HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE V. — LE GOUVERNEMENT DE LA SOCIÉTÉ.

CHAPITRE II. — L'ORDRE DES OFFICIERS[1].

 

 

I. — COMPOSITION DE L'ORDRE.

POUR nous représenter l'importance de la classe officière dans la nation, imaginons que les magistrats de toutes nos juridictions, — justices de paix, tribunaux, cours d'appel, Cour de Cassation ; — que les conseillers de la Cour des Comptes, les trésoriers généraux, les receveurs et les percepteurs ; que les officiers de la gendarmerie et de la police aient acheté leurs charges, comme l'achètent encore les notaires, les avoués, les greffiers et les huissiers ; qu'enfin la Plupart de ces fonctions soient héréditaires : c'était l'état de l'ancienne France. Ensemble, les propriétaires d'offices jugeaient et administraient le royaume.

En province, les officiers de judicature et de finance étaient dans les villes la société distinguée. Dans les villes capitales, les cours formaient une aristocratie. Les familles de la judicature et de la finance s'alliaient entre elles ou avec la noblesse. A Paris, on était, de cour à autre — Parlement, Cour des Aides, Chambre des Comptes, Grand Conseil, — voisin, compagnon, cousin. Le Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormesson montre à chaque page des gens occupés à acheter une charge[2], à vendre une charge pour en acheter une meilleure après résignation de la première en faveur de quelqu'un de la famille s'il a été possible, à emprunter de l'argent ou à en prêter pour l'achat d'une charge, à marier une fille à un héritier de charge, un fils à une demoiselle dont le père est en charge[3].

Les plus élevés en dignité dans la classe des officiers étaient pourvus de la noblesse héréditaire. C'était la noblesse de robe, que détestait et qui détestait la noblesse d'épée. Je ne sais d'où la robe et l'épée, disait La Bruyère, ont puisé de quoi se mépriser réciproquement.

La robe avait de quoi se consoler du mépris de l'épée. Comme elle sortait presque tout entière de la finance, elle était riche[4]. Beaucoup de hauts magistrats possédaient hôtels, écuries et carrosses. La plupart des terres des environs de Paris, — Ormesson, Champlâtreux, Maisons, Saint-Gratien, Basville, etc., — appartenaient à des parlementaires à qui elles donnaient leurs noms. En Normandie, les plus grands propriétaires étaient, avec les ecclésiastiques, les parlementaires de Rouen. En Poitou, en Angoumois, en Languedoc, presque tous les officiers de justice étaient grands propriétaires fonciers ; ils achetaient les droits honorifiques et utiles et les terres vendues par la noblesse d'épée. De même dans le pays de Lyon. Quand Mademoiselle, visitant en 1658 sa principauté de Dombes, tint sa cour à Trévoux cette cour, dit-elle, fut grosse des officiers du parlement et de quelque noblesse, parce que les plus belles terres du pays sont possédées par les officiers du Parlement et du présidial de Lyon.

La noblesse de robe était fière de sa fonction.

Commis par le Roi, dit un Premier Président de parlement, et assis en son lieu pour exercer sa principale fonction, qui est de rendre la justice, nous portons ses robes, ses manteaux et ses mortiers, habillements et couronnes des anciens rois... Ceux qui prononcent les arrêts sont assis sous l'image de Dieu... Le Premier Président, en province, recevait les honneurs royaux. Le jour de son entrée solennelle dans la ville, il passait sous les arcs de triomphe. A Aix, les magistrats se rendaient au Palais escortés de leurs clients, desquels il y avait quelquefois cinq ou six cents. A Paris, le Premier Président était un grand personnage d'État.

Les petits officiers étaient protégés par les grands. Obtenir qu'un officier subalterne fût puni par ses supérieurs était chose presque impossible. Les exemples d'impunité scandaleuse d'huissiers et de sergents abondent. Il y avait beaucoup de degrés dans la robe, et la distance était longue, d'un sergent ou d'un huissier de basse juridiction, à un conseiller de parlement, mais pas plus grande que d'un hobereau à un duc et pair, ou d'un desservant de paroisse à un archevêque. Petite, moyenne ou longue, la robe recouvrait et mettait à part une gens togata, qui était bien plus près que la noblesse de composer un ordre.

 

II. — TENTATIVES CONTRE L'ORDRE DES OFFICIERS.

COLBERT aurait, voulu détruire cet ordre. Il le haïssait, pour tous les méfaits qu'il lui attribuait.

En 1665, après avoir remboursé un grand nombre d'offices de finances, il proposait au Roi d'en finir tout d'une fois avec le régime des offices de justice. L'occasion s'offrait favorable, disait-il : le Roi était craint, aimé, obéi, plus qu'aucun roi ne le fut jamais. A la vérité, quarante mille familles tomberaient de tout à rien, mais il est certain que les grands coups sont aussitôt exécutés en France que les petits, et qu'incontinent après, on n'y pense plus. Et il valait la peine de frapper ce grand coup :

Toute la considération et le crédit des gens de robe seront incontinent renversés. La réformation de la justice se fera avec beaucoup plus de facilité. Les marchands seront bien plus considérés dans le royaume qui en retirera de grands avantages. La plus grande partie de l'argent du royaume qui s'employait à ce commerce se rejettera avec le temps dans le véritable commerce utile à l'État. Enfin le Roi aura la gloire d'ôter cette fâcheuse vénalité des charges que les étrangers et les Français ont toujours comptée comme un des plus grands maux de l'État.

Seulement, il fallait faire vite : Dès lors que l'on remet, on peut tenir pour certain que les guerres et autres accidents empêcheront l'exécution. Colbert prétendait-il que les propriétaires d'offices fussent purement et simplement dépossédés ? II semble bien qu'il serait allé, et Pussort avec lui, jusqu'à cet acte de révolution. Mais le Roi n'était pas capable d'une si injuste violence. Pour supprimer les offices, il aurait donc fallu les racheter. Et Colbert disait que, mise ensemble, la valeur en égalait peut-être celle de toutes les terres du royaume. Afin de rendre l'opération du rachat moins onéreuse, il la prépara de longue main.

En décembre 1663, un édit fixa le prix des offices et l'âge d'entrée dans la magistrature. Les considérants en sont curieux. Le Roi y explique qu'il aurait bien voulu dès à présent réduire le grand nombre des officiers. Je sais, dit-il, que cela serait du bien de notre justice et de celui de nos sujets. Mais, considérant que le principal du bien des officiers consiste souvent dans le prix des offices dont ils sont pourvus, il a préféré pour cette fois l'intérêt particulier à celui du public, et consenti à continuer quelques années le droit annuel. Mais les offices sont montés à des prix qui n'ont pas de bornes, et des personnes que leur mérite y appellerait en sont exclues par ces prix mêmes. D'autre part, il est nécessaire que l'âge, l'expérience, la capacité des magistrats, puissent répondre dans le public au poids et à la grandeur de leurs dignités. En conséquence, les offices sont estimés : celui de président à mortier, 350.000 livres ; celui de maître des requêtes, 150.000 ; celui de conseiller, 100.000, etc. Il faudra quarante ans pour être président, vingt-sept pour être conseiller, trente pour être avocat général ou procureur général.

Abaisser les prix, c'était diminuer le bien de ceux qui avaient acheté au-dessus du tarif et préparer l'abolition de la vénalité, puisque le Roi pourrait plus aisément rembourser les charges. Reculer l'âge d'entrée, c'était rendre plus difficile la transmission de père à fils. Les intéressés s'affligèrent : Je prie Dieu, écrit d'Ormesson, qu'il tourne cet état de malheur pour sa gloire ; je suis fort soumis à sa sainte volonté. Mais les officiers s'accommodèrent de la taxation par l'artifice des pots de vin. D'Ormesson lui-même vendit une charge 150.000 livres et se fit donner un pot de vin de 84.000. Il fut alors question d'un règlement pour empêcher les pots de vin. On parla aussi d'un nouvel abaissement du prix des charges. Les parlementaires se demandaient s'ils n'avaient rien de pire à redouter pour le moment du renouvellement du droit annuel, qui devait se faire en 1669. Cette année-là, on apprit en effet qu'une Déclaration avait passé au sceau, interdisant l'entrée du Parlement à quiconque y aurait son père, ou un frère, ou un beau-frère, et défendant les mariages entre les enfants dont les pères seraient de la compagnie. Ces nouveautés parurent à d'Ormesson fort extraordinaires. Les magistrats s'inquiétaient de cette volonté, révélée en des actes successifs, de briser la caste qui se formait par l'hérédité et par les alliances de famille. Le 13 août, le Roi se rendit au Parlement où le chancelier apporta, parmi d'autres édits, celui qui déplaisait tant à la magistrature. Les édits furent lus par simulacre de lecture — quatre lignes du débat et la formule de la fin. L'avocat général en fit l'éloge, qui indigna le Parlement. On ne se gêna pas pour dire assez haut qu'il fallait le chasser à coups de pied de la Compagnie qu'il déshonorait et ruinait par cette conduite basse. Le Roi sortit sans parler ni faire accueil à personne. saluant seulement au passage les magistrats inclinés.

Mais, ces édits, comme il arrivait à tant d'autres, ne furent pas obéis. Le Roi en fait l'aveu au préambule d'un troisième édit (1671), qui renouvelle les précédents :

Quelques précautions qui aient été apportées par les anciennes ordonnances, confirmées par nos édits... pour régler avec certitude l'âge, le temps, le service et les autres qualités nécessaires aux principaux magistrats, l'on n'a pas laissé d'en éluder l'exécution.

Le troisième édit eut le sort des premiers. Les accidents prévus par Colbert étaient arrivés : la guerre et les dépenses du Roi. Le 30 novembre 1673, un nouvel acte royal annula les précédents. Le Roi s'est rendu aux raisons que lui ont déduites les officiers de ses cours. Ils lui ont représenté que, si l'entrée dans la magistrature est retardée, les jeunes gens qui s'y destinent, n'ayant point d'occupation pendant un nombre considérable d'années de leur jeunesse..., peuvent se débaucher et prendre de mauvaises habitudes... Mais il a des raisons à lui : Et considérant d'ailleurs les prodigieuses dépenses que nous sommes obligé de soutenir dans la précédente guerre..., nous avons résolu de nous départir de l'exécution de nos règlements et ordonnances pour un temps, et en tirer quelques secours dans l'état présent de nos affaires. A ces causes, il suspend jusqu'au mois d'avril de l'année suivante les effets de l'ordonnance en ce qui concerne l'âge et la parenté. Les candidats aux offices, qui n'auront pas l'âge requis ou bien qui auront des parents et alliés dans le corps, paieront les sommes auxquelles chaque année d'âge et de service à chacun degré de parenté et alliance seront modérément taxés en notre Conseil[5].

Les mois d'avril se succédèrent. Les prodigieuses dépenses croissaient toujours. Le Roi et Colbert quittèrent la partie, qui était perdue.

 

III. — CONSÉQUENCES DE LA VÉNALITÉ ET DE L'HÉRÉDITÉ.

AINSI demeurèrent en présence les deux administrations, celle des officiers de justice, de police et finances, et celle des intendants de justice, police et finances, administrations concurrentes ennemies, dont la seconde fut imaginée pour ruiner la première[6].

Or, l'intendant ne pouvait suffire à sa besogne sans limites. L'intendant, c'est un préfet, qui siégerait. à la cour d'appel, présiderait le tribunal de première instance, jugerait au besoin dans son cabinet vérifierait les comptes des trésoriers, receveurs et percepteurs, l'assiette et le recouvrement de l'impôt et rendrait des ordonnances su la matière ; serait ingénieur et conducteur des ponts et chaussées ; pré riderait la chambre de commerce ; serait inspecteur des manufacture avec pouvoir de réglementer ; commandant. de recrutement, chef d la gendarmerie et gendarme ; même recteur et inspecteur d'académie Il se faisait aider, il est vrai, par des subdélégués. Une nouvelle administration semblait s'ébaucher, qui aurait été l'administration moderne. La logique voulait qu'elle fût organisée. Mais elle ne le fut pas. Même, Colbert, en 1674, interdit, les subdélégations si ce n'est au cas où plusieurs affaires surviendraient en même temps. En 1680 il ordonna de révoquer tous les subdélégués. II ne fut pas obéi puisque l'ordre dut are répété deux ans après. Les subdélégué demeurèrent, mais ils étaient d'insuffisants auxiliaires.

L'intendant fut donc obligé de recourir aux services des officiera mais ces deux personnes si différentes, l'officier et l'intendant attelées à la même besogne, formaient un singulier attelage : le second mordait le premier. Le Gouvernement, quelquefois, intervenait, tirant sur la bride du mordeur : Ne rendez pas d'ordonnance au sujet des tailles, écrit le contrôleur général à un intendant, et laissez agir les juges ordinaires, car il ne faut pas décrier les charges qui sont un peu avilies. Le Gouvernement, perpétuel vendeur de cette marchandise, avait intérêt à la tenir en valeur. Mais, au fond, il était d'accord avec l'intendant, qui le savait très bien, et recommençait à mordre. Pour tel intendant, homme d'esprit placide et de belle humeur, qui s'arrangeait avec son personnel d'officiers, beaucoup sans doute furent impatients et incommodes, parmi ces messieurs, venus de Paris, et qui représentaient S. M. dans les provinces. Les officiers détestaient en l'intendant l'étranger, l'intrus, qui les troublait dans leurs habitudes, attirait à lui les affaires avec les émoluments qu'elles rapportaient, attirait aussi les hommages, prenait le pas sur eux, offensait par son grand air les vanités provinciales. Ils disaient aux ministres leurs doléances. L'intendant n'en avait cure.

Les trésoriers de Bourges s'étaient plaints en cour de leur intendant. Aussi, un jour qu'ils lui faisaient visite, celui-ci leur montra la porte :

Que venez-vous faire ici ? Je tiens à injure les requêtes et placets que vous Présentez au nom de votre compagnie à S. M. et à son conseil. Retirez-vous.

Les trésoriers répondirent :

Nous n'avons rien fait que par avis et du conseil de la compagnie et que ce qui est ordinaire et permis à tout le monde en justice. Nous ne venons pas en votre maison pour vous fâcher, mais pour vous marquer le devoir d'un officier de notre caractère, fidèle serviteur du Roi, et vous offrir nos très humbles services. Vous n'êtes pas capable de nous fâcher, nous n'en avons pas même la volonté. Après avoir fait notre devoir comme nous l'avons fait, il arrivera ce qu'il pourra. Au surplus, nous sommes vos très humbles serviteurs.

L'intendant répliqua : Je ne suis pas le vôtre. Sur quoi les trésoriers dressèrent procès-verbal de la visite. Un gentilhomme et un prêtre qui se trouvaient là n'osèrent signer par respect pour la qualité de M. l'intendant.

De pareilles scènes durent se produire un peu partout. Aussi des officiers, pour ne point avoir affaire à l'intendant, désertent le siège de leur office. L'intendant de Moulins rapporte en 1686 que le Premier président du bureau des trésoriers de France à Moulins n'y est point venu depuis bien longtemps, sur un entêtement qu'il a, ainsi que quelques autres de cette compagnie, que les intendants font les principales fonctions de leurs charges. Il ajoute : Je me vois réduit à ne pas mieux vivre avec eux que mes prédécesseurs.

Du fait que le Roi conserva les deux administrations, les conséquences furent graves.

Tout en gardant la féodalité officière, le Roi l'inutilisa tant qu'il put. De même, il a laissé subsister l'ancienne noblesse avec ses droits et privilèges en l'inutilisant tant qu'il pouvait. Les inutilités et les doubles emplois encombraient le royaume.

L'autorité royale demeura gênée. On écrivait à Colbert : Les officiers sont craints et redoutés partout. Ils sont les plus forts en crédit, en biens, en autorité ; ils donnent le branle ; tout dépend d'eux. Ils n'avaient à peu près rien à craindre ni à espérer du Gouvernement. Ils étaient inamovibles, sédentaires, attachés à tel on te endroit par leur charge. L'avancement à un office plus élevé, c'étaient eux qui, s'ils avaient la bourse garnie, se le procuraient en l'achetant. Ils n'aspiraient pas à être nommés à Paris, promus de classe, décorés, comme nous disons. Ils n'étaient portés au zèle et à l'obéissance ni par l'intérêt, ni par la vanité.

Il arriva souvent qu'ils fissent, en corps, échec au Roi. Par exemple, l'année où il fut décidé que les États de Languedoc ne se tiendraient pas à Montpellier, une des raisons données fut qu'il se trouvait dans cette ville une cour des Aides. Les messieurs de cette cour étaient grands propriétaires terriens. Ils avaient intérêt à ce que la contribution votée par les États fût aussi peu élevée que possible. Or, les députés du Tiers, presque tous consuls des villes, comptaient, devant la cour, des deniers de leurs communautés. Ils étaient troua la coupe de messieurs les conseillers, qui les excitaient à réduire autant que possible le don gratuit.

Cependant le Roi ménageait les officiers. Il respectait en eux la propriété de l'office. Il était indulgent pour eux comme il l'était pour les nobles, par raison politique. Il disait que la noblesse avait der obligations particulières envers lui, qui lui assurait la conservation de ses privilèges. De même les privilèges des officiers étaient garantis par son autorité.

Il revient un grand avantage indirect à l'État, disait Loyseau, par la multitude d'officiers, lesquels, ayant le plus clair de leur bien en la foi et merci du Roi, sont plus obligés de le suivre et assister en temps de trouble.

D'ailleurs, les officiers n'étaient pas attachés au Roi par le seul intérêt d'argent. La magistrature, imbue du funeste droit public romain, exaltait le Princeps en la personne du Roi. Elle prétendait entrer en partage avec lui, mais imposer à tous autres l'absolue autorité du Prince.

Aussi Louis XIV n'usa guère des moyens qu'il avait de punit les officiers qui se conduisaient mal : l'interdiction, l'obligation de se démettre, la poursuite pour forfaiture, la lettre de cachet. Le chancelier Pontchartrain, écrivant aux conseillers du présidial de Sarlat, pour leur reprocher leur conduite dans l'affaire du sieur de Bergues, fait honte à ces mauvais juges :

S'il vous reste encore quelque sentiment de justice, et si vous n'avez pas étouffé tous les mouvements de vos consciences, vous ne devez pas être sans remords, et, pour que vous soyez sensibles à l'honneur, vous devez rougir toute votre vie d'une injustice aussi criante et de l'impunité d'un aussi grand crime.

D'un châtiment de ces prévaricateurs, pas un mot.

Si un magistrat, surtout un haut magistrat, est frappé, c'est après qu'il a fatigué une très longue patience, comme ce Premier Président du parlement de Bordeaux, qui avait escroqué de l'argent destiné à l'Hôpital général, et à qui le chancelier écrivit :

Enfin, le malheureux et fatal moment que vous n'avez jamais voulu prévenir est arrivé. Le Roi m'a ordonné de vous dire que vous ayez à lui envoyer incessamment la démission de votre charge et à en cesser incessamment toutes les fonctions[7].

L'insuffisante autorité du Roi sur les officiers de judicature et de finances — et son insuffisante autorité sur les agents des compagnies fermières des aides, gabelles et autres contributions — expliquent le fait considérable et singulier qu'une royauté absolue, contre laquelle aucune résistance politique n'était possible, ni même imaginable, ait été si mal obéie, et se soit accoutumée à la désobéissance continuelle comme à un état normal.

La vénalité des offices étant perpétuée, ils continuèrent d'être recherchés par tous ceux qui pouvaient y prétendre. L'espoir des petites gens était de procurer à quelqu'un de leurs garçons quelque office modeste, que paierait un bon mariage. Pour les enrichis, l'achèvement de la fortune était de marier les filles dans la noblesse et de pousser les fils à la haute magistrature. L'éducation publique appelait à la vie oisive et rampante, comme disait Colbert. Un conseiller d'État se plaignait que les collèges fussent des pépinières de chicaneurs. Il disait : Quiconque a appris une fois à manier une plume trouve la charrue par après trop pesante, et les autres métiers qui sont nécessaires à l'État... Les collèges de latin ont fait des procureurs, des greffiers, des sergents, des clercs du palais, des prêtres et des moines. En 1665, Colbert de Croisai, commissaire départi en Bretagne, attribuait la ruine du commerce en cette province à l'établissement d'un collège de Jésuites. Depuis que la jeunesse bretonne, dit-il, s'est mise à l'étude, elle n'a produit que beaucoup de prêtres, avocats, procureurs et sergents, et surtout grand nombre de faussaires. Quant aux universités, Colbert, un jour, reprocha à l'Université de Paris de ne pas enseigner la géographie, l'histoire et la plupart des sciences qui servent au commerce de la vie. L'Université continua de dédaigner le commerce de la vie, el les collèges à préparer aux métiers divers de la chicane. Le public ne demandait pas autre chose aux professeurs.

Depuis longtemps régnait chez nous la passion de l'archomanie. Dès le XIIIe siècle, la France pullulait d'une effrénée multitude d'offices. Nous aimons la tranquillité, la régularité de la vie, les lendemains qui ressemblent aux veilles, une honnête aisance, l'exercice de quelque autorité, la préséance, les signes d'une distinction. Tout cela, les offices le donnaient, comme le donnent aujourd'hui : les fonctions publiques et les offices ministériels tant recherchés. L'on attribue au contrôleur général Desmarets ce mot à Louis XIV : Une des plus belles prérogatives des rois de France... est que lorsque le Roi crée une charge, Dieu crée à l'instant un sot pour l'acheter. L'argent qui s'employait à ce commerce ne se rejeta donc point dans le véritable commerce utile à l'État, comme l'espéra Colbert un moment. La Normandie ne donna presque pas de souscripteurs aux compagnies de commerce, parce que tout l'argent y était mis au commerce des offices. On ne vit point en France de ces dynasties de marchands où se perpétuaient et. s'élargissaient, comme en Angleterre ou aux Pays-Bas, la connaissance et la pratique des grandes affaires. Loyseau disait qu'en France il n'y avait plus d'autre trafic entre nous que nous travailler les uns les autres, par le moyen de nos offices, parce qu'enfin il faut que chacun vive de son état.

Le Roi continua d'exploiter la vénalité. Il serait important el curieux de chercher combien de milliards produisit ce beau secret des finances, de lever par voie d'offices une taille immense et néanmoins insensible même volontaire et désirée, sur l'ambition et la folie des aisés du royaume. C'est, disait encore Loyseau, une manne qui ne manque jamais, c'est un fonds sans fond, c'est uni source que, puisant journellement, on ne peut épuiser.

Le beau secret avait été découvert au XVe siècle. On usa de la vénalité, quand commencèrent les guerres d'Italie. On en abusa le siècle d'après, au temps des guerres civiles. L'expédient accidentel devint un mal chronique. Toute la vie nationale en fut affectée. L'épargne des Français se perdit dans les lacs intérieurs, au moment où les océans s'ouvraient aux vastes entreprises. A ce même moment la royauté, qui avait détruit la féodalité et constitué le royaume, prenait la fonction onéreuse d'un gouvernement moderne. Elle eut besoin d'argent pour payer une armée régulière, une administration, une cour. Or, la nation n'était pas encore pliée à l'obéissance, les moyens de résistance y étaient nombreux, les États Généraux n'étaient pas tombés en désuétude. Le Roi eût été obligé, sans doute, de requérir et de mériter le consentement de la nation, s'il n'avait disposé de cette manne qui ne manque jamais. La royauté prit l'habitude de se soutenir par cet expédient qui était la meilleure des affaires extraordinaires, et de vivre au jour le jour, somptueuse et misérable[8].

Ces grands maux, l'imparfaite obéissance des sujets, leur passion de l'archomanie, l'assoupissement de leur activité, et, chez le Roi l'encouragement à l'imprévoyance n'eurent pas de compensation sérieuse. On a dit que la vénalité et l'hérédité des offices avaient produit une magistrature indépendante, capable de rendre une impartiale justice et de résister à l'arbitraire du Roi. Mais, pour quelques beaux magistrats qu'elle donna, qu'aurait donnés aussi bien un autre régime de la magistrature, combien d'abus, et quelles prévarications ! Quant à la résistance au Roi, quels désordres, quels scandales a-t-elle empêchés ? Peut-être même l'apparence de libertés publiques que donnait l'usage de l'enregistrement et des remontrances, le grand bruit fait en certaines occasions, les illusions autorisées par l'opposition parlementaire, ont détourné longtemps l'opinion de chercher un autre moyen de brider la puissance du Roi. On a dit enfin qu'en toute société doivent être ouvertes des voies montantes, afin que l'élite puisse être renouvelée par des recrues parties de la masse profonde. Et l'on cite des noms de grandes familles du patriciat parlementaire. Des noms pourraient être cités aussi, de modestes familles d'officiers, qui ont donné à la France — pour ne citer que trois noms entre beaucoup — La Fontaine, Boileau, Racine — sortis des Eaux et Forêts, de la poudre du greffe, d'un grenier à sel. Mais la vénalité et l'hérédité étaient inconnues en d'autres pays ; ce qui n'y a empêché ni le mouvement social ni l'éclosion des génies.

Après qu'on s'était élevé par la voie des offices, on n'avait rien de plus pressé que de la couper derrière soi. Colbert est informé que la Chambre des Comptes de Rouen a fait refus de recevoir le sieur Larchevêque en une charge de maître ordinaire par la raison qu'il est fils de marchand. Le Premier Président du parlement de Mets se plaignant au Chancelier que les charges de conseiller au parlement soient remplies par des personnes sans éducation et sans naissance, le Chancelier répond :

Je ne vois pas qu'on puisse remédier, du moins quant à présent, à un aussi grand mal : dès que les charges sont patrimoniales et sont le principal bien des familles, comment en empêcher la vente ! On trouverait difficilement à s'en défaire s'il n'était permis de les vendre qu'à des personnes d'une naissance distinguée. D'ailleurs, comme les ordonnances n'ont pas mis la naissance parmi les conditions nécessaires pour être reçu officier dans les compagnies supérieures, il n'est pas possible d'ajouter cette qualité à celles qu'elles prescrivent. Le mal dont vous vous plaignez n'est pas particulier à votre parlement : celui de Paris et plusieurs autres souffrent à présent le même mélange, sans qu'on ait pu trouver moyen de l'empêcher. C'est pourquoi, comme il ne m'est pas possible d'arrêter le cours de cet abus, il faut nécessairement le supporter....

L'accès aux offices, c'était donc l'accès au privilège. Quiconque y était monté oubliait le bas point de départ : Une fois, dit Tocqueville, qu'on avait franchi la barrière qui séparait l'aristocratie de la bourgeoisie, on était séparé de tout le passé, qui semblait si onéreux. Les anoblis étaient encore plus arrogants que les nobles de vieille date... Tout nouvel anobli ne faisait qu'augmenter la classe parasite qui vivait aux dépens du reste de la nation[9].

 

 

 



[1] SOURCES. Les recueils législatifs, le Journal d'O. Lefèvre d'Ormesson, les Mémoires de Foucault. Depping, Correspondance... notamment, au t. II, les lettres des et aux chanceliers Le Tellier et Pontchartrain. Clément, Lettres..., voir la table aux mots Charges, Offices, Vénalité. D'une façon générale, les mémoires et correspondances du temps.

OUVRAGES. Loyseau, Traité des offices, dans ses œuvres, Genève, 1636, 2 vol. Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale, nouvelle édit., Paris, 1784-5, 17 vol., au mot : Office. Du même auteur : Traité des droits, fonctions, franchises,... annexés en France à chaque office, Paris, 1786-7, 3 vol. Louis-Lucas, Étude sur la vénalité des charges et fonctions publiques et sur celle des officiers ministériels depuis l'antiquité romaine jusqu'à nos jours, Paris, 1882, 2 vol. A. de Boislisle, Le président de Lamoignon (1664-1709), dans les Mémoires de la société d'histoire de Paris, t. XXXI (1904), pp. 119-159.

[2] Dans le langage courant charge et office étaient synonymes. Tout office en était une charge ; mais une charge n'était un office que lorsqu'elle conférait une qualité permanente, comme les charges dans les parlements et tribunaux. L'intendant était le plus souvent maitre des requêtes ; comme tel il était officier ; il ne l'était pas comme Intendant parce qu'il était nommé par commission et révocable.

[3] Entre temps à guetter des bénéfices d'Église pour les enfants qu'on ne pourra caser dans la magistrature, D'Ormesson disait : Les gens en charge trouvent des occasions de se raccrocher que les autres n'ont pas, et il suivait le conseil que lui avait donné Le Tellier : Il est à propos de demander toutes les places qui viennent à vaquer.

[4] Il fallait qu'elle le fût pour payer les offices. Leber, dans l'Essai sur l'appréciation de la fortune privée, Paris, 1848, estime ainsi qu'il suit la valeur moyenne de certains encas pour la période entre 1665 et 1690 : présidents à mortier au parlement de Paris, 500.000 livres ; au parlement de Rouen, 150.000 ; aux parlements de Rennes, Bordeaux et Dijon, 122.000 : avocats généraux au parlement de Paris, 350.000 ; de Rouen, 50.000 ; de Rennes, 90.000 à 70.000 livres ; de Dijon, 52000 : conseillers au parlement de Paris, 90.000 à 100.000 ; de Rouen 48.000 ; de Rennes. 100.000 ; de Bordeaux, 22.000 ; de Dijon. 52.000. Au Chatelet de Paris, l'office de lieutenant civil valait 400.000 livres ; celui de lieutenant criminel, 200.000 : celui de procureur du Roi, 300.000. A Paris, l'office de procureur général valait 200.000 livres à la cour des Aides, 250.000 à la Chambre des Comptes ; celui de conseiller à la cour des Aides 80.000 livres, de maître des Comptes, 120.000. Il est impossible de savoir par quel chiffre il faudrait multiplier ces nombres pour avoir la valeur actuelle. Mais ce ne serait pas assez de multiplier par deux ou même par trois.

[5] D'autres déclarations suivirent 1679, 1683. D'autres avaient précédé, dont la plus importante est celle de Blois en 1579, réglant l'état de la magistrature. Ces actes se répètent ou se contredisent. En cette matière, comme en beaucoup d'autres, est révélée une sorte d'incapacité à suivre un dessein.

[6] Sur les officiers et les intendants, voir Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, t. III, études sur Foucault et sur Lefèvre d'Ormesson.

[7] Le Roi nommait les premiers présidents des parlements, dont l'office, par conséquent, n'était pas héréditaire. Il pouvait donc demander à un premier président sa démission. Ce Premier Président de Bordeaux avait été dénoncé par les clameurs du public de Bordeaux, de l'hôpital, et de tous ceux sur qui s'étendait son ministère. Il n'eut pas d'autre punition que l'obligation de se démettre. Encore le Roi lui fit-il payer un brevet de retenue de 150.000 livres. Cette sorte de brevet était une grâce que le roi faisait lorsque, sur une charge qui n'était pas héréditaire, il assurait au titulaire ou à ses héritiers une somme payable par le successeur à la charge.

[8] Loyseau a exposé au Traité des offices l'histoire de l'établissement progressif de la vénalité, qui se fit au hasard des événements. Ce fut, dit-il, le roi Louis XII qui, le premier, retira grandes pécunes de la vente des offices. Il y recourut afin de s'acquitter des dettes faites par Charles VIII pour le recouvrement du duché de Milan, sans surcharger son peuple par des tailles et des emprunts. Le grand abus commença dès le règne de François Ier. Il s'aggrava sous les derniers Valois. Loyseau évalue à soixante-dix millions le produit des offices pendant les dix dernières années du règne d'Henri III, soit entre 2 et 300 millions d'aujourd'hui, au bas mot. Le Roi faisait sur les officiers toute sorte d'opérations. C'est la vérité, dit Loyseau, que le Roi qui est souverain partout, mais principalement qui a toute puissance sur les offices, lesquels sont comme un démembrement inaliénable de sa puissance souveraine... peut-être contraint quelquefois par les urgentes nécessités de son État de démembrer les anciens offices pour en ériger de nouveaux, ou bien de leur attribuer de nouveaux droits moyennant finance, qui est le plus prompt et assuré moyen d'argent que le Roi puisse trouver en ses affaires pressantes. C'est de ce moyen qu'Henri IV se servit en 1597, lorsqu'il voulut reprendre Amiens aux Espagnols. Louis XIV fit un plus large usage que ses prédécesseurs du prompt et assuré moyen d'argent et des procédés divers que Loyseau rappelle en un autre endroit : Si n'est-ce pas le bon traitement qu'on fait aux officiers qui est cause d'enchérir ainsi les offices... Tantôt on arrête leurs gages, tantôt on les supprime, afin de les rétablir pour de l'argent, tantôt on démembre leur charge, tantôt, sous prétexte de quelque attribution imaginaire, on leur demande de l'argent. Pour savoir combien Louis XIV a tiré de millions des offices, il ne suffirait pas d'aligner et calculer les valeurs des offices vendus et des revenus du droit annuel. Il faudrait savoir pour chaque parlement, pour chaque chambre des comptes ou tour des aides, pour toutes les juridictions, pour tous les offices de finances, combien ont rapporté les procédés accessoires. M. Boissonnade, professeur à l'université de Poitiers, a trouvé, dans des recherches encore inédites, que le seul présidial de Poitiers, qui comptait une vingtaine de membres, a dû payer, sous divers prétextes, 300.000 livres, de 1664 à 1702.

Il y a donc lieu de tenir grand compte, à tous égards, dans l'étude de la société française, des effets produits par le régime des offices. Le phénomène est très curieux, de cet accident devenu coutume politique et sociale. Quelques-uns en ont fait honneur à l'ancien régime. Ils disent, par exemple, que la vénalité a formé ces familles parlementaires, où la science, la probité et le patriotisme étaient héréditaires. Et ils nomment les Molé, les Lamoignon, les d'Aguesseau, les Montesquieu. Ces phrases et ces noms ne prouvent rien. Ce fut Montesquieu, au reste, qui accrédita cette opinion paradoxale. Le plus grand nombre des écrivains politiques et moralistes a professé l'opinion contraire. Au XVIe siècle Bodin, Montaigne, Hetman, détestent la vénalité commençante. Au XVIIe, Richelieu la défend, dans son Testament politique, mais voici une de ses raisons : Si la vénalité était ôtée, le désordre qui proviendrait des brigues et des menées, par lesquelles on pourvoirait aux offices serait plus grand que celui qui nuit de la liberté de les acheter et de les vendre. Il redoutait les influences et intrigues de cour, comme on redoute aujourd'hui les intrigues et influences parlementaires. Mais La Bruyère a dit au chapitre De quelques usages : L'essai et l'apprentissage d'un jeune adolescent, qui passe de la férule à la pourpre, et dont la consignation a fait un juge, est de décider souverainement des vies et des fortunes des hommes. Et Bourdaloue : Un enfant, à qui l'on n'aurait pas voulu confier la moins importante affaire d'une maison particulière, a toutefois dans ses mains les affaires de toute une province et les intérêts publics. On en souffre, on en gémit : le bon droit est vendu, toute la justice est renversée. Loyseau pense de la vénalité, qu'elle est une peste, et Saint-Simon qu'elle est une gangrène.

[9] De Tocqueville, L'Ancien régime et la Révolution, 8e éd. Paris, 1877, p. 183. — Voir aussi Lemontey, Essai sur l'établissement monarchique, p. 392 : On n'observe pas sans admiration comment de modestes bourgeois qui entraient dans le ministère, tels que Fouquet, Le Tellier, Colbert, Phélipeaux, Desmarets ne tardaient pas à y éclore, soit par eux, soit par leurs enfants, en princes, en ducs et marquis, sous les noms travestis de Belle-Isle, de Louvois, de Seignelay, de Maurepas, de La Vrillière, et de Maillebois. Quelques-uns affectaient de se mêler à la vie cavalière des grands seigneurs, et l'on vit Seignelay et Barbésieux moissonnés par la débauche à la fleur de l'âge. Ils en embrassaient surtout l'esprit et les maximes avec la ferveur du noviciat, et le zèle des parvenus.