HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE VII. — LE GOUVERNEMENT DE L'INTELLIGENCE.

CHAPITRE II. — LES LETTRES[1].

 

 

I. — LA ROCHEFOUCAULD, RETZ, MADAME DE SÉVIGNÉ.

LES écrivains et les artistes étaient donc exposés au péril d'être dociles à des préceptes, à des modèles, à une mode, à des puissances ; mais, pour les écrivains, le péril était in-oindre. Ils n'étaient pas soumis à la discipline d'un atelier, ni gouvernés par un surintendant. Ils étudiaient sur la nature vivante des caractères d'hommes, ils étaient attentifs à des faits qui se passaient sous leurs yeux. S'ils admiraient l'antique, ce n'était pas, comme les sculpteurs ou les peintres, à travers l'imitation italienne, mais sur les textes mêmes de la Grèce ou de Rome. Il se trouva, d'ailleurs, que le génie fut inégalement réparti entre les écrivains et les artistes, à l'avantage des premiers, qui se gardèrent plus libres, parce qu'ils étaient plus forts.

Les grands écrivains, dans la période où nous sommes du règne de Louis XIV, furent le duc de La Rochefoucauld, le cardinal de Retz, la marquise de Sévigné, gens du monde ; l'évêque Bossuet ; Molière, La Fontaine, Racine, Boileau, bourgeois et gens de lettres. La Rochefoucauld a quarante-huit ans en 1661 ; Retz en a quarante-sept ; Mme de Sévigné trente-cinq. Bossuet, né en 1627, a déjà prêché, écrit, combattu pour la foi, et pris ses directions principales. Molière et La Fontaine ont la quarantaine. Tous les six formèrent leur esprit en un temps de troubles politiques, d'anarchie intellectuelle, d'où émergent Descartes, Pascal et Corneille. Au lieu que Racine et Boileau virent, entre vingt et trente ans, s'établir l'ordre politique et la gloire du Roi.

La Rochefoucauld, noble de vieille et grande noblesse, fit de très courtes études ; à treize ans, il était soldat ; à quinze ans, il était marié ; à dix-sept ans, mestre de camp et courtisan. Si bien qu'il eut vite épuisé les curiosités de la vie. Il servit à la Cour des dames illustres, la reine Anne, persécutée par Richelieu, la duchesse de Longueville, sœur du grand Condé. Il conspira contre les deux cardinaux successifs. Il fit ces choses parce qu'elles étaient bienséantes à un homme de sa condition. Il ne porta, dans la guerre civile, aucune passion politique, — la chose publique lui était indifférente, — ni aucun sentiment honnête, ni aucune dignité. Il était brave à la guerre, où il reçut de terribles coups, — car il n'avait pas de chance, — mais, pour le reste, son cœur était médiocre. Après la première Fronde, il avoua, dans une apologie, que, si Mazarin avait pensé à son accroissement, il n'aurait pas pris parti contre lui : Je ne présume pas assez de ma vertu pour oser répondre que j'aurais haï le cardinal, quand il m'aurait aimé. Après la Fronde, il se trouva au dépourvu : Je vous avoue, écrivait-il, que je me trouve bien embarrassé, car je vous assure que je ne saurai plus que faire, quand je ne ferai plus le mal. Il se retira dans ses terres, en 1653, revint à Paris après trois ans, se réconcilia avec les puissances, prit de l'argent de Fouquet, auquel il promit d'être dans ses intérêts, fut très bien reçu à la Cour, et même traité avec distinction par le Roi. Son fils sera le courtisan modèle, assidu au lever et au coucher, aux changements d'habits, aux chasses et aux promenades. Un de ses petits-fils épousera une fille de Louvois. Cette histoire de La Rochefoucauld ressemble à celle de Condé. M. le Prince est devenu courtisan lui aussi ; son fils ne bougera pas de chez le Roi ; son petit-fils épousera une bâtarde du Roi. Les La Rochefoucauld et les Condé tombèrent de révolte en servitude.

Je ne saurai plus que faire, avait dit La Rochefoucauld  ; mais il sut que faire, parce qu'il se trouva que ce grand seigneur était né écrivain. Il écrivit, tout de suite après la Fronde, ses mémoires, qui ne parurent qu'en 1665, une œuvre distinguée et médiocre, sans chaleur, sans vues par delà les misérables choses élégamment racontées. Il n'était pas capable d'une grande œuvre continue, ayant le souffle court. Mais il trouva un genre. Son esprit, qu'il avait très fin, s'affina encore dans les compagnies qu'il recevait chez lui ou qu'il voyait dans les salons des intellectuelles. Il prit ses habitudes chez Mme de Sablé, qui expiait de graves péchés de jeunesse par un jansénisme qu'adoucissaient une table gourmande et les conversations sur la philosophie, sur la religion et sur les passions. La mère Angélique disait que Mme de Sablé était doctissime dans les passions, les intrigues et les fourberies du monde. La Rochefoucauld ne croyait qu'elle sur certains chapitres et surtout sur les replis du cœur. La spécialité de ce salon était la maxime ; le duc écrivit des Maximes. Après cinq ou six ans de travail, il en donna une édition en 1665. Il continua de travailler son œuvre, après qu'il eut transporté ses habitudes chez Mme de La Fayette, l'amie de la duchesse d'Orléans, et très fine observatrice de caractères et de mines, curieuse de lettres, critique délicate, écrivain très pur. Il donna de 1666 à 1678 cinq autres éditions, revues, corrigées, augmentées : 302 maximes en 1666 et 504 en 1678.

Les Maximes sont la philosophie d'un homme de qui l'on pourrait dire qu'il a raté sa vie, s'il avait visé sérieusement quelque chose, d'un homme d'expérience courte, bornée de près par son ignorance, qui était grande, par l'étroitesse des milieux où il vécut, où tout le monde faisait et disait les mêmes choses, par son insensibilité aux grandes passions ; — peut-être ne fut-il jamais ce qu'on appelle amoureux, et, s'il a eu quelque religion, cela ne parait pas à son livre, d'où Dieu est absent. — Elles sont l'œuvre d'un écrivain, qui, travaillant en vue d'une lecture devant un tout petit public raffiné, point facile à étonner et qu'il fallait se faire récrier pourtant, a renchéri, pour des succès d'auteur, sur la sévérité de ses jugements. Aussi les maximes sont-elles un des livres les plus tristes que nous ayons sur la nature humaine.

Un livre, au reste, plein de vérités. L'amour-propre, principe des actions humaines, est cherché dans les replis du cœur avec une patience, une finesse, une pénétration merveilleuses. Ceux mêmes qui croient la nature humaine capable de générosité, comme elle l'est très certainement, font bien de tenir à portée de leur main le terrible petit livre. Il prémunit contre l'habitude de nous tromper nous-mêmes sur les motifs de nos actes et contre la duperie de soi par soi, la forme la plus répandue de l'insincérité.

La Rochefoucauld est un moraliste à la française, sans métaphysique, presque sans obscurités, immédiat, par qui l'on est directement saisi, profond sans le dire. Il a trouvé l'étonnante phrase courte, où son travail, qui dura des années, de correction et de polissage, est effacé presque ; la phrase simple, d'air innocent, à faire croire au lecteur qu'il l'a déjà pensée, qu'il l'aurait trouvée lui-même, et qui, pour cela, se loge en son esprit et y demeure ; la phrase pour formules, qui résument, concluent et décident, la phrase de combat. La Rochefoucauld est un des créateurs de la prose française, qui sera bientôt une puissance révolutionnaire.

En l'année 1660, le cardinal de Retz s'était soumis au Roi évidemment vainqueur. Pour avoir renoncé à l'archiépiscopat, il avait reçu de belles abbayes à très gros revenus. Le Roi l'employa à des missions diplomatiques, dont il s'acquitta bien. Peut-être espéra-t-il un moment devenir un personnage du nouveau gouvernement. S'il eut cette illusion, il y renonça et il ne pensa plus qu'à faire une fin, qui ne Mt point ordinaire. Il voulut renoncer au cardinalat et il paya ses dettes. Jadis il avait prétendu être dévot archevêque en restant débauché ; puis homme de gouvernement, en restant conspirateur. A présent, il voulait se repentir. Il était créateur en lui-même de personnages qu'il regardait jouer, et qui l'amusaient. Peut-être, d'ailleurs, que, voulant se convertir, il s'est pris au mot et réconcilié avec Dieu après tant de belles offenses.

Retz est un écrivain vigoureux, fin psychologue, avec l'instinct dramatique. Il dresse un personnage et campe une scène comme personne. Sa plume abondante verse de la vie. Il est très amusant. Aux portraits et aux scènes, il mêle des maximes politiques spirituelles et fortes, un peu trop nombreuses et doctorales, et qui sentent le professeur en politique. Il parle la langue Louis XIII, à longues phrases périodiques, mais avec des interruptions de phrases brèves, qui rompent la monotonie. Il a des négligences, et, comme Corneille, des endroits marécageux. Mais partout il garde, a dit Voltaire, un air de grandeur et une impétuosité de génie qui sont du temps antérieur à l'ordre, à la règle, à l'adoucissement, à la polissure, — mais air de grandeur, sans la réalité, génie sans efficace. Et toute cette histoire, qu'il raconte, est de choses si vaines ! C'est pourquoi sans  doute ce rare écrivain est moins lu qu'il ne mérite de l'être. Il intéresse l'historien parce que ses Mémoires, pleins de mensonges et qui donnent tout de même une physionomie vraie de l'époque, sont une riche matière à exercer la critique, et encore parce que Retz, qui a raté sa vie comme La Rochefoucauld, est, comme lui, un témoin de son temps. Tout un chapitre de l'histoire de France, la fin d'un monde qui ne valut pas grand'chose, est écrit dans les œuvres de ce cardinal et de ce duc.

Madame de Sévigné, orpheline de bonne heure, fut élevée presque en liberté. Elle vécut en liberté, ayant commencé à vingt-six ans le veuvage où elle demeura délibérément. Elle n'eut d'autre passion que son célèbre amour maternel. Elle fut une personne de la Cour, mais aussi de la Ville, et même de la Ville plus que de la Cour. Elle était aussi de la campagne. Elle qui aimait Paris autant qu'un Parisien l'aima jamais, elle regardait aux champs les petits bourgeons prêts à sortir, admirait la hauteur et la beauté de ses futaies, écoutait le rossignol, le coucou, la fauvette qui ouvrent le printemps dans les bois. Elle se disait capable de composer un printemps. Elle eut toutes les curiosités, et battit tous les pays. Elle lisait Virgile dans la majesté du texte, Arioste et Tasse, dans le texte aussi, aimait les romans d'aventure et les épîtres de Boileau, les grâces de Voiture et l'héroïsme de Corneille, la philosophie de Descartes, les sermons de Bourdaloue, Rabelais, qui la faisait mourir de rire, Arnauld et Nicole, les docteurs jansénistes. Sa religion était simple et saine. Elle comprenait des choses du protestantisme. Elle se plut aux jansénistes, prit son bien dans leur doctrine, et ne s'y engagea pas. Comme son cousin Bussy-Rabutin, elle se méfiait du trop de délicatesse en matière de conscience, et ne voulait aller qu'au paradis et pas plus haut. Elle ne pouvait se faire entrer une éternité de peines dans la tête. Elle croyait tenir de la nature un droit à n'être pas sublime : Je ne suis ni à Dieu, ni au Diable ; cet état m'ennuie, quoique, entre nous, je le trouve le plus naturel du monde. En politique, elle était royaliste. elle aimait le Roi, mais aussi les disgraciés comme Fouquet, les opposants, comme Retz. Elle admirait ceux qui résistaient, la hardiesse de ce pape qui eut l'air de ne pas trembler et même de menacer. Elle voyait dans le Roi la montée de l'orgueil avec ses périls. Elle plaignit les révoltés de leur châtiment. Si elle avait eu l'âme plus sensible, elle en aurait pleuré.

Dans ses lettres, la Cour, les ministres, les maîtresses de guerre, la paix, les fêtes, les deuils, le théâtre, la chaire, la librairie, les choses de la religion, la vie privée, la vie publique, les vices de la société, cachés sous l'hypocrisie de la décence, en attendant qu'éclate la fanfaronnade du vice, les misères des familles, — à commencer par la sienne, — la mendicité des mains tendues vers le Roi, — toute la France en un mot se reflète comme en un miroir, où brille le Roi soleil, mais courent quantité de nuages, petits ou gros, quelques-uns poussant au noir.

Choses tristes, choses amusantes, Mme de Sévigné les dit d'une prose vive, forte, savoureuse. Elle parle haut. Dans les conversations de sa jeunesse, au temps que les gentilshommes portaient le chapeau large, retroussé au bord, avec, sous le panache de plumes, les cheveux en flot naturel descendant aux épaules, et qu'ils avaient la main appuyée au pommeau de la vraie épée de guerre, le ton de la voix était élevé, qui, depuis, baissa, comme tout le reste. Mme de Sévigné est une survivante. La liberté, la variété de son esprit, la joie de vivre que l'on sent en elle, et qui va être suspendue un moment dans nos lettres. sont des documents d'histoire de France. Et comme elle dit sur toutes choses à peu près tout ce qu'elle pense et laisse entendre le reste, celui qui lit avec attention ses lignes et entre ses lignes, découvre peu à peu ce que cette honnête femme, intelligente, cultivée, bonne pour son temps, approuve ou blâme. Il se fait une idée de son idéal. Si sa fille lui avait témoigné un amour expansif, si le Roi avait mieux payé les services de son gendre et de son fils, s'il lui avait parlé à elle plus souvent, s'il avait continué à la regarder, après qu'il commença à ne plus regarder personne, s'il avait laissé aux esprits un peu plus de liberté de respirer, un peu mieux respecté les vieux droits de la Bretagne, si les ministres avaient été plus aimables que ce Colbert qu'elle appelait le Nord, si, par l'effet d'un meilleur gouvernement, ses fermiers l'avaient mieux payée, et que l'argent fût devenu moins rare, Mme de Sévigné aurait été la plus heureuse femme du monde. Elle avait l'idéal modeste comme tous les contemporains de Louis XIV, quelques rares âmes religieuses exceptées.

 

II. — BOSSUET.

BOSSUET, né à Dijon en 1627, étudia au collège des Jésuites de cette ville, puis au collège de Navarre, à Paris, où il fit sa théologie. En 1652, reçu docteur, ordonné prêtre, il alla remplir à Metz l'office d'archidiacre. En 1659, il s'établit à Paris, où il prêcha des carêmes et des avents, et prononça des oraisons funèbres. Il fut nommé en 1669 évêque de Condom et, l'année d'après, précepteur du  Dauphin, donna dix années de sa vie à l'éducation d'un des plus médiocres écoliers qui fut jamais, passa en 1681 de l'évêché de Condom à celui de Meaux. Il mourut en 1704.

Sa famille, montée du métier de la draperie aux honneurs municipaux et parlementaires, demeura, dans les temps de la Réforme, de la Ligue et de la Fronde, fidèle à l'Église et fidèle au Roi. Bossuet est né sur fonds royaliste solide. Il fut un écolier admirable. Comme le prêtre — Nicolas Cornet — qu'il loue dans sa première oraison funèbre, il s'est nourri et rassasié du meilleur suc du christianisme. Avec l'Écriture, il étudiait les Pères, chez qui l'on trouve, disait-il, plus de cette pure substance de la religion, plus de cette sève du christianisme que dans beaucoup d'interprètes nouveaux. Suc, substance, sève, — Bossuet s'est nourri de religion plantureusement.

II s'instruisit tout le long de sa longue vie, mais surtout pendant les années où il fut le précepteur du Dauphin. Il refit alors ses classes et les élargit. Et l'on peut suivre dans ses œuvres le progrès de ses acquisitions ; mais, de très bonne heure, sa doctrine fut arrêtée et son âme faite.

La vie est courte. Elle est un moment, qui me sépare de rien. Dieu seul est. Puisqu'il est, et qu'il a créé les hommes, il doit aimer les hommes. Il est la Providence, qui veut de toute éternité ce qui a été, ce qui est, ce qui sera, par qui règnent les rois et se succèdent les empires, tous légitimes puisqu'il les a voulus tous. Il a parlé par les prophètes et par l'Écriture. Pour que l'homme comprit sa parole, il a établi, par un ordre indubitable, l'Église unique, universelle, soutien immobile de l'unité en laquelle est la vie, hors de laquelle est la mort certaine. Tout cela est l'ensemble de l'idée chrétienne simplement, mais cet ensemble est fortement lié dans l'esprit de Bossuet. Il est l'explication unique et suffisante de tout, du naturel et du surnaturel, de la vie et de la mort, de la politique et de la religion.

La doctrine n'est pas seulement en Bossuet à l'état de raisonnement. Elle est à l'état de poésie. Tout jeune, il a trouvé une bible dans la bibliothèque de famille. Un instinct poétique, qui attendait en lui, s'enthousiasma devant la grandeur de ce poème d'Orient. Son imagination eut la faculté miraculeuse d'illustrer toutes les pages, toutes les lignes des livres saints. Elle voyait les visages, les attitudes, les scènes. Elle entendait les paroles. Elle donnait une vie concrète à l'invisible. On croirait, à lire les Élévations à Dieu sur les mystères, que Bossuet assistait au travail de la création et qu'il a vécu, dans le paradis terrestre, la vie aurorale, presque divine, d'avant la chute. Il explique pourquoi, en ce milieu indistinct, Ève ne dut pas être du tout étonnée d'entendre parler le serpent. Dans des sermons, il suit le chemin de croix, depuis le prétoire, où la face droite et immobile de Jésus reçoit les crachats sans qu'il souffle, où la grêle des coups de fouet tombe sur sa chair suante et écorchée, jusqu'au calvaire où ce misérable, ce pendu, qui n'est plus soutenu que par ses blessures, agonise, pendant qu'au loin la canaille qui regarde hoche la tête. Bossuet aurait fait au moyen-âge un auteur merveilleux de mystères.

Ce poète est le plus grand orateur des lettres françaises. Il est orateur toujours ; lorsqu'il écrit, on l'entend qui parle. Il parle une très belle langue, la phrase périodique majestueuse et la phrase courte, sur le ton sublime ou sur le ton simple, très naturellement toujours. Pour se conformer aux mœurs et au goût de la société d'après 1660, il a pour ainsi dire apaisé une sorte de romantisme qui était en lui. Mais il a gardé jusqu'à la fin quelque chose de l'âge du verbe haut et du geste large. Il est fort, il est fier, il est abondant.

Il aime passionnément la parole et l'écriture ; mais il ne parle pas pour parler, il n'écrit pas pour écrire. Ce docteur, ce poète, cet orateur est un homme d'action, et dont l'activité fut extraordinaire. Il ne croyait pas que la perfection de la vie chrétienne fût de se jeter dans un cloître. Il disait : Prêtres, qui êtes les anges du Dieu des armées, vous devez sans cesse monter et descendre comme les anges que vit Jacob dans cette échelle mystique... Montez donc et descendez sans cesse, c'est-à-dire priez et prêchez ; parlez à Dieu, parlez aux hommes  ; allez premièrement recevoir, et puis venez répandre les lumières ; allez puiser dans la source ; après venez arroser la terre... En effet, toute sa vie, il a monté à l'échelle mystique pour redescendre dans les mêlées. Tous ses discours, tous ses livres sont des actes de son métier de prêtre, d'évêque, de précepteur du Dauphin, de Père de l'Église, comme on l'appela de son temps. S'il voit ou prévoit un danger pour l'Église, il s'y porte. Il a combattu les protestants, les libertins, les quiétistes, les exégètes, les casuistes Toujours il est occupé à des défenses ou à des assauts. Le surnom d'Hercule chrétien, que des flatteurs donnèrent à Louis XIV, c'est à Bossuet, né athlète, qu'il convenait[2].

Bossuet est un des hommes où il est intéressant de regarder le problème de la croyance. Il a étudié la philosophie — Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Hobbes — et l'histoire, celle de l'antiquité, celle du moyen âge, celle des temps modernes. Il a fait œuvre de grand historien, — à parti pris, mais instruit, érudit, évocateur de scènes et de personnes, — dans l'Histoire des variations. Il a montré dans le Discours sur l'histoire universelle un sentiment juste des civilisations antiques. Il s'est instruit en sciences naturelles, s'intéresse aux dissections, admire à combien de choses la respiration est utile, sait que le pouvoir de l'âme a ses limites, qu'elle ne pense pas et ne tonnait pas sans le corps, que le souvenir dépend du cerveau, que le cerveau produit spontanément le souvenir, et qu'il se mêle toujours ou presque toujours aux opérations les plus raffinées quelque chose de sensible. Et tout cela, qui parait l'étonner un peu, est grave en effet. D'autre part, il connaît les objections à sa foi, toutes les raisons des protestants, toutes celles de l'inquiétante exégèse de Richard Simon. D'autre part encore, il voit crûment les terribles misères qui s'étalent sous le règne de Dieu et du Roi. Il tient des propos révolutionnaires. Il juge que les murmures des misérables sont justes, et que ce droit si naturel que les hommes ont de prendre dans la masse commune tout ce qui leur est nécessaire... les pauvres ne l'ont pas tout à fait perdu. Bref, il est un homme informé. Toutes les réalités, il les sait et les comprend. Or, il ne comprend pas sa foi, puisqu'il a écrit : Quand on dit que l'âme voit Dieu par la foi, c'est-à-dire qu'elle ne le voit pas. Il n'est pas même sûr d'avoir produit en lui l'acte de foi, puisqu'il a écrit que lorsqu'on dit : Je crois, c'est plutôt un effort pour produire un si grand acte qu'une certitude absolue de l'avoir produit.

Et pourtant son âme demeura tranquille. La cause de cette tranquillité, c'est la solidité du fonds et la puissance de l'éducation reçue. C'est que Bossuet aime sa doctrine et qu'il y adhère de toute sa raison éprise d'ordre et de certitude. Mais c'est aussi qu'il est un artiste qui entend une belle musique et voit des visions superbes. Et c'est encore qu'il est un combattant, toujours à la bataille, et qu'affirmant toujours, il n'a pas le temps ni le moyen de douter. Dans l'uniforme catholicisme, chaque âme a sa façon d'être catholique. Dans la façon de Bossuet, entrent son génie de poète et sa profession d'affirmateur. Aucun homme au XVIIe siècle n'eût perdu plus que lui à douter. Le doute aurait été pour lui la totale ruine de lui-même.

Cela donné, l'histoire, la philosophie, tout est soumis par Bossuet aux convenances de la foi certaine et poétique. L'histoire n'est dans son Discours sur l'histoire universelle qu'une divine fissure. Il se plaît à donner les preuves les plus étranges de l'intervention de Dieu aux affaires humaines. Dans l'oraison funèbre d'Henriette de France, la veuve du roi Charles d'Angleterre, il cite cette phrase de Dieu, parlant de Nabuchodonosor : Je veux que ces peuples lui obéissent et qu'ils obéissent encore à son fils, et il donne à entendre que Dieu a voulu prédire que les peuples d'Angleterre obéiraient à Olivier Cromwell et à son fils. Dans l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, il célèbre le grand miracle accompli par Dieu pour sauver l'âme de cette princesse, qui serait demeurée schismatique, si le roi Charles, son père, n'était pas mort sur l'échafaud : Pour la donner à l'Église, il a fallu renverser tout un grand royaume... Si les lois de l'État s'opposent à son salut éternel, Dieu ébranlera tout l'État pour l'affranchir de ses lois. Il remue tout le ciel et la terre pour enfanter ses élus. Il semble que Bossuet, par de pareilles audaces, — car il ne faut certainement pas voir en ces passages de simples beautés oratoires, — ait pris plaisir à braver le sourire des libertins. Quant à la philosophie, il la réprouve toute comme dangereuse : Laissez votre Platon avec sa divine éloquence, laissez votre Aristote avec cette subtilité de raisonnement, laissez votre Sénèque avec ses superbes opinions, dangereux empiriques, qui, pour endormir le mal, ne font qu'envenimer la plaie. Il la méprise comme inutile : Notre excellent maitre — Jésus-Christ — a déterminé toutes choses ; le chrétien n'a rien à chercher.

Bossuet est l'exact représentant d'un siècle qui a cru, en se rattachant à l'antique profane et à l'antique sacré, trouver l'immobile soutien de toutes choses. Il est un prêcheur d'immobilité. Il voit bien que l'esprit continue à remuer, il le voit très clairement. Les conséquences certaines du protestantisme et de la philosophie cartésienne lui sont odieuses. Il déteste tout l'avenir. Il nous a maudits par avance. Aussi nous est-il étranger et lointain. Il n'a rien à nous apprendre, lui qui n'a rien inventé et n'a pas voulu qu'on inventât rien. Bossuet n'est point dans la circulation des esprits. C'est, comme Versailles, un monument colossal, symbole d'une époque, et tout plein d'objets grands et rares, mais inhabitable, et qu'il faut qu'on se déplace pour l'aller visiter.

 

III. — MOLIÈRE ET LA FONTAINE.

L'ANNÉE d'avant que Bossuet arrivât de Metz à Paris, Molière y rentrait, ayant achevé une tournée dans les provinces. Né, en 1622, au quartier des Halles, d'un père moyen bourgeois, tapissier, fournisseur du Roi et son valet de chambre, il fut élève chez les jésuites au collège de Clermont dans la rue Saint-Jacques, puis étudiant en droit. Mais, flâneur de rues, habitué des parades des charlatans, assidu chez toutes les sortes de comédiens, il voulut être comédien, fonda à vingt-deux ans un illustre théâtre, qui croula, tâta de la prison pour dettes, alla courir la province pendant onze ans, de 1647 à 1658. Au retour, il joua pour la première fois devant le Roi. Il commença en 1659 par les Précieuses ridicules la série de ses chefs-d'œuvre. Il mourut, un soir qu'il venait de jouer le Malade imaginaire, en l'année 1673.

La Bruyère disait, sans savoir qu'il dît solennellement une naïveté : Celui qui se jette dans le peuple et dans la province, y fait bientôt, s'il a des yeux, d'étranges découvertes. Il avance par de continuelles expériences dans la connaissance de l'humanité. Molière est né dans le peuple, ou tout près, et s'est jeté dans la province, qu'il a vue à un moment de grands troubles et de misères terribles, les années de la Fronde et celles qui suivirent. Il a connu la Cour et la Ville, la Ville dont il était, la Cour où le Roi l'introduisit et même le guida aimablement. Sa vie fut d'un homme qui gagna son pain par un métier très rude, de qui les succès furent gâtés par la méchanceté des jaloux ou des gens qu'il offensa, mal marié, de vie intime mal conduite et douloureuse et de santé mauvaise. Son esprit était très largement cultivé. Il sut son antiquité, éplucha les fragments de Ménandre, lut Plaute et Térence, la littérature des contes et des farces, italienne et française, Rabelais et les écrivains de tradition gauloise. Cet élève des Jésuites fut aussi le. disciple du philosophe Gassendi, disciple lui-même d'Épicure. Aucun écrivain du XVIIe siècle n'eut une expérience plus large que celle que Molière reçut ou se donna par la vie et par les livres.

Il y a puisé très discrètement. Il a pris, de la province, quelques types grotesques, du peuple, quelques rustres et les braves filles servantes, par lesquelles il exprima le bon sens et la générosité du populaire. La Cour et la Ville lui donnèrent, après les précieuses, les femmes savantes, les cuistres poètes, les cuistres médecins, des marquis ridicules ou charmants, honnêtes gens ou escrocs, des bourgeois qui s'essayent à sortir de leur condition, des amoureux d'âge mûr qui se font jouer par des Agnès, de gentils jeunes amoureux, des chasseurs de dot, de grands originaux comme le Malade imaginaire ou le Misanthrope, de grands vicieux comme l'Avare, ou Tartuffe et Don Juan.

Il a montré les ridicules et les vices dans des actions très simples. Le ridicule ou le vice est le ressort qui fait jouer toute la pièce. L'auteur y met une intrigue, parce qu'il en faut bien mettre une. Le dénouement est n'importe quoi de très banal et même d'enfantin, une lettre inattendue, une bizarre reconnaissance, — et cela est, d'ailleurs, un grand défaut, qui gâte notre plaisir à voir jouer du Molière. Mais l'intrigue n'est pour lui qu'un moyen de mettre en présence des caractères et de les faire s'expliquer. Tout son drame est dans le dialogue. En aucun temps, sur aucune scène, des caractères ne s'expliquèrent si bien. Jamais la conversation de théâtre ne donna une sensation de la vie si exacte, si directe, si claire. Ce n'est pas trop de dire qu'elle est, en plusieurs pièces, délicieuse. La langue de Molière est la vraie langue qui se doit parler derrière la rampe. On y sent, par endroits, la hâte d'un auteur, qui, en treize ans d'une vie tourmentée, écrivit une trentaine de pièces, et dont le tempérament, d'ailleurs, n'était pas de raffiner. Mais elle est riche, abondante, variée, convenable à chaque personne. L'esprit y est partout répandu, non pas le superficiel esprit de mot, mais celui qui jaillit de la profondeur des caractères, et qui amuse en révélant tout un homme.

La morale de Molière est très modeste. On ne trouve point, dans tout son théâtre, un devoir qui commande un renoncement à soi, même un effort qui coûte. Il fait de l'amour une obligation, et il veut que l'amour soit libre. Dans la Princesse d'Élide, il loue, par allusion, Louis XIV, marié depuis un an, de son amour pour mademoiselle de La Vallière. Voilà le Roi devenu, par cette passion, un prince accompli. Il s'étonne, dans Amphitryon, que M. de Montespan, mari de la maîtresse du Roi, se croie déshonoré par le partage de sa femme entre lui et Jupiter Louis XIV. Il ne fait pas de la liberté d'aimer un privilège du Roi. Aucun tour imaginé pour faire réussir l'amour ne lui paraît pendable. Le droit des femmes à se venger, par le moyen que l'on sait, des maris tyrans ou simplement ridicules, est reconnu et proclamé par lui. Il y insiste. C'est que l'amour est une loi de la nature, la grande, l'essentielle loi, et Molière se soumet à la nature, la sachant plus forte que lui. Il prend parti pour elle contre les gêneurs de l'amour, les pères, les tuteurs, les maris, qui prétendent la régenter par des us et coutumes et par des textes de lois, comme aussi contre les médecins qui la veulent réformer par des préceptes et par des recettes, comme encore contre tous ceux, Tartuffes, Femmes savantes, cuistres des lettres, qui l'offensent par des manières, des grimaces et des faussetés. La nature doit être tempérée par la raison, — mais la raison est naturelle aussi, — et par les con, venantes de la société, — mais la société aussi est naturelle, l'homme étant un être sociable. Que l'homme mène une vie raisonnable, sans ridicules, sans méchants vices, Molière ne lui demande pas davantage.

Croire que la nature est bonne, et non pas foncièrement perverse, c'est le contraire de la religion chrétienne. A supposer qu'il ne restât, de tout le' siècle, que le théâtre de Molière, et qu'il fallût chercher la religion de ce temps en ce document unique, on n'y trouverait pas plus de christianisme que dans Plaute ou Térence. Molière n'est pas chrétien. Or, s'il n'est pas chrétien, s'il est un libertin, comme il s'en trouvait un grand nombre au XVIe siècle, et un bon nombre encore, et qui ne se cachaient guère, au temps de la minorité du Roi, il a dû se sentir contenu, resserré, contraint dans l'ère nouvelle qui a commencé en 1661. — Bien que Louis XIV n'ait pas été tout de suite un dévot, on a bien vu à la première heure qu'il n'entendait pas la plaisanterie sur la religion. — Molière a-t-il tout de même essayé de s'avouer libertin ? Sa comédie de Tartuffe est-elle un acte contre la religion, dissimulé dans une pièce contre l'hypocrisie ? Il se peut assurément que, l'hypocrisie étant très répandue, parce qu'elle était fructueuse, Molière, à qui cette grimace était odieuse entre toutes, ait voulu seulement mettre en scène un type d'hypocrite. Mais si la colère contre la fausse dévotion avait été en lui un effet de la vraie, n'aurait-il pas craint d'atteindre celle-ci par contre-coup ? Aurait-il porté sur le théâtre la haire avec la discipline, et les devoirs pieux ? Aurait-il fait du dévot Orgon un tel imbécile ? Enfin n'eût-il pas trouvé, de la vraie dévotion, une autre définition que celle qu'il a donnée, car ce qu'il a défini, c'est la simple honnêteté. La comédie de Tartuffe serait donc, en un siècle très chrétien et catholique, une sorte de manifeste d'un libertin.

La connaissance que nous avons de la vie du poète, de sa large expérience, de ses misères ; la confidence que, peut-être, il fait de ses maux dans quelques vers si tristes d'Alceste ; la sensible amertume du rire de Molière en plus d'un endroit ; le voisinage du drame dans des comédies où les ridicules et les vices des Femmes savantes, du Bourgeois gentilhomme, du Malade imaginaire, de Tartuffe, de l'Avare, en même temps qu'ils corrompent toute une personne, désolent de braves cœurs et menacent de détruire les familles ; l'étrangeté de don Juan, si hardi contre les vivants, contre les morts et contre Dieu ; et, d'autre part, notre sympathie pour le génie de Molière, pour sa personne où l'on sent une générosité, pour sa mort sur son champ de bataille ; surtout, peut-être, notre secret désir de trouver dans cette grande littérature si bien ordonnée et disciplinée une étrangeté et l'audace d'une révolte ; enfin, même ce visage différent des autres, si peu classique, ce nez parisien, cette chemise ouverte de ses portraits, — tout cela réuni porte à imaginer un Molière gêné par des mœurs, gêné par l'Église, gêné par le Roi, et qui n'a pas sorti tout le poète dramatique qui était en lui. Peut-être nous nous trompons, et prêtons à ce riche un supplément qu'il n'aurait pas accepté. A vrai dire, le problème est insoluble. Reste que Molière fut un homme qui garda en une appréciable mesure la liberté de son esprit, un très grand artiste, un écrivain pour l'humanité ; car ses personnages, qui habitent la Cour de Louis XIV et la ville de Paris, sont bien des types d'humanité permanente.

La Fontaine, qui naquit en 1621 à Château-Thierry, d'une famille d'officiers forestiers, et mourut à Paris en 1695, ne s'embarrassa d'aucun devoir public ni privé. Il fut un très mauvais maître des eaux et forêts, un vilain mari, un père odieux qui ne voulut pas connaître son fils. Il dissipa son avoir et vécut agréablement sans domicile. Bohême, mais pas à coucher sous les ponts, très malin sous des airs de distrait et de naïf, il trouva jusqu'à la fin bon souper, bon gîte et le reste. Déréglé en ses mœurs, sans qu'il se donnât la peine de l'hypocrisie, il se tint en dehors ou à rebours de toutes les convenances. Il avait l'esprit libre et vagabond. Il aima les anciens autant que personne en son temps, mais aussi les modernes. Parmi les auteurs préférés, dont il se dit le disciple, il nomme Maitre François, c'est-à-dire Rabelais. Il savait les poètes et les conteurs du XVIe siècle, français ou italiens, les traditions populaires du moyen âge et les fables de l'Inde. Il ne s'enferma pas dans les livres. Il observait très curieusement les hommes et la nature. Entre tous ces objets de son plaisir, il paraissait incapable d'en choisir un pour s'y fixer. Il avait

L'inconstance d'une âme en ses plaisirs légère

Inquiète, et partout hôtesse passagère.

En toutes choses, il répugnait à l'ordre et à la règle. Il admirait au château de Blois les parties anciennes, qui ne font, Dieu merci ! nulle symétrie, et force petites galeries, petits balcons, petits ornements, sans régularité et sans ordre. Il s'extasia, en regardant les Captifs de Michel-Ange, devant un endroit qui n'est qu'ébauché, se demanda si Michel-Ange n'avait pas fait exprès de ne pas finir, et jugea que l'ouvrier tire autant de gloire de ce qui manque aux Captifs que de ce qu'il leur a donné de plus accompli. La régularité dans les visages lui déplaisait comme dans l'architecture. Il trouvait que le nez troussé est un charme, et même un des plus puissante. Enfin il s'est avisé d'admirer, dans un poème, l'innocence des sauvages qui vivent sans lois, sans arts et sans sciences. Il est impossible d'être moins XVIIe siècle, moins Louis XIV, que n'était La Fontaine.

Il s'acclimata pourtant. Son exemple est précieux à l'historien, parce qu'on y mesure la puissance d'un temps sur un homme. Je m'accommoderai, si possible, dit le malin bonhomme, au goût de mon siècle, instruit que je suis par ma propre expérience qu'il n'y a rien de plus nécessaire. Son goût, à lui La Fontaine, aurait été d'écrire des contes. La première œuvre importante qu'il publia — il avait alors quarante-trois ans — ce furent les Nouvelles en vers tirées de l'Arioste et de Boccace. Ces petits poèmes l'amusaient, et il voulait s'amuser ; ils étaient polissons, et il l'était ; ils prêtaient aux petites grâces et manières, qu'il aimait ; ils étaient vieux genre, et il était, par délicatesse, porté à l'archaïsme. Mais, faire des contes, bien que ceux-là eussent été reçus avec applaudissement et que Mme de Sévigné et sa fille, qui n'étaient pas bégueules, s'en fussent délectées, ce n'était pas une profession XVIIe siècle. Il fallait chercher autre chose, avoir égard à la mode nouvelle de la décence, à l'Église, qui n'aimait pas qu'on la scandalisât, et au Roi, qui était très sérieux. Tout, dans la monarchie, s'organisait et se casait. Molière, Boileau, Racine, les trois amis de La Fontaine, avaient chacun sa profession réglée. La Fontaine en choisit une, qui le gênât le moins possible ; il se fit fabuliste. En 1668, parut un premier recueil de Fables dédiées à Monseigneur le Dauphin. Le bohème avait fait élection de domicile. Il découcha plus d'une fois ; en 1673, il redonna une série de contes, plus licencieux que les premiers. Mais, en 1678, parut un nouveau recueil de fables, dédiées à Mme de Montespan. L'applaudissement aux fables fut presque universel ; Mme de Sévigné les trouva divines. La Fontaine fut dès lors un homme de lettres reconnu, et, comme tel, un des ouvriers de la gloire et de l'éternité du Roi. Encore un peu de temps, et il voudra prendre patente. En 1684, il se présentait à l'Académie qui le nomma, de préférence à Boileau, son concurrent. Le Roi, à qui ce vote déplut, ne donna pas tout de suite son approbation ; mais, l'Académie ayant élu Boileau à la vacance d'après, il lui permit de recevoir La Fontaine, en prenant acte de la promesse qu'il avait faite d'être sage. Le vieux poète ne fut pas sage tout de suite, bien que l'abbé de La Chambre, le directeur qui le harangua, le jour de sa réception, l'eût averti que le Roi s'informerait du progrès qu'il ferait dans le chemin de la vertu. Mais, encore quelques années, et, les infirmités survenant, il faudra penser à la mort et à ce qui s'en peut suivre. La Fontaine lira l'Évangile et trouvera que c'est un bon livre  ; oui, ma foi, un très bon livre. Il discutera un peu, les derniers jours venus, avec le vicaire de Saint-Roch, lui contestera l'éternité des peines, puis se soumettra. Et, travaillant toujours, traduisant des hymnes, parmi lesquelles le Dies iræJe mourrais d'ennui, disait-il, si je ne composais pas — il mourra sous le cilice avec une confiance admirable et toute chrétienne. Le siècle avait achevé de vaincre. D'un vagabond, d'un mauvais garçon, d'un Villon ou d'un Marot, il avait fait un académicien et un dévot.

Dans le cadre étroit de la fable, La Fontaine, en se serrant, — quelquefois un peu trop, — a logé tout lui-même.

D'abord, toute sa poésie et tout son art de poète. La fable, oubliée par Boileau dans l'Art poétique, étant un genre libre, il créa sa forme. Il pratiqua la variété du rythme, qui permet de choisir à l'idée poétique l'expression qui lui convient, légère ou grave. La langue du poète est riche comme son rythme, très travaillée, très délicate, mais vivante, et jamais abstraite. La Fontaine ne se prive pas d'employer certains mots de sa connaissance, qui convenaient au lieu où il les plaçait. Il a mêlé dans sa poésie, avec un art délicieux, la grâce attique, la précision et la grandeur latines, la grâce et la malice de chez nous. Si l'on veut savoir comment notre génie put au XVIIe siècle s'inspirer des modèles antiques en gardant de la liberté, c'est à La Fontaine, plus qu'à tout autre, qu'il faut le demander.

Il a dit dans la fable ce qu'il savait et sentait de la nature et de l'homme. Il admirait toute la nature, le Caucase et le roseau, le lion et le moucheron, les étoiles et le brin d'herbe, les lignes des paysages, les jeux de la lumière, les instincts des bêtes. De même, il connaissait, pour l'avoir tout aussi bien regardé, l'homme en toutes ses variétés. La ressemblance des instincts professionnels humains avec les instincts professionnels animaux l'amusait et lui donnait à penser. Confondre dans un même cadre la nature, la bête, l'homme, les faire vivre ensemble, jouer le drame dans un joli paysage discret, employer l'animal à donner des leçons aux hommes, fut la manière, que choisit La Fontaine, d'être fabuliste.

Par lui, qui a décrit toute la société de son temps, le Roi, le seigneur, le prêtre, le moine, le juge, le financier, le pauvre homme, les ridicules, les vices, les méchancetés, tout le train du monde, nous savons, comme par Molière, par La Bruyère, et d'autres encore, que tous les hommes de ce XVIIe siècle conservateur et admirateur n'étaient point dupes, au fond, de leur admiration. Par lui, nous voyons aussi qu'ils demeuraient conservateurs. Personne alors ne croyait que les choses pussent être autrement, qu'elles n'étaient. La Fontaine a certainement une sympathie pour les pauvres gens ; il a dit en termes touchants et précis les misères des paysans. Mais la doléance que le pauvre bûcheron présente à la Mort, et qui est si dolente, nous émeut davantage qu'elle ne l'émouvait.

Le bonhomme était un penseur, curieux des grands problèmes. Mais le mystère des choses est impénétrable ; Dieu n'a pas

.... imprimé sur le front des étoiles

Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles.

Et La Fontaine accepte le mystère. Il pense que Dieu fait bien ce qu'il fait. Il croit à une bonté de la nature, il croit à la liberté pour l'homme de composer sa destinée. Il aime la vie et il se résigne à la mort, en souhaitant qu'elle soit la fin d'un beau jour. Sous un voile léger de pessimisme, transparaît une gaieté, qu'il a définie non pas ce qui excite le rire, mais un certain charme, un air agréable qu'on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux. Il a dit encore, en parlant de sa Psyché : J'ai mis malgré moi de la gaieté parmi les endroits les plus sérieux de cette histoire ; je ne vous assure pas que je n'en mêle aussi parmi les plus tristes. C'est un défaut dont je ne saurais me corriger, quelque peine que j'y apporte. C'est un défaut dont nous ne nous corrigeons guère en France.

Molière, La Fontaine sont des gens de chez nous, gens de France et gens de Gaule. Aussi tous les deux sont-ils demeurés populaires. Ils n'ont rien ajouté à l'ordinaire de l'humanité ; leur idéal ne monte pas haut. Ils ont du bon sens, de la clarté, de la finesse, de la malice, du sérieux, quelque bonté, l'art de très bien dire, et la vertu de sincérité.

 

IV. — RACINE ET BOILEAU.

IL faut répéter que Racine et Boileau sont les plus jeunes des grands classiques. Avant eux, les ouvriers du classicisme ont fait leur œuvre. Au moment où commence le gouvernement du Roi par le Roi, l'Académie française est fondée depuis vingt-six ans ; il y a 24 ans que le Discours sur la méthode a paru, 25 ans que le Cid a été représenté. Les Remarques de Vaugelas sur la langue française, les Lettres de Balzac sont dans toutes les mains. Boileau et Racine ont lu les Provinciales comme elles sortaient des presses clandestines. Ils étaient petits enfants, lors de la Fronde. Or, dit un contemporain, les jeunes gens, qui n'ont eu connaissance que du temps où le Roi établit son autorité prendraient le temps de jadis pour un rêve. Racine et Boileau n'ont pas eu affaire à ce temps de jadis.

Racine naquit en 1639 à la Ferté-Milon en Champagne, d'une famille d'officiers de gabelle. Il fut élevé au collège de Beauvais, qui était d'esprit janséniste, puis à l'école de Port-Royal dans le voisinage du monastère, où sa tante, Agnès Racine, était religieuse. Il apprit la religion de Port-Royal, et l'antiquité, la grecque aussi bien que la latine, car les maîtres de Port-Royal conduisaient leurs élèves jusqu'au fond de la Grèce par des routes qui n'étaient nullement connues. Il étudia les textes en élève modèle, traduisant de près, et il les aima en artiste : Les tragédies de Sophocle et d'Euripide l'enchantèrent à bel point qu'il passait les journées à les lire et à les apprendre par cœur dans les bois qui sont autour du monastère de Port-Royal. Ainsi fut élevé Racine, que devaient se disputer l'amour des lettres et l'amour de Dieu. Il ne préféra pas Dieu pour commencer. L'amour des lettres et de la gloire qu'elles donnent fut en lui une passion inquiète. Il disait à vingt ans : Mon nom fait tort à tout ce que je fais. Il écrivit d'abord, très mal, de petites poésies d'écolier fort en mythologie, et deux tragédies ennuyeuses à mourir, la Thébaïde et l'Alexandre. Mais il continua de s'instruire par l'étude des anciens, et dans la compagnie de La Fontaine, de Boileau, de Molière. Boileau le tira hors du cortège des petits poètes qui mangeaient dans la main de Chapelain. Molière lui enseigna, par le succès de ses premiers chefs-d'œuvre, le secret de l'art dramatique, qui est de suivre la nature et la raison. En même temps, Racine apprit l'amour. Entre la tragédie d'Alexandre et celle d'Andromaque, il aima Mlle du Parc, à laquelle il donna le rôle d'Hermione. Lorsqu'elle mourut en couches, il parut, au convoi funèbre, à demi trépassé. Mlle Champmeslé prit la suite du rôle et de l'amour. Racine écrivit pour elle le rôle de Phèdre. Il aima sensuellement en la chair vive des actrices les créatures de son génie.

Andromaque fut jouée en 1667 ; puis, après la comédie des Plaideurs, vinrent Britannicus, Bérénice, Bajazet, Mithridate, Iphigénie, Phèdre, la dernière en 1677. Et Racine connut la gloire. Mais elle lui fut empoisonnée par les jalousies et par les critiques. La moindre critique, a-t-il dit, quoique mauvaise qu'elle ait été, m'a toujours causé plus de chagrins que toutes les louanges ne m'ont fait de plaisir. Il souffrit cruellement lorsque sa Phèdre, qu'il adorait, reçut l'insulte d'une cabale éclatante. Alors l'amour de Dieu commença de rentrer dans son âme. Il revit la tante Agnès, qui l'avait presque maudit, et Nicole, qui l'avait traité d'empoisonneur public, et auquel il avait répliqué très méchamment, car il n'était pas bon tous les jours. Il fut conduit par Boileau chez Arnauld. Bien qu'il se trouvât nombreuse compagnie chez le grand janséniste, le coupable, entrant avec l'humilité et la confusion peintes sur le visage, se jeta à ses pieds ; M. Arnauld s'agenouilla aussi et tous deux s'embrassèrent. On dit qu'à ce moment Racine voulut se faire chartreux, mais que son confesseur lui persuada de plutôt épouser une personne de piété. Il trouva une personne pieuse, en effet, et ignorante au point de ne pas savoir les noms des tragédies de son mari, et de s'étonner qu'il y eût des rimes de deux sexes, mais qui fut bonne épouse, apaisante, et bonne mère des sept enfants qu'elle mit au monde.

Racine reçut de grands honneurs. Il entra en 1672 à l'Académie. Le Roi le nomma en 1677, avec Boileau, pour écrire son histoire ; plus tard, il le fit gentilhomme de la Chambre. Il l'aimait beaucoup, lui trouvait bien de l'esprit, voulait le voir souvent, l'entendre parler, l'entendre lire. Il le mena plusieurs fois dans ses guerres. Racine plaisait à la Cour ; il n'y avait rien du poète dans son commerce, et tout de l'honnête homme et de l'homme modeste. Chez lui, dans un logis élégamment paré, il recevait des amis, dont le meilleur était Boileau. L'amitié de ces deux hommes est la plus noble des amitiés littéraires, et leur correspondance un livre exquis par son charme grave. Mais la grande occupation du poète converti était la religion. Le matin, le soir, aux repas, il disait la prière commune. Si les enfants jouaient à la procession, il se mettait de la partie, chantant et portant la croix. Il était le pasteur domestique. Dans cette tranquillité, le souvenir de sa gloire lui était pénible. Il défendait à son fils Jean-Baptiste de faire des vers et même d'aller au théâtre, parce que ce serait se déshonorer devant Dieu, Mais, un jour, Mme de Maintenon lui demanda des tragédies pour les faire jouer par les jeunes filles qu'elle élevait dans la maison de Saint-Cyr. Elle lui proposa des sujets tirés de l'Écriture. Le poète tragique et le chrétien réconciliés donnèrent Esther et la merveille d'Athalie.

Cependant, le combat avait recommencé, de l'Église, des jésuites et du Roi, contre les jansénistes. Racine s'honora en ne cachant point sa sympathie pour Port-Royal menacé. Tous les ans, il menait sa famille au monastère. Il a écrit un Abrégé de l'histoire de Port-Royal, qui est une des œuvres exquises de la prose française, par sa simplicité, par son atticisme. Le Roi, qui n'aimait point que n'importe quel sentiment de n'importe qui différât d'un seul des siens, laissa voir qu'il n'aimait plus tant son poète. Racine en fut très malheureux. Peut-être est-il vrai qu'il pria Mme de Maintenon de remettre au Roi un mémoire sur la misère du peuple, et cette indiscrétion acheva-t-elle de fâcher Louis XIV. Racine mourut en 1699, d'une belle mort chrétienne. Il fut enterré, comme il l'avait désiré, à Port-Royal, au pied d'un de ses maîtres, M. Hamon. Sans doute, il pensa qu'on ne devait nulle part reposer mieux que dans la chère solitude. Il se trompait. Ses restes furent déterrés du cimetière profané en 1711 par ordre du Roi. Ils sont aujourd'hui cachés au pied d'un pilier de l'église Saint-Étienne du Mont.

Ce qui sans doute explique les remords et la conversion de Racine, c'est la prédilection qu'il eut, parmi les passions, pour l'amour, et, parmi les personnes tragiques, pour les femmes. Excepté dans les deux tragédies sacrées, l'amour conduit le drame. D'autres sentiments escortent la passion maîtresse ; mais c'est un cortège discret et qui s'efface. Dans Mithridate, la grandeur de Rome et celle de son ennemi, sitôt entrevues, disparaissent dans le conflit de trois amours, celui du vieux héros et ceux de ses deux fils pour la même Monime. Et c'est grand dommage. La tragédie racinienne est sursaturée d'amour. Et l'amour, presque toujours, y est plus fort que tout. Racine a peint l'homme comme il est, misérable et vaincu par la passion. Il étale les défaites de la volonté, que Corneille voulait victorieuse.

La tragédie de Racine est le modèle de notre tragédie classique. Le sujet exposé, elle va au dénouement vite, et pourtant sans hâte. On dirait qu'une fatalité marche. Elle n'a point d'épisodes ; elle emploie le moins d'accessoires possible, le moins de personnages aussi, afin que plus clairement se révèle le drame des passions. La langue est éloquente  ; les personnages sont des orateurs, qui échangent des discours, trop de discours et trop bien faits. Si elle frise la prose, c'est de moins près qu'on ne l'a dit  ; le ton est presque toujours solennel. Mais la solennité est tempérée par une harmonie continue, qui est le propre de Racine. Cette harmonie dissimule plus d'un vers très médiocre, et ces endroits froids et embarrassés qui fâchaient Mme de Sévigné, mais aussi des beautés, la délicatesse de l'expression et sa hardiesse. Elle bercé l'auditeur d'une sonorité très douce ; la rime elle-même évite de faire du bruit. Mais, par moments, un trait tragique très bref s'échappe ; l'éclair d'un vers découvre un paysage immense ; un couplet montre la Grèce assemblée, Troie en ruine, la grandeur de Rome.

La perfection même de Racine et sa discrétion l'exposent à n'être pas pleinement senti par les foules. La vêture antique de sa tragédie a paru étrange, après que fut abandonnée l'habitude de transposer l'art en des formes du passé. Il nous est presque impossible, il est vrai, de nous figurer cette tragédie hors de ses cadres solennels. Elle y perdrait la tristesse majestueuse qui est une de ses beautés. Mais cette beauté et le charme qu'on éprouve à l'évocation des lieux et des choses antiques sont achetés cher. La tragédie classique ressemble moins à son modèle hellénique qu'une fleur artificielle à une fleur de la nature. Elle sent le faux. Dans ce cadre ancien, des personnages se meuvent et parlent, dont la parole et le geste sont du Louvre, de Saint-Germain ou de Versailles. Le désaccord entre leurs façons et ces noms lointains qu'ils portent fait de laides taches au drame racinien, et, par endroits, la gâtent de ridicule. Ces divinités, qui font à la cantonade des choses terribles, n'apparaissent plus, ayant beaucoup vieilli à la traversée des âges, que comme des êtres vagues et flous. La tragédie de Racine porte la marque trop visible d'un certain temps où régnait une certaine mode. Le jour viendra, peut-être est-il venu, où elle n'intéressera plus que les délicats. Cette élite y goûtera toujours de belles joies. Mais, si elle fait à Racine un mérite d'être incompris du vulgaire et de l'étranger, elle aura tort. Le devoir et le mérite du théâtre est d'être populaire et compris de tout le monde.

Boileau, qui vécut de 1636 à 1711, est, comme Molière, un Parisien de Paris, mais né en un lieu plus grave, le Palais de Justice, et d'une famille plus relevée, dont l'histoire remontait jusqu'à un notaire et secrétaire du Roi, anobli en 1371. Son père, greffier de la Grand'Chambre du Parlement, le destinait à l'Église. L'enfant fut tonsuré et mis à la théologie au sortir du collège, mais il ne se plut pas à cette étude, n'y ayant pas l'esprit prédisposé. A défaut de la théologie, qui menait aux bénéfices, la famille voulut qu'il étudiât le droit, qui menait aux offices ; mais, à la mort de son père, en 1657, Boileau suivit sa vocation, qui était d'être homme de lettres, poète et critique. Il devint l'ami et le compagnon de Molière, de La Fontaine et de Racine, composa des Satires, dont il publia un premier recueil en 1666, puis des Épîtres, et l'Art poétique, qui fut imprimé en 1674, année où parurent aussi le premier recueil des Épîtres et les premiers chants du poème comique Le Lutrin. Introduit auprès du Roi par Mme de Montespan, il fut très bien accueilli par lui, pensionné, nommé historiographe. Il renonça au métier de poésie, mais pas tout à fait. Il écrivit encore des épîtres et des satires, et continua jusqu'au dernier jour le combat pour les bonnes lettres.

Le malheur de Boileau est d'être un poète scolaire, que les écoliers ne peuvent ni bien comprendre ni aimer, parce qu'il se fâche contre des gens qu'ils ne connaissent pas, les Chapelain, les Scarron, les Saint-Amant , les Cotin, etc., et parce qu'une poésie de préceptes n'est pas pour séduire la jeunesse. Ses sentences, devenues des proverbes, semblent avoir toujours été banales. Il a ouvert, à force d'énergie et de patience, des portes résistantes, et il semble aujourd'hui enfoncer des portes ouvertes. Pour être juste envers lui, il faut se souvenir qu'au temps où commencèrent à circuler les premières satires, vers 1660, pullulaient des romanciers et des écrivains tragiques ou épiques aux sentiments héroïques ou doucereux ; des raffineurs de style ; des chercheurs de grand fin, de de fin du fin, ou de riens galants, amants d'Iris pour lesquelles ils mouraient par métaphore, importateurs des faux brillants d'Espagne ou d'Italie. Molière s'était annoncé par les Précieuses ridicules. Mais La Fontaine en était encore à des mièvreries. Racine faisait et refaisait de jolis petits sonnets, comme celui dont il a dit : J'en ai changé la pointe, ce qui est le plus considérable en ces ouvrages. Il écrivait des vers comme celui-ci, parlant de l'Aurore :

Et toi, fille du jour, qui nais avant ton père...

Or, le bourgeois de Paris Boileau avait l'œil réaliste. Il voyait les choses comme elles étaient, il les rendait comme il les voyait. Il a écrit dans le Lutrin, dans les Embarras de Paris, dans des satires, des morceaux de pittoresque vrai. Il aimait chaudement le vrai. Il le trouvait chez les Français Malherbe, Corneille, Pascal et Descartes, et — par delà notre Renaissance, qu'il ne voyait guère, et notre moyen âge, qu'il ne voyait pas du tout — chez Virgile, chez Horace et chez Homère. Il croyait donc, comme article de foi, qu'il y a un vrai, et qu'il n'y en a qu'un, pour tous les temps et pour tous les pays. Et, tandis que la laideur de ses contemporains prolixes et grimaciers l'exaspérait, il admirait chez les écrivains du vrai la beauté. Le beau et le vrai n'étaient donc qu'une même chose. Or, le vrai, c'est le naturel : La nature est vraie. Elle est donc la source de toute beauté. Et il n'est pas difficile de reconnaître la nature, car, tout d'abord, on la sent. Elle a une évidence, que découvre cette raison humaine qu'on appelle le bon sens. Nature, vérité, beauté, raison, ces quatre termes inséparables, c'est toute la doctrine de Boileau. Ce n'est point une doctrine a priori, obtenue par la méditation d'un esprit métaphysique. L'esthétique de Boileau est toute expérimentale, établie sur l'observation des faits, sur l'identité constatée du beau en tout temps et en tous pays, sur le consentement universel à le reconnaître, comme le prouve la gloire d'Homère, de Sophocle, d'Horace et de Virgile. De même, c'est l'expérience — celle des anciens — qui a découvert les règles de l'art, qui en a distingué les genres, et, de chacun d'eux, a marqué les convenances particulières. Elle a donné aux beaux-arts la mesure qu'il faut garder dans l'imitation de la nature. Elle démontre qu'il y faut choisir non le particulier et l'accidentel, mais ce qu'il y a de commun à tous les hommes, c'est-à-dire l'universel.

Boileau arriva de très bonne heure à des idées claires et certaines, comme en cherchaient les hommes de ce temps, Descartes, Pascal ou Colbert. Il avait, tout jeune, la certitude de l'esprit, condition première de l'autorité. Il avait justement aussi le tempérament d'un homme d'autorité. Et il était pugnace, chercheur de coups à donner. Ce qu'il n'aimait pas, il le détestait, et ne pouvait s'en taire. C'est pourquoi il fut un critique et un législateur. Il a fondé la critique littéraire en France ; ou, du moins le premier, il s'est fait le conseiller du public dans le jugement des écrits. Il a entrepris, pour de pures raisons de goût, de démolir ou d'élever des réputations littéraires. Il a frappé de coups répétés, très durs, les mauvais écrivains à la mode. Pour Molière, La Fontaine et Racine eux-mêmes, il a été le censeur. Le cénacle des quatre amis se tenait au cabaret ou chez Boileau. On en avait banni, nous apprend La Fontaine, les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. On y adorait les ouvrages des anciens ; on y lisait ceux des modernes à qui la louange était due, et les quatre se donnaient des avis sincères lorsque quelqu'un d'eux tombait dans la maladie du siècle, et faisait un livre... Le meilleur des donneurs d'avis dans le cénacle fut certainement Boileau. Et les glorieux amis qu'il conseillait, il les défendait devant le public. Il fut un admirable ami pour Racine et pour Molière. En ceci est le meilleur de Boileau et sa gloire, que l'on ne peut guère se représenter le XVIIe siècle d'après 1660, s'il en est retiré.

Son œuvre vaut moins que sa personne. Il n'a point de sensibilité, presque pas d'imagination, nulle grâce. Il n'a pas l'abondance ; son souffle est court ; dans toutes les pièces un peu longues, on sent l'arrêt pour reprendre haleine. Il est un très bon artiste en vers ; il a l'art de frapper le proverbe. Mais l'implacable régularité de l'alexandrin, coupé en deux, produit cet effet que l'on croit entendre battre la mesure. Le lecteur de l'Art poétique est agacé par un tic-tac de métronome.

La doctrine du législateur du Parnasse, si vraie qu'elle fût, était pleine de périls. — Le précepte, juste en soi, qu'il ne faut pas tout imiter de la nature, et que l'art, dont l'objet est de donner du plaisir, doit être agréable, devient dangereux si le législateur a sur l'agrément des idées étroites et froides ; si l'interdiction de présenter jamais de basse circonstance conduit à trahir la vérité même ; si le goût du temps, sa politesse et sa magnificence, élargissent par trop le domaine de la bassesse, comme il est arrivé —. L'étude, tant recommandée, de la nature sera incomplète de moitié si le législateur, uniquement intéressé par l'observation morale, entend par nature la nature intérieure et, qu'il dédaigne l'autre, c'est-à-dire le regard sur la vie de la terre et du ciel, dont la nôtre fait partie. — Reconnaître pour vrai seulement ce qui est universel, c'est interdire la parole à l'individu qui veut révéler son âme personnelle comme il en a le droit assurément.

L'admiration de l'antiquité classique pouvait conduire à des enfantillages. Lorsque Boileau écrit sur tel ou tel sujet parce qu'Horace le traita ou Juvénal, et qu'il se moque, d'après le premier, ou s'indigne, d'après le second, il fait des devoirs d'écolier, que, d'ailleurs, il ne réussit pas toujours. La plupart des écrivains du XVIIe siècle firent plusieurs devoirs de cette sorte. Ils y perdirent du temps et quelque peu de la liberté de leur esprit. Qu'ils aient pris leur bien où ils le trouvaient, si l'on ne peut le leur reprocher, on ne doit pas leur en faire une gloire. Le mieux est de prendre son bien en soi-même. Ils auraient trouvé d'autres héros et des sujets intacts dans notre moyen âge, où nos pères, entre les temps de l'ordre romain et de l'ordre monarchique, vécurent de tant de passions, guerroyèrent pour leurs donjons ou leurs beffrois, pour le Roi ou contre lui, pour l'Église ou contre elle, pour Dieu  ; où la France commença d'être assemblée en une personne par la royauté, que sanctifia saint Louis et pour laquelle mourut Jeanne d'Arc. C'est une infirmité de nos lettres classiques de n'avoir pas, comme celles de l'Angleterre, de l'Allemagne, de l'Espagne ou de l'Italie, de ces drames ou de ces poèmes qui, pris dans la vie d'un peuple, vivent dans sa mémoire et dans sa conscience.

Si encore elles s'étaient également inspirées des deux antiquités, de l'antiquité sacrée autant que de la profane. L'antiquité sacrée, qui n'était pas, qui n'est pas morte, s'offrait comme une source d'émotions nouvelles. Corneille et Racine y puisèrent  ; ils donnèrent les drames de Polyeucte, de Phèdre et d'Athalie, et ce sont les plus beaux de notre ancien théâtre. Mais Polyeucte demeura isolé  ; Phèdre est une tragédie janséniste, terminée par une intervention inintelligente de Neptune ; Athalie, née d'une heureuse fantaisie de Mme de Maintenon, fut jouée en cachette par les demoiselles de Saint-Cyr. Et Boileau interdit le Parnasse au poème sacré ! Peut-être n'en sentait-il pas la beauté, il était religieux tout juste, et se convertit très tard. Mais peut-être aussi considérait-il comme intruses dans l'art les émotions chrétiennes que ses maîtres d'Athènes et. de Rome n'avaient pas connues. Toujours est-il qu'au temps où Milton chanta le Paradis perdu, où Pascal et Bossuet regardèrent mourir le Christ en croix, où des femmes espérèrent le martyre, Boileau a exclu la religion de la poésie par une sentence en mauvais vers.

Au reste, nos lettres classiques ne faisaient que continuer à suivre les destinées de la France. La France avait tout oublié de son passé, qui ne survécut que dans l'obscure mémoire populaire. Les classes dirigeantes, comme nous disons aujourd'hui, s'expatriaient, par l'éducation. Le Roi ne savait à peu près rien de ses origines. On a remarqué que Louis XIV n'invoque presque jamais l'autorité de ses prédécesseurs. Monarchie de Louis XIV, philosophie cartésienne, esthétique classique furent ensemble des révolutionnaires. Il n'est pas de propos plus révolutionnaire que celui que tint Boileau pour justifier sa répugnance à étudier le droit : La raison que l'on cultive dans cette étude, disait-il, n'est pas la raison humaine et celle qu'on appelle le bon sens, mais une raison particulière, fondée sur une multitude de lois, qui se contredisent les unes les autres. Cette raison est bien celle à qui la Révolution dressera des autels.

 

 

 



[1] SOURCES. Ont été éditées dans la Collection des Grands Écrivains de la France (Paris, Hachette) : les Œuvres de LA ROCHEFOUCAULD, 3 vol., 1868-1881, par Gilbert et Gourdault ; du CARDINAL DE RETZ, 10 vol., 1870-1896, par Feillet et Chantelauze ; de MADAME DE SÉVIGNÉ, 14 vol., 1862-1866, par Monmerqué ; de MOLIÈRE, 13 vol., 1873-1890, par Dubois et Mesnard ; de LA FONTAINE, 11 vol., 1884-1892, par Régnier ; de RACINE, 8 vol., 1865-1873, par Mesnard. — Les Œuvres complètes de BOSSUET ont été éditées à Versailles, imprimerie Lebel, 43 vol., 1815-1819, et par Lachat, 31 vol., Paris, 1862 ; ses Œuvres oratoires, par Lebarq, 6 vol., 1890-1896.

OUVRAGES. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV. Nisard, Histoire de la Littérature française, Paris, 1875, 4 vol. Petit de Julleville, Histoire de la Langue et de la Littérature française, Paris, 1890-1900, 9 vol. Brunetière, Manuel de l'histoire de la Littérature française, 2e édit., Paris, 1899. Lanson, Histoire de la Littérature française, 9e édit., Paris, 1905. Faguet, Le XVIIe Siècle, 28e édit., Paris, 1903. De nombreuses études dans Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 6e édit., Paris, 16 vol. (avec table analytique par Pierrot) ; Premiers lundis, Nouveaux lundis, Portraits contemporains (tables alphabétique et analytique par V. Giraud). Lemaitre, Impressions de théâtre, le édit., Paris, 1901, 10 vol. Dans la série Les Grands Écrivains français (Paris, Hachette) ont paru des monographies sur : LA ROCHEFOUCAULD, par Bourdeau, 1887 ; MADAME DE SÉVIGNÉ, par Boissier, 1889  ; BOSSUET, par Rébelliau, 1900 ; LA FONTAINE, par Lafenestre, 1895 ; RACINE, par Larroumet, 1898 ; BOILEAU, par Lanson, 1892.

Pour la bibliographie détaillée des sources, ouvrages, opuscules, articles, voir le Manuel plus haut cité de Brunetière ; l'Histoire de la Langue et de la Littérature, de Petit de Julleville ; les monographies de la série des Grands Écrivains français. La bibliographie courante est donnée dans la Revue d'histoire littéraire de la France.

[2] Pour l'édification des chrétiens, il a prononcé des sermons, des panégyriques, des oraisons funèbres, écrit les Élévations sur les mystères, les Méditations sur l'Évangile, des Lettres de direction. Pour l'éducation du Dauphin, dont il fut le précepteur, il a composé le Discours sur l'histoire universelle, la Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, l'Abrégé de l'histoire de France. Dans le débat de la question gallicane, il a prononcé le Sermon sur l'unité de l'Église, écrit des traités en latin, comme la Defensio declarationis cleri gallicani. Aux protestants sont adressés l'Exposition de la doctrine catholique en matière de controverse, la Conférence avec M. Claude, l'Histoire des variations des Églises protestantes, les Avertissements aux protestants ; eux quiétistes, l'Instruction sur les états d'oraison, la Relation du quiétiste, et plusieurs écrits sur les Maximes des Saints ; à l'exégète Richard Simon, les instructions sur la version du Nouveau-Testament imprimé à Trévoux et la Défense de la tradition et des Saints-Pères. (On trouvera au volume suivant le querelle de Bossuet et de Richard Simon, au chapitre Les Sciences, la Philosophie, l'Érudition, la Théologie). A cette liste énorme, il faut ajouter des opuscules dont plusieurs sont considérables et une correspondance abondante. Les œuvres de Bossuet forment 43 volumes in-8°, dans l'édition de Versailles, de l'imprimerie Lebel.