HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — LE MINISTÈRE DE RICHELIEU.

CHAPITRE XI. — L'ADMINISTRATION DE RICHELIEU[1].

 

 

I. — COMMERCE ET INDUSTRIE.

RICHELIEU était arrivé au pouvoir avec l'ambition de relever l'État et de l'enrichir. Il rêvait de soulager les peuples, d'organiser une marine pour faire la police des mers, de rétablir le commerce et la marchandise. De ces grands projets du début, qui, sauf la création de la flotte, demeurèrent des projets, il est resté la preuve dans les mémoires qu'il fit rédiger par Charles Miron ou qu'il rédigea lui-même en 1625, — dans l'ordonnance de la même année qui ne fut pas publiée, — et dans les propositions qu'il soumit à l'Assemblée des notables. Ils indiquent ce que Richelieu aurait, sinon fait, du moins tenté, si les affaires extérieures n'avaient fini par absorber son temps et ses soins.

Il ne semble pas qu'il se soit occupé beaucoup du commerce intérieur. La suppression de l'office de grand voyer (janvier 1626) et l'attribution à ferme de l'administration des travaux publics aux présidents du Bureau des trésoriers de France ne sont probablement qu'une mesure fiscale. L'accaparement par l'État du service des postes, du transport des voyageurs et des colis inférieurs à 50 livres (1er février 1630 — mai 1630 — mars 1635) ; l'incorporation du roulage et des messageries aux cinq grosses fermes (mai 1635) ont peut-être servi les intérêts du public, mais le gouvernement avait moins en vue de favoriser la circulation que d'augmenter ses revenus. Richelieu n'a songé qu'en 1638 (sept.) à faire achever le canal de Briare, commencé sous Henri IV et depuis interrompu ; et encore s'est-il contenté d'autoriser maitre Guillaume Bouteroue et Jacques Guyon, receveurs des aides et des tailles, à faire ce travail à leurs frais et dépens.

Évidemment il s'intéressait avant tout au commerce extérieur, qui, bien compris et bien réglé, devait faire affluer l'argent dans le royaume, et plus particulièrement encore au commerce maritime, qui, vu le mauvais état et l'insécurité des routes de terre, était le plus facile et le plus lucratif.

Son ambition est celle des protectionnistes de tous les temps : il faut vendre le plus possible aux étrangers et leur acheter le moins possible. Longtemps, déclare-t-il, il a été trompé sur le commerce que les Provençaux font au Levant. J'estimois, avec beaucoup d'autres, qu'il étoit préjudiciable à l'État, fondé sur l'opinion commune qu'il épuisoit l'argent du royaume pour ne rapporter que des marchandises non nécessaires.... Mais il est revenu de ses préventions en constatant que les sujets du roi portaient beaucoup moins d'argent en Levant que de marchandises fabriquées en France. La France, trop abondante en elle-même, n'a besoin de personne, et tout le monde a besoin d'elle .... Pourvu que nous sçachions nous bien aider des avantages que la nature nous a procurés, nous tirerons l'argent de ceux qui voudront avoir nos marchandises, qui leur sont si nécessaires, et nous ne nous chargerons point beaucoup de leurs denrées, qui nous sont si peu utiles.

Il remarque que la Hollande, qui ne produit que du beurre et du fromage, fournit presque à toutes les nations de l'Europe la plus grande partie de ce qui leur est nécessaire. Gênes même, qui n'a que des rochers en partage, est sans contredit la ville la plus riche d'Italie. Pourquoi la France ne gagnerait-elle pas autant à l'exportation de ses nombreux produits ?

La plupart de ses contemporains ne pensaient pas autrement. La grande Ordonnance de 1629 codifie les mesures prises pour le développement du commerce maritime. Une marine de guerre, forte de cinquante vaisseaux, tiendra la mer libre et protégera la marine marchande et la grande pêche. Tous les mariniers, calfats, constructeurs de navires, cordiers, voiliers et pêcheurs, employés à l'étranger, seront tenus, sur peine de confiscation de corps et de biens, de rentrer dans le royaume et. de se mettre à la disposition du roi et des marchands. Les armateurs, capitaines et conducteurs de navires pourront, avec le congé du Grand Maitre, commercer en tous lieux et faire des prises sur tous ceux qui leur empeschent la liberté du commerce et de la navigation. Le droit de bris et d'épave est supprimé. Les seigneurs riverains des mers ou des fleuves ne pourront lever que les droits approuvés et tarifés par le Conseil du roi.

Le monopole — aussi complet que possible — est assuré à la marine française. Défense aux étrangers, sous peine de confiscation des navires et de la cargaison, de charger dans les ports du royaume aucunes denrées, marchandises ni biens quelconques, sauf et réservé le sel, à moins qu'il ne se trouve dans ces ports aucun navire appartenant aux sujets du roi.

Les Français, protectionnistes par principes et libre-échangistes par nonchalance, négligeaient de lever les taxes douanières qu'ils avaient établies, mais les étrangers ne se relâchaient pas de leur vigilance. L'Ordonnance s'indignait de cet asservissement insupportable et voulait que désormais les marchands étrangers fussent astreints à payer en France les mêmes droits que les marchands français dans leur pays. Les ventes et les achats pour le compte des étrangers ne pourraient être faits que par des commissionnaires français, nés de pères français. Il était défendu aux marchands d'une ville française de prêter leur nom et leur marque pour faire bénéficier les marchands étrangers des privilèges de sa ville.

Des mesures prohibitives protégeaient l'industrie des draps ; la sortie des laines françaises et l'entrée des draps manufacturés étrangers étaient absolument interdites.

Ces mesures, maintenues avec rigueur, auraient pu à la longue produire quelques bons effets. Mais le roi avait trop d'affaires. Il ménageait les Anglais et les Hollandais et n'osait pas appliquer contre eux son Acte de navigation. Les consuls de Marseille se plaignent en 1641 que divers marchands affrètent des navires anglais, hollandais et flamands et ôtent le pain et la vie à nos mariniers. Dans un règlement qu'il propose au roi sur le commerce (1634), La Gomberdière constate que l'Angleterre expédie en France tous les ans plus de deux mille tant navires que vaisseaux, chargés de diverses marchandises manufacturées, comme draps, etc. La Flandre fait grand profit sur nous, par la vente de ses tapisseries, peintures, toiles, etc., et l'Italie, par celle des draps de soie, toiles d'or et d'argent.

Pourtant, remarquait La Gomberdière, Paris est sans pair par la manufacture des plus belles et plus riches tapisseries du monde. A Saint-Quentin, Laval et Louviers, il se fait des toiles aussi belles, bonnes et fines que celles qu'on apporte d'Hollande. Amiens s'est enrichie par la fabrication des serges et des camelots. Paris, Tours, Lyon, Montpellier excellent à faire des velours, satins, taffetas et autres marchandises de soie, autant belles et bonnes qu'il s'en puisse faire dans l'Europe. Tours, surtout, était, au dire de Richelieu, une ville industrieuse. Elle faisait des pannes si belles qu'on les recherchait à l'étranger ; ses velours rouges, violets et tannés l'emportaient sur ceux de Gênes ; c'était quasi le seul endroit où il se fait des serges de soie. Ses 800 métiers et ses 700 moulins pour la soie occupaient, dit-on, 20.000 ouvriers.

Cependant les Français s'obstinaient à faire venir du dehors les marchandises d'usage et les étoffes de luxe : draps, soie, rubans, passements, linges fins, dentelles, etc. C'était la principale, sinon l'unique cause, pensait-on, de la ruine de l'industrie nationale. Par des lois contre le luxe, le gouvernement combattait la mode, qui profitait surtout à l'étranger, mais ses efforts étaient restés jusque-là sans résultats, comme l'avoue Louis XIII, dans un nouvel édit somptuaire, d'ailleurs (24 nov. 1639). Aussi dans ce royaume qui abondait en toutes choses, les peuples étaient pauvres et inoccupés. Pour les habituer à tirer parti des biens que Dieu leur donne, La Gomberdière proposait d'établir dans les principales villes des bureaux et maisons communes, où l'on appellerait les plus capables ouvriers du royaume, et où, sous leur direction, on organiserait le travail, et, tout d'abord, celui de la laine et de la soie, comme le plus utile.

L'Espagne était notre meilleur client. Elle se fournissait en Forez et Limousin de quincaillerie à bon marché, qu'elle portait aux Indes et autres lieux ; elle achetait, à Paris et dans l'Île-de-France, les passements et points coupés, à Tours, des pannes dont les riches Espagnols faisaient des manteaux. Elle importait en masse des blés, pastels et toiles de France. On peut donc juger du dommage que causa Louis XIII à ses sujets quand il leur interdit en 1635, lors de la déclaration de guerre à Philippe IV, tout commerce avec les possessions espagnoles. C'était le plus vaste — et à peu près l'unique marché extérieur ouvert à l'agriculture et à l'industrie française — qui se fermait. Aussi, comme sous Henri IV, le gouvernement fut-il obligé de souffrir la contrebande et même, en 1639, de retirer son interdiction.

Les Anglais et les Hollandais n'étaient nos amis qu'en politique extérieure. Sans succès aussi, le Cardinal avait essayé d'ouvrir au commerce français un pays qui, comme en font foi les nombreuses relations insérées dans le Mercure François, commençait à attirer l'attention de l'Europe occidentale, la Russie. Il avait envoyé en Danemark Deshayes de Courmenin et avait obtenu que les Français allant à Narva (d'où ils rapportaient les agrès et autres choses nécessaires à la navigation) ne payassent plus au passage du Sund que 1 p. 100, au lieu de 5 p. 100 qu'ils payaient auparavant (juillet 1629). L'ambassadeur passa ensuite en Moscovie et fut bien reçu du tsar, Michel Romanof, qui accorda aux Français pleine liberté de trafiquer dans ses États, mais leur refusa l'autorisation d'organiser une compagnie pour aller chercher en Tartarie et en Perse les marchandises de ces pays, promettant toutefois qu'il les ferait donner à si bon marché par ses sujets qu'on n'aurait point de lieu de les y aller querir.

Mais, à la fin de son ministère, Richelieu constatait que les Flamands et les Hollandais avaient attiré à eux le trafic du Nord.

Dans la Méditerranée, les Barbaresques faisaient, depuis 1619, rude guerre aux Français et entravaient le commerce du Levant. Sanson Napollon (probablement un Corse), consul de France à Alep de 1614 à 1616, parvint à conclure un traité qui rétablissait la paix entre Alger et la France, une paix perpétuelle (19 mars 1628), et qui reconnaissait à la France la possession du Bastion de France et de la Calle et le droit de fonder un comptoir à Bône pour le trafic des cuirs et des cires.

La paix perpétuelle ne dura pas un an. Sanson Napollon fut tué (mai 1633), en essayant de prendre par surprise le comptoir fortifié de Tabarque, qui appartenait aux Lomellini de Gênes, et faisait concurrence aux comptoirs français. La course ne fut jamais plus productive. De 1625 à 1634, les Algériens prirent aux Français 80 vaisseaux, 1 331 marins ou passagers et 4 752.000 livres. Le parlement de Provence remontrait en 1635 que le commerce du Levant était perdu, si le roi n'employait pas les galères contre les pirates barbaresques.

Samson Le Page, envoyé en ambassade à Alger, ne réussit pas à rétablir la paix (juillet-sept. 1634). Une croisière de Sourdis (10 juin-29 juillet 1636), l'apparition d'une flotte devant Alger (nov. 1637) et deux autres démonstrations navales n'eurent aucun effet. La guerre ne cessa plus.

Au Maroc, il fallut envoyer deux expéditions contre les pirates de Salé, qui avaient capturé beaucoup de navires français, pour les décider à relâcher leurs prisonniers contre une bonne somme d'argent, à admettre un consul nommé par Richelieu, à accorder aux Français le libre exercice de leur religion (3 sept. 1630).

Le chevalier de Razilly, qui avait dirigé ces croisières, signa avec le sultan du Maroc, Muley-El-Oualid, un traité (17 sept. 1631) qui reproduisait les principales clauses des capitulations accordées en 1604 à Henri IV par le Grand Turc. Les esclaves français furent mis en liberté. Par un article additionnel, les Français promirent de ne pas aider les Espagnols contre le sultan du Maroc et lui permirent de se pourvoir en France de vivres et de munitions.

Toutes ces conventions ne servirent guère qu'à délivrer quelques centaines de captifs.

Le commerce du Levant, troublé par la course, était en outre grevé de lourdes impositions qui, s'ajoutant aux frais de nolis, de courtage et d'assurances, représentaient les 40 ou 45 p. 100 de la valeur de la cargaison. Même à ce prix, il n'était protégé ni contre les attaques des corsaires, ni contre les avanies des Turcs, ni contre les extorsions des consuls et de l'ambassadeur du roi à Constantinople, ni contre la concurrence des Anglais et des Hollandais. Le trafic qui, en 1624, n'était déjà plus que de 15 millions de livres, baissa encore de 1635 à 1648 et tomba à 6 ou 7 millions. Le nombre des navires qu'il occupait diminua encore plus ; en 1621, la flotte marchande du Levant est de 400 vaisseaux ; en 1633, de 182 ; en 1664, seulement de 30.

 

II. — COMPAGNIES DE COMMERCE ET DE COLONISATION

RICHELIEU pensait avec raison que des particuliers seraient la proie des corsaires et des princes nos alliés, parce qu'ils n'auraient pas les reins assez forts. Il favorisa donc de tout son pouvoir le groupement des capitaux et des volontés, et certes les compagnies anglaises à chartes ne furent pas plus libéralement privilégiées que les siennes.

La première, la Compagnie du Morbihan, fondée, en 1625, au capital de 1.600.000 livres, obtint le monopole du commerce avec la Nouvelle-France, les fies d'Amérique, la Moscovie, la Norvège, la Suède et Hambourg. Le roi lui cédait le havre du Morbihan, pour la sûreté de ses vaisseaux et la fondation d'une ville libre ; la juridiction civile et criminelle en la dite ville et banlieue du Morbihan et lieux qui en dépendent ; et, moyennant un abonnement de trois cents livres, l'exemption de tout impôt. Mais les États et le parlement de Bretagne protestèrent contre ces privilèges. La Compagnie disparut un an après.

La Compagnie de la Nacelle de Saint-Pierre Fleurdelysée, qui lui succéda (1627), put faire des voyages au loin, fonder des colonies aux lieux qu'elle avisera, conquérir des terres pour en jouir en toute propriété ; — négocier et commercer en tous les pays qui ne seront ennemis déclarés de cette couronne, même dans les pays de Septentrion comme Moscovie, Norvège, Danemark, Suède, Hambourg et autres lieux ; traiter avec tous ces États, à condition de communiquer les traités au Grand Maitre et Superintendant général du Commerce de France ; — trafiquer tant par les mers et les rivières que par terre ; — installer des pêcheries sur mer ; — construire des vaisseaux ; — établir des manufactures de draps de soie et de laine, etc. ; — semer le riz, planter les cannes de sucre et le raffiner ; — fabriquer des armes et autres ouvrages de fer, de cuivre et de laiton, ainsi que du savon, fromages, beurres ; — faire et affiner des verres de cristal ; — travailler aux mines, ensemble aux vaisseaux de porcelaine et vaisselle de faïence à la façon des Indes et d'Italie et à tous autres ouvrages et manufactures qu'elle reconnaîtra utile.

Le roi désignera à la Compagnie deux lieux non habités et abordables aux navires, l'un sur la mer Océane, l'autre sur la Méditerranée avec pouvoir d'y faire bâtir maisons, même les clore et enfermer de murailles pour se tenir à couvert de l'invasion de corsaires et ennemis.

Il lui abandonne toutes minières qui demeurent inutiles en ce royaume ; ainsi que les terres vaines, les landes, les marais qu'elle pourra défricher et fertiliser.

Elle pourra s'emparer des vagabonds et mendiants valides et les garder pendant six ans sans leur devoir autre chose que la nourriture et le vêtement.

C'était tout le commerce intérieur et extérieur, c'était l'exploitation des rivières, des étangs et des mines, c'était l'usage du sol et du sous-sol que Richelieu cédait à une seule Compagnie. Nul document ne montre plus que ces lettres patentes ce goût du vaste qui d'après Turenne était la faiblesse du génie de Richelieu. La Compagnie ne parvint pas à s'organiser.

Pour une tache plus restreinte, quoique considérable encore, se fonda, sous le patronage de Richelieu, une autre Compagnie, celle des Cent associés, qui, par contrat passé à Paris (29 avril 1627) s'engagea à transporter à la Nouvelle-France, dès l'année suivante (1628), 2 à 300 ouvriers de tous métiers — et en quinze ans (finissant en décembre 1643) 4.000 personnes, qu'elle devait loger, nourrir, entretenir pendant trois ans, et ensuite pourvoir de terres suffisantes avec le bled nécessaire pour les ensemencer la première fois et pour vivre jusques à la récolte prochaine.

En compensation, le roi (6 mai 1628) cédait à perpétuité à la Compagnie en toute propriété, justice et seigneurie, le fort et habitation de Québec avec tout le pays de la Nouvelle-France, dite Canada, depuis la Floride jusqu'au cercle arctique et depuis Terre-Neuve jusqu'au grand lac dit Mer Douce, tant et si avant qu'ils pourront étendre et faire connaître le nom de sa Majesté, à condition seulement de prêter foi et hommage, avec une couronne du poids de huit marcs, à chaque changement de règne et de présenter au roi régnant, afin qu'ils fussent investis par lui, les officiers chargés de rendre la justice en dernier ressort.

Mais pour soutenir ces grands corps à qui il confiait la colonisation d'un continent et la mise en œuvre des ressources inexploitées du royaume, Richelieu aurait eu besoin de tout son temps et de beaucoup d'argent. Il n'eut ni l'un ni l'autre ; les Compagnies périrent ou périclitèrent ; les colonies devinrent ce qu'elles purent. Pendant le siège de La Rochelle, les Anglais avaient bloqué le Saint-Laurent et forcé Champlain, gouverneur de l'habitation de Québec, à capituler. Ce ne fut qu'après le traité de Saint-Germain (29 mars 1632) qu'ils se décidèrent à évacuer le pays. Champlain retourna à Québec en 1633 avec deux cents personnes, matelots et colons, dont trois femmes ; il fit fortifier en amont de Québec le poste des Trois Rivières, et, pour protéger la traite (le trafic avec les sauvages), bâtit le fortin qu'il nomma Richelieu. Il mourut en 1635.

La Compagnie des Cent associés était obligée par son contrat à transporter en dix ans au Canada 4.000 colons. Mais elle se borna à concéder d'immenses terres : le domaine de Beaufort à un sieur Giffart, de Mortagne, qui amena des paysans et des artisans et le premier exploita le sol ; d'autres domaines à des familles de Normandie, venue avec le nouveau gouverneur, M. de Montmagny (1636). La colonie n'avait pas, en 1642, plus de deux cents habitants établis à demeure.

Cependant les missionnaires arrivaient, en nombre dans ces nouvelles terres, où il y avait tant d'indigènes à convertir ; d'abord les Récollets, puis, à partir de 1625, les Jésuites. Richelieu et Louis XIII avaient interdit le Canada aux protestants et hissé le champ libre à l'évangélisation catholique.

Les Jésuites s'attachèrent à isoler les sauvages convertis et à les préserver du contact corrompu des civilisés. Le P. Jean Brébeuf fonda en 1634 la mission des Hurons. Très loin vers l'Ouest, près des grands lacs, les Hurons furent répartis en paroisses, Sainte-Marie, Saint-Louis, Saint-Joseph. C'était comme un territoire fermé, dont les Pères étaient les chefs, les administrateurs et les prêtres et où des peuples enfants vivaient dans l'état d'innocence, un autre Paraguay dans l'Amérique du Nord.

L'activité française semblait n'avoir d'autre tâche que de convertir, de moraliser, d'instruire les Indiens[2] Le Canada , qui comptait à peine, en 1642, deux cents colons, avait un couvent, un hôpital, un collège, un séminaire de jeunes Indiens, une école de filles, une maison de missions. La colonie, dit l'historien américain Parkmann, était faite pour les couvents, non les couvents pour la colonie. Les missionnaires étaient uniquement préoccupés d'arracher à Satan une province de son empire ; mais l'esprit du mal se défendait avec rage. Deux forces en lutte se disputaient la domination du Canada ; d'un côté le Christ, la Vierge et les Anges avec leurs ministres, les prêtres ; de l'autre le Diable et ses suppôts, les Iroquois.... N'importe, le martyre était un attrait de plus.

Champlain avait eu le tort de prendre parti pour les Hurons et les Algonquins contre les Iroquois ou, comme ils s'appelaient. eux-mêmes, les Cinq nations, les plus intrépides et. les plus féroces guerriers de l'Amérique du Nord. En relations avec les Hollandais qui avaient fondé New-Amsterdam (aujourd'hui New-York), ils s'étaient procuré des armes à feu. Ils avaient juré de détruire les Algonquins, les Hurons et les Français et rôdaient partout en quête de butin à faire, de femmes à ravir, de chevelures à scalper. En 1648, ils surprirent Saint-Joseph, où vivaient 400 familles huronnes civilisées, mais amollies par le catholicisme dévot des Jésuites ; ils brûlèrent, massacrèrent. L'année suivante, ils enlevèrent Saint-Ignace et Saint-Louis, écorchèrent vivant le P. Brébeuf, fondateur de la Mission Après les Hurons, ils anéantirent les Eries et les Andastes (1650-1675) et, pendant un demi-siècle, furent les chefs de toute cette barbarie et la terreur de la Nouvelle France.

Les îles, pourvu qu'elles ne soient pas grandes comme des continents, sont les lieux les plus favorables à l'établissement de colons  français, parce que, les obligeant à se resserrer et à se grouper, elles les maintiennent dans les conditions réconfortantes de vie commune et de sociabilité traditionnelle, et parce que, d'autre part, emprisonnés dans un pays de peu d'étendue, ils ne peuvent se perdre au loin en quête d'aventures.

Ainsi s'explique en partie le succès des établissements des Antilles, — et plus tard de l'île Bourbon.

Pierre Belain, sieur d'Esnambuc, gentilhomme normand, et capitain du roi dans les mers du Ponant, qui avait, en 1625, fait une habitation à Saint-Christophe, fonda en 1626, au capital de 45.000 livres, une compagnie pour la colonisation des îles Saint-Christophe, La Barbade et autres situées à l'entrée du Pérou, depuis le 11e degré jusqu'au 186 de la ligne équinoxiale. Richelieu donna 3.000 livres et un vaisseau.

Les Anglais, qui s'étaient établis dans une autre partie de Saint-Christophe en même temps que D'Esnambuc, et les Espagnols, inquiets de l'apparition des Français dans leur domaine colonial, ne réussirent à chasser que pour peu de temps les 400 colons ou soldats installés dans l'Île. La Compagnie, réorganisée en 1635 (12 fév.) sous le nom de Compagnie des Iles d'Amérique, obtint la propriété de toutes les fies qu'elle occuperait du 10e au 30e degré, à charge de foi et hommage. Elle réoccupa Saint-Christophe, occupa la Martinique, la Guadeloupe, la Dominique, etc. En 1642, elle y avait transporté, dit-on, 4.000 colons ; et la population dépassait 7.000 habitants. Le roi s'était réservé le droit de nommer le gouverneur général ; il désigna le commandeur de Poincy (15 février 1638).

Des aventuriers de toutes nations s'étaient groupés au nord de l'île espagnole de Saint-Domingue, dans une région presque déserte. Ils chassaient et faisaient sécher la viande à la fumée, d'où leur nom de boucaniers. Nombre d'entre eux couraient les mers, corsaires ou plutôt pirates, et, comme on disait, flibustiers. Ils se retranchèrent dans l'île de la Tortue, dont Poincy fit prendre possession au nom de Louis XIII (août 1641).

La Compagnie jouissait de grands avantages commerciaux ; elle pouvait introduire en France en franchise le peton ou tabac, qui, depuis 1629, payait, venant d'autre part, un droit de 30 sous par livre.

Elle obtint encore en mars 1642 l'exemption de toutes taxes sur les marchandises qu'elle importait en France de ses établissements. Et pourtant, elle ne prospéra point et, comme épuisée par l'effort de la colonisation, liquida (1649-1651)[3]. Elle vendit à Du Parquet, neveu de D'Esnambuc, la Martinique, la Grenade, Sainte-Lucie ; au commandeur de Poincy, qui les acheta pour le compte de l'Ordre de Malte, Saint-Christophe, Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Sainte-Croix ; au sieur d'Houel, la Guadeloupe, Marie-Galante, la Désirade et les Saintes.

Les Compagnies fondées pour l'exploitation de l'Afrique et de l'Asie eurent un aussi mauvais sort. Depuis la fin du XVe siècle, les marins normands trafiquaient le long de la côte occidentale d'Afrique. Vers 1626, des marchands de Dieppe et de Rouen formèrent une Compagnie, sans lettres patentes et sans concession du roi, et fondèrent dans une île du Sénégal le comptoir de Saint-Louis. En 1633, ils cédèrent la place à une Compagnie qui obtint le monopole pendant dix ans du commerce du Cap Vert et des rivières de Sénégal et de Gambie. D'autres Compagnies exploitèrent avec le même privilège les territoires au nord et au sud du Sénégal, entre le cap Blanc et Sierra Léone. Toutes végétèrent jusqu'à Colbert, qui les fondit dans la Compagnie des Indes Orientales.

Dans le reste de l'Afrique, comme en Asie et dans l'Amérique du sud, le trafic semblait interdit aux Français. Les Espagnols défendaient jalousement leur monopole commercial, et les Hollandais, qui colonisaient aux dépens des Portugais, étaient très attentifs à décourager la concurrence européenne. Dans les mers du Sud (c'est-à-dire dans l'Atlantique Sud) et dans l'Archipel de la Sonde, aux périls de la mer s'ajoutait pour les navigateurs le péril des rencontres. Le droit maritime du temps admettait au delà de certaines limites un état de guerre perpétuel. Henri IV faisait savoir à ses sujets qu'ils risquaient biens et vie s'ils s'aventuraient à l'ouest du méridien de l'Ile de Fer et au sud du tropique du Cancer. Là commençait la région dangereuse où, pouvant tout oser, ils pouvaient tout craindre des Espagnols, des Portugais, et même des Anglais et des Hollandais. La situation n'avait pas changé au temps de Richelieu. ,

Cependant des efforts quelquefois heureux furent faits pour rompre le cercle et se donner de l'air.

En 1611, une Compagnie s'était formée pour faire le commerce des Indes Orientales ; elle ne fit rien. En 1615, une autre se constitua, pensant mieux faire. La première protesta. Les deux Compagnies furent réunies par arrêt du Conseil d'État et les lettres patentes du 2 juillet 1615 accordèrent à la nouvelle Compagnie le monopole pendant douze ans de la navigation et du commerce du côté du Levant par delà le Cap de Bonne-Espérance. L'année suivante, la Compagnie envoya dans l'Archipel de la Sonde deux navires conduits par des Flamands et des Hollandais, qui avaient navigué dans ces mers lointaines. Mais le gouverneur hollandais de l'Insulinde ordonna à tous les sujets des Provinces-Unies qui se trouvaient sur les vaisseaux de les quitter ; ils obéirent. Les Français furent forcés de revenir.

Une seconde expédition fut encore plus malheureuse (oct. 1619). L'Espérance, de 400 tonneaux, qui faisait route avec le Montmorency, disparut, probablement coulée par les Hollandais. Alors la Compagnie décida de ne pas dépasser Madagascar. Mais les ressources lui manquèrent même pour exploiter ce domaine restreint. Quelques marchands de Normandie reprirent l'idée de faire un établissement dans cette grande ile. Un marchand de Rouen, François Gauche, fit un voyage d'exploration, qui n'eut pas de résultat (1638).

Mais en avril 1642 se fonda une nouvelle Compagnie, probablement sous l'inspiration de Richelieu, comme on le devine au grand nombre d'officiers du roi qui y entrèrent.

Elle envoya pour prendre possession, quelques hommes, commandés par un certain Jacques Pronis, Rochelais et protestant, qui s'établit d'abord près de la baie de Sainte-Lucie et, de ce lieu insalubre, se transporta plus au sud sur une presqu'île rocheuse, où il bâtit le fort Dauphin.

Pronis était bizarre et violent. II força ses compagnons à cultiver la terre, pour planter le tabac de la Compagnie ; il les nourrit mal. Au contraire, il traitait bien les Malgaches. Les Français emprisonnèrent Pronis et se donnèrent pour chef Claude Le Roy, commis des seigneurs (directeurs) sous le gouvernement de Pronis (1645). Six mois après, arriva un navire avec 44 nouveaux colons ; Pronis fut rétabli. Il recommença à maltraiter les Français et se mit à tyranniser les indigènes. La plupart des colons l'abandonnèrent ; il ne resta à Fort-Dauphin que 29 personnes.

La Compagnie envoya Étienne de Flacourt, qualifié de commandant général, pour faire une enquête (1648). Pronis fut renvoyé en France (fév. 1650). Quatre ans après il retourna à Madagascar, et, rentré en grâce, fut chargé du commandement par Flacourt, qui s'absentait (1655). Pendant cet intérim, il se montra affable pour tous ; il favorisa, quoique protestant, les missionnaires. Il travailla activement à rebâtir l'église, la citadelle, le magasin, la maison du gouverneur qu'un incendie avait détruits. Il mourut le 23 mai 1655.

L'insuccès des Compagnies est le fait caractéristique de l'histoire coloniale et commerciale sous Henri IV et Louis XIII. Elles disparaissent, reparaissent et végètent. Ce n'était pas absolument la faute de Richelieu ; il leur avait sacrifié la liberté du commerce, octroyé les privilèges les plus nombreux, le monopole commercial le plus exclusif, et des droits régaliens sous la suzeraineté du roi de France. Convaincu que des associations, libres et puissantes, pouvaient seules fonder des comptoirs, trafiquer et coloniser au loin, entretenir une flotte et une armée, et se défendre des pirates, des sauvages et des rivalités européennes, il leur avait accordé beaucoup pour obtenir beaucoup en échange. Mais les Compagnies n'avaient pas de si hauts desseins. Elles étaient formées tantôt de quelques marchands, qui promettaient plus qu'ils ne pouvaient tenir pour avoir le monopole du commerce dans une région, ou par des officiers du roi, des conseillers d'État, des maires, des échevins qui risquaient quelques milliers de livres dans une entreprise désespérée, afin de se concilier la faveur du Principal Ministre. Ces derniers, quand ils avaient suffisamment montré leur bonne volonté, se déchargeaient sur d'autres ou s'excusaient. En dehors du monde religieux, les colonies n'étaient pas populaires. Les Français de ce temps étaient gens d'épargne, modestes en leurs goûts, casaniers, et qui aimaient mieux, comme le remarquait déjà Montchrétien dans son Traité d'Économie politique (1615), vivre petitement chez eux de quelque office que de tenter fortune aux colonies et à l'étranger. L'argent était timide La Compagnie des Iles se fonda au capital de 75.000 livres ; celle des Cent associés n'aurait disposé que de 300.000 livres, même si elle avait jamais compté cent actionnaires à 3.000 livres chacun. Comment, avec ces misérables ressources, pouvaient-elles suffire aux dépenses d'établissement, aux années improductives, à l'entretien d'une armée et d'une flotte, au transport et à la nourriture des colons ?

 

III. — LES GRANDS PROJETS FINANCIERS DE RICHELIEU.

RICHELIEU, en appauvrissant le pays, a contribué à rendre encore les capitaux plus défiants ; et., dans une certaine mesure, il est responsable de la faillite commerciale et coloniale.

Ses échecs viennent de l'énorme disproportion entre le but qu'il se propose et les moyens dont il dispose. Comme il a l'imagination ardente, il lui faudrait, pour l'accomplissement de ses grands desseins, beaucoup d'argent ; il n'en a pas. Ces gouvernements d'ancien régime sont toujours obérés. Après douze ans d'économie, Sully avait été ramené aux expédients par la préparation de la campagne de Juliers. Ce fut bien pis quand les largesses de Marie de Médicis eurent dissipé l'épargne de la Bastille. L'expédition de la Valteline et la révolte des huguenots mirent Richelieu aux abois.

Aux notables réunis en décembre 1626, le surintendant des finances, D'Effiat, déclara, qu'à son entrée en charge, en juin 1626, il n'avait rien trouvé à l'Épargne. Les revenus de l'année 1627 étaient en partie consommés : le quartier (trimestre) de janvier entièrement mangé ; celui d'avril entamé. Les fermiers généraux des Aides avaient avancé un million de livres et les sous-fermiers 500.000, pour s'en rembourser aux quatre quartiers de l'année. On devait aux garnisons et aux troupes en campagne 22 millions de livres ; aux magistrats et autres officiers 2 millions. D'Effiat s'était procuré quelque argent par emprunt, dont les intérêts montent à plus d'un million de livres et absorbent ce qui reste de la recette 1627.

Les impôts ne pouvaient plus suffire à équilibrer le budget. Le revenu du domaine est tiré à néant[4] ; les tailles rapportaient 19 millions de livres, mais il n'en revenait à l'Épargne, toutes charges déduites, que 6 millions ; la ferme générale des gabelles était, en chiffres ronds, de 7.400.000 livres, sur lesquels 6 300.000 livres étant aliénés, le roi ne retirait que 1.100.000 livres ; la ferme des Aides portait des charges de près de 2 millions de livres, et ne suffisait pas à les acquitter.

Le déficit, qui était en 1624 de 10 millions, allait s'élargissant.

En ce chaos d'affaires, disait le Surintendant aux notables, le roi désire avoir vos avis pour apprendre par quelles façons il s'en pourra démêler et tirer hors de la nécessité pressante.

A cette détresse extraordinaire, Richelieu, lui, proposait un remède extraordinaire et capable d'en empêcher à jamais le retour : le rachat du domaine. Le jour même de l'ouverture de l'Assemblée (2 déc.), il supplia les notables en termes éloquents de lui en fournir les moyens.

Il est impossible de toucher aux despenses nécessaires pour la conservation de l'Estat ; y penser seulement seroit un crime ; c'est pourquoi sa Majesté, préférant le public à son particulier, vent de son mouvement retrancher sa maison, ès choses mesmes qui touchent sa propre personne Par tels mesnages, on pourra diminuer les despenses ordinaires de plus de trois millions ; somme considérable en elle-mesme, mais qui n'a point de proportion au fonds qu'il faut trouver pour esgaler la recepte à la despense.

Reste donc à augmenter les receptes, non par nouvelles impositions, que les peuples ne sçauroient plus porter, mais par moiens innocens... Pour cet effet., il faut venir au rachapt des domaines, des greffes et autres droits engagez, qui montent à plus de vingt millions....

Si l'on vient à bout de ce dessein et que la France jouisse tous les ans du revenu qui reviendra de ces rachapts, ce qui semble à présent impossible et qui toutefois est nécessaire pour le bien de l'Estat sera dès lors très facile à sa Majesté.... et je me sentirois très particulièrement redevable à Dieu, en ceste occasion, s'il me prenoit deux heures après l'accomplissement d'un si haut, si glorieux et si saint dessein.

Richelieu espérait que l'opération augmenterait le revenu de l'État de six millions de livres.

Les notables ne se décidèrent pas à fournir au gouvernement les 20 millions nécessaires pour racheter immédiatement le domaine ; ils furent d'avis de le remettre à ferme, à charge pour les fermiers de payer aux acquéreurs qui seraient dépossédés l'intérêt au denier seize (6,025 p. 100) du prix d'achat, en attendant le remboursement[5]. Les guerres recommencèrent et le domaine resta aliéné.

Dans son Testament politique, qui est le monument de ses bonnes intentions, Richelieu expose le projet d'un remaniement complet des impôts. On diminuerait la taille de 17 millions, mais on rétablirait l'impôt du sou pour livre, qui donnerait 12 millions, et on porterait les gabelles à 25 millions, en supprimant toutes les exemptions des provinces. L'État gagnerait 15 millions et le peuple serait soulagé par la décharge des tailles et l'usage libre du sel, chacun n'en prenant qu'autant qu'il en voudroit et pourroit consommer. Quant aux habitants des provinces autrefois exemptes, on les indemniserait par une décharge de la taille équivalente à l'augmentation du prix du sel.

Mais Richelieu ne propose cette réforme qu'il estime juste et raisonnable que pour l'écarter, parce que les communautés et les peuples sont soupçonneux et méfiants et que les grands changements sont quasi toujours sujets à des ébranlements fort périlleux. Telles nouveautés, dit-il, ne doivent jamais être entreprises si elles ne sont absolument nécessaires.

Il y a un moyen plus facile d'enrichir le prince sans grever les impôts, c'est le remboursement des offices les moins coûteux et les plus incommodes au public et d'une grande partie des rentes constituées. L'opération doit se faire, non en un an, parce qu'il faudrait se procurer comptant une somme immense, ni en quinze ou vingt ans, parce que notre nation est incapable de persévérer si longtemps en même résolution, mais en sept ans et en y employant 48 millions de fonds.

Après, l'État disposera tous les ans de trente millions sur les quarante-cinq qu'il paie aux officiers inférieurs et à ses créanciers ; il pourra décharger les peuples de la moitié des tailles. Le budget des recettes sera ainsi établi :

Tailles

22

millions.

Aides

4

Gabelles

19

Autres Fermes

12

Total

57

millions.

Desquels ayant ôté quinze millions pour l'acquit des charges (gages et créances), il restera quarante-deux millions qui entreront tous les ans à l'Épargne, somme si notable qu'il n'y a aucun État en la chrétienté qui en tire la moitié, ses charges préalablement acquittées.

Ainsi, dans le silence du cabinet, Richelieu disserte et rêve sur la réforme de l'impôt et le rétablissement des finances. Il s'enthousiasme pour ce projet, comme il se passionnait en 1646 pour le dégagement du domaine ; il le déclare raisonnable et aisé et il se promet de l'exécuter à la paix. Mais, même si les événements ne l'avaient pas dispensé de tenir parole, il était trop ignorant des finances pour mener à bien cette vaste opération de remboursement.

 

IV. — L'ADMINISTRATION DES FINANCES.

IL aurait dû s'en remettre à ses commis, comme il fit pendant tout son ministère. Un mois avant la déclaration de guerre à l'Espagne (23 avril 1635), il écrivait à Bullion, successeur de D'Effiat : Je confesse tellement mon ignorance en affaire de finance et vous y recognois si entendu que le seul advis que je vous puis donner est de vous servir de ceux que vous trouvez plus utiles au service du roy.

Bullion était un homme habile, lié avec les traitants et qui jouit presque jusqu'à la fin de la confiance du Cardinal. Mais, quelque ingénieux et peu scrupuleux qu'il fût, il était souvent à court. Il n'y a pas un teston en l'Épargne, écrivait-il le 8 septembre 1637. A peu près à la même époque, il s'excusait de ne pouvoir satisfaire à des demandes d'argent du Cardinal : ... V. E. peut s'assurer que, s'il estoit question de sauver ma vie, je ne m'y emploierois de meilleure sorte.

En 1639, le revenu brut de l'impôt étant de 116 millions en chiffres ronds, et la dépense d'environ 172 millions, c'était donc un déficit de 56 millions, le tiers du budget total[6], auquel Bullion devait pourvoir. Il vécut d'expédients. Il lui fallut par n'importe quels moyens se procurer de l'argent, pressurer les peuples, traiter avec les financiers, engager l'avenir pour suffire au présent. De ces moyens ordinaires et extraordinaires, on sait d'ailleurs peu de chose. L'observation de Michelet reste juste : L'histoire de Richelieu, écrivait le grand historien, est obscure quant au point essentiel ; les ressources, les voies et moyens. De quoi vivait-il, et comment ? on ne le voit ni dans les Mémoires ni dans les pièces.

Il a usé et abusé des ventes d'offices. L'idée n'en est pas nouvelle.

Mais Richelieu est original en ceci qu'il crée des offices qui ne servent à rien, sinon à rapporter au roi l'argent qu'ils content à leur acheteur... Sans doute les sujets trouvent ces offices gênants, mais le roi a tout prévu, même le mécontentement, car il laisse aux intéressés la faculté de les racheter. Un édit de février 1626 créa des offices de commissaires-receveurs héréditaires des deniers des saisies réelles, dont la fonction consistait à enregistrer les exploits des saisies réelles faites par les huissiers et sergens. Le consulat de Lyon réclama pendant dix ans. Le 12 septembre 1637, un arrêt du Conseil l'autorise à rembourser l'office ; ce qu'il fait et l'office est supprimé (mars 1638), malgré l'opposition du propriétaire. Mais, en décembre 1639, un édit crée non plus un office de commissaire aux saisies réelles, mais six[7].

Le gouvernement prend l'habitude d'ériger en titre d'office et de vendre des charges purement municipales. En 1632, il crée à Lyon des contrôleurs de deniers communs patrimoniaux et octrois ; en 1635, un procureur du roi et greffier du consulat.

Le Consulat réclame ; il obtient satisfaction, moyennant 25.000 livres. Des faits du même genre se produisirent partout.

Enfin les corporations de métiers sont à leur tour menacées. C'est un simple avertissement sans doute que la création des prud'hommes et vendeurs de cuirs (1640), mais c'est aussi une indication dont profiteront les héritiers du pouvoir et des procédés de Richelieu. Ce qu'on voit bien, c'est la détresse de ce gouvernement. Il emprunte 34 060000 livres, gagés sur les recettes de la taille, à 20 p. 100 ; 14 millions sur les Aides à 14,28 p. 100 ; 39 450.000 livres sur les gabelles à 13,46 p. 100 ; au total, il doit, pour 87 510.000 livres de fonds versés un intérêt annuel de plus 14 millions. La dette, qui était de 5 à 6 millions en 1610 monte à 20838 527 livres. L'État ne trouve préteur à des taux moins usuraires que par contrainte ; les taxes sur les aisés et sur les petits aisés sont des emprunts forcés sur les riches et sur d'autres qui le sont moins. A l'occasion, il ne paie pas les intérêts ; en 1639, il retranche un quartier de rentes ; en 1642, la moitié d'une quartier. C'est en trois ans une réduction de 37,50 p. 100, sur 100 livres de rente.

Bullion se procura aussi des ressources par une refonte des monnaies. Par suite de la production énorme des mines d'argent d'Amérique[8], l'or, dont la quantité restait à peu près stationnaire, avait beaucoup augmenté de prix. L'écu d'or (d'Henri III), qui valait, en 1602, 3 livres d'argent, était estimé, en 1636, 4 livres 14 sols, et le marc d'argent entre ces deux dates était passé de 240 livres 10 s. à 320 l., pour atteindre en 1640 à 384 l. Le rapport entre la valeur des deux métaux, qui était de 11,85 en 1615, était de 12,80 en 1636 et de 14,70 en 1640.

Le gouvernement déplorait que le surhaussement fit enchérir toutes choses ; il ne le croyait pas durable et craignait que le retour de l'or à sa juste valeur ne causât la ruine de ceux qui en seraient abondamment pourvus. Il ordonna donc que l'écu d'or serait ramené successivement, du 13 août 1631 au 30 avril 1632, de 4 livres 3 sols à 3 l. 15 s., qui est son prix véritable. En 1633, sur les vives réclamations des populations, il consentit que les écus d'or fussent exposés (négociés) à 41. 6 s., mais jusqu'à la fin de l'année seulement. Toutes ces mesures ne réussirent qu'à faire cacher l'or ou à le faire sortir du royaume.

Le prix élevé de ce métal surexcitait la fraude ; il y avait une multitude de faux monnayeurs de toute qualité. En outre, beaucoup  de gens, qui ne se croyaient pas tels, s'appliquaient à rogner, jusqu'à les réduire d'un tiers ou même de la moitié, les pièces étrangères qui avaient cours légal et les pièces françaises. Naturellement les marchands ne prenaient les espèces légères qu'après les avoir pesées, et pour leur valeur réelle. Sur le conseil de l'intendant des finances, Cornuel, qui voulait, dit-on, se débarrasser de soixante mille pistoles rognées[9], le roi défendit de peser les monnaies d'or et d'argent. Le commerce s'obstina à employer la balance pour ses recettes, mais obligea l'État à recevoir les pièces à leur prix officiel. Ce fut pendant quatre ou cinq ans une incroyable confusion[10]. Pour en sortir, le gouvernement ordonna de porter à la monnaie toutes les monnaies d'or légères (31 mars 1640). Il les refondit et les transforma en trois types de 5, 10 et 20 livres qui, du nom du Roi, furent appelés louis, double-louis, demi-louis. La pièce de 10 livres — le louis proprement dit — valait environ (valeur absolue) 20 francs de notre monnaie. Elle fut fabriquée au titre de 22 karats, soit environ 916/1000 au lieu de 958/1000, qui était le titre des anciens écus. Cette économie d'environ 4 p. 100 de métal précieux sur une somme que Fontenay-Mareuil évalue à 80 millions de livres fut une grande perte à ceux qui les avoient (les espèces légères), mais non pas au Roy et au royaume. Elle permit de continuer la guerre.

On frappa aussi des écus d'argent de 3 livres — et aussi des louis d'argent de 30, 15 et 5 sols, qui remplacèrent les anciennes pièces divisionnaires d'argent : teston, demi-quart d'écu, franc, demi-franc, quart de franc. Le louis d'or, gravé par un artiste célèbre, Warin, était pour la beauté comparable aux monnaies antiques — et si parfaitement rond qu'il n'était pas possible de le rogner.

Mais les espèces fortes, que le gouvernement n'avait pas décriées, montèrent par rapport au louis d'un chiffre égal à la différence de leur titre, et, la dépréciation de l'argent continuant, la pièce d'or de 10 livres devint plus tard la pièce de 20 livres.

La taille, qui n'arrivait pas, en 1610, à 17 millions, touchait presque, en 1642, à 44 millions, auxquels il faut ajouter 25 millions de suppléments : étapes, subsistances et quartiers d'hiver. Cette surcharge était encore aggravée par le rétablissement de la contrainte solidaire, abolie sous Henri IV, et qui rendait chacun des taillables responsables des contributions de toute la paroisse. Bien plus, par une extension inouïe, chaque paroisse d'une Élection dut répondre pour l'Élection tout entière. En même temps que le gouvernement épuisait les campagnes, il introduisait la taille dans les villes, qui jusque-là en étaient exemptes ou s'en rachetaient par abonnement.

Des impôts furent créés sur le tabac, sur les cartes. On essaya même de rétablir l'impôt du sou par livre (l'ancienne Pancarte) sur toutes les marchandises vendues.

Tous les droits (sauf les tailles) étaient affermés à des traitants, qui faisaient aux frais de l'État et des contribuables des fortunes énormes.

Ils mariaient leurs filles dans l'aristocratie. C'est à Montauron, l'un d'eux, que Corneille dédia la tragédie de Cinna, comme étant par quelques côtés comparable à Auguste. Une nouvelle puissance est constituée, celle des hommes d'argent. Richelieu avoue tous leurs méfaits, plaint le malheur des peuples livrés à ces tortionnaires, déteste les alliances de la noblesse de race avec ces riches parvenus et, comme toujours, lègue à la postérité le devoir de réparer le mal.

Il ne montre pas moins d'indignation contre les Élus, subdélégués des Trésoriers généraux dans la répartition des tailles. Ces officiers, dit-il, sont la vraie source de la misère du Peuple, tant à cause de leur grand nombre qui est si excessif qu'il fait plus de quatre millions en exempts, que pour leurs malversations si ordinaires, qu'à peine y a-t-il un Élu qui ne décharge sa Paroisse... et qu'ils ne craignent point de se charger de crimes en augmentant à leur profit les impositions à la charge du Peuple. Il le sait, il le déplore, mais il ne fait rien pour y remédier.

 

V. — LES INSURRECTIONS DE LA MISÈRE.

LA politique financière du gouvernement provoqua tout le long du saisons. règne des émeutes et des insurrections. Dijon s'était soulevé en 1630 (28 février-1er mars 1630) contre les Aides ; la Provence, en 1631, contre l'établissement des Élus. La même année il y eut une émotion populaire à Paris. Outre les droits que le vin payait pour la circulation et qui étaient considérables, les débitants étaient assujettis à un droit de détail pour les boissons vendues à pot et en assiette. Le gouvernement voulut le doubler ; le populaire s'ameuta ; les bourgeois refusèrent de s'armer pour rétablir l'ordre. Il fallut envoyer deux régiments de gardes qui tuèrent quelques séditieux. Richelieu, inquiet, fit révoquer l'Édit. A Lyon, où les tarifs de douane avaient été réappréciés, c'est-à-dire fortement accrus et en partie doublés (octobre 1632), le peuple saccagea le bureau de la douane et assiégea le logis du prévôt des marchands. Richelieu envoya un maître des requêtes, Moriq, avec quatre régiments ; il y eut quelques pendaisons.

A l'occasion de taxes que le fisc voulut imposer aux cabaretiers de Bordeaux, des maisons furent pillées, des officiers du roi tués et le feu mis à l'hôtel de ville. Les paysans des environs commirent plusieurs cruautés (mai 1635). Agen, La Réole, Condom, Périgueux firent comme Bordeaux. Les gens du bourg de Montferrand se jetèrent sur leur curé, qui leur prêchait de payer l'impôt, et le laissèrent pour mort (1635).

L'année suivante, les paysans du Limousin et du Poitou se soulevèrent. Il y eut dans l'Angoumois des bandes de 7 à 8.000 hommes, dont 3 à 4.000 armés, courant le pays ; ils mirent en pièces un pauvre chirurgien qu'ils prirent pour un collecteur d'impôts, un gabeleur. A Saint-Savinien, ils dépecèrent vivant un commis des Aides. En Gascogne et Périgord, éclata une nouvelle insurrection de Croquants. Il fallut envoyer contre eux le duc de La Valette, lieutenant général de Guyenne, qui en tua 1200 sur leurs barricades de La Sauvetat d'Eymet (juin 1637).

Les habitants de villes sympathisaient avec les insurgés des campagnes. Si Monsieur le Comte n'eust été tué (à la Marfée), écrivait un agent de Richelieu, le P. Carré, il eust esté bien receu de la moitié de Paris ; c'est le sentiment commun de tout le monde et que toute la France se fust joincte à luy à cause du sol pour livre et autres vexations que les partisans font au peuple qui est très mécontent.

La Normandie était de toutes les provinces la plus chargée ; elle payait le sixième des tailles (7.152.000 livres).

Sire, disait déjà le cahier des États en 1634, nous frémissons d'horreur à l'objet des misères du pauvre paysant ; nous en avons veu quelques-uns les années précédentes se précipiter à la mort par désespoir des charges qu'ils ne pouvaient porter, les autres, couplez au joug de la charrue comme les bestes de harnois, labourer la terre, palette l'herbe... Pour cela néanmoins nos tailles n'ont point diminué, mais accreu jusques au point d'avoir tiré la chemise qui restoit à couvrir la nudité des corps et empesché les femmes en plusieurs lieux, par la confusion de leur propre vergongne, de se trouver aux églises et parmi les chrétiens.

Pourtant, en janvier (1634), le roi avait annoncé solennellement, dans un Édit de réforme de l'impôt direct, qu'il déchargeait ses sujets pour cette année-là d'un quartier des tailles, mais s'il tint sa promesse (et c'est fort douteux), il ne s'indemnisa que trop les années suivantes.

Nous refusons d'entrer, dit le cahier de 1638, dans le détail des impositions, des levées, des corvées, des estappes, des contributions dont le prétexte de la guerre nous a fait surcharger, depuis deux ans ; leur nombre accable la mémoire, l'excès confond le jugement....

L'Élection d'Arques, qui avait, en 1637, payé 40.000 livres pour toute l'année, avait dû, dans les deux premiers trimestres de 1638, verser au Trésor 98.000 livres.

Au lieu d'un sol qui se payoit pour la taille, il s'en paie à présent près de sept et à ce moment les charges qui redoublent mettent en nostre bouche les paroles de celuy qui, député des Estats de son pays, voyant que un prince avoit doublé la taille, luy dist qu'il leur donnant deux automnes, deux moissons et deux vendanges en mesme année.

Le ton était irrespectueux et sentait la révolte. Cependant le gouvernement ne laissa pas d'établir la gabelle dans les Élections de Valognes, Avranches, Mortain, Coutances et Carentan, qui jouissaient du privilège du franc salé. De fureur, les paysans des environs d'Avranches tuèrent dans une hôtellerie Charles de Poupinel, sieur de La Besnardière, lieutenant criminel au présidial de Coutances, qu'ils soupçonnaient, à tort, de venir organiser la perception de l'impôt. —Bientôt plusieurs milliers d'hommes en armes entrèrent en campagne ; ils avaient pour chef Jean Va-nu-Pieds, probablement un prêtre des environs d'Avranches, qui faisait porter devant lui un étendard avec l'image de saint Jean-Baptiste :

Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Johannes.

Leur programme était d'empêcher la levée de tous impôts établis depuis la mort du roi Henri IV. Ils ne tuaient que les collecteurs des tailles et leurs partisans. Aussi le peuple les aimait et leur fournissait secrètement des vivres. La noblesse même était sympathique à cette insurrection de la misère et du désespoir.

Des campagnes, le mouvement gagna les villes. A Caen, les séditieux, commandés par un nommé Bras-Nus, commirent beaucoup de violences. A Rouen, ce fut pis. Le gouvernement avait créé un contrôle de la teinture des draps, qu'il avait affermé à des partisans 800.000 livres. Un de leurs agents, Jacob Hais, ayant voulu marquer une pièce de drap, fut assailli par le peuple, qui le percea de clous et autres ferremens et forcea ceux qui menoient des charettes de passer sur son corps. Le Présidial informa mollement ; le Parlement découvrit que l'affaire n'était pas de sa compétence. L'impunité encouragea les émeutiers. Le 2i août, ils forcèrent un magasin de salpêtre, saccagèrent les bureaux de finances, et prirent d'assaut la maison de Nicolas Le Tellier, receveur général des gabelles. Quelques-uns pillaient. Les bourgeois, qui avaient laissé faire contre les traitants, s'armèrent contre le vol ; ils firent plusieurs décharges, tuèrent trente hommes ou femmes et, en blessèrent un plus grand nombre. Cette rude saignée égorgea la sédition (23 août).

Le Parlement trouva la punition suffisante et, ne fit leur procès ni aux morts ni aux vivants. Mais le Conseil du roi accueillit mal ses explications. Au mois de novembre, Gassion, un jeune colonel qui s'était distingué en Allemagne, arriva avec quatre mille soldats en Normandie, pour y rétablir l'ordre. Il entra dans Caen et désarma les habitants. Un intendant de justice, La Potherie, jugea les rebelles et. condamna Bras-Nus et quelques-uns de ses compagnons à être rompus vifs. Ils moururent sans repentance de leurs fautes, parlant, en termes exécrables, contre ce qu'ils debvroient avoir en plus grand respect.

 De Caen, où ses troupes avaient vécu à discrétion, Gassion se dirigea vers le faubourg d'Avranches où les Va-Nu-Pieds s'étaient retranchés. Il en tua beaucoup et en prit d'autres, qu'il fit pendre.

Le 31 décembre (1639), il arriva à Rouen et occupa militairement la ville. Il précédait le chancelier Séguier, qui avait plein pouvoir de faire ce que le roi eût fait, s'il eût été présent. Séguier fit donc son entrée, escorté par toutes les troupes, et se rendit entre deux haies de soldats à Saint-Ouen où il fut logé. Il y reçut le Parlement, mais comme le Premier Président protestait que la Cour avait fait son devoir, il répliqua qu'il était venu dans la province pour rétablir l'autorité du roi que le Parlement avait laissé perdre, et il lui donna l'ordre de réunir toutes les Chambres le lendemain matin.

Sur les neuf heures et demie, maîtres Nicolas Tourte et Claude Le Gay, huissiers du Conseil du roi, en robes, et en toques, avec leurs chaînes d'or, se présentèrent au Parlement et furent introduits.

Tourte parla en ces termes : Messieurs, est-ce ici le lieu où vous avez accoustumé de vous assembler ? M. le P. P. lui dit : Ouy. Il ajousta : Estes-vous tous assemblez ? M. le P. P. dit : Ouy ; et lors ces huissiers, ayant remis leurs toques sur leurs testes, dirent : Messieurs, nous avons commandement du roy, par l'ordre de Monseigneur le Chancelier, de vous interdire à tous la fonction de vos charges.

Tourte lut les lettres patentes du 17 décembre 1639, qui faisaient défense aux officiers de s'assembler, leur ordonnaient de sortir de la ville et de se mettre à la suite de Sa Majesté quatre jours après la signification des dites lettres. Les magistrats devaient être remplacés par des conseillers d'État et maîtres des requêtes que Séguier avait amenés.

La Cour des Aides fut aussi interdite. La mairie et l'échevinage furent abolis, les privilèges révoqués. Le Chancelier décida, de sa propre autorité, du sort de quelques-uns des séditieux emprisonnés. Sans aucune forme de procès, il les condamna à mort et donna l'ordre verbal de les exécuter, en forme de jugement militaire.

Il ne tint pas à cet homme implacable que l'Hôtel de Ville ne fût rasé et, sur l'emplacement, dressée une pyramide, portant l'arrêt du Conseil contre Rouen et ses Cours souveraines.

A mesure que Richelieu devenait plus puissant, il était plus impitoyable. Lui, qui avait rêvé d'une royauté paternelle, accessible et douce aux sujets et renouvelant les plaids de la parle, il s'était de plus en plus raidi contre le spectacle de la misère générale. II avait fini par se persuader que l'allégement des impôts était un danger. De la nécessité, il fit un système. Sans doute, écrivait-il, les subsides mis sur les peuples, s'ils n'étoient modérés, lors même qu'ils seroient utiles au public, ils ne laisseroient pas d'être injustes. Mais tous les politiques sont d'accord que si les peuples étoient trop à leur aise, il seroit impossible de les contenir dans les règles de leur devoir.

 

 

 



[1] SOURCES : Lettres de Richelieu, Mémoires et Testament politique, 1764, 2e partie. [Mayer], Des États généraux et autres assemblées nationales, XVIII. Isambert, Recueil des anciennes îles françaises, XVI. Nouveau règlement général sur toutes sortes de marchandises et manufactures, par M. le M. de La Gomberdiere, 1634 réimprimé par Fournier, Variétés historiques, et littéraires, III, 1845. Mercure françois, XII-XIV, XVII. Mémoires de Mathieu Molé, I, S. H. F. Scipion Dupleix, Histoire de Louis à Juste XIII du nom Roy de France et de Navarre, 1654. Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions des colonies françoises de l'Amérique sous le vent, I, 1784. Robillard et Beaurepaire, Cahiers des États de Normandie sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV, II et III, 1877-78. Mémoires du Président Bigot de Monville sur la sédition des nu-pieds et l'interdiction du Parlement de Normandie en 1639, p. par le vicomte d'Estaintet, 18713. [De Verthamont], Diaire ou Journal du voyage du chancelier Segnier en Normandie, 1639-1640, p. p. A. Floquet, 1842.

OUVRAGES A CONSULTER : D'Avenel, Richelieu et la monarchie absolue, 1895, II-IV. Gaillet, L'administration sous le cardinal de Richelieu, II. Picot, Histoire des États généraux, IV et V. Pigeonneau, Histoire du commerce de la France, 1889, II. Bonnassieux, Les grandes compagnies de commerce, 1892. Henry Weber, La Compagnie française des Indes (1804-1875), 1924. Froidevaux, Jacques Pronis, Revue Hist., 1900, LXXIII. P. Masson, Histoire du commerce français dans à Levant au XVIe siècle, 1897 ; du même, Histoire des Établissements et du commerce français dans l'Afrique barbaresque (1560-1798), 1903. H.-D. de Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1793), 1887. Francis Parkmann, The Jesuits in North America in the seventeenth century, 2. éd., 1885. Le P. Camille de Rochemonteix, Les Jésuites et la Nouvelle France d'après beaucoup de documents inédits, t. I et II, 1895-1896. Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours, t. I et II, Montréal, 1882. [Abbé Fanion], Histoire de la colonie française en Canada, I et II, 1865. E. Guénin, Histoire de la colonisation française. La Nouvelle-France, I, 1896. Jacques de Dampierre, Essai sur les sources de l'histoire des Antilles françaises (1499-1664), mémoires et documents publiés par la Société de l'École des Chartes, VI, 1104. Boissonnade, L'administration royale et les soulèvements populaires en Angoumois, en Saintonge et en Poitou pendant le ministère de Richelieu, Extrait des Mémoires de la Société des Antiquaires de l'Ouest, XXVI, 1902. O'Reilly, Mémoires sur la vie publique et privée de Claude Petiot, conseiller, maitre des requêtes, intendant et premier président du parlement de Normandie, I, 1881. J.-J. Clamageran, Histoire de l'impôt en France, 1868, II. S. Charléty, Lyon sous le ministère de Richelieu, Revue d'Histoire moderne et contemporaine, 111, 1901-1902.

[2] Voir plus haut : Richelieu et l'Église.

[3] Richelieu parle avec quelque dédain des Antilles. Les petites lies de Saint-Christophe et autres situées à la tête des Indes, dit-il, peuvent rapporter quelque tabac, quelques pelleteries (?) et autres choses de peu de conséquence. (Test. pol., 2e partie, p. 133-184.)

[4] En 1615, le roi avait révoqué les contrats faits par Sully pour le rachat du domaine et des greffes en seize années et avait de nouveau revendu domaines et greffes.

[5] Picot, États généraux, V, p. 41-42.

[6] Budget dressé par M. D'Avenel, Richelieu et la Monarchie absolue, t. II, p. 447. Les indications du Testament polit. (2e partie, chap. IX, section VII, p. 162 de l'édition de 1764) sont incomplètes et se rapportent vaguement aux dernières années du ministère. Le revenu brut de l'impôt s'obtient, en déduisant du total des recettes donné par D'Avenel les ressources extraordinaires : emprunts et ventes d'offices. On volt que les charges imposées aux populations sont, comptées en livres, trois fois et trois quarts plus fortes qu'a l'époque de Sully. Mais la différence est moins grande. La livre, qui vaut 2,39 en 1602 (d'après D'Avenel) tombe en 1635 à 1,84 ; elle est donc à la fin du ministère de Richelieu d'un quart plus faible que sous Sully. Par conséquent, les 116 millions de livres de 1699 équivalent seulement (en chiffres ronds) à 89 millions de livres de 1602.

[7] Charléty, Revue d'Hist. moderne, III, p. 45.

[8] A partir de 1575, les mines d'argent du Potosi (Bolivie) auraient fourni annuellement 8c0000 kilogrammes d'argent.

[9] Pièce d'or espagnole d'un peu plus de deux écus.

[10] Fontenay-Mareuil, Mémoires, Michaud et Pouj., p. 241.