HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE II. — L'INSTALLATION DU ROI.

CHAPITRE PREMIER. — LE ROI[1].

 

 

I. — LA PERSONNE DU ROI.

LOUIS XIV avait vingt-deux ans et demi à la mort de Mazarin. Tout le monde le trouvait très beau. Un léger retrait du front, le nez long d'ossature ferme, la rondeur de la joue, la courbe du menton sous l'avancée de la lèvre, dessinaient un profil net, un peu lourd. La douceur se mêlait dans les yeux bruns à la gravité, comme la grâce à la majesté dans la démarche. Une belle prestance et l'air de grandeur haussaient la taille qui était ordinaire. Toute cette personne avait un charme qui attirait et un sérieux qui tenait à distance. Les contemporains pensaient qu'elle révélait le Roi :

En quelque obscurité que le sort l'eût fait naître,

Le monde, en le voyant, eût reconnu son maitre,

dira Bérénice. L'ambassadeur de Venise écrivait dix ans plus tôt : Si la fortune ne l'avait pas fait naître un grand roi, c'est chose certaine que la nature lui en a donné l'apparence.

Cette naturelle majesté n'empêchait pas le jeune Roi d'être jeune. Les nièces du cardinal lui avaient donné le goût des romans et des vers. Il lisait des recueils de poésies et de comédies, et il aimait à parler de cette littérature : Quand il donnait son jugement sur ces choses-là, écrit Mademoiselle, il le donnait aussi bien qu'un homme qui aurait beaucoup lu et qui en aurait une parfaite connaissance. Je n'ai jamais vu avoir un aussi bon sens naturel et parler plus justement. Il se plaisait à tous les plaisirs ; à merveille il joutait, courait la bague, dansait les ballets et jouait la comédie. Il ne se refusait pas même les espiègleries des mascarades. Les jeunes seigneurs et les jeunes femmes qu'il admettait à ses jeux s'arrêtaient d'eux-mêmes aux limites de la familiarité.

Il était poli, d'une politesse naturelle et en même temps réfléchie, mesurée à la qualité des personnes, et qui jamais ne se trompait d'une ligne. Il écoulait mieux qu'homme du monde, et personne ne trouvait ni ne disait mieux que lui ce qu'il fallait dire en toute rencontre. Par bonheur, il n'avait pas la sorte d'esprit à la mode de France, qui raille à tort et à travers les personnes et les sentiments : Jamais, a dit Saint-Simon, de discours qui pût peiner. II était calme, étonnamment maître de lui ; une colère de lui faisait événement. Dans les premières années, il se laissait dire par Colbert des choses très dures. Jamais roi ne mit tant de grâce à commander. Le grand air qu'il gardait dans cette grâce même, qu'on sentait descendre de haut, lui donnait un charme auquel personne, ni Français, ni étranger, jamais n'a résisté.

Il n'était point méchant, il avait des mouvements de bonté, même de sensibilité. Il aimait sa mère, qu'il pleura à chaudes larmes. Il avait pour son frère une amitié que ne méritait pas ce trop joli garçon pomponné, de mœurs ridicules et ignobles, et qui fut marqué par madame de Lafayette d'un mot terrible : Le miracle d'enflammer le cœur de ce prince n'était réservé à aucune femme du monde, — c'est-à-dire à aucune femme au monde. — Il témoignait de la tendresse à la Reine, l'enfantine infante dont les grands yeux l'admiraient. Il pleura fort d'une maladie qu'elle fit en 1664. Comme on portait à la malade, que l'on croyait désespérée, le bonnet miraculeux de Saint François de Paule, rencontrant la relique dans l'antichambre, il la baisa avec dévotion. La première fois qu'il voyagea sans la Reine il jeta des larmes qu'il voulut cacher au public, mais qui, étant vues de celle qui en était la cause, la consolèrent de tous ses maux. En bien d'autres circonstances, on le vit abondamment pleurer, mais les larmes séchaient vite aux joues de ce visage triomphal. Il est possible, au reste, que Louis XIV n'ait pas été plus égoïste que qui que ce soit en son temps et dans le nôtre, mais il n'était pas préparé à résister aux tentations que les autres, en l'adorant, lui donnaient de s'adorer lui-même.

Les maux dont la Reine fut consolée par les larmes du Roi étaient des maux de jalousie déjà. Un an après le mariage, a commencé la série des maîtresses. La Reine Anne reprochant à son fils sa mauvaise conduite, le fils répondit à la mère avec des larmes de douleur qu'il connaissait son mal, qu'il avait fait ce qu'il avait pu pour se retenir d'offenser Dieu et pour ne pas s'abandonner à ses passions, mais qu'il était contraint de lui avouer qu'elles étaient plus fortes que sa raison, qu'il ne pouvait plus résister à leur violence, qu'il ne se sentait pas même le désir de le faire. Il était un sensuel, très gros mangeur, prompt à toutes les occasions d'amour, aux passades, qui étaient des infidélités aux maîtresses déclarées et comme de la menue monnaie d'adultère. En vrai don Juan, il courait à l'appel de toutes les sortes de charmes. Ni Marie Mancini, ni La Vallière n'étaient belles, et leurs charmes étaient très différents. Un esprit hardi, emporté, libertin étincelait dans les yeux et endiablait le sourire de la brune Italienne. La Vallière était une demoiselle noble de province, une blonde aux yeux bleus, amoureuse avec un air d'étonnement et le trouble du péché. Après, le Roi se prendra aux splendeurs de la chair et à l'éclat de l'esprit en madame de Montespan. Puis ce sera le caprice pour la chair sans esprit de mademoiselle de Fontange, et, à la fin, le sérieux attachement pour la délicate beauté mûre et pour la raison de madame de Maintenon. Amoureux toujours, il demandera, presque septuagénaire, de l'amour à sa septuagénaire compagne, qui s'en effarouchera. Mais jamais, même aux moments et sous l'empire de ses plus fortes passions, il n'a oublié ni n'oubliera qu'il est le Roi. Il lui a été dur de renoncer à Marie Mancini. La veille au soir du départ de la jeune fille, il parut si accablé de tristesse chez sa mère qu'elle le prit à part, lui parla longtemps, puis l'emmena dans un cabinet, où ils demeurèrent une heure ensemble. II en sortit avec de l'enflure aux yeux, et la Reine dit à madame de Motteville : Le Roi me fait pitié. Il est tendre et raisonnable tout ensemble... Toute sa vie, il demeurera, comme il a dit dans ses mémoires, maître absolu de son esprit. Il tiendra pour deux choses absolument séparées, les plaisirs et les affaires. Peut-être la preuve la plus forte de la maîtrise qu'il gardait sur lui, même dans l'obéissance à son tempérament, est-elle la séparation qu'il a faite de l'amant et du souverain.

Saint-Simon, qui a dit que Louis XIV était né bon — ce qui est beaucoup dire — ajoute qu'il était né juste aussi, et qu'il a gardé jusqu'à la fin des inclinations portées à la droiture, à la justice et à l'équité. Cela est très vrai, mais il a montré de très bonne heure, par de grands signes, comme les projets de sa politique et les injustices du procès de Fouquet, ou par de petits, comme la disgrâce dont il frappa la duchesse de Navailles, que, pour qu'il suivit ses inclinations à l'équité, il fallait qu'elles ne fussent pas traversées par d'autres dont la pente fût plus douce. Le crime de Madame de Navailles, dame d'honneur de la Reine, fut d'avoir fait murer une porte secrète que le Roi avait fait ouvrir derrière le lit des filles d'honneur. Louis XIV ne sera juste que dans les affaires où son autorité ne se trouvera intéressée, ni son orgueil, ni ses convenances, ni ses aises.

Ce qui est inattendu et surprend, c'est que ce jeune homme, sous la superbe des apparences, est prudent, circonspect, modéré même. Il avoue dans ses mémoires une timidité que lui donnait la peur de mal faire ou de mal dire. Au temps du cardinal, il travaillait à se former un avis sur les questions qu'il entendait discuter ; il était fier, quand il se trouvait avoir pensé comme les gens d'expérience. A présent qu'il est le maître, il hésite souvent et se trouble : L'incertitude désespère quelquefois. Souvent, il y a des endroits qui font de la peine ; il y en a de délicats qu'il est difficile de démêler... Jamais il n'improvise une décision. Un d's mots qu'il répétera le plus souvent est : Je verrai. Il n'improvise pas non plus ses paroles. Il apprend par cœur celles qu'il faut dire dans les circonstances difficiles, et s'arrête, s'il a perdu la mémoire. La chose lui arriva un jour des premiers temps, comme il entretenait des membres du Parlement d'une affaire délicate, le procès de Fouquet. D'Ormesson, qui était là, raconte : Le Roi demeura quelque temps à s'arrêter pour se reprendre, et songea encore assez de temps. Ne retrouvant pas ce qu'il avait médité, il nous dit : Cela est fâcheux quand cela nous arrive, car, en ces affaires, il est bon de ne rien dire que ce que l'on a pensé. Enfin, il apporte à ses entreprises la prudence de l'inquiétude préalable : En tout ce qui est douteux, le seul moyen d'agir avec assurance est de faire son compte sur le pis. Il a écrit cette maxime : Se garder de l'espérance, mauvaise guide.

Voilà des qualités de gouvernement, et voici une grande vertu royale : la joie d'être le Roi. Louis XIV la laissait voir à toute sa façon d'être, n'exprimait en termes naïfs : Le métier de Roi est grand, noble, délicieux[2].

Mais cette belle et joyeuse idée du métier impliquait le devoir de le faire soi-même. Le principal honneur de Louis XIV est d'avoir compris que la condition de cette grandeur, de cette noblesse et de ce délice, était le travail.

Colbert raconte qu'un même jour le jeune Roi présida le Conseil des finances, de dix heures du matin à une heure et demie, dîna, présida un autre conseil, s'enferma deux heures pour apprendre le latin, — il le savait très mal et voulait se mettre en état de lire lui-même les actes de la chancellerie pontificale, — et, le soir, tint un troisième conseil jusqu'à dix heures. Ce jour-là, il ne fit qu'ajouter un peu à l'habituel travail de ses journées.

Pour travailler, il ne se confinait pas dans le silence d'un cabinet. Il ne se prenait pas la tête entre les mains. Il n'avait pas l'âme méditative. Le travail de Louis XIV, c'était l'attention aux conseils, aux audiences, qui étaient nombreuses, aux entretiens privés avec les ministres ou avec des hommes dont il estimait les avis. C'étaient les ordres donnés de pied levé à tel secrétaire d'État, qui guettait l'oreille du Roi et lui exposait une affaire entre le lever et la messe. C'était la préoccupation des entreprises commencées, la crainte de manquer le succès et la gloire. C'était la même application donnée aux divertissements de chaque jour et aux programmes des fêtes enchantées qu'aux grandes choses de la politique ; le même soin à écouter le maréchal de Bellefonds parlant des inclinations particulières des dames de la Cour, et le maréchal de Turenne entretenant l'âme de Sa Majesté de desseins guerriers. C'était le regard en constante activité, qui voulait tout voir, et voyait tout, en effet, et l'effort pour garder en toute circonstance l'air de majesté et de calme souverain. Tout le monde s'agite autour du Roi. Les courtisans sont en perpétuelle inquiétude, les ministres laissent apercevoir qu'ils peinent. Qui voyait en ces premiers temps passer Colbert et de Lionne pouvait dire ce que plus tard écrira La Bruyère en pensant à Colbert et à Louvois : On ne les a jamais vus assis, jamais fixes et arrêtés : qui même les a vus marcher ? Le jeune maitre va d'une occupation à l'autre, sans peine, sans que son esprit soit jamais embarrassé ni emprunté, et l'on ne peut imaginer que ce soit le même prince.

Louis XIV se fatigua vite à remplir ainsi plusieurs rôles avec la même attention. Il était vigoureux, endurant à tous les exercices, il faisait le même visage tranquille aux beaux jours et aux intempéries, mais, depuis l'enfance, il souffrait de dérangements d'estomac et d'intestins. En 1662, il a des ressentiments de vertiges, de maux de cœur, faiblesse et abattement et des crises de mélancolie. Sans doute, l'appétit glouton, l'énorme mangerie coutumière — avec de mauvaises dents — suffiraient à expliquer le désordre de la santé royale, mais l'ambassadeur de Venise, qui voit le Roi perdre les belles couleurs de son visage, et paraître, dès la fleur des années, plus vieux que son âge, écrit en 1665 : Il s'applique extraordinairement aux affaires avec l'émotion la plus vive. Il se passionne profondément pour toutes ses entreprises et surtout appréhende toutes celles qui pourraient nuire à la gloire de son nom. Il se fatigue l'esprit et succombe alors à des maux de tête aigus.

Cependant ni la maladie, ni la médecine, plus redoutable alors que la maladie même, ne trouble la régularité où il enferme et distribue chaque journée de sa vie. On le verra, pendant un demi-siècle, travailler de la même façon, aux mêmes heures. Avec un almanach et une montre, écrira Saint-Simon, on pouvait, à trois cents lieues de lui, dire ce qu'il faisait. Cet ordre immuable dans le travail semblait une loi de la nature.

Ce jeune homme avait donc de belles qualités et vertus royales. Malheureusement, si le duc de Saint-Simon a été injuste de dire que l'intelligence du Roi était au-dessous du médiocre, il n'y a pas de doute qu'elle n'était qu'ordinaire. Elle lui suffisait pour comprendre les choses même difficiles, après qu'on les lui avait expliquées, et il aimait qu'on les lui expliquât. Colbert. qu'on accuse de l'avoir noyé dans les détails, lui a toujours exposé d'ensemble et plutôt trois fois qu'une ses grands projets ; il savait que bien rapporter au Roi était une des meilleures façons de lui faire la cour. Mais l'intelligence de Louis XIV était presque toute passive, sans initiative aucune, nullement curieuse, point en quête de problèmes. Elle ne cherchait rien au-dessous ni au delà du visible, et elle avait été meublée très pauvrement par une éducation qui, en somme, fut déplorable pour l'esprit et pour le caractère.

 

II. — L'ÉDUCATION.

LOUIS XIV avait été mauvais écolier par la faute du cardinal, le moins pédagogue des hommes, mais aussi par l'effet des circonstances, de la guerre civile et de tout le trouble des émeutes, des fuites, des chevauchées et des batailles. Il n'avait à peu près rien appris de ses maîtres. A propos de son ignorance de l'histoire, il disait : On ressent un cuisant chagrin d'ignorer des choses que savent tous les autres. Par contre, il n'y a pas de doute qu'il reçut une éducation professionnelle.

Il a vu la guerre de ses propres yeux, il s'y est très bien tenu. Chaque année, il paraissait aux armées ; il y montrait une joie sans pareille, s'amusant des incommodités et des privations restait des quinze heures à cheval et se risquait gaiement dans des escarmouches. Pendant le siège de Dunkerque, en mai i658, où il a voulu rester, malgré la Reine et le cardinal qui craignaient pour lui le séjour en un lieu infecté de corps morts restés là des années précédentes, à demi enterrés dans le sable, il se montre aux endroits périlleux, et donne des ordres pour avancer les travaux. Le mois d'après, au siège de Bergues-Saint-Winox, il se sent très malade, dissimule aussi longtemps qu'il peut, avoue enfin son état au cardinal, qui, à grand'peine, obtient de lui qu'il se laisse transporter à Calais. Là, le mal empire ; dans la nuit du 6 au 7 juillet, il reçoit la communion, et, bravement : Vous êtes homme de résolution, dit-il au cardinal, et le meilleur ami que j'aie. C'est pourquoi je vous prie de m'avertir lorsque je serai à l'extrémité. La concordance des témoignages ne laisse pas de doute sur l'endurance et le courage de ce jeune homme et sa volonté d'apprendre la guerre. Il assistait aux conseils de guerre, recevait les leçons de Turenne et celles du cardinal, qui se croyait du génie militaire. La paix faite, un de ses plaisirs est d'exercer ses troupes, de les faire manœuvrer et de passer des revues avec une extrême attention, corps par corps, compagnie par compagnie, et, pour ainsi dire homme par homme. Il a bien appris l'organisation d'une armée et la conduite des opérations de campagne et surtout de siège. Il a toute compétence pour correspondre avec ses généraux. Il s'informe avec le plus grand soin, demandant toujours et toujours des détails, dans les charmants billets écrits aux chefs des premières expéditions militaires.

Il connaissait les affaires étrangères. Un jour, dans les tout premiers temps, raconte Colbert, il donnait audience à l'ambassadeur d'Espagne. Celui-ci voulait lui toucher un mot des griefs de sa cour pour en traiter avec les ministres, mais le Roi lui fit, un discours des plaintes qu'il avait contre l'Espagne. L'ambassadeur essaya de profiter de toutes les pauses que la manière modérée de parler du Roi lui donnait ; mais les pauses du Roi n'étaient que pour repasser la phrase qu'il allait dire, et il reprenait le discours. L'ambassadeur fut étonné, lui qui avait vécu quarante ans dans les emplois, sans jamais voir de prince parler que par monosyllabes.

Ici, sûrement, Mazarin fut le précepteur. Louis XIV a connu par lui le grand manège de la politique française, cette activité, cette habileté si longtemps soutenues et à la fin victorieuses. Le cardinal lui a enseigné la nécessité de sacrifier tout scrupule, même d'honneur, à la raison d'État. Il a obtenu de lui, qui naturellement y répugnait, le consentement à l'alliance avec Cromwell le régicide. Il lui a révélé les artifices, l'art d'acheter des ministres et même des princes, le prix d'une voix d'électeur du Saint-Empire ou d'une voix de cardinal de la Sainte Église Romaine, et que l'élection des deux chefs de la chrétienté, le Pape et l'Empereur était un tripotage. Dans ces enseignements, le Roi ne pouvait guère ne pas prendre le mépris de l'étranger ; il l'y a pris en effet, malheureusement.

Mais, si les affaires étrangères et les affaires militaires sont d'importantes parties du gouvernement, il en est d'autres que Mazarin, qui les ignorait, ne pouvait enseigner. Le cardinal ne demandait aux finances que de lui fournir l'argent nécessaire à sa politique et à ses fantaisies. Sa philosophie était courte : dans ses derniers conseils au Roi, il lui a recommandé de soulager le peuple, autant néanmoins que le pourront permettre les dépenses indispensables, de maintenir l'Église dans ses droits, immunités et privilèges, comme en étant le fils aîné, de faire cas de la noblesse, qui est son bras droit. Il aurait aussi bien fait de ne rien dire du tout.

Mazarin traitait le gouvernement intérieur comme une affaire diplomatique. Le premier principe de sa méthode était la défiance envers tout le monde ; au Roi, tout enfant, il a dit une parole odieuse : Il importe à Sa Majesté de considérer qu'il ne peut se fier à aucun Français, parce que tout Français est intéressé à diminuer son autorité.

Ce vilain précepte fut commenté à Louis XIV par les leçons de la Fronde.

Il a vu de près les trahisons et les fausses mines des traîtres :

Mes sujets rebelles, dit-il dans ses Mémoires, lorsqu'ils ont pris les armes contre moi, m'ont donné peut-être moins d'indignation que ceux qui en mime temps se tenaient auprès de ma personne et me rendaient plus de devoirs et d'assiduités que tous les autres, pendant que j'étais bien informé qu'ils me trahissaient.

Il a su le prix des fidélités : A peine y avait-il de fidélité parmi mes sujets qu'achetée à prix d'argent ou par des récompenses d'honneur. Et puis il a été contraint à dissimuler, à mentir, et il s'est montré admirable comédien en une occasion mémorable.

Le cardinal de Retz, après la rentrée du Roi à Paris, s'était cantonné dans l'archevêché et la cathédrale, où il s'était mis en état de soutenir un siège. Il se décida enfin, le 19 décembre 1652, à porter ses hommages au Louvre. Il trouva le Roi sur le point d'aller à la messe avec son confesseur, le P. Paulin, et Villequier, capitaine de ses gardes. La visite n'avait pas été annoncée, mais Louis XIV savait comment il se conduirait le jour où il la recevrait, ce qui ne pouvait manquer d'arriver, étant donné l'état des affaires. Après avoir reçu le salut du cardinal, il se mit à parler d'une comédie qu'il avait en tête, s'approcha de Villequier, lui dit quelques mots à voix basse, quitta l'oreille du capitaine, et, pour bien marquer qu'en effet il s'agissait de comédie, il donna tout haut cet ordre : Surtout, qu'il n'y ait personne sur le théâtre. Il entra ensuite dans la chapelle avec son confesseur. Vers le milieu de la messe, Villequier vient annoncer que la chose est faite. Le Roi se tourne vers le Père :

C'est que j'arrête ici le cardinal de Retz, lui dit-il. Le Père croit que le Roi s'excuse de faire attendre le cardinal, et réplique :

M. le cardinal patientera bien. — Ce n'est pas cela, reprend le Roi. Le Père se rappelle alors la petite scène de tout à l'heure et comprend enfin : Oh ! que je fus surpris ! écrit-il à Mazarin. Jusque-là, il avait admiré dans le Roi l'âme la plus candide et la plus sincère qui soit en son État ; c'est, disait-il, un vrai Dieudonné, tout y est de Dieu. Pourtant il s'était aperçu déjà que l'enfant était judicieux et présent à soi. Après l'arrestation du cardinal, il appuie sur cette qualité : Il est toujours présent à lui et à tout ce qui se passe chez lui, quoique souvent cela ne paraisse pas beaucoup. Il admire les progrès de cette possession de soi-même : Le Roi croit en sagesse et en dissimulation. Et le bon Père conseille à Mazarin de se méfier ; cet enfant prodige pourrait fort bien un jour s'émanciper sans crier gare : Votre Éminence permettra à son serviteur de lui dire qu'elle ne doit laisser approcher S. M. que de ses créatures assurées. Or, ce politique raffiné, qui agit avec autant de prudence et de discrétion que s'il avait vécu dans les affaires trente-cinq ans, et qui a trouvé ce joli mot : Qu'il n'y ait personne sur le théâtre, et abusé à la fois un cardinal — et quel cardinal ! — et un père jésuite, avait quinze ans.

L'éducation par la vie a donné à Louis XIV l'habitude de dissimuler : il sera dissimulé profondément, même perfide, et, plus d'une fois, odieusement. Elle l'a mis pour toujours à l'état de méfiance. Il cherche à pénétrer à travers les masques les plus secrets sentiments, avec une prédisposition à les trouver médiocres ou mauvais. Elle a détruit en lui, si elle s'y trouvait, la faculté de sympathie. La Rochefoucauld est devenu, au spectacle de la Fronde, un juge sévère de la nature humaine, mais peut-être ne l'a-t-il pas davantage méprisée en ses maximes que Louis XIV en son for intérieur. Peut-être aussi ce mépris a-t-il persuadé au Roi de ne pas se gêner avec les hommes.

Enfin la Fronde a laissé à Louis XIV une inquiétude qui semblerait étrange, si l'on ne se souvenait qu'il a vécu des heures où la monarchie se crut en danger. Il a peur que la Fronde ne recommence. S'il a laissé gouverner Mazarin, dont les pensées et les manières, dit-il, étaient si différentes des miennes, c'est qu'il a craint d'exciter peut-être de nouveau les mêmes orages. Au moment où il fera rédiger ses mémoires, bien qu'il gouverne dans l'universelle obéissance depuis plusieurs années déjà, il dira encore qu'il est nécessaire au Roi de s'attacher les princes, parce que, s'ils sont liés à lui, les mécontents ne pouvant se rallier en aucun lieu, sont contraints de digérer leur chagrin dans des maisons particulières. Il brusque la fin d'une campagne pour aller accommoder à la Cour une affaire sans gravité :

Il est bon de pacifier les différends qui naissent à la Cour ; on s'accoutume à se cantonner, à s'unir, et la liaison qu'on a faite contre un particulier se trouve toute prête, quand il s'agit de se mutiner contre le souverain

Même une simple querelle entre deux personnes lui parait dangereuse :

Les amis prennent part dans la querelle ; des deux côtés on tient des conseils ; s'il s'élève quelque mouvement intestin, les séditieux trouvent des chefs tout reconnus... et des lieux d'assemblée tout choisis

Il faut donc réunir sous le regard et la main du Roi tous les chefs possibles de séditions, tous ceux dont les châteaux peuvent servir de lieux d'assemblée, et ne laisser aux mécontents que les maisons particulières où ils digéreront leur chagrin inoffensif. Le Roi, qui se souvient des frasques de son oncle Gaston d'Orléans, prend ses précautions contre son frère. Monsieur lui demande un gouvernement et des places de sûreté ; il répond que la meilleure place de sûreté pour un fils de France est le cœur du Roi. Les autres princes, les ducs, tout ce qui fait figure, les factieux repentis, les fils de factieux, il en veut faire sa compagnie, les occuper, les amuser, les tenir. Il n'y aura plus dans le royaume qu'un lieu d'assemblée, le lieu d'assemblée du Roi, la Cour. Cette Cour, modeste au début, encore un peu libre, elle sera ordonnée par lui jusque dans le dernier détail, elle se mouvra selon des rites, surveillée par lui qui notera les absences et condamnera un homme par ce mot : C'est un homme que je ne vois pas. La Cour grossira très vite. S'il avait pu, le Roi y aurait appelé toute sa noblesse à servir et contempler sa personne. Parmi ses premiers actes, il se loue d'un changement où toute la noblesse de son royaume avait intérêt, et l'on croit qu'il s'agit d'une très grande chose, et il dit seulement qu'il n'est pas satisfait du recrutement des pages de son écurie : des gens de qualité ne prétendaient plus à ces places, parce qu'on y avait admis des roturiers et que les pages trouvaient difficilement l'occasion de s'approcher du Roi. Il a donc pris la peine de nommer lui-même tous les pages, dont il a doublé le nombre, et il aura soin qu'ils aient l'honneur de le voir et de le servir.

La distribution des grâces est un des moyens de gouvernement qui lui semblent le plus efficaces. Une des premières choses qu'il dit à ses ministres, c'est que tout ce qui était grâce devait lui être demandé directement. Il est important, pensait-il, d'en faire la distribution mûrement et même d'en prendre conseil. Il était un maitre en l'art de donner. Comme le comte de Béthune cherchait de l'argent pour payer la charge de chevalier d'honneur de la Reine, il lui envoya six mille louis d'or de ses cassettes et lui fit dire qu'ayant appris qu'il avait recours à ses amis, il s'étonnait qu'il ne l'eût pas mis de ce nombre. Surtout, il veut qu'on sache bien que c'est lui qui donne. Aucune occasion ne lui parait petite de créer une obligation envers lui. Pendant la guerre de Hollande, une taxe sera imposée sur les maisons des faubourgs, mais il en est qui appartiennent aux hôpitaux, et le Conseil est d'avis de les exonérer. Le Roi, consulté, ordonne la décharge, et il ajoute : Dites-leur plus tôt que plus tard, de manière qu'ils m'en aient obligation. Il ne dédaigne les hommages de personne. En 1664, il a donné audience à Fontainebleau aux marchands de Paris. Après qu'ils se sont retirés, il leur fait dire pendant qu'ils sont à table, que s'il ne s'était pas trouvé mal, il aurait été boire avec eux. Il lui plaît fort, écrit-il, que Colbert ait demandé aux marchands merciers de faire des prières dans leurs communautés, pour remercier Dieu de leur avoir donné un si bon maitre.

L'idée d'un Roi universel bienfaiteur et patron, est exprimée dans une page préparée pour les Mémoires :

Tous les yeux sont attachés sur lui seul ; c'est à lui seul que s'adressent tous les vœux ; lui seul reçoit tous les respects, lui seul est l'objet de toutes les espérances ; on ne poursuit, on n'attend, on ne fait rien que par lui seul. On regarde ses bonnes grâces comme la seule source de tous les biens ; on ne croit élever qu'à mesure qu'on s'approche de sa personne ou de son estime ; tout le reste est stérile.

Un roi, qui tient tout le monde par l'espérance dans l'obéissance et l'adoration, et qui attache tout son royaume au culte de sa personne, n'a plus guère de peine à se donner pour gouverner. Louis XIV croit trop, en effet, qu'il est facile et même amusant de gouverner, et. c'est là une de ses erreurs les plus graves.

Cette erreur, il voudra la transmettre à son fils :

Il ne faut pas vous imaginer que les affaires d'État soient comme ces endroits épineux et obscurs des sciences qui vous auront peut-être fatigué.... La fonction des rois consiste principalement à laisser agir le bon sens, qui agit toujours naturellement et sans peine. Ce qui nous occupe est quelquefois moins difficile que ce qui nous amuserait seulement... Tout ce qui est le plus nécessaire à ce travail est en même temps agréable ; car c'est, en un mot, mon fils, avoir les yeux ouverts sur toute la terre, apprendre incessamment les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l'humeur et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers, être informé d'un nombre infini de choses qu'on croit que nous ignorons, voir autour de nous-mêmes ce qu'on nous cache avec le plus de soin, découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans ; je ne sais enfin quel autre plaisir nous ne quitterions pas pour celui-là, si la seule curiosité nous le donnait.

Le gouvernement est donc un spectacle. Et le spectacle était un des grands plaisirs du xvii' siècle. Les hommes de ce temps aimaient à voir jouer les passions et les ridicules sur la scène du théâtre par des acteurs, et par eux-mêmes partout où ils s'assemblaient, à la Cour ou à la Ville. Ils étaient des observateurs, et, comme on dit aujourd'hui, des psychologues. Ils n'avaient guère autre chose à faire dans l'oisiveté de leur obéissance, qu'à se regarder. Les mémoires, les correspondances témoignent de l'agrément qu'ils y trouvaient. Plus grand était le plaisir royal, le spectacle du Roi étant plus vaste ; il embrassait toutes les provinces, toutes les nations, toutes les cours, tous les princes, toute la terre. Louis XIV ne se lassait pas de regarder et d'écouter. Personne n'a été plus que lui curieux de nouvelles petites et grandes. Or, il est vrai qu'un roi doit beaucoup regarder et s'informer beaucoup, et qu'il fait bien de préférer le plaisir de sa curiosité à je ne sais quel autre plaisir ; mais parce que la curiosité de Louis XIV n'a pas découvert que les affaires de l'État ont, comme les sciences, des endroits épineux et obscurs, il faudra, au déclin du règne, pleurer tous les soirs chez Madame de Maintenon, de grosses larmes d'hiver, qui sécheront moins vite que celles du printemps.

 

III. — LE « MOI » DU ROI.

LOUIS XIV — et cela est visible dès ses premières paroles et ses premiers gestes — met donc simplement en lui-même le principe et la fin des choses. Il savait probablement en gros les longues théories savantes écrites par les gens d'Église et par les gens de loi sur l'excellence du pouvoir royal, mais il n'avait que faire de cette érudition. II croyait en lui-même par un acte de foi. S'il a prononcé la parole : L'État c'est moi, il a voulu dire tout bonnement : Moi Louis qui vous parle.

Ce moi, qui domina tout un siècle et lui donna sa marque, est le produit d'une longue histoire. En Louis XIV, la race des Capétiens et la race des Habsbourg, nobles, antiques et lasses, ont donné une dernière fleur, superbe et grave. Il était le petit-fils d'Henri IV, mais aussi de Philippe II, l'arrière-petit-fils d'Antoine de Bourbon, mais aussi de Charles-Quint. Il était de France, mais d'Espagne tout autant et même davantage. Il ne ressemblait pas à son père, gentilhomme français, maigre et svelte ; il était, comme sa mère, gras, posé, grave. Ni le sérieux continu n'est de chez nous, ni cette naturelle hauteur, ni l'ordre hiératique imposé à la Cour, dont Anne d'Autriche regrettait la confusion et le sans-gêne, ni la distance du Roi au reste des hommes, ni le mélange de luxure et de dévotion, ni le gouvernement par le cabinet et par les bureaux, ni l'ambition de paraître dominer l'Europe, ni la politique de se mêler à toutes les affaires, ni la totale confusion de l'État et de la religion, où semble vivre le souvenir des auto-da-fé d'Aragon ou de Castille, ni Versailles enfin domicile, comme l'Escurial, d'une majesté qui s'isole hors de la vie commune pour n'habiter qu'avec elle-même. Sans doute, on ne peut prétendre calculer avec précision les effets de la très certaine, mais obscure force de l'hérédité. Il ne faudrait pas oublier pourtant que les rois sont fils de leurs mères aussi. Les fils de Catherine de Médicis furent d'évidents Italiens sur le trône de France. Au reste, à y regarder de près, on verrait que peu de rois de France furent des Français véritables.

C'est d'Espagne-Autriche, semble-t-il, plus encore que de France, que Louis XIV a reçu son orgueil énorme, invraisemblable, pharaonique ; mais des circonstances historiques françaises ont éveillé et surexcité en lui le sentiment atavique.

Son premier souvenir précis le devait reporter à Saint-Germain, au moment où sa mère, quittant le lit de mort de Louis XIII, s'en vint à sa chambre et s'agenouilla devant lui pour saluer son fils et son Roi. Deux jours après, ce fut le voyage à Paris sous l'escorte des superbes corps de la Maison du Roi et de la noblesse chevauchant en grands atours, la devancée des carrosses parisiens jusqu'à Nanterre, l'adoration, à la porte Saint-Honoré, du Corps de ville agenouillé, un peuple grouillant dans les rues ou juché sur les toits, et l'immense acclamation : Vive le Roi, et le cri des femmes : Comme il est beau ! Deux jours après, le petit enfant, porté à bras par le capitaine de ses gardes et précédé par les hérauts d'armes, entre au Parlement. Il est déposé sur le trône ; entre sa mère et lui, une place vide marque la distance ; devant lui, des huissiers se tiennent à genoux. La Reine le lève du trône, et il assure son Parlement de sa bienveillance. Le Chancelier vêtu de la robe pourpre et tenant à la main le mortier comblé d'or, s'agenouille devant lui et prend ses ordres. Ce fut pour Louis XIV, à l'âge où les enfants regardent les marionnettes, le lever de rideau sur la vie. On lui reproche d'avoir toujours été roi, jamais homme, mais il ne pouvait distinguer en lui-même l'homme et le Roi, lui qui s'est connu roi toujours. La royauté lui était naturelle, c'était sa nature même.

Le premier autographe que nous ayons de lui est la copie d'un modèle d'écriture : L'hommage est dû aux rois, ils font tout ce qui leur plaît. Il n'a pas entendu dire autre chose au temps de son éducation. Il a passé par les épreuves de la Fronde, mais les insurgés criaient : Vive le Roi tout seul ! Les injures de quelques écrivains, il ne les a pas connues. Partout où il paraissait, c'était un triomphe. Quand la Cour se rendit en Normandie au commencement de l'année 1650 pour y arrêter les menées du parti des princes, l'aspect du Roi arrangea toutes choses. On disait que, si la Reine voulait conquérir tous les royaumes de l'univers, elle n'aurait qu'à en faire faire le tour au Roi, juste assez de temps pour le montrer.

Après la Fronde, un désordre demeurait dans les esprits ; la foi monarchique était obscurcie par les récents souvenirs et par le mauvais gouvernement du cardinal, mais elle attendait le moment de reparaître en tout son éclat.

La destinée s'était accomplie. L'ancien régime de la France n'avait laissé qu'un délabrement de ruines, la dernière révolte avait été misérable : l'idée d'une royauté surveillée par des magistrats et tempérée par des résistances y avait péri. Il ne restait à la nation d'autre moyen de s'estimer elle-même et de s'admirer que de s'estimer et de s'admirer en le Roi, par qui elle était représentée. Elle voulut qu'il fût plus grand que les plus grands rois, plus puissant potentat que les potentats des autres. L'amour-propre de nos pères faisant de nécessité vertu et gloire, la perfection de l'autorité monarchique leur sembla un privilège de la France. Ils se vantaient que le Roi fût vraiment empereur dans son royaume, puisqu'il n'y reçoit aucune loi que celle de ses ordonnances, et que, seul des monarques, il ne rend d'autre raison des choses que celle-ci : Car tel est notre bon plaisir.

Le perpétuel travail humain sur l'idée de Dieu conduisait alors à presque confondre la monarchie divine et la monarchie humaine, la royauté étant la divinité projetée en image parmi les hommes. Il est répété très souvent en effet par des voix diverses, des voix huguenotes comme des voix catholiques, que le Roi est l'image de Dieu. Même on pourrait se demander si ce n'est pas plutôt Dieu qui se modèle sur le Roi : Le Dieu du XVIIe siècle fut une sorte de Louis XIV image et suzerain de l'autre. La même révolution renouvela le Ciel et l'État. Les saints locaux et indépendants du moyen âge s'effacent et se subordonnent, comme les seigneurs féodaux et libres, pour former une cour d'adorateurs... Les superstitions diminuent. La religion purifiée et pompeuse offre le spectacle le plus correct et le plus noble[3]. Les deux cultes, celui du Roi et celui de Dieu, unis dans une intimité profonde, donnent à qui les pratique une règle très simple de toute la vie : vivre docile sous la puissance de Dieu qui est Dieu, et du Roi qui est son image. Le Roi, comme Dieu, fait ce qui lui plaît. Ses plus grandes fautes, les plus grandes misères de ses sujets ne troublent pas plus la foi en la monarchie que l'intempérie ou la peste ne déconcerte la foi en Dieu. Cet état de conscience convenait au temps où la résistance à l'Église et à la royauté, sorties ensemble du péril des révoltes, était impossible. Le sentiment religieux et le loyalisme mettaient une belle parure à ce renoncement de l'intelligence et de la volonté.

Enfin l'homme s'est plu en tous temps à inventer des êtres supérieurs d'humanité, comme pour se relever de sa faiblesse. Les anciens avaient leurs demi-dieux ; des philosophes d'aujourd'hui rêvent d'un surhomme qui asservirait l'humanité, mais en qui elle serait exaltée. L'ancienne France avait son surhomme, qui était le Roi[4].

Ce Roi, elle le voulait glorieux. Un certain sentiment de la gloire nous était revenu de l'antiquité païenne. Les hommes du moyen âge ont admiré la vaillance du héros qui terrasse l'adversaire, ils ont. aimé et chanté les gestes de l'épée ; mais ils n'élevaient point des colonnes ni des arcs de triomphe, ils ne sculptaient pas des trophées ni des médailles à perpétuer des visages, ils ne gravaient pas dans la pierre ou le bronze des catalogues de dignités. Ils ne dressaient pas des effigies sur les places publiques ; les statues des rois et des grands gisaient humblement sur les tombes basses dans l'attente du jour où la trompette de l'ange annoncerait la résurrection et le jugement dernier. Toute la vie future était en Dieu, et la gloire réservée à Dieu, à Notre-Dame et à ses saints. La Renaissance nous a ramené les arcs de triomphe où les héros modernes sont vêtus ou nus à l'antique, les bas-reliefs où défilent les dos courbés des vaincus, les trophées des armes conquises, les médailles avec les inscriptions laudatives, les statues sur haut piédestal, les renommées qui jettent des couronnes et soufflent des dithyrambes dans leurs trompettes, et l'orgueil païen de vivre dans la mémoire des hommes par la gloire. Au milieu du XVIIe siècle, l'amour de la gloire passionnait toute la France, c'est-à-dire trois ou quatre cent mille personnes, clercs, nobles, gens de robe, élevés par les jésuites et les collèges des universités. Il était célébré en vers français et en vers latins, il inspirait le théâtre et le roman, et la pompe des fêtes décoratives où le Roi s'habillait en soleil et les princes en héros.

Un grand règne était attendu et prédit. La chaire chrétienne annonçait qu'il se remuait pour Sa Majesté quelque chose d'illustre et de grand. Les écrivains voulaient dans le maître de la grandeur. Les serviteurs du Roi, Colbert, Louvois, Lionne, voulaient faire grand. Ce fut donc un enthousiasme et une adoration sitôt qu'on aperçut en Louis XIV la possibilité d'un Louis le Grand. On se le figure plus beau encore qu'il n'est ; l'œil des contemporains surélève sa taille, s'éblouit de sa majesté, même quand il le voit en robe de chambre ou jouer au billard. Il y a comme une conspiration universelle à lui vouloir du génie. La grande puissance et autorité de Louis XIV viennent de la conformité de sa personne avec l'esprit de son temps.

Il fut un amant de la gloire. Il a déclaré cet amour à toute occasion : L'amour de la gloire va assurément devant tous les autres dans mon âme. Il le compare dans ses mémoires au vrai amour :

... La chaleur de mon âge et le désir violent que j'avais d'augmenter ma réputation me donnaient une très forte passion d'agir, mais j'éprouvai dès ce moment que l'amour de la gloire a les mêmes délicatesses, et, si j'ose dire, les mêmes timidités que les plus tendres passions, car autant j'avais d'ardeur pour me signaler, autant avais-je d'appréhension de faillir, et regardant comme un grand malheur la honte qui suit les moindres fautes, je voulais prendre dans ma conduite les dernières précautions.... Je me trouvais retardé et pressé presque également par un seul et même désir de gloire.

Il voulut, dans cette concupiscence de gloire, aussi forte en lui que celle de la chair, être glorieux comme Auguste, le protecteur des lettres, comme Constantin et Théodose, les protecteurs de l'Église, comme Justinien, le législateur ; il faut, pensait-il, de la variété dans la gloire. Mais il avait, tout jeune, une secrète prédilection pour les armes, qu'il déplorera dans la confession suprême : J'ai trop aimé la guerre.

Pour lui et pour ses contemporains, la gloire des armes est plus belle, plus royale que les autres : la qualité de conquérant est estimée le plus noble et le plus élevé des titres. Un roi fait la guerre par fonction, par destination si l'on peut dire. Quand il conclut la paix, Louis XIV se vante que son amour paternel pour ses sujets ait prévalu sur sa propre gloire ; ses sujets l'en louent comme d'un sacrifice et d'un bienfait méritoires, et lui, pour marquer que la guerre est bien sa chose à lui, les remercie de leur assistance. Tout admire et célèbre la gloire des armes, le Te Deum des églises, les odes des poètes, l'art des peintres, des architectes et des sculpteurs. Devant les peintres, les sculpteurs et les poètes, qui attendent son geste, le roi pose. Épuisés de louanges, ils le prient de suspendre la pose un moment :

Grand roi, cesse de vaincre ou je cesse d'écrire....

Ce fatal orgueil et cette passion de la gloire, une seule force les aurait pu contenir, c'était la religion ; mais, par la religion comme la comprit Louis XIV, l'orgueil fut aggravé.

Le jeune Roi n'était pas encore dévot en 1661. Il ne paraissait pas même qu'il dût le devenir. Il était tout à la gloire, au travail, à l'amour et aux fêtes. Il allait de Paris à Saint-Germain, à Chambord, à Fontainebleau, à Versailles, délaissant de plus en plus, en attendant qu'il le quittât et le reniât, Paris que la Fronde avait déshonoré. Le premier été passé à Fontainebleau, après la mort du cardinal, fut délicieux. Madame de La Fayette a raconté ces journées, où la toute jeune Cour s'en allait par la forêt se baigner à la rivière, puis revenait au château ; les dames à cheval, habillées galamment, avec mille plumes sur leurs têtes, étaient accompagnées du Roi et de la jeunesse. Après souper, on montait dans des calèches, et on allait, se promener une partie de la nuit autour du canal, au bruit des violons langoureux. Pendant cette promenade du soir, le Roi s'allait mettre près de la calèche de La Vallière, dont la portière était abattue, et comme c'était dans l'obscurité de la nuit, il lui parlait avec beaucoup de commodité. Pour La Vallière, la première des maîtresses déclarées, le Roi donna à Versailles, alors un petit château dans un petit endroit, la fête des Plaisirs de l'Ile enchantée, qui dura neuf jours au printemps de l'année 1664, et fut éblouissante et singulière. Molière y fut le figurant principal ; monté sur un char allégorique, il représenta le dieu Pan, le plus païen de tous les Dieux ; il célébra dans la Princesse d'Élide le droit d'aimer à tort et à travers :

Dans l'âge où l'on est aimable,

Rien n'est si beau que d'aimer...

Enfin, le jeudi 12 mai, il donna les trois premiers actes de Tartuffe, cette comédie sacrilège que la Compagnie du Saint-Sacrement travaillait à faire abolir. Le roi de France allait-il donc se perdre dans la compagnie des libertins ?

Il n'y pensa pas une minute. Sans doute, il n'aimait pas à être contrarié dans ses amours, et il n'était pas instruit en religion et jamais ne s'y instruira ; mais sa mère et ses confesseurs lui avaient donné des habitudes pieuses, il récitait ses prières le matin et le soir, il égrenait son chapelet, il entendait la messe tous les jours, il écoulait avec attention des sermons longs et nombreux, et déjà il exigeait des jeunes courtisans la bonne tenue à la chapelle et l'apparence de la dévotion. Il avait, d'ailleurs, pour aimer la religion, de ces raisons personnelles, qui, sans bruit, sans débat, inaperçues par la conscience, conduisent les personnes. Sa naissance avait été un miracle, que le Roi Louis XIII et la Reine Anne, après de longues années stériles, obtinrent par des vœux et des prières. On l'a surnommé Dieudonné. En reconnaissance de sa venue, la reine Anne a dédié l'Église du Val de Grâce. A Jésus naissant et à la Vierge Mère. On lui a dit tout cela, comme aussi qu'il est le Roi très chrétien et le fils aîné de l'Église. Ces choses agréables à entendre, il les a crues. Il ne doute pas qu'il ne soit béni entre tous les hommes et le plus proche de Dieu.

Le voisinage de Dieu ne gênait pas Louis XIV. Les prêtres lui disaient qu'il était homme et poussière, mais il ne les croyait pas.

Eux-mêmes le croyaient-ils ? Il leur entendait dire aussi qu'il était l'image d' la divinité : Ô rois ! vous êtes comme des Dieux ! Il a exprimé par des maximes singulières comme celle-ci ses devoirs envers Dieu : Dieu est infiniment jaloux de sa gloire. Il ne nous a peut-être faits si grands qu'afin que nos respects l'honorassent davantage. Il établit donc sans embarras, avec une sincérité évidente, entre Dieu et lui le régime de la réciprocité. Il croit que Dieu a besoin de lui dans une certaine mesure. Après qu'il a raconté ses premiers succès, il ajoute qu'il se sentit obligé de le remercier. Il énumère toute une série d'actes de sa gratitude : règle adoptée pour réduire les gens de la Religion Prétendue Réformée aux termes précis de l'Édit de Nantes, interdiction d'assemblées huguenotes, aumônes faites aux pauvres de Dunkerque pour les ramener au catholicisme, démarches auprès des Hollandais en faveur des catholiques de Gueldre, dispersion des communautés où se fomente l'esprit de nouveauté des jansénistes. Voilà, d'une part, une pauvre idée de Dieu, que le Roi suppose troublé par la passion de la gloire, tout comme un misérable mortel, et, d'autre part une haute idée de soi-même, et, par la combinaison de l'une et l'autre, un redoutable programme, qui sera suivi pendant tout le règne. Mais Louis XIV veut encore que l'on sache qu'a l'occasion du jubilé, il a suivi une procession à pied, accompagné de ses domestiques. Il semble croire que Dieu, au haut du ciel, penchant sa tête blanche, a regardé, non sans quelque plaisir d'amour-propre, le roi de France se donner la peine de cette marche à pied.

De la beauté, de la vigueur, de la grâce, un naturel point méchant, un sens juste et droit, l'amour du métier, l'idée noble du devoir professionnel et l'application à ce devoir ; mais une éducation de l'esprit à peu près nulle, une éducation politique insuffisante et corruptrice ; puis et surtout cette religion, cette passion de la gloire, cet orgueil, ces legs du passé pesant sur une personne après tout ordinaire et qui n'a pas en elle de quoi faire contrepoids à cette fatalité puissante et lourde ; cette personne en péril d'être pervertie : péril que l'égoïsme ne devienne une adoration de soi, que le sens juste et droit ne soit aveuglé, que l'amour du métier et l'application au devoir ne soient détournés des fins sérieuses et grandes vers les satisfactions d'orgueil pur, que la prudence ne soit réduite à s'employer en précautions et artifices pour préparer ou réparer les imprudences ; péril d'une conduite et d'une politique en vue de dithyrambes et d'arcs de triomphe —, tel s'annonçait, charmant, inquiétant, celui qu'on appellera le grand Roi. Ce surnom, il faut le lui laisser, mais il est remarquable que personne n'ait dit que Louis XIV fut un grand homme. Il est grand comme roi, comme officiant de la royauté. Les gloires des ancêtres, la richesse, la fortune et la beauté de la France le revotent d'une splendeur qu'il porte comme le vêtement qui lui est naturel. Du culte dont il est l'idole, il est le grand prêtre croyant, de foi tranquille, impeccable dans l'accomplissement des rites. Ce n'est pas en vain qu'il s'est proposé de montrer, comme il a dit, qu'il y a encore un roi au monde. Non seulement pour son temps, où les rois ont imité son palais, sa Cour, sa personne, son geste, tout son air, mais pour tous les temps, il est le type de ce personnage qu'on appelle le Roi. Il est un document et un témoin d'éclat dans l'histoire de la puissance monarchique, qui est aussi celle de l'aptitude étonnante des hommes à l'admiration et à l'obéissance. Mais, dépouillé de la royauté, il est un honnête homme, comme il y en avait beaucoup en ce temps-là à la Cour et à la Ville. Ni La Bruyère ne fait attention à lui, ni Saint-Simon.

 

 

 



[1] SOURCES. Les Œuvres de Louis XIV, Paris, 1806, 6 vol. Mémoires de Louis XIV pour l'instruction du Dauphin, édit. Ch. Dreyss, 2 vol., Paris, 1860. Colbert, Journal fait par chacune semaine de ce qui s'est passé pour servir l'histoire du Roi, au tome VI des Lettres,... éditée, par P. Clément. Lettres du P. Paulin, confesseur du Roi, au cardinal Mazarin, dans le P. Chérot, La Première jeunesse de Louis XIV (1649-1653), Lille, 1892. Les Mémoires du temps, notamment ceux de Madame de Motteville, de Mademoiselle de Montpensier. Journal de la santé du Roi Louis XIV (1647-1711) écrit par Vallot, d'Aquin et Fagon, édité par J.-A. Le Roi. Paris, 1862. Médailles sur les principaux événements du règne de Louis le Grand, ouvrage publié par l'Académie des Médailles et Inscriptions, Paris, 1702. Saint-Simon, Parallèle des trois premiers rois Bourbons. Les Relations des ambassadeurs vénitiens Giovanni Battista Nani (août 1660), Alvise Grimani (1660-64), Alvise Sagredo (1664-65), au t. III des Relazioni...

OUVRAGES A CONSULTER. Outre ceux du P. Chérot et de Lacour-Gayet : Sainte-Beuve, Les œuvres de Louis XIV, Causeries du lundi, t. V, p. 313 ; Le Journal de la santé du Roi, Nouveaux lundis, t. II, p. 36o. A. Pératé, Les portraits de Louis XIV au musée de Versailles, Versailles, 1896.

[2] Voir Réflexions sur le métier de Roi, dans l'édition Dreyss des Mémoires, t. II, p. 518. Ce morceau est du Roi lui-même, et, à cause de cela, très intéressant. Les mémoires sont recouverts de style étranger. Voir sur la façon dont ils ont été rédigés : Dreyss, t. I, introd.

[3] H. Taine, La Fontaine et ses fables, Paris, 1861, pp. 217-18.

[4] Une gravure mise au frontispice d'une traduction d'un traité de Hobbes représente un géant sortant à mi-corps d'une montagne, couronne en tête, l'épée dans la main droite, la balance dans la main gauche. Son buste et ses deux bras sont couverts d'une infinité de personnages tout petits, hommes, femmes, gens d'église entassés. Voir, dans Lacour-Gayet, l'Éducation politique... tout le Livre II la théorie du pouvoir royal chez les contemporains de Louis XIV, et dans P. Janet, Histoire de la science politique, 2e édition, 2 vol., Paris, 1887, les quatre premiers chapitres du livre IV.