HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — LE MINISTÈRE DE RICHELIEU.

CHAPITRE PREMIER. — APPRENTISSAGE DIPLOMATIQUE DE RICHELIEU[1].

 

 

I. — LE NOUVEAU MINISTRE.

ARMAND Jean Du Plessis de Richelieu était né à Paris, le 9 septembre 1585, de François Du Plessis, seigneur de Richelieu en Poitou, grand prévôt de France, et de Suzanne de La Porte, fille de François de La Porte, avocat au Parlement de Paris. Les Du Plessis étaient de simples gentilshommes, accidentellement apparentés à l'aristocratie poitevine, par le mariage du grand-père du Cardinal avec Françoise de Rochechouart. Ils passaient pour violents et querelleurs. Le type représentatif, en haut relief, de la famille fut cet Antoine Du Plessis (dit le Moine), moine défroqué, soldat en Italie, puis mestre de camp des gens de pied, qui, pendant les guerres de religion, avait massacré et violé plus que de raison et qui, en janvier 1576, avait été tué à Paris, rue des Lavandières, dans une querelle avec des ruffians, mort, dit L'Estoile, symbolisante à sa vie. Le futur grand prévôt, François, neveu d'Antoine, avait, tout jeune encore, pour venger son frère acné, tué ou assassiné l'assassin, un seigneur de Mausson. C'était, d'ailleurs, un bon catholique et un bon royaliste. Il avait, aux États généraux de Blois (1588), arrêté les principaux députés ligueurs du Tiers, et, fidèle à Henri IV comme à Henri III, était mort de maladie au siège de Paris (10 juillet 1590).

De cette ascendance noble, il reste chez le Cardinal des traits bien marqués, une violence qu'il avait beaucoup de peine à contenir, une hauteur d'orgueil qui le mettait de plain-pied avec les plus grands, cet esprit de domination qui, dès 1622, le faisait juger capable de tyranniser la mère (Marie de Médicis) et le fils (Louis XIII), et enfin la conviction de la supériorité du sang qui fait que, dans l'Église comme dans l'État, il préférait, pour les plus hauts emplois, des gens de naissance.

Peut-être pourtant sa vive intelligence et son application aux affaires lui venaient-elles de ses parents bourgeois : de son grand-père maternel, François de La Porte, un des premiers avocats de Paris, connu pour la hardiesse de ses réparties et son habileté de praticien ; de sa mère, Suzanne, qui, restée veuve avec de lourdes dettes, trois fils et deux filles, s'était confinée dans le triste manoir de Richelieu et appliquée, avec une patience de femme et une dextérité d'homme d'affaires, à reconstituer le patrimoine de ses enfants.

Quand Armand Jean, son troisième fils, eut neuf ans, Suzanne l'envoya à Paris, au Collège de Navarre. Il y fit des études plus complètes que la plupart des gentilshommes et s'y distingua. Pourtant il se destinait aux armes, et, sa philosophie finie, il entra à l'Académie, sorte de collège de la jeune noblesse, où M. de Pluvinel, écuyer du roi, enseignait l'escrime, l'équitation, les belles manières et les règles de l'honneur. Mais son frère Alphonse, évêque titulaire de Luçon, s'étant fait chartreux, il se décida ou se résigna à être d'Église pour conserver ce bénéfice dans sa maison. Il se mit donc à la théologie. Elle était alors enseignée à la mode scolastique, en employant le syllogisme comme moyen de démonstration. C'était une bonne gymnastique intellectuelle. Les exercices de controverse, où les systèmes étaient exposés et combattus, obligeaient maîtres et étudiants à pourvoir leur mémoire d'arguments et de faits, à se tenir Sans cesse en haleine et comme en tenue de combat. C'est de cet enseignement dont on a dit qu'il excelle à faire des esprits déliés et pleins de ressources et qu'il prépare à la diplomatie et à la politique. Un historien de Richelieu raconte qu'il aima la controverse avec passion, jusques à y consacrer huit heures par jour, pendant quatre ans, et à y compromettre sa santé. Il avait choisi, pour lui donner la réplique, un docteur de Louvain, savant aux saintes lettres, et, pour maître, un Anglais, Richard Smith. Déjà il aurait eu une idée très haute de son mérite. On dit qu'il avait mis à ses thèses de doctorat une épigraphe bien significative : Quis erit similis mihi ? (1607).

Il avait été nommé évêque de Luçon par Henri IV, cinq ans avant l'âge canonique (1606) et, l'année suivante, il fut sacré à Rome, où il alla pour presser l'expédition de ses bulles. Il avait vingt-deux ans, il était évêque, mais d'un bien pauvre évêché, obligé, s'il restait à Paris, d'aller à la Cour, sans les moyens d'y paraître avec dignité. Par orgueil, il s'enfuit à Luçon. Ces années de gêne et de retraite furent fécondes. Il se remua, étudia, prêcha, répara sa cathédrale, visita son diocèse, organisa des missions, composa un catéchisme très simple et très clair, à la portée des humbles. Il s'appliquait à convertir les hérétiques, mais protestait contre toute volonté de contrainte et de persécution.

C'est pendant cette période qu'il connut à Poitiers Du Vergier de Hauranne, qui fut depuis abbé de Saint-Cyran, l'ami de Jansénius ; le P. Joseph, provincial des Capucins, organisateur des missions et fondateur, avec Antoinette d'Orléans, des Filles du Calvaire ; le P. Bérulle, à qui il permit d'établir à Luçon, pour ses Oratoriens, la seconde maison qu'ils possédaient en ce royaume. Par toutes ces relations, il s'était recommandé aux catholiques qui travaillaient à réformer l'Église et à ceux qui rêvaient pour elle la domination et l'empire.

Il avait attendu avec impatience le moment de revenir à la Cour avec honneur et profit. On a vu qu'il se signala comme orateur du Clergé aux États généraux de 1614, qu'il fut quelques mois secrétaire d'État, et qu'après une disgrâce de plusieurs années, lentement, il s'imposa à Louis XIII par Marie de Médicis.

De sa marche au pouvoir, si tortueuse et si lente, il lui resta de la colère et de la rancune. Il avait souffert, lui violent, de faire le doux, lui tyrannique, de plier, lui qui avait conscience de sa supériorité, de voir, à la place qui lui revenait, des médiocres et des impuissants. Les Mémoires de Richelieu, de 1617 à 1624, par leur injuste violence contre tous ses ennemis, donnent la mesure de son douloureux effort de dissimulation.

Le corps sortait malade de l'épreuve, échauffé et comme brûlé par la passion intérieure. De violentes douleurs de tête, de mauvaises digestions, des souffrances d'un ordre plus infime (hémorroïdes, rétention d'urine), affligeaient cet être supérieur. Il en gardait la trace sur sa figure creusée et terreuse Mais l'œil était illuminé d'intelligence et de passion. La mine était fière, la taille belle, et drapé dans sa robe rouge, qui le grandissait encore, le nouveau chef du Conseil du roi avait l'air d'un très grand seigneur qui par hasard serait d'Église.

 

II. — LES PARTIS EN FRANCE ET LA SITUATION AU DEHORS.

IL était l'homme à la fois des politiques et des catholiques zélés ;  les deux partis l'avaient poussé au pouvoir et comptaient sur lui, l'un pour relever l'État, l'autre pour soutenir l'Église. Le jeune Roi avait, lui aussi, des volontés contradictoires ; il avait disgracié les Brûlart, qui résistaient mollement à l'Espagne et au pape ; emprisonné La Vieuville, qui sacrifiait la cause des catholiques anglais. Il était à la fois très jaloux de sa grandeur et très zélé pour sa foi. Le ministre qui voulait plaire et durer devait le diriger sans avoir l'air de le gouverner et servir l'État sans nuire à la religion. Richelieu, du moins dans les premiers temps, ménagea et même flatta les susceptibilités royales. Dans le Conseil qui se tint le jour même de l'arrestation de La Vieuville, il représenta au Roi qu'il ne devait pas confier ses affaires publiques à un seul de ses conseillers et, les cacher aux autres... Toutefois et quantes qu'un seul voudra tout faire, il voudra se perdre ; mais, en se perdant, il perdra votre État et vous-même ; et toutes les fois qu'un seul voudra posséder votre oreille et faire en cachette ce qui doit être résolu publiquement, il faut nécessairement que ce soit pour cacher à Votre Majesté ou son ignorance ou sa malice.

Il lui exposait les affaires de politique intérieure ou extérieure, en des discours ou des mémoires, où, avant le Discours de la Méthode, il divisait, comme dira Descartes, chacune des difficultés en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre et faisait partout des dénombrements si entiers et des revues si générales qu'il fût assuré de ne rien omettre. C'est la méthode rigoureuse que Richelieu ne cessa d'appliquer à l'étude de chaque question, divisant et subdivisant, considérant le pour et le contre et se déterminant, non par intuition, mais par raisons succinctement déduites. Devant le Roi, il refaisait le même travail d'analyse et la même démonstration, sauf qu'à ses débuts, de peur d'effaroucher l'amour-propre de son maitre, il suggérait la solution et ne l'imposait pas. Sûr de sa logique, il ne l'était pas de son crédit et recommandait, comme bonnes, les résolutions qu'il jugeait nécessaires.

En ces premiers temps, Richelieu ménage tout le monde, ses collègues du Conseil et même les simples secrétaires d'État, à qui il ne dédaigne pas de demander leur avis. Il écrit des lettres aimables au prince de Condé, à l'avocat général Servin, à un jeune favori de Louis XIII, Baradas. Il le qualifiera plus tard de jeune homme de nul mérite, venu en une nuit comme un potiron, mais en 1625 (30 juillet), il déclarait avoir à faveur singulière... l'affection qu'il plaisait à Baradas lui promettre.

S'il se fait alors si caressant, c'est qu'il a besoin de tous les appuis. N'est-il pas obligé de choisir entre les bons Français, partisans des alliances protestantes, et les dévots, partisans des alliances catholiques ? Les uns et les autres sont également puissants. Les politiques ont pour eux le Parlement, les gallicans, l'opinion publique ; leurs adversaires s'appuient sur la Cour, les Jésuites, les ultramontains. Dans le Conseil même, Marillac, le Cardinal de La Rochefoucauld, le Chancelier d'Aligre et même Schomberg veulent la lutte contre les protestants au dedans et au dehors. Marie de Médicis incline dans le même sens. Son directeur, Bérulle, est un dévot béat, sans intelligence politique. De son gouvernement de Berry, le prince de Condé, qui n'a pas perdu l'espoir de rentrer en grâce, et même d'arriver au pouvoir, recommande d'exterminer les huguenots.

Le P. Joseph, que Richelieu a appelé auprès de lui, est très partagé ; illuminé et pratique, ennemi de l'infidèle et de l'hérétique et jaloux de la grandeur de son pays, il fluctue, encore incertain, jusqu'au jour où, s'étant persuadé que la France est seule capable de mener à bien la croisade contre les Turcs et les protestants, il travaillera, dans l'intérêt même du catholicisme, à ruiner la très catholique maison d'Autriche.

Quand Richelieu devint ministre, les Habsbourg n'avaient jamais été ni plus unis ni plus heureux. L'Empereur avait dépouillé le Palatin et, de sa propre autorité, transféré la dignité électorale à Maximilien de Bavière. Il avait à sa disposition l'armée de la Ligue catholique, qui occupait le nord-ouest de l'Allemagne de l'Alsace au Weser.

La Cour de Madrid, sous l'inspiration d'Olivarès, l'aidait vigoureusement. Ce favori de Philippe IV fut le martre en Espagne comme Richelieu en France et presque en même temps que lui. La fortune, qui les opposa l'un à l'autre, les avait faits différents, mais non indignes l'un de l'autre. Don Gaspard de Guzman, Comte d'Olivares, de deux ans plus jeune que Richelieu, cadet de très grande maison, fils d'un vice-roi des Deux-Siciles, avait étudié à l'Université de Salamanque et s'y était distingué assez pour y enseigner à son tour. La mort de son frère aine et de son père le fit chef de maison et l'affection de Philippe IV, principal ministre. Il aima toujours les livres, les lettres et les lettrés, sans prétendre lui-même à la gloire d'écrivain. Bien qu'il eût fait à son arrivée au pouvoir justice de quelques créatures des favoris précédents, il passait pour humain et personnellement ennemi des exemples rigoureux. Il détestait le faste, laissait à son jeune maître les fêtes et le luxe des vêtements, parlant de la mode comme un capucin et des grandeurs de cette vie avec un très grand mépris. Il aimait les affaires et le pouvoir. Mais, tel qu'il est représenté par Velazquez, avec ses grands yeux troubles, ses lèvres serrées et sa large figure, il apparaît plutôt entêté qu'énergique, laborieux qu'actif, sans passion ni flamme. De taille moyenne, de forte carrure, les cheveux noirs, le nez fort aux larges narines, il n'avait point cette dignité cavalière, ni cet air de grandeur que Richelieu gardait sous sa robe ecclésiastique.

Olivares reprit l'offensive aux Pays-Bas. Spinola poussait vivement Maurice de Nassau, vieilli, et bloquait Breda sans recours possible (1624-1625). En Italie, Venise et la Savoie, seules, étaient par leurs ressources, leurs alliances ou leur position, en état de suivre une politique indépendante. Le reste de la péninsule obéissait directement ou indirectement aux maîtres du Milanais et de Naples. Dans l'affaire de la Valteline, le pape était de connivence avec eux. Urbain VIII, pas plus que Grégoire XV, ne voulait remettre les Valtelins catholiques sous la domination des Grisons protestants ; et les Espagnols voulaient les Valtelins libres, pour garder les passages et communiquer directement avec les princes autrichiens.

Les intérêts du roi d'Espagne et de l'Empereur sont tellement enchevêtrés que, sous peine de se perdre ensemble, ils sont tenus de se soutenir. Sans l'Espagne, l'Empereur ne serait rien en Italie ; sans l'Empereur, les annexes espagnoles de la Franche-Comté et des Pays-Bas seraient bien compromises. La Valteline était donc comme dit Richelieu, importantissime aux Espagnols pour joindre les Estats d'Italie avec ceux d'Allemagne.

La Vieuville avait projeté d'attaquer les Habsbourg à ce point de rencontre et de grouper contre eux toutes les puissances protestantes. Marescot, qu'il avait envoyé en Allemagne, avait été très mal accueilli. Beaucoup de princes refusèrent de recevoir ses lettres de créance. L'Électeur de Saxe, Jean-Georges, lui demanda s'il existait un roi de France. L'ambassadeur ayant répondu gravement que l'Électeur ne pouvait être aussi ignorant qu'il le prétendait d'un souverain aussi grand et aussi puissant, Il est étrange, reprit Jean-Georges, qu'il puisse y avoir en France un grand et puissant roi et que, pendant quatre ans de suite, nous n'ayons pas entendu parler de lui. Marescot, répliqua que cette réponse, sentait trop la faction d'Espagne, mais la riposte du Saxon fut dure : Si j'avais été du parti des Français, j'aurais péri comme j'ai vu périr sous mes yeux les autres princes dépendant de cette couronne[2]. L'Europe n'avait plus confiance en, la France. La plus grande peine que puisse avoir le Conseil du roi, disait l'ambassadeur de Savoie à Richelieu devenu ministre,... est de redonner au Conseil la repu-talion de foy et fermeté ès resolutions et promesses, que La Vieuville et Puisieux lui avoient fait perdre.

 

III. — OFFENSIVE EN VALTELINE ET RÉVOLTE DES HUGUENOTS.

RICHELIEU le savait, comme il dit, par expérience. Aussi jugeait- il dangereux, sans crédit et sans alliances, d'affronter la maison d'Autriche. Il fallait agir, sous peine de devenir la risée de l'Europe, mais se garder d'entrer en lutte ouverte, sous peine de se perdre et avec soi toute la chrétienté. L'attitude tranchante et hautaine que lui ont prêtée tant d'historiens n'eût pas été de saison. Le roi, aurait-il écrit à l'ambassadeur de France à Rome, a changé de Conseil et le ministère de maxime. On enverra une armée dans la Valteline qui rendra le pape moins incertain et les Espagnols plus traitables[3]. Mais cette lettre, citée par Voltaire, est en réalité de la composition de Saint-Évremond. Richelieu était d'avis que le roi ne devait intervenir en Valteline que comme défenseur des Grisons, sans invoquer ses griefs particuliers. Le droit des gens de ce temps autorisait deux États à s'entrebattre pour leurs alliés sans se faire la guerre.

Urbain VIII ne décidait rien. Louis XIII lui fit demander de donner asseurance par escrit que si, dans trois mois, les Espagnols ne veulent consentir à l'exécution entière du traité de Madrid.... Sa Sainteté ne lairra de faire raser tous les forts sans delay et remettra actuellement les choses en l'estat qu'elles estoient avant le différend (5 sept. 1624).

Le Pape refusa de quitter la Valteline. Alors le Roi lui écrivit (6 déc. 1624) qu'il n'avait pu retenir plus longtemps le désespoir de ses alliés ni leur dénier sa royale protection et assistance pour le recouvrement de leur liberté opprimée et pays occupés.

Le marquis de Cœuvres (Annibal d'Estrées), chargé de l'exécution, avait rejoint les Grisons avec 500 chevaux et 3.000 hommes de pied français. Il partit de Coire le 26 novembre, descendit en Valteline, prit Tirano, puis Sondrio, que le marquis de Bagni, commandant des troupes pontificales, essaya sans succès de défendre. De la Valteline, il passa dans le Comté de Chiavenna et assiégea Ripa (janvier 1625).

Pour occuper le gouverneur de Milan, Richelieu avait renouvelé à Saint-Germain (5 septembre 1624), avec Venise et la Savoie, la ligue conclue à Paris l'année précédente. Charles-Emmanuel, l'homme des grands projets, offrait de conquérir le Milanais et le royaume de Naples pour Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII, mais Richelieu ne voulait qu'une diversion. Le Duc se chargea, avec l'aide de Lesdiguières, d'attaquer Gênes, le port et la banque de l'Espagne.

Au Nord, Richelieu agissait comme allié des Hollandais, à qui il fit payer, conformément au traité de Compiègne, un subside de 1.200.000 livres. Il promit aussi de l'argent et des soldats à Mansfeld. Il envoya Deshayes de Courmenin au roi de Danemark, Christian IV, inquiet du voisinage de Tilly (instructions du 12 septembre 1624). En même temps il négociait le mariage d'Angleterre.

Pour justifier la disgrâce de La Vieuville et fermer la bouche aux dévots, que scandalisait la guerre contre le pape, le Cardinal était tenu de se montrer protecteur exigeant des catholiques anglais.

Buckingham, qui pensait s'aider de la France pour se venger de l'Espagne et recouvrer le Palatinat, décida Jacques Ier à prendre l'engagement qu'on lui demandait. Le roi d'Angleterre, par lettre signée de lui, de son fils et d'un secrétaire d'État, promit d'autoriser ses sujets catholiques à pratiquer secrètement leur culte, pourvu qu'ils agissent modestement et gardassent l'obéissance et, la fidélité dues au souverain. Le contrat de mariage fut arrêté le 10 novembre 1624.

Au moins Buckingham espérait-il qu'à ce prix le roi de France l'aiderait à rétablir le Palatin. Mais Louis XIII refusa de se lier par écrit. Il consentit seulement à payer à Mansfeld six mois de solde, assurant son bon frère de la Grande-Bretagne qu'il devait se confier en son affection laquelle il montreroit par ses faits et par ses actes bien mieux que par ses paroles et ses promesses. Mais Jacques fut bien trompé. Il avait levé quelques milliers de soldats, qu'il avait mis sous le commandement de Mansfeld, et cependant il prétendait rester en paix avec l'Empereur et l'Espagne. Louis XIII avait même souci. Quand la flotte anglaise, qui portait les troupes de Mansfeld, arriva à la hauteur de Calais, elle trouva le port fermé et dut pousser jusqu'à Flessingue (1er février 1625). Chacun des deux gouvernements cherchait à brouiller l'autre avec l'Espagne sans se brouiller avec elle.

Cependant la politique de Richelieu n'en était pas moins contraire aux puissances catholiques. En Valteline, elle s'opposait résolument aux desseins du Pape et des Espagnols ; elle armait Charles-Emmanuel ; elle soudoyait Mansfeld. Ce fut le moment que les chefs protestants choisirent pour se révolter ; ils n'étaient sensibles qu'aux griefs de leur parti.

Rohan, qui s'était fixé à Castres, à portée des Cévennes et du Bas-Languedoc, réclamait respectueusement, mais sans se lasser, le rétablissement de la Chambre de l'Édit à Castres, le retrait de la garnison royale de Montpellier et le départ de quelques vaisseaux commandés par le duc de Guise, qui croisaient dans les parages de l'ile de Ré. A ses doléances, le Roi répondait avec humeur qu'il n'agréait point que les vœux des réformés lui arrivassent par son intermédiaire. Un des favoris de Louis XIII, Toiras, nommé capitaine de Fort-Louis, resserra plus étroitement encore La Rochelle. Alors Soubise résolut de profiter des embarras extérieurs. Il équipa secrètement cinq petits vaisseaux, leva des soldats en Poitou et occupa l'île de Ré (janvier 1625). De là, il fit voile vers le Port-Louis, à l'embouchure du Blavet, et se saisit de sept grands vaisseaux, appartenant au duc de Nevers et destinés à la Croisade. Le duc de Vendôme, gouverneur de la Bretagne, avec la noblesse du pays, voulut l'enfermer dans le port, mais il s'échappa (6 février 1625), courut à Oléron et s'en empara.

Dans le Midi, la plupart des protestants notables, des communautés, des consistoires avaient tout d'abord réprouvé la prise d'armes de Soubise. La Guyenne, le Languedoc et le Dauphiné, où l'insurrection devait éclater à la fois, ne bougèrent pas. Mais quand on apprit, dit Rohan, la glorieuse sortie de Soubise du port de Blavet et comme il se trouvoit maître absolu de la mer, on commença à le tenir en autre considération que de pirate. Pour précipiter ce revirement d'opinion, Rohan parcourut le Languedoc, allant de ville en ville, accompagné de plusieurs ministres. Il faisait porter devant lui le livre des Saintes Écritures et prononçait dans les places publiques de longues prières, d'un ton fervent et pathétique.

Richelieu furieux traitait les deux Rohan d'Antéchrist. La situation était embarrassante. Il était engagé en Valteline, brouillé avec le pape, menacé d'une guerre avec l'Espagne et n'avait pas assez de vaisseaux pour poursuivre Soubise et bloquer La Rochelle. Ses alliés n'étaient pas sûrs. De très mauvaise grâce, Buckingham lui prêta un vaisseau et lui permit de louer en Angleterre sept navires marchands, et, secrètement, il donna l'ordre à l'amiral Pennington d'éviter le combat. Les Hollandais, conformément au traité de Compiègne, envoyèrent vingt navires, commandés par l'amiral Haultain. Mais quel zèle le commandant et les équipages montreraient-ils contre des coreligionnaires ?

En Italie, la diversion contre Gênes tourna mal (1625). Les Franco-Piémontais ne purent bloquer cette ville maritime sans vaisseaux ; Savone, qu'ils assiégèrent, fut secourue par les Espagnols. Le duc de Feria, à qui la résistance de Ripa permettait d'agir ailleurs, prit Acqui et força les Franco-Piémontais à la retraite. Heureusement le siège de Verrue l'arrêta plusieurs mois (août-novembre 1625) et permit d'expédier de la Champagne, où l'on avait formé une armée, six mille hommes de pied et mille chevaux, qui l'obligèrent à lâcher prise et relevèrent la réputation, un peu compromise, des armes françaises.

 

IV. — LE LÉGAT ET BUCKINGHAM.

PENDANT ce temps, on négociait. Urbain VIII avait envoyé son capitaine des gardes, Bernardino Nari, demander réparation de l'attaque de la Valteline. Le Roi fit savoir à Sa Sainteté que ce que le marquis de Cœuvres a entrepris dans lad. Valteline a esté plustost par occasion et nécessité que par ordre exprès qu'il en eust de Sa Majesté... (février 1625). Le P. Joseph, que Richelieu commençait à employer dans la diplomatie, fut chargé de débattre avec Nari et le nonce du pape un arrangement définitif. Après bien des pourparlers, il imagina d'accorder le libre passage aux Espagnols pour marcher contre les Turcs ; en tout autre cas, ils en feraient la demande à la France, qui ne refuserait pas la permission sans de graves motifs. Mais les délégués pontificaux rejetèrent cet expédient. Urbain VIII fit partir pour la France avec titre de légat un de ses neveux, Francesco Barberini, qui arriva à Paris le 21 mai et fut reçu à la ville et à la Cour avec toutes les magnificences dues à sa qualité.

Ces honneurs ne le rendirent pas plus accommodant. Comme les négociateurs précédents, il demanda que la Valteline fût indépendante des Grisons et que la France renonçât à l'usage exclusif des passages. Richelieu consentait bien à garantir la liberté religieuse des Valtelins, mais il était résolu à sauvegarder la souveraineté des Grisons et à s'assurer la clef des Alpes. Le Légat s'obstinait, croyant que le gouvernement français voulait à tout prix la paix.

A peu près en même temps que Barberini, arrivait à Paris Buckingham, favori du nouveau roi d'Angleterre, Charles Pr, comme il l'avait été de Jacques Ier ; il venait chercher Henriette de France, dont le mariage avait été célébré par procuration. Il pressa Louis XIII de conclure avec Charles Ier une ligue offensive pour la restitution du Palatinat, et de faire la paix avec les huguenots pour faire la guerre plus fortement à l'Espagne. La plupart des membres du Conseil, affiliés au parti dévot, furent d'avis de tout refuser ; ils aimaient mieux que les Anglais s'en allassent mécontens que de leur laisser aucune espérance. Richelieu soutint qu'il fallait rester en bonne intelligence avec les Anglais, tout en repoussant leur projet de ligue et en se réservant la liberté de traiter avec les Espagnols. Il suffirait pour cela de continuer le paiement de Mansfeld et d'autoriser le roi d'Angleterre à faire en France une levée de deux mille cavaliers, en son propre nom et à ses frais. Richelieu tenait ferme aussi contre le Légat et refusait de faire une paix telle quelle avec l'Espagne, pour avoir les mains libres contre les huguenots.

Cependant la nécessité s'imposait de traiter avec les protestants, pour combattre les Espagnols, ou de traiter avec les Espagnols, pour accabler les protestants. Suivant son habitude, Richelieu exposa dans un mémoire au Roi (mai 1625) les dangers et les avantages de chacune de ces solutions. Il fallait choisir, la France étant incapable de suffire à cette double tâche.

Il semble que toutes choses conspirent maintenant à rabbattre l'orgueil d'Espagne. Il n'y a personne qui ne sache l'estat des armes du roy en Italie, qui est tel, qu'en un mot il est maistre de la Valteline......

Les Espagnolz n'ont point d'argent ny en Espagne ny en Flandres ny en Italie.

La continuation de la lutte contre l'Espagne ne, peut ni apporter du dommage à la religion, ni changer l'état de choses en Italie, ni déterminer les Espagnols à entrer à force ouverte en France du costé d'Espagne ou de la Flandre .

Mais il faut considérer que les rébellions sont si ordinaires en France qu'il est à craindre que, tandis que nous penserons à humilier autruy, nous ne recevions plus de mal de nous-mesmes que nous n'en 8c/curions faire à nos propres ennemys. Ces rébellions ne peuvent venir que des grands du royaume mécontents ou des huguenots. Des grands, il n'y a rien à craindre maintenant.  Quant aux huguenots, ils sont si accoustumés à faire leurs affaires aux dépens de l'Estat et d'en prendre le temps lorsqu'ils nous voient occupés contre ceux qui en sont ennemis déclarés, ainsi qu'ilz tirent pendant le siège d'Amiens, que nous devons appréhender qu'ilz ne fassent le mesme en ceste occasion.

Cependant Richelieu, sans parti pris, était prêt à traiter soit avec les ennemis du dedans, soit avec les ennemis du dehors, pourvu que ce fût avec honneur et profit. En juillet, il crut tenir la paix avec les huguenots. Les négociateurs du parti avaient déclaré qu'ils recevraient du Roi comme une grâce les conditions qu'ils jugeaient nécessaires à leur sécurité, et, le traité conclu, ils retournèrent à La Rochelle pour le faire ratifier. Les Rochelais, croyant la guerre finie, sortirent dans la campagne, mais Toiras, à qui Condé avait écrit que la paix était impossible, les attaqua, en tua quelques-uns, et fit quelques prisonniers (août 1625). Les Rochelais refusèrent la ratification.

Richelieu dut se retourner du côté du Légat ; il proposa que les Valtelins jouissent de l'autonomie, moyennant le paiement d'un tribut aux Grisons en signe de sujétion. Les délégués pontificaux trouvèrent cette concession insuffisante (28 août 1625).

Mais s'il était impossible à Rome et à la France d'accorder les Valtelins et les Grisons, que ne les laissait-on s'accorder entre eux ? Le Légat acceptait, à condition toutefois que, jusqu'à l'entente définitive, le pape gardât les forts de la Valteline. Les Français objectèrent que, si elle n'aboutissait pas, ils ne seraient pas eux-mêmes, après la remise des forts, en meilleure posture qu'avant la guerre.

Les dévots ne se consolaient pas de l'insuccès des négociations et, volontiers, ils accusaient le Cardinal d'être trop exigeant. C'était, au fond, le sentiment du chancelier d'Aligre et de Marillac. Cependant

Richelieu avait employé des hommes qui ne pouvaient être suspects, Schomberg et le P. Joseph. Habilement, il appela à l'aide, pour une nouvelle tentative, le P. Bérulle, auquel il adjoignit encore le P. Joseph. Ces deux religieux remirent en avant l'idée de laisser les Grisons et les Valtelins régler eux-mêmes leurs différends. Mais ils n'offraient de restituer les forts qu'après la conclusion de cet accord, immédiatement après, et le Légat voulait que ce fût avant.

Le Ministre n'était pas encore assez puissant pour imposer sa volonté à la Cour et aux catholiques ardents. Aussi écrivit-il au Roi d'assembler les premiers de son royaume et personnes plus qualifiées, qui se trouveraient près de lui, et de leur faire voir l'état de cette affaire, les difficultés qui s'y rencontroient, les moyens qu'il avoit tenus pour la conduire à bonne fin....

A ce Conseil extraordinaire, qui se réunit le 29 septembre à Fontainebleau, assistaient M. de Longueville, le grand prieur de Vendôme, les ducs de Chevreuse et d'Elbeuf, les cardinaux de Sourdis, de La Rochefoucauld, de Richelieu, et de La Valette, le Chancelier, Schomberg, Champigny, Marillac, les quatre secrétaires d'État, plusieurs conseillers du roi, des intendants de finances, et un grand nombre de prélats, noblesse et autres officiers. Le Roi présidait ayant à son côté la Reine sa mère ; il leur dit qu'il les avait assemblés pour avoir leur bons advis sur les propositions et moyens pour la paix de la Valteline.

Le Chancelier fit l'historique de l'affaire de la Valteline depuis 1621. Schomberg raconta les pourparlers avec le Légat et conclut qu'il ne fallait pas faire la paix aux conditions qu'il offrait. Le Chancelier, se levant de nouveau, dit que le Roi ne vouloit prendre l'opinion d'un chacun, mais que si aucun de la Compagnie avoit quelque autre chose à dire ou représenter pour ou contre l'avis entendu que Sa Majesté l'auroit très agréable et qu'elle l'en prioit.

Après ce discours, un grand silence, aucun ne parlant. Le Chancelier dit au Premier Président du Parlement : Monsieur, il semble que vous avez quelque chose à dire. Le Premier Président fit la révérence : Sire, dit-il, Votre Majesté a fait un si digne choix des personnes de Mgr le Cardinal de Richelieu, de Mgr le Chancelier et de Mgr de Schomberg que nous n'avons rien à ajouter à leurs bons avis.

De nouveau, un grand silence. Lors le cardinal de Richelieu, se levant, assura à cette grande assemblée que Sa Majesté avait toujours recherché la paix en Valteline par toutes les conditions les plus honorables pour l'une et l'autre Couronne... et qu'au contraire le roi d'Espagne par connivences et délays avait voulu ôter à Sa Majesté la mémoire de cette affaire, si importante au bien de son État. La guerre, comme chacun savait, était la ruine des Estats et des personnes. Mais il fallait aussi, pour conserver la paix, faire plutost la guerre pour un temps que de permettre qu'une puissance contraire s'élève en telle sorte que nous ne la (la paix) puissions trouver, estant perdue. L'avenir est plus considérable que le présent. Si nous laissons, dit-il, nos alliés et confédérés dans l'oppression, nous ne trouverons plus de supports ni d'alliances ; nos voisins nous quitteront pour suivre le party d'Espagne, comme trop faibles ou pour manquer de valeur et de courage....

C'est pourquoi, conclut-il, j'estime que Votre Majesté doit escrire à Sa Sainteté et à M. le Légat que, par l'avis de son Conseil et de ses Cours, elle ne peut recevoir les propositions qui lui ont esté faites de sa part, bien qu'elle est (soit) toujours preste d'entendre aux conditions de la paix honorables pour les deux couronnes. Le Roi, en congédiant l'assemblée, annonça sa résolution à peu près dans les mêmes termes.

 

V. — PAIX GÉNÉRALE.

LE Légat était parti sans attendre la réunion de l'assemblée. Ses exigences avaient décidé Richelieu à reprendre les négociations avec les huguenots. Le duc de Savoie, le roi d'Angleterre et Maurice de Nassau, intéressés à finir les troubles de France, s'offraient à servir d'intermédiaires. Fancan soutenait dans un mémoire[4] qu'il fallait traiter avec les rebelles et faire la guerre aux Espagnols. Assurément la faction des huguenots est intollérable,... la diversité de religion est dangereuse dans un Estat.... Mais la guerre civile comprend en soy tant de sortes d'inconvénients et attire après soy tant de misères honteuses que tout bon jugement dira avec le proverbe qu'il vaut mieux quelquefois laisser son enfant morveux que de lui arracher le nez.

 Le Cardinal, qui se montrait si difficile avec le pape, ne pouvait donner la paix aux réformés qu'à des conditions rigoureuses. Après le succès décisif que remportèrent sur Soubise, dans la rade de lite de Ré, la flotte hollandaise de l'amiral Haultain et quelques vaisseaux du roi, commandés par Henri de Montmorency, amiral de France, il refusa de comprendre les Rochelais dans l'accommodement qu'il négociait avec les protestants du Midi. Mais Rohan tenait ferme dans les Cévennes et le Haut-Languedoc, et l'Assemblée de Millau (1er nov. 1625) ne voulait traiter que pour tout le corps des Églises.

 A Amsterdam, la populace ameutée obtenait le rappel des navires hollandais. Avec les Anglais, les rapports étaient encore plus tendus. Buckingham, qui ne pouvait amener Louis XIII à se liguer avec l'Angleterre, les Provinces-Unies et le Danemark, réclama les sept navires qu'il lui avait prêtés et, sur son refus, fut sur le point de déclarer la guerre. A tenir trop ferme, Richelieu risquait de se brouiller avec les puissances protestantes. Buckingham, à qui il fit quelques avances, envoya Henry Rich, comte de Holland, et Carleton pour rétablir l'entente des deux couronnes. Richelieu les reçut bien (11 janvier 1626) ; il leur dit que le Roi ne pouvait, ayant la guerre avec les protestants, la déclarer aux Espagnols. Les Anglais, s'imaginant qu'il marcherait contre l'Espagne s'il avait les mains libres, s'entremirent pour amener les huguenots à céder. Le Roi refusait de raser le fort Louis, et même de s'engager à le raser un jour. Sur les instances des ambassadeurs, les protestants se contentèrent de l'assurance verbale que par de longs services et par une obéissance continuelle, ils pouvaient attendre ce qu'ils désiraient le plus. Les ministres du roi déclarèrent de leur côté qu'ils pensaient à la démolition éventuelle du fort Louis. Mais le texte du traité disait simplement que le roi empêcherait la garnison du fort Louis, comme celles de Ré et d'Oléron, de troubler le commerce des Rochelais (5 fév. 1626).

 Les partisans des alliances catholiques furent indignés de cette paix de La Rochelle, qui s'ajoutait au scandale de la Valteline. De Flandre arrivèrent à Paris des pamphlets, probablement écrits en Italie : Les Mystères politiques (Mysteria politica, Antverpiæ, 1625), et l'Admonition au Roi (Theologi ad Ludovicum XIII Admonitio, Augustæ Francorum, 1625), qui assignaient comme fin aux gouvernements le triomphe du catholicisme et opposaient la gloire de Dieu à l'ambition des rois et des peuples. La France soutenait et favorisait les hérétiques ; elle entravait l'effort des puissances catholiques  pour refaire l'unité chrétienne. Et c'est un Cardinal qui inspirait cette résistance criminelle.

Le reproche était juste. L'État recommençait à distinguer sa cause de celle de l'Église et voulait avoir sa politique. Mais il était plus facile pour Richelieu de séculariser, si l'on peut dire, la diplomatie que d'avouer cette évolution. Ses défenseurs anonymes, le Théologien sans passion (Mathieu de Morgues) et le Catholique d'Estat[5] ne cherchèrent ni ne pensèrent à opposer principe à principe, le particularisme national à l'internationalisme religieux. Ils s'en tiraient par une échappatoire ! L'Espagnol n'en faisait-il pas autant ?

La plupart des membres du Conseil du Roi étaient aussi d'avis de nettoyer le dedans du royaume. Marillac représenta, en plein conseil... qu'il falloit terminer le différend de la Valteline, en quelque manière que ce fût, sinon en celle que l'on voudroit, [du moins] en celle que l'on pourroit, que l'intérêt de nos alliés ou le nôtre n'estoit considérable au prix de la ruine d'hérésie... et qu'il était à craindre que ce ne fust l'heure que plusieurs âmes très saintes prévoyoient de la destruction de cet État, si on négligeoit les moyens que Dieu présentoit de ruiner l'hérésie.

Marie de Médicis, qui commençait à écouter Bérulle plus que Richelieu, montrait même zèle. Quelques mois avant la paix de La Rochelle, le gouvernement, las des exigences du Légat, avait pensé à régler directement avec l'Espagne l'affaire de la Valteline et l'avait fait savoir à son ambassadeur à Madrid, Charles d'Angennes, sieur du Fargis. L'idée avait été bien accueillie d'Olivarès, alors menacé d'une rupture avec l'Angleterre. Fargis était téméraire et léger, un fou parfait, disent les Mémoires de Richelieu ; sa femme, Madeleine de Silly, alors à Paris, était liée avec Bérulle et très avant dans les bonnes grâces de la Reine-mère. Marie de Médicis, semble-t-il, lui fit écrire à son mari le désir qu'elle avait de la paix. Richelieu eut quelque soupçon de cette intrigue, mais laissa faire. Seulement, il prévint son ambassadeur (6 déc. 1625) qu'Olivarès voulait le surprendre et que le roi aurait à plaisir qu'il traitât avec lui avec retenue. Mais quand la dépêche arriva (27 déc.), les négociations étaient trop avancées pour que Fargis voulût ou pût reculer. Le 1er janvier 1626, il signa avec Olivarès un traité, qui laissait à la France les passages, reconnaissait aux Grisons la souveraineté de la Valteline, mais admettait qu'ils pourraient en être privés s'ils contrevenaient au traité.

Richelieu fut surpris de la nouvelle, et irrité des conditions de l'accord. Mais était-il possible de punir un ambassadeur qui avait rempli les saintes intentions d'un parti si considérable à la Cour et dans l'État ? Richelieu réfléchissait d'ailleurs que l'Espagne admettait la souveraineté des Grisons et l'usage exclusif des passages pour la France. Il reçut donc le traité à correction.

Fargis, toujours pressé, signa avec Olivares un second traité (Monçon, 5 mars 1626). Richelieu n'en fut pas satisfait, mais un orage se formait en Cour. Les grands, qu'il avait crus tranquilles, recommençaient à intriguer, en attendant pis. La cabale des dévots était trop forte pour qu'il pût encore agir sans elle ou contre elle. Le traité fut retourné à Fargis avec l'ordre de l'amender encore une fois. Cette troisième rédaction arrêtée à Barcelone, probablement en avril et ratifiée le 2 mai par Louis XIII, a gardé le nom de traité de Monçon. Elle reconnaissait implicitement la souveraineté des Grisons et le droit exclusif de la France aux passages. L'exercice du catholicisme était seul autorisé dans la Valteline ; les magistrats de la vallée seraient élus par les Valtelins et confirmés par les Grisons, les forts remis au pape et immédiatement démolis. Dans un délai de quatre mois, les deux souverains amèneraient leurs alliés à accepter un arbitrage.

Quand le traité avec l'Espagne et le traité avec les huguenots furent publiés, Espagnols et Anglais s'aperçurent qu'ils avaient été supérieurement joués. Par une conduite pleine d'industrie inaccoutumée, dit Richelieu, on porta les huguenots à consentir à la paix, de peur de celle d'Espagne, et les Espagnols à faire la paix, de peur de celle des huguenots. Les alliés de la France, Savoyards, Vénitiens et Grisons étaient furieux qu'on eût traité à leur insu et sans eux. Un renom de duplicité en resta au gouvernement français.

Le Ministre était sorti à son avantage de cette première épreuve. Engagé contre l'étranger et forcé de se retourner contre les rebelles, il ne s'était pas hâté, comme ses prédécesseurs, de lâcher la main aux Espagnols pour se jeter sur les huguenots ou de céder aux huguenots pour faire peur aux Espagnols. Il avait fait avec les ennemis du dedans et dû dehors un traité qui assurait le présent sans compromettre l'avenir.

 

 

 



[1] SOURCES : Avenel, Lettres, instructions diplomatiques et papiers d'État du cardinal de Richelieu, II, et VII et VIII (suppléments). Aubery, Mémoires pour servir à l'histoire du cardinal duc de Richelieu, 1660, 2 vol. Mémoires du cardinal de Richelieu, Michaud et Poujoulat, 2e série, VII. Maximes d'État ou Testament politique d'Armand Du Plessis, cardinal duc de Richelieu, 1764, 1re partie. Maximes d'État et fragments politiques du cardinal de Richelieu, p. par M. Gabriel Hanotaux, Mélanges historiques. Choix de documents, III, Coll. Doc. inédits. Barthélemy de Gramond, Historiarum Galliæ ab excessu Henrici IV, libri XVIII... auctore Gab. Bartholomaeo Gramondo... in Parlamento Tolosano prœside, 1643. Charles Bernard, Histoire du roy Louis XIII, 1646. Vittorio Siri, Memorie recondite dall'anno 1601 sino al 1640, 1679, V et VI. Chambre des Comptes de Paris. Pièces justificatives pour servir à l'histoire des Premiers Présidents, 1506-1791, publ. par A. M. de Boislisle, Nogent-le-Rotrou, 1873. Mercure français, XI. Matias de Novos, Historia de Felipe IV, Coleccion de Documentos ineditos para la historia de España, LXIX. Barozzi et Berchet, Relazioni... dagli ambasciatori veneti net secolo decimo sellimo, Serie Ire, Francia, II (1617-1656). Un mémoire inédit de Richelieu (lisez Fancan), p. par Gardiner, Revue historique, I, 1876. Mémoires de Fontenay-Mareuil et du duc de Rohan, Michaud et Pouj., 2e série, V. Pradel, Mémoires de J. de Rouffard-Madiane sur les guerres civiles du duc de Rohan, 1610-1629, Archives historiques de l'Albigeois, Fasc. V, 1898. Vialart (évêque d'Avranches), Histoire du ministère d'Armand Jean Du Plessis, cardinal duc de Richelieu, 1640. Aubery, Histoire du cardinal de Richelieu, 1660.

OUVRAGES A CONSULTER : Michel Le Vassor, Histoire de Louis XIII, roi de France et de Navarre, II et III. Le P. Grittet, Histoire du règne de Louis XIII, 1758, I. A. Bazin, Histoire de France sous Louis XIII..., 2e éd. 1846, 4 vol. Les recherches d'Avenel (La jeunesse de Richelieu, Rev. des Questions Hist., VI, 1869), de Martineau (Le cardinal de Richelieu, 1865), de l'abbé Lacroix (Richelieu à Luçon, sa jeunesse, son épiscopat, 1890) sont résumées et complétées dans : Hanotaux, Histoire du cardinal de Richelieu, I. La jeunesse de Richelieu (1585-1614). La France en 1614, 2e éd., 1896. G. Fagniez, Le P. Joseph et Richelieu, I, 1894. Dott. Ulrico Martinelli, La campagna del Marchese di Cœuvres, 1624-1627. Episodio della guerre per la Valtellina, Città di Castello, 1898. Abbé Houssaye, Le Père de Bérulle et l'Oratoire de Jésus (1611-1625), 1874 ; du même, Le cardinal de Bérulle et le cardinal de Richelieu (1625-1629), 1875. Le P. Prat, Recherches historiques et critiques sur la compagnie de Jésus en France du temps du P. Coton, IV, 1876. Hubault, De politicis in Richelium lingua latina libellis, 1856. L'abbé Le Dedouvres, Le Père Joseph polémiste. Ses premiers écrits, 1623-1626, 1895. Geley, Fancan et la politique de Richelieu, de 1617 à 1627, 1884. Perroud, Essai sur la vie et les œuvres de Mathieu de Morgues, abbé de Saint-Germain (1582-1670), Annales de la Société d'agriculture, sciences, arts et commerce du Puy, XXVI, 1863, Le Puy, 1865. Gardiner, History of England, V et VI. A. Canovas del Castillo, Estudios del reinado de Felipe IV, I, Coleccion de escritores castellanos, 1886. D. Vaissète, Histoire de Languedoc, éd. nouvelle, XII, Toulouse, 1889. A. Laugel, Henry de Rohan. Son rôle politique et militaire sous Louis XIII (1579-1638), 1889. Michelet, RichelieuLa Fronde.

[2] Gardiner, Hist. of England, 1891, V, P. 260-61.

[3] Œuvres complètes de Voltaire, éd. Moland, Essai sar les mœurs, III, p. 2.

[4] C'est ce mémoire que Gardiner a publié dans la Revue Hist., I, p. 228-238, comme un mémoire inédit de Richelieu. Cf. Kükelhaus, Historische Vierteljahrschrift, 1899, II, p. 18.

[5] L'abbé Dedouvres, Le P. Joseph polémiste, a essayé de démontrer que le Catholique d'Estat est du P. Joseph.