégates, de brûlots, de flûtes, lieutenants de vaisseau et de frégate, enseignes de vaisseau. Les officiers de port, capitaines, lieutenants, enseignes étaient assimilés aux officiers de bâtiment[9].

Il fut difficile de recruter le personnel des officiers de la marine militaire. En 1672, on embarqua de force des officiers pris dans la marine marchande. Colbert voulait attirer sur les vaisseaux du Roi des jeunes gens de bonne famille, des personnes de qualité. Il faisait remarquer qu'une belle carrière s'ouvrait sur mer vu l'augmentation des forces de Sa Majesté. Mais les jeunes gens presque tous préféraient le service de terre ferme. Ceux qui s'offraient à servir sur la flotte ne prenaient pas la peine de s'instruire. Colbert s'étonne que des personnes qui n'ont pas été examinées... sans expérience, et qui n'ont servi qu'une campagne... et d'autres qui, par faveur, ont été capitaines trois ou quatre mois seulement, et sont demeurés sans service ni pratique douze ou quinze ans en leur maison... sont reçus aux capitaineries et autres charges... Il arrivait que le capitaine, le lieutenant et l'enseigne d'un même vaisseau ignorassent également leur métier, de sorte qu'on était obligé de prendre un quatrième officier pour conduire le vaisseau et leur apprendre ce qu'ils avaient à faire aux occurrences. Colbert organisa l'apprentissage pour les matelots. De par l'édit sur les classes, les patrons des barques de pêche prendront à bord des adolescents de quatorze ou quinze ans, qui deviendront des marins du Roi. Pour les officiers furent institués dans tous les ports des cours avec examens périodiques, un collège de marine à Saint-Malo, que le Roi appelle un des plus importants du royaume, des écoles flottantes à Rochefort et à Brest, des écoles d'hydrographie à Rochefort et à Dieppe. Colbert se mettait en quête de professeurs pour ces maisons : Il faut chercher partout un maître d'hydrographie... Je pourrai en faire chercher en Hollande. Il créa en 1678 et réforma en 1682 des compagnies de gardes pour la marine, écoles d'officiers gentilshommes, qu'il établit à Toulon, à Rochefort et à Brest. Les études de mathématiques, de géographie et d'hydrographie y duraient trois ans.

Dès les premiers jours, Colbert avait écrit : Le Roi a pris la résolution de faire la loi à messieurs les officiers, et de n'avoir pas de condescendance pour leurs fantaisies... et leurs inclinations... C'était une de leurs fantaisies d'encombrer le bord de cloisons pour marquer leurs logements et caser leurs vivres. Ils voudraient emporter des magasins avec eux, et cela cause des retardements de départ qui font une peine incroyable à Sa Majesté  ; Colbert ordonne de poursuivre les retardataires. Les officiers font du commerce, et ils emplissent les soutes de marchandises ; le commerce leur est défendu sous peine d'être exclus du service et d'être extraordinairement procédé contre eux. Ils n'ont pas soin de leurs inférieurs, Colbert blâme Château-Renault parce que la saleté et le peu de soin des capitaines de son escadre est cause de maladies. Des lettres très dures sont écrites à Duquesne, qui a trop de morts dans son équipage. Des officiers commettent de plus graves fautes encore. Découcher du bord leur est si bien une habitude qu'ils font ces actions-là sans qu'il paraisse même qu'ils croient faire mal. Puis ils dédaignent de protéger la marine marchande. Un capitaine marchand de Dieppe ayant trouvé au Conquet le vaisseau du marquis de Kerjean, demanda escorte. C'était en 1672, au temps de la guerre de Hollande. Il lui fut répondu que Monsieur le marquis était à terre à la chasse, et qu'il n'y avait rien à craindre dans la Manche. Colbert ne sait que penser d'une telle conduite. Château-Renault avait reçu en 1675 ordre d'escorter les vaisseaux revenant de Terre-Neuve ; et il ne quittait pas Brest. Colbert ne comprend pas qu'il puisse dormir, n'étant pas au lieu où le Roi lui a commandé d'être. Il le menace de le faire arrêter sur son bord. Les peines les plus sévères furent édictées :

Tout officier de marine qui quittera le vaisseau portant pavillon auquel il devra obéir, sera arrêté et mis en prison ; et au cas qu'il ait abandonné volontairement ou par mauvaise manœuvre, il sera puni de mort. — Tout officier de marine chargé de l'escorte ou convoi de vaisseaux marchands, et qui les abandonnera, sera puni de même. — Tout officier qui aura abandonné son vaisseau, sera puni de mort comme déserteur. — Sa Majesté défend à tout officier de marine commandant l'un de ses vaisseaux de guerre de se rendre jamais à ses ennemis, à peine de mort.

Colbert sépara le pouvoir et la fonction de la guerre, qui était en la personne de l'amiral, vice-amiraux, lieutenants-généraux, chefs d'escadre, capitaines de marine et autres officiers subalternes, du pouvoir et fonction de la justice, police et finances, qui fut confié à une autre hiérarchie. Le chef de celle-ci fut, dans les grands ports, l'intendant de marine. Au-dessous, servaient un commissaire général, qui était une sorte de sous-intendant ; trois commissaires qui étaient préposés : un au magasin général, un à la construction, un aux radoubs ; un commissaire pour l'inspection des vivres ; un commissaire et un médecin pour les hôpitaux ; un commissaire de l'artillerie ; un contrôleur pour la comptabilité. A bord des vaisseaux montait un écrivain du Roi. Avant Colbert, chaque capitaine avait l'entreprise des vivres ; Colbert la donna à un munitionnaire général, qui eut des agents dans les ports et à bord des vaisseaux. Il surveilla de près ce service. Il soutenait les agents de la fonction de justice, police et finances contre ceux de la fonction de guerre. Il dit un jour au duc de Beaufort que l'intendant était l'homme de Sa Majesté.

Le Roi très souvent parla en beaux termes de sa marine ; mais il laissa passer des années avant de la connaître. Colbert le priait et suppliait d'aller visiter les ports. Plusieurs fois, le Roi promit qu'il irait. La grande visite fut annoncée à Brest, à Rochefort, à Toulon, à Marseille. Colbert envoyait des ordres pour que les vaisseaux fussent mis en état de paraître devant le Roi. En 1674, il commande de préparer à Marseille les pièces d'une galère, de façon que S. M. en voie commencer l'assemblage après son lever, et que la galère soit achevée avant qu'Elle se couche. Il ne veut pas qu'on lui dise que cela est difficile : On trouve des facilités pour exécuter de grands et difficiles desseins, quand on se met fortement dans l'esprit qu'il le faut faire. Mais le Roi n'alla pas à Marseille. En 1680, comme il inspectait les places du Nord, il séjourna an moment à Dunkerque. Il monta sur un vaisseau. Il commanda, écrivit-il à Colbert, toutes les manœuvres, tant pour le combat que pour faire route. Il fut surpris : Je n'ai jamais vu d'hommes si bien faits que les soldats et les matelots, et, si je vois jamais beaucoup de mes vaisseaux ensemble, ils me feront grand plaisir. Les travaux de la marine sont surprenants, et je n'imaginais pas les choses comme elles sont... J'entendrai bien mieux les lettres de marine que je ne faisais[10]. Louis XIV avait mis du temps à découvrir sa marine.

Par Louvois et par Colbert fut établie la puissance en armes du Roi sur la terre et sur la mer. De toutes les œuvres du gouvernement de Louis XIV, celle-là réussit le mieux. La réforme des finances, de la police, des lois, de la magistrature, n'eut que de médiocres effets, comparés à ceux de la réforme militaire.

La France fut mise en état de reculer ses frontières des deux côtés où elles étaient plus resserrées, et la cuirasse de ses places fortes de terre et de mer lui donna de la sécurité.

L'armée et la guerre furent, pour le gouvernement de Louis XIV, des moyens de discipline. Le Roi, au cours d'une conversation tenue devant Lille en 1667, a fait cet aveu, singulier dans la bouche d'un prince que l'on croit avoir été possesseur tranquille d'une autorité quasi divine : Je songeai... que pour établir une solide paix dans mon royaume, j'aurais besoin d'aller porter la guerre chez mes voisins. Il voulait dire sans doute qu'il avait besoin de donner de l'emploi à sa noblesse et s'assurer de sa fidélité. Ce fut, en effet, dans le péril de la guerre perpétuelle que le dévouement religieux des gentilshommes à la personne du roi apparut dans sa beauté. Après un combat où l'un de ses fils avait été tué et lui mortellement blessé, un officier, M. de Saint-Abre écrivit au Roi : Sire, mon fils et moi perdons la vie dans le même combat. C'est finir dans les formes, et je crois que Votre Majesté sera c6ntente de l'un et de l'autre[11]. Ce fut aussi à l'armée que la noblesse française finissante prit l'habitude de l'obéissance régulière.

L'obéissance de tout le royaume fut assurée par la puissance en armes. Des garnisons de citadelles bridèrent des villes remuantes comme Bordeaux et Marseille. Des campagnes à l'intérieur étouffèrent des révoltes. Des soldats furent requis par les intendants à toutes fins qu'ils jugèrent utiles. Des dragons travaillèrent au recouvrement de l'impôt et à la conversion des protestants. Dans ce royaume où il ne restait plus de légal que la volonté du Roi, la force militaire rendit cette volonté partout présente.

Cette force encouragea l'orgueil du Roi et le poussa aux insolences et aux violences.

Enfin, l'exemple donné par Louis XIV d'une grande armée permanente s'imposa aux autres États. En obligeant les autres souverains par la nécessité de la défense à porter aussi le nombre de leurs troupes à un excès jusqu'alors inconnu, il donna pour toujours à l'Europe le plus grand fléau. C'est une lèpre attachée aux États modernes, qui use et corrompt leur substance, et oppose un fatal obstacle au bonheur privé, à l'économie publique et au perfectionnement de toute bonne civilisation. Ces lignes furent écrites par Lemontey, dans l'Essai sur rétablissement monarchique de Louis XIV en 1818.

 

 

 



[1] SOURCES. Briquet, Code militaire, Paris, 1728, 8 vol. Mémoriaux du Conseil de 1661, Œuvres de Louis XIV, Mémoires de Louis XIV pour l'instruction du Dauphin. Lettres de Turenne, publ. par Grimoard, Paris, 1782, 2 vol. Correspondance inédite de Turenne avec M. Le Tellier et Louvois, publ. p. Barthélemy, Paris, 1878. Le Relazioni degli stati Europei lette al senato dagli ambasciatori veneziani nel secolo XVII, serte Francia, vol. III, publ. p. Barozzi et Berchet, Venise, 1865. Spanheim, Relation de la cour de France en 1690, éd. Bourgeois, dans les Annales de l'Université de Lyon, 1900. Tous les mémoires du temps, notamment ceux de TURENNE, du maréchal de GRAMONT, du comte de GUICHE, dans la collection Michaud et Poujoulat ; de COLIGNY-SALIGNY et de SAINT-HILAIRE, publ. p. la Société de l'Hist. de Fr. ; de SAINT-SIMON, éd. de Boislisle (collection des Grands Écrivains).

OUVRAGES. Le P. Daniel, Histoire de la milice française, Paris, 1721, 2 vol. Pinard, Chronologie historique militaire, Paris, 1760-68, 8 vol. (table de cet ouvrage, par Lecestre, dans le Bibliographe moderne (1903-04). Le Pippre de Neufville, Abrégé chronologique et historique... de la maison du Roi, Liège, 1734-5, 8 vol. L'introduction aux Œuvres de Louis XIV, citées plus haut, par Grimoard. Audouin, Histoire de l'administration de la guerre, Paris, 1811,4 vol. André, Michel Le Tellier et l'organisation de l'armée monarchique, Paris, 1906. Rousset, Histoire de Louvois, 7e édit., Paris. 18811, 4 vol. Roy, Turenne, sa oie, les institutions militaires de son temps, 2e éd., Paris, 1896. Suzane, Histoire de l'infanterie française, Paris, 1876, 5 vol. ; du même auteur, Histoire de la cavalerie, Paris, 1874, 8 vol., et Histoire de l'artillerie, Paris, 1874. Favé, Études sur le passé et l'avenir de l'artillerie, Paris, 1846-72, 6 vol. Fieffé, Histoire des troupes étrangères au service de la France, Paris, 1854, 2 vol. Augoyat, Aperçu historique sur les fortifications et les Ingénieurs, Paris, 1858. Bourelly, Le maréchal Fabert, Paris, 1881, 2 vol. Michel, Histoire de Vauban, Paris, 1896.

[2] La Maison fut plusieurs fois modifiée.

[3] L'ordre des régiments est réglé ainsi dans une ordonnance de 1670 : Gardes françaises, Gardes suisses, Picardie, Piémont, Champagne, Navarre, Normandie, la Marine, Rambure, Castelnau, Auvergne, Sault, Bandeville, Saint-Vallier, Douglas, du Roi. Voir Spanheim, Relation..., édition Bourgeois, pp. 501-514, et les notes.

[4] En 1872, le régiment des Gardes françaises et le régiment des Gardes suisses présentent ensemble un effectif de 5.000 fantassins. Les Gardes du corps, les Mousquetaires, les diverses compagnies de gendarmes et de chevau-légers de la Maison du Roi forment un corps de 2.950 cavaliers. L'armée proprement dite se compose de 46 régiments d'infanterie française, comprenant ensemble un peu plus de 56.000 hommes ; 12 régiments d'infanterie étrangère d'un effectif plus élevé que celui des régiments français, et donnant au total près de 30.000 hommes ; 78 régiments de cavalerie française et à de cavalerie étrangère, présentant en ligne plus de 25.000 chevaux.

[5] Pourtant la seule des grandes charges survivantes que l'on abolit fut celle de colonel. général de l'infanterie, qui disparut à la mort du duc d'Épernon en 1662. Le charge de colonel-général de la cavalerie, qui appartenait à Turenne, fut conservée. Aussi celle de grand-maître de l'artillerie. Même une charge de colonel-général des dragons fut instituée pour en honorer le duc de Lauzun. Mais ces charges furent accommodées aux conditions nouvelles de l'armée.

[6] SOURCES. Depping, Correspondance administrative..., Clément, Lettres..., voir la table au mot MARINE. Louis XIV, Œuvres et Mémoires pour l'instruction du Dauphin ; Mémoriaux du Conseil. Il se trouve, en appendice au t. II, pp. 380 et suiv. de ce dernier ouvrage, des documents sur la marine en 1661. Blanchard, Répertoire général des lois, décrets... sur la marine, Paris, 1849-69, 8 vol. Code des armées navales (1647-1689), Amsterdam, 1758. Les Mémoires de Duguay-Trouin et de Forbin, dans la collection Michaud et Poujoulat ; ceux de Tourville (par l'abbé de Bergen), Amsterdam, 1742, 8 vol. ; le Journal du corsaire J. Doublet, publ. p. Bréard, Paris, 1884. Spanheim... Relation.

OUVRAGES. Guérin, Histoire maritime de la France, Paris, 1863, 6 vol. Eug. Sue, La marine française sous Louis XIV, Paris, 1886, 8 vol. Chabaud-Arnauld, Histoire des flottes militaires, Paris, 1889. De Crisenoy, L'inscription maritime, histoire de cette institution, Paris, 1870. Du Verdier, L'amirauté française, son histoire, Paris. 1896. Jal, Abraham Duquesne et la marine de son temps, Paris, 1872, 2 vol. Delarbre, Tourville et la marine de son temps, Paris, 1889.

[7] Voir, au précédent volume, les causes possibles de cet abandonnement. Toute une série de circonstances historiques peut contribuer à l'expliquer. Paris était trop loin de la mer. Les rois de France mirent un très long temps à atteindre le littoral. Les grandes provinces de mer, la Normandie, l'Aquitaine, la Provence ne furent définitivement acquises à la couronne que sur la fin du XVe siècle. A ce moment — celui des grandes découvertes, — où se sentait partout une curiosité d'aventures nouvelles, l'archaïque souvenir des Gestes d'autrefois conduisit Charles VIII vers Naples. qui était, dans son imagination, une étape sur la route de Constantinople. A ce moment aussi, se forma la puissance autrichienne, qui, pesant sur toutes les frontières, menaça le cœur du royaume. L'effort, ramené au Nord et à l'Est, fut très pénible et long. Des habitudes furent prises. Des activités maritimes provinciales durèrent, qui, peu à peu, s'affaiblirent. Même dans les provinces de mer, la bourgeoisie fut détournée du travail sur mer par l'ambition d'honneurs et de profits qu'elle trouva dans les offices. La judicature énerva la Normandie. Bref la mer n'intéressa pas la France.

[8] Voir Sur les galères du Roi, dans la Revue de Paris, 15 nov. 1897.

[9] Voir un tableau des officiers de l'escadre au 26 février 1672, et un état du Roi au 1er janvier 1677, dans Clément, Lettres, III, 1, pp. 421-2 et III, 2, pp. 682 et suiv. En 1677, il y a 2 vice-amiraux, 8 lieutenants généraux, 6 chefs d'escadre.

[10] Au moment où Versailles s'achevait, des modèles réduits de la plupart des bâtiments dont on se sert à la mer furent réunis dans le canal. En 1681, il ne s'y trouvait pas encore de galère. Seignelai commanda qu'on envoyât de Toulon en fagot des pièces qui seraient assemblées devant le Roi et, en même temps, des mariniers de rame, de bonnes mœurs et bien faits autant qu'il sera possible. Un jour de janvier 1683, le Roi, raconte Dangeau, monta en calèche avec les dames, et ensuite il alla s'embarquer sur le canal. Il monta sur la galère qu'il a fait bâtir et dont il fut très content.

[11] Il ajoutait : Ma mémoire attend de recevoir les récompenses que ceux qui servent depuis moi ont déjà obtenues. J'ai toute ma vie vécu comme une personne de grands biens ; mais cela n'a été qu'aux dépens de la bourse de mes amis. Il me reste six enfants qui ont les mêmes sentiments que l'autre ; j'espère que Votre Majesté aura la bonté de ne les pas abandonner au méchant état de mes affaires Je puis assurer Votre Majesté que jusqu'au dernier moment de ma vie, qui sera apparemment demain, je mourrai, de Votre Majesté, le très humble... etc. (Œuvres de Louis XIV, III, p. 512.)