HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — LE GOUVERNEMENT ÉCONOMIQUE.

CHAPITRE III. — LE GRAND COMMERCE[1] ET LES COLONIES[2].

 

 

I. — L'ÉTAT EN 1661.

COLBERT croyait que Christophe Colomb, avant de s'adresser à la reine de Castille, s'était offert à notre roi Louis XII, et qu'il avait été traité de fou par la Cour de France. Cette légende lui était pénible. Il admirait les grands découvreurs ; la pensée qui vint à Magellan de faire le tour du monde, lui paraissait la plus hardie et la plus extraordinaire qui soit jamais tombée dans l'esprit d'un homme. Il sentait la poésie de ces aventures héroïques, et même devinait qu'elles apportaient à l'esprit des lumières : avant Magellan, dit-il, c'était une hérésie de croire aux antipodes ; mais il calculait aussi les bénéfices que donnait la vente des produits du Nouveau Monde. L'eau lui vient à la bouche, toutes les fois qu'il parle des précieuses, des excellentes épiceries. Il célèbre à propos de la découverte des îles Moluques, la prodigieuse abondance d'épiceries excellentes et entre autres le clou de girofle et la muscade.

Il avait dans l'esprit la carte économique de la terre avec le catalogue des produits qu'il devait acheter et de ceux qu'il pouvait vendre, et connaissait toutes les voies commerciales de terre et de mer, et les vents qui soufflent, amis ou ennemis du navigateur.

Le grand commerce, disait-il, est le moyen d'augmenter la puissance et la grandeur de S. M. et abaisser celle de ses ennemis et envieux. Après ses premiers succès dans cette carrière, en 1670, il écrivait au Roi : A cette augmentation de puissance en argent étaient attachées toutes les grandes choses que V. M. a faites et qu'Elle pourra encore faire pendant toute sa vie.

En 1661, quoi qu'il en ait dit, notre commerce n'était pas méprisable, mais nous n'en faisions par nous-mêmes qu'une faible partie. La Hollande ne gardait pas pour elle les 10 à 12 millions de vins et eaux-de-vie, les 6 millions de soieries de Tours et de Lyon, les 5 millions de meubles et objets de literie, les 2 millions de sucreries de Paris et de Rouen, le million de quincailleries et de savons qu'elle nous achetait ; elle en revendait la plus grande part et s'interposait ainsi entre le producteur français et l'acheteur étranger. L'Angleterre tirait bon profit des 15 millions de marchandises françaises qu'elle transportait chaque année. Colbert exagère, sans doute, lorsqu'il ne nous attribue que 600 vaisseaux sur les 20.000 qui circulaient dans le monde[3], mais notre infériorité en comparaison de l'Angleterre et de la Hollande surtout était grande. Nous n'avions presque pas de constructeurs de bateaux. Le bois, le fer, le goudron, le chanvre, que nous achetions à l'étranger, étaient d'une excessive cherté. Un bateau coûtait deux fois plus en France qu'en Hollande. L'armateur hollandais prenait le fret à 8 ou 10 livres le tonneau, moitié moins que l'armateur français.

Les relations avec les colonies étaient insignifiantes. Le commerce des pelleteries du Canada se faisait, non pas à Rouen ou à La Rochelle, mais à Londres et à Amsterdam. Notre unique marché d'esclaves, le Sénégal, ne vendait pas d'esclaves ; c'étaient les Anglais et les Hollandais qui faisaient la traite sur la côte de Guinée pour vendre des noirs à nos planteurs des Antilles[4]. Le pavillon français était rare à la Martinique et à la Guadeloupe, où abordaient 200 vaisseaux hollandais. Colbert estimait que les Hollandais tiraient de nos Antilles, pour revendre à nous et aux autres, 2 millions de sucre, de tabac et de coton, de bois d'ébénisterie, de bois de teinture, d'indigo. La Guyane était abandonnée ; sur la côte occidentale d'Afrique quelques établissements d'une compagnie rouennaise végétaient ; à Madagascar, une petite colonie mourait de fièvre ; nous ne possédions rien dans les Indes orientales.

Enfin, pour défendre notre domaine colonial et protéger notre commerce contre les pirates et contre les rivaux, Mazarin avait laissé 18 vaisseaux ou frégates, 4 flûtes, 8 brûlots, 8 ou 9 mauvaises galères.

Cependant la France produisait toutes les matières premières de la construction et du gréement. Nos populations maritimes valaient celles de Hollande et d'Angleterre, et c'était faute d'emploi chez nous que nos matelots servaient à l'étranger. Nous avions des voyageurs hardis et qui voyaient et racontaient si bien ! Des Français étaient établis dans tout le Levant ; les Antilles avaient été colonisées par des particuliers. La France n'avait donc qu'à employer ses ressources naturelles pour devenir une grande puissance commerciale. Ici encore Colbert, si on l'en croyait, aurait pensé que le meilleur stimulant de l'activité était la liberté : Le commerce étant un effet de la pure volonté des hommes, disait-il, il faut nécessairement le laisser libre ; mais il trouvait dans les circonstances des raisons de ne pas laisser faire cette pure volonté : étant donné ce grand désarroi, il fallait concerter et régler les efforts.

 

II. — LE RÉGIME PROTECTEUR.

COMME à peu près tout le monde en son temps, Colbert était protectionniste. Tout le commerce consiste à décharger les entrées des marchandises qui servent aux manufactures du dedans du royaume, et à charger celles qui sont manufacturées. Le droit de cinquante sous par tonneau à percevoir sur les vaisseaux étrangers entrant dans nos ports avait été établi par Fouquet, et, depuis longtemps, l'habitude était prise d'élever et surélever les droits sur la marchandise extérieure, mais Colbert serait allé jusqu'à la prohiber, s'il avait pu. Il a conclu des traités de commerce avec de petits États, il en a négocié un avec l'Angleterre qui, après la Hollande, était le pays avec lequel nous faisions le plus d'affaires ; mais la négociation dura cinq ans et n'aboutit pas. L'habituel procédé de Colbert à l'égard des étrangers fut la guerre de tarifs.

En 1664, il publia un tarif modéré ; en 1667, un autre, très rigoureux. Par exemple, le droit sur la douzaine de bas de laine monte de 3 l. 10 s. à 8 l., le droit sur la pièce de drap d'Angleterre ou de Hollande de 40 l. à 80, le droit sur le cent pesant de bonnets de laine, de 8 l. à 20.

Les représailles de l'étranger étaient certaines, mais Colbert n'était pas d'humeur à les supporter. Elles vinrent surtout des Hollandais. Il les détestait pour bien des raisons, et, d'abord, à l'en croire, parce qu'ils étaient hérétiques, et portaient aux peuples infidèles une religion infectée ; mais le même Colbert envoyant une mission commerciale au Japon, d'où les Espagnols avaient été chassés, pendant quo les Hollandais y étaient bien reçus, donnait cette instruction :

Vous direz, sur l'article de la religion, que celle des Français est de deux sortes : l'une est la mérule que celle des Espagnols, l'autre que celle des Hollandais, et que S. M. ayant appris que celle des Espagnols est désagréable au Japon, elle a ordonné qu'on y envoyai de ses sujets qui professent la religion des Hollandais.

Il offrait donc le choix entre deux religions comme entre deux marchandises. Sincèrement, au contraire, il haïssait et craignait en Hollande la république : Les républiques font des conquêtes par le mauvais exemple de leur liberté. Mais, ce qu'il ne pardonnait pas aux Hollandais, c'étaient les 16.000 vaisseaux qu'il leur attribuait : Dans l'ordre naturel, disait-il, chaque nation doit avoir sa part de vaisseaux à proportion de sa puissance, du nombre de ses peuples, et de ses côtes. Il prétendait réduire les Hollandais au nombre qu'ils devraient avoir, ou mieux les réduire à rien, les détruire.

Il fit d'abord semblant de rire des représailles hollandaises, niant à chaque coup qu'il eût été touché, mais il disait : C'est un coup bien hardi ; nous verrons dans la suite des temps qui aura eu raison à ce sujet. Dès le mois de juillet 1670, il annonçait la guerre, étant impossible que S. M. puisse souffrir longtemps l'insolence et l'arrogance de cette nation.

La guerre venue, la seule qu'il ait désirée et conseillée, croyant, après les premières victoires, que la bête était morte, il proposa au Roi ce dilemme : ou bien Sa Majesté assujettira les Provinces-Unies, ou bien elle leur laissera leur souveraineté.

Si Sa Majesté assujettit les Provinces-Unies, leur commerce devenant celui de ses sujets, il n'y aurait rien à désirer davantage. Rien de plus simple, en effet : vaisseaux, compagnies, banques, tout devient français, et tout est dit. Mais peut-être Sa Majesté estimera-t-elle du bien de son service de retrancher une partie du commerce de ses nouveaux sujets pour la faire passer aux mains des anciens ? En ce cas, il serait facile de trouver les expédients auxquels les nouveaux sujets devraient se soumettre ; c'est-à-dire que telle partie de la manufacture ou du commerce serait transportée, au commandement, en telle ville ou en tel port de France. Il ne tenait donc compte ni de la situation géographique, ni des aptitudes naturelles ou acquises. Ce qu'il se proposait, c'était de défendre aux Hollandais d'être des Hollandais, et de commander aux Français de se transformer en des Hollandais, et il trouvait l'expédient facile.

Si Sa Majesté laisse aux États leur souveraineté, Colbert le regrettera, car ils n'ont pas su la défendre, mais il resterait à leur imposer des conditions qui tourneraient à l'avantage des sujets du Roi. Il fait alors une série de propositions, dont voici quelques-unes : obliger les Hollandais à révoquer leurs tarifs et à subir les nôtres ; leur demander Curaçao, Tabago, Saint-Eustache et un port en Guinée pour être en état de leur disputer le commerce de l'Afrique et des Indes Occidentales, qui leur rapporte 6 millions de livres ; en outre, une des Moluques et une ou deux places de la côte de Malabar, pour partager avec eux le commerce des Indes Orientales, soit 10 à 12 millions de livres. Enfin il leur serait enjoint de rappeler leur ambassadeur de Constantinople et leurs consuls des Échelles ; la Méditerranée leur serait interdite et la France s'approprierait tout leur commerce du Levant, soit 10 à 12 millions de livres. Alors, l'argent entrant en abondance dans le royaume, il serait facile d'augmenter les tailles et impositions sans que personne se plaignît ; la France enfin sortirait de la misère.

Mais, au moment même où Colbert dépeçait en imagination la Hollande, l'Europe commençait à se coaliser contre le Roi, et il fallut abandonner le pays aux trois quarts conquis pour faire face à l'ennemi sur toutes les frontières. Colbert, qui ne put soutenir l'équilibre de ses finances, fut obligé de recourir aux emprunts et aux affaires extraordinaires. A la fin, le traité conclu avec les Provinces-Unies stipule, à l'article VII, que la liberté de commerce réciproque des deux pays ne pourra être défendue, limitée ou restreinte par aucun privilège, octroi, ou aucune concession particulière, et qu'il ne sera pas permis à l'un ou à l'autre de concéder ou faire â leurs sujets des immunités, bénéfices, dons gratuits ou autres avantages.

Colbert, vaincu dans sa guerre, ne se consola point de cette défaite. Vers la fin de son ministère, il constate qu'il entre encore en France beaucoup de draps d'Angleterre et de Hollande. En 1680, dans un mémoire sur l'état des finances, fort mélancolique, il dit : Si le tarif de 1667 était rétabli, il produirait beaucoup de bien aux sujets du Roi, et il répète : rétablir, s'il était possible, le tarif de 1667 ; mais ce n'était pas possible.

 

III. — LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES.

POUR combattre nos rivales, l'Angleterre et la Hollande, Colbert les imita en organisant le commerce de la France. Depuis longtemps, le régime des compagnies était en usage pour les commerces lointains ; mais, au lieu que des compagnies anglaises et hollandaises florissaient, celles qui avaient été essayées chez nous étaient mortes ou mourantes. Ce n'étaient d'ailleurs que des sociétés municipales ou provinciales ; les entreprises nationales projetées par Richelieu n'avaient pas réussi. Il fallait recommencer l'expérience, y mettre plus d'efforts et d'argent et de persévérance.

Colbert imagina un système national de sociétés qui exploiteraient le commerce du monde : compagnie du Nord pour le commerce de la Baltique, des Indes occidentales pour celui de l'Afrique et de l'Amérique, compagnies du Levant et des Indes orientales. Il mettait en ces deux dernières de grandes espérances, parce que le commerce qu'elles faisaient était le vrai grand commerce, le seul considérable. C'était l'antique commerce de l'Orient, dont la voie unique avait été longtemps la Méditerranée, et qui avait enrichi Venise et Marseille. A présent, une autre grande voie, celle du cap de Bonne-Espérance, lui était ouverte, et elle enrichissait, après les Portugais, les Hollandais et les Anglais. Colbert avait le projet de conjoindre les deux routes et les deux compagnies ; il demanda au sultan le privilège du commerce de transit entre Alexandrie et la mer Rouge ; mais le sultan refusa, par crainte que quelque raïa ne s'avisât un jour d'aller voler le tombeau du Prophète. Il aurait voulu du moins ranimer la grande route, autrefois si vivante, des caravanes entre les Indes et Alexandrie. Cette ville redeviendrait, par l'effort concerté des deux compagnies, le carrefour du commerce universel. Le projet très ancien du percement de l'isthme de Suez reparaissait. Nos commerçants convoitaient l'Égypte : l'auteur du Parfait négociant, Savary, souhaitait que notre grand monarque Louis le Grand en devint le maitre. Alors la France, se subordonnant les moindres pays — les pays du Nord et le Portugal, — tenant tête à la Hollande et à l'Angleterre, enrichie par l'afflux de l'or, victorieuse dans la guerre d'argent soutenue contre tous les peuples, deviendrait la maîtresse du monde.

Colbert a donc essayé, après Cromwell, et sur un plan plus vaste, la politique mondiale et impérialiste, comme on dit aujourd'hui.

La compagnie des Indes orientales, fondée en 1602 dans les Provinces-Unies était constamment présente à l'esprit de Colbert, qui en parlait à tout le monde, et n'a rien souhaité plus passionnément — lui qui a mis tant de passion dans tant de souhaits — que de la ruiner. Il admirait que cette société de marchands hollandais fût devenue une puissance : Elle met sur pied dans les Indes des armées de terre de 10 à 12 mille hommes, et de mer de 40 à 60 vaisseaux ; elle fait avec avantage la guerre aux rois de ce pays, et les flottes qui arrivent tous les ans en Hollande apportent des marchandises pour 10 à 12 millions, qu'ils distribuent dans tous les royaumes d'Europe, et en tirent l'argent qui cause leur puissance. Les dividendes de la compagnie s'élevaient à 25 et 30 p. 100, et les actions étaient montées de 3.000 florins à 18.000.

C'est pourquoi, au mois d'août 1664, le Roi donnait pour cinquante ans à une compagnie française des Indes orientales le privilège de la navigation dans les mers d'Orient et du Sud, depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'au détroit de Magellan, lui concédait à perpétuité Madagascar — appelé l'Île Dauphine, — et les fies voisines, et, toutes les îles, terres et places qu'elle pourrait conquérir, et lui assurait des avances et des primes. La compagnie fut honorée d'armoiries magnifiques : le Roi y était figuré par un soleil d'or ; une fleur de lys d'or brillait sur un globe d'azur. La devise du soleil d'or disait : Dilat quas respicit oras, et celle de la fleur de lys d'or : Florebo quocumque ferar[5].

L'affaire fut lancée par des réclames en grand style[6]. L'académicien Charpentier s'adressa à tous les bons Français, dans le Discours d'un fidèle sujet du Roi. Il fit honte à ces sujets de la première couronne du monde, de s'être laissés devancer par des Néerlandais, et il promit des merveilles aux souscripteurs :

Entre tous les commerces qui se font dans toutes les parties du monde. il n'y en a point de plus riche ni de plus considérable que celui des Indes orientales. C'est de ces pays féconds que le soleil regarde de plus prés que les nôtres qu'on rapporte ce qu'il y a de plus précieux parmi les hommes, et ce qui contribue le plus soit à la douceur de la vie, soit à l'éclat et à la magnificence. C'est de là qu'on tire l'or et les pierreries ; c'est de là que viennent ces marchandises si renommées et d'un débit si assuré, la soie, la cannelle, le gingembre, la muscade, les toiles de coton, la ouate, la porcelaine, le poivre, les bois qui servent à toutes les teintures, l'ivoire, l'encens, le bézoard, et mille autres commodités, auxquelles les hommes étant accoutumés, il est i impossible qu'ils s'en passent. C'est désormais une nécessité indispensable de faire venir toutes ces choses, et je ne vois pas pourquoi nous les voudrions toujours recevoir de la main d'autrui, et pourquoi nous refuserions de faire gagner dorénavant à nos citoyens ce que des étrangers ont gagné sur eux jusqu'à présent.

L'académicien ajoutait que sans exagération, on trouvait à Madagascar tant d'or que, quand il pleuvait, les veines s'en découvraient d'elles-mêmes le long des montagnes.

Le Roi, les reines, les princes du sang souscrivirent les premiers. Colbert recommanda l'affaire aux conseils, aux cours souveraines, aux principaux officiers des finances et aux villes. Il invoquait les sentiments les plus nobles, s'agissant, disait-il, de conquérir des âmes à Dieu et des sujets au Roi ; mais il avait soin d'ajouter que le meilleur moyen de mériter la bienveillance du Roi et la sienne était de mettre dans le commerce des Indes. Si ces raisons ne suffisaient pas à convaincre, il se fâchait. Comme les Bordelais ne se pressaient pas de souscrire, il les avertit que le Roi examinera les privilèges de la bourgeoisie avec tant de sévérité qu'ils en seront sans doute privés d'une partie la plus considérable. Tout le monde officiel, présidents de parlements, gouverneurs de provinces, intendants, rivalisait de zèle. Le plus zélé fut l'intendant d'Auvergne, qui appela des particuliers chez lui, leur dit qu'ils n'en sortiraient pas qu'ils ne fussent engagés, et commença à employer le ministère des dragons[7].

Les agents du ministre recueillirent surtout des excuses avec des doléances sur la misère, sur le mauvais régime des douanes et la difficulté de faire du commerce.

Les habitants de Saint-Jean-de-Luz n'ont pas le moyen ; le peu qui leur reste de bien des pertes qu'ils ont souffertes pendant ces guerres a été employé à l'équipement de leurs navires, présentement occupés au voyage de Terre-Neuve et à la pêche des baleines, par le retour desquels ils n'ont pas sujet d'espérer aucun amendement, à cause des empêchements qu'on leur fait dans le royaume à débiter les huiles de baleine et fanons. Les personnes de négoce à Narbonne se sont toujours contentées d'un petit commerce dans les provinces voisines et le Levant, qui, depuis plusieurs années, ne leur a été que bien peu ou du tout point favorable, par les fréquentes courses de pirates et des ennemis de l'État, le peu de débit de leurs denrées et les grandes charges qu'ils sont contraints de supporter tous les ans. Angers, dans l'accablement des pertes souffertes, demande une réduction des tarifs sur la Loire. Les habitants de Montpellier ne sont pas habitués à employer leurs fonds à des commerces lointains. Dans plusieurs villes, les aisés, convoqués par les municipalités pour s'entendre exposer l'honneur et l'utilité qu'ils retireraient d'un projet auquel Sa Majesté à la bonté de s'intéresser, ne se sont pas même présentés, habitués qu'ils sont à n'être réunis que pour s'entendre expliquer de la part du Roi la nécessité où il se trouve de les taxer.

Un peu partout, la souscription fut considérée comme un impôt déguisé. On accusa le fisc d'avoir inventé un nouveau tour. Les officiers de justice et de finances, qui avaient été contraints à la signature, publient, écrit-on à Colbert, que c'est un piège pour mettre à la taille les nobles et tous autres exempts, qu'on les forcera d'entrer dans la compagnie, qu'ensuite on les taxera tous les ans, sous prétexte de quelque perte ou de quelque entreprise à faire, et qu'enfin le Roi se saisira de tout quand on y pensera le moins, comme il a fait des rentes de l'hôtel de ville, des domaines, etc. Indifférence des uns, défiance des autres, répugnance à dépasser l'horizon accoutumé, accablement sous les charges fiscales, — la France n'était pas préparée aux grandes entreprises.

Maintes fautes furent commises : on se trompa de route, lors de la première grande expédition ; on fit des embarquements trop forts avant d'avoir aucune connaissance par nous-mêmes tant du commerce des Indes que des établissements à faire à l'île Dauphine. Les 17 à 1.800 hommes débarqués à Madagascar, en 1666, ne trouvant rien de préparé pour les recevoir, ne sachant et n'osant entrer en commerce avec les indigènes, refusèrent de se séparer pour s'établir. D'ailleurs, ce n'était pas du travail qu'ils étaient venus chercher si loin ; tout au plus auraient-ils accepté le métier de contremaîtres, de commandeurs. Ils se dégoûtèrent de ce qu'ils ne trouvaient pas de richesses toutes prêtes, qu'ils cherchèrent bien plutôt que de bonnes terres. Pour les nourrir, les marchandises destinées aux Indes furent vendues. Colbert compta que 470.586 livres avaient été gaspillées à l'Île Dauphine.

Si l'on en croyait les directeurs de la compagnie, le lieutenant-général Mondevergue, commandant en chef, ne comprendrait rien aux affaires, ne s'y intéresserait pas, et il serait impossible d'obtenir de lui des renseignements sur la fertilité ou la stérilité des terres. Le Roi lui écrivait : Le commandement que je vous ai donné s'accorde bien peu avec l'esprit de marchandise, le priait de prendre cet esprit, et lui reprochait des illusions bizarres :

Vous semblez faire état que la compagnie enverra toujours, de France ou des Indes, les vivres nécessaire pour faire subsister le nombre de mes sujets qui y sont établis, sans en tirer aucun avantage. Cette pensée semble si extraordinaire que l'on ne peut se persuader qu'elle puisse tomber dans l'esprit d'aucune personne, pour peu éclairée qu'elle soit.

Les militaires et les civils ne s'aimaient pas, ils habitaient deux endroits séparés : La milice campait dans une petite plaine, où les officiers firent bâtir des huttes et des cases par leurs soldats, et c'était le lieu proprement du gouvernement de M. de Mondevergue, car le Fort-Dauphin était habité des marchands, commis et chefs de colonie, qui avaient tous leurs égards pour les directeurs[8]. Colbert recommande à M. de La Haye, successeur de Mondevergue, de suivre les lumières et les ordres des directeurs ; mais un officier gentilhomme n'obéissait pas volontiers à un marchand.

Les civils ne s'entendaient pas entre eux. Aux Indes, les directeurs se querellaient. L'un d'eux, Caron, était un Hollandais qui, ayant servi dans une compagnie hollandaise, connaissait les Indes et le Japon, mais cet étranger déplaisait à ses collègues, qui finirent par le soupçonner de trahison. Ils lui reprochaient de prendre le nom de général, d'avoir des gardes, de faire de grandes dépenses, c'est-à-dire probablement de se conduire comme il fallait en ce pays-là, où la grande mine est un moyen de gouvernement. Enfin sa qualité de protestant le mettait en mauvais termes avec les Capucins.

Le ministre essayait d'adoucir toutes ces méchantes humeurs. Il demandait à Caron de se convertir pour éviter les ennuis ; il partageait ses caresses entre ces hommes qui se haïssaient, et leur parlait comme un apôtre, les suppliant de ne pas se laisser décourager par les difficultés qui se rencontrent toujours dans l'exécution d'un si grand dessein et d'un établissement aussi nouveau que l'était celui-ci dans le royaume. Il faut, leur disait-il, vous mettre en une parfaite union et employer ensemble tout ce que vous avez d'esprit, d'industrie et de mérite au bien commun, augmenter votre douceur, votre honnêteté, votre patience. Il leur conseillait de prendre l'esprit de charité et de douceur.

L'entrain manquait, parce que les choses n'allaient pas bien, et que nous n'aimons pas en France les affaires qui ne vont pas bien tout de suite. L'indiscipline générale désespérait Colbert. Il implore des directeurs quelque action d'éclat qui serve à contenir l'inquiétude et la légèreté naturelle des Français, qui ne peuvent rien déférer les uns aux autres, s'ils ne sont pas retenus par la crainte de la punition et l'espérance de la récompense.

En 1664, la compagnie envoya une ambassade en Perse et dans l'Inde pour y conclure des traités de commerce. En 1667, elle établit un comptoir à Surate. Deux ans après, Colbert annonce une grande démonstration : Sa Majesté va envoyer une bonne escadre de vaisseaux de guerre dans les Indes, dans la seule pensée de faire voir un petit échantillon de sa puissance aux princes de l'Asie. Il veut que toute l'infanterie soit bien choisie, et les armes belles et d'une même parure, et enfin que tout soit autant parfait qu'il se pourrait, tant en beauté qu'en bonté. M. de La Haye, qui commandera cette escadre, fera savoir qu'elle n'est qu'une avant-garde pour reconnaître les lieux pour une plus grande flotte, qui viendra plus tard afin de protéger le commerce de la compagnie. Au retour, il montrera son escadre à toutes les nations depuis le cap Comorin jusqu'à l'Arabie, en ayant soin de ne donner aucun trouble aux peuples, afin que les Indiens conçoivent une grande opinion de la justice et bonté de Sa Majesté, en même temps qu'ils connaîtront sa puissance. C'est le langage d'un homme qui espère conquérir le monde ; mais la guerre de Hollande arriva et devint la guerre de l'Europe contre la France ; tout de suite la compagnie fut en péril.

En 1672, un roi de Ceylan lui avait cédé Trinquemalé ; ce poste fut enlevé par les Hollandais. A Paris, on ne s'en irrita point ; le Roi, qui suivait attentivement les affaires des Indes, montrait une patience admirable : il était impossible, écrivit-il à de La Haye, de conserver le poste que vous avez occupé, par le défaut d'hommes et d'assez bons officiers pour résister à toutes les difficultés et surmonter tous les obstacles dans un pays aussi éloigné. De La Haye s'étant emparé de Saint-Thomas, à deux lieues de Madras, le Roi le remercia :

J'ai grande espérance que vous pourrez... parvenir à conserver un poste dont je connais bien l'importance, et par le moyen duquel je parviendrai à faire connaître ma puissance dans un pays où l'on en avait à peine entendu parler.

Mais il était obligé d'avouer qu'il ne pouvait assister ses gens autant qu'il l'aurait voulu. De La Haye ayant parlé d'occuper un nouveau poste à trois lieues du premier, il lui répondit que l'important était de garder Saint-Thomas.

Le Roi envoyait bien peu d'argent, — à la fin de l'année 1674, il n'avait donné que 410.000 livres, — et bien peu d'hommes. Il croyait faire beaucoup en expédiant tous les ans deux cents bons hommes. Il demandait à de La Haye de faire des actions de vigueur et de force, mais en même temps de ménager ses soldats : Je veux que vous croyiez toujours que la conservation d'un homme est ce que vous pouvez faire qui me soit le plus agréable. Après lui avoir raconté ses victoires et conquêtes en Europe, il lui promettait de puissants secours, en cas qu'il plaise à Dieu de donner à ses ennemis la volonté de faire la paix. Mais, en 1675, les Hollandais reprenaient Saint-Thomas. D'autre part, Madagascar avait été abandonné, et il ne nous resta de ce côté qu'un établissement à l'Île Bourbon.

Avant la guerre, Colbert comparait avec mélancolie les opérations de la compagnie hollandaise à celles de sa rivale de France.

Apprenant qu'en 1670 elle avait envoyé 30 vaisseaux aux Indes : Il serait à souhaiter, disait-il, que nous pussions faire de si grands envois que ceux-là, mais il faut nous contenter de notre médiocrité. Pourtant, il ne désespérait pas, et la moindre bonne nouvelle l'enchantait :

Vous savez, écrit-il cette même année, qu'il nous est arrivé un vaisseau fort bien chargé et que nous en attendons un autre ; de sorte que j'espère qu'avec le temps, beaucoup de patience. toute la protection et les assistances du Roi, notre compagnie aura un succès favorable.

Il écrivait encore : Les grands desseins ne peuvent pas réussir sans de grandes difficultés et de grandes pertes dans les commencements. — A la fin de la guerre, ses illusions étaient perdues.

L'état financier de la compagnie avait toujours été mauvais. Les actions étaient payables par tiers ; il fut très difficile d'obtenir le second et le troisième versements. Beaucoup renoncèrent, aimant mieux perdre la première somme que d'en risquer de nouvelles. Colbert fit distribuer des dividendes fictifs. Il faut toujours, pensait-il, faire goûter quelque profit à ceux qui ont mis des fonds dans votre compagnie, n'y ayant rien peut-être qui porte les personnes qui ne sont pas accoutumées au commerce à s'y appliquer, que cette distribution. Mais ces procédés frauduleux ne pouvaient être soutenus longtemps. Dès 1669, le Roi écrivait : La compagnie est compromise dans l'opinion de mon royaume entier. Le ministre avouait des difficultés presque approchantes du désespoir. Enfin, en 1682, une déclaration du Roi enleva à la compagnie son privilège, où l'on avait mis de si grandes espérances. Tous les marchands français furent autorisés à commercer aux Indes, à condition de faire transporter leurs marchandises sur les navires de la compagnie et de les vendre dans ses magasins. Du moins, la compagnie survécut à Colbert, en cela plus heureuse que les autres.

 

IV. — LA COMPAGNIE DU LEVANT.

AU temps d'Henri IV, qui avait repris les bonnes relations avec la Porte, notre commerce au Levant était considérable : on l'évaluait, avec quelque exagération, à 30 millions ; il employait 1.000 vaisseaux. Au temps de Mazarin, il était ruiné ; d'après un état de la marine dressé en 1664, la Provence n'expédiait aux Échelles que 30 bâtiments.

Le dépérissement de la marine laissait la mer libre au brigandage des trais États pirates, Alger, Tunis et Tripoli. Leurs flottes tenaient la mer et bloquaient les côtes de Provence, où des tours, de distance en distance, signalaient aux riverains par des feux de nuit la présence des corsaires. En 1662, 18 galères barbaresques étaient à demeure aux Îles d'Hyères. Être pris par les corsaires était une aventure à laquelle on s'attendait dès qu'on se risquait sur la Méditerranée. Il y avait des règles établies à Alger pour la vente et pour le rachat des captifs, et des ordres religieux se vouaient à la rédemption des esclaves chrétiens. Les prises donnaient lieu à un grand commerce régulier que se disputaient à Livourne les Juifs et les Chrétiens. La piraterie était donc le régime de la Méditerranée.

Marseille, presque abandonnée à elle-même, semblait un État sous la lointaine autorité du roi de France, comme étaient Alger, Tunis et Tripoli, sous la lointaine autorité du sultan. Elle était en relations diplomatiques avec les Barbaresques, et, dans les intervalles des guerres, elle échangeait avec eux des ambassades et des cadeaux. Le dey d'Alger la considérait comme la cité maîtresse de la Provence. Si des Toulonnais avaient commis des méfaits, il lui en demandait compte ; or, Toulon, jaloux de Marseille, refusait de s'entendre avec elle pour une commune défense de la Provence, et même lui rendait les plus mauvais offices, par exemple, en attaquant les Algériens, pendant que les députés de Marseille négociaient avec eux. Les Marseillais avaient beau soutenir qu'ils n'étaient pas responsables des actes de leurs voisins : Il ne se peut faire, écrivait un député aux consuls, d'ôter de la tête du dey que vous commandez toute la province. Le dey d'Alger paraissait ignorer l'existence d'un roi de France.

Marseille en était réduite, les dernières années de Mazarin, à louer une galère au mois pour protéger la côte, ou bien à traiter avec des capitaines qui donnaient la chasse aux barques en vue. Elle acceptait avec reconnaissance la protection des étrangers. En 1653, deux vaisseaux hollandais étant entrés dans son port, les marchands prièrent les consuls d'offrir des présents aux capitaines parce qu'ils tiennent les mers libres de corsaires, pour les engager à continuer les mêmes bons offices. Cinq ans après, les consuls écrivaient au général d'une escadre anglaise :

Nous sommes beaucoup obligés à Son Altesse, Protecteur de la République d'Angleterre, de la bonté qu'elle a eue de vous envoyer en ces mers pour eu chasser nos ennemis communs, mais particulièrement nous vous sommes redevables du soin que vous vous êtes donnés à la protection de nos vaisseaux et barques par cette frégate que vous avez mandée pour les escorter.

Tel était alors le délabrement du royaume de France.

Ce qui restait de commerce au Levant était accablé par les contributions de toute sorte. En 1612, Marseille écrit à un ministre :

Considérez, Monseigneur, s'il vous plan, et, au nom de Dieu, portez votre pensée aux moyens de mettre en liberté notre commerce, qui se trouve chargé de plus de 12 à 13 p. 100 par toutes les Échelles, sans compter les droite du Grand Seigneur.

Ces droits du Grand Seigneur étaient de 5 p. 100, tandis que les Anglais avaient obtenu de ne payer que 3 p. 100. Marseille avait été longtemps port franc ; les marchandises du Levant y étaient entreposées, et les commerçants du Nord venaient les y chercher, apportant en échange les produits de leurs pays. Le port fut encombré de droits énormes, perçus, les uns par la ville pour l'acquittement de ses dettes, et les autres par le Roi. Le droit de 50 sous par tonneau acheva de ruiner la franchise. En 1665, les Marseillais représentent que, si on ne la leur rend, leurs négociants, pour éviter des vexations incroyables, seront obligés d'aller faire leurs achats à Gènes et à Livourne, pour les transporter de là à droiture en Espagne. On calculait qu'une marchandise, après qu'elle avait acquitté les impositions, royales et autres, se trouvait grevée de 30 p. 100, auxquels s'ajoutaient encore 15 p. 100 d'assurances et de contributions extraordinaires. De plus, si le Roi entreprenait un armement contre les pirates, il y faisait contribuer les commerçants des villes qui trafiquaient avec le Levant. S'il négociait avec les Barbaresques, les frais des ambassades à Tunis, Alger et Tripoli, étaient mis à la charge de Marseille. Lorsqu'Henri IV envoya son premier ambassadeur à Constantinople, il n'avait pas de quoi le payer ; il lui accorda un droit extraordinaire de 2 p. 100 sur les marchandises chargées aux Échelles.

Le commerce du Levant était administré par les consuls des Échelles, par l'ambassadeur à Constantinople, par la ville de Marseille, par le secrétaire d'État qui avait le commerce dans sa charge, et, enfin par le conseil du Roi. Nulle part, il ne trouvait aide et protection.

Les consulats étaient des charges vénales. Ils furent d'abord vendus par le Roi à bas prix, mais la valeur s'en était accrue très vite : celui de Smyrne, de 4.600 livres en 1610, était monté à 75.000 au temps de Mazarin. C'est la preuve que la propriété d'un consulat était devenue une belle affaire. Le secrétaire d'État Brienne, qui, précisément, aimait les belles affaires, possédait les grands consulats du Caire, de Saïda et de Smyrne. Les consuls en titre ne géraient pas eux-mêmes leur charge, ils la mettaient en société ; les acheteurs de parts adjugeaient le vice-consulat au plus offrant, et le vice-consul, agréé par le Roi, s'en allait exploiter l'affaire.

Il fallait que ce vice-consul payât les dividendes des actionnaires, qu'il tint sa maison aussi grandement que les consuls d'Angleterre et de Hollande, sur lesquels il avait préséance, qu'il donnât des fêtes, qu'il hébergeât l'aumônier, le drogman, le chirurgien et les janissaires, qu'il reçût les missionnaires et les voyageurs, qu'il fît des présents au pacha. Son émolument, qui était un droit prélevé à la sortie sur les marchandises, ne suffisait pas à tant de dépenses. Il faisait des dettes qu'il mettait au compte de la nation, ou il imposait des taxes qui se perpétuaient indéfiniment. En 1670, la chambre de commerce de Marseille se plaignait que le consul d'Alexandrie continuât à percevoir une taxe établie en 1613 pour le remboursement d'une somme qui était acquittée depuis longtemps. Ces vice-consuls faisaient du commerce et ils étaient les déloyaux concurrents des marchands, car ils s'attribuaient des exemptions de droits et des monopoles. Ils étaient les juges de leurs compatriotes, mais de mauvais juges. Ils devaient protéger la nation contre les pachas, mais, à chaque instant, ils recouraient aux autorités indigènes pour qu'elles les protégeassent eux-mêmes contre leurs nationaux. L'histoire du consulat du Caire, pendant le ministère de Mazarin, ressemble à un chapitre de roman burlesque où le propriétaire, le secrétaire d'État Brienne, joue un personnage odieux.

Quant à notre ambassadeur à Constantinople, qui devait protéger notre commerce, il était sans crédit. Harlay de Sancy, en 1611 — il avait 23 ans et ne savait rien de l'Orient, — fut insulté par le grand-vizir, arrêté et obligé à payer une grosse avanie. Harlay de Cézy, qui lui succéda, endetté parce que la Cour ne le payait pas et que les Marseillais ne lui remboursaient pas les avances qu'il avait faites pour eux, fût embarrassé par ses besoins d'argent. Le comte de Marchéville, venu pour le remplacer, se rendit insupportable par ses extravagances aux Turcs, qui l'embarquèrent. Enfin, M. de La Haye, emprisonné au château des Sept Tours, n'en sortit que pour s'embarquer, en 1660. Pendant cinq années ensuite, la France ne fut pas représentée à Constantinople. Il est vrai que le commerce français n'eut pas de raison de s'en plaindre ; les ambassadeurs avaient coutume de se faire aider par les Turcs pour prélever sur le commerce français leurs appointements, ou les moyens de payer leurs dettes.

Marseille, qui était la métropole des nations françaises établies aux Échelles, exerçait une sorte d'autorité directrice. Elle avait une chambre de commerce, composée de quatre députés et de huit conseillers, élus par la municipalité parmi les notables commerçants, mais aucune décision grave ne devenait exécutoire qu'après un arrêt du Conseil du Roi. La ville avait un avocat à Paris, et, pour les affaires les plus importantes, elle y envoyait des députations qui lui coûtaient cher et ne faisaient pas grand besogne ; elles avaient peine à obtenir leur tour de rôle, si bien que souvent les décisions arrivaient trop tard. C'étaient, d'ailleurs, de singulières autorités que le Conseil et le secrétaire d'État auxquels elles avaient affaire.

Jusqu'en 1661, ce fut presque toujours le secrétaire d'État des affaires étrangères qui eut la charge du commerce dans le Levant, pour la raison qu'il avait la Provence dans son département. Il n'y entendait rien ; on le voit, dans la correspondance, obligé de demander à Marseille des ordonnances, arrêts et règlements qu'il ne trouve pas chez lui. Quant au Conseil, il était, au su de tout le monde, rempli d'intrigues et de friponneries, comme le prouve, par exemple, l'histoire d'un certain d'Anthoine. Ce d'Anthoine, vice-consul au Caire, y avait un rival, Brémond, qui lui disputait la charge ; son frère qui était à Paris, lui conseilla de faire enlever Brémond par le pacha et lui promit d'arranger les choses à la Cour. Avec de l'argent, dit-il, il obtiendra tout ce qu'il voudra de cire et de parchemins, c'est-à-dire d'arrêts du Conseil. Si l'affaire dépend de M. et de Mme de Brienne, on leur promettra de leur payer quelque chose de plus que ce qu'ils reçoivent de Brémond. Pour le moment, il donnera un bon pot de vin à Mme de Brienne, il fera manger quelques-uns de ceux qui sont auprès ; moyennant quoi, il promet à son frère de le faire passer pour le plus honnête homme qui soit en Turquie[9].

Les avocats et députés de Marseille en Cour ne cessaient pas de demander à leurs commettants de l'argent et des cadeaux à distribuer. Ils transmettaient à Marseille les remerciements des ministres : le Chancelier, M. Servien et M. Bouthillier ont reçu les présents avec contentement. Marseille avait souvent affaire à fortes parties. Une compagnie convoitait le monopole des soudes et naphtes d'Égypte ; les Marseillais, à qui ces matières étaient nécessaires pour leurs fabriques de savons, réclamèrent, mais le ministre avait reçu un pot-de-vin énorme. Le commerce demandait la suppression d'un certain droit, mais le fermier de ce droit payait une rente de 4.000 livres à M. de Brienne. Il fallait aussi soigner M. le premier commis, aussi avide que son chef, avec moins de pudeur, et chercher en toute affaire si les puissances n'y avaient pas d'intérêts.

Colbert, à son habitude, reconnut le mal dans toute son étendue, remonta aux causes, choisit les remèdes, dépensa beaucoup d'efforts, et réussit imparfaitement.

En un autre lieu, nous trouverons la lutte contre les Barbaresques et l'admirable création d'une force maritime. Les expéditions et les croisières ne détruisirent pas la piraterie, mais nos galères protégèrent nos côtes et firent la police de la Méditerranée.

Colbert annonça tout de suite une réforme des consulats. L'ordre est signifié en 1664 aux propriétaires de consulats de remettre leurs titres entre les mains du sieur Colbert, et de se rendre dans les trois mois au lieu de leur résidence, pour y exercer en personne, après qu'ils auront donné caution solvable. Défense à eux et à leurs commis de se mêler d'aucun trafic, d'imposer aucune somme sous le nom de la nation ou de prélever des droits sur des marchandises. Mais quatre ans après, l'intendant des galères à Marseille, Arnoul, écrivait à Colbert :

Les consulats sont encore tenus par des fermiers, par des banqueroutiers et par des gens qui font négoce. Ils pensent à leurs affaires, ils craignent et n'osent parler, et, comme il faut toujours agir contre les douaniers, ils n'osent, étant marchands. Je voudrais que le Roi les fit appointer par le commerce, choisit d'honnêtes gens autant que l'on pourrait.

Des doléances de cette sorte seront répétées jusqu'à la fin du ministère. En 1681, parut l'ordonnance de la marine ; elle contenait de beaux règlements sur le régime des Échelles, mais ils ne furent guère obéis. Le mal n'avait pas été pris à la racine, et même Colbert se fit le restaurateur et le bénéficiaire des abus qu'au premier jour il voulait détruire. Les consulats d'Alger et du Caire étant devenus vacants, il les réunit à sa charge de secrétaire d'État, pour, ensuite, les affermer à son profit. Il laissa le fermage s'introduire même dans les consulats de Gênes et de Livourne. Les raisons de cette contradiction dans sa conduite ne sont pas claires, elles ne peuvent être toutes honorables pour Colbert.

La Porte ne lui accorda rien de ce qu'il y faisait demander par nos ambassadeurs, ni le renouvellement des anciennes capitulations, ni la réduction des droits de douane, ni le privilège du trafic par la mer Rouge. Le sultan ne pardonnait pas au Roi Très Chrétien les manifestations qu'au début de son gouvernement personnel il fit contre les Infidèles en Afrique, à Malte et sur le Danube ; les explications et excuses que Louis XIV donnait de sa conduite ne trompaient personne à Constantinople. où nos ambassadeurs étaient dédaigneusement reçus, bernés et maltraités.

Si Colbert avait été capable de se fier à autrui, il aurait affranchi la Chambre de Marseille de la tutelle parisienne en se contentant de la surveiller ; mais il détestait les Marseillais, qui n'en voulaient faire qu'à leur tête : Leurs esprits, dit-il, sont fort déréglés et leurs raisonnements tous faux. Ses agents dans cette ville excitaient. sa mauvaise humeur contre ces paresseux, qui ne pensent qu'ô se divertir dans de méchants trous de maisons qu'ils appellent des bastides, ou bien — étant sobres et fainéants, grands porteurs et diseurs de nouvelles — à se promener sur le port, l'épée au côté, avec sabres et pistolets. Un intendant lui écrit qu'on ne fera jamais à Marseille le grand et beau commerce qui se devrait et pour qui la nature semble avoir fait cette ville. Tant que l'on s'amusera aux Marseillais, jamais de compagnie ! Or, les Marseillais avaient sans doute des défauts, mais peut-être aussi la ruine des affaires les décourageait, et ils n'étaient pas les seuls coupables de cette ruine. Ils avaient été longtemps une belle puissance commerciale. Leur Chambre, que Colbert semble ignorer et sur laquelle il s'informe seulement en 1669, lui d'ordinaire si pressé de tout connaître, a donné d'excellents mémoires sur le commerce ; sa correspondance avec les Échelles est très curieuse.

Colbert ne s'amusa donc pas aux Marseillais. Il rétablit la franchise de leur port par un édit de 1669, mais, en même temps, il annonçait la fondation prochaine d'une compagnie du Levant. Les Marseillais s'inquiétèrent de ce projet.

Quatre ans auparavant, des Lyonnais ayant offert de former cette compagnie : Ce sont des monopoles que ces compagnies, avait dit la Chambre de Marseille, odieuses à Dieu et au monde, et, comme il n'y a rien qui ne doive être plus libre que le négoce, il n'y a rien aussi de plus affligeant que de le voir restreint entre les mains de quelques particuliers. Marseille ajoutait avec raison que l'exemple, invoqué contre elle, des Anglais et des Hollandais ne prouvait rien : les Anglais et les Flamands étaient bien obligés de mettre en compagnie le commerce que les particuliers ne pouvaient faire à cause de la distance de leur pays au Levant et Barbarie, ce qui ne nous convient pas pour être si voisins de Levant et Barbarie, étant si facile aux particuliers de négocier et y former des desseins suivant leur industrie. Les Marseillais disaient encore que beaucoup de leurs commerçants, qui n'avaient que 500 ou 1.000 livres vaillant, faisaient rouler cela deux ou trois fois l'année ; ils n'opéraient que sur le crédit ; l'établissement d'une compagnie leur couperait la gorge. Moyennant un pot-de-vin donné à quelques personnes de considération à la Cour, Marseille échappa cette fois-là.

Mais, en 1670, à Paris, rue du Mail, des agents et familiers de Colbert, 18 intéressés, dont 16 Parisiens et 2 Marseillais, fondèrent la Compagnie française du Levant. Quatre de ses directeurs, résidant à Marseille, dirigeraient les affaires, mais informeraient chaque semaine leurs collègues parisiens de ce qui se passerait d'important et attendraient leurs avis ; cette obligation empêchait les directeurs de prendre les décisions promptes qui pouvaient être nécessaires, mais Colbert n'aimait pas que rien fût décidé loin de lui. La compagnie ne reçut pas de monopole, — l'expérience avait démontré à Colbert que le monopole était un mauvais expédient, — mais le Roi promit aux associés de grosses primes, et qu'il ferait escorter leurs bateaux par ses navires.

Colbert espérait que la compagnie tuerait la concurrence des particuliers, ou que, tout au moins, il arriverait par cet intermédiaire à diriger le commerce de la Méditerranée. Il voulait surtout remplacer l'achat contre argent des produits du Levant par un échange contre les produits de nos manufactures. Il reprochait aux Marseillais l'exportation de l'argent, ce crime puni de mort par les anciennes lois. Marseille, disait-il, est l'endroit par où s'écoule dans les pays étrangers une bonne partie de l'argent que l'industrie des artisans et des marchands des autres provinces y attire. Il ne voulait pas comprendre que les Marseillais, qui allaient acheter aux Échelles des soies, des cotons, des laines et des cuirs, fournissaient nos manufactures de matières premières. Il ne voulait pas savoir qu'étant les principaux pourvoyeurs de l'Espagne en marchandises d'Orient, ils prenaient en ce pays l'argent qu'ils portaient au Levant. Tout l'argent, il voulait le garder en France, et il disait, indigné que les Marseillais voulussent conserver leurs anciennes habitudes : Les petits marchands de Marseille ne croyant pas qu'il y ait d'autre commerce que celui qui se passe dans leurs boutiques, renverseraient volontiers tout le commerce général sous l'espérance d'un profit présent et particulier qui les ruinerait dans la suite. Les défenses de transporter de l'argent hors du royaume à peine de la vie furent renouvelées. Les vaisseaux de guerre arrêtèrent pour les fouiller les bateaux qui allaient au Levant. A des plaintes qui lui sont adressées en 1682, Colbert répond :

Je n'ai rien à ajouter à ce que je vous ai écrit, qui consiste en ce que les officiers de l'amirauté doivent confisquer sans difficulté. Les raisons des Marseillais sont toutes mauvaises ; c'est à eux de chercher les moyens d'envoyer plus de manufactures du royaume et moins d'argent.

Il comptait sur la compagnie du Levant pour transporter aux Échelles les produits de nos manufactures. La compagnie avait un traité avec les grandes fabriques de Saptes et de Carcassonne. En 1672, elle se félicitait d'avoir envoyé 1.300 pièces de drap au Levant, établi à Marseille une raffinerie, et commencé de débiter des sucres de France aux Échelles. Mais déjà elle se plaignait de la difficulté de vivre : trois de ses bâtiments avaient été pris ou naufragés, il ne lui en restait que quatre pour faire son commerce. C'est qu'elle était une pauvre compagnie, à maigre capital — 340.000 livres, auxquelles le loi avait ajouté un prêt de 200.000 livres pour six ans sans intérêts, — et elle dépensait beaucoup d'argent, selon la mode de France, par le trop grand nombre d'officiers qu'elle employait malgré sa misère. La guerre de Hollande produisit encore ici son effet désastreux. Enfin les comptes de la société n'étaient pas sincères. Un des habituels agents de Colbert, Bellinzani, qui d'ailleurs sera plus tard menacé de finir à la Bastille, fut accusé de tromperie. La compagnie péniblement vécut jusqu'en 1678 ; son privilège fut alors renouvelé pour dix ans avec quelques modifications, mais elle fut dissoute avant d'arriver à ce terme.

Après la mort de Colbert, plusieurs compagnies du Levant seront essayées encore, qui ne réussiront pas mieux que la première. En 1698, on reparla d'en établir une, mais M. de Lagny, alors directeur général du commerce, écrivait au successeur de Colbert : Plus j'y ai pensé, moins j'ai trouvé que l'on pût ni dût mettre le commerce du Levant en compagnie. Sans doute, ce commerce souffrait de grands désordres, mais ce ne serait pas la régie des directeurs, agents et commis d'une compagnie qui remédierait au mal ; il fallait guider les marchands par un bon règlement, et les laisser faire. A la fin du siècle, le commerce des particuliers se rétablissait ; Colbert était condamné par l'expérience.

En somme, il n'est parvenu ni à fermer la France aux marchands étrangers, ni à s'approprier le commerce du monde ; aucune de ses compagnies n'a prospéré, sa politique impérialiste s'est effondrée sous ses yeux. Pourtant toute sa grande peine n'a pas été perdue.

Le droit de 50 sous par tonneau et les primes données à nos armateurs ont ranimé notre marine marchande. En 1662, une quarantaine seulement de bateaux français entraient dans les ports de Hollande ; en 1670, une bonne partie de nos marchandises y était portée sous notre pavillon. La compagnie des Indes orientales avait été obligée d'acheter ses premiers bateaux en Hollande ; en 1671, 70 bâtiments des diverses compagnies furent construits en France. L'importation chez nous des marchandises hollandaises a diminué, tandis que l'exportation en Hollande de nos vins et de nos eaux-de-vie a duré, malgré la guerre, et, paraît même s'être accrue.

 La compagnie du Nord n'a pas réussi mieux que les autres, mais Colbert a conclu d'utiles traités de commerce avec le Danemark et la Suède, et peut-être cette société a-t-elle contribué à initier notre commerce au grand trafic du Nord. A Hambourg, Lübeck, Dantzig, Riga, comme en Danemark et en Suède, nous exportions des vins, des eaux-de-vie, du sel, du papier, des étoffes, des épices de l'Inde ; nous y prenions, au lieu de les recevoir par la Hollande, les matières nécessaires aux constructions navales.

La France avait depuis longtemps un grand commerce avec l'Espagne. Nos paysans du Midi allaient y faire la moisson ; presque toute l'industrie et une bonne part du commerce étaient en mains françaises. L'Espagne avait interdit les manufactures dans ses colonies, et, comme elle-même ne travaillait pas, les nations laborieuses fournissaient l'empire espagnol de tous les objets qui lui étaient nécessaires. Leurs vaisseaux débarquaient la marchandise dans des ports espagnols désignés à cet effet ; l'Espagne en gardait une partie, et le reste était embarqué sur des galions aux soins d'un intermédiaire espagnol. Les galions ramenaient des bois de teinture, de la cochenille, de l'indigo, du cacao, des perles, et surtout des lingots et des monnaies. Sur ces retours, l'intermédiaire payait les marchands étrangers. La part de la France était d'une douzaine de millions dans ce commerce évalué à quarante millions de livres.

La réforme, même imparfaite des consulats, et la meilleure police de la Méditerranée ont préparé le réveil du commerce du Levant. La compagnie des Indes Orientales a fait connaître aux marchands de France des routes ignorées, ou connues seulement de quelques aventureux, vers les riches marchés d'Asie. Enfin Colbert a donné une activité sérieuse au commerce de la France avec ses colonies.

 

V. — LES COLONIES[10].

POUR mettre en valeur nos colonies, tombées dans l'abandonnement, les fermer au commerce étranger, établir entre elles et la métropole des relations réglées, Colbert commença par créer, en mai 1684, la compagnie des Indes Occidentales, qui reçut en toute propriété, justice et seigneurie, les terres et îles françaises du littoral d'Afrique et d'Amérique avec le monopole du commerce dans les îles et terre ferme d'Amérique[11]. Mais celte compagnie, à la différence des autres, avait affaire à des colons français, producteurs et vendeurs, qui réclamèrent contre le monopole et se mutinèrent. L'intendant du Canada, Jean Talon, avertit Colbert que le. Roi perdrait sa peine à considérer ce pays simplement comme un lieu de commerce, où la seule compagnie aurait le droit d'acheter et de vendre : L'émolument qui en peut revenir ne vaut pas l'application de Sa Majesté et mérite bien peu la vôtre.

Presque tout de suite, Colbert se rendit aux bonnes raisons que lui donnait Talon, qui fut pour lui un admirable conseiller. Nulle part, on ne voit mieux que dans l'administration des colonies, qu'il était. capable de s'accommoder aux circonstances. Il commença par abolir le monopole au Canada, puis il donna des permissions d'aller commercer aux Îles, et commanda au gouverneur général de protéger les vaisseaux des particuliers comme ceux de la Compagnie (1669).

Ce gouverneur des Îles étant partisan du monopole, le Roi et Colbert entreprirent de le convertir. :

Soyez persuadé, lui dit le Roi, qu'il n'y a que la seule liberté à tous mes sujets de trafiquer dans les Îles qui puisse y attirer l'abondance de toutes choses, d'autant que mes sujets s'adonnant à présent à la navigation et au commerce de mer beaucoup plus qu'autrefois, partout où ils trouveront du profit et où ils seront bien traités, ils y porteront assurément leur commerce et leurs marchandises.

Colbert explique au même gouverneur pourquoi le taux des marchandises, c'est-à-dire le droit pour la compagnie d'en faire le prix, est la ruine entière des Îles. Il faut que le prix soit libre :

La liberté rétablira la bonne façon des sucres ; un marchand qui vendra sa marchandise plus librement en donnera plus pour de bons sucres que pour de mauvais ; l'habitant de l'ile qui aura de bons sucres cherchera de bonnes marchandises ou voudra en avoir davantage. Le sieur Froment, marchand de Paris, entendant parler dans mon cabinet de cette liberté, dit qu'au lieu d'un vaisseau il en enverrait trois.

Dès l'année 1672, l'application de la Compagnie fut restreinte au seul commerce des nègres et des bestiaux, qui se faisait à la côte de Guinée. Supprimée en 1674, elle liquida, après avoir fait de mauvaises affaires.

Le Roi reprit le gouvernement direct des colonies. Les cadres de l'administration se trouvaient alors ainsi établis : un gouverneur, lieutenant-général du Roi, au Canada, et un autre, aux Antilles ; à côté d'eux, un intendant de justice, police et finances et, au-dessous, des gouverneurs particuliers. La justice était rendue par des tribunaux à deux degrés : les plus élevés étaient les conseils souverains, un au Canada, un dans chacune des îles. Cette organisation, copiée sur celle de la métropole, plaisait à Colbert, qui voulait que les nouvelles Frances ressemblassent autant que possible à l'ancienne.

Il admettait bien quelques exceptions à la ressemblance. Il désire que les règlements des manufactures au Canada soient fondés sur l'exemple de ceux qui sont en vigueur dans les villes du royaume où l'ordre est le mieux établi ; mais il ajoute : s'il se peut, et recommande à l'intendant de concerter les règlements avec les principaux habitants du pays. Il veut que la justice soit rendue et les crimes punis de même façon qu'en France, mais permet d'apporter quelque changement à la coutume de Paris, eu égard aux mœurs, usages, habitations et bien des habitants. Pourtant, à notre façon française, qui est de voir simple où il faudrait voir double ou triple, il cherchait l'assimilation, comme on dit aujourd'hui. Pour toute dérogation à la coutume, il demandait à l'intendant l'avis du Conseil souverain et réservait au Roi la décision. Le gouverneur du Canada ayant fait la division des habitants en trois ordres pour leur faire jurer la fidélité au Roi, Colbert le blâma :

Vous devez toujours suivre dans ce pays-là les formes qui se pratiquent ici... Nos rois ont estimé depuis longtemps du bien de leur service de ne point assembler les États généraux de leur royaume pour peut-être anéantir insensiblement cette forme ancienne.

Comme la colonie avait un syndic qui présentait des requêtes au nom des habitants, il faudra, écrivit-il, insensiblement supprimer le syndic, étant bon que chacun parle pour soi et que personne ne parle pour tous.

Cette erreur mise à part, Colbert dirigea bien l'administration difficultueuse du Canada et des Îles. Les gouverneurs usurpaient sur les intendants : Ceux qui ont le commandement des armes se laissent aisément persuader qu'ils doivent prendre soin de toutes choses. Tel intendant se plaisait dans une trop grande contrariété aux sentiments du gouverneur, et empiétait sur le pouvoir du Conseil souverain. Des gouverneurs particuliers dénonçaient leur gouverneur général. Tout ce personnel semble de mauvaise humeur.

Le Roi et Colbert lui donnaient les meilleurs conseils. Le Roi considérait ses sujets du Canada comme s'ils étaient presque ses propres enfants et voulait leur faire ressentir la douceur et la félicité de son règne. Ce principe, disait-il, est le fondement du bonheur et de la solidité des colonies éloignées, qui ne peuvent être éclairées par la présence du prince. Il écrivait à un gouverneur qui se plaignait de la mauvaise conduite des colons :

Vous pouvez être bien persuadé que des gens bien établis dans mon royaume ne prendront jamais la résolution d'aller habiter dans les îles, en sorte qu'il ne faut pas attendre d'eux la même conduite et le même règlement de mœurs que dans mon royaume, ni même apporter la même sévérité à punir leurs dérèglements.

Colbert priait ses agents de faire le devoir de père de famille, d'entrer dans le détail des petites affaires, de visiter les habitations les unes après les autres, de s'appliquer soigneusement à bien connaître les maladies tant générales que particulières, d'examiner la nature et la qualité des plantations, de voir sil ne serait pas utile de mettre d'autres semences. Ce détail paraîtra peut-être d'abord difficile et ennuyeux à M. le gouverneur ; mais il y prendra plaisir quand il verra que les colons profitent de la peine qu'il s'est donnée.

Comme en France, avec plus d'instances, le ministre recommandait la peuplade :

Il ne faut pas qu'un intendant croie avoir jamais bien fait son devoir qu'il ne voie au moins deux cents familles d'augmentation tous les ans.

Il envoyait chaque année des filles saines et fortes, pêle-mêle avec des animaux reproducteurs :

Nous préparons les cent cinquante filles, les cavales, chevaux entiers et brebis qu'il faut faire passer au Canada.

Les soldats qui ne se mariaient pas quinze jours après l'arrivée des vaisseaux apportant des filles, étaient punis rigoureusement Le plus grand nombre se marièrent, et l'on dit que le régiment de Carignan fut la souche de trois cents familles canadiennes. Des primes étaient payées aux mariés jeunes ; les parents dont les enfants tardaient au mariage étaient frappés d'amende, et des pensions assurées aux pères de nombreuses familles, à condition — comme en France — qu'aucun des enfants ne fût prêtre, religieux ou religieuse.

Colbert voulut d'abord détruire les Iroquois, qui étaient nos ennemis, pendant que les Hurons et les Algonquins faisaient bon ménage avec nous. Le Roi a résolu, dit-il, de leur apporter la guerre jusque dans leurs foyers pour les exterminer entièrement. Bientôt il s'avisa que les Iroquois étaient de la matière humaine utilisable, et changea d'idée : il faut appeler les habitants du pays en communauté de vie avec les Français, les instruire dans les maximes de notre religion et même dans nos mœurs, de façon à composer avec les habitants du Canada un même peuple et fortifier par ce moyen cette colonie, changer l'esprit de libertinage qu'ont tous les sauvages en celui d'humanité et de société que les hommes doivent avoir naturellement[12]. Défense aux gouverneurs d'exiger aucun présent des naturels ; ordre de tenir la main à ce que les juges punissent sévèrement les habitants qui commettraient des violences contre eux.

Mais l'idée de composer un même peuple déplut à l'autorité ecclésiastique.

Les Jésuites, qui avaient apporté le christianisme au Canada, y étaient puissants. Ils avaient mis dans leur dépendance l'évêque de Pétrée, participaient à la nomination du gouverneur et se mêlaient de toutes choses. Colbert recommanda de les resserrer dans les bornes de l'autorité que les ecclésiastiques ont dans le royaume. Il voulait que l'intendant tint dans une juste balance l'autorité temporelle et spirituelle, de manière toutefois que celle-ci fût inférieure à l'autre ; mais, comme disait le Roi, la matière était difficile.

Les deux autorités se brouillèrent à propos du commerce de l'eau-de-vie, que les trafiquants vendaient aux sauvages en échange de pelleteries. C'est, disaient les Pères, la perte des âmes et aussi des corps, car l'eau-de-vie rend les sauvages paresseux à la chasse. Au contraire, répliquaient les trafiquants, les sauvages seront d'autant meilleurs chasseurs qu'ils auront plus de plaisir à boire ; ils travailleront pour gagner leur eau-de-vie. Colbert inclinait à croire les trafiquants. L'évêque de Pétrée ayant fulminé contre la vente des boissons, il écrivit :

La police d'un État résiste aux sentiments d'un évêque qui, pour empêcher les abus que quelque petit nombre de particuliers peuvent faire d'une chose bonne en soi, veut abolir le commerce d'une denrée.

Il ajoutait, en bon apôtre :

Cette denrée sert beaucoup à attirer les sauvages parmi les chrétiens orthodoxes comme sont les Français... ; on courrait risque de les contraindre à porter ce commerce aux Anglais et aux Hollandais, qui sont hérétiques, et par conséquent de se priver des facilités qu'il apporte... pour les convertir et les maintenir dans les sentiments de la bonne et véritable religion.

Au vrai, il ne voyait pas grand mal à ce que les sauvages fussent un peu plus sujets à s'enivrer que sont les Allemands et les Bretons et savait très bien pourquoi les Pères voulaient garder leurs ouailles en troupeau séparé :

Ils croient conserver plus purement les principes et la sainteté de notre religion en tenant les sauvages convertis dans leur forme de vivre ordinaire qu'en les appelant parmi les Français. Cette maxime est éloignée de toute bonne conduite, tant pour la religion que pour l'État. Il faut... employer toute l'autorité temporelle pour attirer les sauvages parmi les Français, ce qui se peut faire par les mariages et par l'éducation de leurs enfants.

Il demandait donc aux prêtres du séminaire et aux Ursulines de Québec de l'aider à fondre en une seule les deux espèces d'hommes. Les Ursulines, qui se mirent à élever de petites sauvagesses, reçurent mille livres de la part du Roi et ce compliment de Colbert pur la charité qu'elles faisaient à ces enfants : Il n'y a point d'aumône ni de charité qui doive être plus recommandée à tous les habitants du pays que celle-là.

Ce fut un épisode curieux dans l'histoire du conflit éternel entre le temporel et le spirituel. Des religieux, qui avaient baptisé un peuple, voulaient le maintenir en l'état d'innocence, sous leur protection douce. Dans ce pays neuf, ils fondaient. une théocratie tout naturellement, comme étant leur fin propre et la perfection des choses. Colbert gouvernait en vue de fins terrestres : étant donné un pays, il veut le mettre en valeur, et que, pour cela, les hommes travaillent, produisent, gagnent de l'argent, et arrivent à la félicité. Mais, dans la recherche de l'utile, il rencontrait une belle idée : composer avec des éléments divers, avec des sauvages et des Français, par le moyen d'un gouvernement paternel, un seul peuple vivant dans l'esprit d'humanité.

Le Roi, au reste, fit comprendre à Colbert qu'il devançait les temps, et que le siècle des illusions philosophiques n'était pas venu. L'affaire des eaux-de-vie fut portée en 1679 devant Louis XIV, qui chargea d'examiner la difficulté son confesseur et l'archevêque de Paris, et se prononça contre Colbert.

Dans la population française du Canada, Colbert aurait voulu, comme on pense bien, mettre plus d'ordre qu'il ne convenait. Les colons étaient disséminés : ils ont, dit-il, fondé leurs habitations où il leur a plu, sans se précautionner de les joindre les unes aux autres et faire leurs défrichements de proche en proche pour mieux s'entre-secourir au besoin ; un grand nombre mène la vie libre de coureurs de bois, et cette insubordination, ce libertinage les exposent à se faire massacrer par les Iroquois. Il ordonna de réduire les habitations en la forme de nos paroisses et de nos bourgs autant qu'il serait dans la possibilité. Le penchant à l'assimilation reparaît ici, mais Colbert, dans le gouvernement économique du Canada, se régla sagement, non sur ses idées et ses habitudes, mais sur la nature même du pays et les convenances de la colonie.

Comme la salubrité des eaux et la vaste étendue des prairies prédisposaient la région à l'élève du bétail, il y fit passer des convois de bestiaux. Il espérait mettre le Canada en état de fournir de viande la population des Îles. Les arbres des immenses forêts canadiennes étaient propres pour mâter ; on ouvrira donc des ateliers pour construire des vaisseaux pour le Roi. Les Canadiens en construisirent pour eux-mêmes et pour les Îles. Colbert prescrivit la culture des mines de fer, qui nous dispenserait d'acheter du fer en Suède et nous permettrait d'établir au Canada des fonderies de canons. Il conseilla l'établissement de manufactures de goudron et de potasse, toutes choses possibles dans ce pays forestier.

Si, au contraire, des agents empressés à lui plaire lui proposent des manufactures de toiles et de droguets : Il n'y a, répond-il, que le nombre des habitants et la nécessité qui puissent faire ces établissements ; ainsi il faut laisser agir l'industrie, et observer néanmoins d'aider en tout ce qui sera possible ceux qui voudront s'y appliquer. Un gouverneur des Îles le priant de légiférer sur toutes sortes de matières, il s'y refusa :

Sur toutes les propositions que vous faites pour empêcher les habitants d'avoir envie de repasser en France, pour faire passer dans les Îles des engagés et des pêcheurs, y envoyer des fruits de l'Europe, remédier aux mauvaises inclinations des habitants, y faire passer des médecins, et une infinité d'autres qui sont contenues dans vos dépêches, même sur les expédients que vous proposez pour empêcher la mauvaise fabrique des sucres, Sa Majesté veut que, pour tout remède à ces maux, vous appliquiez toute votre industrie et tout votre savoir-faire à ces trois points : l'expulsion entière des étrangers, la liberté è tous les Français, et à cultiver avec grand soin la justice et la police dans les Îles ; et, pour le surplus, que vous laissiez agir l'envie naturelle qu'ont les hommes de gagner quelque chose et se mettre à leurs aises.

Colbert disait encore qu'il n'est pas au pouvoir du Roi, si puissant qu'il soit, de peupler par force les Îles, et que Sa Majesté n'estime pas que l'on doive forcer les habitants à faire ce à quoi ils n'ont pas d'inclination.

Bref, il recommandait presque le laisser-faire aux colonies, étant moins pressé que dans la métropole, où il lui fallait tout de suite produire pour vendre. Il renonçait même à sa chère théorie sur la nécessité de retenir l'argent en France. Après avoir commencé par convertir en ustensiles et denrées l'argent destiné au Canada, il annonça que Sa Majesté réfléchirait sur la proposition de faire fabriquer une monnaie particulière pour le pays de Canada, et qu'elle l'estimait bonne et avantageuse.

Du système appliqué en Europe, demeura seulement la maxime d'exclure les étrangers qui est que tout vaisseau étranger, ou français chargé de marchandises en pays étranger, même dans les lies voisines, abordant ou naviguant dans les environs des Îles, soit confisqué.

Les communications des Hollandais avec nos colonies devinrent très difficiles ; on ne les apercevait plus que de loin, et ils étaient grandement effarouchés.

Par contre, le ministre voulait que toutes les parties de notre empire américain fussent unies entre elles par le commerce :

Si la navigation des Îles au Canada et du Canada aux lies devient ordinaire... les peuples de l'une et de l'autre colonie ne sauraient manquer de retirer divers avantages considérables de ce trafic mutuel.

Il rêvait de grandes conquêtes coloniales. Deux ans avant la guerre de Hollande, il recommandait au gouverneur des Antilles de faire passer des armes aux Caraïbes des îles hollandaises, pour les mettre en état de se révolter contre leurs maîtres. Il ordonnait de bien peupler la Grenade, la plus proche île de la terre ferme d'Amérique, et qui peut donner le plus de moyens d'y entreprendre quelque chose de considérable contre les Espagnols, encourageait l'exploration de La Salle, qui allait découvrir le cours du Mississipi, examinait un projet de reconnaître la rivière appelée la Plate.

Le dessein d'un empire colonial se précisait dans son imagination : en Amérique, le Canada, l'Acadie, les Antilles et bientôt la Louisiane ; de l'autre côté de l'Océan, les comptoirs d'Afrique. Colbert signalait comme des points à occuper : Sainte-Hélène, le Cap[13], l'île Maurice, Ceylan, Singapour, Aden. Des établissements étaient commencés sur les côtes de l'Hindoustan, des relations ébauchées avec le Siam, le Grand Mogol, le Japon. Rappelons-nous ce qu'il espérait de la compagnie du Levant et de celle dés Indes Orientales, et le projet de joindre les deux routes de l'Inde à Alexandrie. C'était le monde entier embrassé du regard, au moment où il restait tant à conquérir, et n'était pas décidé encore à qui appartiendrait la mer.

Mais la fatale guerre de Hollande est intervenue, et Colbert est obligé d'écrire en juin 1673 : Sa Majesté ne peut donner aucune assistance au Canada cette année par les grandes et prodigieuses dépenses qu'Elle a été obligée de faire pour l'entretènement de plus de deux cent mille hommes et de cent vaisseaux et vingt-cinq galères ; d'ailleurs, dit-il, les grandes affaires dont j'ai été surchargé l'hiver passé et jusqu'au départ du Roi ne m'ont pas permis d'examiner à fond autant que je l'aurais désiré les affaires de ce pays ; enfin, en mai 1674 il avertit l'intendant de ne plus compter sur l'aide du Roi :

Sa Majesté ayant été abandonnée par le Roi d'Angleterre, et étant obligée d'entretenir de si grandes armées, Elle ne peut pas avoir la même puissance par mer, et comme Elle s'est contentée de mettre quarante vaisseaux dans l'Océan et trente avec vingt-quatre galères dans la Méditerranée, les Hollandais seront maîtres de toutes les mers.

Cependant, ici encore, d'heureux résultats sont appréciables, du grand effort de Colbert. Il a obtenu au Canada un beau progrès de la peuplade. En 1663, le nombre des colons était de 2.500 ; en 1674, un recensement donnait 6.105 hommes, femmes et enfants. Colbert espérait davantage. Il savait que, de 1639 à 1673, environ 4.000 personnes avaient été envoyées au Canada. Aussi pensait-il qu'on avait dû se tromper considérablement. En 1676 encore, il ne veut pas croire aux chiffres qu'il a reçus :

Sa Majesté ne peut être persuadée que le recensement que vous avez envoyé puisse être véritable, n'étant pas possible qu'il n'y ait que 7.832 personnes dans tout le Canada, 1.120 fusils, 5.117 bêtes à cornes. 21.237 arpents de terre en culture. Il faut de nécessité qu'il y en ait un beaucoup plus grand nombre, et Elle s'attend que le nouveau recensement que vous avez fait cette année sera beaucoup plus ample.

Mais la population augmenta d'année en année. En 1680, bien que les envois d'immigrants aient cessé depuis 1673, le chiffre est de 9.400 âmes ; on a baptisé 404 enfants et enterré seulement 83 morts ; en 1683, il est de 10.251. Colbert est le fondateur de la population canadienne française, qui quadrupla pendant son ministère.

Aux Antilles, la population a doublé, et la culture de la canne à sucre, très étendue, est devenue productive. Colbert écrivait en 1670 :

Nous voyons un beaucoup plus grand nombre de vaisseaux français demander des permissions pour aller dans les Îles et le nombre des raffineries augmenter tous les jours dans le royaume. Les étrangers ne nous apportent plus de sucres pour notre consommation, et nous commençons meule depuis six semaines ou deux mois de leur en envoyer.

Le commerce entre les colonies se développait : en 1671, le Roi se félicitait que la colonie du Canada fût non seulement en état de se soutenir par elle-même, mais aussi de fournir aux îles françaises de l'Amérique quelque partie de ce qui leur est nécessaire. On estimait que 159 vaisseaux se rendaient par année de France aux Antilles.

 

VI. — CONCLUSION SUR LE GOUVERNEMENT ÉCONOMIQUE.

LE gouvernement économique de Colbert fut la lutte d'une volonté très forte et d'un système d'idées bien liées contre des faits et des mœurs qui se défendirent. Les résistances partielles, nous les avons rencontrées et marquées dans chacune des parties de l'œuvre colbertiste : finances, agriculture, industrie, commerce, colonies ; mais Colbert se heurta contre une résistance générale, qui fut, si l'on peut dire, celle de la nature et de l'histoire.

La fin où tendait tout le système était de procurer à la France, par un surcroît de travail, un surcroît de richesse ; mais la France, subvenait à ses besoins trop aisément par sa naturelle richesse ; elle refusa de se surmener. Colbert jugeait l'humeur nationale légère et inquiète, c'est-à-dire mobile, inconstante, et, par conséquent, incapable d'entreprises extraordinaires et difficiles ; mais c'est la facilité même à trouver sa vie, qui dispense la France des longs efforts où se prend l'habitude de la discipline et de la constance. Au reste, il est certain que nous ne sommes point un peuple âpre au gain ; les choses d'argent n'ont jamais été celles qui nous ont intéressé le plus.

Colbert avouait que l'application au commerce, dédaignée par les puissants États, était le caractère des États faibles ; parmi les puissants, il mettait les rois de France, en compagnie des empereurs romains et des rois d'Asie. La riche cour de France avait commencé au XVIe siècle la grande bombance, comme disait Brantôme. Le Roi, pompeux, solennel, surélevé, dédaignait les médiocres problèmes de l'économie. Colbert admirait Louis XIV de vouloir bien entendre la lecture de rapports longs et qui seraient ennuyeux à tout autre, et de prendre intérêt à des matières fâcheuses..., et qui n'ont aucun goût ; mais il savait bien que le Roi écoutait et s'intéressait par devoir et par politesse, et que ses préférences allaient à la gloire et à la magnificence.

La France, à la fois continentale et maritime, est un être amphibie, invité au double effort sur terre et sur mer, de riche mais périlleuse destinée. Colbert aurait voulu qu'elle optât pour la mer, vers la mer converge tout son effort ; mais, depuis qu'au Xe siècle, Paris était devenu la capitale d'un royaume dont la frontière ne dépassait pas la Somme et la Meuse, nos rois furent obligés à reculer du côté de l'Est et du côté du Nord, la frontière trop proche. Au XVIIe siècle encore, Paris avait l'ennemi à ses portes ; un accident comme la prise de Corbie, en 1636, parut mettre l'État en péril. Toute l'attention des rois et de la nation se fixa sur ces points de l'horizon ; la France prit l'habitude de la guerre terrienne perpétuelle. Aussi l'histoire de nos côtes océaniques et méditerranéennes semble-t-elle être écrite en marge de notre principale histoire. Elle révèle l'énergie de nos marins, elle est pleine de récits d'exploits et d'aventures ; mais Paris ne s'y intéressait pas. La France tournait le dos à la mer ; il n'était pas au pouvoir de Colbert de la retourner vers l'Océan. Quant a faire front des deux côtés à la fois, l'expérience lui démontra que nos forces n'y suffisaient pas ; toutes ses entreprises furent ruinées ou Compromises par la guerre de Hollande. Ce n'était pas la première fois que cette démonstration était faite ; ce ne devait pas être la dernière.

Tous les obstacles à sa volonté, Colbert les a vus, lui qui disait qu'en France ni le général, ni les particuliers ne se sont jamais appliqués au commerce ; mais sa volonté n'en fut pas déconcertée.

Il a cru, méprisant la différence des milieux, que des entreprises qui réussissaient en d'autres pays, réussiraient aussi bien chez nous. que, par exemple, une compagnie française des Indes orientales ferait fortune comme son homonyme de Hollande. La compagnie hollandaise naquit en un pays placé près de l'eau, dans l'eau, sous l'eau, qui ne pouvait vivre que de la mer, et dont les mœurs politiques permettaient et soutenaient la libre activité des marchands. A la fin du XVIe siècle, quelques bourgeois d'Amsterdam avaient formé une compagnie du Lointain, qui avait envoyé quatre bateaux aux Indes. Trois revinrent, dont la cargaison de muscade, de girofle et de cannelle était superbe. D'autres sociétés furent fondées, les marchandises affluèrent, les prix s'avilirent ; le gouvernement intervint alors pour proposer aux compagnies de se réunir en une seule, ce qu'elles firent en effet. Mais la compagnie des Indes orientales fut, comme les Provinces-Unies elles-mêmes, une sorte de fédération républicaine ; elle était administrée par des Chambres, Chambres d'Amsterdam. de Zélande, de Delft, de Rotterdam, etc. L'État ne la régentait pas, il la secondait par toute sa politique, qui était une politique commerciale, la Hollande étant gouvernée par des bourgeois. La compagnie hollandaise des Indes orientales était donc le produit naturel du pays et. de l'État de Hollande ; la compagnie française s'oppose à elle trait pour trait, comme s'opposent les deux pays et les deux gouvernements.

Colbert oubliait, d'autre part, que le temps ne consacre aucune œuvre où les hommes ont prétendu se passer de son aide. Un jour, il est vrai, qu'il proposait au Roi une grande réforme, il disait qu'elle ne pourrait s'accomplir en un jour : Ce ne sera pas en dix ans, ce ne sera pas en vingt ans ; mais il ajoutait que le Roi était jeune et. lui promettait une longue vie : Votre Majesté vivra très longtemps. Il a certainement cru qu'il était possible à une personne de détruire les privilèges et préjugés sans nombre qui s'opposaient à la réforme de la fiscalité ruineuse et injuste, détournaient du travail, gênaient le travailleur, et de régénérer ainsi en quelques années une société très vieille. On dirait qu'il pense avoir affaire dans son gouvernement à des êtres abstraits, à l'homme cartésien, libre et capable d'obéir à la volonté.

C'est parce qu'il avait l'esprit philosophique qu'il tenta l'impossible, et parce que toutes les parties de son œuvre se tenaient qu'il entreprit à la fois tant de choses ; mais il n'était pas pleinement dupe de sa grande illusion. Il a voulu beaucoup trop, pour obtenir au moins quelque chose, qu'il a obtenu en effet. Nulle part son effort n'a été inutile.

S'il avait mieux réussi, s'il avait pu au moins donner à la société française et à la royauté une direction nouvelle, l'avenir de la monarchie aurait été changé. L'administration de Colbert révèle à nos yeux, — derrière le cortège éclatant de la Cour, des grands ministres, des généraux vainqueurs, des arts et des académies panégyristes, des évêques courtisans, — la foule des médiocres et des pauvres, vexés par des commis et des sous-commis, gênés par des règlements et des abus dans tous leurs gestes, et qui payent les splendeurs, et pour qui c'est une si grosse affaire que de saler leur pot. Cet état violent — un mot de Colbert que nous retrouverons — ne pouvait durer toujours. C'est pourquoi l'histoire de son administration est belle comme un drame. A l'entendre répéter, sur la fin de sa vie, toutes les plaintes des premiers jours, on comprend que son ministère fut un moment critique pour la monarchie. Il voulait répartir les charges plus équitablement et soulager ainsi les misérables ; par l'assaut donné aux privilèges et aux barrières, il préparait, le sachant bien, l'unité nationale ; et lorsqu'il voulait, avec deux races humaines si différentes, composer un peuple au Canada, il s'élevait à l'idée d'humanité. Après lui, les abus durent et s'aggravent ; les plaintes se répètent et s'exaspèrent ; la nation moderne se cherche dans le désordre accumulé au cours des siècles, et l'égalité, la justice, l'humanité, deviennent des puissances d'opposition invincibles. Peut-être, si la monarchie française avait pu être sauvée, Colbert aurait fait ce miracle. Mais il n'est pas temps encore de conclure sur ce grand homme, que nous allons retrouver dans toutes les parties du gouvernement de Louis XIV.

 

 

 



[1] Il ne sera parlé ici que du grand commerce par mer, celui dont Colbert attendait surtout l'enrichissement du Roi.

[2] SOURCES. Clément, Lettres..., surtout au t. III, 2e partie. Depping, Correspondance..., t. III. Dernis, Recueil des titres, arrêts, édits, concernant la compagnie des Indes orientales, Paris, 1755-66,4 vol. Charpentier, Relation de l'établissement de la compagnie française pour le commerce des Indes orientales, Paris, 1666. Moreau de Saint-Méry, Lois et constitutions des cabales françaises de l'Amérique sous le vent... de 1550 à 1735, Paris, 1784-90, 6 vol. Souche de Rennefort, Mémoires pour servir à l'histoire des Indes orientales, Paris, 1688.

OUVRAGES. Ségur-Dupeyron, Histoire des négociations commerciales et maritimes de la France au XVIIe et au XVIIIe siècles, Paris, 1872-73, 3 vol. Dufresne de Francheville, Histoire de la compagnie des Indes avec les titres de ses concessions et privilèges, Paris, 1746. Pauliat, Louis XIV et la compagnie des Indes orientales de 1664, Paris, 1886. Chailley-Bert, Les compagnies de colonisation sous l'ancien régime, Paris, 1898. Saint-Yves et Chavanon, Documents inédits sur l'administration de la Compagnie française des Indes, dans la Revue des quest. histor., nov. 1903. Pigeonneau, La politique coloniale de Colbert, dans les Annales de l'École libre des sciences politiques, 1886, t. I. Benoît du Rey, Recherches sur la politique coloniale de Colbert, Paris, 1902. G. Musset, Les ports francs sous l'ancien régime, La Rochelle, 1903. Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIe siècle, Paris, 1896 ; du même : Histoire des établissements et du commerce français dans l'Afrique barbaresque (1560-1793), Paris, 1903. Bonnassieux, Les grandes compagnies de commerce, Paris, 1892. Chemin-Dupontès, Les compagnies de colonisation en Afrique occidentale sous Colbert, Paris, 1903. L. Maitre, Situation de la marine marchande du comté Nantais d'après l'enquête de 1661, dans les Annales de Bretagne, t. XVIII (1903). Weber, La compagnie française des Indes (1604-1875), Paris, 1904. Chapais, Jean Talon intendant de la Nouvelle France (1665-72), Québec, 1904.

[3] Pourtant le chiffre de 600 est celui que donne en 1646 Jean Eon dans son livre Le commerce honorable (Nantes, 1647) : Les mémoires de la France nous apprennent qu'en près de 400 lieues des côtes maritimes que nous avons, il y avait autrefois plus de 6.000 vaisseaux pour la guerre et pour la marchandise ; et maintenant, après une exacte recherche, à peine en pourrions-nous trouver 600 (pp. 20-21).

[4] En 1664, sur les 48 navires qui sont frétés dans les ports du comté de Nantes. un seul se rend aux Antilles. En septembre 1668, Colbert dit qu'en 1662, sur 150 vaisseaux faisant annuellement le commerce avec les îles, 3 ou 4 au plus partaient des ports de France.

[5] Il enrichit tous les pays qu'il regarde. — Où qu'on me portera, je fleurirai.

[6] On peut presque, d'ailleurs, dire que les Indes orientales étaient populaires en France. Les routes en étaient depuis longtemps connues de nos marchands, Des relations de voyages par terre étaient lues curieusement ; depuis le commencement du xvii. siècle, des navires français naviguaient jusqu'à la mer d'Oman ; quelques-uns allèrent jusqu'à Sumatra. En 1658-1660, on songeait à fonder une compagnie de la Chine ; des missionnaires français appelaient l'attention sur le Siam, la Cochinchine et le Tonkin.

[7] Il faut noter que la souscription pour la compagnie des Indes occidentales, dont il sera parlé plus loin, était encore ouverte, et faisait concurrence.

[8] Souchu de Rennefort, Mémoires pour servir..., p. 225. C'est une question à examiner si la mauvaise intelligence entre les civils et les militaires n'est pas due aux premiers au moins autant qu'aux seconds. Souchu de Rennefort ajoute : Ils firent plusieurs espèces de conseils : il y en avait un de milice, un de marine, un de commerce, un de subsistance, un de colonie, et voulurent (les directeurs) présider partout, excepté aux deux premiers, pourquoi M. de Mondevergue se trouvait fort rarement aux autres, lui paraissant honteux d'être inférieur à un marchand, ce qui portait souvent les affaires à la division. M. de Mondevergue avait du déplaisir d'avoir si peu de crédit où il prétendait être vice-roi.

[9] Voir, pour ces faits, et pour toute l'histoire de la Compagnie du Levant : Masson, Histoire du commerce français dans le Levant.

[10] Pour la bibliographie du Canada. voir Th. Chapais, Jean Talon intendant de la Nouvelle France, Québec, 1904, pp. XVI-XXI, Talon fut le premier intendant du Canada (1665).

[11] L'édit du 28 mai 1664 portait que la souscription serait ouverte du 1er juin au 30 septembre suivant. Les deux premiers jours, l'argent afflua (500.000 livres). puis il se ralentit. La souscription ne fut close qu'en 1669. La première année, 1664, les particuliers avaient versé 668.000 livres ; ils en versèrent 535.360 en 1665, 252.400 en 1666, 238.000 en 1667, 450.000 en 1668, 518.940 en 1669. (Chemin-Dupontès, Les compagnies de colonisation en Afrique occidentale).

[12] Cette conception se trouve déjà au temps de Champlain. Au temps de Richelieu, l'article IV de la constitution de la Compagnie des cent associés porte que les sauvages qui seraient amenés à la connaissance de la foi et en feraient profession, seraient censés et réputés naturels Français, et comme tels pourraient venir habiter en France quand bon leur semblerait et y acquérir. — Le mot franciser est employé dès le XVe siècle.

[13] Il y eut des poteaux aux armes de France à la baie de Saldanha en 1666 et en 1670 ; les Hollandais les renversèrent.