HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE II. — L'INSTALLATION DU ROI.

CHAPITRE II. — LE PREMIER MINISTÈRE[1].

 

 

DEPUIS longtemps, Louis XIV souhaitait et craignait tout ensemble le moment d'entrer en scène :

Préférant sans doute dans mon cœur, a-t-il dit, à toutes choses et à la vie une haute réputation, si je pouvais l'acquérir, mais comprenant en même temps que mes premières démarches ou en jetteraient les fondements ou m'en feraient perdre à jamais jusqu'à l'espérance...

Quelques heures après la mort du cardinal, il manda les principales personnes de la Cour et de l'État. Il défendit aux secrétaires d'État et au surintendant des finances de rien signer et au Chancelier de rien sceller sans son commandement. Au président de l'Assemblée du clergé, qui lui demandait à qui désormais il devait s'adresser pour le règlement des affaires, il répondit : A moi, monsieur l'archevêque. Ces premières démarches furent très bien faites ; Louis XIV avait réussi l'entrée du Roi.

Bientôt après, on sut qu'il appelait au Conseil d'en haut trois personnes seulement : Fouquet, Michel Le Tellier et Hugues de Lionne.

Le Tellier avait cinquante-huit ans. Fils d'un conseiller à la Cour des aides, ses premiers emplois furent dans la robe. Conseiller au Grand Conseil, procureur du Roi au Châtelet de Paris, maître des requêtes. L'intendance du Piémont, alors occupé par les armes françaises, qui lui fut donnée en 1639, fit connaître ses qualités d'administrateur militaire. Trois ans après, il commençait d'exercer la charge de secrétaire d'État de la guerre, où il se montra passionnément laborieux, très intelligent aussi et réformateur. Pendant les troubles de la minorité, il demeura fidèle à la Reine et au cardinal. C'était un homme très fin, qui avait vu beaucoup de choses et les avait regardées attentivement. Il se servait à merveille de l'expérience qu'il avait acquise de la justice, de l'administration, de la guerre, de la politique et de la Cour. Homme posé, sans ombre de vanité, plein de prudence, il vivait selon l'ancienne simplicité des gens de robe, ne tolérait aucun faste autour de lui, et ses manières étaient douces et courtoises. Il avait, de sa femme, Élisabeth Turpin, fille du conseiller d'État Jean Turpin, trois enfants. Sa fille a épousé le duc d'Aumont, un des grands noms de France. Son fils aîné, le marquis de Louvois, né en 1639, est assuré depuis 1634 de la survivance de la charge paternelle. Le père, peu à peu, lui a laissé la besogne ; en 1661, Louvois la fait à peu près toute entière. Le jeune secrétaire d'État passe pour n'avoir pas le talent de son père, mais il est prudent, appliqué, bien vu du Roi, qui lui donne des leçons et se croit son maître. Le père se garde bien de paraître intervenir dans cette éducation. Le cadet des Le Tellier est d'Église ; il sera un grand prélat, un archevêque de Reims, mais on remarque qu'il n'est pas encore pourvu d'abbayes. L'ambassadeur vénitien croit que c'est le père qui n'a pas voulu qu'il le fût, par crainte de se montrer trop intéressé et d'exciter la haine par son avidité à enrichir sa maison, qui est d'ailleurs extrêmement riche. Il ajoute qu'on peut dire que Le Tellier se tient à la fois grandement et petitement. Le Tellier savait comment, devant le nouveau maître, il convenait de se tenir.

Hugues de Lionne naquit en 1611. Il était d'une vieille famille dauphinoise. Son père, Artus de Lionne, conseiller au Parlement de Grenoble, épousa Isabeau de Servien, sœur d'Abel de Servien, procureur général au dit Parlement, qui devint ensuite un des grands personnages dans l'administration, la diplomatie et les finances sous les ministères de Richelieu et de Mazarin. Isabeau de Servien mourut un an après la naissance de son fils Hugues. Son mari entra dans les ordres sacrés ; d'abord coadjuteur de l'évêque de Gap, il lui succéda en 1637. L'oncle Servien se chargea d'Hugues de Lionne, qu'il appela auprès de lui, au moment où il venait d'être nommé secrétaire d'État de la guerre. Hugues avait alors dix-neuf ans ; comme Fouquet, comme Louvois, comme Seignelai, le fils de Colbert, comme la plupart des grands serviteurs du Roi, il apprit très jeune les affaires, et reçut une belle éducation de ministre.

En 1631, il accompagne en Piémont son oncle chargé d'une mission difficile chez le malaisé duc de Savoie. Rentré en France, il reste au secrétariat de la guerre, jusqu'à la disgrâce de l'oncle, qui survient en 1636 et dure quelques années. Il se rend alors à Rome, et passe quatre ans en ce lieu du monde où toutes choses aboutissaient, et où se trouvait le plus grand nombre d'hommes exercés à l'habileté politique. Il y fait la connaissance de Mazarin ; le cardinal, tout de suite, reconnaît en lui quelqu'un qui vaut la peine que l'on se serve de lui. En 1642, Lionne va régler en Italie un conflit qui s'est produit entre les cours de Borne et de Parme. Quand il rentre à Paris, l'an d'après, Mazarin le fait conseiller d'État, son conseiller à lui et son aide. Dès lors, Lionne est, si l'on peut dire, l'écrivain de la diplomatie française ; il le demeurera jusqu'à sa mort. Plusieurs centaines de volumes de la correspondance avec tous les pays sont remplis de son écriture hâtive et nerveuse.

La première grande œuvre à laquelle il travailla fut celle de la paix de Westphalie. Il en a été certainement, du côté de la France, un des principaux ouvriers et peut-être bien le principal. La Fronde mit une crise dans cette brillante fortune. Nous avons vu que Lionne, demeuré à la Cour pendant l'exil du cardinal, fut accusé de vouloir le trop remplacer auprès de la Reine, mais Mazarin, qui ne pouvait se passer de lui, ne lui a pas gardé rancune. Aussitôt rétabli, il le charge d'affaires délicates et de grandes affaires. Lionne s'en va négocier longuement à Rome pour obtenir que le cardinal de Retz soit destitué de l'archiépiscopat de Paris. A peine rentré, au printemps de 1656, il part pour Madrid, y négocie la paix, n'arrive pas à conclure, mais s'éclaire à fond sur les intentions de la Cour d'Espagne. L'an d'après, il accompagne à Francfort le duc de Gramont ; il a le titre d'ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire. Il assiste à la Diète de l'élection, il négocie la Ligue du Rhin, conclue en 1658. A la fin de la même année, il est avec le cardinal à Lyon, dans le fameux voyage trompe-l'œil, où fut jouée la comédie du mariage de Savoie. C'est lui qui est chargé de faire comprendre à la duchesse douairière que Louis XIV ne sera point pour sa filles. En juin 1659, Louis XIV, en récompense des services rendus au Roi défunt en des emplois et occurrences très importantes, et à lui-même dans les négociations concernant le repos universel de la chrétienté... et les avantages de cette couronne, le constitue, ordonne et établit l'un des ministres de son État, pour, en cette qualité, avoir entrée, séance et voix délibérative en tous ses conseils. Le mois d'après, Lionne accompagne le cardinal qui s'en va négocier la paix des Pyrénées. C'est lui qui a trouvé le moyennant du contrat de mariage.

Hugues de Lionne a donc vu de ses yeux les Italiens, les Espagnols, les Allemands. Il parle d'eux en homme qui les a vus en effet, qui connaît son Europe, personnes et questions, et les dessous des cours. Il sait les langues principales. Il a de l'esprit, de l'imagination, de la souplesse, mais aussi de la grandeur et de l'audace dans les combinaisons, et un penchant à l'impertinence hautaine. Il est porté par goût aux façons d'agir vigoureuses, dit l'ambassadeur vénitien, et il ne s'en défend point parce qu'il connaît la force du Roi et la faiblesse des autres princes. Lui aussi, il est un grand laborieux, mais, à la différence de Le Tellier et de Colbert, c'est en même temps un viveur. Riche par sa femme, qui fut une scandaleuse personne, grand joueur, plusieurs fois décavé, aimant la table, aimant l'amour, il va s'user à cc mélange du travail et de la fête. Bientôt il apparaîtra exténué de fatigue, pale, ne gardant sur les os qu'une peau ténue, et comme réduit à l'esprit et à l'intelligence.

Cependant les façons imprévues que le Roi avait prises amusaient la Cour : La plupart, dit-il, considéraient l'assiduité de mon travail comme une chaleur qui devait bientôt se ralentir. Fouquet attendait l'heure de ce ralentissement. Il avait avoué au jeune maître les désordres passés, mais en s'excusant sur les circonstances et sur les ordres du cardinal. Le Roi avait pardonné — ou paru pardonner — moyennant la promesse qu'il ne serait plus rien fait dans les finances que par son ordre. Le surintendant s'abandonnait à son espérance secrète, mais d'autres, malheureusement pour lui, la publiaient. Les ambassadeurs répandaient à l'étranger la nouvelle qu'il allait être ministre avec une autorité aussi absolue que celle du défunt cardinal.

Mais quelqu'un le surveillait avec la volonté de le perdre ; c'était Colbert. Jean-Baptiste Colbert avait quarante ans ; il était né à Reims, petit bourgeois. Après s'erre essayé, semble-t-il, dans le commerce et la banque, il était entré aux bureaux de Le Tellier, secrétaire d'État de la guerre, et, de là, il avait passé au service du cardinal, dont il était devenu l'intendant. Il mit de l'ordre dans le bric à brac des affaires de Mazarin, il refit et accrut par des moyens qui n'étaient pas tous honnêtes — il s'en faut de beaucoup — l'immense fortune de son patron. En même temps, il s'enrichissait, — certainement trop vite — devenait conseiller d'État, seigneur, marquis de Seignelai.

Il bâtissait un château, et il prenait plaisir à dire mes sujets, mes habitants, mes vassaux, ma rivière, mes fourches patibulaires.

M. Colbert demeurait pourtant un homme de vie sévère et de mine renfrognée ; Madame de Sévigné l'appelait : le Nord. Il ne détendait ses sourcils, à l'ordinaire contractés, que devant la table de travail, où il s'asseyait en se frottant les mains. Mon inclination naturelle est tellement au travail, disait-il, que je reconnais tous les jours... qu'il est impossible que mon esprit puisse soutenir l'oisiveté ou le travail modéré. Il a été en effet un travailleur invraisemblable. Il faut travailler beaucoup, disait-il encore, et régler sa vie en vue du travail : Un peu d'exercice modéré, une grande sobriété, manger doucement et prendre l'air, et se purger doucement quand on a une heure ou deux de séjour. Après avoir hésité sur le point de savoir s'il est meilleur de travailler le matin que le soir, il a conclu qu'il fallait travailler de grand matin et finir tard. Il aimait la besogne épineuse : Je vous ai obligation, écrivait-il au cardinal, de me donner de quoi occuper mon esprit en des affaires difficiles, parce que la difficulté augmente le plaisir qu'il prend à les acheminer. Il se sert souvent des mots démêler, débrouiller, déterrer une affaire.

Chez lui est visible une des marques de l'esprit français au XVIIe siècle, le besoin de rechercher en toutes choses, dans les lettres, dans les arts, en religion, en politique, une méthode pour conduire les sentiments, les idées et les affaires, et de s'expliquer à soi-même ce que l'on fait et de l'expliquer aux autres. Pour chaque matière, il se compose un portefeuille, un dossier, disons-nous aujourd'hui. Il y classe les faits par espèces. A propos d'un accident survenu en mer, il se remémorera tous les accidents, et, dira-t-il : Je les ai aussitôt mis par écrit. De même, il range tous les abus, toutes les fautes qu'il observe, remonte aux causes, détermine les remèdes. Puis, dans tous les ordres de questions, il fait chercher les antécédents historiques, pour connaître la raison d'être et la force de résistance de telle ou telle chose, qui l'offusque et le gêne. Ainsi renseigné, il se met à penser avec réflexion, à penser continuellement, à bien penser et méditer, avec application, avec pénétration. Ces mots sont de lui, et il les a répétés souvent. Dès qu'il voit clair, il prend plume et papier. Comme les vrais méthodiques, qui redoutent les fuites de l'esprit, il ne pense bien qu'en écrivant. Il a écrit des centaines de volumes ; tantôt des maximes, règles de conduite établies sur l'expérience, et qui sont des principes certains et fixes ; tantôt de longs mémoires, qui sont des exposés de grandes affaires ; des dépêches surtout, qui portent des ordres. Dans les mémoires et les dépêches, il se met à la place de celui à qui il écrit, pour savoir s'il entendra clairement les ordres qu'il donne. Il faut, disait-il, diviser les matières, les bien ranger dans leur ordre naturel. Une fois qu'une dépêche est écrite ou bien un règlement, il faut expédier promptement, sur le champ, expédier tous les jours quelque chose[2].

De ce prodigieux travail qui le tuera, il trouvait la récompense dans la beauté de ce que l'on fait et les suites avantageuses que le travail traîne après soi. Il y apportait, d'ailleurs, une joie préalable : C'est la volonté qui donne le plaisir à tout ce que l'on doit faire, et c'est le plaisir qui donne l'application. Cette théorie de la volonté maîtresse de l'âme et du corps, il la prend dans la philosophie du temps, car elle est cartésienne, et au théâtre, car elle est cornélienne. Colbert, qui va être, dans la pompe du règne, le ministre des réalités substantielles, avait l'esprit philosophique.

Son éducation scolaire avait été médiocre, comme sa naissance. Il a dû être un mauvais élève chez les Jésuites, qui n'ont pas réussi à lui apprendre le latin ni la mythologie. C'est un homme nouveau, sans préjugés de respect. extrêmement hardi dans son for intérieur, révolutionnaire même. Au temps où il était chez le cardinal, il a observé tout le grand désordre ; il a dans la tête l'idée d'une réforme totale du royaume. Improbe, d'ailleurs, il est capable de perfidies noires. de violences et de bassesses, et tous les moyens lui seront bons pour arriver à sa fin. Cette fin était d'employer la grande force qui était en lui et d'en tirer profit et gloire, mais aussi de donner corps et vie à son idée, qui était originale et grande. Il sera l'homme qui peine et qui souffre dans la volonté de faire une œuvre.

Le règlement des affaires de Mazarin lui donna tout de suite un accès familier auprès du Roi, à qui le cardinal l'avait recommandé. C'était aussi une recommandation que Colbert fût une personne moindre encore que Le Tellier, de Lionne et Fouquet, ayant été seulement le domestique de M. le cardinal. Aucun éclat d'aucune sorte n'attirerait sur lui les regards dus au maître. Colbert connaissait bien ce maitre, il se faisait très humble. A le voir passer portant sous le bras son petit sac de velours noir, on l'aurait pris pour un commis de l'Épargne, mais des papiers d'importance emplissaient déjà le petit sac. Colbert fut le conseiller intime des premières heures. Il dirigea les démarches du Roi et lui souffla les mots à dire. Nous lisons des lettres et des discours de Louis XIV, et nous admirons disant : Voilà qui est parler en roi. Les minutes sont de la main de Colbert, qui prenait ce ton-là sans peine, comme le prirent presque tous les serviteurs du Roi, dans l'idée magnifique qu'ils avaient de la royauté. Colbert rendit d'ailleurs au maitre le service de lui trouver tout de suite de l'argent dont il avait grand besoin. Dans l'ombre, il cheminait vers la grande faveur.

Il s'attacha d'abord à perdre le surintendant, qui lui était odieux par toute une manière d'être, de point en point opposée à la sienne, et surtout parce qu'il lui barrait le chemin. Colbert a dit, et le Roi a répété que de nouvelles voleries de Fouquet furent découvertes, mais, comme plus tard, au procès, il n'en fut pas question, certainement on n'en trouva point. La perte de Fouquet dut être résolue dès le premier jour. En tout cas elle était décidée en mai, un mois après la mort du cardinal.

Le Roi aurait pu faire arrêter Fouquet le jour et l'heure qui lui auraient plu : il n'osa pas, ne sachant pas encore qu'il pouvait tout oser. Le surintendant était procureur général du Parlement : si cette cour réclamait le droit de le juger, la Fronde n'allait-elle pas recommencer ? Et peut-être encore Fouquet avait-il pris des mesures avec l'étranger, qu'il appellerait dans son port de Belle-Isle ? Louis XIV se donna donc la peine de conspirer contre son ministre. Celui-ci ne se méfiait pas. Sans difficulté, sitôt l'insinuation qui lui en fut faite, il vendit sa charge de procureur général. Sur un mot du Roi, qui désirait avoir une réserve d'argent, il préleva un million du prix de cette vente, et le fit verser à l'Épargne.

Le Roi désira que le surintendant lui donnât une fête à Vaux-le-Vicomte ; Fouquet la lui donna, trop belle. Louis XIV vit cette maison de merveilles, la noble géométrie du parc, les jets d'eau monter en grilles le long des pelouses ou se recourber en voûtes, les dryades, les faunes et les satyres danser un ballet. Il entendit la musique de Lulli et il applaudit Molière dans les Fâcheux. Quand il rentra au château, les étoiles d'un feu d'artifice versèrent sur son cortège une pluie d'or. Il mangea dans les assiettes d'or. On peut bien croire que. tout en regardant, souriant et remerciant, il fit un retour sur lui-même et l'indigence où il vivait. Il a repensé certainement à Fouquet, lorsqu'il se plaint dans ses mémoires qu'au début de son gouvernement, plusieurs des dépenses de sa maison et de sa propre personne fussent ou retardées contre toute bienséance, ou soutenues par le seul crédit, alors que les gens d'affaire, qui se donnaient tant de peine pour cacher par des artifices leurs malversations, les découvraient par un luxe insolent et audacieux. Et puis, cette grande maison, bâtie dans ce décor, cette musique élégante et douce, le rire de Molière, les eaux jaillissantes, cette splendeur et ces agréments, le Roi les rêvait pour lui. C'était le goût trouvé du grand siècle, une vision de l'avenir, Versailles entrevu. Vaux dut sembler à Louis XIV une usurpation et un crime de lèse-majesté.

On dit qu'il voulait sur l'heure arrêter le surintendant, mais rien n'est moins vraisemblable. Il le caressa quelque temps encore. U nomma l'évêque d'Agde, son frère, maître de l'oratoire de la chapelle royale. Les voies et moyens de l'exécution furent délibérés avec autant de soin que s'il s'était agi d'une campagne contre l'Europe ; Colbert écrivait plans sur plans. Il fut enfin décidé que le Roi irait à Nantes pour y présider les États de Bretagne ; là on serait tout près de Belle-Isle qu'on enverrait saisir après le coup fait. A Nantes, le Roi témoigna au surintendant, qui était malade, son affection et son inquiétude. Le 4 septembre, Colbert lui demanda le service de procurer une somme sur son crédit ; Fouquet s'empressa de le satisfaire : La bonne foi et l'humanité ne se trouve pas grande en tout ce procédé, comme il dira plus tard. C'étaient, en effet, bien des raffinements dans la perfidie. Le 5 septembre, Fouquet va travailler avec le Roi. Le Roi l'entretient, — il l'a raconté lui-même dans une lettre à sa mère, — tantôt d'une manière et tantôt d'une autre. U regarde si d'Artagnan et ses mousquetaires et les carrosses, qu'il a commandés sous prétexte d'une chasse, sont arrivés dans la cour, et ne le voyant pas, il fait semblant de chercher des papiers. D'Artagnan arrive enfin et le Roi laisse aller le surintendant. Je croyais, dit celui-ci au moment de l'arrestation, être mieux que personne dans l'esprit du Roi, mais cette opinion justement était un de ses crimes.

L'arrestation de Fouquet fut suivie de la suppression de la surintendance, et le Roi, une fois de plus, déclara : Il est temps que je fasse mes affaires moi-même. Personne ne douta plus qu'il y eût quelque chose de changé dans la monarchie : Vous n'aurez pas de peine à croire, avait dit Louis XIV à sa mère dans la lettre où il lui racontait l'arrestation de Fouquet, qu'il y en a eu de bien penauds, mais je suis bien aise qu'ils voient que le meilleur parti est de s'attacher à moi. Voilà pour lui le vrai mot de l'affaire, mais peut-être n'a-t-il pas compris toute l'importance de l'événement. Lin régime s'établissait en France, auquel on avait trouvé un nom : le ministériat. La théorie en avait été faite par des flatteurs de Richelieu ; mais le régime, redouté, exécré sous Richelieu était devenu, après Mazarin, un objet de mépris. Mazarin, Richelieu, le maréchal d'Ancre, qu'ou leur associait, apparurent comme une odieuse trinité de maires du palais et de tyrans. Le cardinal de Retz accuse Richelieu d'avoir renversé les vieilles lois qui mettaient un équilibre entre la licence des rois et le libertinage des peuples, et formé dans la plus légitime des monarchies, la plus scandaleuse et la plus dangereuse tyrannie qui ait jamais asservi un État. Il se peut bien que cette vue soit juste. Un roi comme le Roi de France devait avoir l'esprit conservateur, le respect des vieilles mœurs, et des égards pour les puissances secondes, qui se mouvaient dans l'ombre de la sienne. Il était content de son pouvoir et de sa majesté. Il avait d'indociles humeurs à contenir, même des rébellions à réprimer, mais point de jaloux ni d'ennemis personnels, étant par trop supérieur à chacun et à tous. Un premier ministre, au contraire, a toujours à se défendre. Il lui faut rester maître des dix pieds carrés du cabinet du Roi, comme disait Richelieu. Il est impitoyable dans la lutte contre ses adversaires. Il suspecte les puissances secondes, il déteste tout ce qui est capable de résistance. Étant, non pas un être héréditaire, un être continu, mais une personne qui passe, son gouvernement est personnel, et devient presque forcément une tyrannie. Si, par surcroît, il est un étranger, s'il n'a point de racines qui puisent dans le sol le suc du passé, il est bien plus personnel encore et vraiment despote, comme fut Mazarin.

Le ministériat fut donc accusé de tous les maux soufferts, et le remède à ces maux parut être le gouvernement du Roi, exercé par le Roi. On fit honte au monarque de se subordonner. Balzac écrivit en 1658 dans son Aristippe :

Il n'est point de si misérable, de si sale, de si infâme captivité que celle du prince qui se laisse prendre dans son cabinet et par un des siens : il ne saurait exercer une plus lâche patience ni âtre malheureux plus honteusement. Je dis bien davantage. Lorsqu'un roi mange son peuple jusques aux os et qu'il vit en son État comme en terre d'ennemi, il ne s'éloigne point tant du devoir de sa charge que quand il obéit à un autre.

Que le Roi descende à être un tyran, c'est un grand malheur, mais c'est son affaire, à lui, et c'est affaire entre lui et Dieu seul, qui a destiné à cette fonction lui et non pas un autre. Ainsi parlaient les théoriciens, qui exprimaient les sentiments obscurs répandus dans le royaume. Et ce fut une joie, accompagnée d'espérance, quand on vit que Louis XIV, rompant avec une habitude vieille de quarante ans déjà, prétendait réunir en lui les deux personnes différentes, celle qui règne et celle qui gouverne, et succéder à Mazarin en 1661, comme il avait succédé en 1643 à Louis XIII. Des harangues officielles annoncèrent la merveille d'un Roi, qui gouverne son État[3].

Fouquet disgracié, Colbert le remplaça auprès de Le Tellier et de Lionne. Ainsi se trouva formée la triade, image sur terre de la céleste Trinité, comme dit un étranger, et qui devint le principal conseil du Roi. Louis XIV n'admit à ce conseil, ni la Reine sa mère qui s'en plaignit un moment, puis se résigna, ni son frère, auquel il disait qu'il ne voulait rien faire qui le rapprochât de lui, ni Condé, qui ne demandait qu'à servir humblement, car il était très docile dans son gouvernement de Bourgogne et empressé dans sa fonction de Grand-Maître. Madame de Motteville l'a vu à Fontainebleau, peu de temps après sa rentrée en grâce :

Plusieurs fois, le Roi, les Reines, Monsieur, Madame, étaient sur le canal en bateau doré en forme de galère, où, prenant le frais, leurs majestés faisaient la collation. M. le Prince les servait en qualité de grand maître avec tant de respect et un air si libre qu'il est impossible de le voir agir en cette manière et se souvenir des choses passées sans louer Dieu des choses présentes.

Le Roi aurait pu introduire sans danger dans son conseil ce vaincu qui avait perdu tout espoir de revanche, mais il ne voulut pas. Il laissa aussi dehors les maréchaux, les ducs et pairs et les prélats. Une robe boutonnée de rouge aurait rappelé les précédentes robes usurpatrices : Je me suis fait une règle de ne pas faire entrer d'ecclésiastiques dans mon conseil, encore moins un cardinal.

Il n'y a pas même admis le Chancelier Séguier parce que, dit-il, la place de Chancelier est grande. La participation aux affaires secrètes aurait donné à ce personnage l'air d'un principal ministre. Louis XIV, avait une crainte presque enfantine, non seulement d'être, mais de paraître gouverné. Il tenait en suspicion quiconque était quelqu'un par soi-même, et se sentait. Il l'avoue franchement :

Je crus qu'il n'était pas de mon intérêt de choisir des hommes de dignité plus éminente, parce qu'ayant besoin sur toutes choses d'établir ma propre réputation, il était important que le public connût, par le rang de ceux dont je me servais, que je n'étais pas en dessein de partager avec eux mon autorité, et qu'eux-mêmes sachant ce qu'ils étaient, ne conçussent pas de plus hautes espérances que celles que je leur voudrais donner.

 

 

 



[1] SOURCES. Les documents précédemment cités, notamment les Mémoires de Louis XIV, de Madame de Motteville, de Brienne (Louis-Henri de Loménie, comte de), de l'abbé de Choisy, le Journal fait par chacune semaine, et les Relazioni des ambassadeurs vénitiens. Le second volume du Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormesson. Les lettres de Louis XIV au t. V de ses Œuvres. — Le premier volume de Clément, Lettres (pour Colbert avant 1661), le second (pour l'arrestation de Fouquet). Les Mémoriaux du Conseil de 1661, t. I, publiés par J. de Boislisle (Société de l'Histoire de France) ont paru, ce volume étant sous presse.

OUVRAGES : Ceux de Chéruel et de Lair cités plus haut, p. 78. — P. Clément, Histoire de Colbert et de son administration, 3e édition, Paris, 1892, 2 vol. — Colbert intendant de Mazarin, Colbert avant le Ministère, Comment travaillait Colbert, dans la Revue de Paris, livraisons des 1er septembre et 15 octobre 1896 et 15 novembre 1901.

[2] Les citations de ce passage sont prises dans Clément, Lettres..., au t. III, 2e partie, où sont réunies les instructions admirables qu'il a données à son fils Seignelai.

[3] Voir Lacour-Gayet, L'éducation politique... pp. 275-85, et Sée, Les Idées politiques...