HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE VIII. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE 1661 À 1685.

CHAPITRE PREMIER. — L'EUROPE EN 1661[1].

 

 

I. — LA FAMILLE DES HABSBOURG.

LOUIS XIV a écrit, au début de ses Mémoires :

Tout était calme en tout lieu ; ni mouvement, ni apparence de mouvement dans le royaume qui pût m'interrompre et s'opposer à mes projets ; la paix était établie avec mes voisins vraisemblablement pour aussi longtemps que je le voudrais moi-même.

Il se voyait donc, en 1661, maître chez lui, en état de donner au monde la paix ou la guerre. Cette vue était juste. La maison de Habsbourg, c'est-à-dire l'Espagne et l'Autriche, avait subi les traités de Westphalie et des Pyrénées.

L'Espagne possédait encore l'empire le plus vaste du monde ; mais, disait un ambassadeur, toutes les pièces dont se composait sa grandeur étaient en ruine. Sa population décroissait d'un mouvement continu très rapide, par la faute des guerres, de l'émigration en Amérique, aux Pays-Bas, en Italie, et de la misère. L'Espagnol ne travaillait pas. Sept siècles de guerre contre les Arabes, pour la libération de son territoire, suivis de la conquête du Nouveau-Monde et d'un siècle et demi de guerre contre la France, lui avaient fait un tempérament de soldat et de conquistador. Longtemps, les Morisques, restes de l'invasion arabe, avaient travaillé pour lui, ouvriers des campagnes et des villes : il les avait expulsés. Pays paresseux, pays dépeuplé, l'Espagne attirait l'étranger, qui comblait les vides et travaillait. Colbert, dans le calcul qu'il fait de la richesse nationale, compte l'argent que rapportent en France, chaque année, nos paysans, au retour d'Espagne. On disait en effet que si nombre de nos Français n'allaient faucher les foins des Espagnols, couper leurs blés et faire leurs briques, les Espagnols courraient fortune de se laisser mourir de faim et de se tenir sous des tentes pour ne pas se donner la peine de bâtir des maisons. L'Espagne avait interdit tout autre travail que celui des mines dans ses colonies, qui étaient obligées de s'approvisionner en Europe ; elle s'était réservé le commerce de ces contrées immenses. Mais elle n'avait presque plus rien à vendre, puisqu'elle n'avait presque plus d'industrie. Les marchandises, que les galions espagnols portaient en Amérique, étaient fournies en rade de Cadix par des marchands de Hollande, d'Angleterre et de France. Lorsque revenaient les galions, chargés d'or et d'argent, les mêmes marchands, au même endroit, percevaient la presque totalité des métaux précieux du Mexique et du Pérou. L'or glissait entre les doigts espagnols.

Dans ce pays de la Croisade, vainqueur des Infidèles et convertisseur d'Indiens, le clergé était nombreux, riche et puissant. On a calculé qu'il possédait au moins le cinquième du sol, — un tiers dans certaines provinces. Il prêtait de l'argent au Roi, qui était pauvre. Il siégeait dans les conseils ; le confesseur du Roi était un grand personnage. Ce clergé avait eu, au XVIe siècle, — le temps du péril de l'Église, — de savants théologiens, de grands mystiques et des saints ; au XVIIe, il jouissait de sa victoire dans la paresse et l'ignorance. Il comptait que les tribunaux de l'Inquisition et leurs alguazils suffisaient à défendre la foi. La noblesse, c'était une cinquantaine de grands, trois cents titrés, et un pullulement d'hidalgos. Tout le monde était hidalgo dans le Guypuscoa. Grands et titrés étaient riches, quelquefois immensément. Le reste, misérable. se disputait les commanderies des ordres chevaleresques, les bénéfices de l'Église, les offices de cour ou de gouvernement, ou d'administration. Ils pillaient l'Espagne et l'Empire espagnol. On disait en Italie : L'officier de Sicile ronge ; l'officier de Naples mange ; l'officier de Milan dévore. Le troisième ordre ne comptait plus dans un pays qui méprisait le travail. La société, cléricale et aristocratique, vivait sur le fonds, qui ne se renouvelait plus.

La monarchie avait fait l'unité  ; les anciennes libertés des royaumes ne survivaient plus que par des apparences. La Castille, par exemple, avait encore ses cortès, mais elles étaient réduites au droit de remontrance, dont elles se servaient pour annoncer de temps en temps la mort certaine et prochaine du royaume. Le gouvernement se noyait dans onze grands conseils et une vingtaine de ministères, car tous les membres du Conseil d'État étaient ministres d'État. Au-dessus d'eux, le Roi élevait, s'il lui plaisait, un favori, qui faisait fonction de premier ministre. Pour la moindre chose, les conseils délibéraient sur des mémoriaux dont les bureaux s'encombraient. Entre le moment où une affaire était engagée et celui où elle était décidée, un long temps s'écoulait. Mañana, Demain, était la devise de l'Espagne. Déjà, au temps de Philippe II, un vice-roi de Naples disait : Si la mort venait d'Espagne, je serais sûr de vivre longtemps.

Les finances étaient ruinées sans espoir de relèvement. La dette laissée par Philippe II, et qu'on évalue à quatre milliards d'aujourd'hui, croissait indéfiniment. On vivait, au jour le jour, d'emprunts forcés, d'emprunts usuraires aux banques d'Italie, de quêtes, de créations d'offices — Philippe II en créa 10.000 — et de banqueroutes périodiques. L'habitude était prise de cette pénurie, qui n'empêchait pas le Roi de nourrir la Cour et de dépenser des millions en bâtiments, en favoris et en maîtresses.

L'Espagne avait été la première puissance militaire de l'Europe par le nombre, l'organisation, la discipline, la valeur de ses soldats endurants et braves. Au temps de Philippe II, elle tenait 150.000 hommes sous les armes, alors qu'Henri IV n'en avait que 50000. L'armée de Philippe IV était encore de 100.000 hommes ; mais 13 régiments d'infanterie seulement sur 43, et 44 bataillons de cavalerie sur 113 se recrutaient d'Espagnols. Le reste était pris dans le corps de métier international des gens de guerre. La discipline s'était perdue, l'esprit militaire s'éteignait, les nobles se rachetaient du service par l'impôt des lances, ou, s'ils daignaient servir, c'était à condition d'être généraux. La Cour n'aimait plus les soldats. On lit dans un mémoire rédigé en 1681 pour un ambassadeur français, au chapitre de la Maison du Roi :

Le régiment des gardes doit être de seize compagnies d'infanterie. Le Roi est colonel. Un bataillon de cavalerie..., qui doit être composé des chevaliers des ordres militaires et qui est pour servir quand le Roi va en campagne. Le Roi en est colonel. Un autre bataillon de cavalerie, qu'ils appellent la Vieille Garde de Castille. Le Roi en est colonel, et ce sont de grands seigneurs qui en sont capitaines. Mais les troupes ci-dessus ne sont pas présentement sur pied.

Les grands généraux de l'Espagne, au milieu du XVIIe siècle, Spinola, Piccolomini, sont des étrangers  ; don Juan d'Autriche est un capitaine médiocre ; Fuensaldagne n'entend rien à la guerre, et les autres sont encore plus bouchés. La marine, que Richelieu estima redoutable, n'existait plus à la fin du règne de Philippe IV.

La personne royale aussi était en décadence. Après Philippe II, qui travailla mal mais beaucoup, Philippe III, pieux et paresseux, avait passé sa vie dans les monastères, en voyage ou à la chasse. Philippe IV était soupçonné de plusieurs maux, de ces vilains maux, répandus dans les familles royales, qu'ils pourrissaient. Ses enfants naissaient moribonds. En 1661, il perdit un fils âgé de quatre ans. Quelques jours après naquit don Carlos ; quand il sera roi, à cinq ans, scrofuleux, fiévreux, tétant encore sa nourrice, il titubera entre les lisières tenues par sa gouvernante.

Philippe IV n'aimait pas les affaires. Il vivait presque solitaire, vénéré comme une idole. Il demeurait muet à l'ordinaire, même dans l'intimité de la chambre où ses gentilshommes l'habillaient et le déshabillaient. Le jour où il reçut en audience le maréchal de Gramont, qui venait, au nom du roi de France, demander la main de l'infante Marie-Thérèse, il dit, regardant les fils du maréchal : Vous avez de beaux et bons enfants  ; on voit bien que les Gramont sont du sang d'Espagne. Ces paroles, sorties de la bouche de Philippe IV, qui ne l'ouvrait pas volontiers, surprirent tous les grands. La reine répondit par deux petits mots au compliment du maréchal, car le langage laconique leur est en particulière recommandation. L'infante prononça une petite phrase à chacune des deux visites que lui fit Gramont : Excepté le roi son père, elle n'entretint jamais homme si longtemps.

Mais le maréchal, moqueur à la française, avait été comme saisi de respect, à l'entrée de la salle où il fut reçu :

Le Roi attendait le maréchal à l'audience dans un grand salon, parmi les plus belles tapisseries de la couronne. Il était au bout sous un dais en broderie d'or et de fort grosses perles  ; et la queue du dais était couverte par le portrait de Charles-Quint à cheval fait par le Titien si au naturel qu'on croyait que l'homme et le cheval étaient vivants. A sa gauche, se mirent tous les grands, et, un peu plus loin, un nombre infini de gens de la plus grande qualité. Bien que la parure de ces gens-là ne Bit pas des plus brillantes, il y avait néanmoins un air de grandeur et de majesté que je n'avais vu nulle part.

Toute l'Espagne, en effet, depuis le gueux famélique qui répétait le proverbe : Il y a plus de jours que de saucisses, mais se parait d'airs de capitan, jusqu'au Roi, le plus pauvre des rois, portait fièrement la décadence d'une monarchie qui semblait une carrière ouverte aux ambitions de l'étranger.

La branche cadette des Habsbourg gouvernait de Vienne, sa capitale, des principautés — Autriche, Styrie, Carinthie, Carniole, Istrie, Tyrol, Vorarlberg — et des royaumes, la Bohême, et la Hongrie. Ce domaine était d'un seul tenant, mais le Tyrol, la Carinthie, la Carniole, l'Istrie envoient tout ou partie de leurs eaux à l'Adriatique ; la Bohême verse les siennes aux mers du Nord. Entre ces deux régions, le Danube coule vers la mer Noire. Aucun fleuve n'achève son cours dans le domaine habsbourgeois. Des races très différentes l'habitent, des Allemands, des Italiens, des Slaves, des Magyars. Chacune des principautés avait son régime politique particulier Successivement acquises par les Habsbourg, elles se trouvaient avoir le même prince, mais chacune gardait ses lois et coutumes, et son assemblée d'États. Dans les deux royaumes, le Habsbourg n'était pas roi au même titre : roi héréditaire de Bohème, depuis que ce pays avait été dompté par des moyens atroces pendant la guerre de Trente Ans, il était roi élu de Hongrie.

Du royaume de Hongrie, il ne gouvernait que la moindre partie. Les Turcs avaient conquis toute la région centrale, divisée en quatre pachaliks : Buda-Pesth, Temesvar, Kanisza, Erlau, dont les chefs-lieux étaient des villes très fortes. D'autres forteresses, Gran et Albe royale, au nord, Essek et Belgrade, au sud, bridaient le pays. La Hongrie royale était réduite à une bande de territoire étroite, le long des frontières de l'archiduché et de la Styrie, jusque vers le Raab et l'Ipoly. Elle était difficile à gouverner. La Hongrie, c'était une race très différente de ses voisines, peu nombreuse, mais qui s'aimait et s'admirait. Elle n'avait pas su se donner une dynastie nationale, mais elle gardait ses libertés et privilèges. Dans son souverain Habsbourg, elle ne voulait connaître que le roi de Hongrie. Elle détestait l'Autrichien autant au moins que le Turc. Elle supportait mal les garnisons de la soldatesque impériale. D'ailleurs, le calvinisme, très répandu en Hongrie, était persécuté par les gens de Vienne, et plus d'un protestant hongrois se disait qu'un chrétien peut vivre plus tranquille sous le gouvernement d'un pacha que sous celui des jésuites. Le Hongrois était le plus énergique des sujets habsbourgeois, mais son énergie était tournée à la révolte.

Une politique alors se présentait à l'Autriche. Les traités de Westphalie lui avaient enlevé ses possessions d'Alsace, ils avaient reconnu l'indépendance de la Suisse, berceau de sa dynastie L'Autriche se trouvait, pour ainsi dire, mise hors de la vieille Europe. La guerre à l'Ottoman, tout proche de leur capitale, paraissait la destinée des Habsbourg de Vienne.

Mais les Habsbourg avaient des habitudes. D'abord, l'habitude d'être empereurs. Comme la dignité impériale, tout en demeurant élective, s'était fixée dans leur maison, l'Empire les retenait dans la traditionnelle politique occidentale. C'était une autre habitude que d'entretenir et de resserrer à toute occasion leur parenté avec les Habsbourg d'Espagne ; les cousins de Vienne et de Madrid étaient des alliés permanents. Leur alliance était fortement scellée par la religion. L'un et l'autre gardaient cette horreur pour l'hérésie qui fut une passion de Charles-Quint, léguée par lui à ses successeurs, en termes exprès, dans son testament. Charles-Quint descendait, en Espagne, d'une longue lignée de rois espagnols qui menèrent la croisade contre l'Infidèle ; il était Majesté catholique. Empereur, il avait en charge l'avouerie de l'Église. Toute hérésie lui semblait une révolte. De fait, les grands ennemis des Habsbourg, la France exceptée, furent des hérétiques : ennemis extérieurs, la Suède et l'Angleterre ; ennemis intérieurs, les protestants des Pays-Bas, les protestants d'Allemagne, les protestants de Bohême, les protestants de Hongrie. Les Habsbourg avaient été vaincus par une coalition de Réformés que la France avait conduite. Aussi l'hérétique était leur ennemi, autant ou plus que l'infidèle. Le Habsbourg de Madrid expulsa ses Morisques et brûla ses protestants. Celui de Vienne s'était fait exempter, au congrès de Westphalie, de la tolérance religieuse ; dans ses pays allemands, et en Bohême et en Hongrie, les jésuites et les capucins prêchaient et persécutaient.

Les Habsbourg sont donc une famille, qui suit des penchants héréditaires. C'est comme malgré lui que le Habsbourg de Vienne regarde vers l'Est. Quand il commence à se mettre en mouvement contre le Turc, en I661, ses forces sont insuffisantes jusqu'au ridicule. Il demeure un occidental. Et, la France, si elle prend sa carrière en Espagne, l'aura pour ennemi.

Ennemi à considérer, mais qui ne semble pas bien redoutable. Le Habsbourg autrichien est un personnage complexe, lent et lourd. Son gouvernement est obligé de compter avec les diètes nationales de chacun des pays de la monarchie. Au centre, il est polysynodique, comme celui d'Espagne. A la Chancellerie, dans la Chambre des finances, au Conseil aulique, au Conseil de la guerre — car la guerre elle-même est conduite par un conseil, — les affaires s'éternisent dans le formalisme et dans la mollesse. Aux bords du Danube viennois, les hommes se laissent vivre, un proverbe dit que, dans ce pays-là, c'est tous les jours dimanche.

Léopold Ier était empereur depuis l'année 1658 Enfant, comme il avait un frère aîné, il fut destiné à l'Église. Ignace était un de ses prénoms. Il avait été élevé par le jésuite Nithard, lequel compta plus tard dans la politique, quand il devint en Espagne le Père Nithardo, grand inquisiteur et confesseur de la Reine. Mais le frère aîné mourut. A la mort de Ferdinand, en 1657, Léopold qui déjà était roi couronné de Bohême et de Hongrie, fut candidat à l'Empire. Il avait alors dix-sept ans, l'air vieux, une longue figure, l'énorme lippe de la famille, le menton lourd, et l'œil navré. Il était très doux, tout à fait sage et continent. Il aimait la musique et composait des airs tristes avec beaucoup de justesse. Il était laconique à la mode d'Espagne. Léopold sera un très brave homme, pas inintelligent, assidu au travail, mais toujours incertain et gêné. Pomponne, qui savait son Europe, dira : Quoique ce prince soit né avec de l'esprit, qu'il parle bien des affaires et qu'il assiste avec soin à ses conseils, la timidité naturelle, qui l'empêche de se fixer à son propre avis, le rend toujours dépendant de ses ministres ; et Grémonville, ambassadeur du Roi à Vienne : C'est une horloge, qu'il faut toujours  remonter. Enfin, sa constitution délicate est peut-être cause qu'il est demeuré enfermé dans Vienne, et qu'il n'a, de sa vie, pu aimer la guerre. Léopold était maladif et malsain  ; malsaine aussi était l'infante, sa cousine d'Espagne. Leur premier-né mourut après quelques mois. Les médecins, ayant ouvert le pauvre petit corps, y trouvèrent cinq causes de mort  ; les poumons étaient remplis de petites pierres, et le foie dur et tout brûlé, ce qui prouve un sang corrompu de père de mère. Deux autres enfants moururent en naissant.

 

II. — L'ALLEMAGNE ET L'ITALIE.

DEUX régions politiques — il est nécessaire d'employer ce terme vague — étaient rattachées à la maison d'Autriche : l'Allemagne, parce qu'un Habsbourg y était empereur ; l'Italie, parce que l'Empereur y avait conservé des droits et que l'Espagne y possédait le royaume de Naples et le Milanais.

Des savants allemands cherchaient la définition de l'Allemagne, et ne la trouvaient pas. Ils tâchaient de faire rentrer la constitution de leur pays dans les catégories d'Aristote : l'Allemagne était-elle une monarchie, ou une aristocratie, ou une démocratie ? Chemnitz croyait qu'on pouvait y reconnaître une aristocratie tempérée de monarchie. Puffendorf lui trouvait une ressemblance avec la confédération hellénique que présidait Agamemnon au temps de la guerre de Troie ; mais il disait que plutôt l'Allemagne ne ressemblait à rien, qu'elle était une espèce de corps irrégulier semblable à un monstre, irregulare aliquod corpus et monstro simile. Le chancelier suédois Oxenstiern pensait, après les traités de Westphalie, que c'était une confusion conservée par la Providence, confusio divinitus conservata.

Le peuple allemand, après la longue crise de souffrances atroces que fut la guerre de Trente Ans, ne songeait qu'à jouir de la paix enfin recouvrée. Il était ignorant, grossier, et sans esprit public. La plupart des princes ne pensaient qu'à refaire leur maison et à s'agrandir. Ils détruisaient ce qui restait chez eux de libertés et de privilèges, exploitaient leurs sujets à outrance, admiraient leur extraction illustre, crevaient d'orgueil, et se soûlaient dans les fêtes.

Lors du séjour qu'il fit à Francfort en 1658, le maréchal de Gramont s'amusa follement. L'archevêque-électeur de Cologne, de la maison de Bavière, était, dit-il, un homme civil autant que le pouvaient permettre les prétentions de la maison de Bavière qui ne sont pas petites, et fort adonné à la chimie. L'archevêque-électeur de Trèves brouillé avec le sens commun, sans étude, connaissait les affaires de l'Empire aussi peu que les siennes propres ; il était grand et fort, camard, et tenait tête à tout le monde pour le vin. L'électeur de Bavière était un homme pieux et dévot, autant qu'on le peut être, et très convaincu que, suivant la politique de ses directeurs, il pouvait aussi peu errer que le pape. Fort zélé pour la religion luthérienne, l'électeur de Saxe, les jours qu'il communiait, portait ce respect au sacrement de ne pas s'enivrer le matin, mais aussi en revanche, le soir, il réparait l'omission. L'archevêque-électeur de Mayence, obligé de faire honneur aux santés, gardait d'ordinaire son sang-froid et les règles de la modestie affectée à son caractère d'archevêque. Pourtant, un jour, à la suite d'un dîner qui dura de midi au soir, et où furent bues deux ou trois mille santés, il dansa avec les électeurs de Cologne et de Saxe sur la table qu'on avait étayée. Le maréchal, qui ne pouvait danser, parce qu'il était boiteux, donna le branle.

Presque tous les princes recevaient des subsides de la France. Des règles étaient établies pour la distribution de l'argent du Roi, que l'on donne très largement et fort à propos, cependant de telle sorte que personne ne l'a jamais touché qu'après avoir tenu la parole qu'il avait donnée. Et l'argent est un rhétoricien qui réussit bien mieux à Francfort que Cicéron ne fit autrefois à Rome, et Démosthène à Athènes.

Cependant, à Francfort, l'ambassade française n'avait pas obtenu ce qu'elle était allée y chercher. Le sentiment de patriotisme n'était pas mort en Allemagne. Tel prenait l'argent, qui réservait son âme. L'électeur de Mayence était bon Allemand, et aussi l'électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume Ier.

Celui-ci entendait n'être pas l'esclave de tout le monde, comme avait été son père. Dès son avènement en 1640, âgé de vingt ans, il avait donné l'idée qu'il serait quelqu'un. Un des premiers envoyés français qui l'aient vu, écrivait : C'est un prince bien fait, spirituel, très accompli et... fort porté à la guerre  ; il a des vertus fort relevées et est de bonne mine. L'électeur avait en effet la taille haute, un large visage mâle, un sourcil puissant et inquiet. Son premier soin fut de se rendre respectable, en se créant une force ; un moment, en 1655, il avait entretenu une armée de 25.000 hommes. Sa politique était de toujours remuer, de chercher son profit dans les grandes occasions ou les moindres bagarres, d'accepter ou demander toute alliance utile, de la rompre, s'il pouvait espérer ailleurs un plus grand profit.

Si mes ancêtres, écrivait-il à Mazarin en 1659, ont eu cette maxime de préférer l'intérêt des autres princes à la conservation de leurs États, j'avoue que je m'en éloigne, me trouvant obligé en ma conscience de défendre les pays que par la grâce de Dieu je possède, et, en faisant cela, je ne vois pas par quelle raison je pourrais être blâmé de qui que ce soit.

Il voulait non seulement défendre ses pays, mais les accroître, les joindre les uns aux autres, en faire un seul corps, membra unius capitis, et conquérir un large accès à la mer. Il était hanté par le rêve de devenir grande puissance sur terre et sur mer. Aussi est-il considéré aujourd'hui comme un ancêtre de la Prusse moderne et de l'Allemagne impériale et mondiale.

Ses premières relations avec la France ont été bonnes. A Francfort, il a voté pour l'article qui interdisait à l'Empereur de secourir les Espagnols ; ses ambassadeurs ont été gorgés d'argent, et lui-même a reçu 100.000 écus français : il a tant besoin d'écus l Mais il a pris des précautions de forme et des airs de dignité. On redoute à Paris sa légèreté d'esprit, sa promptitude d'humeur, sa politique vulpinante. On attend de lui de grands équivoques. Aucun prince n'était si difficile à manier et nos diplomates redoutaient le poste de Berlin. L'un d'eux se plaignant des méchantes heures passées auprès du prince, dira : Si l'on pouvait être à la Bastille sans encourir de disgrâce, je préférerais un an dans cette prison à quatre mois en Brandebourg. Dans l'Allemagne déchue, mais qui garde de grands souvenirs et tient en réserve des forces et des vertus, Frédéric-Guillaume est un prince avec lequel il faudra compter.

En Italie, l'Espagne possédait Naples, la Sicile, la Sardaigne, la Lombardie et les Présides de Toscane. Des vice-rois gouvernaient à Naples, en Sicile, en Sardaigne, un gouverneur en Lombardie, et des commandants dans les Présides. Partout, l'Inquisition, la justice injuste et la fiscalité. La Lombardie, le mouton mignon de l'Italie, était si décharnée, que la pauvre Champagne ou Picardie, c'est-à-dire les provinces de France qui avaient le plus souffert des guerres, n'étaient pas plus misérables. On estimait que la population y avait diminué de plus d'un tiers. A Naples, les banquiers fermiers de l'impôt, pratiquaient un système de levées sur les vivres, qui semblait une organisation de la famine.

Le reste de la Péninsule était partagé entre les stati liberi. Le pape n'avait plus d'importance politique. A Venise, dans la beauté du décor, la décadence continuait ; la République, désintéressée des affaires italiennes , s'épuisait à défendre Candie contre les Ottomans. Gênes, qui avait perdu ses derniers postes dans le Levant, se maintenait péniblement en Corse. Elle vivait en perpétuelle inquiétude, menacée par la France, l'Espagne et la Savoie. Mantoue, sous les Gonzague de Nevers, était cliente de la France, à qui elle demandait de la protéger contre l'Espagne, et contre la Savoie, qui lui réclamait le Montferrat. Les Farnèse, ducs de Parme et de Plaisance, les Este, ducs de Modène et de Reggio, étaient tombés en insignifiance. Les Médicis de Toscane, pour avoir obtenu du pape et de l'empereur le titre de grand-duc, avaient soulevé une tempête dans la grenouillère des princes italiens. Ces grands-ducs hésitaient entre l'Espagne et la France, mais penchaient vers celle-ci, le grand-duc régnant ayant épousé une princesse du sang de France, fille de Gaston d'Orléans. Dans tous ces États, c'était la misère intellectuelle, la misère morale, des cours somptueuses, de grands airs de prince ; à Florence, des tragédies d'amour ; à Parme et à Modène, des troupes de chanteurs et des féeries d'opéra. Partout, la pauvreté, la fièvre, la peste et les bandits.

En Allemagne, du moins, restait le sentiment d'une communauté, l'idée du Reich, gardée par le Reichstag ; en Italie, on ne sentait plus un souffle d'esprit public. Aucun des princes italiens, disait un ambassadeur de Henri IV, n'accroîtra sa dépense d'un écu pour cette belle dame de liberté italienne. Dans le peuple italien, aucun mouvement ne se produisait, si ce n'est des révoltes d'affamés. Naples s'est révoltée deux fois, mais ce que voulaient les insurgés, qui eurent quelques heures d'héroïsme, c'était ne pas payer de droits d'octroi pour les figues, les oranges et le raisin.

Un État se distinguait des autres, le duché de Savoie, italien à moitié seulement, partagé entre les deux versants des Alpes, resserré entre la France, qui poussait vers sa frontière naturelle, et l'Espagne, qui possédait la Lombardie. Trop faible' pour défendre sa neutralité entre ses deux voisins toujours en guerre l'un contre l'autre, le duc hésitait, exposé, s'il tenait pour la France, à l'invasion des Espagnols en Piémont, et, s'il tenait pour l'Espagne, à devenir, comme disait Henri IV, le duc sans Savoie. Le permanent péril l'obligeait à l'inquiétude et à l'effort constant. Si petit qu'il fût, il n'était pas sans forces ; son rude pays lui donnait des soldats, et sa petite noblesse, qui était pauvre. des cadres pour son armée. Il était, par tradition, rêveur de grandes fortunes. Ce politique très pratique, gourmand des plus petites feuilles de l'artichaut milanais, aspirait aux grandes couronnes. Charles-Emmanuel fut le type parfait de cette famille : Il aime la guerre par-dessus tout, disait un de ses contemporains ; il est vif, robuste, familier et prodigue avec les soldats, patient aux privations, insatiable de gloire. Il avait réclamé à la mort de Henri III la couronne de France en sa qualité de fils d'une Valois, espéré devenir empereur à la mort de Mathias, entrevu, dans les troubles de la Ligue, une couronne de Provence. Il aurait voulu être au moins roi d'Albanie. Richelieu disait : L'esprit du duc de Savoie ne pouvait avoir de repos ; il faisait tous les jours deux ou trois fois le tour du monde. Charles-Emmanuel mourut étant en guerre avec Louis XIII, l'année 1630. Alors la Savoie était entrée dans la clientèle du roi de France. Le traité de Chérasco lui avait donné une partie du Montferrat ; mais elle avait cédé Pignerol à la France, c'est-à-dire qu'elle lui avait ouvert le Piémont. Puis Victor-Amédée, successeur de Charles-Emmanuel, avait épousé Madame, sœur de Louis XIII. Madame domina son fils, Charles-Emmanuel II, de toute la hauteur de la maison de France. La cour de Turin, vassale de celle du Louvre, semblait une petite cour de province. Mais tout le passé de la Savoie lui interdisait la subordination perpétuelle. En Italie, il faudra compter avec la maison de Savoie, comme en Allemagne avec la maison de Brandebourg.

 

III. — LES ALLIÉS TRADITIONNELS DE LA FRANCE.

LA France, cherchant des alliés pour combattre la maison de Habsbourg, les trouva au flanc de l'Espagne, et au Nord ou au delà de l'Empire. Le Portugal, les États scandinaves, la Pologne, la Turquie furent les amis de la France, parce qu'ils étaient éloignés d'elle. Ils furent les ennemis du Habsbourg de Vienne ou de Madrid, parce qu'ils étaient près de lui.

Le traité des Pyrénées avait laissé le Portugal en tête à tête avec l'Espagne, son ennemie. Aussi, quand le marquis de Chouppes alla exprimer à Lisbonne en 1659 le regret que la France eût été obligée d'abandonner son allié, il fit une entrée piteuse, sous une pluie de pierres ; puis il entendit de la bouche des ministres quelques propos très durs. Mais bientôt l'aigreur s'adoucit. Louis XIV avait résolu, comme nous verrons, de manquer à l'engagement pris par lui de ne point secourir le Portugal. Cet allié lui était fort utile. Le Portugal, il est vrai, n'avait que de petites forces  ; et son roi, Alphonse VI, était un triste sire, goulu, malpropre, ivrogne, empoisonné par le tabac, dont il porte toujours dans le nez un rouleau en feuilles ; son corps sent naturellement mauvais, et il a toujours des ulcères sous de grands doubles ou replis de peau qui se font en divers endroits de sa personne. Ce roi de vingt-quatre ans ne sait ni lire ni écrire, mais aussi il n'ignore aucune des vilaines et méchantes paroles des laquais, qui lui sont familières. Alphonse VI, dépeint ainsi par M. de Saint-Romain, ministre de France, était un de ces rois qui donnaient à Louis XIV, par comparaison, le droit de se préférer. Mais, au XVIIe siècle, il n'était si médiocre allié qui ne pût rendre service.

A l'autre extrémité du théâtre de la guerre, les États scandinaves étaient, depuis longtemps, des clients de la politique française.

La Suède, au commencement du XVIIe siècle, était un très petit pays. Elle ne touchait pas le Sund, le Danemark possédait les provinces méridionales de la péninsule scandinave ; les deux rives du détroit étaient donc danoises. Mais la Finlande et l'Esthonie appartenaient à la Suède. Le royaume de Suède, c'était le littoral du golfe de Bothnie. Il était très pauvre. On disait qu'il ne produisait que du fer, du cuivre, du goudron, des mâts et quelques chanvres. Mais c'était justement les matières premières de la guerre terrienne et maritime. Or, il arriva qu'un roi, Gustave-Adolphe, tira de ce pays, peuplé d'environ deux millions d'hommes, mais où s'était gardée la primitive coutume du service militaire universel, une belle armée nationale de 40.000 hommes de pied et de 3 500 cavaliers. C'était, en ce temps-là, une armée de grande puissance. Et la Suède, du jour au lendemain, se trouva l'égale des grands royaumes. Mais cette armée, elle n'était pas en état de la payer ; elle n'avait pas de finances publiques. Les seuls revenus du roi étant ceux de son domaine, il fut nécessaire de faire la guerre pour nourrir le soldat aux dépens de l'ennemi, de conquérir des pays pour solder l'officier en terres et seigneuries, d'accepter des subsides d'alliés, même d'en solliciter. La Suède devint un État condottière.

Elle conquit la Livonie, l'Esthonie et l'Ingrie. La paix de Westphalie lui donna les bouches de l'Oder et de l'Elbe. Sur le Danemark, elle gagna les îles de Gothland et d'Œsel et les provinces méridionales de la Péninsule. Ainsi, elle enserra la Baltique. Elle crut la tenir toute entière, au moment où Charles X se trouva maître de la Pologne, du duché de Prusse et du Danemark. La Baltique devenait un lac suédois. Mais alors était apparue la disproportion entre les forces réelles de la Suède et ses ambitions. Elle n'avait pas des reins à porter pareille fortune. Charles X fut vaincu par une coalition. La Suède dut à la médiation de la France une paix honorable, mais qui fut la fin du grand rêve.

Elle avait été dépeuplée par la guerre et par l'émigration. Beaucoup de familles nobles s'étaient établies dans les pays conquis d'Allemagne. Enrichis par le pillage de l'Empire et par les subventions de l'étranger, les hommes de guerre et d'État devinrent de beaux seigneurs, à grandes manières, — les manières de France, qui remplacèrent celles d'Espagne, après que l'Espagne eut été vaincue. — On disait à Paris : De tous les étrangers, les Suédois sont les plus français et gardent moins l'accent de leur pays. Ces beaux seigneurs détruisirent dans leurs domaines la liberté des paysans, qui était l'honneur et la force de la Suède. Par eux fut corrompue l'honnêteté des mœurs scandinaves. Ils menaient la grande vie à la Cour et dans leurs terres, qu'ils visitaient chaque année à la Noël, après que l'hiver a construit aux traîneaux une route de glace sur les rivières et sur les lacs. Les séjours aux châteaux étaient des saisons d'orgie.

Le gouvernement appartenait à une oligarchie compliquée. Le Conseil de régence, pendant la minorité de Charles XI, se composait de cinq régents, tous cinq grands officiers de la couronne et ministres, ou plutôt chefs de collèges ministériels. Le chancelier, qui avait la charge des affaires étrangères, présidait un collège composé de sénateurs, de conseillers et de secrétaires. Un Sénat siégeait en permanence. La Diète se réunissait au moins tous les trois ans. Le personnage le plus important était le chancelier Magnus de la Gardie, qui avait une connaissance exacte des affaires, de l'esprit, de l'éloquence en plusieurs langues et l'air de grandeur et de magnificence que donnaient à ces Suédois la victoire, la richesse, et les hautes relations politiques entretenues dans l'Europe entière. La Gardie était un des survivants de l'époque héroïque suédoise, mais indolent et las. Il prenait à la Noël de longues vacances, pendant lesquelles il n'aimait pas entendre parler d'affaires.

En 166 !, il y avait trente ans que la Suède était l'alliée de la France, si bien que l'alliance franco-suédoise semblait un des points fixes de la politique générale. Mais elle n'avait jamais été cordiale. Les Suédois, dont les succès furent plus considérables que ceux de la France, au début de la commune guerre contre l'Autriche, s'irritaient à entendre partout parler de la dépendance que la Suède était obligée d'avoir aux volontés de la France. Un écrit où on les appelait Galliae mercenarios avait paru au moment de la Diète de l'élection impériale en 1658. Un de leurs ambassadeurs, Bierenclau, l'ayant lu, se rendit tout échauffé chez le maréchal de Gramont : Le maréchal le crut possédé et que tous les diables lui étaient entrés dans le corps, et jamais farce ne fut pareille. Il se débattait comme un furieux sur ces mots de Galliae mercenarios, se levait de son siège, répétait mercenarios, en disant au maréchal amicos, confoederatos, lequel acquiesçait à tout avec un sang-froid qui augmentait encore l'emportement du Suédois. Ce fut une scène entre parents riches et parents pauvres, mais glorieux.

En 1661, l'alliance française avait encore à Stockholm des partisans. Les principaux étaient le chancelier La Gardie, lequel, du reste, était d'origine française, et le maréchal Tott, un homme bien fait, — magnifique, galant, grand joueur... l'air noble, et parlant français mieux que pas un courtisan, fort aimé des dames de Paris, avec lesquelles il trouvait assez moyen de dépenser son argent. Mais un parti s'était formé, d'opposition à la politique traditionnelle. Bierenclau en était le chef au sénat. Un jour, dans cette assemblée, les deux factions s'accusèrent mutuellement d'être vendues à l'étranger : peut-être elles disaient vrai, l'une et l'autre. Au reste, il était évident que la Suède avait intérêt à ne pas demeurer inféodée à la France. Elle avait obtenu de la collaboration de ses armes avec les nôtres tout ce qu'elle pouvait en espérer. Pour certaines prétentions qu'elle établissait sur l'interprétation des traités de Westphalie, elle savait qu'elle n'aurait pas l'appui de la France, obligée de ménager en Allemagne des amis, qui n'étaient pas ceux des Suédois. Et la différence des religions, si elle n'avait pas empêché l'accord momentané des intérêts, était un obstacle à l'alliance profonde. Enfin, comme la France voulait, tout en soignant l'alliance suédoise, ne point désobliger le Danemark, et payer en même temps les bons offices des deux frères ennemis, la Suède était jalouse et inquiète. Bierenclau avait donc ses raisons de recommander au Sénat une nouvelle politique. Il regardait l'Angleterre comme une des plus grandes puissances du monde, capable d'assister la Suède d'argent, de troupes et de vaisseaux.

Ainsi, en 1661, apparaissait moins sûre pour la France l'alliance de ce soldat glorieux, fatigué, tendant la main qu'était le royaume de Suède.

La Pologne, à laquelle la Lithuanie était jointe depuis la fin du XVe siècle, s'étendait au sud-est vers la mer Noire, qu'elle n'atteignait pas, les Turcs occupant le littoral. Au nord, elle touchait la Baltique à Danzig ; mais Danzig était une ville libre, qui vivait à part. Au sud, la frontière s'appuyait à la montagne. A l'ouest, la Pologne était séparée de l'Empire par une ligne conventionnelle entre Elbe et Oder, touchant presque l'Oder. A l'est, une autre ligne passait entre le Dniester et le Dniéper, disputée entre Polonais, Turcs et Moscovites. La plaine polonaise est lavée par des rivières lentes, attardées dans des lacs, des marais et des tourbières. Aucun obstacle ne se dressait à l'expansion, ni à l'invasion de ce pays. L'histoire de la Pologne est une alternative de conquêtes vastes et de périls de mort.

La Pologne était désordonnée. Il n'y avait guère de bourgeoisie qu'à Danzig et à Thorn. Thorn était comme Danzig une ville libre. Les paysans étaient en servage. Le clergé n'était pas organisé en ordre. La noblesse, est-il écrit dans une instruction donnée en 1664 à un ambassadeur de France, constitue à peu près tous les ordres du royaume. Et cette noblesse était une cohue : le nombre des gentilshommes est très grand, et la plus grande partie sont fort pauvres, les maisons ne pouvant se maintenir longtemps en grandeur et opulence, parce que les successions se partagent également entre les frères. Mais la richesse ne donnait pas de privilèges ; tous les nobles étaient égaux entre eux.

Le royaume était divisé en palatinats, dont chacun avait sa petite diète ou diétine, qui élisait les députés à la Diète générale, les nonces. Cette diète élisait le roi quand elle était convoquée à cet effet par l'archevêque primat de Gnesen. Elle se réunissait alors au camp de l'élection, à Whola, près de Varsovie, en armes et à cheval. On rédigeait les pacta conventa, c'est-à-dire la capitulation qui serait imposée au roi. Le jour de l'élection, le primat et le maréchal de la Diète, élu par elle, passaient entre les rangs innombrables des cavaliers, et recueillaient les votes. Le roi élu comparaissait devant une nouvelle diète, où il était couronné, après avoir juré les pacta. Alors se trouvaient en présence le Roi et la République polonaise.

La vie politique était constamment troublée. La noblesse est un si grand corps et dispersé dans un pays si vaste, qu'il n'est pas possible qu'un même esprit l'anime. Depuis longtemps, l'idée s'était établie que personne dans la République ne pouvait être contraint à obéir à une loi non acceptée par lui. Dans une diète de l'année 1652, un nonce ayant refusé son vote à un projet de décret royal, la Diète se sépara sans conclure. Ce fut le premier usage du liberum veto. Pour se défendre contre les majorités, les minorités usaient du droit de se confédérer, c'est-à-dire de se réunir en armée. Et c'était la guerre civile.

La Pologne était en majorité catholique. Les Jésuites l'avaient à peu près reconquise sur la Réforme par leurs missions, par leurs collèges, où ils donnaient aux nobles une éducation rhétoricienne, et une dévotion qui n'était pas profonde : La noblesse est assez dévote et la plupart même hypocrite. Mais il restait en Pologne des luthériens, des calvinistes et d'autres sectes. Et les orthodoxes étaient nombreux parmi les populations de l'Ukraine et en Lithuanie. Moscou, où un patriarcat orthodoxe était établi depuis la fin du XVIe siècle, était pour eux une ville sainte.

Ce pays allait à la ruine. Il paraissait ne pas s'en douter, fier qu'il était de son aurea libertas, toujours en appréhension sur le fait, de sa liberté. La grande noblesse passait dans ses châteaux l'hiver, saison des courses en traîneaux et des grandes soûleries. Elle employait l'été à la politique. Dans les diétines ou à la diète, le grand seigneur se pavanait entouré de sa clientèle, couvert d'or et de diamants. Presque toujours il était capable de prononcer une belle harangue en latin à la Cicéron. Les Polonais aimaient à se trouver ensemble pour parler, pour boire, pour se battre, pour se réconcilier. Ils se réunissaient, après les guerres civiles, dans des diètes de réconciliation. L'idée de la patrie apparaissait un moment ; on s'embrassait et l'on pleurait au toast national : Aimons-nous les uns les autres. Puis on retournait au désordre : Les Polonais sont des esprits fort légers, qui passent la plus grande partie de leur vie à offenser la Cour et à se réconcilier avec elle de bonne foi.

Depuis la mort du dernier Jagellon en 1572, chaque élection avait provoqué des compétitions étrangères, moscovite, autrichienne, suédoise, brandebourgeoise. Les voisins, dont chacun convoitait la Pologne, pensaient à se concerter pour la partager. Le roi de Pologne faisait, en 1661 une confidence douloureuse à la Diète, qu'il priait de lui désigner, de son vivant, un successeur :

Plaise à Dieu que je sois un faux prophète, mais il est trop certain que la République, si elle ne procède pas à une élection anticipée du successeur de la couronne, sera déchirée : la Russie polonaise et la Lithuanie suivront le Moscovite dont elles parlent la langue et professent en majeure partie la religion ; la Grande Pologne et la Prusse, le Brandebourgeois leur voisin ; la maison d'Autriche, bien qu'elle exhale les plus pures intentions, si jamais la République est partagée, ne s'abstiendra point de la petite Pologne.

Ce pays menacé occupait beaucoup la diplomatie française. Une des principales idées de cette diplomatie fut de pousser un prince français au trône de Pologne. Au temps de Richelieu, la France et l'Autriche s'étaient disputé l'avantage de marier le roi Ladislas. Celui-ci épousa une Autrichienne, qui mourut en 1644. Alors Mazarin lui recommanda une fille du duc de Nevers et Mantoue. Marie de Nevers, qui avait été fort aimée à la cour de France — la dernière fois par Cinq-Mars — fut agréée par Ladislas. Une ambassade polonaise vint la chercher. Elle étonna la Cour et les badauds par une magnificence qui, disait-on, était venue aux Polonais des Mèdes, en passant par les Perses et les Scythes. Arrivée en Pologne, elle trouva un mari très vieux, accablé de goutte et de graisse, et un souper effroyable à voir et pire au goût. Elle dit à une des dames qui l'avaient accompagnée qu'il vaudrait mieux retourner en France. Elle s'habitua pourtant si bien en Pologne que, lorsque Ladislas mourut en 1648, elle épousa Jean.-Casimir, le frère du défunt, qui fut élu roi. Jean-Casimir avait été jésuite et cardinal ; c'était un brave homme qui n'aimait pas les affaires ; la reine les adorait. Marie de Nevers fut vraiment roi de Pologne. C'était une femme à grands desseins. Elle voulait rendre le gouvernement plus absolu, et même faire au dehors des entreprises glorieuses. Mais elle abonde si fort en raisons et expédients que cela lui fait changer de pensées assez souvent et assez légèrement.

Comme elle n'avait pas d'enfants, elle entreprit de marier une fille de sa sœur avec un prince quelconque, qu'elle essaierait de faire roi de Pologne. Son choix s'arrêta au duc d'Enghien, fils de Condé. Il fut convenu que le jeune duc serait élu roi, du vivant de Ladislas. La Cour de France fut ravie. Elle mit à la disposition de son ambassadeur une somme considérable d'argent pour acquérir à la disposition entière du Roi les suffrages des personnes dont il pourra avoir besoin. On avait à Paris une liste de pensionnaires polonais. Comme on prévoyait des résistances, une confédération et une guerre civile, la France conclut en septembre 1661 un accord avec la Suède qui s'engagea, moyennant subsides, à faire passer des troupes en Pologne, s'il en était besoin. Mais la Diète refusa d'élire un successeur au roi vivant, parce que cela était contraire aux lois du royaume.

La France ne se découragera pas et le projet sera repris. Elle espérait beaucoup d'une alliance avec la Pologne. Une instruction de l'année 1660, après avoir rappelé que la France, se trouvant enclavée par la nature entre l'Allemagne et l'Espagne, et prise entre elles, avait résisté à l'une et à l'autre de ses seules forces et avec l'assistance de quelques amis, concluait :

A quel haut point de puissance, de crédit et d'autorité ne peuvent pas aisément parvenir cette couronne et celle de Pologne, si, par notre jonction et une union indissoluble de sang et d'intérêts, nous mettons l'Empire au même état d'être enclavé entre la France et la Pologne comme nous l'étions auparavant entre l'Empire et l'Espagne ?

Cette comparaison entre l'union projetée de la France et de la Pologne, et celle que le lien de famine avait formée entre l'Espagne et l'Autriche, est singulière. On y suppose qu'un prince du sang de France eût été capable d'établir en Pologne l'hérédité et un ordre monarchique. Mais les institutions et les mœurs de ce pays auraient résisté à cette tentative avec l'aide des États voisins qui ne pouvaient souffrir une Pologne francisée. Notre diplomatie, bien que très avisée, s'attachait trop fortement à des traditions. Elle avait l'habitude de compter sur la Pologne, comme sur la Suède, comme sur la servilité des princes allemands. Ce sera pour elle une occasion de mécomptes.

Depuis la seconde moitié du XVIe siècle, l'alliance du lys et du croissant s'était perdue. En 1661, la France, après que plusieurs ambassadeurs eurent été maltraités, n'était représentée à la Porte que par un négociant que la nation avait élu. Il y avait donc là, pour la politique française, une position à recouvrer.

La valeur turque avait diminué beaucoup, depuis le temps de Soliman le Magnifique, mort en 1566. Des sultans s'étaient succédé, énervés par l'éducation du sérail, fainéants presque tous, et qu'on ne voyait plus aux armées. Les sources de la puissance militaire tarissaient. La cavalerie fieffée n'existait pour ainsi dire plus. Les fiefs sur lesquels étaient établis les hommes du sabre, à charge de répondre au premier appel, on les vendait à des étrangers, ou on les donnait comme fiefs de corbeille aux eunuques, aux nains et aux muets du sérail, et comme fiefs de pantoufle, à des femmes du sérail, ou bien encore ils étaient usurpés par les gouverneurs et par les vizirs. Or, ces cavaliers fieffés avaient fait la force des armées musulmanes. Il avait fallu augmenter les troupes soldées, les janissaires, mais les janissaires n'étaient plus comme jadis des enfants chrétiens, razziés tout petits, élevés pour la condition d'esclaves soldats, instruits dans les préceptes du Coran et le maniement des armes. Des musulmans libres entraient aux janissaires, par faveur ou à prix d'argent, pour les profits attachés à l'emploi et dont le plus grand était de piller périodiquement la ville. Cette laide décadence faisait croire à la ruine prochaine. L'ambassadeur de Brèves, celui qui obtint en 1603 le renouvellement des Capitulations, composa un Discours abrégé des moyens d'anéantir et de ruiner la puissance des princes ottomans. A ce même ambassadeur, Henri IV écrivait :

Je me persuade que l'empire de ce seigneur tombera bientôt dans une confusion qui aura pour suite des changements de grande importance, auquel cas il sera peut-être nécessaire que j'embrasse les occasions de m'en prévaloir comme feront les autres.

Cependant il suffisait, dans ce pays d'obéissance, qu'un homme énergique parût, sultan ou vizir, pour remettre l'empire en état d'agir. Mourad IV fut un ennemi redoutable de la Chrétienté. En 1656, la mère du sultan Mohammed IV fit donner le grand vizirat à un fils d'Albanais, Mohammed-Kœprili. Entre le vizir et le maître se fit un partage d'attributions. Le sultan, dévot, sobre, soumis à sa mère et à sa femme favorite, dont le nom signifiait celle qui a bu les roses du printemps, ne gouvernait pas. S'il partait en guerre, il ne dépassait pas Scutari ou Andrinople. Là, il remettait au vizir l'étendard sacré et lui plantait sur la tête un panache de plumes de héron. Puis il s'en allait mener des chasses énormes où manœuvrait une armée de rabatteurs. Le grand vizir qui ne savait ni lire ni écrire, mais qui était né homme d'État et soldat, régnait par la terreur. Pendant les cinq ans qu'il gouverna, on dit qu'il fit tomber plus de 300 têtes par mois, c'est-à-dire le double de ce que le sultan lui-même, d'après certaine tradition populaire, aurait eu le droit d'abattre. Quand il mourut en 1661, la Turquie était en force de reprendre la guerre sainte et de jeter sur la Chrétienté des centaines de mille hommes. Son alliance valait d'être recherchée.

 

IV. — LES PUISSANCES MARITIMES, L'ANGLETERRE ET LA HOLLANDE.

EN Angleterre, la dynastie des Stuarts venait d'être rétablie : C'est ma faute, disait le roi Charles II, si je ne suis pas revenu plus tôt, car je ne vois personne ici qui ne me dise avoir toujours soupiré après mon retour. La Révolution de 1648 fut en effet un accident dans la vie d'un peuple constant en ses habitudes. La Restauration de 1660 sembla une reprise de la vie nationale héréditaire interrompue par un cauchemar.

Le roi Charles était lin grand jeune gentleman de belle mine, de manières gracieuses, de beaucoup d'esprit, d'une intelligence ouverte même aux choses sérieuses ; brave aux occasions, nonchalant, flâneur, dépensant les heures à causer, à conter, à dessiner des caricatures, à écouter de la musique, à jouer avec ses chiens, à nourrir ses oiseaux aquatiques ; sans moralité d'aucune sorte, sans scrupule de conscience, sans conscience. Il se refusait à prendre Dieu au tragique et à croire qu'il condamnât l'homme au malheur éternel... pour avoir fait l'école buissonnière ici-bas. Ce dilettante avait l'ambition d'être vrai roi. Il n'admettait pas que des individus réunis en assemblée s'occupassent de ses affaires, ni épluchassent ses comptes. Il penchait fort vers le catholicisme, parce qu'il avait vu en France et en Espagne l'autel catholique et le trône s'étayer solidement. Il s'en cachait autant qu'il pouvait, car il était prudent, n'oubliant pas les leçons de l'échafaud et de l'exil. Il ne voulait pas, comme il disait, recommencer ses voyages. Sa nonchalance, d'ailleurs, le préservait de l'action violente. Mais il demeurait fidèle à son idée de restaurer la monarchie par la restauration du catholicisme. Pour la réaliser, il n'aura point honte de chercher une aide au dehors. Il est capable de vendre la politique de l'Angleterre.

Cromwell avait fait l'Angleterre très grande. Il avait réuni dans sa république les trois pays — Angleterre, Écosse, Irlande — si longtemps ennemis. L'Angleterre, après lui, n'était plus le petit pays à trois millions d'âmes du temps d'Élisabeth. Il avait créé, pendant la guerre civile, une armée nombreuse et forte, dont les détachements, quand ils combattirent à côté des Français sous Dunkerque, se firent admirer. Il avait une marine aguerrie par les longs voyages et par les batailles contre les marines d'Espagne et de Hollande. Les rois Jacques et Charles Ier, dans le conflit entre la France et ses alliés protestants, d'une part, et la maison d'Autriche, d'autre part, s'étaient abstenus, pour diverses raisons misérables, et la guerre de Trente Ans s'était achevée sans que l'Angleterre trouvât son mot à dire. Cromwell créa une politique anglaise, de couleur religieuse, mais très pratique. Ce soldat de l'Évangile commença par attaquer la Hollande, évangélique, il est vrai, mais qui envoyait ses bateaux de pêche sur les côtes anglaises, transportait par le cabotage les marchandises anglaises, et ne voulait pas reconnaître que ce n'était pas à elle, que la Providence avait donné l'empire des mers, mais bien à l'Angleterre. Après qu'il eut vaincu les Hollandais, il se conduisit en protecteur des protestants dans le monde entier. Il conclut des traités avec la Suède et avec le Danemark. Il voulait avec ces deux pays, et la Hollande et le Brandebourg, faire une ligue dont il aurait été le chef. Il semblait chercher une guerre religieuse Le duc de Savoie ayant massacré les Vaudois des vallées du Piémont, Cromwell prit à la solde de l'Angleterre des Suisses, qu'il aurait jetés sur le duché, si le duc ne lui avait accordé toutes les satisfactions. Des vaisseaux anglais firent la chasse aux Barbaresques dans la Méditerranée et bombardèrent Alger. Et Cromwell disait à son Parlement : C'est sur vous que repose l'avenir de la Chrétienté. Il s'en prit à l'Espagne, l'unique appui dans le monde du papisme et de la Babylone moderne, mais qui possédait aussi tout un monde qu'elle fermait au commerce des autres nations. Nous sommes bien véritablement, disait-il, les soldats du Seigneur. Cette guerre sainte enrichit les pirates anglais, et l'Angleterre y gagna la Jamaïque, qui lui ouvrit l'accès de l'Amérique du Sud. Au même moment, les colonies de l'Amérique du Nord sortaient de la misère de leurs débuts. Le commerce anglais se répandait par toutes les voies dans la Méditerranée, aux Indes, en Chine, au Japon. Enfin Cromwell s'était allié à Mazarin dans sa guerre contre les Espagnols ; en vertu de la convention conclue, Dunkerque avait été prise et laissée aux Anglais. Si Cromwell avait voulu Dunkerque, c'est qu'il était de ces patriotes qui regrettaient Calais et qui voulaient une porte ouverte sur la France et sur le continent. Ainsi commençait l'Angleterre moderne et s'annonçait la plus grande Angleterre, l'Angleterre impériale.

Charles II ne pouvait suivre la trace du Protecteur. Il en était empêché par un concours de raisons. L'armée de Cromwell, demeurée toute cromwellienne, avait accueilli le Roi avec un silence effrayant. Elle était odieuse au pays parce qu'elle avait été l'instrument de la tyrannie puritaine. La vieille défiance anglaise à l'égard des armées permanentes était devenue de la haine. L'armée fut donc licenciée. D'ailleurs, une politique protestante n'était plus guère praticable, parce qu'une alliance avec la Hollande n'était plus possible. Charles II, oncle du jeune prince d'Orange, que le parti bourgeois, maître alors de la République, excluait des honneurs, protégeait ce jeune homme, — qui devait un jour être Guillaume III et renverser sa dynastie. — Et la rivalité commerciale, avec ses jalousies très âpres, divisait les deux États maritimes. Enfin les groupements confessionnels n'étaient pas de saison. Après la longue lutte, catholiques et protestants, également las, s'étaient accommodés d'une vie pacifique. Le grand péril dont la Réforme avait été menacée était conjuré. L'Espagne et l'Autriche avaient été vaincues. La France passait au premier plan, mais les protestants, dont elle avait été l'alliée, n'avaient pas encore les motifs, qu'elle devait leur donner bientôt, de la craindre et de la haïr.

Si Charles Il ne pouvait continuer la politique de Cromwell, il pouvait et devait développer les forces et l'empire maritimes, maintenir l'équilibre sur le continent, y empêcher la formation d'une puissance trop considérable. Comme il paraissait à des signes évidents que la paix ne durerait pas longtemps entre la France et l'Espagne et que la France se prévaudrait de sa force pour achever sa victoire, il pouvait s'interposer entre les deux ennemis, et tenir son alliance à très haut prix. Dès les premiers jours, il se trouva sollicité des deux parts : l'Espagne lui proposa un mariage avec une princesse de Parme, et la France un mariage avec l'infante de Portugal. Charles II épousa l'infante. Ce ne fut pas une mauvaise affaire pour lui ni pour l'Angleterre ; l'infante apportait en dot de l'argent, Tanger et Bombay. Ce fut une affaire excellente pour la France, qui fortifiait ainsi le Portugal, l'ennemi attaché au flanc espagnol. Louis XIV s'était fort employé à la faire réussir : il dit que ce fut, en 1661, de toutes les affaires étrangères, la plus importante. Auparavant son frère avait épousé la sœur de Charles II. Louis XIV était satisfait de l'état des choses en Angleterre : L'Angleterre, dit-il, respirait à peine de ses maux passés, et ne cherchait qu'à affermir le gouvernement sous un roi nouvellement rétabli, porté d'ailleurs d'inclination pour la France.

Restait à savoir si l'Angleterre serait docile à un roi qui voulait se faire aider par le roi de France à rétablir le papisme et. la monarchie absolue.

En 1661, elle détestait le souvenir de la Révolution. La religieuse Angleterre, qui est aussi l'Angleterre joyeuse, s'était lassée d'un régime qui interdisait comme des péchés les fêtes qu'elle aimait. Elle avait restauré, en même temps que la monarchie, les combats de dogues, d'ours et de coqs, les courses de chevaux, les bombances villageoises et les danses sur la pelouse, et le gai Noël. Puis, par réaction contre la tyrannie sectaire, le jeu, le duel, l'ivrognerie, le blasphème devinrent à la mode dans les belles compagnies. Les lettres tombèrent en pornographie  ; de petits poèmes parurent, comme ceux de lord Rochester, dont les titres mêmes ne peuvent être cités ; le théâtre comique étala des friponneries de chenapans et de filles. La religion même fut matière à des farces qui faisaient éclater de rire les spectateurs. Mais ce n'était là qu'une réaction contre des excès qui avaient été ridicules et odieux.

Il existait en Angleterre des âmes très religieuses. La Réforme y avait été une œuvre politique et royale. Le Roi avait pris pour lui, au XVIe siècle, la puissance du Pape en vertu de l'acte de suprématie. Il avait conservé des évêques et une hiérarchie, adopté un dogme, qui devint dogme d'État en vertu de l'acte de conformité. Mais contre l'Église anglicane, épiscopale et royale, — ce compromis singulier, — s'étaient insurgées, en même temps que les consciences catholiques, d'autres consciences. Les puritains rigoristes, tristes, vêtus de noir, formèrent une fraternité choisie. Les presbytériens organisèrent une église dissidente. Les indépendants rejetèrent toute autorité de prêtre ou d'État, et cherchèrent chacun pour soi, dans le tête-à-tête avec le Livre, la volonté divine. Ils s'appelaient le libre peuple de Dieu. La persécution avait rapproché ces dissidents et leur avait donné une énergie terrible dans la lutte contre le Roi Charles Ier. Or, l'esprit de ces sectes avait survécu à la ruine de la république d'Angleterre. Il restait, parmi les sujets de Charles II, des presbytériens, des puritains, des indépendants, des cœurs sombres, des tètes dures. Le roi s'appuyait sur l'Église épiscopale, en attendant qu'il passât à l'Église catholique ; et les puritains et presbytériens considéraient avec horreur les airs catholiques du culte anglican, les surplis, les ornements sacerdotaux, la table de communion parée comme un autel, les verrières aux fenêtres, la pompe des cérémonies, le dimanche redevenu jour de fête. En eux couvait la haine de Rome, la Bête de l'Apocalypse. L'esprit biblique allait se manifester superbement dans le Paradis perdu, cette histoire de la première désobéissance de l'homme, qui a mangé le fruit défendu, dont la saveur mortelle a fait régner la mort et le péché dans le monde.

Il restait aussi, après la restauration des Stuarts, des Anglais fidèles à la Grande Charte, comme l'avait été Hampden, qui refusa de payer à Charles Ier un impôt que les communes n'avaient point voté, de peur d'encourir l'excommunication dont parle la Grande Charte, et qui doit être prononcée deux fois par an contre ceux qui la violent. C'était l'alliance des libéraux et des dissidents religieux qui avait vaincu le roi Charles. En l'année 1643, les Communes d'Angleterre, à l'occasion de l'union consentie entre l'Angleterre et l'Écosse, avaient prononcé un serment : Nous jurons, en notre nom et en celui de nos enfants, de vivre en frères unis par l'amour et. par la foi, d'extirper le papisme, l'épiscopat, la superstition, le schisme et l'impiété, de défendre les droits et privilèges du Parlement et les libertés nationales, de punir les méchants et les ennemis de la Réforme et de l'État, et d'unir les deux royaumes par une étroite alliance qui se puisse perpétuer de génération en génération. Suivaient une sorte de confession générale des péchés et une promesse d'amendement et de sanctification. Les hommes qui jurèrent ce Covenant avaient en eux la plénitude de la force morale anglaise : la passion religieuse et le culte des libertés nationales. Cette force morale d'une double foi, les désordres, excès et ridicules de la Révolution ne l'avaient pas détruite.

Enfin les souvenirs de la politique de Cromwell n'étaient pas oubliés. Des Anglais demeuraient ambitieux d'un grand rôle pour l'Angleterre. Des Anglais avaient des marchandises à vendre, et voulaient une politique d'intérêts. Le pays, si heureux d'avoir retrouvé sa monarchie, si loyaliste, ne se laissera pourtant pas conduire par la fantaisie personnelle de son Roi. Charles II était porté d'inclination vers la France. Mais l'Angleterre entendra rester l'Angleterre.

L'autre État maritime était un être politique imprévu, bizarre et puissant qu'il faut apprendre à connaître : il a vaincu Louis XIV.

Au Nord-Ouest de l'Europe, dans une région comme indécise entre Allemagne et France, où vivent aujourd'hui les royaumes de Belgique et de Hollande, s'étaient formés au moyen tige dix-sept duchés, marquisats et comtés, dont la plupart relevaient de l'Empire, et les autres de la France, ou bien à la fois de la France et de l'Empire. Il arriva que les ducs de Bourgogne, par une série de mariages, d'héritages et d'heureuses fortunes, possédèrent tous ces petits états. Ils les transmirent à la maison d'Autriche, après que Marie de Bourgogne eut épousé Maximilien. Charles-Quint, petit-fils de Marie, en fit un cercle de l'Empire, et l'appela cercle de Bourgogne. Chacun d'eux garda son autonomie ; ils avaient le même prince, mais chacun pour soi. Cependant ils envoyaient des députés à des États généraux, qui représentaient auprès du prince l'ensemble, ou, comme on disait, la généralité des Pays-Bas.

Il y avait, entre les dix-sept provinces, de grandes différences. L'Ouest maritime, plus peuplé et plus riche que l'Est, était habité par des Flamands et par des Hollandais, gens de langue germanique. Au Sud, la population était wallonne, de langue française. L'Est ressemblait beaucoup aux pays allemands voisins. Même si le commun prince avait été uniquement prince des Pays-Bas, il n'aurait pu sans doute composer, avec des éléments si divers, une communauté politique. Or, Charles-Quint était empereur, il était roi de plusieurs royaumes, et sa politique, où il employait les ressources qu'il tirait des Pays-Bas, embrassait l'Europe et le monde. Après son abdication en 1555, les Pays-Bas appartinrent à son fils, le roi d'Espagne Philippe II. Cette attribution, conforme au droit, ne l'était pas à la nature des choses. Le cercle de Bourgogne avait bien pu être rattaché à l'Allemagne ; il n'avait rien à voir avec l'Espagne.

Entre les Pays-Bas et le maitre étranger, la lutte avait commencé lorsque la Réforme y eut pénétré, celle de Luther d'abord, puis celle de Calvin. Charles-Quint réprima l'hérésie autant qu'il put. Philippe II voulut l'exterminer coûte que coûte. Il disait : J'aimerais mieux n'avoir pas de sujets que de régner sur des hérétiques. Comme, en même temps, il sembla dédaigner ces pays qu'il ne visita pas, — il était casanier et craignait le mal de mer, — et qu'il méconnaissait leurs franchises, le mécontentement se répandit, et devint une grande révolte. La répression fut atroce. Pour se défendre, les dix-sept provinces se confédérèrent, en 1576, par la Pacification de Gand. Mais cette union ne dura pas. En 1579, les sept provinces du Nord, la Gueldre, la Hollande, la Zélande, l'Utrecht, la Frise, l'Over-Yssel, la Groningue, se liguèrent par le Pacte d'Utrecht, pour maintenir contre le roi 'd'Espagne leurs droits, privilèges et coutumes, et la liberté de professer la religion réformée. Les dix provinces du Midi, demeurées ou redevenues catholiques, soit parce que la persécution y avait été plus efficace, soit pour des raisons de tempérament, s'étaient réconciliées avec le souverain. En 1581, les Sept-Provinces déclarèrent la déchéance de Philippe II, attendu que Dieu n'a pas fait les sujets pour les princes, mais les princes pour les sujets, et que, d'ailleurs, Philippe n'était plus un prince, mais un tyran.

Ensuite, elles se trouvèrent embarrassées. N'ayant point l'idée de vivre en république, elles cherchèrent un prince. Les provinces de Hollande et de Zélande pensèrent alors à élire comte souverain Guillaume de Nassau. Les Nassau, originaires d'Allemagne, et dont une branche avait hérité, au XVIe siècle, la principauté française d'Orange, possédaient des domaines dans presque toutes les provinces. Ils étaient la grande famille des Pays-Bas. Guillaume et ses cinq frères avaient conduit la guerre et la politique de l'insurrection. Philippe II mit à prix la tête de Guillaume, qui fut tué, l'année 1584. Et les provinces, faute de pouvoir trouver un prince, demeurèrent en république.

De l'une à l'autre variaient les conditions de la vie. Les quatre provinces de l'Est, Gueldre, Over-Yssel, Utrecht, Groningue, étaient des pays agricoles : la noblesse y était nombreuse et petite. La Frise, où s'était conservée l'antique liberté des paysans, formait comme une sorte de démocratie rurale. La Hollande et la Zélande, où la noblesse avait péri presque tout entière pendant la guerre, étaient des pays urbains. De ces différences dans l'organisation sociale résultaient des différences dans les constitutions politiques. Mais la confédération n'avait rien à y voir. Aucune province n'aurait voulu subordonner sa souveraineté à une souveraineté collective. Les députés qu'elles envoyaient aux États généraux y arrivaient munis d'instructions, dont ils ne pouvaient se départir. Pour une décision, l'unanimité des provinces était nécessaire. Si une seule mettait son veto, il fallait négocier avec elle. Or, la province elle-même était composée de personnes et de corps quasi autonomes. En Hollande et en Zélande, chaque ville était comme une république souveraine, qui, dans les États de la province, ne voulait pas subir la loi d'une majorité. L'unanimité des votants y était aussi requise. Et cependant, il fallait bien que les Provinces-Unies fissent ensemble la guerre et suivissent une même politique. Sans délibération préalable, par obéissance à la nécessité, les provinces en trouvèrent les moyens.

La plus riche d'entre elles était la Hollande. Le sol n'y produisait à peu près rien. Le premier argent fut gagné par la pêche et par le commerce des bois, achetés dans les pays baltiques. La grande fortune commença au temps de la guerre d'indépendance. La Hollande devint, dans les dernières années du XVe siècle, comme un refuge à tous les proscrits des provinces espagnoles, artisans, marchands, soldats, et aussi théologiens, philologues, naturalistes, mathématiciens, historiens, géographes, artistes. Une vie nouvelle, intense, se manifesta. L'université de Leyde, qui avait été accordée à la ville pour la récompenser de sa résistance aux Espagnols, fut vite célèbre. Harlem, Delft, Rotterdam, Amsterdam grandirent. Amsterdam, avant la guerre, n'était encore qu'une bourgade, en comparaison avec la puissante Anvers, cet entrepôt des marchandises du Nord et du Midi, où l'Italien Guichardin admira le mouvement quotidien de dix mille chariots et de cinq cents vaisseaux. Mais Anvers, qui avait un moment chassé les Espagnols, fut reprise par eux en 1585. Cela permit aux Hollandais de traiter la grande ville en ennemie. La marine hollandaise bloqua les bouches de l'Escaut. Anvers dépérit et mourut, et Amsterdam lui succéda. Toutes les sortes d'industrie y prospérèrent, notamment les fabriques de drap, les scieries, les raffineries, la taille des diamants. Le commerce hollandais, sans négliger les marchés voisins, s'étendit à toutes les mers. Dans toutes les villes de la province, la population s'accrut. Ce fut une singularité, l'Europe de ce temps-là étant encore rurale, que ce pays, qui comptait deux citadins pour un paysan. Et le paysan s'enrichit comme le citadin. Pour nourrir les villes, des terres submergées furent coupées de la mer par des digues et desséchées. Un joli bétail s'engraissa dans ces polder. La ferme hollandaise fabriqua des fromages. Des champs maraîchers produisirent de beaux légumes, et les jardins élevèrent des fleurs de grand luxe comme les célèbres tulipes. Tout, dans cette Hollande, se convertissait en or. Elle fut la province capitale de la confédération.

Aussi les États généraux des Provinces-Unies prirent-ils l'habitude de se réunir en Hollande, au lieu même où siégeaient les États de cette province, qui était le village de La Haye. Les décisions de ces États généraux devaient être délibérées au préalable par les États particuliers. Comme l'avis de la Hollande était toujours prêt avant les autres, l'usage s'établit qu'il fût donné le premier. Presque toujours il était suivi. Or, les États de la province de Hollande nommaient tous les cinq ans un magistrat, qu'on appelait l'avocat de Hollande, ou le conseiller pensionnaire de la province. Il était en effet une sorte d'avocat consultant, mais il faisait en même temps office de secrétaire, entrait dans toutes les commissions, apprenait toutes les affaires. De droit député aux États généraux, il servait d'intermédiaire entre cette assemblée et les divers États provinciaux. Il fut chargé de la correspondance politique générale. La République eut ainsi de facto, pour conduire sa politique, un chancelier fédéral.

D'autre part, pour conduire la guerre, on créa un capitaine général amiral de l'Union ; la charge fut donnée à Maurice d'Orange, fils de Guillaume. Puis il arriva une chose singulière. Au temps d'Espagne, chaque province était gouvernée par un stathouder, que le roi nommait. Après la Révolution, ce stathouder fut élu par les États de la province. Six d'entre elles s'habituèrent à élire le chef de la branche d'Orange ; la Frise élisait un Nassau de l'autre branche. Une puissance considérable se trouva formée par la réunion, en une même main, de la capitainerie générale et des stathoudérats. Le stathouder avait pour fonction principale la défense militaire de la province, mais avait aussi des attributions civiles et politiques.

Ainsi prit figure, dans les dernières aimées du XVIe siècle et les premières du XVIIe, la constitution singulière des Hautes-Puissances. Elles avaient pourvu à la direction de la politique étrangère et à la direction des armes. Mais, tout de suite, un conflit s'annonça entre le pensionnaire et le stathouder, qui représentèrent deux politiques différentes, deux avenirs possibles.

Le pensionnaire était, avant toutes choses, l'homme de la province de Hollande. Cette province, justement parce qu'elle était la plus considérable de toutes, entendait ne pas se laisser mener par les autres. Elle était rigoureusement particulariste. Composée de villes, elle était le principal domicile du patriciat bourgeois.

Le patricien hollandais est un grand personnage dans l'Europe du XVIIe siècle. Il est très cultivé. Il étudie à l'Université de Leyde, où la philologie classique et, l'éloquence antique, le droit, les mathématiques sont en grand honneur. Mais cette éducation est mise au service de la vie moderne. L'éloquence s'emploie aux discussions des États et à la rédaction des mémoires politiques ; les mathématiques, à la guerre, aux machines et à la navigation , le droit, aux besoins d'un État qui est en perpétuelles négociations avec tout le monde, et dont la fortune est aventurée sur les mers. Hugo Grotius, docteur de l'Université de Leyde, a publié le Mare liberum et le premier grand traité de droit international De jure belli et pacis.

Au sortir de l'Université, commençait pour le jeune bourgeois l'éducation par les longs voyages, le commerce, la banque et la politique. Il apprenait à connaître et comprendre toutes les affaires et toutes les mœurs.

Le haut bourgeois haïssait la monarchie, que son érudition lui faisait comparer à la tyrannie de Tarquin ou de Phalaris. Il méprisait la démocratie. Il admirait son propre gouvernement, celui des Proceres, qu'il disait être le vrai régime de liberté. La liberté, il l'étendait à la religion même. Arminius, à l'Université de Leyde, combattait la doctrine calviniste de la prédestination  ; son enseignement concluait presque à la libre pensée. Il comptait parmi ses disciples beaucoup de patriciens qu'une certaine générosité intellectuelle disposait à la tolérance. Les bourgeois savaient d'ailleurs ce que gagnait la Hollande à être une terre d'asile pour toutes les sortes de persécutés. La liberté de religion était utile au commerce. Enfin le patricien aimait la paix, source de la richesse. Il dédaignait le soldat, — horridus miles — pauvre hère qu'il payait ; et en même temps, il avait peur de lui. Il craignait que l'armée ne devint, par le fait de la guerre prolongée, la cliente du prince d'Orange.

Mais ce régime du patriciat bourgeois faisait beaucoup de mécontents : les petites provinces, qui supportaient mal l'importance de la grande ; les petits bourgeois et les artisans, exclus des municipalités ; la petite noblesse pauvre, très nombreuse dans les pays de l'Est, qui rêvait de se faire nourrir par une cour et par une armée ; le soldat, ennemi du bourgeois pacifique et lésineur ; les prédicants et le populaire calvinistes passionnés pour le dogme de la prédestination, qui établit l'égalité du riche et du pauvre devant le jugement arbitraire de Dieu, exécrant la tolérance comme un crime contre la religion et contre l'État, prêts à saluer dans le prince un juge et un roi d'Israël. Toutes ces oppositions, éparses dans les diverses provinces, se tournèrent vers le prince d'Orange. Il eut des partisans très nombreux dans tous les Pays-Bas. Il devint le patron d'une sorte de démocratie militaire et huguenote. Stathouder de presque toutes les provinces, capitaine général de l'armée, il représentait dans une certaine mesure l'unité et la monarchie. Enfin il était prince souverain d'Orange, et, en cette qualité, personnage européen. Les États alliés aux Provinces-Unies correspondaient avec lui en même temps qu'avec les États généraux.

Ainsi le pensionnaire et le stathouder personnifiaient des idées adverses : fédération ou unité ; république ou monarchie ; patriciat ou démocratie ; séparation de l'Église et de l'État ou union intime de l'une et de l'autre puissance ; régime de la tolérance ou régime de l'anathème ; commerce et richesse, ou guerre et gloire.

Ils vécurent en paix tant que dura la guerre d'indépendance. Mais, en 1609, une trêve avec l'Espagne fut conclue pour douze ans par les Sept-Provinces. Le patriciat et le pensionnaire Barneveld avaient voulu cette trêve ; Maurice d'Orange se vengea. Les arminiens ayant adressé à la province de Hollande une remontrance où ils réclamaient la liberté de la foi, les calvinistes intransigeants, que l'on appelait gomariens, du nom d'un d'entre eux, le pasteur Gomarus, répliquèrent par une contre-remontrance. Les villes de la Hollande prirent parti pour Arminius, et Maurice pour ses adversaires. Les six autres provinces étaient gomaristes. Une guerre civile commença. Maurice fit arrêter Barneveld, qui fut envoyé devant un tribunal d'exception et condamné à mort. Barneveld avait été le collaborateur et l'ami de Guillaume d'Orange, et un des fondateurs de la République ; Maurice d'Orange le laissa mourir. On prête au prince cette parole : Je ne sais pas si la prédestination est bleue ou grise, mais je sais que les trompettes de l'avocat ne sonnent pas comme les miennes. Il n'était pas un fanatique, mais il faisait ses affaires. En affaires, les Orange étaient impitoyables. Un synode, réuni à Dordrecht, l'année 1619, condamna l'hérésie d'Arminius, et chassa des églises et des universités les dissidents. Maurice fut alors comme un dictateur ; la guerre, recommencée avec l'Espagne en 1621, prolongea ses pouvoirs. Lorsqu'il mourut, en 1625, sans laisser de fils, son frère Frédéric-Henri lui succéda en ses charges et dignités. Il fut un des principaux alliés de Richelieu. La France lui donna le titre d'Altesse, que les États généraux lui confirmèrent. Sa cour était brillante et sérieuse, et son camp une école européenne de guerre, où étudia Turenne. Il maria son fils à Marie, fille du roi Charles Ier d'Angleterre, et une de ses filles à Frédéric-Guillaume de Brandebourg. Les Orange entraient dans la famille monarchique.

Mais la province de Hollande était lasse d'une guerre funeste au commerce et à la liberté. Elle résolut de s'entendre avec l'Espagne. A la mort de Frédéric-Henri, en 1647, malgré Guillaume II, son successeur, malgré Mazarin, malgré les autres provinces, qu'elle menaça d'une sécession, elle fit conclure à la République un traité séparé avec l'Espagne Elle ôtait ainsi à la dictature monarchique militaire sa raison d'être principale.

Guillaume II, gendre de Charles Ier, beau-frère de Frédéric-Guillaume de Brandebourg, cousin de Louis XIV, — comme lui petit-fils de Henri IV, — intelligent, beau et hardi, entendit les propositions de Mazarin, qui le pressait de recommencer la guerre. Il songeait à mettre la Hollande hors de la République, pour faire un État avec les six autres provinces. Il tenta un coup sur Amsterdam, qui ne réussit pas. Son alliance avec Mazarin prenait corps ; un traité fut préparé. Mais, en octobre 1650, après une chasse forcenée dans des marécages, il mourut de la petite vérole. Il fut pleuré par l'armée, par le peuple, et comparé par les pasteurs au Christ, dont le monde ne méritait pas la venue. La haute bourgeoisie d'Amsterdam fit éclater sa joie, quand la nouvelle arriva, en pleine nuit. Des écrits célébrèrent la dernière heure de la vie du Prince, première heure de la liberté. Une médaille fut frappée, au revers de laquelle Phaéton tombe de son char. La légende disait : Magnis excidit ausis, il a succombé à ses audaces.

Alors, Guillaume II, ne laissant qu'un enfant à naître — l'enfant qui sera Guillaume III, — et aucun prince de la maison d'Orange n'étant en état de tenir tête au patriciat, la province de Hollande représenta aux États généraux que le choix d'un nouveau stathouder et d'un capitaine général lui paraissait intempestif. La plupart des provinces se passèrent de stathouder, et la capitainerie générale resta vacante. Les États de la Hollande prirent pour eux la garde à cheval du prince ils y ajoutèrent un régiment. Les États de chaque province disposèrent des garnisons établies dans leurs villes. Les passages de troupes d'une province à l'autre durent être autorisés par les deux intéressées. Les soldats prêtèrent serment à la fois à la province qui les payait et aux États généraux. L'armée fut fédéralisée et embourgeoisée.

Ainsi fut paré au danger de la subordination des provinces à un chef militaire unique.

La province de Hollande eut affaire aux gomariens intransigeants. L'Église calviniste prétendait établir l'unité de foi, selon les décisions du synode de Dordrecht. Elle somma les États généraux : L'Église, leur dit-elle, est la bien-aimée de Dieu  ; il détruit ou conserve les États, selon qu'elle y est protégée ou persécutée. Jérusalem doit être élevée au-dessus de tout, ainsi qu'il est expliqué d'après la parole de Dieu dans le synode de Dordrecht. Et elle demanda l'abolition des idolâtrie, superstition et hiérarchie papistes, et que la loi interdit la profanation du dimanche, les comédies, le luxe, les danses : Tous ces péchés et surtout la tolérance religieuse ont attiré le courroux de Dieu sur le pays ; c'est à ces abominations qu'il faut attribuer les fièvres malignes qui le désolent, la décadence du commerce, les inondations, la cherté des vivres. Elle voulait aussi que les dissidents et les catholiques fussent exclus de tous les emplois, leurs enfants déclarés illégitimes, leurs réunions interdites, leurs écoles fermées, et que les ambassadeurs catholiques n'eussent pas le droit de faire prêcher dans leurs chapelles en langue hollandaise, — tout le programme que suivra Louis XIV dans la révocation de l'Édit de Nantes. — La province de Hollande n'osa point entrer en lutte sur tous les points avec ces fanatiques très puissants. Elle trouva ce moyen terme : chaque province maintiendrait chez elle le culte réformé ; les chapelles catholiques seraient ouvertes au seul personnel des ambassades des princes catholiques ; les sectes dissidentes ne pourraient s'établir hors des lieux ou elles se trouvaient en possession du culte. Les députés des églises protestèrent contre cette tolérance ; mais les États généraux acceptèrent le compromis.

Ainsi fut paré au danger de l'unification par l'Église.

En l'année 1653, la province élut pensionnaire Jean de Witt, qui fut comme le type accompli du patricien. Jeune encore — vingt-huit ans, il avait étudié à Leyde, puis voyagé. Il était maître dans les sept arts libéraux, philosophe subtil, orateur châtié, plein de verve ; dans les mathématiques, un second Euclide ; un politique plus que parfait ; en même temps, courtisan, — c'est-à-dire de belles manières, et de belle humeur — soit qu'il figurât dans un ballet, soit qu'il jouât aux échecs et fit des tours d'adresse avec les cartes. Il avait une physionomie ouverte, des yeux affleurant la tête, une grande bouche de parleur. Mais son visage, encadré.de cheveux noirs, était grave, avec l'air de réflexion et de prudence. Courtois envers ses adversaires, sans haine visible, abondant en paroles, très Jean Bouche d'Or, il surveillait de près ses adversaires, les orangistes. Il professait la stricte doctrine hollandaise : Les Provinces-Unies ne sont pas une république ; chaque province à part est une république souveraine, et les Provinces-Unies ne devraient pas être appelées une république au singulier, mais des républiques au pluriel. Il était donc autonomiste. Il était libéral aussi, croyait à des droits de l'individu, qu'aucun contrat politique ne peut abolir. Il admirait les gouvernements de marchands, parce que les marchands créent la richesse et savent la bien employer, et détestait les monarques, qui ruinent l'État à nourrir une cour et des soldats. Est-ce que la Hanse ne dépérit pas sitôt que les villes furent tombées sous la main des rois ? L'on conte qu'il disait dans sa prière de chaque jour : De furore monarcharum libera nos, Domine, Seigneur, délivre-nous de la furieuse folie des monarques. Il était tolérant et méprisait en son for intérieur la foule véhémente à qui des prédicateurs faisaient croire — le croyant eux-mêmes — que la tolérance engendre des fièvres.

Il aimait la politique et le pouvoir. Avec ses idées sur l'autonomie des provinces, le gouvernement était difficile. Il fallait obtenir en toute affaire l'adhésion de tout le monde. Mais de Witt avait les qualités qu'il fallait pour se mouvoir parmi les difficultés. Très laborieux, il tenait toujours les choses prêtes ; il les suivait avec patience. Il connaissait à merveille les Sept-Provinces, et, dans chacune d'elles, les principaux, en tout deux milliers de têtes environ. Pendant vingt ans, il gouvernera, par une diplomatie perpétuelle où le serviront son art de bien dire et son éloquence.

C'est une merveille au XVIIe siècle, ce bourgeois devenu chef d'État. C'en est une que les Provinces-Unies, grande puissance comme l'Espagne, l'Empire, la France et l'Angleterre.

Cette puissance s'acheva pendant la première moitié du XVIIe siècle. Les provinces la durent, pour partie, à leur pauvreté native, et au péril où les mit leur révolte. L'homme des Pays-Bas prit, dans son effort pour vivre, l'énergie, l'opiniâtreté, l'esprit pratique, l'âpreté au gain. Mais il eut besoin d'être aidé par l'ensemble des circonstances historiques. Elles l'aidèrent grandement : décadence des deux anciennes grandes puissances maritimes, l'Espagne et le Portugal, aux dépens desquelles se pourvut la Hollande ; troubles religieux et politiques en France jusqu'à la pacification par Henri IV, et en Angleterre, jusqu'au règne d'Élisabeth. Ces troubles paralysèrent les deux pays capables de puissance maritime. Et puis, quand la France d'Henri IV et. l'Angleterre d'Élisabeth se retrouvèrent tranquilles et fortes, elles assistèrent les Pays-Bas révoltés contre l'Espagne. Enfin, après la mort d'Élisabeth, les troubles recommencèrent en Angleterre, et la France, dès qu'elle fut gouvernée par Richelieu, dépensa toute sa force dans la grande guerre contre la maison d'Autriche. A travers ces circonstances, a passé la fortune de la Hollande.

Un des plus lucratifs commerces était celui des épices. Les Hollandais les avaient été chercher à Lisbonne, jusqu'au jour où Philippe II leur ferma cette rade. Ils essayèrent alors d'arriver aux Indes par les mers du Nord d'Europe et d'Asie : mais les glaces les arrêtèrent. Ils prirent donc la route du cap de Bonne-Espérance. La compagnie hollandaise des Indes orientales fut fondée en 1602. Elle conquit presque toutes les possessions portugaises, le Cap, les ports de l'Inde, Ceylan, les fies de la Sonde. Dans l'île de Java fut construite Batavia, la capitale de cet Empire des épices resplendissant comme une émeraude autour de l'Équateur. De Batavia, furent établies des relations avec la Chine et le Japon. D'autre part, une compagnie des Indes occidentales prit un moment le Brésil aux Portugais qui le reconquirent ensuite. Elle s'installa dans les petites Antilles, en Guyane, et, sur la côte de l'Amérique du Nord, à la Nouvelle-Amsterdam, qui deviendra New-York. Ces commerces lointains ne faisaient pas négliger les anciennes affaires. Les nations hollandaises des Échelles du Levant prospéraient. Les Hollandais faisaient presque tout le commerce de la Baltique. Ils pratiquaient le cabotage en France et en Angleterre. Bref, ils exploitaient tout le monde connu. Un contemporain, Wicquefort, disait : Ils pompent comme l'abeille le suc de tous les pays ; la Norvège est leur forêt (ils en tiraient leurs bois de construction) ; les rives du Rhin, de la Dordogne et de la Garonne, leurs vignobles (ils en tiraient les vins et eaux-de-vie, qu'ils revendaient) ; l'Allemagne, l'Espagne et l'Irlande leurs parcs à moutons (ils en tiraient la laine pour leurs manufactures) ; l'Inde et l'Arabie, leurs jardins (ils en tiraient les épices et les aromates).

Toutes les industries accrurent leur fortune. La pêche occupa plus de six mille bateaux. Saardam, près d'Amsterdam, devint le plus grand chantier de constructions navales qu'il y eût au monde. Le plus surprenant fut que ce pays, qui ne produisait pas de blé, devint un immense entrepôt de grains. Il emmagasinait, les années d'abondance, et vendait, les années de disette, si bien qu'une famine en Europe était pour la Hollande un coup de fortune. Toutes les institutions auxiliaires du commerce, les grandes compagnies, les assurances maritimes, les banques réussissaient en ce pays. La banque d'Amsterdam, fondée en 1609, recevait des monnaies de toutes provenances, dont la circulation était difficile à cause de la différence des taux et des titres. Elle ouvrait aux marchands, dépositaires de monnaies et de lingots, un crédit proportionné. Entre ces marchands, les paiements se faisaient en monnaie de banque, c'est-à-dire par des transferts de compte à compte. L'encaisse métallique de la Banque allait à plusieurs centaines de millions de livres. Nulle part en Europe on n'aurait trouvé tant de millions réunis. La Hollande était un pays pécunieux.

Elle devint aussi une puissance intellectuelle. L'Université de Leyde s'illustra par l'enseignement de la philologie classique. Juste Lipse, Scaliger, Saumaise y enseignèrent. Un régime de tolérance permit presque la liberté de penser. Descartes a passé en Hollande vingt ans de sa vie, parce qu'il s'y sentait tranquille. Un des plus hardis parmi ses disciples, le Juif Spinoza, né à Amsterdam, y vécut sans être troublé que par l'intolérance de ses coreligionnaires. L'imprimerie prospérait dans un grand nombre de villes, à Amsterdam surtout, et à Leyde où travaillèrent les Elzévir. En Hollande, parurent des éditions savantes d'auteurs anciens, et des livres de diverses sciences, et des pamphlets, et des gazettes. Il se forma dans ce pays, tout plein de réfugiés de divers États, une sorte de journalisme européen. Enfin un art hollandais donnait de grandes merveilles, les tableaux de Franz Hak, de Ruysdael, de Potter, de Steen, de Rembrandt, qui interprétèrent en honnête vérité, avec un sentiment profond de la nature, des physionomies d'hommes ou d'animaux, des paysages, les eaux et les grands ciels, et toutes les nuances de la lumière humide.

Les Hollandais étaient fiers de leur œuvre. De Witt, que l'on accusait d'orgueil, avait des raisons d'être content de la République et de lui-même. Il avait vu tomber la monarchie d'Angleterre ; il connaissait les misères de la monarchie française au sortir de la Fronde, la ruine de l'Espagne, l'impuissance de l'Empire. Son amitié était recherchée de toutes parts. Louis XIV dira que Dieu a fait naître M. de Witt pour de grandes choses ; il remerciera Dieu d'avoir donné pour ami à la France ce bourgeois, dont le traitement était de six mille livres, qui allait à pied dans la rue, suivi d'un valet, et ne sortait en voiture que les jours de gala, pour aller visiter les ambassadeurs. Ces jours-là, tunique valet montait derrière le carrosse.

Mais la Hollande n'avait pas un fonds de forces naturelles capable de porter une fortune, qui venait, pour partie, de circonstances et d'accidents. Et la grandeur de Jean de Witt venait d'un accident aussi, la minorité de Guillaume. Les circonstances se modifiaient, des périls apparaissaient. L'Angleterre, avec Cromwell, était sortie de sa longue inaction. La guerre qu'il déclara aux Provinces-Unies durait depuis un an, lorsque de Witt fut élu pensionnaire. La province de Hollande en était lasse déjà. Elle décida les États généraux à envoyer une ambassade en Angleterre. Une des conditions mises par les Anglais à la paix fut que le jeune prince d'Orange demeurât exclu des charges et dignités paternelles. Les ambassadeurs des États n'y voulurent pas consentir, mais ceux de la Hollande promirent secrètement que leur province mettrait son veto à la restauration des Orange. La paix fut conclue. Lorsqu'il fallut révéler aux États la clause secrète, le parti orangiste accusa de Witt d'avoir suggéré à Cromwell l'idée de l'exclusion du prince Guillaume, au déshonneur de la République, pour assurer la domination du patriciat. De Witt se justifia : Cromwell avait fait, de l'exclusion, la condition sine qua non de la paix, et l'état du commerce et des finances rendait la paix nécessaire. Il déclara : La tranquillité ne régnera dans cet État que du jour où l'on renoncera franchement à vouloir donner un chef à la République. Il fit l'éloge de la liberté et de l'état républicain, où le mérite, et non pas une naissance illustre, donne droit aux dignités. En fin de compte, il avait apparu, dans cette affaire, que la province de Hollande s'attribuait le gouvernement de la confédération, que les Provinces-Unies ne pouvaient soutenir seules une grande guerre, que le patriciat était pacifique à tout prix.

La restauration des Stuarts en 1660 menaça la République. Elle rendit courage aux orangistes, qui demandèrent que le jeune prince fût rétabli dans les honneurs de ses ancêtres pour en jouir dès qu'il aurait dix-huit ans. L'Angleterre appuya cette requête sur un ton de hauteur. Prudemment, les États abolirent l'acte d'exclusion. Ils décidèrent qu'ils prendraient à charge l'éducation du jeune prince afin de le mettre à même de remplir plus tard les fondions éminentes dont ses ancêtres avaient été revêtus dans la République. De Witt fut un des éducateurs désignés de ce dangereux pupille. On pouvait prévoir que l'Angleterre, le jour venu, réclamerait la restauration du prince d'Orange, dans les fonctions éminentes. En même temps, la rivalité commerciale entre les deux pays s'exaspérant, une nouvelle guerre aussi était à prévoir.

Or, les Provinces-Unies avaient beaucoup d'ennemis. Elles avaient fait du mal à tout le monde : à l'Espagne, dont elles avaient commencé la ruine par leur révolte ; au Portugal, sur qui elles avaient conquis leurs principales colonies ; à la Suède, qu'elles avaient empêchée de conquérir la Baltique. Leur politique de marchands et de banquiers était dure aux petits princes allemands de leur voisinage. Elles leur prêtaient de l'argent à gros intérêts, en prenant pour gages des villes où elles mettaient des garnisons. Parmi les princes qui recoururent à ce mont-de-piété était l'électeur de Brandebourg, dont elles gardèrent les forteresses rhénanes pendant un demi-siècle. Leur tyrannie commerciale était odieuse au monde entier. Leurs navires bloquaient l'Escaut pour empêcher Anvers de revivre. Elles auraient voulu enfermer dans la Baltique le commerce de la Suède et des villes hanséatiques, intercepter la navigation du Rhin, de la Meuse, de l'Ems. Elles avaient établi en territoire espagnol des blockhaus de douane armés de canons. Pas un État, petit ou grand, qui n'eût son grief contre les Néerlandais. La France, qu'ils avaient offensée en l'abandonnant à Munster, pour traiter avec l'Espagne, était, comme l'Angleterre, orangiste. Puis, elle allait vouloir devenir une grande puissance coloniale, ce qui l'obligerait à entrer en concurrence avec la Hollande. Déjà, sous le ministère de Mazarin, elle avait frappé d'un gros droit les navires étrangers à l'entrée et à la sortie de ses ports, et porté un premier coup au commerce de cabotage. Une guerre avait failli s'ensuivre. Enfin, la France convoitait les Pays-Bas espagnols, et de Witt pensait : La prise des Pays-Bas espagnols par les armes du roi de France serait une charge des plus alarmantes et accablantes pour cet État, et ce pour plusieurs considérations notables, qui déjà autrefois ont fait redouter au gouvernement du pays le voisinage en question.

La politique extérieure du patriciat était donc difficile. D'autant plus que, par crainte des Orangistes, il réduisait à presque rien les forces militaires. Il était condamné à demeurer pacifique. Pierre de La Cour, un ami de de Witt, écrivait en 1662 : Laissons rouler le monde sens dessus, sens dessous. Ne nous ingérons pas sans nécessité dans les querelles des souverains. Imitons le chat qui ne chasse les souris que pour lui.

Mais si, malgré tout, sans motifs, la République était attaquée ? Elle espérait en la mer, en ses rivières, en ses canaux, en l'inondation par l'éventrement des digues, en ses belles forteresses, en sa politique qui trouverait bien des alliés à l'heure du péril : Fortifions nos villes, nous nous défendrons vigoureusement et nous donnerons ainsi le temps à quelque puissant voisin de venir à notre aide. Cela est l'exacte vision des événements de eu.

Telle était l'Europe, au moment où Louis XIV prit le gouvernement de la France. La maison de Habsbourg, puissance fabriquée par des mariages, contraire à la nature, funeste, était en décadence. Les pays héréditaires de la branche autrichienne, l'empire de la branche espagnole, n'avaient que des apparences de force. Le gouvernement y était engourdi. L'Italie et l'Allemagne, après la lutte médiévale du Sacerdoce et de l'Empire, après les troubles de la Réforme et les guerres politiques, commencées au XVe siècle pour ne finir qu'aux traités de Westphalie, demeuraient morcelées, exploitées par de petits potentats, parmi lesquels à peine se distinguaient les ancêtres du futur empereur allemand et du futur roi d'Italie. De moyens ou petits États, Portugal, Danemark, Suède, Pologne, princes d'Italie ou d'Allemagne, pouvaient servir d'appoints dans les luttes entre les grands. La Turquie semblait près de redevenir conquérante. Le plus puissant des États était la France, tenue bien en mains par le Roi, et à qui sa presque inépuisable richesse naturelle permettait la dépense de la guerre continue. L'Angleterre et la Hollande différaient l'une de l'autre par des caractères essentiels, celle-là ayant une force intrinsèque qui manquait à l'autre. Mais elles se ressemblaient par d'autres caractères, essentiels aussi. Elles étaient des pays de mer, de commerce, de libertés, et des pays protestants L'activité politique, la passion religieuse et l'ambition de gagner de l'argent donnaient à la vie de ces deux peuples un puissant ressort.

 

V. — L'ORIENTATION DE LA POLITIQUE FRANÇAISE.

QUE Louis XIV dût faire la guerre, c'était la chose du monde la plus certaine. La guerre était une habitude dans la civilisation d'alors. Si elle cessait un moment, les peuples s'attendaient à la voir reparaître, comme revenait la mauvaise saison. Les princes la croyaient une fonction naturelle de la royauté. Où Louis XIV prendrait-il ses ennemis ? C'était toute la question.

Une politique nationale française avait été définie par Sully et par Richelieu. Sully disait que le seul moyen de remettre la France en son ancienne splendeur était de lui rendre les pays qui lui ont autrefois appartenu et semblent être de la bienséance de ses limites, la Savoie, la Franche-Comté, la Lorraine, l'Artois, le Hainaut, les provinces des Pays-Bas, et enfin le Roussillon. Richelieu pensait qu'il fallait mettre la France en tous les lieux où fut l'ancienne Gaule. L'idée que la France devait remplir le cadre de la Gaule, entre la mer, le Rhin et les Alpes, se trouve dès les temps mérovingiens. On peut la suivre à travers notre histoire. Elle s'était précisée, au XVIe siècle, après que plusieurs des pays compris entre la frontière réelle et la frontière rêvée, Pays-Bas, Alsace, Franche-Comté, Roussillon, furent entrés dans le patrimoine des Habsbourg. Par les Pays-Bas et l'Alsace, les Habsbourg de Madrid et ceux de Vienne, communiquant entre eux, enserraient la France. Il avait fallu qu'elle se dégagent de l'étreinte. Après un siècle passé de guerres, elle avait conquis l'Alsace, moins Strasbourg, l'Artois, quelques villes de Flandre, le Roussillon.

Pour achever le programme de Sully et de Richelieu, il restait donc beaucoup à travailler. Mais une autre politique fut présentée au Roi. C'eût été, au dehors, le prolongement du gouvernement de Colbert. Il s'agissait de faire de la France l'arbitre du commerce du monde. Dans cette autre carrière, elle aurait rencontré d'autres ennemis. A Vienne et à Madrid, auraient succédé Amsterdam et Londres. Mais la Hollande et l'Angleterre n'étaient pas unies l'une à l'autre comme l'Autriche et l'Espagne ; elles se jalousaient. On pourrait s'allier à l'une pour détruire l'autre  ; après, on verrait. La politique commerciale est expliquée avec une précision singulière dans une instruction donnée à l'ambassadeur de France en Suède, l'année 1665 : repêcher une des puissances maritimes de se rendre maîtresse de la navigation et de tout le commerce du monde  ; grouper autour de la France les autres potentats, qui possèdent des côtes maritimes, et dont les sujets, faisant le trafic sur mer, ont les mêmes intérêts qu'elle. Cette conduite aurait été l'exacte répétition de celle qui avait été suivie sur le continent : rassemblement des faibles sous l'hégémonie de la France, les faibles et la France y trouvant leur intérêt, la France surtout, qui, à défendre sur mer l'équilibre et la liberté, comme elle les avait défendus sur terre, aurait pu gagner, après la supériorité continentale, la supériorité maritime[2].

Probablement Louis XIV ne s'est guère arrêté à considérer ces projets. Les affaires de commerce lui paraissaient d'ordre inférieur, et la guerre de mer une chose assez médiocre. On avait accoutumé en France de se battre sur terre ferme, aux frontières du Nord, de l'Est et du Midi. Le Roi, pendant son enfance et sa jeunesse, avait reçu chaque année, de ses armées, des courriers apportant des nouvelles de sièges et de batailles. Il avait fait ses premières armes en Champagne et aux Pays-Bas. Mazarin ne lui parlait pas de marine, puisqu'il n'y en avait plus. D'autre part, on avait aussi accoutumé de considérer l'Espagne comme l'ennemie nécessaire : L'état des couronnes de France et d'Espagne est tel aujourd'hui et depuis longtemps... écrit Louis XIV dans ses Mémoires, qu'on ne peut élever l'une sans abaisser l'autre. Cela fait entre elles une jalousie, qui, si j'osais le dire, est essentielle, et une espèce d'inimitié permanente. Cette inimitié, dit-il encore, est un principe naturel.

Au reste, Louis XIV avait de nombreuses et bonnes raisons de continuer à chercher sur terre, aux dépens de l'Espagne, l'agrandissement de la France. La frontière du Nord était encore trop proche de Paris. La Lorraine, alliée de l'Espagne, et la Franche-Comté, demeurée espagnole, interceptaient la communication entre le royaume et l'Alsace. Et puis, la Reine était, ou, à tout le moins, pouvait se prétendre l'héritière de la monarchie espagnole. Le contrat de mariage de l'année 1659 était un parchemin dont il était impossible que le Roi ne voulût pas se servir à la première occasion.

Louis XIV sera donc un continuateur. Mais de quelle humeur continuera-t-il ?

La politique française avait été menée jusque-là avec une extrême prudence. Richelieu était entré en lutte contre la maison d'Autriche à l'heure juste où la Suède, les Provinces-Unies et les princes de l'Empire avaient le plus pressant besoin d'être secourus. Le roi de France, écrit lord Bolingbroke, parut l'ami commun de la liberté. son défenseur dans les Pays-Bas contre le roi d'Espagne et en Allemagne contre l'Empereur. Dans les négociations de Westphalie, la France avait affecté de paraître impartiale aux protestants comme aux catholiques, et de n'avoir d'autre intérêt à cœur que l'intérêt commun du corps germanique. Elle n'avait pas oublié son intérêt particulier, et même ses prétentions furent grandes, puisqu'elle demanda l'Alsace ; mais ses ministres avaient eu l'art d'établir sur plusieurs expériences particulières cette maxime que la grandeur de la France était une sûreté réelle et serait une garantie constante pour les droits et libertés de l'Empire contre l'Empereur ; aussi il n'est pas étonnant, cette maxime étant reçue, les injures, les ressentiments et les jalousies étant récents d'un côté, les services, les obligations et la confiance de l'autre, que les Allemands n'aient pas été fâchés de voir la France étendre son empire du côté du Rhin. Après l'Autriche, elle avait vaincu l'Espagne, mais l'Espagne n'avait d'autre ami que l'Autriche, et les conditions imposées par la France dans le traité des Pyrénées n'avaient point paru exorbitantes. Bref, la France semblait avoir aidé ses alliés plutôt qu'elle n'avait été aidée par eux, les avoir servis plutôt qu'elle ne s'était servie d'eux. Elle avait fait sa fortune de la façon la plus obligeante pour tout le monde, le commun ennemi excepté. Elle s'était avancée sans fracas, cheminant par voie couverte, comme disait Richelieu.

Or, Louis XIV n'était pas d'humeur à demeurer impartial aux protestants comme aux catholiques. A la vérité, on ne peut pas dire qu'il ait jamais pratiqué une politique à intentions religieuses. Ses manifestations de Roi très chrétien contre les Turcs seront des gestes d'apparat, dont il s'excusera en dessous-main. Il n'oubliera jamais que le sultan est, comme lui, l'ennemi de l'Empereur. D'autre part, il entretiendra les alliances protestantes, qui avaient si utilement servi ses prédécesseurs. Mais ses tracasseries répétées pour obtenir des États protestants la célébration publique du culte catholique dans les hôtels de ses ambassadeurs, sa conduite à l'égard de ses sujets réformés, l'aide donnée aux rois Charles II et Jacques II dans leur dessein de restaurer le catholicisme en Angleterre, feront craindre qu'il veuille relever les autels dans toute l'Europe. Il l'aurait fait, assurément, s'il l'avait pu. Et la révolution qui renversera de Witt en Hollande, au profit de Guillaume d'Orange, celle qui renversera Jacques Il au profit du même Guillaume seront des répliques du protestantisme menacé.

Cheminer par voie couverte ne répugnait pas au caractère de l'homme prudent et dissimulé qu'il était. Mais, lorsqu'il s'agissait de cette gloire , disait-il, je vise en toutes choses comme au principal objet de mes actions, il laissait toute prudence. Sa gloire, il voulait qu'elle éclatât, il le voulait puérilement. Il avait besoin d'hommages extraordinaires, de cérémonies où s'humiliât l'adversaire. Son orgueil se satisfaisait par des vanités, qui, plus que ses violences peut-être, le firent exécrer.

Dans la chrétienté, deux têtes dominaient la sienne, celle du Pape et celle de l'Empereur. Il ne pouvait dénier ni à l'un ni à l'autre une primauté d'honneur, mais il laissait voir qu'il en était vexé. Il recommande à son fils de ne pas s'en laisser imposer par les beaux noms d'Empire romain, de César, de Majesté Césarée. Majesté Césarée lui semble un titre à faire rire les gens. Il raconte à sa façon, qui est toute fausse, l'histoire de l'Empire.. Il se donne pour le descendant et le vrai successeur de Charlemagne. En ce temps, dit-il, notre maison possédait à la fois la France, les Pays-Bas, l'Allemagne, l'Italie et la meilleure partie de l'Espagne. Il déplore que cet empire ait été perdu pour nous par la faute des partages entre fils de France, et par l'affranchissement de la branche qui règne en Allemagne. Puis, après avoir exalté l'Empire, tout à coup il l'abaisse. Qu'est-ce donc qu'un empereur ? Un électif, de qui l'élection est déshonorée par des brigues et par la nécessité de souscrire aux conditions qu'il plan, aux électeurs d'imaginer. Être Empereur, c'est, en soi, n'être rien du tout ; car si l'Empereur, personnellement, ne possédait point de seigneuries héréditaires, il ne serait souverain qu'en imagination. Héréditaires au contraire sont les rois de France, qui peuvent se vanter qu'il n'y a aujourd'hui dans le monde, sans exception, ni meilleure maison que la leur, ni puissance  plus grande, ni autorité plus absolue. Aussi Louis XIV est-il très attentif aux procédés du protocole impérial à son égard. Léopold ayant tardé à lui notifier son élection à l'empire, le Roi a feint de l'ignorer, voire même que, dans les écrits publics, Sa Majesté a évité de le qualifier d'empereur, comme si elle ne savait pas qu'il y en eût un au monde. L'Empereur s'étant titré, dans un acte, tête du peuple chrétien, christiani populi caput, et landgrave d'Alsace, comte de Ferrette, le Roi l'obligea à renoncer aux deux derniers titres, qu'il avait droit de revendiquer pour lui-même, depuis la paix de Westphalie. Quant au premier, ce titre fastueux lui semble un trait de vanité ridicule. Pourtant ce titre, Mazarin avait songé à le lui procurer. Plus tard, le Roi le désirera. Son sentiment à l'égard de l'Empire ressemble à celui du renard devant la treille trop haute.

De même la supériorité du Pape est désagréable à Louis XIV, qui ne manque pas une occasion de célébrer la puissance du Roi très chrétien dans la chrétienté :

Sa Majesté n'est pas, Dieu merci, dans la mémo nécessité qu'ont la plupart des autres princes et rois, qui souffrent dans leurs intérêts des préjudices extrêmes, quand ils n'ont pas la cour de Rome favorable. La France peut beaucoup mieux se passer de cette faveur que les papes ne peuvent se passer de l'affection et du respect du Roi et de son royaume, lequel, en tout temps, mais particulièrement en celui-ci, est sans contredit le pôle principal sur lequel roulent tous les intérêts de la chrétienté et de tous ses princes

Cette déclaration se trouve dans une instruction donnée en cas de conclave, l'année 1662, au duc de Créqui, ambassadeur à Rome. Le Roi affecte de paraître indifférent à l'élection. Il en veut, dit-il, laisser la conduite au Saint-Esprit. Et il sait bien qu'un conclave ne prend pas si haut son inspiration : Il est évident que les deux tiers du collège ne considèrent que leur propre intérêt ou leur passion particulière de favoriser celui de qui ils attendent le plus de bien. Sur le Pape comme sur l'Empereur, Louis XIV avait cet avantage que sa dignité procédait de la grâce de Dieu, sans intermédiaires corruptibles. Personne ne l'avait élu, que Dieu, de toute éternité.

Le compte ainsi réglé du Pape et de l'Empereur, le roi de France ne se connaît pas d'égal dans la chrétienté. Sa couronne est la première. Il est le premier des rois, qui peut bien donner l'exemple aux autres et n'est pas astreint à suivre le leur, s'il ne veut. Il est le premier mobile de tous les États chrétiens. Aussi ne souffre-t-il pas que son nom soit conjoint à celui d'un autre roi dans des formules comme : Leurs Majestés les rois de... parce qu'on pourrait en induire une égalité qui n'existe pas. Ses ambassadeurs sont des messagers d'orgueil. — Le duc de Créqui a l'ordre de faire éclater, en ce lieu de Rome, le plus exposé à la vue de toutes les autres nations... la grandeur et la force de la première couronne de la chrétienté. Pour apprendre à toute l'Europe le respect dû à ses représentants, Louis XIV infligera coup sur coup, dans les premières années de son gouvernement, de dures leçons au roi d'Espagne et au Pape. — Avec les petits princes, il aurait pu, ce semble, sans danger pour sa dignité, ne pas tant se prévaloir des prérogatives de sa couronne. En effet, un jour, il a bien voulu continuer une négociation avec l'électeur de Brandebourg, bien que celui-ci eût refusé de promettre la main droite au ministre qu'il se proposait de lui envoyer. Comme le traité qu'il projetait devait être avantageux, il a pris le biais d'expédier à Berlin un agent moindre, qui ne pouvait prétendre à la main Mais il a l'air de s'excuser auprès de son fils de cette condescendance : Peut-être qu'il est convenable, à l'élévation où nous nous trouvons, de négliger quelquefois, par de nobles motifs, ce qui se passe au-dessous de nous. Ou plutôt il s'en vante comme d'un acte magnanime : A qui peut se vaincre soi-même il est peu de choses qui puissent résister. — Il compte parmi ses alliés le grand-duc de Toscane, dont le fils a épousé une princesse du sang de France. Cela n'empêche pas qu'il défend au duc de Créqui de passer par Florence, parce que les princes d'Italie ont usurpé sur ses ambassadeurs l'honneur de la main droite qu'ils avaient coutume de leur donner. Or, depuis que Sa Majesté a pris en main seule la direction de son État, elle a peine à soutenir la continuation d'un abus qui s'est introduit depuis quelques années au préjudice de la dignité de cette couronne. — Il décida que la patronne de ses galères et ses vaisseaux amiraux seraient salués les premiers dans des ports qui n'appartenaient pas à des têtes couronnées. Or, auparavant la mer avait coutume de saluer la terre la première. Aussi Savoie, Gênes, Florence, Malte firent des représentations. Le Roi donna satisfaction à la Savoie et à Gênes, mais point à la Toscane. Le grand-duc se soumit, quoique avec beaucoup de peine et en protestant toujours. — Les ambassadeurs du duc de Savoie étaient en possession du privilège d'être traités dans plusieurs cours, par leurs collègues de France, avec les honneurs dus aux représentants des têtes royales. Ce privilège ne leur avait pas encore été reconnu à Rome, lorsque le duc de Créqui y fut envoyé. Créqui reçut l'ordre de traiter l'ambassadeur de Savoie comme ceux des autres princes, de ne pas lui donner la main chez soi, de ne pas sonner la cloche, quand il en serait visité. Le Roi pensait bien que ce traitement serait pénible au duc de Savoie, puisqu'il lui avait fait connaître la décision prise, afin qu'il pût retirer son ambassadeur de Rome, avant l'arrivée de M. de Créqui. — A la cour de Turin, l'ambassadrice de France s'était contentée de l'honneur du tabouret, jusqu'à la mort de la mère et de la première femme de Charles-Emmanuel II. La mère, Christine de France, sœur de Louis XIII, était fille de roi, et la première femme, Françoise, fille de Gaston d'Orléans, petite-fille de roi. A l'une et à l'autre, les ambassadeurs de France n'avaient pu rendre trop d'honneur. Mais la duchesse Christine mourut en 1663, et la duchesse Françoise, l'année d'après. En 1665, Charles-Emmanuel épousa Marie de Savoie-Nemours, qui n'était pas de sang royal. Alors l'ambassadeur de France représenta que la chose étant changée, il était juste que la duchesse donnât un fauteuil à l'ambassadrice. Le duc s'étonna : il pensait que l'honneur rendu à sa mère ne regardait pas seulement la maison dont elle était sortie, mais celle où elle était entrée, c'est-à-dire que la maison de Savoie devait bien compter pour quelque chose en Savoie. La cour de France insista ; la cour de Savoie résista. En fin de compte, on transigea : l'ambassadrice eut droit à la chaise à dos. Et la duchesse de Savoie demeura très offensée. — Les Génois étaient une puissance déchue, mais ils se souvenaient de leur grandeur d'autrefois. Ils avaient imaginé un moyen de se procurer au Louvre des honneurs qui ne leur étaient pas dus. Leur ambassadeur prenait audience le même jour qu'un ambassadeur de roi, et s'arrangeait pour entrer immédiatement après lui au château. Il avait ainsi l'air d'être salué par la garde et par le tambour. Le Roi défendit qu'il en usât ainsi et fit avorter le dessein qu'avaient les Génois d'usurper à sa cour le traitement royal.

De l'élévation où il se trouvait, le roi de France regardait la hiérarchie descendante des rois, des princes régnants, des électeurs, des grands-ducs, des ducs. Il semblait présider à une cour de monarques comme il présidait à la sienne. Il était l'ordonnateur de la chrétienté. Au reste, il avait des raisons de se préférer à tous les princes et à tous les rois. Qu'étaient auprès de lui l'Empereur vieux à vingt ans, de longue et triste figure, musicien mélancolique, esprit médiocre, de courage faible ? Et ce roi d'Espagne, malade, père de moribonds, idole dont la bouche laissait tomber des monosyllabes ? Et ce roi d'Angleterre, à vendre ou à louer ? Pas plus que leur personne à sa personne, leurs États ne pouvaient être comparés au sien. Il avait de l'argent ; les autres n'en avaient pas. Et qui possède l'argent est maître du monde. Le Roi écrivait à un ambassadeur : En mettant dans une balance le plus grand royaume à acheter, on pourrait néanmoins mettre dans une autre balance tant d'argent que celle-ci serait capable non seulement de contrepeser, mais d'emporter le poids avec avantage. Nulle part, il n'apercevait personne qui fût capable de l'arrêter, s'il voulait un jour se mettre en marche. Les forces morales que récélaient la Hollande et l'Angleterre, il ne les connaissait pas. Il était capable d'erreurs énormes, comme de croire, parce qu'il le désirait, que l'Angleterre pût être ramenée à la religion romaine. Peut-être, si les troubles de sa minorité avaient été plus sérieux, de causes plus profondes, il aurait appris à reconnaître, respecter et craindre ces sortes de puissances. Mais il n'avait eu affaire qu'à la Fronde, chose légère. Cette intrigue avait fini par le prosternement de tous à ses pieds. Vainqueur de ses sujets comme de ses ennemis, heureux, superbe, il se crut né pour montrer, comme il a dit, qu'il y avait encore un roi au monde. Il a révélé un jour le sentiment qu'il avait d'être un grand acteur sur la scène de l'humanité par cette parole : Ce n'est pas tout que d'avoir une couronne, il faut encore savoir la porter. Il était capable de se déterminer à une action en pensant à la noblesse du geste à faire. Il raconte qu'en l'année 1667, alors qu'il avait la guerre avec les Anglais, et qu'il était près de l'avoir avec les Espagnols, il prit la résolution d'expédier à travers l'Allemagne une armée commandée par Condé, qu'il voulait faire élire roi de Pologne. Après avoir dit les principales raisons qui le déterminèrent, il conclut : Mais, au vrai, la considération qui me touchait le plus était qu'on trouvait rarement l'occasion de faire présent d'une couronne et de l'assurer à la France.

Aussi Louis XIV aura beau être prudent, précautionneux, chercheur, en toute partie, d'atouts préalables, être un politique aussi perfide que les autres, et, d'un ton de sincérité superbe, mentir à peu près toujours ; plus forts que sa prudence et sa perfidie seront l'amour de la gloire et l'orgueil de paraître Tout de suite, il avertira l'Europe que la politique de la France, habile et modérée jusque-là, est devenue redoutable à tous, et qu'au péril de la domination espagnole a succédé le péril de la domination française.

 

 

 



[1] SOURCES. Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France depuis les traités de Westphalie jusqu'à la révolution française, publ. p. le ministère des Affaires étrangères : Autriche, par Sorel, 1884 ; Suède, par Geffroy, 1885 ; Portugal, par de Caix de Saint-Aymour, 1886 ; Pologne, par Farges, a vol., 1888 ; Rome, par Hanotaux, 1888 ; Bavière, Palatinat, Deux-Ponts, par Lebon, 1888  ; Russie, par Rambaud, 2 vol., 1890-94 ; Naples et Parme, par J. Reinach, 1893 ; Espagne, par Morel-Fatio, 3 vol., 1894 ; Danemark, par Geffroy, 1895 : Savoie, Sardaigne, Mantoue, par Horricq de Beaucaire, 2 vol., 1898-99, Prusse, par Waddington, 1901. — Ces instructions contiennent des renseignements quelquefois très précis sur l'état des gouvernements auprès desquels les ambassadeurs ou ministres sont accrédités. — Les Œuvres de Louis XIV, publ. p. Grimoard et Grouvelle, Paris, 1806, 6 vol. Mémoires de Louis XIV pour l'instruction du Dauphin, publ. p. Droyss, Paris. 1860, 2 vol. Mémoriaux du Conseil de 1661, publ. p. J. de Boislisle, t. I et II (en cours de publ.), Paris, 1905-6 (Soc. de l'Hist. de Fr.). Miguel, Négociations relatives à la succession d'Espagne, Paris, 1886-42, 4 vol. (Collection des Doc. inéd.) ; Mémoires du marquis de POMPONNE, publ. p. Mavidal, Paris. 1860-61, 2 vol. ; du maréchal de GRAMONT, dans la collection Michaud et Poujoulat, 2e série, t. VII ; du chevalier TEMPLE, même collection, 3e série, t. VIII. Lettres inédites du marquis de Feuquières, publ. p. Gallois, Paris, 1845, 5 vol. Pellisson, Histoire de Louis XIV, Paris, 1749, 8 vol. Bolingbroke, Esquisse historique de l'état de l'Europe depuis le traité des Pyrénées jusqu'à celui d'Utrecht, au t. II des Lettres sur l'histoire, traduction française, Paris, 1700. L'intérêt de la Hollande, publié en 1662 par Pierre de la Cour, réédité ensuite sous le nom de Jean de Witt.

OUVRAGES. Les introductions historiques aux Instructions aux ambassadeurs, citées plus haut. Le t. I de : Erdmannsdörffer, Deutsche Geschichte vom Westfälischen Frieden bis zum Regierungsantritt Friedrichs des groszen (un des meilleurs ouvrages de la collection Oncken), Berlin, 1892. Philippson, Der grosze Kurfürst Friedrich-Wilhelm von Brandenburg, Berlin, 1897-1903, 9 vol. Pagès, Le Grand-Électeur et Louis XIV, Paris, 1905. Grossmann, Die Geschäfsordnung in Sachen der auszeren Politik am Wiener Hot (forme le t. XII des Forschungen zur Deutschen Geschichte). Geyer et Carlson, Geschichte Schwedens (traduction allemande de l'ouvrage en suédois), t. IV et V, Gotha, 1873. Bobryzinski, Histoire de Pologne, Paris, 1880, 2 vol. Caro, Geschichte Polens, Gotha, 1875, 4 vol. ; Stern, Geschichte der Revolution in England, Berlin, 1881 (collection Oncken). Gardiner, History or the Commonwealth and Protectorate, Londres, 1894-1905, 3 vol. Seeley, The Growth of the British Policy, Cambridge, 1895, 2 vol., traduit par le colonel Baille, sous le titre : Formation de la politique britannique, Paris, 1896-7, 2 vol. Green, History of the English People, traduction française par Monod, Paris, 1888, 2 vol. Klopp, Der Fall des Hauses Stuart (1860-1714), Leipzig, 1875-88, 14 vol. ; Treitschke, Die Republik der Vereinigten Niederlände (dans ses Historische und Politische Aufsätze, t. III). Leipzig, 1870. Lefèvre-Pontalis, Vingt années de république parlementaire au XVIIe siècle, Jean de Witt grand pensionnaire de Hollande, Paris, 1884, 2 vol. ; Waddington, La république des Provinces-Unies, La France el les Pays-Bas Espagnols, dans les Annales de l'Université de Lyon, 1895-97, 2 vol.

[2] La France essaya de faire entrer le Portugal dans une sorte de ligue des moindres États contre les puissances maritimes. En 168g, il fut ordonné par instruction à M de Saint-Romain, ambassadeur à Lisbonne, d'essayer de conclure une Union de commerce entre les Français et les Portugais. La France entrerait en société du commerce que les Portugais, bien qu'en partie dépouillés par les Hollandais, faisaient encore aux Indes, et en partage des pays qui leur sont encore soumis et des places qu'ils possèdent. Sur la politique commerciale française, voir Ségur-Dupeyron, Histoire des négociations commerciales et maritimes de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1872-73, 8 vol. Voir aussi Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIe siècle, Paris, 1897, et Histoire des établissements et du commerce français dans l'Afrique Barbaresque (1560-1793), Paris, 1903. Les intérêts économiques tiennent une place sérieuse dans l'activité de la diplomatie française. Pourtant, il ne parait pas qu'une seule des guerres de Louis XIV, sauf les expéditions contre les Barbaresques, ait eu un motif économique. Même sans la rivalité commerciale, Louis XIV aurait attaqué la Hollande. L'Angleterre et les Provinces-Unies étaient des États à faire la guerre pour des affaires de commerce, mais non pas la France. La Hollande et même l'Angleterre avaient bien plus que la France besoin du grand commerce pour vivre. Leur constitution politique et sociale donnait une puissance aux marchands. Les marchands, en France, n'avalent pas d'endroits où parler. Un fils de marchand riche achetait une magistrature. Sous la robe, il oubliait la boutique. — Au reste, il vaudrait la peine d'étudier mieux qu'on ne l'a fait jusqu'à présent la politique commerciale étendue par Colbert. au monde entier. Et il s'en faut de beaucoup que l'histoire économique de l'Europe au XVIIe siècle soit connue. Aussi la connaissance de l'histoire de la politique et des guerres pendant cette période demeure-t-elle superficielle.