HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — LE MINISTÈRE DE RICHELIEU.

CHAPITRE XII. — RICHELIEU, LE ROI ET LA COUR[1].

 

 

I. — TOUTE-PUISSANCE DE RICHELIEU.

LE Ministre qui, à l'origine, dissimulait avec tant de soin son action et son pouvoir, qui affectait de laisser au Roi l'initiative

et la décision, s'était, à mesure de ses succès sur les ennemis du dedans et du dehors, révélé envahissant, impérieux, impatient de tout contrôle et de toute résistance. Il avait peu à peu attiré à lui toute l'autorité et s'était habitué à diriger le Roi et le royaume.

Il étalait sa puissance. Il était grand bâtisseur et, dans les derniers temps, menait un train royal. L'Église et l'État faisaient les frais de ces dépenses, car la fortune personnelle de Richelieu était modeste. De son propre aveu, il n'avait, lorsqu'il entra au service de la Reine-mère (1617) que 25.000 livres de rente en bénéfices ecclésiastiques, et il en avait hérité autant en biens-fonds, à la mort de son frère. En 1634, ses revenus étaient déjà, d'après un inventaire notarié, de 50.707 livres ; dans les années suivantes, ils dépassèrent 3 millions de livres, dont la moitié fournie par l'Église. Il s'était fait construire à Paris un hôtel, le Palais Cardinal, qui lui avait coûté près de 10 millions. Il avait dépensé des sommes considérables pour son château de Richelieu (en Poitou) ; il possédait un autre château, sa résidence favorite, à Rueil, aux environs de Paris. Il avait, pour garder sa maison, une compagnie d'infanterie et, pour garder sa personne, une compagnie de gentilshommes. Ses équipages, ses gardes, sa table lui coûtaient mille écus par jour.

Il a l'orgueil de son rang et de son mérite. Cardinal, principal ministre d'État, il prétend ne céder qu'aux rois. ... Il marchoit devant les princes du sang, même chez lui, contre l'ordre ancien. Le prince de Condé s'accommodoit à tout et même lui levoit la tapisserie et la tenoit quand il passoit par une porte. Il ne donna pas la main, c'est-à-dire la droite, au prince de Piémont, Victor-Amédée, depuis duc de Savoie, et prit le pas sur lui : ce qui faisait dire au commandeur de La Porte, oncle de Richelieu : Qui eût cru que le petit-fils de l'avocat La Porte eût passé devant le petit-fils de Charles-Quint[2].

Dans la dernière année de sa vie, il reçut, étant malade, la visite d'Anne d'Autriche. Il ne quitta point son fauteuil : [ce] dont elle fut fort surprise, principalement lorsqu'il lui dit qu'elle ne devoit pas trouver étrange son procédé, vu qu'en Espagne les cardinaux avoient le fauteuil devant les reines. Elle, voyant qu'il le prenoit sur ce ton, répliqua qu'elle avoit oublié les coutumes d'Espagne et qu'elle étoit entièrement française. Cette façon d'agir déplut au Roi....

Le gouvernement est aux mains de ses créatures : Claude et Léon Bouthillier, secrétaires d'État ; Bullion , surintendant des finances ; le P. Joseph, fait ministre d'État en 1634 ; le Chancelier Séguier.

Quand le P. Joseph mourut, en 1638, Richelieu attira en France et employa ce Jules Mazarin qui avait rendu tant de services dans les négociations italiennes et qui, étranger, sans attaches dans le royaume, ne pouvait exister que par et pour son protecteur.

Richelieu éleva aux plus hautes charges ses parents. Son frère Henri était mort sans postérité ; son autre frère devint archevêque de Lyon et cardinal. Ses deux sœurs, Françoise et Nicole, avaient l'une épousé René de Vignerod, sieur de Pontcourlay, l'autre Urbain de Maillé, marquis de Brézé. H fit de François de Vignerod, sieur de Pontcourlay, son neveu, un général des galères, puis ayant été obligé de le rappeler à cause de son incapacité, il reporta ses faveurs sur le fils du disgracié, Armand-Jean, à qui il légua le duché-pairie de Richelieu et la surintendance de la navigation, c'est-à-dire le commandement en chef des armées de mer. Il nomma son beau-frère, Urbain de Maillé-Brézé, maréchal de France en 1632 ; et assura à son neveu, Armand de Maillé-Brézé, le généralat des galères[3].

Son oncle paternel, Amador de La Porte, commandeur de Malte, fut une sorte d'administrateur en chef, d'intendant général de la marine, et son cousin, Charles de La Porte, marquis, puis duc de la Meilleraye, grand maître de l'artillerie en 1633, devint en 1639 maréchal de France.

Il fit de sa nièce, Marie-Madeleine de Vignerod, une duchesse d'Aiguillon — et de son autre nièce, Claire-Clémence de Maillé-Brézé, qu'il maria au duc d'Enghien, une princesse du sang. Les Pontchâteau, issus d'une tante paternelle du Cardinal, Louise Du Plessis, dame de Beçay, eurent aussi une large part à ses grâces. L'un, Charles du Cambout, baron de Pontchâteau, fut gouverneur de Brest et lieutenant général de la Basse-Bretagne ; l'autre, César du Cambout, marquis de Coislin, maréchal de camp et colonel général des Suisses, tué en 1641, eût été, s'il eût vécu, élevé bien haut. Le Cardinal maria rainée des filles du baron de Pontchâteau au duc de La Valette, fils du duc d'Épernon ; la cadette, en premières noces, au favori de Gaston d'Orléans, Puylaurens, qu'il fit créer duc et pair en faveur de ce mariage, et, en secondes noces, à Henri de Lorraine, comte d'Harcourt ; une autre de ses nièces, Mademoiselle Du Plessis-Chivray, au comte de Guiche, qu'il fit maréchal de France en 1641. Il était, dit Montglat, le meilleur maître, parent ou ami qui eût jamais été et pourvu qu'il fût persuadé qu'un homme l'aimât, sa fortune étoit faite.

Il entendait d'ailleurs rester le maître de sa famille et de sa clientèle. Il avait réglé dans le détail la maison de Pontcourlay, général des galères, et de Madame de Pontcourlay, fixé le nombre des femmes de chambre, des écuyers, des serviteurs, sans oublier la nourrice. Il tint très bas son neveu par alliance, le duc d'Enghien, qui était fier et indocile ; il l'obligea à retourner de Dijon à Lyon et même à pousser jusqu'à Orange pour saluer son frère, le cardinal-archevêque de Lyon, Alphonse Du Plessis, à qui, de parti pris, il n'avait pas fait visite en passant. Ce besoin de dominer s'exaspérait parfois jusqu'à la violence. Le fidèle Bouthillier se plaignait à Brienne des duretés du Cardinal. Bullion, habile homme et qui suffit pendant huit ans (1632-1640) aux prodigieux besoins de la guerre et de l'administration, put impunément brasser des affaires et amasser de l'argent jusqu'au jour où Louis XIII laissa entendre qu'il le jugeait capable de remplacer le Ministre. Richelieu le prit en jalousie et, pour avoir les moyens de lui faire à l'occasion son procès, il le força de signer l'aveu d'une opération irrégulière, prenant les tenailles du feu pour lui en donner sur la tête. Bullion mourut à propos en décembre 1640. Mais tant que Richelieu croit ses serviteurs fidèles, il les soutient, il les aide, il les pousse. Il retient pour lui ou donne aux siens les plus grandes charges de l'État ; il a des places d'armes, Brouage et Le Havre, celle-ci très forte, qu'il lègue à ses héritiers ; il place ses parents et ses amis à toutes les avenues du pouvoir.

Il parait aussi préoccupé de disposer de l'avenir que du présent. Il a oublié qu'aux États généraux de 1614, parmi les raisons d'employer le Clergé au gouvernement de l'État, il alléguait que les ecclésiastiques sont plus dépouillés que tous autres d'intérêts particuliers... attendu que gardant le célibat... rien ne les survit après cette vie que leurs âmes. Sa conduite démentit sa théorie. Il explique dans son Testament politique qu'il conservait les charges à ceux qu'il pensait le plus étroitement obligés à suivre ses intentions et ses traces. Mais il ne visait pas uniquement à assurer sa politique. Par besoin de se protéger, il partageait entre ses proches la puissance de l'État et, par faiblesse humaine ou préjugé aristocratique, cherchait à les perpétuer en cette force.

Le Roi règne et Richelieu gouverne ; il faut beaucoup de bonne volonté pour en douter. Louis XIII était intelligent, mais ignorant. Le soin que son ministre prenait de lui expliquer point par point toutes les affaires, avec une surabondance de preuves et de raisonnements, ne s'explique que par la nécessité de faire son éducation diplomatique et politique.

Les lettres de Louis XIII montrent seulement, à qui les lit sans parti pris, qu'il comprenait Richelieu et le sentait supérieur au reste de ses sujets. Elles sont courtes : simples billets ou réponses aux grands mémoires explicatifs du ministre. Il n'y en a pas où soit indiquée une politique à suivre, une initiative à prendre dans le conflit européen. Le Roi approuve les idées de Richelieu, en reprenant souvent ses phrases mêmes. Point de vues d'ensemble ; toujours des détails et des faits. Rarement une note personnelle rompt cette monotonie d'adhésion. Je trouve bien étrange, écrit-il le 5 décembre 1637, que le roi d'Espagne se soit retiré à l'Escurial à cette heure qu'il a tant d'affaires sur les bras, tant dans son pays que dehors ; si j'en eusse fait autant l'année passée (l'année de Corbie) en quelqu'une de mes maisons, j'eusse mis le royaume en bel état.

Avec raison (et c'est là son mérite éminent), il se défie de lui-même. Comme il avait bon jugement, il se sentait incapable de mener à fin une négociation ou une guerre. Aussi prit-il l'habitude de s'en remettre de tout au Cardinal, et c'est ce que les lettres prouvent outre mesure. Faut-il parler au Clergé, aux nonces, aux ambassadeurs, aux agents des princes étrangers, il presse Richelieu de lui faire savoir ce qu'il doit dire. J'ai ouï, lui écrit-il, Messieurs du Clergé, auxquels j'ai répondu mot pour mot selon votre mémoire (20 avril 1636). Je ne manquerai de parler aux nonces ainsi que vous me le mandez (29 août 1635). Les ambassadeurs d'Angleterre m'ont demandé audience pour demain matin ; je vous prie de me faire savoir de quoi vous pensez qu'ils me veulent parler, afin que je ne sois pas surpris. Il promet au Cardinal le .secret sur certaines affaires. Je ne parlerai de l'affaire de Pologne à personne. Il ne donne pas un bénéfice, ne fait pas une nomination, même dans l'armée ou dans sa maison, sans le consulter. Il le prévient qu'il a nommé M. d'Esche lieutenant de vénerie avec la direction des chiens pour renards et lièvres, espérant qu'il ne le trouvera pas mauvais (24 juin 1636). Il aimerait à faire Roquemont cornette d'une de ses compagnies, mais il n'a voulu lui en parler ni à qui que ce soit, sans savoir auparavant si le Cardinal approuverait ce choix (26 février 1636). Il a envoyé un ordre à Du Hallier qui marche vers Metz. Vous me manderez, écrit-il, si j'ai bien fait ou non (30 août 1635). Il entretient Richelieu de ses chasses, de ses dévotions, de ses médecines, d'Anne d'Autriche, des favoris, des favorites, comme si le ministre devait entrer dans toutes les privautés. il a l'air quelquefois de lui demander une permission. Je vous prie de me mander si vous croyez que je puisse demeurer encore quelque temps dans ce lieu (Saint-Germain), auquel cas je ferai venir la Reine, les soirées étant bien longues ici sans compagnie (10 janvier 1637).

Cependant il suit les opérations militaires sur la carte, calcule les distances, indique un changement de garnison, un point de rassemblement des troupes. Il fixe les étapes des soldats en marche. C'est un très bon fourrier ; il trace la route que le Cardinal suivra, celle qu'il suivra lui-même pour aller à l'armée. Il sait le nom de tous les officiers, tient bonne note de leurs services et se complaît dans les détails de l'administration militaire. Pour se distraire, il chasse, fait pousser des petits pois, qu'il envoie vendre au marché, et larde des viandes avec Georges, son écuyer.

Naturellement il souffre de sa subordination et parfois regimbe. Il se trouvait quelquefois bien effacé pour un roi, pour un grand roi. La passion qu'il avait pour la gloire de son État et pour la sienne, si elle lui rendait Richelieu nécessaire, le lui faisait aussi trouver insupportable. Il signifiait quelquefois que les gens de confiance du Cardinal lui déplaisaient. Je vous prie, quand vous voudrez envoyer quelqu'un en créance, que ce soit un autre que M. de Chavigny (Bouthillier le jeune). II n'aimait pas davantage Servien, qui parlait haut, ni Bautru (comte de Nogent), qui rapportait tout. Il s'indigna que Richelieu voulût l'empêcher d'aller à l'armée (1er sept. 1635), mais ce fut une révolte d'un jour. Le lendemain, il lui écrivait : Mon cousin, je suis au désespoir de la promptitude que j'eus hier à vous écrire le billet sur le sujet de mon voyage ; je vous prie de le vouloir brûler et oublier en même temps ce qu'il contenait et croire que comme je n'ai eu dessein de vous fâcher en rien, je n'aurai jamais d'autre pensée que de suivre vos bons avis en toutes choses et ponctuellement. Je vous prie encore une fois de vouloir bien oublier... et m'écrivez par ce porteur que vous n'y pensez plus et me maîtrez ainsi l'esprit en repos. Mais, après s'être soumis, il recommençait à souffrir de sa soumission. Il vouloit, dit La Rochefoucauld, être gouverné, et portait impatiemment de l'être.

Tantôt il s'amusait du faste et de la superbe du Cardinal (car il avait l'esprit moqueur et saisissait bien les ridicules) et tantôt gémissait de sa tyrannie. Richelieu était sans cesse en alarme, inquiet d'un changement d'humeur, sachant qu'on ne tomboit pas de ses bonnes graces par degrés, mais par précipices. L'affection de la veille ne l'assurait pas de la constance du lendemain. Plus puissant, il avait plus de raisons de craindre. Par peur, il ne voulait souffrir autour du Roi que des espions et ses créatures et, par peur, aggravait le mécontentement.

Les femmes lui étaient particulièrement suspectes. Comme Philippe de Commines, dit-il, a remarqué il y a longtemps, les plus grandes et les plus importantes menées qui se fassent en ce royaume sont ordinairement commencées et conduites par des femmes.

Elles lui débauchaient ses alliés. Châteauneuf, qu'il avait fait nommer garde des sceaux à la place de Marillac, le lendemain de la Journée des Dupes, aurait dû, par reconnaissance et par intérêt, lui rester fidèle. Mais il était amoureux de Madame de Chevreuse. Après l'exécution de Montmorency (30 octobre 1632), pendant que le Roi retournait de Toulouse à Paris par Lyon, le Cardinal avait pris le chemin de Bordeaux avec la Cour et la Reine. Il fut malade à mourir d'une rétention d'urine (6-17 nov. 1632). Cependant le garde des sceaux partit en avant avec Anne d'Autriche et Madame de Chevreuse, et, dansant aux étapes, s'en alla gaiement vers La Rochelle, où la Reine fit une entrée royale , donna et reçut des fêtes. Louis XIII fut outré de cette conduite. Le Cardinal, qui l'avait rejoint (2 janvier 1633), ne se plaignait pas ; mais ses serviteurs, le P. Joseph, les deux Bouthillier, le Cardinal de La Valette, et Bullion, agissaient. Ils rappelèrent au Roi qu'ayant l'année d'avant projeté de surprendre la ville lorraine de Moyenvic, Châteauneuf avait fait confidence de ce dessein à Madame de Chevreuse, qui prévint le duc de Lorraine. N'intriguait-il pas en Angleterre avec Henriette de France pour substituer au Grand Trésorier, Lord Weston, le beau comte de Holland, ami de Madame de Chevreuse, et à Fontenay-Mareuil, ambassadeur de France à Londres, le chevalier de Jars, autre ami de cette belle dame ?

Le Roi, qui détestait les cabales et n'avait pas oublié l'affaire de Moyenvic, fit arrêter le Garde des sceaux le 25 février 1633. Madame de Chevreuse fut exilée. Le chevalier de Jars, jugé et condamné à mort par une commission que présidait Laffemas, n'eut sa grâce que sur l'échafaud.

 

II. — LES FAVORITES DU ROI.

LES favorites du Roi donnèrent à Richelieu de bien autres ennuis. En 1630, à Lyon, Louis XIII avait vu pour la première fois Marie de Hautefort, une belle blonde, dans la fraîcheur et la grâce de ses quatorze ans. Après la Journée des Dupes, il la donna comme fille d'honneur à Anne d'Autriche, qui, redoutant une rivale, fut agréablement surprise de se découvrir une amie. Naturellement généreuse et fière, Mlle de Hautefort compatissait à ses peines, détestait le Cardinal. Le Roi écoutait avec plaisir la jeune fille médire du tout-puissant ministre ; elle n'avait pas autant de succès quand elle lui parlait en faveur de la Reine. C'est une ingrate, lui disait-il, et vous vous repentirez. Son amour était passionné, mais chaste. Il n'osait lever les yeux sur elle quand il lui parlait, ni s'approcher trop près. Un jour qu'elle lui arracha une lettre, il voulut la reprendre. Elle la mit dans son corsage, le défiant de l'y venir chercher. Il pensa un moment se servir des pincettes pour dénicher le papier. Il le laissa.

Elle s'amusait avec Anne d'Autriche de ces façons d'amoureux transi. Elle ne l'aimait pas. Elle était vive et moqueuse, lui taciturne et timide. Il l'entretenait de ses chevaux, de ses chiens, de ses chasses ; il était jaloux, bien qu'il n'eût aucun droit à l'être. Non seulement il n'admettait pas qu'elle pût éprouver de l'amour pour un autre, mais s'irritait qu'elle en inspirât. Il y avait entre ces amants mal assortis de nombreuses brouilles ; le Roi trompait son chagrin en écrivant ce qu'il avait dit à sa maîtresse et ce qu'elle lui avait répondu.

Richelieu, qui commençait à craindre le crédit de la jeune fille, profita d'une de ces querelles pour amener une rupture. Le comte de Saint-Simon (grand écuyer), le duc d'Halluin, le maître d'hôtel du roi, firent remarquer à Louis XIII Mademoiselle de La Fayette, une beauté brune et délicate. Il s'attacha à elle (1635). Il la prit pour confidente, lui dit les chagrins que le Cardinal lui donnoit. Elle le fortifia dans cette aversion. Elle l'aimait et le disait hautement. Et il était aimé comme il désirait l'être, avec une pleine tendresse, en toute pureté. La Reine ne laissait pas d'être inquiète et jalouse de cette passion, mais La Fayette ne songeait qu'à la servir.

Richelieu espéra un moment maître la nouvelle favorite dans ses intérêts. Comme elle repoussa ses avances, il entreprit de la faire entrer au couvent et y employa un dominicain, le P. Carré, diplomate en marge, souvent en route et que Louis XIII avait surnommé le capitaine des moines errans par le monde.

La Fayette s'était promis de se faire religieuse à la moindre menace de danger pour son âme et la certitude de ce refuge en Dieu la rassurait sur son jeu innocent avec Louis XIII. Le P. Carré lui fit peur pour son salut, et, se cachant du Roi et des parents de la jeune fille, l'évêque de Limoges, François de La Fayette, le chevalier de La Fayette et la marquise de Sénecey, qui avaient intérêt à la retenir dans le monde, il la décida à en sortir, mais l'intrigue s'ébruita. Or je ne sais qui a découvert le pot, écrit le moine, car la petite m'avait promis le secret. Pour l'entraîner. il lui écrivit, en affectant une extrême affliction de cette calomnie, les suppositions que provoquait sa présence à la Cour après son projet de retraite, comme que ce n'a été qu'une feinte et une mine prise à dessein pour plus profondément et puissamment pénétrer et posséder les affections de Sa Majesté et pour l'induire à vous donner une grosse somme.

Richelieu pensa se servir aussi pour rompre la liaison du Roi et de La Fayette d'un Jésuite, le P. Caussin, homme simple et modeste, connu par un ouvrage d'édification (la Cour Sainte) et qui avait été choisi pour confesseur du roi le 25 mars 1636. Mais le P. Caussin ne voulut pas intervenir avant d'avoir consulté les parents de La Fayette et éprouvé la solidité de sa vocation. Richelieu s'en prenait à lui de tous les retards, quand La Fayette alla s'enfermer au couvent de Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine (19 mai 1637).

Anne d'Autriche, que son mari délaissait, restait en rapports avec tous les ennemis du ministre et même du royaume. Elle correspondait avec Madame de Chevreuse, exilée à Tours et, qui pis est, avec le Cardinal-Infant son frère, gouverneur des Pays-Bas, et avec M. de Mirabel, ancien ambassadeur d'Espagne en France. Elle ne se contentait pas d'écrire ses peines et ses ennuis ; elle faisait passer des avis qui intéressaient la sûreté de l'État. Elle prévenait le gouvernement espagnol que le gouvernement français venait d'envoyer en Espagne un minime et qu'il était bon de surveiller ce moine ; que des négociations étaient engagées avec le duc de Lorraine et qu'il fallait aviser. C'était au Val-de-Grâce, où elle se retirait souvent, que la Reine rédigeait cette correspondance dangereuse. Le Cardinal, qui avait des espions partout, fut informé de ces relations avec la Cour de Bruxelles. Il fit arrêter La Porte, valet de chambre de la reine, chargé de remettre les lettres à un nommé Auger, secrétaire de l'ambassade d'Angleterre, qui les faisait parvenir à destination.

En même temps, le chancelier Séguier, accompagné de l'archevêque de Paris, Jean-François de Gondi, se rendit au Val-de-Grâce pour interroger la supérieure. Sous peine d'excommunication, l'Archevêque la somma de dire si la Reine écrivait au marquis de Mirabel. Elle répondit que la Reine écrivait souvent, mais qu'elle ne savait ce que c'était. Elle fut reléguée à l'abbaye de La Charité avec trois autres religieuses.

Anne d'Autriche commença par nier résolument. Le jour de l'Assomption étant arrivé (15 août 1637), la Reine ayant communié fit appeler le sieur Le Gras (un de ses secrétaires) et lui jura de nouveau, sur le Saint-Sacrement qu'elle avoit reçu, qu'elle n'avoit point écrit en pays étranger et lui commanda d'en assurer de nouveau ledit Cardinal sur les serments qu'elle avoit faits. Mais ayant appris qu'on savoit davantage qu'elle ne disoit, et le Cardinal lui ayant promis que pourvu qu'elle dit tout, le Roi oublierait ce qui s'était passé, elle lui avoua qu'elle avoit écrit plusieurs fois au Cardinal-Infant, au marquis de Mirabel... en Flandre et avoit reçu souvent de leurs lettres.

Pendant qu'elle fit ladite confession au Cardinal, sa honte fut telle qu'elle s'écria plusieurs fois : Quelle bonté faut-il que vous ayez, Monsieur le Cardinal ! et protestant qu'elle auroit toute sa vie la reconnaissance et l'obligation qu'elle pensoit avoir à ceux qui la broient de cette affaire, elle fit l'honneur de dire au Cardinal : Donnez-moi la main, présentant la sienne pour marque de la fidélité avec laquelle elle vouloit garder ce qu'elle promettoit ; ce que le Cardinal refusa par respect, se retirant par le même motif au lieu de s'approcher.

Il ne lui en imposa pas moins l'humiliation de signer la déclaration de ses manquements ; et le Roi, alors, par une autre déclaration, consentit à vivre avec elle en bons termes. C'est Richelieu qui a rapporté les parjures de la Reine avec une complaisance cruelle.

Pour que le P. Caussin ne se soit pas à son tour courbé devant ce puissant, il faut lui supposer ou un prodigieux aveuglement ou une grandeur d'âme admirable. Il ne désespérait pas de renverser le Ministre à qui il reprochait les alliances protestantes et toutes les misères que la guerre trame avec elle.

La Fayette, derrière les grilles du couvent, n'était pas oubliée. Louis XIII allait la visiter et s'entretenait avec elle de longues heures. Le P. Caussin, sûr de l'innocence de leurs relations, n'hésitait pas à se servir de cette fille pour agir sur le Roi. Il parlait lui-même et hardiment. Louis XIII avoua à Chavigny que le P. Caussin l'avoit mis en tel estat en se confessant qu'il ne sçavoit s'il estoit damné. Le Père l'avait rendu responsable devant Dieu de tous les maux de la guerre, des bruslemens, violemens et autres désordres que les Suédois commettaient en Allemagne. Un jour, il lui avait reproché de vouloir faire venir le Turc en la chrétienté. Le Roi protesta. Je voudrois, dit-il, que le Turc fast dans Madrid pour obliger les Espagnols à faire la paix, et par après je me joindrois à eux pour luy faire la guerre. Le Père s'écria que le Roy ne pouvoit désirer cela en conscience. Louis lui fit remarquer qu'il n'entreprenait rien sans consulter sur la justice de sa cause de savants théologiens. Mais le Confesseur répondit qu'on faisoit consulter par des gens gaignés, et, sur l'observation que c'estoit par ses propres pères (les Jésuites), il répliqua qu'on donnoit des autels pour gaigner les consultans ; ce qui doit faire cognoistre, dit le rapporteur de cette conversation, non-seulement la folie, mais la rage de ce pauvre Père puisque ce qu'il disoit étoit contre sa compagnie, à qui Mgr le Cardinal a donné deux mille escus pour commencer le grand autel de l'église de St Louis.

Le Confesseur engagea le Roi à faire entremaître la reyne régnante de la paix ; il lui parla en faveur de la reine sa mère. Il se serait aussi élevé contre l'omnipotence de son ministre et lui aurait remontré qu'il n'y avoit point d'apparence qu'une seule teste gouvernast un Estat et qu'elle (Sa Majesté) devoit escouter tout le monde. Il se serait même étonné, lors des incidents du Val-de-Grâce, que le Cardinal traitât la Reine si mal parce qu'il l'avoit toujours aymée et avoit encore beaucoup d'affection pour elle. S'il est vrai que le P. Caussin ait risqué cette insinuation, on comprend qu'un ami de Richelieu la qualifie la plus noire et damnable malice qui ait jamais esté en esprit de moine. Et il s'indigne avec raison qu'elle ait été mise en avant sur la foi d'une personne (c'est Anne d'Autriche) qui estoit convaincue de plusieurs faux sermens faits sur le Saint-Sacrement.

En tout cas, le P. Caussin n'a jamais nié qu'il eût fait un devoir de conscience à Louis XIII d'abandonner les errements de sa politique extérieure et de redonner la paix à ses peuples. Le 10 décembre 1637, il fut congédié et exilé à Rennes. Sept jours après, il écrivait à Sublet des Noyers pour protester contre sa disgrâce ; il niait d'avoir été d'aucune cabale. Après avoir longtemps considéré, prié et pleuré devant Dieu, j'ay dit au roy ce que je ne pouvois taire sans me damner, luy remonstrant, avec effusion de larmes, l'extrême misère de son peuple et le debvoir de sa charge. Ce qui prouve la simplicité de son âme, c'est qu'il s'étonnât d'être frappé si durement.

S'il n'avait pas été protégé par sa robe, il n'eût pas évité la Bastille. Il avait, avec la puissance que donne la confession, repris la politique de Bérulle et des Marillac, et de nouveau opposé les intérêts du catholicisme et les préceptes de la morale religieuse à la Raison d'État et à la grandeur de la couronne.

Les Jésuites faillirent perdre la direction du Roi — et le provincial, pour détourner le coup, accepta toutes les restrictions dans lesquelles le Cardinal enferma le futur confesseur.

L'entrée de La Fayette en religion eut un résultat bien inattendu. Le Roi, qui la visitait souvent aux Filles Sainte-Marie, vint de Versailles pour la voir, un jour de décembre 1637, et fut obligé, par une tempête de vent et de pluie, de se réfugier au Louvre, où la Reine sa femme habitait. Quelques mois après ce rapprochement fortuit, la Reine déclara sa grossesse, et, après vingt-deux ans de mariage, elle mit au monde (5 sept. 1638) un Dauphin, qui fut Louis XIV. Richelieu avait de bonnes raisons de se féliciter d'un événement qui éloignait du trône Monsieur, mais il n'en fut pas plus tendre pour la Reine. Il lui imposa comme gouvernante de l'enfant royal Mme de Lansac, quelque dégoust qu'elle ayt tesmoigné avoir d'elle, et lui fit sentir en toutes occasions que son crédit n'avait pas augmenté.

 

III. — LA CONSPIRATION DE CINQ-MARS.

POUR détacher Louis XIII de Mademoiselle de Hautefort, avec qui il avait repris ses relations mêlées de querelles, Richelieu poussa près de lui Cinq-Mars, fils de l'ancien surintendant des finances, D'Effiat. Le 27 mars 1638, avant de compter dix-huit ans, il obtint la charge de grand-martre de la garde-robe. La sympathie qu'il inspirait à Louis XIII se changea vite en un sentiment plus ardent. Jamais le roy, écrit Chavigny à Mazarin le 26 octobre 1639, n'a eu passion plus violente pour personne que pour luy. Il lui offrit la charge de premier écuyer, qui avait appartenu à Baradas et à Saint-Simon et qui semblait inséparable de celle de favori. Mais Cinq-Mars la jugea indigne de lui et, pour le satisfaire, il fallut le nommer grand écuyer de France, en indemnisant le titulaire.

Il n'y avait pas deux places dans le cœur du Roi. Il dit nettement à Mademoiselle de Hautefort qu'elle ne devoit plus prétendre à son affection, qu'il l'avoit toute donnée à M. de Cinq-Mars, et il lui ordonna de quitter la Cour (8 nov.).

Le bonheur de cette nouvelle passion fut bientôt troublé par des orages. D'abord Richelieu intervint entre les amis pour morigéner Cinq-Mars et solliciter l'indulgence du Roi. Il est impossible, disait-il, d'estre jeune et tout à faict sage. Après les brouilles, venaient des réconciliations constatées en forme.

Nous, ci-dessous signés, certifions à qui il appartiendra estre très contens et satisfaicts l'un de l'autre et n'avoir jamais esté en sy parfaite intelligence que noua sommes à présent. En foy de quoy, nous avons signé le présent certificat.

Faict à Saint-Germain, le 28 novembre 1639.

LOUIS.

Et par mon commandement,

EFFIAT DE CINQ-MARS.

Les bouderies duraient souvent plusieurs jours. Louis XIII était mélancolique ; son principal plaisir était d'enfumer des renards dans les terriers, de chasser le loup, de prendre des merles avec des éperviers. Cinq-Mars aimait le luxe et les fêtes ; il refusait souvent d'aller à la chasse. Pour le bien disposer, Louis XIII lui donna en février 4640 le comté de Dammartin. Le 9 mai 1640, il s'engagea par certificat à ne pas le tourmenter ; le Cardinal serait médiateur de leurs querelles.

Mais les exigences de Louis XIII étaient grandes, et Cinq-Mars, jeune et impatient de ses plaisirs. Le Roi ne pouvait souffrir que ceux qu'il honorait de son amitié se mariassent et, d'autre part, il était. chaste et. voulait que ses serviteurs fussent chastes. Or, Cinq-Mars se dérobait souvent de Saint-Germain la nuit pour aller retrouver à Paris les plus honnêtes gens de la Cour qui avoient fait une cabale de gens..., qu'on appeloit messieurs du Marais, lesquels se rendoient tous les soirs chez Mme de Rohan à la Place Royale — un monde où l'on ne s'ennuyait pas. Il s'en allait souvent aussi la nuit tout seul chez Marion de Lorme, la courtisane à la mode. Comme il rentrait au petit jour, il dormait jusqu'à midi et le Roi, qui se couchait et se levait de bonne heure, s'indignait de ne pas l'avoir pour lui tenir compagnie. Cinq-Mars se montrait toujours superbement vêtu ; il avait, dit-on, cinquante paires de bottes. Cette profusion était pour ce roi économe un autre sujet de récriminations.

Mais les raccommodements suivaient les querelles. Richelieu, lui, était uniformément impérieux. Il regardait Cinq-Mars comme sa créature. ... D'abord que M. le Grand (écuyer) faisoit la moindre imprudence de jeunesse, il le gourmandoit avec un empire absolu... comme s'il n'eût été qu'un petit garçon. Il le traita plus rudement encore quand il le soupçonna de vouloir jouer un rôle politique. Un jour que le Roi était venu à Rueil tenir conseil, Cinq-Mars resta dans le cabinet où l'on allait délibérer. Le Ministre refusa de parler en sa présence, disant qu'il n'y avoit point d'apparence de communiquer les affaires d'État à des enfants.

Il l'offensa gratuitement. Au siège d'Arras (juin-août 1640), comme Cinq-Mars, qui commandait les volontaires, demeura un jour de combat, à la tète de son escadron, sans charger, le Cardinal parlant à Sa Majesté, taxa le courage de M. le Grand très injustement. Il se moqua de ses prétentions à la main de la princesse Marie de Mantoue, qui ne se montrait pas insensible à ses attentions. Cinq-Mars ne songea plus qu'à se venger. Il écouta les propositions du comte de Soissons, réfugié à Sedan, et, après la mort de Soissons à la Marfée, continua ses intrigues avec le duc de Bouillon.

il espérait même gagner le Roi. Quand il relevait les ridicules et, les petits côtés du tout-puissant, Louis XIII, au lieu de le faire taire, en rioit tout le premier. Le Roi gémissait-il de sa dépendance, il lui faisait remarquer que d'un mot il pouvoit perdre l'auteur de ses déplaisirs. Le Roi alléguant les dangers de l'entreprise, l'autre répliquait qu'il ne le falloit perdre qu'en le tuant. Le Roi objecta que, Richelieu étant prêtre et Cardinal, il serait excommunié. Mais Troisvilles, lieutenant aux mousquetaires, déclarait qu'il se chargeait de l'exécution et qu'il n'aurait pas de peine, allant à Rome, de s'y faire absoudre.

La demi-complicité du souverain encourageait toutes les audaces. Le duc d'Orléans, conspirateur incorrigible, le duc de Bouillon et M. le Grand se concertèrent. L'ami le plus cher de Cinq-Mars, François-Auguste de Thou, mis par lui dans la confidence du complot, essaya de l'en détourner et, n'y ayant pas réussi, se trouva maitre d'un secret, dont il ne pouvait se décharger sans trahir la confiance et l'affection. Les conjurés résolurent de s'assurer l'appui de l'Espagne. Fontrailles, homme d'action et qui aurait mieux aimé en finir par un assassinat, fut expédié au comte-duc Olivares, et rapporta de Madrid un traité qui stipulait le rétablissement de la paix entre les deux couronnes et la restitution de toutes les conquêtes faites de part et d'autre. Douze mille hommes et 6.000 chevaux partiraient des Pays-Bas et rejoindraient Gaston d'Orléans à Sedan. Monsieur aurait le commandement en chef ; Bouillon et Cinq-Mars serviraient sous lui comme maréchaux de camp (13 mars 1642).

Cependant la Cour s'acheminait vers le Roussillon pour presser la prise de Perpignan. Cinq-Mars pensa à faire assassiner le Cardinal à Lyon, mais Gaston, dont la présence paraissait nécessaire pour autoriser le meurtre, ne vint pas.

Richelieu inquiet ne quittait pas Louis XIII. Il fit mêmes étapes ; il le vit et l'entretint tous les jours. Mais à Narbonne ses forces le trahirent ; et tandis que le Roi continuait sa route vers Perpignan (avril), il fut obligé de s'aliter et de se faire porter à Tarascon dont les médecins déclaraient l'air plus sain que celui de Narbonne. Sa santé n'avait jamais été bonne ; il l'avait ruinée par l'excès du travail, par les responsabilités du pouvoir, par les inquiétudes et les peurs. Il laissa auprès de son maitre ses créatures, Sublet de Noyers et Mazarin, qu'il avait fait cardinal. Cinq-Mars se moquait de leur surveillance et triomphait de la faveur du Roi, alors que le Roi commençait à se dégoûter de lui.

Louis XIII était très pénétré des devoirs de sa charge. La nécessité de ses affaires l'obligeait à conserver le Cardinal ; il le dit nettement à Cinq-Mars. Pourtant il ne se décidait pas à renvoyer ce favori dont il s'était fait le complice.

Le Cardinal, qui entretenait des espions dans toutes les Cours de l'Europe et qui était toujours prêt à payer une trahison, se procura la copie du traité conclu avec Olivares. Il le fit porter au Roi, qui était revenu à Narbonne. Louis XIII, sans hésitation, fit arrêter Cinq-Mars (13 juin 1642). De Thou fut aussi emprisonné ; le duc de Bouillon arrêté à l'armée d'Italie. Gaston, surpris par cette brusque découverte et trompé par les assurances de Richelieu n'eut ni le temps ni la volonté de sortir du royaume et de se réfugier à Sedan.

Le Roi avait été malade dès sa jeunesse d'échauffements opiniâtre, et plus tard de l'abus des remèdes destinés, comme il disait, à se nettoyer la boutique. En une année, son premier médecin le saigna cinquante fois, lui fit prendre 200 médecines et autant de lavements. En 1630, il avait failli mourir à Lyon d'un abcès intérieur, qui s'était heureusement ouvert. En décembre 1641, il eut une fluxion, qui l'empêchait d'avaler et de dormir, et ressentait de si grandes souffrances, qu'il ne pouvait supporter le branle du carrosse. Il s'excusait de ne pouvoir écrire de sa main à cause d'une douleur aiguë entre les épaules. De Narbonne il retournait à Fontainebleau, et, bien qu'il eût réparé ses complaisances pour Cinq-Mars par sa décision, il appréhendait de se rencontrer avec Richelieu et de subir ses reproches. Pourtant il ne pouvait passer près de Tarascon sans voir le Cardinal et il s'y fit porter. On dressa son lit à côté de celui de Richelieu. Il y avait plusieurs mois qu'ils ne s'étaient vus ; l'un avait passé par toutes les angoisses d'une disgrâce redoutée ; l'autre était embarrassé de sa faiblesse envers un traître. Leur émotion fut vive ; les larmes coulèrent. Le Ministre ne parla que de sa reconnaissance pour la bonté du Roi qui résistait à toutes les calomnies.

 Richelieu, en remontant le Rhône, prit à la remorque le bateau où était emprisonné De Thou. A Lyon, une commission composée de maîtres des requêtes et de conseillers du parlement de Grenoble attendait les prisonniers pour leur faire leur procès. Gaston d'Orléans, pour sauver sa vie, avait lâchement dénoncé ses complices et livré tous les secrets du complot. Cinq-Mars, convaincu par ce témoignage, se décida à avouer. Il eut même l'imprudence de nommer De Thou, qui n'était coupable que de discrétion. Les juges hésitaient à frapper De Thou. Mais Richelieu implacable voulait qu'il mourût aussi. Le chancelier Séguier découvrit une vieille ordonnance qui punissait le silence comme une complicité. Cinq-Mars et De Thou furent décapités publiquement sur la place des Terreaux (12 sept.).

Ce jour même Richelieu écrivait de Lentilly près de Lyon : Perpignan est es mains du roy ; et M. le Grand et M. de Thou en l'autre monde. Ce sont deux effets de la bonté de Dieu pour l'Estat et pour le Roy qu'on peut dire estre bien esgaux. A Tarascon, il avait reçu la nouvelle de la mort, à Cologne, de Marie de Médicis (13 juillet 1642). La malheureuse reine, depuis sa sortie de France, avait erré des Pays-Bas en Hollande, de Hollande en Angleterre, d'Angleterre à Cologne (oct. 1641), sollicitant toujours de Louis XIII et de son ministre la permission de rentrer en France. Richelieu n'eut ni remords ni regret. J'ay de la joye d'avoir veu par des lettres, écrivait-il le 22 juillet, qu'elle ayt eu grande repentance de ses fautes et qu'elle ayt pardonné de bon cœur à ceux qu'elle tenoit ses ennemis. Il ne pensait pas que le roi fût obligé d'acquitter ses legs. On amènera le corps à Dieppe honorablement, et de là avec honneur et dignité à Saint-Denis. Quand il sera là, on pensera à loisir à sa sépulture, faisant faire préalablement celle du feu roy (Henri IV). Je seray ravy, ajoutait-il, d'avoir soin de ces ouvrages.

De Lyon, il avait continué sa route vers Paris. Mourant et le corps rongé d'ulcères, il ne pouvait s'asseoir et se faisait porter  couché dans un lit garni de drap violet, qui ne pouvait pénétrer dans l'intérieur des maisons que par les portes et les fenêtres éventrées. Il n'oubliait pas les terreurs par lesquelles il avait passé. Il sollicita du Roi ou le renvoi de trois capitaines des gardes et du lieutenant des mousquetaires Troisvilles ou la permission de paraître devant lui entouré de ses propres gardes en armes. Sa défiance sentait l'insulte ; il réussit, non sans peine, à faire changer les officiers. Mais la mort le tenait.

Il se retrouva grand devant elle. Jusqu'au dernier moment, il expédia les affaires. Il commanda doucement à sa nièce Mme d'Aiguillon, la personne qu'il avait le plus chérie, de se retirer et de lui épargner la vue de ses larmes. Quand le curé de Saint-Eustache, avant de lui donner l'hostie, lui demanda s'il pardonnait à ses ennemis, il répondit fermement qu'il n'en avait pas eu d'autres que ceux du Roi et de l'État. C'est avec cette assurance déconcertante que mourut l'homme qui avait fait à la Raison d'État, à sa propre fortune et à la grandeur de la France le sacrifice de tant de vies humaines (4 déc. 1642).

Louis XIII survécut sept mois à son ministre. Il l'avait tellement respecté durant sa vie qu'il l'appréhendoit encore après sa mort. Il ne changea rien au gouvernement et se déclara plus résolu que jamais à la guerre ; il nomma ministres d'État Sublet de Noyers, qu'il ne tarda pas à renvoyer, le cardinal Mazarin et Chavigny.

Mais la réaction fut plus forte que sa volonté. Peu à peu il laissa rentrer la plupart des exilés, comme le duc de Vendôme et la duchesse de Guise, il admit à la Cour les disgraciés, il fit sortir de la Bastille Bassompierre, Vitry et les autres prisonniers. Mais s'il pardonnait, il n'oubliait pas. Comme il se sentait mourir, il régla les affaires du royaume pendant la minorité de son fils. Il aurait enlevé la régence à la Reine sa femme et tout pouvoir au duc d'Orléans son frère, s'il n'y avait trouvé trop de difficultés. Le 20 avril 1643, il manda tout ce que la Cour avait de considérable et fit lire une Déclaration portant que la Reine serait régente, le duc d'Orléans, lieutenant général du royaume, le prince de Condé, chef du Conseil après lui, et que ces trois seraient assistés de quatre membres indestituables, sinon en cas de forfaiture, le cardinal Mazarin, le chancelier Séguier, Bouthillier, surintendant des finances, et Chavigny son fils, qui décideraient avec eux de toutes les affaires, à la pluralité des voix.

Le 14 mai 1643 Louis XIII mourut, illustre esclave jusqu'à la fin d'un ministre qui l'avait fait le plus grand roi du monde.

 

 

 



[1] SOURCES : Lettres du cardinal de Richelieu, surtout le t. V. Marius Topin, Louis XIII et Richelieu. Étude historique accompagnée de lettres inédites du Roi au cardinal de Richelieu, 1876. Cte de Beauchamp, Louis XIII d'après sa correspondance avec le cardinal de Richelieu, 1902. Mémoires de Henri de Loménie, comte de Brienne ; — de Fontrailles et de Montrésor, Mich. et Pouj., 3e série, III ; — de Montglat, 3e série, V ; — de La Porte, 3e série, VIII ; — de H. de Campion, éd. Moreau, 1857 ; — de Puységur, éd. Tamisey de Larroque, 1881 ; — du marquis de Chouppes, éd. Moreau, 1861 ; — de Madame de Motteville, éd. Riaux, 1886, I ; — de Nicolas Goulas, I, S. H. F. Charles Bernard, Histoire du roy Louis XIII, 1646. Tallemant des Réaux, Historiettes, p. p. Monmerqué et Paulin Paris, 3e éd., 1862, t. I : le cardinal de Richelieu ; t. II : le surintendant Bullion, Madame d'Aiguillon, le duc de Brézé, le maréchal de La Meilleraye ; t. III : Mesdames de Rohan. Archives curieuses, 2e série, V.

OUVRAGES A CONSULTER : Le Vassor, Histoire de Louis XIII, VI. Le P. Griffet, Histoire du règne de Louis XIII, 1758, III. Hanotaux, Histoire du cardinal de Richelieu, I. Victor Cousin, Madame de Hautefort, 1856. J.-P. Basserie, La Conjuration de Cinq-Mars, 1896.

[2] Plus exactement l'arrière-petit-fils, Charles-Emmanuel, père de Victor-Amédée, ayant épousé une fille de Philippe II.

[3] Louis XIII changea cet article du Testament ; il donna la surintendance de la navigation à Brézé et le généralat des galères à Armand-Jean, duc de Richelieu. Mémoires de Montglat, p. 185, Mich. et Pouj., 2e série, V.