HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — LE MINISTÈRE DE RICHELIEU.

CHAPITRE II. — PREMIERS COMPLOTS ARISTOCRATIQUES (1626)[1].

 

 

I. — LA COUR ET LES DAMES.

À la Cour, les cabales recommençaient, comme au temps de la régence ; les princes du sang, les grands et, les dames se concertaient pour ruiner la Reine-mère et sa créature, le Cardinal-ministre. Condé, de Bourges, surveillait Paris où ses intérêts étaient bien défendus par sa mère, la princesse douairière, et par sa femme, la belle Charlotte de Montmorency. Le jeune comte de Soissons, Louis de Bourbon, qui avait eu l'ambition d'épouser Henriette de France, se rabattait sur Mlle de Montpensier, que Marie de Médicis destinait à Monsieur, frère du roi. Les bâtards d'Henri IV et de Gabrielle d'Estrées avaient de très hautes prétentions : l'aîné, César, duc de Vendôme, gouverneur de Bretagne et marié à la fille du duc de Mercœur, se faisait fort des droits de sa femme, qui était une descendante des Penthièvre ; le cadet, Alexandre, — le grand prieur — aimait l'intrigue par goût. Henri, chef de la maison de Montmorency et amiral de France, était tiraillé entre l'influence de sa sœur, Charlotte, princesse de Condé et celle de sa femme, Marie-Félicie des Ursins, parente de Marie de Médicis. Les Lorrains étaient les clients de la Reine-mère, mais leur dévouement était proportionné à leur intérêt et pouvait changer avec lui. Et même la veuve du connétable de Luynes, entrée dans leur maison par son mariage avec Claude de Lorraine, duc do Chevreuse, était l'amie fidèle d'Anne d'Autriche et l'ennemie de Marie de Médicis.

Plus que jamais, les femmes entraient dans toutes les intrigues. Aux ambitions et aux prétentions que devait leur inspirer la vie de Cour, plus développée en France que dans le reste de l'Europe, la révolution intellectuelle du XVIe siècle avait ajouté ses excitants. Elles avaient respiré l'air de la Renaissance, vécu de plus d'idées et de sensations. Elles avaient, dans la grande crise religieuse du temps, regardé en elles ; leur psychologie s'était étendue et leur délicatesse affinée. La littérature contribuait aussi à leur donner meilleure opinion d'elles-mêmes. Elles profitaient du culte de la beauté, que les néo-platoniciens d'Italie avaient restauré, et du respect chevaleresque de la femme, que prêchaient les Amadis des romans à la mode. L'Astrée, le roman le plus lu de l'époque, est une glorification de la femme.

Je prouveroy tousjours par bonnes, valides, scientifiques et démonstratives raisons, dit une interlocutrice dans les Caquets de l'Accouchée (1622), que nous surpassons de beaucoup le sexe masculin ou à tout le moins que nous ne luy sommes en rien inférieures... Les femmes ont ou doivent avoir l'esprit plus vif que les hommes, puisqu'elles ont le tempérament plus délicat... La femme est en mesme puissance que l'homme de produire des actes généreux... Si l'arbre ne porte point de fruict, ce n'est faute que de le cultiver, esmonder et ebrancher... Si on employoit après les femmes la centiesme partie du soin et de la cure qu'on prend après les hommes, on verroit des merveilles... Combien a-t-on vu de grands cerveaux de femmes régir, maintenir et gouverner ceste monarchie et une infinité d'autres royaumes !

Mlle de Gournay, vieille fille de lettres, étendait jusqu'à l'Église les revendications féministes. Pourquoi les femmes, ayant le droit de baptiser les petits enfants mourants, n'auraient-elles pas celui d'administrer les autres sacrements ? Les Pères de l'Église ont accordé l'un et refusé l'autre visiblement pour maintenir toujours plus entière l'authorité des hommes : soit pour estre de leur sexe, soit afin qu'à droit ou à tort la paix fut plus asseurée entre les deux sexes par la faiblesse et ravalement de l'un. Mais si les hommes se vantent que Jésus-Christ soit nai de leur sexe, on répond qu'il le falloit bien par nécessaire bienséance ; ne se pouvant pas sans scandale mesler jeune et à toutes les heures du jour et de la nuit parmi les presses, afin de convertir, secourir et sauver le genre humain, s'il eust été du sexe des femmes : signamment en face de la malignité des Juifs[2].

Sans afficher aucune prétention, la marquise de Rambouillet fille de Jean de Vivonne et d'une grande dame romaine, Julia Savelli, avait, pendant la Régence, commencé à recevoir en son hôtel, rue Saint-Thomas-du-Louvre, des écrivains qui s'y rencontrèrent avec des grands seigneurs et des grandes dames et furent traités en égaux par cette aristocratie. Ce salon, qui ouvre l'histoire des salons français, fut de 1624 à 1648 une puissance ; il épura la langue, réforma le goût, exerça une sorte de juridiction littéraire. Mme de Rambouillet et ses amies y étaient souveraines maîtresses, et de là leur domination s'étendait sur la République des lettres. Leur action morale ne fut pas moindre. Elles imposèrent la décence, bannirent la vulgarité. Il était le plus souvent question d'amour dans les entretiens, mais toujours comme d'une passion de l'âme et non comme d'un appétit du corps. Conformément à l'idéal de l'Astrée, l'amant devait toujours être un serviteur respectueux et un adorateur souffrant de sa maîtresse. La femme, gardée des convoitises impures, prenait rang parmi les objets de vénération et de culte, reine et déesse.

Mais, ainsi adulée, les grandes ambitions la prenaient et la grisaient. Deux régentes, Catherine et Marie de Médicis, avaient gouverné la France. Pourquoi les grandes dames n'interviendraient-elles pas dans les affaires d'État ? Lors des conférences de Loudun (1618), la comtesse de Soissons, la duchesse-douairière de Condé, Mme de Longueville avaient pris une part active aux négociations. Il fallust bien le souffrir, dit Fontenay-Mareuil, pour les obliger à vouloir la paix et y contribuer autant qu'elles avoient fait pour la guerre : ce qui n'arrive point aux autres pays, où, les femmes estant plus particulières et nourries seulement dans les choses de leur métier, elles ne peuvent pas prendre tant de connoissance comme icy des affaires publiques. En France, écrit aussi le nonce en 1623, tous les grands événements, toutes les intrigues d'importance dépendent le plus souvent des femmes. La politique n'est pas le domaine réservé des hommes ; elles complotent, dirigent les partis, décident des prises d'armes, suivent les expéditions. Elles jugent les œuvres littéraires, règlent les mœurs et entravent le gouvernement.

L'importance toujours plus grande qu'elles s'attribuent est le signe d'une révolution sociale et morale. La Cour a une histoire qui intéresse l'État. Anne d'Autriche était belle ; le jeune roi, chaste et froid. Pendant quelque temps, Luynes et sa femme, la belle Marie de Rohan, qui inspirait une vive sympathie à Louis XIII, servirent de trait d'union entre les époux. Mais après la mort de Luynes, la reine Marie de Médicis s'étant accommodée avec le Roi, la paix entre la mère et le fils brouilla le mari et la femme. Anne, négligée, resserra son amitié avec la veuve du Connétable. Ces jeunes femmes s'amusaient comme des pensionnaires. Un jour Mme de Luynes et Mlle de Verneuil prirent la Reine, qui était grosse, chacune par un bras et s'amusèrent à la faire courir dans la longue galerie du Louvre. Elle tomba, se blessa. Le Roi parla d'exiler les imprudentes.

Marie de Rohan, devenue Mme de Chevreuse, était une amie bien compromettante. Elle s'était éprise d'un des négociateurs du mariage anglais, Henry Rich, comte de Holland. Elle engagea la jeune reine à se choisir aussi un chevalier et désigna à son attention Buckingham, venu à Paris (mai 1625) pour y chercher Henriette de France. Il était beau et bien fait ; il eut l'audace, raconte Mme de Motteville, d'attaquer le cœur d'Anne d'Autriche, et il y a lieu de croire que ses respects ne furent point importuns. La Cour accompagna la reine d'Angleterre qui allait s'embarquer à Calais ; Louis XIII, malade, s'arrêta à Compiègne et, de là, s'en fut se reposer à Fontainebleau. Marie de Médicis et Anne d'Autriche continuèrent jusqu'à Amiens. Un soir, dans le jardin de l'Évêché, Buckingham profita d'un moment où Anne d'Autriche se trouvait seule pour lui déclarer sa passion. Il fut entreprenant, elle appela.

Le scandale fut grand. Marie de Médicis invita Buckingham à partir. Quand il vint prendre congé de la jeune reine, il se jeta à genoux et baisa le bas de sa robe avec transport. Elle fut touchée de ce désespoir. Il eut la folie de revenir de Boulogne, sous prétexte d'affaires d'État, et demanda à la revoir ; elle était encore couchée. Buckingham s'agenouilla devant le lit de l'idole. Il lui dit tout haut les choses du monde les plus tendres. Mais elle ne lui répondit que par des plaintes de sa hardiesse, et, sans peut-être être trop en colère, lui ordonna sévèrement de se lever et de sortir. Le Roi furieux chassa Putange, l'écuyer de la Reine, pour l'avoir laissée seule dans le jardin d'Amiens, et La Porte, son valet de chambre, qui lui portait les lettres de son amie, Mme de Chevreuse.

Le rôle de Richelieu, dans cette circonstance, est inconnu. Il n'est pas vraisemblable que, de gaieté de cœur, il se soit déclaré cantre Anne d'Autriche. Rien n'indique qu'il ne parlât avec sincérité quand il disait à Louis XIII en plein Conseil (1624) : que le plus de familiarité que Sa Majesté pouvoit avoir avec la Reine sa femme étoit le meilleur ; car, outre que Dieu bénit ceux qui vivent bien, comme Sa Majesté faisoit, en mariage, un Dauphin étoit nécessaire à la France et à la sûreté de sa personne. Mais Anne d'Autriche devait le détester comme la créature de sa belle-mère. Elle et Mme de Chevreuse s'amusaient de lui ; Mme de Chevreuse le bravait en face et affectait de mépriser des hommages, que Richelieu (il avait quarante ans à peine) rendait peut-être plus à sa beauté qu'à son esprit.

Hommes ou femmes cabalaient, persuadés qu'il n'étoit pas dangereux ennemi et qu'il n'y avoit rien à craindre de lui.

 

II. — LE PARTI DE L'AVERSION AU MARIAGE.

LOUIS XIII avait un frère, Gaston d'Orléans, qui avait, en 1625, dix-sept ans. C'était un garçon déluré, aux réparties plaisantes, qui, malgré la défense du Roi, sévère et chrétien, s'échappait du Louvre le soir pour courir les lieux, où l'on craint fort le commissaire du quartier. Sa mère, qui avait pour lui une préférence marquée, était, pour beaucoup de raisons, impatiente de le marier, et depuis longtemps, elle lui destinait pour femme Mlle de Montpensier, princesse du sang, la plus riche héritière du royaume, et fille du premier mariage de la duchesse de Guise. L'idée de ce mariage était odieuse au comte de Soissons, qui prétendait pour lui-même à la main de la Princesse ; — à Condé, le plus proche héritier de la Couronne après Monsieur, et qui voulait marier sa fille avec lui ou empêcher tout mariage pour ne rien perdre de ses droits au trône ; — à la Reine régnante qui, n'ayant pas d'enfant, craignait d'être effacée par une belle-sœur féconde ; — au Roi, qui avait pareille jalousie de son frère ; — à la duchesse de Chevreuse, qui, sans faire part de ses vues à la principale intéressée, prétendait que Gaston restât garçon pour épouser Anne d'Autriche, si Louis XIII, toujours malade, venait à mourir. Il y avait aussi des gens qui pensaient à marier Monsieur à une princesse étrangère, pour s'assurer au dehors un point d'appui.

Gaston, toute sa vie, eut ses favoris pour maîtres ; il suivait alors docilement son gouverneur, D'Ornano, qui, très caressé par Madame de Chevreuse et la princesse de Condé, quoique vieux et le plus laid homme du monde, s'était déclaré contre le mariage. Richelieu, après avoir longtemps hésité, se décida pour le mariage et y décida le Roi.

Pour gagner D'Ornano, on le nomma maréchal de France. Mais il continua à intriguer. Il refusa de cesser ses visites à la princesse de Condé, alléguant, comme il était vrai, qu'il était amoureux d'elle. Il correspondait avec le duc de Vendôme, qui armait en Bretagne. Il réclama pour le duc d'Orléans l'entrée au Conseil, et quand le Roi l'eut accordée, prétendit, — sans succès d'ailleurs, — assister debout aux séances derrière la chaise du Duc. Les mémoires de Richelieu laissent entendre que D'Ornano voulait le supplanter ; ils parlent même de projets d'assassinat. Plus probablement les chefs de la cabale pensèrent-ils à faire sortir Gaston de la Cour et à commencer la guerre civile. Le duc de Vendôme, dans une lettre qu'il écrivait à D'Ornano, disait que la Couronne sièroit bien sur la tète de Monsieur, s'il vouloit entrer dans leurs desseins. Les Hollandais, le duc de Savoie, l'Angleterre et l'Espagne, par rancune ou par haine, favorisaient le complot.

Le Roi, informé vaguement de toutes ces menées, consulta Schomberg et Richelieu ; tous deux furent d'avis qu'en matière de conspirations il est presque impossible d'avoir des preuves mathématiques ; que, quand les conjonctures sont pressantes, les présomptions en doivent tenir lieu, lorsqu'on les juge telles, considérées sans passion, car souvent on n'a l'entier éclaircissement d'une conspiration dans un État que par l'évènement, qui est incapable de remède. Le 4 mai, Louis XIII fit manœuvrer son régiment des gardes dans la Cour du Cheval blanc à Fontainebleau ; il caressa D'Ornano et, par manière d'attention, lui montra la fenêtre de la chambre où avait été enfermé Biron. Le soir, il le fit arrêter et conduire au bois de Vincennes. Gaston d'Orléans courut chez son frère et sa mère pour réclamer son gouverneur, et ne les put voir. Le lendemain, il rencontra le chancelier D'Aligre, qui se défendit d'être pour rien dans l'arrestation. Mais Richelieu, à qui il s'adressa ensuite, en prit hautement la responsabilité. Le Chancelier fut disgracié pour sa faiblesse et Marillac reçut les sceaux.

 

III. — LA CONSPIRATION DE CHALAIS.

LE Grand Prieur proposa à Gaston de s'enfuir ou d'aller trouver le Cardinal en sa maison de Fleury pour le menacer du poignard s'il ne moyennoit la liberté du colonel (D'Ornano). Le marquis de Chalais, Henri de Talleyrand, grand maitre de la garde-robe du roi, un beau jeune homme de vingt-sept ans, léger et vain, s'était mis du complot par amour pour Mme de Chevreuse. Il raconta le projet d'assassinat au Commandeur de Valençay, qui le menaça d'avertir le Cardinal, s'il ne le faisait lui-même. Chalais alla tout raconter à Richelieu, et offrit même de lui révéler à l'avenir ce qui se tramerait contre lui. Richelieu s'engagea à lui faire avoir la charge de mestre-de-camp de la cavalerie légère.

Gaston fit aussi sa paix avec le Roi (31 mai).

Monsieur... a promis à Sa Majesté, dit le procès-verbal de cet accord, non seulement de l'aimer, mais le révérer comme son père, son roi et souverain seigneur ; le supplie très humblement de croire... qu'il ne lui sera jamais dit, proposé ou suggéré aucun conseil de la part de qui que ce soit, dont il ne donne avis à Sa Majesté, jusques à ne lui taire point les moindres discours qu'on tiendra pour lui donner des ombrages du Roi et de ses Conseils... De quoi il prie la Reine, sa mère, de vouloir répondre pour lui, la suppliant très humblement de croire qu'il accomplira de bonne foi ce qu'il promet en ses mains et en sa présence, comme devant un autel où il voit l'image vivante de celui qui punit éternellement les parjures, où il a devant les yeux la mémoire très glorieuse du feu Roi, son très honoré seigneur et père. Sur quoi, il a plu au Roi de donner sa foi, et parole royale à Monsieur son frère, qu'il le tient et veut tenir, non seulement comme son frère, mais comme son propre fils. Après ces promesses, la Reine, joignant avec larmes ses mains au ciel et priant Dieu pour l'union, grandeur et félicité de ses deux enfants, les a conjurés, au nom de Dieu et par les plus tendres affections de la nature, de vouloir être toujours bien unis... et de vouloir s'entr'aimer cordialement et avec sincérité.

C'était Richelieu qui avait rédigé les déclarations et donné ce caractère dramatique à la réconciliation de la famille royale. Si les précautions pour fermer toute échappatoire à la volonté fuyante de Gaston, si le rappel des peines contre le parjure dénoncent le confesseur et le prêtre, l'autel où Dieu apparaît en compagnie d'Henri IV, les prières, les pleurs, les objurgations solennelles de la Reine-mère révèlent en Richelieu un instinct du théâtre dont il cherchera ailleurs l'emploi.

Pour diviser la cabale, il avait été d'avis de faire quelques avances au prince de Condé, qui, étonné de la vigueur du Ministre, cherchait à se rallier à la fortune. Le Roi accepta d'être le parrain, et Marie de Médicis, la marraine du duc d'Enghien, né en 1.62i et qui fut le Grand Condé. Le jour même de l'arrestation de D'Ornano, le baptême eut lieu à Bourges et Montmorency y représenta Louis XIII. Condé fut autorisé à visiter le Cardinal à Limours.

Il conseilla fortement d'achever le procès du maréchal d'Ornano ; que c'éteit un coup de maitre, qu'il lui falloit donner des commissaires....I1 disoit... qu'il ne fut jamais un si grand ministre que lui (le Cardinal) dans cet État, ni si désintéressé ;... qu'en l'affaire d'Italie et des Grisons il avoit préféré la gloire du Roi et la grandeur de l'État aux intérêts de Rome, lesquels sa propre dignité l'obligeoit d'affectionner. Il pouvoit appréhender en cette action le blâme des zélés inconsidérés, les calomnies des écrivains ; il avoit généreusement tout méprisé....

Rassuré de ce côté, Richelieu se tourna contre les Vendôme. C'étaient les enfants naturels d'Henri IV et le ministre put se demander si le Roi aurait le cœur de les faire arrêter. Pour sonder la résolution de son maître, il allégua sa mauvaise santé et demanda à se retirer. Mais Louis XIII n'avait point ces scrupules de sentiment, et, d'ailleurs, il avait toujours détesté les bâtards. Il refusa la démission de Richelieu, louant son zèle et sa capacité, allant jusqu'à lui promettre de lui dénoncer ses envieux et ses ennemis. Asseurez-vous que je ne changerai jamais et que, quiconque vous attaquera, vous m'aurez pour second. Le Grand Prieur, sur l'assurance équivoque que le Roi lui donna de ne pas traiter son frère plus mal que lui, alla le chercher en Bretagne et l'amena à la Cour (11 juin 1626). Deux jours après, ils furent saisis dans leur lit, et emprisonnés au château d'Amboise. Le Cardinal apprit par une lettre de Louis XIII l'arrestation. Votre Majesté, répondit-il, est si prudente et si sage qu'elle ne saurait faillir en ses conseils.

Malgré ces actes de vigueur, les cabalistes persistaient à empêcher le mariage. Ils firent honte à Gaston d'abandonner son gouverneur. Mme de Chevreuse, qui avait arraché à Chalais le secret de son accord avec le Ministre, le rengagea encore plus avant dans le complot. Richelieu s'aperçut de ce revirement ; il fit surveiller Chalais et sut qu'il allait de nuit conférer avec Gaston. Le Comte de Soissons pressait Monsieur de se réfugier à la Rochelle, mais Gaston s'y refusa, par scrupule religieux ou pour ménager le parti dévot. La Valette, qui commandait à Metz, sollicité de le recevoir dans cette place forte, consulta D'Épernon son père, qui avertit le Roi. Louis XIII s'était rendu à Nantes pour y tenir les États de Bretagne. Le 8 juillet, il fit arrêter Chalais. Il nomma pour lui faire son procès une commission composée de maître des requêtes, de conseillers et de présidents du Parlement de Rennes, et présidée par le garde des sceaux. C'est le premier de ces jugements par commissaires, si nombreux sous le ministère de Richelieu et qui, même à cette époque, où le roi était regardé comme la source de toute justice, parurent une violation du droit et de l'humanité.

Gaston était de ces coupables au châtiment desquels on ne veut pas penser. Le 10 juillet, il était monté à cheval pour s'enfuir ; le lendemain, il négociait avec son frère un accommodement. Devant le Roi, la Reine-mère et Richelieu, il s'échappa en propos et en confidences qui compromettaient d'Ornano, Chalais, les Vendôme et Anne d'Autriche. En même temps, il continuait ses intrigues. Il racontait ses projets de fuite, en se préparant à fuir. Mme de Chevreuse et la jeune Reine se mirent à ses genoux pour le supplier de ne pas épouser Mlle de Montpensier qu'il n'eût obtenu la grâce de son gouverneur. Ses amis de Paris lui mandaient que s'il laissoit perdre Chalais et qu'il en fust fait justice, il ne trouvera plus personne qui le voulust servir. Il alla le dire à sa mère, pensant l'attendrir. Mais c'était justement pour cette raison que Richelieu avait résolu la mort de Chalais. La promesse d'un apanage considérable leva les derniers scrupules de Monsieur. Le 5 août, il épousa Mlle de Montpensier. Ce fut Richelieu qui officia et bénit le mariage.

Les commissaires requirent ajournement contre la duchesse de Chevreuse, le comte de Soissons, le duc de Longueville, et décret de prise de corps contre le duc d'Épernon, le marquis de La Valette et d'autres personnages suspects. Ils condamnèrent Chalais à avoir la tête tranchée, le corps écartelé, et les membres exposés aux quatre bouts de la ville. Le Roi, modérant la sentence, donna le corps à la mère du condamné. Chalais fut mené en la place de Bouté pour y subir sa peine. Ses amis ayant fait évader le bourreau de Nantes, les juges ne perdirent pas le temps à faire venir celui de Rennes et confièrent le soin de dépêcher le malheureux à un criminel à qui ils firent grâce de la vie. Cet exécuteur improvisé s'y prit si maladroitement qu'outre les deux premiers coups d'une espée de suisse qu'on a achetée sur le champ, il luy en a donné trente quatre d'une doloire dont se servent les tonneliers et a esté contraint de le retourner (le corps) de l'autre costé pour l'achever de couper, le patient criant jusqu'au vingtième coup : Jesus Maria et Regina Cœli. (19 août.)

Le gouvernement n'avait pas intérêt à lui trouver trop de complices ; il mit hors de cause les personnages inculpés. Mais Mme de Chevreuse fut bannie. Anne d'Autriche fut traduite devant son mari, qui l'accusa d'avoir désiré sa mort pour épouser Gaston. Elle répondit avec indignation qu'elle aurait trop peu gagné au change. Elle reprocha à la Reine-mère présente toutes les persécutions qu'elle et le Cardinal, sa créature, lui faisaient subir. Mais elle ne parvint pas à convaincre Louis XIII de l'innocence de ses intentions. Il pardonna, mais n'oublia jamais. Anne d'Autriche ne parut pas à la séance solennelle de l'Assemblée des notables (déc. 1626), tandis que Marie de Médicis trônait à côté de son fils.

C'était la première fois, depuis l'avènement de Louis XIII, qu'un complot aristocratique était puni avec cette rigueur. Les amis des prisonniers[3] et du mort menacèrent de tuer Richelieu. Il jugea prudent d'adjoindre vingt gentilshommes aux trente autres qui l'avaient escorté pendant tout le voyage de Nantes.

Je vous avoue, écrivait-il à son ami Bouthillier, que c'est une fascheuse chose d'estre constrainc de se faire garder, estant certain que dès l'heure qu'on est réduit à ce point, on peut dire adieu à sa liberté. Cependant s'il falloit encore refaire les choses que j'ay faictes pour y estre obligé, je les referois de très bon cœur, et plus ilz chercheront ma vie, plus chercheray-je à servir le roy.

 

 

 



[1] SOURCES : Avenel, Lettres du cardinal de Richelieu, II. Aubery, Mémoires pour servir à l'histoire du cardinal duc de Richelieu, 1660, I. Mémoires de Richelieu, M. et Pouj., VII. Mémoires de Fontenay-Mareuil, M. et P., 2e série, V. Mémoires de messire Robert Arnauld d'Andilly, M. et P., 2e série, IX. La Borde, Pièces du procès de Henry de Talleyrand, comte de Chalais, Londres, 1781. Mémoires d'un favori du duc d'Orléans (Bois d'Annemetz), Archives curieuses, 2e série, III. Mémoires de Brienne, M. et P., 3e série, III ; de Rohan, M. et P., V. Bassompierre, Journal de ma vie, p. p. le marquis de Chantérac, S. H. F., III. Mémoires de Madame de Motteville sur Anne d'Autriche et sa cour, éd. F. Rieux, 1886, I.

OUVRAGES A CONSULTER : Le Vassor, Histoire de Louis XIII, II. Le P. Griffet, Histoire du règne de Louis XIII, 1758, I. Victor Cousin, Madame de Chevreuse, 2e éd., 1862 (et surtout les Documents publiés en appendice). A. Baschet, Le Roi chez la Reine, 1866. Duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé, 1886, III.

[2] L'Ombre de la damoiselle de Gournay, 1626, p. 445.

[3] D'Ornano mourut de fièvre chaude à Vincennes, en sept. 1626.