HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE V. — LE GOUVERNEMENT DE LA SOCIÉTÉ.

CHAPITRE PREMIER. — LES ARTISANS ET LES PAYSANS.

 

 

LOUIS XIV a écrit dans ses mémoires :

Chaque profession en son particulier contribue à sa manière au soutien de la monarchie, et chacune d'elles a ses fonctions, dont les autres auraient sans doute bien de la peine à se passer... C'est pourquoi, bien loin de mépriser aucune de ces conditions, ou d'en élever une au détriment des autres, nous devons prendre soin de les porter toutes, s'il se peut, à la perfection qui leur est convenable.

Deux idées se trouvent ici réunies : celle d'une société divisée en professions, qui toutes concourent au bien général, et celle d'un devoir du Roi envers chacune d'elles et toutes ensemble. Pour juger si le devoir fut rempli, il faut à présent décrire la société française au risque de répéter des choses déjà dites, — puisque les artisans, les paysans, les officiers, la noblesse, le clergé ont été rencontrés dans les précédents chapitres, — et marquer la conduite du Roi envers les professions sociales.

Mais la société française au XVIIe siècle est encore mal connue. Comment vivait-on dans la chaumine enfumée et dans la maison des villageois aisés ; dans le petit atelier et dans la grande manufacture ; dans le comptoir du marchand et l'hôtel du financier ? Comment dans les offices des villes ? Comment, dans les petits et grands offices du Roi, depuis le sergent jusqu'à l'officier des cours souveraines ? Comment, dans la masure du hobereau et dans le château seigneurial, encore armé d'artillerie et contre lequel parfois l'intendant mènes du canon ; dans le domaine étroit d'une gentilhommière et dans leur duché, qui garde des airs et des restes de grand fief ? Comment, dans le presbytère misérable du prêtre campagnard, réduit à la portion congrue, et dans les chapitres riches ou les évêchés millionnaires ? Dans cette société, comment se produisait le mouvement ? Comment s'acquérait la richesse ? Dans quelle mesure par le travail, par le commerce, dans quelle mesure par l'exploitation des finances et des droits du Roi ? Quelle était la puissance sociale de l'office, de la noblesse, de l'argent ? Des catégories sociales, nombreuses et diverses, quelles étaient les mœurs, les joies, les souffrances, l'idée sur la vie ? A toutes ces questions, nous n'avons encore que des réponses imprécises. L'office et l'argent créaient des êtres hybrides, de classement difficile. La transition d'un point à un autre était obscure souvent. Il ne sera possible que de dépeindre à grands traits les conditions des artisans, des paysans, des officiers, des nobles et des clercs. Une description de la société française au XVIIe siècle sera donc imparfaite nécessairement[1]. Quant à la conduite du Roi envers les professions, comme elle fut très simple, elle apparaîtra clairement.

 

I. — LES ARTISANS[2].

LA masse des artisans était répartie entre les métiers libres, où l'artisan travaillait comme aujourd'hui à ses risques et périls, et les métiers jurés. Le métier juré était une corporation de maîtres et d'ouvriers d'un même métier, reconnue par l'autorité publique, gouvernée par des statuts et des règlements, administrée par des jurés qu'elle élisait, et qui avait, en un endroit déterminé, le monopole de la production et de la vente d'une marchandise. Les métiers libres étaient les plus nombreux dans l'ensemble du royaume, mais la plus grande partie de la population ouvrière urbaine était groupée dans les divers métiers jurés de l'alimentation, du vêtement et du bâtiment.

Le régime des métiers jurés était propre à perpétuer un sentiment de probité et de dignité professionnelles dans les familles où la profession se transmettait de père en fils quelquefois pendant des siècles. Il procurait une vie assurée, tranquille dans sa médiocrité.

Le devoir de l'assistance fraternelle et chrétienne était aisé entre gens qui vivaient dans l'étroit cadre intime. Tout métier était doublé d'une confrérie, dont la caisse — la botte comme on l'appelait —secourait la nécessité et indigence, nourrissait les malades et les impotents, et sauvait les filles qui par pauvreté pourraient tomber à faire mauvaise affaire. La confrérie entourait les morts de son cortège. Elle priait pour leurs âmes dans des services solennels.

Cependant, il ne faut pas se laisser séduire par l'aspect charmant que donnent à la vie ouvrière les statuts, — ces lois pour tenir chacun en son devoir, — qui semblent de petits monuments de sagesse, de prévoyance et de bonté. Les prescriptions qu'on rencontre contre le mauvais travail, contre la fraude, les querelles et disputes et la mauvaise vie, avertissent de l'existence du mal qui inquiète le législateur. Si elles sont répétées, — et toutes le sont, — si les pénalités s'accroissent, — et elles s'accroissent en effet, — la preuve est certaine que le mal s'aggrave. Puis d'autres documents que les législatifs doivent être considérés, ce sont les actes juridiques, toute une littérature de procès : Un procès nous est bien plus intéressant qu'un statut, le statut nous montre les ouvriers tels qu'on aurait voulu qu'ils fussent, le procès, tels qu'ils étaient.

Le métier juré devait au public, en paiement du monopole qui lui était accordé, un travail honnête, et ses statuts l'y obligeaient. Mais on rencontre, dans les procès, le meunier qui mélange sa farine, l'huilier qui tripote ses huiles, l'hôtelier qui met de l'eau dans son vin, le tisserand qui emploie de mauvaises laines, le chapelier qui vend pour neufs des chapeaux dégraissés, l'apothicaire et le médecin charlatans, le marchand qui fait usage de fausse monnaie, etc. D'autre part, le privilège est un moyen d'exploiter la clientèle obligée à se fournir chez les monopoleurs. Si l'autorité intervient pour protéger le consommateur, il arrive que les boulangers ou les bouchers se mettent en grève. Enfin, le privilège est conservateur des habitudes ; à quoi bon se donner de la peine et dépenser de l'argent pour fabriquer autrement et mieux, puisque la vente est assurée par le monopole ? Un pintier poitevin a inventé de faire vaisselle au moule au lieu de la faire au marteau ; le public trouve la vaisselle nouvelle meilleure et plus belle. Mais on voit, par une délibération municipale, qu'il faut défendre l'ouvrier contre l'injustice et l'envie.

Les statuts voudraient que la concurrence entre maîtres du même métier fût loyale, sans altercations ni débats ; que chaque maître pût toujours se procurer la matière première ; qu'aucun travaillât au delà des besoins de sa clientèle, ne vendit rien que publiquement, dans sa boutique ouverte sur la rue, ne débauchât les ouvriers ni les clients des confrères. Il fallait que tout le monde pût tranquillement faire sa petite affaire. Mais tel maître, plus riche ou plus adroit, accaparait les matières premières, fabriquait tant qu'il pouvait, débauchait main-d'œuvre et clients, écoulait sa marchandise par des ventes clandestines.

Le métier était comme une république régie par ses jurés, qui avaient le soin de la police générale, l'administration financière et la garde des privilèges, et représentaient la communauté devant les pouvoirs publics et la justice. Cela encore est de belle apparence.

Mais, avant les élections, les candidats multiplient les courses et démarches, font des promesses, donnent des festives et banquets. Les anciens et les jeunes emploient les uns contre les autres des cabales, pratiques et violences. Des cabales empêchent la liberté des suffrages ; il faut annuler des élections. Les fonctions de maîtres-jurés sont tant recherchées, parce qu'elles procurent la préséance dans les assemblées et les cérémonies, l'honneur et la joie de porter la robe mi-partie blanche et rouge, ou bien la casaque brodée, et l'épée et la hallebarde. Elles procurent aussi des profits divers : les indemnités pour la visite des ateliers et pour l'examen du chef-d'œuvre, une part des amendes et des confiscations prononcées. Elles donnent l'autorité avec l'abus possible. Des maîtres jurés font dégénérer les visites d'ateliers en buvettes, repas et festins, ou bien en tumulte et passion. Ils agissent par convenance, argent ou faveur, recèlent les fraudes des amis, violent les règles des examens, admettent au métier des incapables. Ils gèrent mal les deniers, ne rendent pas de comptes, et se perpétuent illégalement dans leurs fonctions.

Les statuts ordonnent que le maître enseigne l'apprenti avec douceur, l'édifie par l'exemple de toutes les vertus chrétiennes, et que l'apprenti obéisse comme un fils, et que le maître et le compagnon vivent sans méfaire et médire. Mais apprentis et maîtres se plaignent les uns des autres, et les querelles sont constantes entre maîtres et compagnons sur les façons, sur les salaires, sur toutes choses.

Le compagnon, ancien apprenti, mais qui n'a qu'une chance sur mille de parvenir à la maîtrise, était appelé au moyen âge valitus, serviens. On l'appelle encore au XVIIe siècle varlet, valet, serviteur, mais aussi ouvrier allouhé, ou bien ouvrier tout court. Il est l'ancêtre de l'ouvrier moderne, de vie dure et à peu près sans espoir. Il ne loge pas chez le patron ; il n'est pas attaché à un atelier, à une ville, ni à une province. Il est le nomade du tour de France. Son contrat de travail est à échéance courte ; souvent il ne se loue qu'à la journée. Ou bien il travaille pour son compte, en chambre, violant ainsi les privilèges des métiers : contre ce chambreland — ou chamberland — les statuts multiplient les précautions, défenses et, pénalités.

Le compagnon, relégué en marge des étroits cadres anciens, s'est créé des cadres à lui[3]. Les compagnons d'un même métier forment une société secrète, où l'on entre après des cérémonies qui ressemblent à une messe et à un baptême. Ces pratiques étaient depuis longtemps réputées sacrilèges. En 1655, la compagnie du Saint-Sacrement, dénonçait à la sacrée faculté de théologie les pratiques impies, sacrilèges et superstitieuses qui se font par les compagnons selliers, cordonniers, tailleurs, couteliers et chapeliers... Parmi ces impiétés, qu'elle attribue à des traditions diaboliques, elle cite : Les huguenots sont reçus compagnons par les catholiques, et les catholiques sont reçus par des huguenots. Ces compagnons, dit-elle, ont entre eux une juridiction, élisent des officiers, un prévôt, un lieutenant, un greffier et un sergent, ont des correspondances par les villes et un mot de guet par lequel ils se reconnaissent et qu'ils tiennent secret. Ils forcent les ouvriers à entrer dans leur syndicat : font... une ligue offensive contre les apprentis de leur métier qui ne sont pas de leur cabale, les battent et maltraitent et les sollicitent d'entrer en leur compagnie. Ils protègent les syndiqués contre les patrons : ruinent les maîtres, vidant leurs boutiques de serviteurs quand quelqu'un de leur cabale se plaint d'avoir reçu bravade.

La faculté de théologie, priée de détromper les compagnons de la croyance où ils étaient que leurs pratiques sont bonnes et saintes, répondit qu'en ces pratiques, il y a péchés et sacrilèges... ; que ceux qui sont dedans ne sont pas en sûreté de conscience.., et que ceux qui n'y sont pas ne peuvent pas s'y mettre sans péché mortel. Mais le compagnonnage durera. On verra les compagnons toiliers à Caen forcer les maîtres à augmenter leurs salaires, les compagnons drapiers à Darnétal, près Rouen, suspendre le travail et s'ameuter au nombre de 3 à 4.000, parce que des patrons ont voulu employer des ouvriers étrangers ; les compagnons chapeliers à Paris s'assembler pour imposer des ouvriers aux patrons, — réduire les maîtres dudit métier à la nécessité de recevoir parmi eux tels compagnons qu'il leur plaira, — et faire une caisse de grève : S'obligeant par semaine à mettre chacun certaine portion de leur gain dans une botte, ils se servent de ce fonds pour, quand ils veulent, rendre tous les ouvroirs vides et faire sortir tous les compagnons qui sont de leur cabale, de telle manière que, quand il leur plan, tous les maîtres demeurent dans l'impossibilité de pouvoir faire les ouvrages qu'ils ont entrepris[4].

Les compagnons semblent avoir le sentiment d'être une classe déshéritée, comme on dit aujourd'hui. Et les maîtres prévoient et sentent en eux l'ennemi. Ils les dénoncent au Parlement et les accusent au Conseil du Roi de ruiner les métiers et le royaume.

Pour se défendre, la corporation jurée tend de plus en plus à se resserrer et à s'enclore.

L'accès de la maîtrise est très difficile. Les maîtres trouvent qu'ils sont bien assez nombreux pour exercer le métier ; ils disent à Colbert : Il est évident que la multiplication du nombre des maîtres ne multiplie point leur emploi. Qu'il y ait plus ou moins de maréchaux dans Paris, il n'y aura pas plus de chevaux à ferrer ; cependant plus le nombre des maîtres est grand, plus est petite à chacun sa part de l'ouvrage. Ils imposent aux aspirants à la maîtrise un long stage dans l'apprentissage et le compagnonnage. Ils limitent le nombre des apprentis, — dans la plupart des ateliers, il n'y en a qu'un. — L'épreuve finale, le chef-d'œuvre, qu'il faut produire avant l'admission, est précédée d'une enquête difficultueuse, et surchargée par des exigences bizarres. Elle cette de plus en plus cher : à Paris, 3240 livres pour les drapiers, qui étaient, il est vrai, une corporation riche, 300 pour les gainiers, qui étaient pauvres. Dans tous les métiers, le nombre des réceptions annuelles de maîtres nouveaux est fixé ; quelquefois on les supprime pendant un temps. Et, tandis que tous ces obstacles arrêtent le simple ouvrier, ils disparaissent ou s'abaissent pour le candidat qui est fils ou gendre du maître. Les maîtres veulent faire du métier une propriété de famille, et diminuer le nombre des familles propriétaires.

Les métiers jurés, dont aucun ne semble avoir connu la paix intérieure, se détestent et se jalousent. De corporation à corporation s'échangent les procès : procès entre boulangers et meuniers, entre pâtissiers et rôtisseurs, entre grands et petits bouchers, entre petits bouchers et poulaillers, entre chaussiers et couturiers, tailleurs et chapeliers-enjoliveurs, tailleurs et fripiers, maréchaux et taillandiers, entre médecins et chirurgiens, apothicaires et barbiers. Ces procès, plaidés au tribunal municipal ou seigneurial, dans les tribunaux du Roi, au Parlement, au Conseil privé, même au Conseil d'en haut, traînent indéfiniment. En Poitou, un procès entre chirurgiens et apothicaires a duré cinquante ans, un procès entre grands et petits bouchers cent ans. A Paris, les orfèvres, plaidant contre les merciers, lapidaires, horlogers, graveurs, fondeurs, fourbisseurs, ont obtenu, de 1601 à 1687, quarante-cinq sentences. De 1667 à 1701, les charcutiers et les bouchers ont poursuivi les cabaretiers qui vendaient du lard et du pain. La querelle entre fripiers et tailleurs donnait lieu à un arrêt en 1407, elle dure tout le XVIIe siècle. On ne pouvait empêcher un fripier de réparer un vieil habit ; mais à force de pièces neuves, il faisait un habit neuf. C'était sur la quantité et la qualité d'étoffe neuve permises au fripier que le débat s'éternisait.

Ces procès entretenaient entre les corporations la malveillance. Pour le tanneur, le corroyeur est de vile condition ; pour le sergetier, le cardeur est un pauvre hère. De même, pour le tailleur, le fripier, ou pour le cordonnier, le savetier ; pour le médecin, le chirurgien, ou l'apothicaire ; pour le chirurgien, le barbier ; pour l'apothicaire, le droguiste. A chaque occasion, des querelles de préséance troublent les cérémonies. Il faut des ordonnances municipales, des arrêts de justice, même du Parlement, pour régler l'ordre et la marche des cortèges. Les corporations sont distinguées les unes des autres par le plus ou moins de privilège : les verriers prétendent être gentilshommes ; les libraires, imprimeurs et relieurs, étant suppôts de l'Université, ont part à ses privilèges ; les imprimeurs, exempts du service de guet et de garde et des logements militaires, sont jalousés par les métiers moins favorisés.

Le régime des métiers jurés divisait contre elle-même la classe ouvrière, qui ne comptait point dans l'État. Elle ne comptait presque plus dans les villes. Au moyen âge, les corporations étaient des personnes publiques considérables. Elles fournissaient le principal contingent à la milice, qui avait la garde et la défense de la ville et pouvait être requise pour le service du Roi. Elle servit, en effet, le Roi contre les féodaux et les étrangers. Des maîtres de métiers étaient officiers municipaux et maires, tout en demeurant artisans et marchands. Au XVIIe siècle, la fonction militaire n'est plus qu'une occasion de parade aux entrées des rois, des princes, des gouverneurs ou de grands seigneurs. Les offices municipaux sont, en fait, incompatibles avec le travail. Un corps de bourgeoisie s'est formé dans les villes, et les anciens artisans ou marchands enrichis qui le composent entendent vivre noblement, c'est-à-dire à ne rien faire. Les offices municipaux créent même une sorte particulière de noblesse, qu'on appelle noblesse de cloche. Il arrive encore quelquefois que des marchands veulent, en gérant un de ces offices, continuer la marchandise, mais cette exception étonne. L'honneur et l'argent désertaient ensemble le travail.

Tout ce régime du travail, qu'un seul homme ni un seul siècle ne pouvait transformer, fut conservé par le gouvernement de Louis XIV[5]. Colbert s'efforça seulement de rendre avantageuses et honorables les professions qui tendent au bien public. Il a, par exemple, voulu faire entrer les ouvriers dans les échevinages des villes. A Tours, les ouvriers en soie étaient exclus du conseil de ville ; des 44 échevins, aucun n'avait connaissance de la soierie. Colbert propose que le nombre des échevins soit réduit de 24 à 12, et que, des 12 réservés, il y ait toujours deux marchands merciers et deux ouvriers en soie. A Poitiers et Niort, des 24 échevins perpétuels, aucun n'est marchand ni intelligent dans les manufactures. Colbert demande comment il faut s'y prendre pour faire entrer auxdits échevinages des marchands drapiers. Mais les mœurs sont plus fortes que sa volonté. L'intendant de Berri écrit au ministre : Dès qu'un marchand a acquis un peu de bien, il ne songe plus qu'à être échevin, et puis ne veut plus se mêler d'aucun commerce ; en effet, je ne pense pas que, dans cette ville, hors un marchand qu'on dit avoir 25.000 écus en biens, il y en ait deux qui aient chacun 10.000 écus vaillants. Les municipalités, comme celle de Lannion, où toutes personnes sont admises, même les artisans, sont rares dans le royaume.

Les professions qui tendent au bien public ne sont donc pas devenues avantageuses. Colbert a-t-il réussi à les rendre avantageuses ?

Peut-être une des raisons qui l'empêchèrent de permettre le libre commerce des grains fut-elle la crainte que le pain de l'ouvrir ne renchérît. Il espéra obtenir la hausse des salaires par la création d'industries nouvelles. La multiplication des ouvriers inquiéta les échevins d'Auxerre ; les ouvriers, disaient-ils, vont devenir plus puissants, les patrons seront obligés de donner de plus gros salaires, au lieu qu'ils ne donnaient que ce que bon leur semblait. C'est justement ce que Colbert voulait obtenir. Le grand nombre des manufactures en un endroit, disait-il, obligera peut-être les maîtres à donner quelque chose davantage aux ouvriers. On ne verra plus les maîtres d'une seule manufacture se rendre les maîtres des ouvriers.

Il est impossible de savoir si la vie des artisans est devenue en ce temps moins précaire. Pour en bien juger, il faudrait être renseigné exactement sur le salaire, puis sur le coût de la vie et calculer le rapport entre ces deux nombres. Même après les plus récentes recherches, cette opération demeure hasardeuse. Il parait seulement, par la comparaison entre le salaire de l'ouvrier nourri et celui de l'ouvrier qui ne l'était pas, que le prix de la nourriture équivalait à la moitié du salaire[6].

Enfin Colbert fut obligé d'imposer aux gens de métier leur part des charges publiques. Depuis longtemps, les rois mettaient en vente des lettres de maîtrise, qui conféraient à l'acquéreur le droit d'entrer dans tel corps de métier. Pour éviter la concurrence de maîtrises nouvelles, les corporations rachetaient les lettres royales. Mais l'opération était bientôt à recommencer, le roi émettant de nouvelles lettres, d'année en année. Lorsque l'encombrement de ces papiers devenait ridicule, il les annulait, comme il fit en 1680, attendu que l'augmentation excessive du nombre des maîtres de chacune communauté d'arts et métiers, laquelle arriverait par la distribution de toutes les lettres qui n'ont pas encore été remplies, pourrait donner lieu à de grands abus. Puis il recommençait. Au temps de la guerre de Hollande, un grand nombre des droits dont la levée fut ordonnée dans le royaume frappèrent les arts et métiers. Depuis lors, chaque année apporta sa charge nouvelle. A la fin du règne, par l'effet combiné des taxes, des créations d'offices, des dettes que les corporations contracteront, toute l'industrie sera écrasée. Colbert, qui a vu commencer cette ruine, cherchait des excuses aux exigences du fisc : Si la ville de Poitiers est gueuse et misérable, disait-il, c'est parce que ses habitants ne sont pas assez taxés. N'étant pas excités par quelque taxe douce qui leur donne un peu de peine à y fournir, ils tombent dans la misère où ils sont. Il se donnait quelquefois des raisons qu'il savait bien n'être pas des raisons.

Un des plus considérables événements de l'histoire sociale au nul siècle, est le progrès de la grande industrie, si l'on peut appeler de ce terme moderne le travail dans les manufactures, pour l'opposer au travail dans les ateliers des corporations.

Le régime des métiers avait été organisé au temps féodal. Il pourvoyait aux besoins de la vie locale. Le seigneur avait ses métiers, comme il avait sa cour, ses juges et ses hommes d'armes. La commune était un seigneur collectif, ayant son conseil, ses juges, ses hommes d'armes et ses métiers. La corporation était une Personne, qui avait reçu un métier en fief, à de certaines conditions réglées par un statut. La vie ouvrière d'alors est modelée sur la vie féodale : l'apprenti est une sorte de page et le compagnon un varlet. La maîtrise est obtenue comme la chevalerie après une solennelle épreuve. La corporation a son blason, sa bannière et le droit de porter les armes. Cette harmonie sociale, vue du point où nous sommes, paraît belle ; elle a séduit des imaginations.

L'âge féodal passa, la vie locale s'affaiblit, les horizons s'étendirent. De même que le royaume eut des intérêts politiques, il eut des intérêts économiques généraux. A la fin du XVe siècle, le monde tripla, les nations se disputèrent le marché élargi. Il ne suffit plus de fournir à l'approvisionnement d'une ville ramassée au pied d'un clocher. Il fallut produire au delà des besoins proches, et par grandes quantités, et vite. Alors commencèrent les manufactures, qui devinrent si considérables au temps de Colbert.

Avec les manufactures, le gros capital entra en scène. Dans les vieux métiers, le capital, très petit toujours, appartenait au maître. Ce maître, qui était aussi propriétaire de ses outils, possédait tous les moyens de son travail. En même temps que producteur, il était vendeur ; il percevait tout le produit du travail. L'intervention du capital qui fournit l'outil et réclame sa rente fut une révolution.

Dans les vieux métiers, les patrons, les apprentis, les compagnons étaient gens de même sorte. Dans la manufacture, cette homogénéité et cette intimité disparurent. Les ouvriers assemblés en masses obéirent à des commis et à des directeurs appointés. Ils eurent affaire à des bureaux. La Manufacture royale des points de France, créée en 1665, avait, en 1670, 52 bureaux, établis dans des villes et des bourgs, 6.000 métiers et 20.000 ouvrières. Les patrons et les directeurs de ces entreprises correspondaient avec les intendants et avec les ministres. Les capitalistes ou agents du capital et les ouvriers sont deux classes différentes.

Les ouvriers des grandes manufactures étaient répartis dans des ateliers dont chacun avait sa tâche spéciale. Les ateliers de tissage comprenaient plusieurs espèces d'ouvriers, tisserands, trameurs, éplucheurs, drousseurs, repasseuses, bobineuses, gratteurs et brodeurs. L'industrie, par cette méthode, produisit certains articles mieux et à meilleur marché, mais l'ouvrier ne fut plus l'homme qui transforme une matière en une œuvre ; il fut diminué.

Il fallut trouver une discipline pour les réunions d'hommes qu'étaient les manufactures. Ces autres réunions d'hommes qu'étaient les monastères offraient un modèle qu'on imita. Le règlement de la manufacture royale des draps d'or, d'argent et de soie de Saint-Maur-les-Fossés semble la règle d'un ordre monastique ouvrier. Il ordonne, à la plus grande gloire de Dieu, la perfection et augmentation de ladite manufacture, le bien, l'avantage, le repos de ceux qui y seront employés, que les ouvriers commenceront par laver leurs mains, et ensuite se mettant à leur métier, offriront à Dieu leur travail, à ce que sa divine bonté veuille le bénir, et feront le signe de la croix, puis commenceront à travailler. — Le temps du déjeuner sera d'une demi-heure, et celui du diner et souper d'une heure, au retour desquels, pendant le temps du travail, ne sera fait aucun discours d'histoires, d'aventures ou autres entretiens qui détournent les ouvriers de leur travail. Il est défendu de jurer — ce qu'à Dieu ne plaise — de parler irrévéremment des choses saintes ni des mystères de la religion, de proférer des paroles sales et déshonnêtes, de dire aucune injure, de faire aucune menace ou querelle, de donner aucun sobriquet à personne, soit par équivoque, changement de nom ou autrement. Pendant que l'on travaillera ne sera chanté chansons, psaumes et cantiques à haute voix, mais d'une manière et d'un ton de voix si basse, que l'ouvrier le proche de celui qui chantera ne le puisse entendre ni en être interrompu. Et les jours de dimanche et fêtes assisteront au service divin, puis emploieront le reste du jour à se divertir honnêtement... et se retireront en leur logis sur les neuf et dix heures du soir. Et seront tenus de payer leurs hôtes ou hôtesses tous les samedis[7].

Les ouvriers étaient donc logés en ville, à Saint-Maur-les-Fossés ; dans un certain nombre de fabriques ils étaient internes. A Lyon, les pensionnaires de la manufacture des bas de soie assistaient à la messe du dimanche, ils communiaient huit fois l'an ; les jours de sortie, ils rentraient le soir à neuf heures[8].

Sur la vie de ces ouvriers cénobites, nous sommes mal informés. On se plaint en plus d'une fabrique de beaucoup d'insolences et de désordres. Mais la transformation de l'ouvrier du petit atelier en ouvrier de grande fabrique, du petit patron proche et familier en patron inconnu et lointain, de la petite entreprise personnelle en grande entreprise collective : tout cela, de si grande conséquence, passa presque inaperçu.

 

II. — LES PAYSANS[9].

LE cadre de la vie paysanne était le village, ou plutôt la paroisse. La communauté villageoise avait pour fonction principale l'entretien de l'église, de l'école et des pauvres, et la gestion des biens communaux. Comme la paroisse était un groupement, l'État l'employait à ses fins ; il faisait nommer par elle les collecteurs des tailles dans les pays d'élections. La communauté se réunissait en assemblée générale pour discuter ses affaires, mais elle n'était pas — au moins dans la plus grande partie de la France — représentée par un conseil ni par des officiers. Elle nommait un syndic, comptable devant elle, mais qui n'avait pas pouvoir de magistrat. L'officier d'état civil était le prêtre, qui enregistrait les baptêmes, les naissances et les décès. L'autorité appartenait aux agents du seigneur dans les paroisses seigneuriales, et aux agents du Roi dans celles qui étaient du domaine.

Parmi les paysans se trouvaient encore des serfs, que l'on appelait, comme autrefois, mainmortables, mortaillables ou hommes de corps. Nombreux dans les pays nouvellement unis à la couronne, les Trois-Évêchés, l'Alsace, la Franche-Comté, ils formaient, sur des terres d'Église, des communautés entières. Des serfs étaient disséminés dans quelques seigneuries du Nivernais, de la Marche, du Berri, de l'Auvergne et de la Gascogne. En Languedoc restaient des emphytéotes, dont la condition était un servage adouci. Les juristes du XVIIe siècle reconnaissaient au Roi le pouvoir d'affranchir les serfs contre le gré de leurs seigneurs, moyennant indemnité. Mais le servage n'offensait encore presque personne en ce temps là. Au reste, la condition du serf s'était adoucie. Le droit pour le maître de le suivre et de le revendiquer avait été aboli à peu près partout. Le serf s'affranchissait en abandonnant au seigneur sa terre mainmortable avec une partie de ses biens meubles. Comme ses redevances étaient fixées par l'usage, il pouvait amasser un pécule. Peut-être était-il moins malheureux que le manouvrier, qui vient immédiatement au-dessus de lui dans la hiérarchie paysanne.

Loyseau disait des manouvriers : Ceux qui ne font ni métier ni marchandise, et qui gagnent leur vie avec le travail de leurs bras... sont tous les plus vils du menu peuple, car il n'y a point de plus mauvaise vocation que de n'avoir point de vacation. Un certain nombre travaillaient dans les manufactures qui s'établirent aux environs des grandes villes en Normandie, en Touraine, en Alsace, en Languedoc, en Poitou. Ils gagnaient plus et n'avaient pas de morte-saison. Aussi le menu peuple voyait avec plaisir s'installer ces manufactures que redoutaient les États provinciaux et les municipalités. D'ailleurs, en dehors des manufactures, dans presque les provinces, des paysans travaillaient l'hiver à un métier. Ils filaient le lin et le chanvre ou tissaient des étoffes à bas prix. Ils mourraient de faim, disent les intendants, s'ils ne gagnaient pas ce surcroît.

Au-dessus des manouvriers étaient les métayers et les fermiers. Le métayer partageait les fruits avec le propriétaire, qui fournissait les instruments et le cheptel. Le fermage dominait dans les régions riches, comme le Maine, l'Anjou et l'Île de France, et partout dans les terres d'Église. Le fermier payait au propriétaire 1/5, ¼, même 1/3 du revenu, le plus souvent en nature, l'argent servant d'appoint. Il était mal garanti contre l'éviction. Les meilleurs modes de tenure étaient le bail à long terme et le bail perpétuel ou censive, qui équivalaient presque à la propriété. Le tenancier disposait de la terre, la vendait, la léguait. Ces usages permirent au paysan d'acquérir, sans capital, une quasi propriété. Mais ces tenures finissaient par devenir onéreuses : quand le tenancier à long bail ou le tenancier perpétuel vendait une terre, le preneur avait obligation non seulement envers le bailleur, mais envers le bailleur de celui-ci. De ces relations compliquées naissaient des procès à plaider devant l'imparfaite justice. Enfin, il restait, dans des provinces, des terres de franc-alleu pleinement possédées par des paysans. En Berri il y a une fort grande quantité de terres de franc-alleu de temps immémorial, dont la plupart ont été divisées et démembrées. En Champagne, de pauvres paysans ont une infinité de petites pièces de terres en censive ou en franc-alleu.

On admet en général, — mais c'est une pure hypothèse, — d'après les rapports des intendants, les relations des voyageurs et les calculs de Vauban et de Boisguillebert, que les paysans possédaient 1/5 du sol, la bourgeoisie 1/5, le reste étant couvert par le domaine du Roi, par les biens de l'Église et de la noblesse, par les communaux. Le Cinquième appartenant aux paysans était partagé entre un grand nombre d'individus. Il semble bien que les paysans propriétaires — en franc-alleu ou en censive — aient été en majorité dans la population paysanne. Mais la plupart n'avaient qu'un petit bien.

Presque partout les conditions économiques de l'exploitation étaient mauvaises : point de capitaux, point d'avances, le bétail insuffisant et mal nourri, l'ignorance des méthodes de culture et de pâturage. Le régime des traites et des aides, les difficultés opposées à la circulation des produits de la terre, entravaient l'agriculture.

Le paysan, même libre et propriétaire, payait des redevances au seigneur de sa paroisse, c'est-à-dire au Roi, dans les terres du Domaine, à tel évêque, ou tel abbé, ou telle Église dans les terres d'Église, ou au seigneur du lieu. Les redevances seigneuriales, très nombreuses et diverses, perçues en nature pour la plupart, ce qui fait qu'elles s'étaient mieux conservées, étaient presque partout plus considérables que la contribution publique. Tel groupe de paroisses bourguignonnes, qui paye 6 600 livres de tailles au Roi, paye aux seigneurs la valeur de plus de 20.000 livres. L'Église percevait la dîme sur les fruits de la terre, et les novales sur les cultures nouvelles.

Le seigneur ne se contentait pas de ce qui lui était dû. Les usurpations de propriétés privées, de communaux sont attestées par de nombreux témoignages qui viennent de toutes les paroisses. L'intendant d'Alençon écrit à Colbert en 1669 :

Vous apprendrez qu'un gentilhomme qui n'a qu'un simple fief dans la paroisse de Saint-Victor d'Épinay, dont M. l'évêque d'Avranches est seigneur, a fait condamner ses vassaux à 1.900 livres pour des prétendus curages de fossés, et cette paroisse ne paye que 2200 livres de taille. Vous trouverez encore que le sieur de Boissey a fait faire un rôle de 535 livres 5 sols pour le charroi de deux meules pour le moulin de Lanerel sur les habitants de la paroisse d'Amigny qui n'est imposée à la taille qu'à 123 livres. Vous apprendrez encore que Michel Loysel, sur ce même fondement, a fait condamner les habitants de Saint-Léger sur Sarthe... à 242 livres et a obtenu un exécutoire de dépens contre ses vassaux de 227 livres 4 sols. On prétend encore que plusieurs autres commettent de pareils abus qui font une nouvelle taille...

En 1681, c'est Colbert qui apprend à un intendant entrant en charge ce qu'il va trouver dans la généralité de Limoges :

Je suis bien aise de vous faire observer que l'on a toujours accusé les gentilshommes et personnes puissantes de votre généralité de faire un grand nombre de vexations sur les peuples, sous prétexte de péages, corvées, vinages, doubles tailles, augmentations de droits seigneuriaux du double, du triple, et enfin par une infinité d'autres moyens qui sont fort à charge aux peuples.

Le paysan était maltraité même par des gouverneurs de provinces. M. le marquis de Lévis, lieutenant de Roi en Bourbonnais, a établi, dans toutes les paroisses, par usurpation, des gardes qui s'autorisent de leur casaque pour ou ne rien payer ou très peu des impositions. Entre autres vexations, ils volent le blé que l'on transporte par charrois en Berri. L'intendant a vu bien d'autres choses étranges et de grand scandale dans la province. Il n'ose tout dire, mais prie Colbert de s'en ressouvenir pour en demander la vérité. Cette lettre est des premiers temps, en 1663, mais, plus tard dans le règne, un autre lieutenant de Roi, M. de Pompadour, se conduisait avec ses paysans comme s'il n'y avait eu ni lois ni roi.

Les huissiers, sergents, archers, toute une armée au service de la judicature, de la finance et des compagnies fermières exploite les campagnes. Dans l'élection du Blanc, quatre sergents et archers ont formé une société, que l'on appelle la bande joyeuse. Au rapport de l'intendant écrit en 1679, ils saisissent, sans ordre de saisie, des meubles qu'ils vendent, et font payer aux paysans, non seulement leur déplacement, mais leurs frais de cabarets. Chargés par un seigneur de percevoir un de ses droits, ils procèdent avec tant de violences dans trois paroisses que les plus riches paysans en sont sortis... ce qui fait qu'il reste encore dû 1.000 livres des deniers de la taille de l'année dernière. Au témoignage de dix témoins, depuis trois ans, ils ont fait perdre de meubles à ces habitants pour plus d'argent que ne se monte la taille. Un conseiller au bailliage d'Issoudun, que l'intendant a chargé d'une enquête, déclare qu'il avait entré dans plus de cent maisons, dans une étendue de sept à huit lieues, sans y trouver aucuns meubles tels que les villageois en ont ordinairement, à cause des petites voleries de ces gens-là, et que ce canton se trouve désolé, comme si la guerre y avait été. Ces gens-là n'ont peur de rien. Ils ont saisi des bestiaux de cabaretiers, au nom de la ferme des aides, sans en avoir le mandat. Le fermier des aides les a obligés à rendre les bestiaux. Ils sont retournés le lendemain, ont repris les animaux, rossé les cabaretiers et se sont fait payer leurs frais. Voilà trois ans que dure ce beau manège. Trébillon, le chef de la bande joyeuse, est parent du prévôt des maréchaux de Montmorillon et d'un procureur au Parlement de Paris. Au moment où l'intendant demande un arrêt pour juger ces misérables, plusieurs personnes s'entremettent et engagent les principaux témoins de l'affaire à se dédire. Partout on signale la malfaisance des huissiers qui pullulent. Un intendant se plaignait qu'il y en eût un grand nombre dans l'élection de Mantes. Colbert lui répondit : Il est assez difficile d'empêcher cet abus, et peut-être que si vous aviez été aussi particulièrement informé pour les autres élections, vous auriez trouvé qu'il est général.

Les réquisitions et corvées militaires étaient pour les campagnes une source de maux très pénibles. Les vivres réquisitionnés étaient mal payés. En 1675, 900.000 rations de fourrages ont été consommées dans les places de la Meuse ; le Roi, écrit l'intendant, les rembourse au plus à 4 sols. Les paroisses qui les ont fournies ne pourront Payer leurs tailles. Les paysans étaient employés, tantôt à des services de milice, plus souvent à la corvée des fortifications. Colbert réprouvait au début cette manière de travailler... fort à charge aux peuples et qui avance médiocrement les travaux. Il recommandait aux intendants de trouver des ouvriers volontaires. Mais les guerres surviennent. Au temps de la guerre de Hollande, ordre à l'intendant d'Amiens de lever, dans le gouvernement de Saint-Quentin, 2.500 habitants qui s'en iront travailler aux remparts de Guise ; ordre au duc d'Aumont de commander tous les paysans du Boulonnais nécessaires pour tirer... des carrières les matériaux nécessaires à la fortification de Calais. Sous les murs de Verdun, de Toul et de Stenay se succèdent, mois par mois, de grosses escouades de travailleurs, qui maugréent, si c'est le temps de la moisson, et sont très consolés, comme dit un intendant, plaît au Roi de leur donner de travailler aux moissons pendant les mois de juillet et d'août. En 1677, 500 paysans ont été envoyés à Verdun pour y travailler ; 450 ont déserté. Colbert ordonne à l'intendant de les renvoyer aux chantiers. Ici encore, il obéit à la nécessité : Une des plus méchantes introductions que l'on puisse faire dans ces places (de guerre) est de décharger les paysans du travail par corvée auquel ils sont obligés. Même il recommande de ne pas les accoutumer à recevoir de l'argent pour les ouvrages... parce qu'ils ne manqueront pas de prendre l'expédient... et même d'aller au devant.

Les recruteurs des armées pratiquaient l'enrôlement par ruse ou par force. Des paysans sont enfermés et affamés jusqu'à ce qu'ils signent un engagement de leur nom, ou d'une croix, s'ils ne savent pas écrire. Des recruteurs fabriquent de faux engagements pour en tirer finance. Les ministres laissent faire. L'intendant Foucault ayant publié une ordonnance contre les recruteurs, Colbert lui reproche de faire du zèle : Tous les grands États ne se soutiennent bien que par les gens de guerre. Il ne faut jamais que ceux qui ont l'autorité publique en main fassent paraître quelque prévention sur le sujet de la levée des troupes. Il ne faut prévoir à ces violences que sur des cas particuliers. On était en pleine guerre de Hollande, il fallait des hommes à tout prix ; les gens des campagnes le savaient. Des intendants écrivent que les cabarets, foires et marchés sont désertés. C'était en effet l'habitude des recruteurs, — Louvois le reconnaît, — de prendre les gens... aux foires et aux marchés. Même dans les champs, les paysans fuient dès qu'ils voient un homme porteur d'épée.

Les passages de troupes étaient comptés par le gouvernement lui-même parmi les calamités publiques. L'édit de 1683 défend aux villes d'aliéner leurs biens et d'emprunter, si ce n'est en cas de peste, logement de troupes, ruine ou incendie d'églises. Des villes se vidaient à l'approche d'un régiment. Un intendant défend aux habitants de Chaumont-en-Vexin de s'absenter au moment d'un passage de troupes, sous peine de confiscation de meubles et de grosse amende. Un autre, en prévision de désertions, demande aux villes de Champagne un rôle annuel des bourgeois et un rôle trimestriel des logements. Les villes pouvaient se défendre, ou tout au moins protester. Le paysan était l'être sans armes, sans murailles, disséminé, isolé, la proie de tous les brigandages.

Ces misères étaient des accidents, — souvent répétés, il est vrai, — dans la vie des paysans. La grande misère régulière, c'était le paiement des contributions de toutes les sortes, tailles, gabelles, aides, etc., ajouté au paiement des redevances au seigneur. Dans les premières années du ministère de Colbert, il n'est presque point d'élection qui ne trame un arriéré de tailles. Par exemple, en 1664, la généralité de Poitiers, qui est imposée à 2.475.000 livres, en redoit 2.900.000. Quelquefois, l'État vendait à bas prix sa créance à un traitant, qui se faisait promettre qu'on l'aiderait de gens de guerre pour faire payer les paroisses en désordre. En beaucoup d'endroits, les paysans s'obstinent à ne rien payer parce qu'ils désespèrent de pouvoir jamais s'acquitter. Ils savent qu'après qu'on a emprisonné leurs collecteurs et fait quelques exécutions, il n'y a plus de recours contre leur misère. Les peuples, dit en 1664 l'intendant de Touraine, se sont endurcis et ont mieux aimé ne rien payer du tout que d'en payer une partie et d'être toujours inquiétés pour le restant.

Un peu partout, des paysans désertent le plat pays. Ils émigrent dans les villes, les uns pour y porter leur indigence, les autres pour y faire du commerce. Les marchands de Paris représentent au Roi dans un mémoire, l'année 1685 :

Les bonnes maisons de la campagne, qui avaient la force et l'expérience nécessaires pour y faire la culture... se sont jetées dans le commerce des villes, Pour se tirer de la désolation de la campagne, dans laquelle ils n'ont laissé que des misérables impuissants pour y faire les ménages nécessaires[10].

Des paysans des provinces frontières fuyaient à l'étranger. Les actes de déguerpissement et d'abandonnement de biens sont nombreux en Languedoc, surtout à partir de l'année 1674. Il fallut y édicter toute une législation sur la matière. Du côté de l'est, les désertions sont nombreuses. Le seigneur de la ville de Bourbonne écrivait en 1665 :

Mon devoir m'oblige d'avertir le Roi que S. M. est très mal servie en cette frontière, où il n'y a que des fripons qui la servent, en sorte qu'il en est sorti plus de 10.000 familles, qui sont allées dans le comté de Bourgogne, d'où on les a envoyées la plupart à Milan, de là en Portugal.

La Franche-Comté et la Lorraine, qui jouissaient de la franchise du sel et d'autres immunités attiraient assez (les déserteurs) sans qu'ils fussent contraints d'y aller, ou plutôt chassés par leurs créanciers, par les sergents et les exécuteurs des tailles. De temps en temps, des arrêts du Conseil rappelaient les fugitifs ou leur permettaient de rentrer. Arrêt en faveur des habitants de Champagne et de Bourgogne retirés dans la Franche-Comté et qui reviendront dans leurs provinces. Arrêt permettant aux sujets de S. M. qui se sont retirés en la Franche-Comté de revenir s'habituer en France.....

De tous les abus, excès et violences, une misère générale des peuples du plat pays était la suite obligée. Un jour, en1i670, Colbert demande aux intendants si les paysans se rétablissent un peu, comment ils sont habillés, meublés, et s'ils se réjouissent davantage les jours de fête et dans l'occasion des mariages qu'ils ne faisaient ci-devant. Ces quatre points, dit-il, renferment toute la connaissance qu'on peut prendre de quelque rétablissement dans un meilleur état que celui auquel ils ont été pendant la guerre et dans les premières années de la paix.

Les paysans ne se rétablirent pas. Les années de paix apportèrent quelque soulagement. La meilleure police atténua les maux causés par le brigandage des hobereaux. La taille fut diminuée. Malheureusement, les années de paix étaient rares, le brigandage ne fut point aboli, les autres vexations durèrent, l'augmentation des aides compensa la diminution de la taille, le régime de la vente des blés fut ruineux au laboureur. Tous les paysans n'étaient pas réduits à une extrême misère. Ceux qui payaient la taille réelle n'étaient point accablés comme ceux qui payaient la taille personnelle. Même dans les pays de taille personnelle, des fermiers, dont les propriétaires étaient des puissances qui les protégeaient, gagnaient leur vie. Ces coqs de village, dont Colbert parle souvent, étaient ménagés dans la répartition des tailles ou même s'en faisaient exempter. Certains avaient de belles métairies, entourées de fossés. flanquées de tours, et qui portaient au fronton les armes de la famille rustique. Ils possédaient un chartrier où les terres et bâtiments étaient inscrits, et des plans où les maisons, les chemins et les arbres étaient peints en belles couleurs. Même de plus médiocres maisons, couvertes de genêt, étaient plaisantes. La salle y avait belle mine, avec ses massives armoires à corniche logées dans le mur, la grande cheminée à rabat et les dressoirs où l'étain de la vaisselle luisait. C'est dans ces pays et ces maisons qu'il faut placer les scènes de bonheur et de joies champêtres. Ailleurs, presque partout, des témoignages crient la misère.

En 1663, l'intendant de Dauphiné écrit : On m'a assuré en quelques endroits où les neiges et la rigueur de l'hiver ont fait mourir les blés que les paysans faisaient moudre des coquilles de noix avec du gland et du blé noir ou un peu d'avoine et de seigle pour en faire du pain.

Douze ans après, M. de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, reparlait de la nourriture des paysans :

Monsieur, je ne puis différer de vous faire savoir la misère où je vois réduite cette province : le commerce y cesse absolument, et de toutes parts on me vient supplier de faire connaître au Roi l'impossibilité où l'on est de payer les charges. Il est assuré, Monsieur, et je vous parle pour en être bien informé, que la plus grande partie des habitants de ladite province n'ont vécu pendant l'hiver que de pain de glands et de racines, et que présentement on les voit manger l'herbe des prés et l'écorce des arbres. Je me sens obligé de vous dire les choses comme elles sont, pour y donner après cela l'ordre qu'il plaira à Sa Majesté...

En l'année 1675, l'intendant de Bourges décrivait ainsi la misère du Berri :

Dans la province de Berri et les circonvoisines, tous les habitants et particulièrement les laboureurs, y sont plus malheureux que les esclaves de Turquie et les paysans de Pologne qui n'ont rien en propre, par cette seule raison qu'ils sont journellement exposés à la merci d'une douzaine d'usuriers qui se rencontrent dans chaque village, lesquels leur font vendre leurs bestiaux quatre fois l'année et leurs grains incontinent après la récolte..., au plus vil prix. Ces prêteurs à intérêts achètent les bestiaux et les grains de ces laboureurs et les leur revendent le double et à nouveaux intérêts ; et non contents de ce, ils les font emprisonner pour faciliter, par un consentement ensuite à leur élargissement, ces compositions honteuses.

On composerait des volumes avec les doléances sur la misère. Elles sont de provenances diverses, elles concordent. Tantôt, c'est une plainte brève. De Bretagne, madame de Sévigné écrivait en 1680 : Je ne vois que des gens qui me doivent de l'argent, qui couchent sur la paille et qui pleurent. Tantôt, c'est un témoignage officiel, irrécusable. En 1687, deux commissaires, Henri D'Aguesseau et Antoine Lefèvre d'Ormesson furent chargés d'une enquête dans deux pays qui n'étaient pas les plus malheureux, le Maine et l'Orléanais. Ils y ont trouvé, disent-ils, un mal général, la pauvreté des peuples, et ils le prouvent non par des discours généraux, mais par des faits.

Nous avons vérifié que presque partout le nombre des familles a diminué considérablement, sans compter celles qui sont sorties à cause de la religion. Que sont-elles donc devenues ? La misère les a dissipées ; elles sont allées demander l'aumône, et ont péri ensuite, dans les hôpitaux ou ailleurs...

Les maisons qui sont tombées en ruines dans les villes et les villages ne se relèvent point, par l'impuissance de ceux à qui elles appartiennent, et nous en avons vu beaucoup de détruites et abandonnées de cette manière...

Il n'y a plus guère de paysans qui aient du bien en propre, ce qui est un grand mal ; car lorsqu'un paysan est propriétaire du fonda, il en vit à son aise, et il le cultive et fait valoir beaucoup mieux que celui d'autrui Il n'y a presque plus de laboureurs aisés... ; il n'y a plus que de pauvres métayers qui n'ont rien ; il faut que les maîtres leur fournissent les bestiaux, qu'ils leur avancent de quoi se nourrir, qu'ils payent leur taille, et qu'ils prennent en payement toute leur portion de la récolte, laquelle même, quelquefois, ne suffit pas...

Les paysans vivent de pain fait avec du blé noir ; d'autres, qui n'ont pas même du blé noir, vivent de racines de fougère bouillies avec de la farine d'orge ou d'avoine et du sel...

On les trouve couchés sur la paille ; point d'habits que ceux qu'ils portent, qui sont fort méchants ; point de meubles, point de provisions pour la vie ; enfin, tout y marque la nécessité.

Les deux commissaires, pour donner une idée de l'épuisement des misérables, écrivent que les huissiers eux-mêmes ne savent plus où se prendre : Il n'y a presque plus de quoi asseoir des exécutions. Cependant les fermiers des gabelles ont redoublé leur diligence et leur application à faire valoir la ferme. Les fermiers des aides, comme le produit des anciens cinq sols, qui se percevaient seulement aux entrées des villes et faubourgs, a diminué, l'ont étendu aux vins recueillis dans les hameaux et écarts. Les autres fermiers travaillent à racler le fonds épuisé. Ainsi tout ce qu'il y a d'argent dans les provinces s'emploie presque entièrement à payer les droits du Roi. C'est uniquement à quoi l'on travaille... Il ne reste presque plus d'argent aux particuliers.

D'Aguesseau et d'Ormesson énumèrent les causes de cette misère : impôts extraordinaires, logements de gens de guerre, et la chicane, les mangeries des petits officiers et ministres de justice. Ils proposent des réformes : construire des casernes pour les soldats, afin de les tenir sous la main en bonne discipline[11], modérer un peu les impôts, et surtout réformer la justice, car, de la mauvaise justice, on se plaint beaucoup plus que de la levée des droits du Roi : pour une plainte qui nous a été faite contre des commis, il y en a cent pour le fait de la justice, qui procèdent pour la plupart de l'impuissance de l'obtenir par les voies ordinaires[12].

Des étrangers signalent à leurs gouvernements les maux du royaume de France. Tout le long du règne, les ambassadeurs de Venise répètent le même témoignage. En 1660 : Si Paris et la cour offrent une perspective toute d'or et de délices, l'intérieur des provinces est une sentine d'indigence et de misères. En 1664 : Les provinces sont ruinées par la pauvreté du menu peuple, qui souffre moins du poids excessif des tailles que de l'avidité des partisans. En 1680 :

A Paris, on ne peut voir l'état nécessiteux du peuple de France ; c'est dans les provinces qu'apparaissent la misère et la détresse des peuples accablés par les charges sans nombre et par les logements de gens de guerre auxquels ils sont obligés de faire face, quoique réduits à la mendicité.

Il est vrai, ajoute l'ambassadeur, ce qui nuirait à tout autre prince tourne au profit de l'heureux monarque ; car les hommes, contraints par la pauvreté de trouver de quoi subsister, se résolvent à s'enrôler dans les armées royales, et, plus le pays est misérable, plus les armées trouvent de recrues.

En 1684, l'ambassadeur, qui a visité les provinces, rapporte :

Depuis le commencement de la dernière guerre, la valeur des terres a baissé de plus d'un tiers, par l'appauvrissement et l'abandon des peuples, accru encore par les vexations pratiquées pour expulser les religionnaires. Dans les voyages que vous m'avez ordonné de faire, j'ai vu de mes yeux des terres qui jadis comptaient 700 et 800 feux, réduites à moins de 30, par le continuel passage des gens de guerre.

Le Vénitien prévoit que, si la guerre recommençait, il serait presque impossible que les choses ne fussent réduites à une ruine totale.

Le philosophe anglais Locke, a remarqué, dans un voyage qu'il a fait en France, l'année 1676, que le paysan est broyé sous le poids des impositions mal réparties. La plupart des bourgs, dit-il encore, se composent de maisons si mal bâties, si délabrées, qu'en Angleterre on ne nommerait pas ces bourgs des hameaux. Il a vu beaucoup de maisons en ruine.

Colbert eut donc raison de redire sa plainte, qui, d'année en année, devient de plus en plus douloureuse :

Ce qu'il y a de plus important et ce sur quoi il y a plus de réflexions à faire, c'est la misère très grande des peuples. Toutes les lettres qui viennent des provinces en parlent, soit des intendants, soit des receveurs généraux et autres et même des évêques...

Toutes les affaires de finances ont leur cours ordinaire : les intendants visitent les généralités et en rendent compte dans toutes leurs lettres, qui sont pleines de la misère des peuples.

Et encore (1683) :

Si S. M. se résolvait de diminuer ses dépenses, et qu'elle demandât sur quoi elle pourrait accorder du soulagement à ses peuples...

Alors il énumère : diminution des tailles à 25 millions, diminution du sel, des droits d'aides en les rendant partout uniformes par la suppression des privilèges locaux et personnels, réduction des officiers au nombre qu'ils étaient en 1660, etc. Le Roi écrit en marge : La misère me fait beaucoup de peine.

La société entière pèse sur le paysan. Loyseau se plaignait que ces pauvres gens fussent tant rabaissés, voire opprimés et par les tailles et par la tyrannie des gentilshommes. Il s'émerveillait comment il se trouve des laboureurs pour nous nourrir. Mais il croyait que cette misère était fatale, qu'elle était conforme à une loi :

En la monarchie française, dit-il, nous tenons que le menu peuple, bien que libre, c'est-à-dire exempt d'esclavage et seigneurie privée, est néanmoins sujet généralement à la seigneurie publique, même de droit commun, et régulièrement il est sujet à certaines charges viles, comme de payer tailles et autres contributions pour les nécessités de l'État, à la garde des villes et châteaux, à loger et héberger les gens de guerre, et autres semblables charges. Desquelles ; charges du commun peuple les Nobles sont francs et exempta de tout temps, pour ce qu'ils sont employés à chose plus utile et importante à l'État, à savoir à le défendre contre les ennemis.

Cette destination du menu peuple aux charges viles, — le travail, le paiement des tailles, — était celle que l'État de la France en 1661 assignait aux paysans. Il dit qu'il ne fournit que peu de matière de discours, on en peut seulement dire que c'est sur lui qu'on lève les tailles, et qu'il cultive les biens de la terre pour la nourriture des villes.

A peu près personne ne ressentait pour eux de la pitié. Colbert, lorsqu'il demandait s'ils se réjouissaient davantage les jours de fêtes, voulait savoir s'ils étaient en état de payer la taille. On croit trouver une pensée d'humanité dans un article de l'ordonnance civile : En procédant par saisie et exécution, sera laissé aux personnes saisies une vache, trois brebis et deux chèvres, pour aider à soutenir leur vie. Il était défendu de saisir les chevaux, bœufs et autres bêtes de labourage, charrues, charrettes et ustensiles servant à labourer et cultiver les terres. Mais ce texte n'était que le renouvellement de prescriptions fort anciennes, que méprisèrent, après comme avant, les créanciers et les huissiers. Les saisies, disait le Roi dans l'ordonnance, ne pourront être faites même pour nos propres deniers. Mais comme, un jour, un intendant voulait s'en tenir aux termes de cette inhibition, durement Colbert lui reprocha de chercher la popularité, de prendre un certain air d'approbation publique.

Il semble que ces souffre-douleurs vivent hors la société, qu'ils soient d'une autre race, à peine des hommes. Même en des âmes qui ne sont pas méchantes apparaît le dédain de ces sottes gens, de ces créatures, comme dit Mme de Sévigné parlant de ses Bas-Bretons. Elle leur refuse même le droit à l'amour : L'amour est quelquefois bien inutile de s'amuser à ces sottes gens. Quand les paysans sont enrôlés dans la milice : C'est une étrange chose, dit-elle, que de mettre des chapeaux à des hommes qui n'ont jamais eu que des bonnets bleus sur la tête. On dirait qu'elle parle de sauvages. Et l'intendant de Bourges écrit le mot en toutes lettres :

Il n'y a pas de nation plus sauvage que ces peuples ; on en voit quelquefois des troupes à la campagne, assis en rond au milieu d'une terre labourée, et toujours loin des chemins ; mais, si l'on en approche, cette bande se disperse aussitôt.

Ainsi est commentée la page de La Bruyère :

L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.

 

III. — LES RÉVOLTES DE PETITES GENS[13].

LES petites gens des villes et des campagnes ne souffrirent pas  leurs maux patiemment. Pas une année du règne ne passa sans des révoltes dont quelques-unes furent très graves.

En 1662, désordre à Laval, ces pays étant accablés de nécessité ou de maladies. En 1663, rébellion considérable dans une paroisse de l'élection de Clermont ; les gens d'armes envoyés pour faire payer la taille ont été chargés par les habitants. En 1664, insurrection dans les villes du Poitou, à l'annonce que des dépôts et contrôles pour la gabelle vont être établis. Même année, émeute à Bourges contre un commis des aides. Les séditieux ont forcé les magistrats de sortir des prisons ceux qui avaient été condamnés. Ils ont été combattus par les gens de condition, qui ont témoigné de leur zèle au service du Roi, et par les officiers de la ville, qui ont fidèlement et généreusement servi... Quelques-uns des habitants ont été tués et plusieurs blessés. L'intendant était absent au moment du trouble ; quand il fait son entrée, un mois après, comme la canaille murmurait encore assez insolemment, il fait saisir deux meneurs. Le jour même, leur procès est mis en état, l'un est condamné aux galères perpétuelles et l'autre à être pendu. Le jugement, lu le matin, est exécuté l'après-dînée avec beaucoup d'autorité. Même année, à Bordeaux, plus de 300 personnes, rassemblées devant le palais de la Cour des Aides, criblent de pierres et de neige les parties, les procureurs, les avocats et les clercs. A Lyon, en 1669, des faubouriens de la Croix-Rousse ont repoussé les archers que les fermiers des aides avaient mis aux portes pour empêcher l'entrée des vins en bouteilles. Une femme a fixé au bout d'un bâton un papier blanc, qui a servi de drapeau à 5 ou 600 personnes. La femme au drapeau est pendue ; huit autres condamnations à mort sont prononcées. A Poitiers, en 1675, les bouchers insultent l'intendant et blessent plusieurs commis. La même année, au Mans, émeute de gueux et de mendiants. Tous les bons bourgeois... ont pris les armes..., repoussé cette canaille..., mis en prison les plus coupables, et mis garnison dans tous les bureaux du Roi, des gabelles, etc.

En 4680, à Vitry-le-Croisé, en Champagne, un huissier est chargé d'annoncer aux habitants qu'ils auront à payer le droit de gros sur les vins. Il commande au marguillier de sonner l'assemblée de la paroisse ; le marguillier s'y refuse. Il lui remet un ordre écrit, le marguillier le foule dans la boue, disant : Mortdieu, je me defous bien de ces ordres de l'intendant. Autour des deux hommes, les femmes et les filles s'attroupent, se mettent sur deux colonnes en bataille, la perche sur l'épaule, et poursuivent l'huissier qui se réfugie dans la maison d'un lieutenant de la justice. Un juge arrive de aillons à fin d'enquête. Les femmes lui font escorte, jurant dans tout le chemin le nom de Dieu et proférant beaucoup de saletés. Elles appellent les assistants du juge et de l'huissier bougres de voleurs, et disent qu'il les faudrait tous tuer. Le lendemain, qui est un dimanche, le curé remontre aux habitants qu'ils commettent une grande faute. Le surlendemain, les femmes assiègent le juge, logé chez le lieutenant de justice ; elles demandent que ce bon bougre d'intendant vienne les passer en revue et crient : C'est à cette fois qu'il faut en descendre !

Plusieurs fois l'émotion s'étendit à tout un pays, et fut une véritable révolte. Le Boulonnais avait gardé, après son union à la couronne, de grands privilèges : Je voulus, dit Louis XIV, y faire imposer une très petite somme, seulement pour faire connaître que j'en avais le pouvoir et le droit ; cela produisit d'abord un mauvais effet ; mais l'usage que j'en fis, quoique avec peine et douleur, l'a rendu bon pour les suites. Le mauvais effet fut une prise d'armes où six mille personnes s'assemblèrent. Le Roi fit marcher en Boulonnais dix compagnies de gardes françaises, cinq de Suisses, vingt-trois de chevau-légers, et il envoya un maître des requêtes faire le procès aux rebelles. Le 12 juillet de l'année 1662, 594 des rebelles furent tués, blessés ou pris dans une rencontre. Trois mille personnes environ furent arrêtées. Colbert conseilla au maître des requêtes de se faire assister par des juges étrangers : Ceux du pays auraient trop d'indulgence et de compassion pour donner un exemple de terreur. Un arrêt du Conseil ordonna que le procès serait fait à douze cents des plus coupables. Ceux qui auraient vingt ans et au-dessous, ou soixante-dix ans et plus, et les estropiés et infirmes seraient mis en liberté. On choisirait, dans le reste, quatre cents des plus valides pour servir à perpétuité sur les galères. Plusieurs des révoltés furent roués ou pendus, et les 400 mis en route pour Marseille.

C'était le moment où Colbert se procurait par tous les moyens des recrues pour les galères du Roi. Les condamnés boulonnais étaient en un état misérable, lorsqu'à Montreuil-sur-Mer ils furent rivés à la chaîne. Un agent espérait qu'ils se trouveraient mieux quand ils auraient pris l'air. Un autre conseillait de faire un peu de dépense extraordinaire afin de les remettre, car ce sont de bons hommes, qui pourront servir, s'ils sont ménagés et secourus. Ils arrivèrent lamentables à Toulon. La plupart de ces galériens étaient des paysans, mais la Cour soupçonnait la noblesse et la bourgeoisie de s'être intéressées à la révolte. Le maréchal d'Aumont, gouverneur du Boulonnais, reçut huit lettres de cachet en blanc, Portant un ordre d'exil, pour être délivrées à huit bourgeois qu'il connaîtrait avoir trempé dans cette affaire. Huit honnêtes bourgeois, réellement innocents, dit le maréchal, furent exilés à Troyes. L'exemple fait, le Roi maintint la contribution qu'il avait imposée, garda les forçats, permit aux huit bourgeois de rentrer, et laissa au Boulonnais son assemblée d'États et ses privilèges, que Colbert aurait voulu abolir.

Dans les pays de Chalosse, Labour, Béarn et Bigorre, où la gabelle fut introduite en 1664, des troubles se prolongèrent plusieurs années. Des villages barricadés résistèrent aux dragons du Roi. Des paroisses se liguèrent. Un gentilhomme, d'Audijos, né au pays de Chalosse, et qui avait servi dix ans dans l'armée, mena la révolte. Toute l'année 1661, des bandes battirent la campagne. Audijos pillait les villages et les écarts. Il assassina un curé qui avait publié un ordonnance du Roi défendant de lui donner retraite et tua des gardes du Convoi. Le pays était fort fâcheux et couvert ; les insurgé se cachaient derrière des haies pour tirer et se sauvaient dans les bois. On les appelait les invisibles. L'hiver, l'insurrection gagna du terrain. L'intendant, qui a fait bonne justice, dit-il, et avec tout l'éclat possible, depuis le commencement des troubles, demande la permission d'envoyer aux galères par la première chaîne, sans aucune forme ni figure de procès, quiconque sera pris porteur d'u fusil. La tête d'Audijos fut mise à prix très cher. Il échappait ton jours, en Espagne au besoin, s'il était serré de trop près.

Pourtant, à la fin de l'année 1665, les bureaux de la gabelle étaient ouverts partout ; les paroisses rebelles payaient les amende auxquelles elles avaient été condamnées. L'intendant les avait réduite par l'infaillible moyen des logements de troupes : Il faut assurement lasser ce pays, écrivait-il, et le mortifier tout à fait par ce logement. Mais Audijos demeura insoumis et invisible. En fin encore, il opérait dans la vallée d'Ossun, où il assassinait un cure puis le syndic de la vallée et un petit garçon. Mais l'évêque d'Ain-sur-l'Adour entreprit de le convertir ; le bandit signa une promesse d'être fidèle au Roi et fit une retraite d'une dizaine de jours au séminaire d'Aire. Le Roi ne voulut pas qu'un tel homme demeurât sas emploi ; il lui octroya des lettres de grâce, puis un brevet de colora de dragons. Audijos fut tué en 1677 à la défense de Messine.

L'hiver de 1869 à 1670 avait gelé les oliviers dans le pays entre Aubenas et Montpellier. Le printemps fut ravagé par des orages. Les gens du Vivarais, qu'affolait la misère menaçante, accueillirent l'absurde et fausse nouvelle qu'un édit taxait la naissance d'un enfeu mâle à dix livres, celle d'une fille à cinq livres, un habit neuf à trois livres, un chapeau neuf à cinq sous, etc. Aubenas était en effervescence, quand la ferme du droit de deux écus par cheval de louage envoya un commis. lies femmes et des ouvriers le poursuivirent e criant : A l'Ardèche ! Quelques jours après, une quinzaine de paroisses dans la plaine d'Aubenas étaient insurgées. On chanta une chanson du temps de la Fronde, qui sent le château brûlé :

Depuis tantôt cinq ou six ans

L'avarice des partisans,

Traitans, sous-traitans, gens d'affaires,

Race à notre bonheur contraire

Pillait avec impunité....

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans les villes, dans les villages,

Ainsi l'excès de leurs pillages

Comme celui de leur pouvoir

Nous réduisait au désespoir...

Assez de faim, assez de larmes,

Du sang, paysan, prends tes armes !

Sus aux vautours, aux gabelous !

Il faut hurler avec les loups !

Sur les vampires de l'Ardèche

Ton hoyau, ton pic et ta bêche

A leur tour percevront l'impôt.

Hardi, les gars ! Point de repos.

Au mois de mai, les insurgés prirent pour chef un gentilhomme, Antoine du Roure, ancien officier, qui avait fait campagne en Flandre et en Roussillon. Le lieutenant de Roi en Languedoc, marquis de Castries, ordonna aux gentilshommes et aux magistrats de courir sus aux rebelles. Des soldats furent appelés et un prévôt des maréchaux s'installa à Villeneuve-de-Berg. Les insurgés allèrent assiéger le prévôt. 27 paroisses étaient en armes. Le gouverneur retira son ordonnance et déclara aboli, s'il avait jamais existé, l'édit sur les naissances, habits et chapeaux. Mais une garnison arrivait à Aubenas, les derniers jours de juin, et l'on y procédait à la levée d'un droit sur les tavernes et sur les quittances. L'émotion recommença, Du Roure entre dans la ville par surprise. Un élu est tué ; un insurgé arrache au cadavre les entrailles qu'il enroule autour de son cou, et se promène par les rues avec ce collier. Mais les insurgés vainqueurs ne savaient que faire ; le gouverneur consentit une trêve, et du Roure envoya demander au Roi l'absolution. Un messager, le comte Raimbauld de Vogué, fera savoir à Sa Majesté que la plus forte de nos passions est de vivre et de mourir dans l'obéissance que nous lui devons, et que si, par malice de nos ennemis, nous sommes assez malheureux de lui avoir déplu dans nos attroupements, c'était dans l'unique but d'exterminer les élus qui nous font mourir de faim.

Des troupes avaient été réunies à Viviers : mousquetaires de la maison du Roi commandés par d'Artagnan, 4 escadrons de cavalerie, 2 compagnies du Royal-Dragons, 3 régiments plus 2 compagnies d'infanterie, 6 compagnies du régiment des gardes, 400 Suisses, 800 hommes de milice, et grand nombre de gentilshommes, venus de Languedoc et d'ailleurs. Le 25 juillet, Du Roure et ses 12 ou 1500 paysans sont dispersés et les troupes entrent à Aubenas le lendemain. En trois semaines, une centaine de rebelles, hommes et femmes, furent condamnés à mort, 5 à 600 aux galères et à l'exil. Des paysans furent massacrés par les soldats dans des villages qui se vidèrent par la fuite vers la montagne. Aubenas perdit son droit de députer aux États particuliers du Vivarais et aux États du Languedoc. Les clochers des églises furent écimés et les cloches descendues. Cependant Du Roure, échappé à sa défaite, s'en allait vers le Roi, persuadé qu'il n'aurait qu'à parler pour être pardonné. Arrivé à Saint-Germain, il ne put voir le Roi. Il vint à Paris pour s'adresser à MM. du Parlement, espérant qu'ils le prendraient sous leur protection et le recommanderaient au Roi ; mais, dit-il, aucun procureur ne voulut aucune de mes raisons. Il ira donc chercher justice auprès d'un autre roi : Le lendemain pris ma route droit à Madrid pour aller faire la même prière à Sa Majesté d'Espagne. Arrêté à Saint-Jean-Pied-de-Port et conduit à Montpellier, il fut condamné à faire amende honorable devant l'église de Saint-Pierre. Ce fait, l'exécuteur le conduira à la place publique, où... il mettra son corps en quatre quartiers, et en séparera la tête la dernière, qui sera exposée sur une perche à la porte Saint-Antoine d'Aubenas et ses membres sur le grand chemin de Largentière, Joyeuse, la Chapelle et la Villedieu (quatre endroits qui s'étaient insurgés). Des gens du peuple se partagèrent, dit-on, les vêtements du supplicié pour en faire des reliques. Mais les États du Vivarais votèrent un don de 4.000 livres au gouverneur d'Aubenas, attendu que le château de cette ville, où les insurgés n'avaient pu entrer, a été le salut du pays et empêché qu'il n'y soit arrivé de plus grands désordres. L'ambassadeur vénitien écrivit au doge, à la fin du mois d'août : Les punitions et les supplices les plus sévères continuent dans le Vivarais pour le châtiment des rebelles... Ils sont soumis aux mêmes impôts et aux mêmes vexations que par le passé et sont rentrés dans leur ancienne obéissance... Le Roi se réjouit extrêmement de voir de tous côtés souffler un vent propice à sa fortune, à sa puissance et à sa tranquillité.

Quand la guerre de Hollande obligea Colbert à recourir aux affaires extraordinaires — papier timbré, marque de la vaisselle d'étain, augmentation des gabelles, monopole du tabac, taxes sur les corporations — tout l'Ouest, villes et campagnes, s'agita.

A Bordeaux, l'émotion commença en 1674. L'intendant et le Premier Président du Parlement en furent troublés. Colbert leur fit honte :

Nous sommes nés sous le plus grand roi qui ait jamais porté sceptre, écrit-il à l'intendant... ; pendant cet été, il sera perpétuellement à la téta de son armée. faisant des actions qui étonneront la postérité. Si, dans ce temps. une ville comme Bordeaux faisait connaître le moindre mouvement de sédition. elle porterait certainement le souvenir de sa mauvaise volonté plus longtemps que sous le règne de Henri III.

Le 26 du mois de mars 1675, un commis de la ferme du droit sur l'étain et un jurat qui l'accompagnait aux boutiques des potiers furent poursuivis par la foule. Un tonnelier ayant été tué par un chevalier du guet, le quartier Saint-Michel se soulève le 27. Les émeutiers font battre le beffroi des paroisses, pillent les boutiques des marchands d'étain qui ont consenti à payer le droit, tuent le domestique du subdélégué de l'intendant, brûlent la maison de ce délégué, pillent la maison du domaine du Roi. Ils criaient et faisaient crier : Vive le Roi sans gabelle ! Le 28, maîtres de la porte Sainte-Croix, ils l'ouvrent à des paysans, qui grossissent l'émeute. Cette foule menace tous ceux qui ont l'honneur de faire les affaires du Roi. Le Parlement ordonne aux bourgeois et chefs de famille... de se mettre à la suite de chaque jurade, pour empêcher que les séditieux ne se rendent les maîtres. Mais les canailles ont fait des capitaines, qu'ils ont choisis dans le corps des tanneurs. Un conseiller au parlement, qui donne de bons conseils à ceux qu'il croyait les plus raisonnables, est tué. Des dames du Parlement sont battues. Des bourgeois, qui veulent se sauver de la ville, sont pris pour des gabelous et massacrés. Le 29 mars, le gouverneur, maréchal d'Albret, escorté de la noblesse, va réprimander les bourgeois d'avoir souffert les désordres, et leur fait prendre les armes. Le maire se met à la tête des gens de qualité en état de servir le Roi et le public. On marche sur le cimetière de Sainte-Croix, où les séditieux sont assemblés. Ceux-ci demandent pardon et amnistie pour les dégâts qu'ils ont faits, mais en même temps qu'on abolisse les impôts. Le maréchal d'Albret promet d'intercéder auprès du Roi pour faire retirer le droit sur l'étain et sur le papier timbré. Le Parlement rend un arrêt qui surseoit à la levée des droits. La sédition s'apaise, et, le soir, les boutiques sont rouvertes.

Les autorités de la province avaient capitulé parce qu'elles ne se sentaient pas en force. Toute la Guyenne était agitée. Les étrangers habitués à Bordeaux fomentent le désordre. L'intendant écrivait :

Je ne crois pas vous devoir taire qu'il s'est tenu des discours très insolents sur l'ancienne domination des Anglais ; et, si le roi d'Angleterre voulait profiter de ces dispositions et faire une descente en Guyenne où le parti des religionnaires est très fort, il donnerait dans la conjoncture présente beaucoup de peine.

Le maréchal, qui avait rassemblé à deux ou trois lieues de la ville deux régiments de cavalerie, estimait que ce peu de troupes ne lui était qu'un très médiocre secours.

Cependant, dès le mois d'août, la répression a commencé. Après une émeute au quartier Saint-Michel, — le papier timbré avait reparu, — le maréchal fit savoir : Hier, on commença d'en pendre deux dans la place Saint-Michel et aujourd'hui on continuera, ainsi que le reste de la semaine, de donner au public tous ces exemples de sévérité. Mais les peuples ne paraissaient pas s'émouvoir. La crainte de la potence n'a pas déraciné de leur cœur l'esprit de sédition et de révolte, et la plupart des bourgeois ne sont guère mieux disposés, bien qu'ils n'aient pas osé faire paraître leur mauvaise volonté pour ne pas exposer leurs vies et leurs biens.

Tout le monde allait être mis à la raison. Cette année 1673, le Roi était en guerre avec l'Europe, ce fut l'année des victoires et de la mort de Turenne. A l'automne, la guerre étant suspendue aux frontières, une partie des troupes du Roi fut envoyée en Guyenne pour y prendre ses quartiers. Le Roi signifia ses volontés par une déclaration, le 15 novembre. Le Parlement sera relégué à Condom ; la ville perdra ses immunités financières. Les cloches de Saint-Michel et de Sainte-Eulalie seront descendues. Le clocher de Saint-Michel sera rasé (il ne le fut pas). La porte Sainte-Croix et cinq cents toises de murs seront démolies. Le plus terrible châtiment fut de loger les soldats. Le 17, les troupes, toute une armée, entraient à Bordeaux. Le 30 décembre, les jurais écrivent à Colbert que la ville est ruinée par le logement de 209 compagnies d'infanterie et de cavalerie, qui ont exigé des habitants des sommes immenses ; les Portugais et les riches marchands ont émigré, onze cents maisons sont vides : Nous sommes les magistrats d'une ville désolée...

Pour les mêmes causes, la Bretagne se révolta, la même année.

Sur la fin de mai 1675, à Guingamp, un pillage fut empêché par trois gentilshommes et les bons bourgeois. Le lieutenant du Roi en Basse-Bretagne, de La Coste, qui s'était rendu à Guingamp. se dirigea vers Châteaulin pour y assurer les bureaux, où devaient être perçues les contributions nouvelles. On cria qu'il amenait la gabelle. Le tocsin ameuta des fusils, des mousquets, des fourches et des bilons contre le grand gabeleur. La Coste, sitôt arrivé à Châteaulin, fut entouré et harangué insolemment, il tua le harangueur ; mais, assailli, blessé, bloqué dans une maison, il n'échappa au feu qu'en promettant la révocation des édits.

Une jacquerie s'organisait. Le supérieur des Jésuites de Quimper avertit au commencement de juillet que 18 à 90000 hommes armés de mousquets, de fusils, de fourches et de hallebardes, ont forcé des gentilshommes à se mettre à leur tête, après les avoir habillés en paysans. Quatorze paroisses du pays entre Douarnenez et Concarneau ont fait un règlement. Elles se disent unies pour la liberté de la province et elles annoncent qu'elles députeront aux États de Bretagne pour expliquer la cause de leur soulèvement. Elles donneront à leurs députés un bonnet et camisole rouges, un haut de chausses bleu, avec la veste et l'équipage convenables à leurs qualités. Elles veulent l'abolition des champarts et corvées contraires à la liberté armorique. Elles veulent aussi l'égalité entre les hommes par un moyen original, qui est d'anoblir tout le monde : Pour affirmer la paix et la concorde entre les gentilshommes et nobles habitants desdites paroisses, les filles nobles choisiront leurs maris de condition commune, qu'elles anobliront. Défense est faite, sous peine d'être passé à la fourche, de donner retraite à la Gabelle et à ses enfants, ni de leur fournir ni à manger, ni aucune commodité ; il est enjoint de tirer sur elle comme sur un chien enragé[14]. Puis on fixera le prix de la pinte de vin bue au cabaret, et l'argent de la contribution des fouages[15] sera employé à acheter du tabac, qui sera distribué avec le pain bénit aux messes paroissiales pour la satisfaction des paroissiens. Les curés seront gagés et ne prétendront plus ni à cibles, ni à salaire. La justice sera rendue par gens capables, élus par les habitants, et qui seront gagés, sans qu'ils puissent prétendre rien pour leurs vacations. Le papier timbré sera en exécration ; et tous les actes écrits sur ce papier seront brûlés après avoir été recopiés. La chasse sera défendue du ter mars à la mi-septembre. Les colombiers seront rasés ; il sera permis de tirer sur les pigeons dans les champs. Qui voudra faire moudre son blé choisira son moulin.

Les paysans qui réclamaient dans ce pêle-mêle toute une révolution s'étonnaient de leur audace. Ils dirent au Jésuite de Quimper qu'ils croyaient être ensorcelés et transportés d'une fureur diabolique ; mais aussi qu'ils avaient été provoqués à s'armer par les exactions que leurs seigneurs leur avaient faites, et les mauvais traitements qu'ils en avaient reçus, tant par l'argent qu'ils en avaient tiré, que par le travail qu'ils leur faisaient faire continuellement à leurs terres, n'ayant pour eux non plus de considération que pour des chevaux. Ils n'avaient pu s'empêcher d'en secouer le joug, et le bruit de l'établissement de la gabelle, joint à la publication de l'édit du tabac dont ils ne pouvaient se passer et qu'ils ne pouvaient plus acheter, avait beaucoup contribué à leur sédition.

Au fond, les paysans se seraient contentés de n'être pas injustement vexés. Demandent miséricorde au Roi, disent 20 paroisses du pays de Châteaulin, et ne font plus de conditions, ni pour édits, ni autrement, mais seulement demandent justice de la méchante noblesse, juges et maltôtiers.

Peu à peu, le mouvement s'apaisa de ce côté.

Au même moment, des agitations s'étaient produites un peu partout dans la province. Il y en eut de très vives autour de Carhaix.

Une vingtaine de paroisses se rassemblèrent les 6 et 7 juillet, les bureaux furent pillés, un commis tué, des caves ouvertes où se firent de grandes beuveries de vins et d'eaux-de-vie. Des sommations furent adressées à des seigneurs ou à des abbés. Les paysans déclarent qu'ils veulent des ordonnances nouvelles. Ils mènent avec eux des notaires et leur font rédiger des contrats, dont ils imposent la signature à leurs maîtres. Ils ne réclament pas l'abolition des cens et corvées, seulement la modération, et veulent empêcher l'arbitraire.

Un seigneur particulièrement odieux était celui de Kergoet, le marquis de Prévigny. On disait que son château avait été bâti presque tout par corvée. Les paysans résolurent de le détruire. Ils se donnèrent un chef, Le Balp, ancien notaire sortant de la prison où il avait purgé une condamnation pour faux. Ce fut lui qui commanda le siège ; il avait 6.000 paysans sous ses ordres. Le marquis était absent ; les serviteurs furent tués, les chambres pillées, les canons enlevés et les titres brûlés. Un acte notarié fut imposé à la marquise de Prévigny (11 et 12 juillet).

A ce moment la révolte s'exaspère. Les paysans proclament qu'ils sont au temps de leur empire absolu, et qu'ils se moquent du Roi et de ses édits, comme aussi de la justice. Le Balp marchait sur Mortain ; on disait qu'il voulait tendre la main aux Hollandais de Ruyter[16]. Il fit plusieurs tentatives sur la ville, mais un seigneur, qu'il voulait mettre à la tête de ses troupes, le tua. La grande bande se dispersa.

Au mois d'août, arrivèrent les premières troupes, qui furent transportées de Nantes, Brouage, Ré, Oléron, à Quimperlé, Port-Louis et Hennebon. Les pendaisons commencèrent. Le gouverneur de la Bretagne, M. de Chaulnes, écrivit : Les arbres commencent à se pencher sur les grands chemins du poids qu'on leur donne. Les paroisses rebelles furent divisées en deux catégories. Celles qui s'étaient soumises de bonne heure furent quittes pour abattre leurs cloches et livrer, avec leurs armes, deux des plus séditieux, que l'on pendit. Dans celles qui avaient résisté, les exécutions furent nombreuses ; il y en eut 14 dans une seule paroisse. Des condamnations furent prononcées par une commission extraordinaire de justice et par les tribunaux.

Rennes, où les troubles avaient été graves, fut puni exemplairement. Mille hommes y entrèrent ; le Parlement, qui avait refusé d'enregistrer les édits sur les nouveaux droits, fut exilé à Vannes, la rue Haute démolie et ses habitants bannis. Pour achever le châtiment, dix mille hommes furent envoyés dans la province prendre leurs quartiers d'hiver.

De ces événements, Mme de Sévigné a été le témoin ému, car il ne faut pas se laisser tromper à l'ironie de ses lettres.

Au moment où Rennes est châtiée :

Les mutins se sont sauvés, dit-elle. Ainsi les innocents paieront pour les coupables. Mais je trouve tout fort bon, pourvu que les quatre mille hommes de guerre ne m'empêchent pas de me promener dans mes bois qui sont d'une hauteur et d'une beauté merveilleuses..

Et encore :

On a chassé et banni toute une grande rue de Rennes et défendu de les recevoir sous peine de la vie, de sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier, on roua un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré... il a été écartelé après sa mort et les quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. On a pris dix bourgeois, on commencera demain à pendre...

Nos pauvres Bas-Bretons s'attroupent, quarante, cinquante, par les champs, et dès qu'ils voient les soldats, se jettent à terre, et disent : mea culpa... C'est le seul mot de français qu'ils sachent... On ne laisse pas de les pendre : ils demandent à boire et du tabac et qu'on les dépêche...

Et enfin, sur les exécutions dans les campagnes :

Voici qu'arrivent les troupes pour les quartiers d'hiver : Ils s'en vont chez les paysans, les volent et les dépouillent... Ils mirent l'autre jour un petit enfant à la broche...

Un Rennois parle aussi d'enfants liés tout nus sur des broches pour les faire rôtir. Le fils de madame de Sévigné écrit : Toutes ces troupes de Bretagne ne font que tuer et voler. Les plus graves déclarations sont celles de M. de Chaulnes, le gouverneur : Je ne puis vous exprimer, dit-il en février 1676, quels ravages les troupes font dans leurs routes : le bataillon de la Reine... a pillé à 4 lieues de sa marche tout ce qui s'est rencontré de maisons. Il demande que des mesures soient prises ; autrement cette province sera traitée comme le pays ennemi... Il avoue que ce ne sont pas seulement les édits qui provoquent les révoltes, c'est aussi la façon dont sont levées les impositions nouvelles : L'avidité du gain porte tous ceux qui les exécutent à des violences et des injustices qui peuvent causer beaucoup de désordre. Il accuse de scélératesses des commis à la recette du papier timbré[17]. Il accuse la noblesse d'avoir provoqué et mérité la révolte : Il est certain que la noblesse a traité rudement les paysans ; ils s'en vengent présentement. M. de Lavardin, gouverneur de Nantes, disait aussi : La colère des paysans tourne plus contre les gentilshommes que contre l'autorité du Roi. Ils ont rendu à quelques-uns les coups de bâton qu'ils avaient reçus.

La province fit amende honorable au Roi. Les États de Bretagne, réunis à Dinan, votèrent, au mois de novembre 1675, un don gratuit de trois millions. Puis ils dansèrent. M. de Rohan, qui présidait l'assemblée, n'osait, dans la tristesse où est cette province, donner le moindre plaisir, mais M. l'évêque de St-Malo, linotte mitrée, âgé de 60 ans, a commencé. Vous croyez que ce sont les prières des 40 heures ; c'est le bal à toutes les dames et un grand souper ; c'a été un scandale public. M. de Rohan, honteux, a continué, et c'est ainsi que nous chantons en mourant, semblables au cygne... La preuve qu'il ne faut pas se laisser tromper à l'ironie de la marquise, c'est qu'elle a pensé : Il faut regarder la volonté de Dieu bien fixement pour envisager sans désespoir tout ce que je vois.

L'origine de tous ces troubles est toujours quelque imposition nouvelle ou l'aggravation de contributions anciennes. Les Bretons et les Bordelais se révoltèrent contre la taille, la gabelle, les aides et les affaires extraordinaires. Quelquefois apparaît le regret des libertés anciennes, en Boulonnais, par exemple, où les privilèges de la province ont été violés, en Bretagne, où des papiers reparlent de la liberté armorique. Peut-être, à Bordeaux, la bourgeoisie vit-elle avec plaisir les embarras du Roi et des ministres, qui l'avaient humiliée et à peu près dépouillée de ses franchises.

Entre ces émotions qui se produisent pour les mêmes causes dans le même moment, il n'y a pas d'entente. Bretagne, Guyenne, Rennes et Bordeaux agissent chacun de son côté, ne se connaissent pas. Les feux épars ne se sont pas réunis en incendie général[18].

L'insurrection n'est nulle part une cause commune aux habitants d'une ville ou d'un pays. A peu près partout, deux camps sont formés : d'un côté, les nobles, les officiers du Roi, ceux qui ont l'honneur de faire les affaires de Sa Majesté, les bons bourgeois ; de l'autre les peuples, la canaille.

Barrières entre les provinces, nation coupée en deux par le privilège, — l'autorité du Roi a beau jeu dans le royaume.

La canaille fut violente. L'histoire des émeutes détruit la légende d'un peuple de France tout humble et timide. Les émeutiers parlent raide aux autorités les plus hautes. Malheur au marquis de Castries, qui est un homme sans foi, et sans honneur !... Malheur aux nobles et aux prêtres qui sont nos ennemis !... Malheur à l'évêque de Viviers, qui est leur chef, disaient les placards du Vivarais. M. de Chaulnes a été traité de gros cochon par des gens de Rennes. Les gaillardes de Vitry-le-Croisé et autres lieux ont dit leur fait à tout le monde, parmi des blasphèmes et des saletés. Mais la canaille n'avait pas d'idées politiques. Quelques-unes peut-être lui furent soufflées par des meneurs, un gentilhomme irrégulier ou un notaire sortant de prison. La colère des misérables s'attaque aux commis, aux maltôtiers et aux mauvais juges. Ils demandent seulement que la vie leur soit faite vivable. Ils crient : Vive le Roi sans gabelle ! Du Roure est persuadé qu'il a combattu pour notre bon Roi. Il accuse, ne sachant pas si bien dire, les méchants de ruiner la monarchie. Il croit même que ces malintentionnés ont le dessein formé d'attenter à la couronne, ainsi que je justifierai, dit-il, Dieu aidant ! Tout ce monde pense que le mal cesserait si le Roi le savait.

Le Roi avait certainement le droit de contraindre toutes les provinces à contribuer aux charges publiques. Il ne pouvait pas, d'ailleurs, ne pas faire respecter son autorité par les insurgés. Mais il faut se souvenir qu'au temps où il tirait du royaume, des contributions extraordinaires, il ameutait l'Europe contre lui, et, en même temps, bâtissait Versailles, qui pouvait attendre. Et les moyens qu'il employa pour vaincre les résistances furent abominables, ses agents aussi, de l'aveu même de quelques-uns des plus élevés d'entre eux. Enfin beaucoup des misères et beaucoup des abus qui provoquèrent l'insulte et l'insurrection pouvaient être adoucis ou abolis. Louis XIV avait peine connaissance des maux dont ses peuples souffraient, et des causes de ces maux. Le Roi savait. Le Roi n'a pas voulu.

 

 

 



[1] Les principaux documents de l'histoire sociale de la France sont :

Les livres de raison, dont on possède aujourd'hui une série considérable, les inventaires, les livres de comptes, les registres de notaires. Un répertoire des livres de raison a été publié par Tamizey de Larroque, dans Le livre de raison de la famille de Fontainemarie (1640-1674), Agen, 1889, et dans Deux livres de raison de l'Agenais, Auch, 1893. Les plus importants livres de raison publiés sont ceux du Limousin, édités par Thomas, Guibert et Leroux, 1891-1895. Une bibliographie des inventaires imprimés a été dressée par De Mély et Bishop, Bibliographie des inventaires imprimés, Imprimerie nationale, 1892-95, 2 vol. Pour les registres de notaires et les papiers de famille, voir la série des Inventaires imprimés des Archives départementales (série E). (Pour tous les documents d'archives, voir : Les Archives de l'histoire de France par Langlois et Stein, Paris, 1891-93) ;

Les documents d'État ; recueils législatifs (voir la note de la p. a8g) ; Depping Correspondance..., Clément, Lettres..., les correspondances d'intendants ; les mémoires des intendants à Colbert ;

Les correspondances privées, notamment celle de Mme de Sévigné (dans la Collection des Grands Écrivains, Paris, 1863-66, 14 vol.) ; les Mémoires du temps, notamment ceux de Foucault et le Journal d'O. Lefèvre d'Ormesson, les Mémoires de Saint-Simon, de Daniel de Cornac (Société de l'hist. de France, Paris, 1852) ; La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, dans ses Œuvres (Collection des Grands Écrivains, Paris, 1865-1878, 3 vol.) ; les Œuvres de Bourdaloue, édit. Lefèvre, Paris 1813-4, 3 vol. ;

Les relations de voyages et les descriptions contemporaines, dont on trouve des bibliographies dans Babeau, Les voyageurs en France depuis la Renaissance jusqu'à la Révolution, Paris, 1895, et dans Vautier, Voyage de France, Relation de Séb. Locatelli (1664-65), Paris, 1905 ;

Les rapports déjà cités des ambassadeurs étrangers, Relazioni des ambassadeurs vénitiens. Relation... de Spanheim.

Parmi les ouvrages sur la société ; Legrand d'Aussy, Histoire de la vie privée des Français, nouv. éd. par de Roquefort, Paris, 1815, 3 vol. ; A. Monteil, Histoire des Français des dives états aux cinq derniers siècles, Paris, 1828-44, 10 vol. ; une série d'ouvrages de Babeau : Le village sous l'ancien régime, Paris, 1879 ; La ville sous l'ancien régime, Paris, 1879 ; La province sous l'ancien régime, Paris, 1894, 2 vol. ; Les bourgeois d'autrefois, Paris, 1886 ; Les artisans et les domestiques d'autrefois, Paris, 1888 ; Bonnemère, Histoire des paysans, 4e éd., Paris, 1896-87, 3 vol.

Parmi les monographies sur des villes et des pays, Puech, La vie à Nîmes au XVIIe siècle, Palis, 1884-5, s vol. ; Fage, La vie à Tulle aux XVIIe et XVIIIe siècles, Tulle, 1902 ; Duval, Les Ornais d'autrefois, dans la Revue de Normandie, 1901.

La bibliographie qui vient d'être donnée est très incomplète. Mais l'ensemble des travaux sur la société française au XVIIe siècle est insuffisant et désordonné. Nous connaissons mieux la société française au moyen-âge, la société romaine, la société de l'ancienne Égypte, que la société française au XVIIe siècle, demeurée obscure sous le décor de Versailles. Ce qui est certainement absurde.

[2] SOURCES. Voir la table analytique de Clément, Lettres..., aux mots : Artisans, Corporations, Manufactures. Des documents sont donnés par Levasseur, Histoire des classes ouvrières... en appendice au livre VI, au t. II, pp. 421-42.

OUVRAGES. Des bibliographies très détaillées ont été publiées par H. Blanc, Bibliographie des corporations de métier, Paris, 1885, et par Levasseur dans les Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, t. CLVIII et CLIX (1903). Voir les ouvrages cités de Boissonnade, Levasseur, G. Martin. En outre : Martin Saint-Léon, Le compagnonnage, son histoire, ses coutumes, Paris, 1902. A. d'Avenel, Histoire économique de la propriété, des salaires et des denrées..., Paris, 1897-99, 3 vol. Sur cet ouvrage, voir : Seignobos, Revue critique, 1896, pp. 106-11 ; du même auteur : Paysans et ouvriers depuis sept cents ans, Paris, 1902. Hauser, Des divers modes d'organisation du travail dans l'ancienne France, dans la Revue d'histoire moderne, février 1906.

[3] Voir Hauser, Ouvriers du temps passé, Paris, 1899, pp. 271 et suiv.

[4] Levasseur, Histoire des classes ouvrières, 2e édit., t. II, p. 392.

[5] Un édit de 1673 (Isambert, Recueil..., t. XIX, pp. 291-92) semble prouver qu'il a voulu faire une révolution. On y lit qu'à Paris et autres villes du royaume il y a plusieurs personnes qui s'ingénient de faire commerce de diverses sortes de marchandises et denrées et d'exercer plusieurs métiers sans avoir fait chef-d'œuvre et être reçus à maîtrise, ni être d'aucun corps et communauté. Ces personnes font ce que bon leur semble, n'étant point sujettes à aucune visite ou examen de leurs marchandise et ouvrage, en quoi le public souffre quelque dommage. Elles sont d'ailleurs inquiétées dans leur travail par les jurés des métiers qui les poursuivent en vertu de leurs privilèges. Le Roi, résolu d'empêcher la continuation de ces désordres, ordonne, comme l'ont fait ses ancêtres Henri III et Henri IV, que tous marchands, négociants, gens de métier et artisans seront établis en corps, maîtrise et jurande. On croirait que Louis XIV, après délibération dans ses conseils, a choisi entre l'organisation corporative et la liberté et qu'il s'est décidé pour l'organisation en connaissance de cause. Il a voulu simplement se procurer quelque argent. Il Percevait une redevance lorsqu'il approuvait les statuts d'une corporation nouvelle ou qu'il ravisait ceux d'une corporation ancienne. L'édit annonçait que les statuts des corporations existantes seraient ravisés, pour expliquer les antiquités qui s'y trouvent. Colbert avoue le mensonge de cet édit : S. M. a espéré quelque secours de l'affaire des arts et métiers.... Comme tous les ordres et compagnies du royaume donnent au Roi dans la présente guerre des preuves de leur zèle et de leur fidélité pour le service du Roi..., il me parait juste que ces sortes de gens donnent pareillement quelque assistance à S. M... Il avoue aussi qu'il e fait un singulier calcul. Il a pensé que, l'édit publié, on procéderait à la recherche des métiers qui sont en chacune ville. Alors les petites gens, vexées et, molestées, se fâcheraient, les municipalités prendraient peur, et financeraient pour être dispensées d'appliquer la loi : Il serait bon, écrit-il à un intendant, que vous profitassiez de la crainte que les maires, échevins et principaux bourgeois ont du bruit que cette affaire pourrait exciter parmi le menu peuple, pour porter les villes à payer une taxe. Des villes, en effet, et des provinces, comme le Languedoc, financèrent. Naturellement, les taxes consenties étaient prélevées sur les communautés, et les petites gens y contribuaient. Et Colbert, qui savait combien il était dangereux de prélever des taxes sur les petites gens, prit ses précautions : après que les communautés auront convenu de la somme à donner au Roi, les principaux feront la répartition, et la contrainte viendra de leur part, non de la part de S. M. Cet édit, avec les commentaires de Colbert, est un des exemples nombreux de l'emploi du mensonge par le gouvernement du Roi. De belles considérations sont invoquées, qui cachent un procédé de fiscalité besogneuse. Or, tout ce vilain procédé où se trouve une excitation à la haine des petites gens contre les principaux n'a rapporté que 300.000 livres.

[6] Dans les métiers de première nécessité, dans certaines industries nouvelles, comme la fabrication des bas au métier et des soieries de Nîmes, les salaires semblent avoir été avantageux. En général, le condition de l'artisan des petits métiers parait avoir été meilleure que celle des ouvriers de grande manufacture. En nombre de cas, par exemple dans la fabrication des étoffes communes, le métier se cumulait avec la profession agricole.

[7] Levasseur, Hist. des classes ouvrières, t. II, p. 423-6.

[8] Les ouvriers de la manufacture lyonnaise de soieries travaillaient à domicile. Il y avait, au-dessus de l'ouvrier, toute une hiérarchie, marchands entrepreneurs, marchands fabricants, maîtres ouvriers. — Le régime cénobitique était appliqué dans beaucoup de grandes entreprises, manufactures d'Abbeville (Van Robais), de Villenouvette en Languedoc, de Beauvais, des Gobelins, de la Savonnerie, etc. — Les ateliers, là où ils n'étaient pas groupés en manufactures, étaient régis par des règlements minutieux et durs.

[9] SOURCES. Depping, Correspondance..., t. I et III ; Clément, Lettres..., dans à peu près tons les volumes ; voir, à la table analytique, les mots : Communautés, Paroisses, Paysans, Tailles, Villages.

OUVRAGES. Dareste, Histoire des classes agricoles en France, depuis saint Louis jusqu'à Louis XIV, Paris, 1854. Giard, La vie rurale au XVIIe siècle (Revue des Questions historiques, oct. 1901). Voir Brunetière, Les paysans sous l'ancien régime, dans la Revue des Deux Mondes, juillet 1883. La question commence à tire étudiée dans des monographies sur les classes agricoles, comme les suivantes : Sée, Les classes rurales en Bretagne du XVIe siècle à la Révolution, Annales de Bretagne, 1904-5, et Revue d'histoire moderne, 1904-5. Ranimer, Les paysans d'Alsace, Paris, 1876-78, 2 vol. Abbé Denis, Lectures sur l'histoire de l'agriculture en Seine-et-Marne, Paris, 1880, Jaloustre, Une page de l'histoire de l'agriculture en Auvergne, dans la Revue d'Auvergne, 1888. Malicorne, Recherches historiques sur l'agriculture dans le pays de Bray, Rouen, 1899-1902, 2 vol.

[10] A. de Boislisle, Mémoire de la généralité de Paris, p. 769.

[11] Ils ajoutent : On craint de passer pour visionnaire en proposant de faire bâtir des logements pour les troupes... Cela parait impossible. On dit néanmoins qu'il y a des casernes construites pour le même usage dans les villes de Flandre...

[12] Mémoire des commissaires du Roi sur la misère des peuples et les moyens d'y remédier, dans l'appendice au Mémoire de la généralité de Paris, publ. par A. de Boislisle, dans la Collection des Documents inédits, pp. 781-786.

[13] SOURCES. Depping, Correspondance..., aux t. I et II. Clément, Lettres..., voir à l'index le mot Séditions. Communay, Audijos, la gabelle en Gascogne ; Documents inédits, dans les Archives historiques de la Gascogne, 1893-1894. Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, tomes III à VIII. Les Relazioni des ambassadeurs vénitiens. Les Mémoires de Louis XIV. Les Lettres de Mme de Sévigné (année 1675).

OUVRAGES. Clément, La police sous Louis XIV. Bonnemère, Histoire des paysans... De Vissac, Chronique Vivaroise, Anthoine du Roure et la révolte de 1670, Paris, 1895. Lemoine, Le révolte dite du papier timbré ou des bonnets rouges en Bretagne en 1675 (Étude et documents), Paris et Rennes, 1898. Jullian, Histoire de Bordeaux, Bordeaux, 1895.

[14] Les pauvres gens s'imaginent que la Gabelle, inconnue en Bretagne où ils craignent de la voir entrer, est une personne en chair et en os. Madame de Sévigné conte que des paysans, sur le bruit qu'il y avait chez leur curé un monstre remuant la queue, chantant et sonnant, se réunirent à la porte du presbytère. Le curé sortit pour savoir ce que signifiait ce rassemblement : Vous avez la Gabelle chez vous, lui crie-t-on. Il répond en riant : Non, c'est le jubilé. Or, c'était une pendule, récemment arrivée au presbytère.

[15] Les fouages sont en Bretagne l'imposition qui correspond à la taille dans les pays d'élections.

[16] Les troubles de France, — qui ne sont pas tous énumérés dans ce chapitre. — étaient suivis avec attention en Europe. A propos des troubles du Vivarais. l'ambassadeur de Venise écrivait, en juillet 1670 : On peut s'attendre à des changements importants dans les affaires d'Europe, si cette révolte n'est pas réprimée promptement, et al les rebelles, dont les forces augmentent tous les jours, remportent encore quelques avantages. En 1675, le ministre de France à Liège reçoit de Cologne avis que l'on a de grandes espérances sur les révoltés de France.

[17] La plupart des commis qui font plainte, écrit M. de Chaulnes, ont fait ce qu'ils oui pu pour être pillés, après avoir été de chez eux ce qu'ils avaient de meilleur. Un receveur de Nantes avait déclaré en forme avoir 250.000 livres dans un coffre. Il ne réussit pas à se faire piller : le coffre fut ouvert par autorité de justice et l'on y trouva seulement 14.000 livres et des billets pour 50.000. M. de Chaulnes raconte encore qu'un commis. à Lamballe. a tiré une nuit deux coups de pistolet dans sa chambre et renversé tout ce qui s'y trouvait pour faire croire à un pillage dont il a dressé procès-verbal. Ce commis a été obligé de convenir de la friponnerie qu'il avait faite. A-t-il été puni ? M. de Chaulons ajoute : M. le Premier Président (de la Chambre des Comptes) me dit que nonobstant le désaveu du commis, il avait su qu'il avait envoyé le même procès-verbal à Paris. A Bordeaux aussi, les commis du papier timbré sont accusés de la même scélératesse. L'intendant écrit à Colbert qu'il travaille à éclaircir si c'est la malice des commis du papier timbré qui a provoqué l'émeute.

[18] Il arriva seulement, dans chaque province, que les nouvelles venues des provinces voisines encouragèrent les rebelles. Les nouvelles des troubles de Bretagne produisent en Guyenne un très méchant effet. Il y eut au même temps des troubles en Angoumois et en Poitou. Le lieutenant général d'Angoumois, La Vieuville, écrivait, en mai 1675 : L'extrême pauvreté (des peuples), jointe à l'impunité de leurs voisins de Bordeaux et de Bretagne, les a persuadés qu'il n'y avait qu'à s'opposer à l'exécution des derniers édits pour en être déchargés.