HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LA PÉRIODE MAZARINE (1643-1661).

CHAPITRE II. — LA FRONDE (JANVIER 1649 - JUILLET 1653)[1].

 

 

I. — RÉFLEXIONS SUR LA FRONDE.

LA guerre civile fut nommée Fronde, d'un jeu d'enfants interdit par la police, et ce fut en effet un jeu, mais abominable. Un moment, il s'agit d'une réforme de l'État, et cette réforme était nécessaire, et. très justes étaient les griefs et les colères et même les fureurs contre le gouvernement du cardinal, mais, tout de suite, au Parlement qui réclame la réforme et se charge de la faire, se joignent des princes, des grands seigneurs et leurs clientèles, dont les mobiles sont la cupidité vulgaire, des amours presque tous frivoles, des humeurs, des caprices, ou seulement le besoin de remuer.

Au cours des quatre années de la Fronde, Monsieur et le prince de Condé seront tantôt alliés et tantôt ennemis, tantôt avec et tantôt contre le Roi, le premier toujours incertain et léger, le second toujours inquiet et emporté. — Mademoiselle, l'étonnante fille de Monsieur, lorsqu'elle ferma au Roi les portes d'Orléans, a-t-elle obéi à une suggestion, son astrologue lui ayant prédit qu'elle ferait ce mois quelque chose d'extraordinaire ? Et quand, M. le Prince étant sur le point d'être écrasé par les troupes du Roi contre la porte Saint-Antoine, elle commanda d'ouvrir cette porte et de tirer sur l'armée royale le canon de la Bastille, a-t-elle voulu mettre le Roi en si mauvaise position qu'il fût forcé de demander sa main, et se venger ainsi d'un mot qu'aurait dit la Reine mère : Le Roi ne sera pas pour son nez, quoi qu'elle l'ait fort long ? — Mme de Longueville, la sœur de Condé, délicieusement belle par les couleurs de son visage, par le bleu turquoise de ses yeux et par le blond argenté de ses cheveux, et qui ressemblait beaucoup plus à un ange qu'à une femme, souffrait-elle, étant née princesse, de n'être que duchesse de Longueville, bien que le duc son mari descendît du plus illustre des bâtards royaux, le beau Dunois, et voulut-elle prouver au Roi et au monde par ses révoltes qu'elle était du légitime sang de France ? Ou bien, la belle ennuyée qui répondait, quand on voulait la distraire : Que voulez-vous ? Je n'aime pas les jeux innocents, voulut-elle s'amuser à des jeux qui ne l'étaient pas ? Et le jour, où, dans un conseil de famille, elle pressa son grand frère Condé d'entrer en guerre contre le Roi, sa raison était-elle que, si le royaume demeurait en paix, elle serait forcée de retourner auprès de son mari, avec éclat trompé par elle, et qui l'avait appris après que tout le monde le savait depuis longtemps ? — Turenne, le grave et obscur Turenne, que se passait-il derrière ses gros sourcils rassemblés ? Fils du duc de Bouillon, à qui Richelieu a pris Sedan, travaille-t-il à la revanche de sa famille ? Il essaiera de débaucher une armée du Roi, et conduira en Champagne les troupes espagnoles. Peut-être il a voulu seulement mettre ses services à plus haut prix par sa trahison même. De fait, après la première guerre, il demandera pour se réconcilier le titre de généralissime des armées de Sa Majesté et le gouvernement de l'Alsace. Ou bien, se prit-il à la jolie flamme du bleu turquoise et au reflet des cheveux argentés ? On dit qu'il bredouilla une déclaration à Madame de Longueville. — Quant à Paul de Gondi, neveu et coadjuteur de l'archevêque de Paris, il est un très curieux personnage, le plus intelligent parmi tout ce monde de la Fronde. Capable d'idées politiques, il en a exprimé quelques-unes en termes admirables. Il a très bien vu que le grand vice de la monarchie était qu'avec l'apparence d'avoir des lois elle n'en avait pas. Il a décrit le geste de ceux qui, au commencement des troubles, cherchèrent les lois à tâtons, et ne lés trouvèrent pas et s'effarèrent. Ce fut un habile manieur d'hommes et de femmes, un tel charmeur que ni sa vilaine mine de myope trop brun, à jambes tortues, et vêtu d'élégances voyantes, ni sa vilaine conduite publique et privée, n'ont empêché qu'il fût admiré et aimé par de très honnêtes gens. Il pratiqua le populaire autant que la Cour, les gens des galetas comme les messieurs du Parlement. Certainement une puissance était en lui. Qu'a-t-il voulu en faire ? Lui aussi est un érudit qui cherche des modèles dans le passé, mais ces modèles, ce n'est pas l'austère Caton l'ancien, ni le héros Caton d'Utique, ni le légal Pompée, c'est Coriolan, Marius, Catilina, Fiesque. Il s'essaya dans ces rôles, mais sans pouvoir, ni vouloir les jouer jusqu'au bout. Ce Coriolan entendait devenir cardinal et le devint en effet. Était-ce donc un moyen pour lui d'arriver au ministériat, la coutume paraissant s'être établie qu'il fallût être cardinal pour passer premier ministre ? Ou bien fut-il un dilettante, spectateur et acteur amusé d'une tragi-comédie, auteur en même temps, trouvant la scène à faire, et s'il ne l'a trouvée qu'après coup, imaginant qu'elle a été jouée pour l'insérer parmi les mensonges de ses Mémoires ?

L'historien n'a pas le temps de chercher une réponse à ces devinettes. Ce qui l'intéresse, c'est que la France fut déchirée par des gens qui n'avaient pas une idée noble, pas un sentiment généreux, quelques honnêtes parlementaires et bourgeois exceptés. Rien n'est plus triste ni plus honteux dans notre histoire que ces quatre années de guerre sans honneur pour personne, si ce n'est pour quelques officiers inconnus de vieux régiments, dont la ferme fidélité sauva le Roi et la France. Michelet disait : On croit écrire l'histoire de Charenton, moins folle que honteuse, ou encore : J'ai grand mal au cœur de conter tout cela. Il faut le conter pourtant, si vite que ce soit. L'histoire de la Fronde éclaire l'inachèvement de l'État et de la patrie. Elle révèle une effrayante incapacité de se réunir, de se concerter, de trouver des moyens et des idées pour les opposer à la force du Roi. Enfin, la Fronde observée et comprise par l'enfant Roi explique, pour partie, les idées et les sentiments politiques de Louis XIV.

 

II. — LES DEUX PREMIÈRES GUERRES ET LES ENTRACTES.

UNE première guerre dura trois mois presque sans actions militaires. Les Parisiens firent quelques démonstrations ridicules, dont ils s'amusèrent énormément. Condé, avec quelque mille hommes seulement, bloqua la ville ; aux rares occasions où il rencontra les bourgeois, il fut le torrent qui emporte tout.

Le Parlement ne voulut pas convenir qu'il fût en état de révolte. Il fit savoir au Roi que ce n'était pas contre lui qu'il prenait les armes, c'était contre Mazarin : il est, dit-il, honteux au prince et dommageable aux sujets qu'un particulier prenne trop de part à son affection et à son autorité, celle-là devant être communiquée à tous et celle-ci appartenir à lui seul, et il conclut par ces paroles : Acceptez notre résolution de prendre les armes, non pas comme un acte de rébellion, mais comme un effet de notre devoir. Un jour, un héraut d'armes, venu de Saint-Germain, se présenta devant la porte Saint-Honoré et dit au chef du poste qu'il était chargé d'un paquet pour le Parlement. L'officier courut au Palais pour. prendre les ordres de l'Assemblée qui délibéra : si elle recevait le message, elle y trouverait des commandements du Roi, et, si elle y désobéissait, ce serait une rébellion. Elle refusa donc de laisser entrer le héraut, mais pour la raison qu'un héraut d'armes ne peut être envoyé qu'a un souverain ou bien à un ennemi; or, le Parlement n'était ni l'un ni l'autre, et, s'il différait d'entendre le messager, c'était seulement par respect. Il était condamné à ces subterfuges de juriste. Le cardinal de Retz a très bien dit : On ne fait pas la guerre au Roi sur les conclusions des gens du Roi, et encore : Cette compagnie n'agissait jamais que sur les fondements d'accorder les ordonnances royaux avec la guerre civile.

Les bourgeois, très animés au début, se calmèrent bientôt. Ils trouvèrent que les taxes de guerre se répétaient trop souvent, et aussi les gardes, qu'ils faisaient d'ailleurs monter par leurs domestiques. L'investissement de la ville, l'interception du pain de Gonesse et le pillage des maisons de campagne par les soldats les fâchèrent. Et ils voyaient dans les rues des visages patibulaires, force populace armée de bâtons, de haches et autres armes de cette qualité, qui portent sur leur face le dessein de la sédition. Ces gens-là ne respectaient rien. Dès les premiers troubles, au mois d'août 1648, ils avaient insulté le gouverneur de Paris, un maréchal de France; ils auraient jeté à l'eau le chancelier de France, s'il n'avait pas réussi à se réfugier dans une maison, où il se blottit dans une armoire; ils avaient tutoyé le Premier Président. Les bourgeois ne pouvaient rester longtemps en si mauvaise compagnie.

Ce n'était pas pour eux une compagnie meilleure, celle des princes qui combattirent ou intriguèrent du côté de la Fronde : madame de Longueville et son frère Conti, qui s'étaient séparés du grand frère Condé pour se donner de l'importance, le due de Bouillon et son frère Turenne, qui essaya d'entraîner l'armée d'Allemagne dans le parti de la Fronde, n'y réussit pas et fut obligé de passer en Hollande, le prince lorrain, d'Elbeuf, un gueux avide et déshonoré. Conformément à une tradition très vieille, les princes demandèrent ou acceptèrent l'aide de l'Espagne, un envoyé espagnol fut même reçu au Parlement.

Les magistrats honnêtes se dégoûtèrent de ce jeu criminel, le Premier Président Molé eut le courage de négocier et de conclure la paix, dans les premiers jours de mars. Le Roi confirma une fois de plus la déclaration de 1648, avec quelques modifications. Les grands seigneurs et les grandes dames vendirent leur soumission au meilleur compte possible. Leurs demandes, dont la liste est longue, étonnante, éhontée, grotesque, furent accordées presque toutes. Alors il fut démontré, et la leçon ne sera pas perdue, qu'il était avantageux de se mal conduire. Le cardinal trouvait son profit à cette opinion :

Tous voulaient maltraiter le cardinal, mais tous voulaient qu'il demeurât pour en tirer avantage... La facilité qu'il avait à pardonner à ses ennemis leur ôtait cette animosité qui se rencontre dans le cœur des personnes qui savent avoir offensé et qui, n'espérant plus grâce, poussent toujours leur offense jusqu'à l'extrémité, et ils trouvaient fort commode de pouvoir espérer de se raccommoder toujours avec lui et de rencontrer en souffrant sa domination les bienfaits et le pardon tout ensemble... Ceux qui furent le plus à plaindre furent les honnêtes gens, privés de récompenses qu'ils croyaient avoir méritées pour leur fidélité... Ils voyaient que toutes les grâces tombaient sur les criminels de lèse-majesté.

Ce fut ensuite un entracte tumultueux. Des parlements de province, en retard sur celui de Paris, menaient des frondes provinciales : parlement d'Aix contre le gouverneur de la Provence ; parlement de Bordeaux contre le gouverneur de la Guyenne. Quelques autres pays qui s'étaient agités superficiellement, la Normandie, dont Longueville était gouverneur, et l'Anjou, s'apaisèrent peu à peu.

Mais des orages se préparaient à la Cour. Condé triomphait de l'avoir sauvée ; ses compagnons d'armes, les petits maîtres l'escortaient, moustaches relevées, la main sur l'épée, spirituels, goguenards et insolents. Il s'était réconcilié avec son frère et avec sa sœur. Madame de Longueville accueillait d'un sourire blasé la Cour et la Ville, qui allaient chez elle à l'adoration. La famille s'acharna contre Mazarin, qu'elle trouvait infiniment ridicule. Condé l'obligea à promettre par un traité en forme qu'il ne ferait rien sans sa permission. Pour enlever la Reine au cardinal, il ordonna à un gentilhomme de se déclarer le galant de cette femme hautaine et fidèle à son Italien. En même temps. il réclamait pour lui et pour ses amis des gouvernements, des honneurs, de l'argent, toute la France.

Mazarin travailla, avec autant de soins qu'il en avait mis dans la négociation de la paix de Westphalie, à coaliser contre Condé tous ceux qui ne voulaient pas laisser au prince et à sa maison toute la curée des honneurs et de l'argent. Il pouvait compter sur Monsieur, qu'offusquait l'éclat de M. le prince, et sur les Vendôme, qui détestaient les Condé ; mais il fallait avoir avec soi les Frondeurs, c'est-à-dire le Parlement et le populaire. Le coadjuteur et Mme de Chevreuse s'offrirent à les procurer, moyennant un salaire, qui leur fut promis. Le 14 janvier 1650 un accord fut conclu entre la Reine et le cardinal d'une part, le coadjuteur et la duchesse de Chevreuse d'autre part. Quatre jours après, Condé, Conti et Longueville furent arrêtés. Personne ne bougea, et même les Parisiens allumèrent des feux de joie.

De nouveau, ce fut la guerre. Des princesses, des ducs et des grands seigneurs coururent les provinces, agitèrent tout ce qui était capable de remuer, et, en fin de compte, ne remuèrent pas grand'chose. Mazarin fit faire au Roi des chevauchées à travers la Normandie, que Mme de Longueville avait essayé de soulever, et la Bourgogne, dont M. le Prince était le gouverneur. Partout où l'enfant passa, ce fut une admiration. La petite armée royale, qui assiégea et prit Bellegarde, fut tellement animée par la présence du Roi que les soldats, disait Mazarin, auraient pris la place par les dents s'il l'avait commandé.

L'effort ne fut sérieux qu'en Guyenne. La princesse de Condé, après l'arrestation de son mari, avait couru à Bordeaux où elle trouva un Parlement qui détestait le gouverneur, une population violente exaspérée par la misère, très bordelaise, capable d'entendre aux propositions de l'Espagne ou de l'Angleterre, et qui applaudissait à des déclamations démocratiques, voire même républicaines. Mais, en août, le Roi, la Reine et Mazarin arrivèrent avec une armée. La ville fut serrée de près, aucun secours ne s'annonçait, et il était grave de résister au Roi en personne. Le Parlement et la bourgeoisie s'effrayèrent de l'alliance des princes avec les démagogues et avec l'étranger. Et l'automne était venu ; les Bordelais ne voulaient pas que les soldats fissent leur vendange. En octobre, Bordeaux capitula.

Pendant ce temps-là, les Espagnols, commandés par l'archiduc Léopold, gouverneur des Pays-Bas, que Turenne assistait, avaient passé la frontière du Nord. Au mois de juin, ils avaient failli prendre Guise ; en août et en octobre, ils avaient menacé Paris, puis reculé à la nouvelle de la capitulation de Bordeaux. Mazarin mena contre eux l'armée du Roi ; il battit Turenne à Rethel, le 15 décembre, et rentra à Paris.

Deux mois après (février 1651) il était obligé de fuir.

Il n'avait pas tenu les promesses du traité de janvier. Ni la Reine, ni lui ne voulut donner le chapeau de cardinal au coadjuteur. Celui-ci et Mme de Chevreuse conspirèrent de nouveau et gagnèrent Monsieur et Beaufort. Exactement la même coalition qui avait consenti l'arrestation des princes réclama leur liberté. A la fin de janvier 1651, il fut convenu par divers traités que Monsieur aurait la haute main dans le Conseil, que le duc d'Enghien, fils de Condé, épouserait une fille de Monsieur, et Conti, Mlle de Chevreuse, déshonorée par le coadjuteur, qui se vantait d'être son amant, que le coadjuteur aurait le chapeau, etc., etc.

Or Beaufort était adoré par les dames de la halle ; le coadjuteur était aimé de ses curés et de leur clientèle de pauvres et de gueux, et il avait des amis au Parlement, où les honnêtes gens continuaient à détester Mazarin, et où les brouillons recommençaient à brouiller. Le Parlement aussi demanda la liberté des princes et même l'exil du cardinal qui, se voyant seul contre tous, perdit la tète, et fila dans la nuit du 6 au 7 février. Il comptait que la Reine irait le rejoindre en Normandie, mais elle fut bloquée dans le Palais-Royal et gardée à vue. Le cardinal partit pour le Havre, où les princes étaient enfermés, il espérait négocier avec eux quelque accommodement, mais ils se moquèrent de lui. Pendant qu'ils retournaient à Paris, Mazarin prenait le chemin de l'Allemagne ; il s'arrêta à Brühl dans l'électorat de Cologne.

Cet homme avait rassemblé sur lui tous les mécontentements et toutes les haines. Comme le baudet de la fable poursuivi par la clameur de haro, on l'accusait d'être l'auteur de la peste qui désolait le royaume. On voulait se faire croire que les affaires n'allaient si mal que parce qu'elles étaient conduites par un étranger : Allons, Messieurs, à la source du mal, dit un jour au Parlement le conseiller Blancmesnil. Tout ce que nous souffrons vient du cardinal Mazarin. Il est étranger, il n'aime pas la France, ma conscience me dit que c'est là qu'il faut porter le remède. Nous ne respirons plus un air français, mais bien un air italien. Mazarin avait en effet apporté d'Italie un souffle de malaria. Mais, lui parti, on s'aperçut qu'une personne n'est jamais si malfaisante qu'on le croit, et que les causes des grands maux sont diverses et profondes. On vit, en effet, se produire dans tout le royaume des mouvements de navire dont le gouvernail ne va plus. Une assemblée de la noblesse réclama les États généraux, le remède habituel des temps de maladie, mais qui n'avait jamais guéri son malade. Le Parlement, qui prétendait être lui-même les États généraux, se fâcha qu'on osât faire cette proposition. Des gens de robe se querellèrent avec des gens d'épée, des gentilshommes parlèrent de jeter le Premier Président à la Seine. La Cour accorda les États généraux, on procéda aux élections, des cahiers furent rédigés, mais les États ne se réunirent point.

De Brühl, Mazarin conseillait la Reine, qui se mit à flatter Condé et à feindre de se mettre à sa dévotion. Le prince imprudemment rompit avec ses alliés et les brava. Conti refusa le mariage promis à Mlle de Chevreuse. Mme de Chevreuse alors se retourna vers Mazarin et lui fit savoir qu'elle était libre présentement et pouvait le servir par des moyens indubitables. Le coadjuteur conduisit avec elle l'intrigue contre Condé, des scènes étranges se succédèrent dans le Parlement et dans la rue, et, à la fin, Beaufort, le coadjuteur, le Parlement et la rue s'étant mis d'accord, un traité fut conclu au mois d'août 1631. La coalition qui avait permis à Mazarin de faire arrêter les princes en janvier 1650, puis l'avait obligé lui-même à s'exiler en février 1651, se trouva refaite contre M. le Prince.

Condé quitta Paris, en septembre, au moment où le Roi, ayant ses treize ans et un jour, fit au Parlement la déclaration de sa majorité. Il s'en alla dans le gouvernement de Guyenne, qu'il avait exigé en échange de celui de Bourgogne, et la guerre recommença. La Reine et le Roi, escortés d'une petite armée, mais de vieilles troupes fidèles, se rendirent à Poitiers. L'armée refoula Condé derrière la Charente, au delà de laquelle il s'était avancé, puis derrière la Dordogne. Comme il avait traité avec l'Espagne à laquelle il avait livré des places, le Parlement avait enregistré une Déclaration du Roi contre le rebelle et le traître. Il semblait qu'il eût perdu la partie, mais, à la fin de décembre 1651, on apprit que le cardinal arrivait avec une armée recrutée en Allemagne et qu'il se dirigeait vers Poitiers.

L'exilé avait craint d'être desservi auprès de la Reine. On ne manquerait pas, pensait-il, de discréditer ses conseils, en disant qu'il n'était plus au courant des choses. Il craignait pire encore : Je sais que vous avez dit à Lionne[2] plusieurs fois, écrit-il à la Reine, pourquoi il ne prenait pas mes chambres, lui témoignant tendresse de ce qu'il se mouille en traversant la cour ; cela m'a fait perdre le sommeil deux nuits de suite et de pareilles choses seraient capables de me faire mourir. Il se souvenait qu'autrefois la Reine lui avait témoigné tendresse qu'il eût la peine de traverser le jardin du Palais-Royal pour aller auprès d'elle. Il voulut donc revoir la Reine, la revoir au péril de sa vie, lui écrivait-il, trois jours seulement, — mais il en mourrait, le pauvre, — la revoir ne fût-ce que deux heures, et, si cette entrevue se fait, on verra des choses qui peut-être ne sont jamais arrivées, et enfin : Tout périra ou je vous verrai dans quinze jours. La Reine, du reste, l'avait pressé de revenir, elle ne supportait pas son absence. Un jour, pendant le second exil du cardinal, elle lui écrira : Je m'ennuie fort. Je n'ai pas la force d'écrire longtemps ni ne sais trop bien ce que je dis. J'ai reçu de vos lettres tous les jours, sans cela je ne sais pas ce qui arriverait. Adieu, je n'en puis plus !

Cette odieuse rentrée de Mazarin ralluma la guerre.

Le Parlement offrit 30.000 écus de la tête du cardinal, Monsieur et Condé s'engagèrent l'un envers l'autre à ne pas déposer les armes qu'ils ne l'eussent jeté hors du royaume (décembre 1651-janvier 1652). Condé, comme il avait négocié avec les Espagnols, négocia avec les Anglais, plusieurs armées se mirent en campagne : armées du Roi, de Mazarin et des princes. Mademoiselle un moment voulut avoir la sienne et elle entretint en effet des compagnies. Il faut nous arrêter à considérer tous ces faits, ces levées d'armées et ces négociations avec l'ennemi, qui aujourd'hui seraient des crimes et qui alors n'étonnaient à peu près personne. L'explication en est dans l'inachèvement de l'État.

 

III. — L'INACHÈVEMENT DE L'ÉTAT.

LE royaume de France était rempli de survivances féodales. Tous les Français n'étaient pas au même degré les sujets du Roi qui avait sa clientèle particulière.

Puységur, un des officiers qui ne bronchèrent pas pendant les désordres, raconte dans ses mémoires qu'un jour de l'année 1649, étant à Saint-Germain, où la Cour venait de se réfugier, il faisait son service de maitre d'hôtel et grattait à la porte du Roi pour l'avertir qu'il était l'heure de souper. M. d'Elbeuf qui allait, la nuit même, s'enfuir à Paris et se mettre au service de la Fronde. l'accosta et lui dit Puységur, vous êtes de mes amis... J'ai ordre de vous offrir cent mille écus si vous venez avec moi. Puységur répondit :

Monsieur, dans la fonction que je fais présentement d'aller chercher le Roi pour le faire vivre, ayant l'honneur d'être son maître d'hôtel, né son sujet, et lieutenant-colonel d'un de ses vieux régiments, il n'y a pas d'apparence que je me mette avec des gens qui lui veulent faire la guerre.

Une autre fois, le comte d'Harcourt parlait devant lui de ne pas obéir à un ordre déplaisant ; Puységur lui rappela l'obligation où il était d'obéir puisqu'il était au Roi, étant son écuyer. Enfin, comme Monsieur lui-même, au moment de rompre avec la Cour, lui offrait une grâce, il la refusa. Il fait à ce propos cette déclaration :

Je le remerciai de sa bonne volonté ; je savais qu'il commençait déjà d'être brouillé avec la Reine, et je ne voulais pas avoir d'engagements avec lui, encore moins d'obligations. La raison en est parce que, quand nous sommes engagés et obligés à quelqu'un, il le faut servir quand il a besoin de nous.

Ce loyal serviteur admettait qu'une obligation envers le Roi, comme d'être son maitre d'hôtel, lieutenant-colonel d'un de ses régiments ou son écuyer, ajoutait au devoir des nés sujets, lequel pouvait être annulé par une obligation envers une autre personne brouillée avec le Roi. Il y avait donc un patronage particulier du Roi où entraient tous les serviteurs de sa personne. Ce patronage était recherché même par de très petites gens. Le jour où la majorité de Louis XIV fut. déclarée, on vit dans le cortège de pauvres gentilshommes campagnards montant des chevaux harassés : ils étaient venus de Normandie s'offrir au Roi.

Comme le Roi, les princes et les seigneurs étaient patrons de clientèles. Condé avait des vassaux et des sujets dans ses duchés d'Enghien, Châteauroux, Montmorency, Albert et Fronsac. Il avait des régiments à lui, dont les officiers devaient à lui seul leur obéissance. En septembre 1651, ces régiments se trouvaient à la frontière de Picardie en face des Espagnols, près de l'armée, non avec les grands corps, en un petit séparé. Sur l'ordre de Condé, ils quittèrent leur poste et marchèrent vers la Loire pour aller combattre l'armée du Roi. Les officiers qui commandaient les places dont il était gouverneur, Dijon et Bellegarde en Bourgogne, Clermont, Jametz et Stenai en Lorraine, Montrond en Bourbonnais, ne recevaient d'ordres que de lui. Son autorité personnelle était grande dans les provinces qu'il gouvernait au nom du Roi. D'autre part, de grands personnages lui étaient liés par des obligations : des gouverneurs de province, comme le comte de Daugnon, un maréchal de France, Tavannes, un commandant d'armée, Marchin. Au moment où le prince arriva en Guyenne, Marchin commandait pour le Roi en Catalogne ; étant l'homme de Condé, il se crut obligé à le rejoindre. Les Espagnols assiégeaient Barcelone ; il refusa de leur livrer la place, la laissa suffisamment garnie et s'en alla. Il conciliait ainsi ses deux devoirs. Ces personnages étaient la grande clientèle du prince ; la petite était très nombreuse. Sitôt que l'on prévoyait une entreprise de lui, sa cour s'emplissait de gens incertains qui s'offrent toujours au commencement des partis. Puis il entretenait des gens de plume, commensaux pensionnaires, comme Marigny, un bel esprit dont la fonction était de divertir M. le prince, et de diriger le service de la presse, comme dit le duc d'Aumale, — il y avait une imprimerie à l'hôtel de Condé — et enfin les gens de main organisateurs de désordres ; par exemple, un certain bâtisseur, entrepreneur de couvertures et charpentes, qui fournissait à M. le Prince force manœuvres pour faire bruit pour lui dans le Palais et ailleurs partout.

M. le Prince avait donc tous les moyens de faire la guerre civile. Sa qualité de prince du sang lui en donnait presque le droit. Elle contenait une sorte de puissance indéfinie : Il faut, disait Mademoiselle, que les intentions des Grands soient comme les mystères de la foi ; il n'appartient pas aux hommes de les pénétrer. On doit les révérer et croire qu'elles ne sont jamais que pour le bien et le salut de la patrie. Un prince du sang était au-dessus des lois, tout le monde en convenait. Mazarin savait les princes si redoutables que le principal de sa politique fut d'éviter d'avoir contre lui à la fois le duc d'Orléans et Condé. Il disait que le salut de l'État consistait en la désunion des princes.

Un prince du sang se faisait accroire aisément qu'il pouvait sans trahison négocier avec l'étranger. En 1665, Condé traita avec le roi d'Espagne en son nom et au nom de ses confédérés, Armand de Bourbon, prince de Conti, prince du sang, Anne de Bourbon, duchesse de Longueville, princesse du sang, etc. Il ne se mit pas au service du roi Philippe, il agit avec lui de puissance à puissance. Il écrivit au préambule du traité que lui et ses confédérés sont intéressés par la grandeur de leur naissance et par leurs vertus au bien de l'État et au repos de la chrétienté. Prince du sang de France, il était en effet un membre éminent de la chrétienté.

Ces accords avec l'étranger ne faisaient pas scandale. — Quand le duc de Lorraine, envoyé par l'Espagne, amena ses bandes allemandes à Paris, il y eut entre Paris et Villeneuve-Saint-Georges, où il campait, un va-et-vient de carrosses remplis de belles dames à qui le duc promettait de donner les divertissements d'une bataille. — Plusieurs fois des troupes espagnoles au service des princes entrèrent dans Paris et personne ne hua leurs drapeaux rouges marqués de la croix de saint André. Mademoiselle invitait les officiers étrangers à ses fêtes. Un jour, elle voulut aller se promener au bois de Boulogne, ce qui était une aventure, l'armée du Roi étant dans le voisinage. Une escorte d'Espagnols s'offrit à la suivre ; cela lui parut un peu drôle, mais l'officier qui commandait lui dit qu'il ne fallait pas s'étonner de voir les Espagnols dans le parc de Madrid[3], et le mot l'amusa.

Le sentiment national était alors seulement comme une fierté d'être la France, avec une idée de devoirs envers la patrie, apprise par les gens instruits dans l'histoire des cités antiques. La France ne se connaissait pas bien ; elle ne vivait pas ensemble. L'épisode des États généraux convoqués et, qui ne se réunirent pas est curieux. Presque personne ne semble s'être intéressé sérieusement à cette affaire. Des gentilshommes, qui s'étaient concertés pour mettre la noblesse en mouvement, se plaignirent dans une lettre circulaire qu'elle souffrit du défaut de communication. Le mot était vrai de la nation entière : elle ne communiquait pas avec elle-même, elle ne pouvait pas être une patrie, comme est la France aujourd'hui.

L'ennemi en ce temps-là n'était pas l'ennemi autant qu'il l'est à présent. La guerre se faisait de couronne à couronne, plutôt que de peuple à peuple, et avec de petites forces, par des soldats de profession, aux frontières, où l'on s'égratignait, cruellement, il est vrai, mais l'enjeu n'était pas l'honneur ni la vie d'un peuple. Pour toutes ces raisons, ni la guerre civile ni la guerre étrangère n'étaient au DY siècle ce qu'elles sont pour nous. Juger avec nos idées les hommes de ce temps-là serait très mal juger.

Mais il faut raconter la dernière période des guerres civiles.

 

IV. — LA GUERRE GÉNÉRALE.

Au midi, d'Harcourt contenait Condé. L'armée de Mazarin s'empara d'Angers en février i652, et soumit l'Anjou que Rohan avait mis en révolte. Le Roi et la Reine rejoignirent une petite armée où commandait Turenne sur la Loire moyenne. Le maréchal, après avoir hésité entre les offres de la Cour et celles de Condé, s'était décidé pour la fidélité au Roi, qui avait mis la plus forte enchère. Mais, du Nord, s'avançaient vers la Loire le duc de Nemours et Beaufort, le premier commandant les troupes de M. le Prince grossies d'un contingent espagnol, et le second, celles de Monsieur. Arrivé près d'Orléans, Turenne apprit que Mademoiselle était dans la ville et défendait qu'on ouvrit les portes. Il alla passer la rivière à Gien. Cependant les armées des princes étaient arrivées en Gâtinais. Condé, s'échappant de la Guyenne avec une poignée d'amis, vint se mettre à leur tête (avril 1652). Il se jeta sur l'armée du Roi à Bléneau, culbuta ce qu'il rencontra, mais Turenne rétablit le combat. Condé laissa ses troupes pour courir à Paris, Turenne fit conduire la Cour à Saint-Germain, et il attaqua l'armée des princes qui, dans sa marche vers Paris, s'était avancée jusqu'à Étampes, où il la tint bloquée. Il sut alors que le duc de Lorraine arrivait. Expulsé de son duché par Richelieu, cet étrange personnage avait gardé une armée, dont il était le propriétaire. C'était un entrepreneur de guerres, qui promenait sa machine et travaillait alors pour l'Espagne. Ses 6.000 soldats, traînant derrière eux une foule de goujats et de vivandiers et des troupeaux de chevaux, de vaches et de moutons volés, s'établirent à Villeneuve-Saint-Georges. Turenne quitta Étampes pour aller manœuvrer autour du Lorrain, qui, d'ailleurs, n'avait guère envie de se battre, craignant les dégâts pour sa machine, et s'en alla après que Mazarin lui eut payé sa retraite (juin 1652).

L'armée des princes, après le départ de Turenne, s'approcha de Paris, et occupa la presqu'Ile de Gennevilliers et Saint-Cloud. L'armée du Roi, concentrée à Saint-Denis, était la plus forte. Condé, menacé dans Saint-Cloud, résolut de gagner Charenton pour s'y couvrir par la Seine et la Marne. Comme il longeait les murs sur la rive droite, il fut attaqué et mis en grand péril par Turenne à la hauteur de la porte Saint-Antoine. C'est alors que Mademoiselle fit ouvrir la porte à Condé et tirer le canon de la Bastille sur les troupes royales qui s'arrêtèrent. Condé et ses troupes se réfugièrent dans la ville ; voici donc les princes dans Paris, et le Roi dehors (1er juillet 1652).

Depuis que le Roi était sorti de Paris, la ville, demeurée neutre entre lui et les princes, se démenait dans l'anarchie. Un maréchal de France, gouverneur pour le Roi, la municipalité au fond conservatrice et royaliste, le Parlement, Monsieur, et à défaut de Monsieur, Madame ou Mademoiselle y commandaient. Des braves gens qui n'étaient ni frondeurs ni mazarins, ne voulaient que le bien de l'État. D'autres braves gens étaient persuadés jusqu'au martyre de la justice de la cause de MM. les princes. D'autres braves gens encore fussent morts avec joie pour la défense de la cause de la Cour. D'innombrables badauds et gobe-mouches s'agitaient et se faisaient de fête. Le badaud est appelé Monsieur On par les gazettes, qui lui donnent des oreilles immenses et profondes à loger tous les cancans et toutes les bêtises. Les Messieurs On s'amusaient à jouer au soldat :

Étant dans leurs familles

Avec leurs femmes et leurs filles

Ils ne disent parmi les pots

Que mots de guerre à tout propos,

Bombardes, canons, coulevrines,

Demi-lune, rempart, courtine,

Poste, terre-plein, bastion,

Lignes, circumvallation,

Mon tire-bourre, mon écharpe,

Le parapet, la contrescarpe...

Et d'autres tels mots triomphants

Qui faisaient peur à leurs enfants.

Les rues et les carrefours étaient remplis de paysans réfugiés, de malades refusés par les hôpitaux encombrés, de mendiants nourris aux portes des curés et des couvents, d'ouvriers sans ouvrage et de soldats licenciés. Dans cette foule misérable se recrutait le camelot qui hurlait les journaux à un sou et le manifestant émeutier à tant par jour.

Monsieur et Condé se surveillaient et se suspectaient l'un l'autre avec raison. Le boute-en-train des émeutes, Gondi, était devenu, en février 1652, le cardinal de Retz et il sentait l'inconvénient de la pourpre qui était de le gêner par sa dignité. On ne le voyait plus nulle part, excepté chez Monsieur, qu'il voulait séparer de Condé pour le mettre à la tête d'un tiers parti. Au Parlement et à l'Hôtel de Ville la majorité aspirait sans le dire au retour du Roi. Sur le Pont-Neuf, une foule à demeure insultait les carrosses et ne les laissait passer qu'après avoir fait dire aux belles dames de grosses ordures contre le Mazarin pour prix de leur passage. Des gens allaient au Luxembourg, où demeurait Monsieur, crier qu'ils savaient bien que Monsieur se tirera toujours d'affaire quand il voudra, mais qu'eux, ils voulaient en finir, et qu'il fallait leur donner la guerre ou la paix. Les parlementaires, hués au sortir du palais, se déguisaient ou passaient vite entre des escortes de soudards payés par eux. On leur disait : Messieurs du Parlement, voilà quatre ans que vous excitez le peuple, et cela pour vos gages, n'ayant rien produit que la guerre civile, le siège de Paris, la retraite du Roi, la ruine du commerce. Tirez-nous de la misère ou nous vous assommerons.

Monsieur et Condé voulurent forcer la municipalité, qui demeurait neutre autant qu'il lui était possible, à se déclarer pour leur cause. Le 4 juillet, une assemblée extraordinaire fut tenue à l'Hôtel de Ville, où avaient été convoqués des députés des cours souveraines, du clergé, de l'université, et de notables bourgeois. Une foule énorme couvrait la place de Grève. L'assemblée avait commencé de délibérer sur les voies de la sûreté — c'était l'ordre du jour très vague, — et elle paraissait incliner au retour du Roi sans Mazarin, quand les princes arrivèrent. Ils dirent quelques paroles de remerciement pour l'hospitalité donnée aux troupes après le combat de la porte Saint-Antoine, et sortirent sans avoir fait une proposition. A peine étaient-ils dehors que des coups de feu partirent de la place, les archers de la ville ripostèrent, des membres de l'assemblée qui se montrèrent aux fenêtres ou essayèrent de se sauver furent tués. L'émeute entra dans l'Hôtel par la porte en feu, au-dessus de laquelle la fumée noircissait la statue d'Henri IV, éraflée par les balles.

Il est impossible de décider si Condé avait ou non préparé cette journée, mais il est certain que les princes ne firent rien pour arrêter le massacre et l'incendie. A peine rentrés au Luxembourg, on vint les avertir que l'Hôtel de Ville brûlait. Monsieur, qui changeait de linge (ayant eu très chaud), sortit en chemise de sa chambre et dit à Condé : Mon cousin, allez à l'Hôtel de Ville, vous donnerez ordre à tout. — Monsieur, répondit Condé, il n'y a pas d'occasion où je n'aille pour votre service, mais je ne suis pas homme de sédition, je ne m'y entends pas et je suis fort poltron.

Les princes organisèrent un gouvernement insurrectionnel : Broussel fut élu prévôt des marchands, Beaufort gouverneur de Paris, Monsieur lieutenant-général du royaume, et Condé commandant général des armées, mais le massacre de l'Hôtel de Ville avait fait horreur, et tout le monde était las d'un désordre sans issue.

Personne ne l'était plus que les princes. Ils négociaient depuis longtemps avec la Cour et avec Mazarin chacun pour soi, à l'insu de l'autre. Quand on demandait à Monsieur pourquoi il négociait, il s'arrêtait de siffler, et répondait : Mais que faire ? Tout le monde négocie, je ne puis rester seul. Tous les grands en effet imitaient les princes C'était un abîme de négociations, dont personne n'a jamais vu le fond, écrit La Rochefoucauld, qui sut où prendre son mépris de l'humanité. — Un jour, le duc de Lorraine exigea qu'un accord qu'il avait conclu avec Monsieur et Condé fût bien et valablement signé, et il dit ce mot juste : Nous autres princes, nous sommes tous fourbes.

Du moins ils sentaient l'inanité de leur conduite et de leur vie. N'avez-vous pas découvert quelque île nouvelle pour moi ? demandait Condé. Mme de Longueville, à Bordeaux, se plaignait d'être exposée tous les jours depuis les coups de poing jusqu'aux coups de canon, et elle s'ennuyait : J'ai si peu de divertissements au lieu où je suis ! Elle priait Chapelain de lui envoyer la huitième partie, qui venait de paraître, du roman de Polexandre. Monsieur soupirait et bâillait : J'ai réfléchi toute la nuit, dit-il un jour au cardinal de Retz, j'ai rappelé dans ma mémoire toute l'intrigue de la Ligue, toute la faction des Huguenots. Je n'y ai jamais rien trouvé de si difficile que ce que je rencontre à tout moment devant moi. Il avait raison, car la Ligue et les Huguenots savaient au moins ce qu'ils voulaient et ils avaient de grandes passions sincères. C'est une chose cruelle, disait encore Monsieur, que de se trouver dans un état où il est impossible de faire quelque chose de bien. Tout le monde se trouvait en cet état-là.

Un seul prétexte demeurait à la résistance : Point de Mazarin ! Le Mazarin s'en alla en août 1652, moins loin que la première fois, jusqu'à Bouillon seulement. Dès lors, si l'on continuait de faire la guerre, c'était au Roi tout seul. Pourtant trois mois passèrent encore dans la plus pitoyable confusion. En juillet, une armée espagnole avait pénétré jusqu'à Chauny et s'était retirée. Les Espagnols ne se souciaient pas de faire gagner des victoires aux princes ; ce qui leur importait, c'était de perpétuer l'anarchie. Des Wurtembergeois et des Lorrains, commandés par le duc bandit qui était revenu, bloquèrent Turenne retranché à Villeneuve-Saint-Georges. La Cour se tenait à Compiègne, attendant les événements. Elle vit arriver des députations qui la prièrent de rentrer à Paris, elle exigea la démission de Broussel, le prévôt insurrectionnel, et cette démission fut donnée. La ville refusa les vivres aux troupes de Condé et du duc de Lorraine, qui furent obligés de décamper.

Les princes allèrent à deux prendre congé de Mademoiselle :

Nous nous en allons contents, dit M. le prince, tâcher à faire quelque chose ce reste de beau temps ; puis, quand nous aurons mis les troupes en quartiers d'hiver, nous reviendrons au bal et aux comédies. L'on a furieusement de la peine, il faut avoir du plaisir.

Mademoiselle espérait qu'ils seraient vainqueurs, car, si le Roi rentrait sans conditions, il faudrait qu'elle s'en allât passer l'hiver à la campagne, ce qui était pour elle une aventure inimaginable :

Je croyais cela une chose impossible, de sorte que je les priai de faire des choses si extraordinaires qu'ils fussent en état de faire la paix, afin que nous passions tous le carnaval à Paris avec bien de la joie.

Elle pleura à la pensée qu'elle ne verrait plus dans la grande allée des Tuileries l'habit de M. le Prince, un habit fort joli avec des couleurs de feu, de l'or, de l'argent, et du noir sur du gris, et l'écharpe bleue à l'allemande sous un justaucorps qui n'était pas boutonné. Cette scène de la séparation des princes est admirable.

Cependant la ville demeurait comme inerte, il fallut que les agents de la Cour organisassent une cabale du Roi et des manifestations bien payées. Enfin le Roi rentra le 21 octobre 1652 glorieusement.

Tout de suite, il rappela Mazarin. Le cardinal se mit en route, cette fois encore avec une armée qu'il avait achetée, mais il ne se pressa pas de revenir à Paris. On lui écrivait : Le corps de cette grande ville est encore un peu malade par la tête et par les pieds, c'est-à-dire qu'il y a encore quelque dérèglement parmi les officiers (le Parlement) et la canaille. Retz avait des allures mystérieuses, on lui attribuait les murmures des rentiers et les allées et venues des intrigants professionnels. Il avait fortifié l'archevêché et garni de grenades les tours de Notre-Dame, il ne sortait qu'escorté de deux cents gentilshommes qui étaient à lui et n'avait pas encore fait visite au Roi. Mazarin se rendit à l'armée qui défendait la Champagne et la Lorraine contre Condé et les Espagnols. La cabale du Roi se fortifia, la police débarrassa le Pont-Neuf de la canaille des laquais et des mendiants armés, et Retz alla se faire arrêter très sottement au Louvre par le Roi. Au mois de février 1653, le cardinal rentra à Paris, qui lui fit un triomphe.

Les troubles étaient apaisés presque partout. C'est à Bordeaux qu'ils se prolongèrent le plus longtemps. On voit se démener dans le désordre de cette ville les princes, Condé, d'abord, et, après qu'il eut quitté la ville pour faire la guerre (en mars 1652), son frère Conti et sa sœur Madame de Longueville, puis le Parlement, la haute bourgeoisie, la petite bourgeoisie démocratique, qui s'était groupée en une sorte de confrérie qu'on appela l'Ormée, les artisans et les pauvres, des capucins et des huguenots. Les princes qui, d'ailleurs, ne s'entendaient pas entre eux ni avec le Parlement, s'appuyaient sur le petit peuple. Le Parlement, qui n'aimait pas les princes et détestait les démagogues, et ne voulait pas aller trop loin contre le Roi, fut. embarrassé du commencement à la fin. La haute bourgeoisie essaya de reprendre le gouvernement de la ville par le rétablissement des libertés municipales. L'Ormée, dont les intentions ne sont pas toutes claires, et qui. eut des idées de République, exigeait une part dans ce gouvernement. Les petites gens des quartiers pauvres attaquèrent les quartiers riches. Il y eut des émeutes furieuses. Et les princes et les catholiques négocièrent avec l'Espagne, pendant que, parmi les Ormistes, un parti huguenot allait droit vers l'Angleterre. En juillet 1653, une armée du Roi vint bloquer la ville et une cabale du Roi prépara la capitulation. L'armée entra le 3 août applaudie à peu près par tout le monde. On aperçoit dans cette histoire ahurissante la diversité des passions et des intérêts en jeu et l'impossibilité pour les diverses sortes d'agités de se réunir dans un effort commun. Le mot de liberté, que tous répètent, n'a pas pour les uns le sens que les autres lui donnent. La Fronde bordelaise, comme la Fronde parisienne, comme toutes les autres Frondes du royaume, a démontré que le désordre où chacun agissait pour soi devait fatalement finir par le Roi pour tous[4].

 

V. — RUINES MATÉRIELLES[5].

PENDANT ces quatre ans de guerre civile, greffée sur la guerre étrangère qui durait depuis dix-huit ans, le fisc avait employé les dernières violences. La levée de la taille, depuis qu'elle avait été mise en parti, ressemblait à une opération de guerre. Les agents des traitants, escortés par des fusiliers, se conduisaient comme en pays ennemi. On a délégué aux traitants l'autorité royale pour lever les tailles avec toutes voies de rigueur, sans aucune excepter, jamais usitées si ce n'est par les ennemis pendant une guerre, disent des Remontrances faites par la Chambre des Comptes. Les voies de rigueur étaient la vie à discrétion aux dépens des habitants, l'enlèvement des denrées et des troupeaux, des contribuables eux-mêmes. Les prisonniers des tailles et des gabelles emplissaient les cachots.

La guerre produisit dans les provinces ses maux habituels. Elle était alors une industrie qui embauchait des ouvriers et les nourrissait aux dépens du pays où elle travaillait. Les entrepreneurs recrutaient difficilement des soldats pour servir dans un pays qui avait été déjà ravagé, et l'on disait que la guerre était décriée dans ces cantons-là, au lieu qu'un capitaine trouvait plus d'hommes qu'il n'en voulait pour aller manger un pays neuf.

Les généraux, qui ne recevaient pas d'argent, ne payaient pas leurs troupes, ils criaient misère à la Cour, mais elle répondait : test à peine si nous avons de quoi servir les tables du Roi La Cour leur reprochait les paieries des armées, mais ils s'excusaient par de bonnes raisons de l'impossibilité d'établir une discipline : Nous perdrions, écrivait d'Harcourt à Mazarin, un grand nombre de bons soldats qui ne peuvent subsister sans désordre, la plupart n'ayant pas reçu un sol depuis dix mois. Le général ajoutait tranquillement : Dans les huit ou dix lieues où nous avons séjourné depuis deux mois, nous avons mangé le pays sans rien laisser.

Les nobles personnes recommandaient leurs biens au Roi, aux princes et aux chefs de corps, et les officiers galants faisaient leur cour aux dames en protégeant leurs terres. En 1652, Bussy était à La Charité, où il retrouva une ancienne amie parmi les dames réfugiées dans la ville :

Aux premières visites que je lui avais rendues, dit-il, je m'étais un peu réchauffé pour elle. Je lui rendais des services qui valaient bien les soins ordinaires des amants, car, dans la ruine générale des peuples, ou par les troupes, ou par les subsistances, je conservai ses terres comme les miennes propres...

Les pauvres gens se sauvaient dans les bois, ou se cachaient dans des souterrains. Si une cachette était découverte, les soldats mettaient le feu à l'entrée ; l'opération s'appelait étouffer une caverne. Des châteaux ou des monastères comme Port-Royal servaient de refuge :

C'est merveille, écrivait la Mère Angélique de Port-Royal en 1649 (pendant le siège de Paris), que toutes les bêtes et les gens ne sont pas morts d'avoir été si longtemps enfermés les uns avec les autres. Nous avions les chevaux sous notre chambre et dans le chapitre, et, dans les caves, nous avions quelques quarante vaches à nous et aux pauvres gens. La cour était pleine de poules, de dindons, canes et oies, et, quand on ne les voulait pas recevoir, ils disaient : Prenez-les pour vous, nous aimons mieux que vous les ayez que les gens d'armes.... L'église était pleine de blé, d'avoine... de pois, de fèves, de chaudrons, de meubles et de toute sorte de haillons.

Les missionnaires de Vincent de Paul trouvèrent à Saint-Quentin 7 à 8.000 pauvres, 1.200 réfugiés, 350 malades. Un prêtre était mort de faim pour n'avoir pas osé demander sa vie. Dans les campagnes, disent-ils, les hommes mangent de la terre, des écorces, des haillons, mais ce que nous n'oserions dire si nous ne l'avions vu et qui fait horreur, ils se mangent les bras et les mains et meurent dans ce désespoir...

La peste suivait les armées à travers le royaume. Après un combat livré en Champagne entre Saint-Étienne et Saint-Souplet, 1.500 morts demeurèrent sans sépulture. Villeneuve-Saint-Georges fut infecté par des cadavres et par les charognes et les saletés amoncelées. Autour d'Étampes, après le siège, des fumiers pourris dans lesquels on a laissé quantité de corps mêlés à des charognes de chevaux exhalent une telle puanteur qu'on n'oserait en approcher... La ville est presque vide d'habitants... Ce qui reste dans les maisons a la peau collée sur les os. Les cimetières sont trop petits pour recevoir les corps, les loups y viennent chercher leur pâture.

On dit qu'à Rouen 17.000 personnes moururent en une année. A Dreux, sur une population de 4.000 âmes, le huitième mourut en 1651. A Limours, que protégeait pourtant le château du duc d'Orléans, le chiffre des naissances s'abaisse de 33 en 1649 à 23 en 1650, 19 en 1652, et le chiffre des morts monte à 34 en 1649, 43 en 1650, et 101 en 1652. Pendant ces trois années et encore l'année suivante, pas un mariage n'a été célébré à Limours. A Verdun (en Bourgogne), il y a eu 86 naissances en 1648, 37 en 1652 ; 73 morts, en 1648, et 224 en 1652[6].

L'admirable charité de saint Vincent de Paul, de ses filles de charité, de ses prêtres et de ses frères de la Mission se dévoua au soulagement des misérables. Elle fut aidée par de belles œuvres comme les Assemblées charitables du Parlement, et par des comités de dames quêteuses[7]. Paris, tout épuisé qu'il fût, trouva en six mois, de septembre 1650 à mars 1651, 80.000 livres qui furent portées en Picardie et en Champagne pour être employées à la nourriture des indigents et à l'achat de semences et d'instruments de travail, mais, dans la seule Champagne, plus de quarante lieues de terres étaient abandonnées. Quand un cri de misère plus aigu arrivait de pas trop loin, on allait au secours. En juin 1652, les dames de Palaiseau écrivent que la moitié des habitants sont malades et qu'il en meurt dix à douze par jour, à cause que le voisinage de l'armée y a mis la peste. Vincent de Paul envoie un chirurgien pour soigner les malades, des prêtres pour les confesser, 16 gros pains blancs, 15 pintes de vin, et il annonce que le lendemain une charrette à trois chevaux portera de la farine et du vin. C'était peut-être assez pour soulager la misère de Palaiseau, mais qu'était la misère de Palaiseau dans l'immense misère ?

 

VI. — RUINES POLITIQUES[8].

LES ruines politiques furent tout autant lamentables. Monsieur s'était sauvé de Paris au crépuscule le lendemain de l'entrée royale. Il fit une paix infâme, selon sa coutume, en dénonçant ceux qui l'avaient conseillé. Condé, qui commandait les troupes d'Espagne, fut condamné par le Parlement à perdre le nom de Bourbon et la qualité de prince du sang et à subir la peine de mort en la forme qu'il plairait à Sa Majesté d'ordonner, mais son frère Conti se réconcilia en épousant une nièce de Mazarin : peu lui importait laquelle, lui faisait-on dire, puisque c'était le cardinal qu'il voulait épouser. Mademoiselle, plus honnête et plus fière, attendit quelque temps avant de demander à rentrer en grâce. En 1637, elle fut appelée à la Cour. La Reine, après lui avoir avoué qu'elle avait eu plus d'une fois envie de l'étrangler, l'embrassa et la présenta au Roi : Voici, dit-elle, une demoiselle qui est bien fâchée d'avoir été méchante ; elle sera bien sage à l'avenir. Ainsi finirent les tristes équipées de la famille royale.

Mazarin n'aimait pas les Français, et il a laissé voir plus d'une fois son mépris pour la nation. La bassesse de plusieurs des plus grands seigneurs passa son espérance. Les mariages des nièces de cet homme, qui avait été de toutes façons vilipendé et honni, sont une de ces choses dont parlait Michelet, qui font mal au cœur. Lorsque le cardinal avait appelé à la Cour l'escadron de ses nièces italiennes, une haute fortune leur avait été prédite, qui s'accomplit en effet. En 1651, Mercœur, un petit-fils de Henri IV, épousa Laure Mancini. Elles furent dispersées par la Fronde, mais lorsqu'elles revinrent après la rentrée du cardinal, les plus grandes dames de France allèrent les recevoir hors la porte Saint-Honoré comme si elles avaient été des reines ou de grandes princesses. Ce fut Anne-Marie Martinozzi qu'épousa le prince de Conti. Olympe Mancini fut donnée à Eugène de Savoie. Dans ces trois unions, le sang des Mazarin se mêlait au sang de France. Anne-Marie Mancini épousa le duc de Bouillon, et Hortense Mancini, Charles-Armand de La Porte de la Meilleraie. Celui-ci était un moindre seigneur, mais petit neveu du cardinal de Richelieu et Mazarin avait voulu unir les deux dynasties cardinalesques pensant peut-être qu'elles valaient bien les royales. La famille mazarine devint une des grandes familles de la chrétienté. On parla du mariage d'une nièce avec le roi d'Angleterre et du mariage d'une autre avec le roi de France. Le cardinal, s'il l'avait voulu, aurait trouvé preneurs pour ses sœurs elles-mêmes. Le duc d'Anville, qui avait un moment espéré une des nièces, désira une des sœurs ; un évêque, qu'il avait prié d'être son intermédiaire, écrivit au cardinal : Il paraît que ce bon gentilhomme a beaucoup de passion d'être honoré de l'alliance de Votre Eminence, puisqu'après les propositions qu'il a faites pour une de Mesdemoiselles vos nièces... son inclination continue aujourd'hui pour une de Mesdames leurs mères.

Tout ce qui avait combattu le Mazarin s'humilia ainsi ou fut humilié. L'Hôtel de Ville se purifia des souillures de l'insurrection. Quelques jours après la rentrée du cardinal, la municipalité l'invita à un grand banquet où l'on but à Son Éminence et à tous les Mazarins. Alors chacun, en se précipitant à témoigner publiquement combien cette qualité lui était glorieuse et agréable, fit raison à l'envi l'un de l'autre. Les salles de l'Hôtel étaient remplies de dames de la bourgeoisie, qui passionnaient de voir une personne qu'elles appelaient un miracle de la nature. Le 4 juillet de la même année, qui était le jour anniversaire du massacre, le Roi alla à l'Hôtel de Ville regarder un feu d'artifice tiré sur la place de Grève. Dans la cour de l'Hôtel avait été dressée une statue du Roi ; il était représenté en demi-dieu, la foudre en main, un pied sur la Discorde au flambeau éteint, l'autre sur un vaisseau renversé — le propre vaisseau des armes de Paris.

Le Parlement ne se résigna pas tout de suite à l'aveu de sa défaite. Il n'est pas vrai qu'il ait été terrassé par un geste et par un mot du Roi, dans la séance du 13 avril 1655. Ou connaît la légende de cette journée : le Roi apprend à Vincennes que le Parlement va délibérer sur des édits qui avaient été enregistrés en sa présence, il accourt au palais en tenue de chasse, le fouet à la main, gronde, menace, et comme le Premier Président Pompone de Bellièvre invoque l'intérêt de l'État, il réplique : L'État, c'est moi ! Le Roi n'était pas capable d'une brutale inconvenance. La nouveauté de sa visite, c'est qu'il se présenta en tenue familière et défendit les délibérations sans observer les formes accoutumées. Aussi le Parlement envoya-t-il à Vincennes une députation se plaindre que Sa Majesté eût procédé d'une façon étrange et fort éloignée de celle de ses prédécesseurs. La députation fut très bien reçue, même le Parlement continua l'examen des édits, et Mazarin, après l'avoir menacé du dernier orage, céda sur quelques points. Encore à la fin de mai, les chambres s'assemblèrent et décidèrent qu'il serait fait des remontrances, qu'elles ne firent pas, il est vrai.

La Cour paya généreusement la docilité des parlementaires. Le président Pompone de Bellièvre, un ancien frondeur, mais tout réconcilié, qui aimait les chevaux, les chiens, la chasse et la grande vie seigneuriale, reçut une gratification de 300.000 livres. Fouquet, à la fois procureur général et surintendant. amadouait les conseillers opposants qui entraînaient les autres. lin des plus curieux hommes d'affaires de ce temps, Gourville, était l'entremetteur de ces bons offices. Un jour, Fouquet lui parla du président Le Coigneux comme d'un homme qu'il fallait voir. Gourville rencontra dans une chasse ce magistrat, qui vint à lui parler d'ajustements qu'il faisait à sa maison de campagne et d'une terrasse commencée. Il insinua que le surintendant pourrait bien aider à finir ce beau travail :

Deux jours après, dit-il, je reçus l'ordre de lui payer deux mille écus, et de lui faire espérer que cela pourrait avoir de la suite. Quelques jours après, il se présenta une occasion au Parlement, où M. Fouquet jugea bien que ce qu'il avait fait avait réussi.

Ainsi la résistance a cessé partout, mais il ne faudrait pas croire qu'à la date de la Fronde finissante, la royauté fût universellement aimée et respectée dans le royaume de France.

Toute une littérature de pamphlets s'y était répandue. Le Théologien politique déclare que l'obéissance est due aux seuls rois qui exigent des choses justes et raisonnables, et que la conservation de la vie et de la liberté contre l'oppression inique est non seulement licite, mais équitable et sainte, de par Dieu et la Nature. Le Discours chrétien et politique enseigne que ce ne sont pas les rois qui font les peuples, ce sont, au contraire, les peuples qui ont fait les rois. Un pamphlétaire latin ne reconnaît la royauté qu'en Jésus-Christ seul parce que seul il a pu dire : Vous ne m'avez pas choisi, c'est moi qui vous ai choisis, au lieu que les autres rois ont été les élus des peuples. Le même écrivain célèbre la puissance de Dieu qui ôte le souffle aux princes, délie le ceinturon des rois et leur passe une corde autour des reins.

La Reine a été insultée par des écrits comme La France perdue par les favoris et les reines amoureuses. La rue a crié contre elle et son Mazarin des horreurs qui eussent mérité le gibet, si le Roi avait été le maître. L'injure est montée au Roi lui-même, des valets portant sa livrée ont été battus par des gens qui hurlaient que les rois ne sont plus de mode. L'auteur d'un libelle lui fait répondre à la France affligée, qui décrit ses misères :

Si la France est en deuil, qu'elle pleure et soupire

Pour moi, je veux chasser, galantiser et rire.

Des paroles de révolution furent trouvées comme celles-ci : Les grands ne sont grands que parce que nous les portons sur nos épaules, nous n'avons qu'à les secouer pour en joncher la terre.

Mais les propos des théologiens n'étaient que de vieux propos que l'on entendait depuis longtemps aux moments de trouble, et qui n'avaient d'autre effet que d'armer des bras d'assassins, comme le moine Clément ou Ravaillac. Les injures n'étaient que des injures, par lesquelles se soulageaient des colères, d'ailleurs trop justes. Personne n'avait un programme de choses à faire, qui fussent faisables. On parla beaucoup de République, mais la République, par quels moyens ceux qui en parlaient l'auraient-ils établie, sur quelles traditions, quelles forces et quels consentements[9] ?

Le véritable état de la France après la Fronde, c'est une infinie lassitude. Un agent anglais l'a fort bien décrit en 1655. Il croit que si Condé, réfugié chez les Espagnols, remportait une bonne victoire, il y aurait une grande révolution, mais, dit-il, son parti est entièrement anéanti. Les grands seigneurs se plaignent, mais je n'en connais pas un seul qui soit capable de rien. Les courtisans sont mécontents, mais il suffit pour les apaiser de quelque petite douceur. La noblesse est tellement ruinée qu'elle est incapable de monter à cheval pour faire campagne. Le clergé est tout dépendant de la Cour et du favori, qui distribue les bénéfices. Les parlements sont tous asservis, et les parlementaires n'oseraient parler. Les grandes villes ne désirent que le repos et détestent tous ceux qui ont été auteurs des derniers troubles. A Paris tout le monde déteste le présent gouvernement et s'y assujettit volontiers... On ne veut plus entendre parler d'aucun remuement, cela est certain[10]...

Le grand dégoût de ces troubles sans profit et sans honneur, une réaction à la française qui porte d'un extrême à l'autre, de l'agitation à l'horreur du remuement, notre geste national de jeter le manche après la cognée, voilà bien ce que l'on aperçoit à la fin de la Fronde, ce dernier effort si misérable contre l'autorité du Roi demeurée debout dans la ruine universelle et surhaussée par cette ruine.

 

 

 



[1] SOURCES. Outre celles qui ont été citées en tête du livre I : Journal de ce qui s'est fait ès assemblées du Parlement depuis le commencement de janvier 1649. Nouveau Journal contenant tout ce qui s'est fait et passé aux Assemblées des Compagnies souveraines ou Parlement de Paris ès années 1648 et 1649 (ces deux Journaux ont été publiés en 1649). Suite du vrai journal des Assemblées du Parlement... depuis la Saint-Martin 1649 jusques à Pâques 1651, Paris, 1651. Le Journal ou Histoire du temps présent, contenant toutes les Déclarations da Roy vérifiées en Parlement et tous les arrêts rendus depuis le mois d'avril 1651 jusques en juin 1652, Paris, 1652. Registres de l'Hôtel de Ville de Paris pendant la Fronde, publiés par Leroux de Lincy et Douet d'Arcq, 3 vol. (Société de l'histoire de France). Les Mémoires du P. Berthod, de Guy Joly, de Lenet, de Conrart, dans la collection Michaud et Poujoulat Les Mémoires de Puységur, publiés par Tamizey de Larroque, Paris 1883, 2 vol. Les Mémoires de Coligny-Saligny (Société de l'histoire de France). Moreau, Bibliographie des Mazarinades et Choix de Mazarinades (Société de l'histoire de France).

OUVRAGES À CONSULTER : Outre ceux qui sont cités en tête du livre I. Arvède Barine, Louis XIV et la Grande Mademoiselle, Paris, 1906.

[2] Hugues de Lionne, alors secrétaire des commandements de la Reine.

[3] Par allusion au château de Madrid, situé dans le bois de Boulogne.

[4] Pour la Fronde à Bordeaux, voir la bibliographie dans Jullian, Histoire de Bordeaux depuis les origines jusqu'en 1895, Bordeaux, 1895. — Pour la bibliographie de la Fronde en province (où partout se retrouvent les phénomènes observés à Paris et à Bordeaux,) voir Debidour au chap. I du t. VI de l'Histoire générale du IVe siècle à nos jours, Paris, 1895. Ajouter : Couyba, Études sur la Fronde en Agenais et ses origines, Villeneuve-sur-Lot, 1899-1901, 3 vol.

[5] Voir Feillet, La misère au temps de la Fronde, 4e édition, Paris, 1866, B. Allier, La Cabale des Dévots (1627-1666), Paris, 1902. Arvède Barine, Louis XIV et la Grande Mademoiselle, cité dans la première note de ce chapitre.

[6] Voir les documents dans Feillet, La Misère au temps de la Fronde, passim.

[7] Sur cette émulation de charité, sur la participation aux œuvres charitables de la Compagnie du Saint-Sacrement, et des Jansénistes, sur l'intervention dans la charité des passions confessionnelles, voir R. Allier, La cabale des dévots, pp. 50-100.

[8] A. Renée, Les nièces de Mazarin, Paris, 1858, 2 vol. — L. Pérey, Le Roman du grand Roi, Louis XIV et Marie Mancini, Paris, 1894.

[9] H. Sée, Les idées politiques à l'époque de la Fronde, dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. III, pp. 113-138. — L'idée qui est en somme le plus souvent exprimée est que le Roi doit gouverner par lui-même, que le régime du ministériat, inauguré par Richelieu, est une tyrannie.

[10] Voir des extraits de rapports d'agents anglais, dans Feillet, La misère au temps de la Fronde, pp. 502 et suiv.