HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE II. — MARIE DE MÉDICIS ET LOUIS XIII.

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉGENCE DE MARIE DE MÉDICIS (1610-1614)[1].

 

 

I. — CONSTITUTION DE LA RÉGENCE.

LOUIS XIII, successeur d'Henri IV, né le 22 septembre 1601, n'avait pas neuf ans. La crainte de troubles au dedans du royaume, de complications au dehors, exigeait la constitution immédiate d'une régence. Sillery et Villeroy engagèrent Marie de Médicis, qui pleurait, à agir en homme et en roi.

Les grands, par pitié ou désir de se faire valoir, montrèrent beaucoup de zèle. Beaucoup de seigneurs, divisés et désunis dès longtemps, s'accordèrent et réunirent (au moins en apparence), s'embrassèrent et jurèrent, ce jour, unanimement fidélité au Roy et à la Reyne. D'Épernon, colonel général de l'infanterie française, fit occuper par les gardes et les Suisses les barrières du Louvre et le Pont-Neuf, Guise alla à l'Hôtel de Ville, Bassompierre parcourut les rues. Sully seul ne montra qu'indécision, faiblesse et peur. A la nouvelle du meurtre, il était monté à cheval et avait pris le chemin du Louvre ; mais il se ravisa, tourna bride et alla s'enfermer dans la Bastille, d'où la Reine, le lendemain, eût beaucoup de peine à le décider à sortir.

Des princes du sang, qui pouvaient prétendre à la régence, l'un, Condé, s'était réfugié dans les États du roi d'Espagne, l'autre, le comte de Soissons, avait quitté Paris avant le couronnement de la Reine parce qu'Henri IV n'avait pas voulu permettre que la Comtesse eût sur son manteau de cérémonie une ligne de fleurs de lys de plus que la femme du bâtard royal César de Vendôme. Quant à Conti, il était bègue, sourd et presque imbécile. En dehors des princes du sang, et en l'absence des États généraux, il n'y avait qu'un pouvoir reconnu de tous, le Parlement. Marie de Médicis s'adressa à lui.

En son nom, le Procureur général requit que présentement et sans se départir, le Parlement pourvût, selon qu'il avoit accoutumé, à la régence et gouvernement du royaume. Le Parlement était trop convaincu de son droit et trop flatté de son rôle pour hésiter. L'affaire fut mise en délibération pour la forme. Mais les hommes de guerre étaient impatients d'en finir. D'Épernon entra dans la salle, en pourpoint, l'épée à la main ; il se dirigea vers le premier président, Achille de Harlay, qui lui demanda si, en sa qualité de duc et pair, il voulait prendre sa place au Parlement. Le Duc pria la Compagnie d'excuser son incivilité, l'invita à se hâter, répéta encore cette excuse de son incivilité. Il n'eut pas l'attitude tranchante que lui prête son secrétaire, Girard, et, s'il dit tout haut qu'il falloit absolument faire ce qu'il proposait, ce fut après avoir passé la porte.

D'Épernon sorti, le duc de Guise entra, dans le même costume. Il s'assit et protesta de son dévouement à la royauté. Achille de Harlay, avec sa gravité ordinaire, prit acte de ces paroles. La Cour, à l'unanimité et sans opposition, déclara la Reine-mère régente pour avoir l'administration des affaires du royaume pendant le bas âge dudit seigneur son fils, avec toute puissance et autorité[2]. Il n'y avait pas deux heures qu'Henri IV était mort.

Le lendemain, le petit Roi vint tenir son lit de justice (15 mai) pour confirmer l'arrêt du Parlement ou plutôt pour l'infirmer. En effet, le Chancelier justifia l'attribution de la régence à Marie de Médicis par la volonté bien connue tant de fois déclarée et répliquée du roi défunt, témoignage plus exprès et plus certain qu'un testament ou une simple déclaration ; — en sorte que le Parlement aurait simplement enregistré une décision d'Henri IV.

Le Chancelier oublia, volontairement sans doute, de mentionner l'arrêt du Parlement, en déclarant la volonté du roi : Le roi séant en son lit de justice... a déclaré et déclare la reine sa mère régente en France. Le Premier Président en fit la remarque, après séance, au Chancelier et, comme le nouveau pouvoir n'était pas en état de se brouiller avec le Parlement, on ajouta dans le texte imprimé aux mots : déclare sa mère régente, ce correctif : Conformément à l'arrest donné en sa Cour de Parlement, le jour d'hier.

La nuit du 14 au 15 avait été paisible. Les trois quarts de la population croyaient Henri IV simplement blessé. Des troupes de noblesse parcouraient les rues, criant : Vive le roy pour entretenir l'illusion. Par prudence, on fit garder les ambassades, notamment l'ambassade d'Espagne. Quand le deuil du jeune Roi et de la Reine, allant le 15 au Parlement, fit éclater la vérité, la première douleur des Parisiens estoit amortie. Surtout le peuple crioit à la vengeance contre les meurtriers de son roy.

Les gouverneurs et les capitaines des places fortes avaient regagné en poste leurs gouvernements. Mais les provinces restèrent tranquilles comme Paris. La douleur était générale et la compassion exaltait la foi monarchique. Il n'y eut que quelques gentilshommes qui prirent la campagne ou se fortifièrent en leurs maisons. Sur un ordre de la Reine, ils désarmèrent, et se dispersèrent.

Beaucoup de contemporains croyaient et des historiens de notre temps ont cru que Ravaillac avait été l'instrument de quelques grands seigneurs, de l'Espagne ou de la secte judaïque (entendez jésuitique). Mais le procès qui lui fut fait par le Parlement ne révéla point de complices. Ravaillac était un monomane ; ses réponses aux magistrats instructeurs sont un mélange de trouble, d'orgueil et de folie. Il montre du déplaisir de l'acte qu'il a commis, mais, tout au fond, reste convaincu qu'il a été l'instrument de Dieu, et signe au bas du second interrogatoire : Ravaillac, que toujours en mon cœur Jésus soit le vainqueur. Il fut condamné à être tenaillé, tiré à quatre chevaux, écartelé. Le peuple assista, avec une joie féroce, à sa torture. Lorsque le prêtre qui l'assistait récita la prière d'usage, au mot : Salve le peuple s'en formalisa, dit Legrain, et s'escria en ces mots : Non, non, au Diable le corps et l'âme. Je croy assurément que si le Docteur eust continué son Salve, le peuple l'eust massacré sur le champ (27 mai).

 

II. — LE NOUVEAU GOUVERNEMENT.

MARIE de Médicis garda les ministres de son mari, Villeroy, Sillery, Jeannin et Sully. Elle supprima les 54 taxes et les commissions extraordinaires. Elle fit prêter serment à son fils par les colonels, capitaines et dizainiers de la milice. Pour calmer les protestants qui craignaient une Saint-Barthélemy, elle confirma, le 22 mai, l'Édit de Nantes.

Irait-on ou non à Juliers ? L'abandon d'une politique d'aventure s'imposait à Marie de Médicis comme une nécessité. Il eût été très dangereux d'entreprendre une guerre générale, sous un roi enfant et une régente étrangère.

L'Autriche n'était pas à bout de ressources ; encore moins, l'Espagne, féconde en soldats. On le vit bien quand Richelieu, libre de toute entrave au dedans, concentrant dans ses fortes mains toutes les énergies nationales, s'attaqua à ces redoutables puissances. Il fallut trente ans de guerre couverte ou déclarée, avec le concours des rois de Danemark et de Suède, de la Catalogne rebelle et du Portugal insurgé pour venir à bout de la maison d'Autriche. Marie de Médicis, qui avait à compter avec les grands et avec les protestants, pouvait-elle risquer une aussi grosse partie ?

Sully lui-même fut d'avis de licencier la plupart des troupes. Mais le gouvernement tint à faire honneur aux engagements formels d'Henri IV. Il déclara aux autres Cours qu'il prendrait Juliers et s'en tiendrait là. Une armée, commandée par le maréchal de La Châtre, ancien ligueur, et, sous ses ordres, par Rohan, gendre de Sully, l'un des grands seigneurs protestants, alla rejoindre les Hollandais du prince Maurice et prendre la ville (1er sept.). Juliers fut remis entre les mains de Messieurs de Brandebourg et de Neubourg, qui promirent de ne faire aucun changement en l'exercice de la religion catholique, apostolique et romaine, ains qu'iceluy exercice sera permis à toutes personnes ès dits Païs.

Par le traité de Brusol, Henri IV et Charles-Emmanuel avaient résolu l'invasion du Milanais et le mariage d'Élisabeth, fille aînée du Roi, avec le prince de Piémont, fils aîné du Duc. Marie de Médicis dénonça ces accords ; elle fit dire à Charles-Emmanuel de se réconcilier avec l'Espagne. Mais elle ne l'abandonna pas et lui promit sa médiation.

Pour enlever aux Espagnols tout motif de masser leurs forces dans le Milanais, elle commença à désarmer. Charles-Emmanuel se résigna à faire les soumissions nécessaires, et l'Espagne, à la recommandation de la Régente, voulut bien les accueillir. Habile à se retourner, le Savoyard projeta de s'emparer de Genève, mais la Cour de France déclara qu'elle prenait sous sa protection la Rome protestante ; Charles-Emmanuel recula.

Marie n'avait pas besoin d'embarras au dehors ; les princes du sang étaient rentrés, Soissons, trois jours après la mort d'Henri IV, et Condé, le 16 juillet. Soissons s'était plaint qu'on eût réglé la régence à son insu ; il demanda la lieutenance générale. Marie lui répondit qu'il s'ôtât cette fantaisie de la tête, qu'elle voulait être la maîtresse et non Madame de Montglat (c'était la gouvernante du petit roi). Mais, pour l'adoucir, elle lui donna le gouvernement de la Picardie.

Condé avait de plus hauts desseins, dont il faisait confidence en juillet à un Flamand, le comte de Bucquoy. Il avait, lui dit-il, formé une ligue avec des grands et notamment avec le duc de Bouillon, pour lascher (diminuer) beaucoup de l'autorité de la Reine. Elle n'y consentirait pas. Ainsi, par son refus, elle nous occasionnera de prendre les armes[3]. Il comptait sur les provinces du Sud : la Guyenne, le Languedoc, la Provence, le Dauphiné ; il disposait de deux ports et de quelques places fortes en Normandie et en Picardie, par où les Espagnols pourraient facilement entrer en France. Il priait Bucquoy de demander à Spinola ce qu'il en pensait.

La Régente espérait, en y mettant le prix, contenir toutes les ambitions ; ce fut son système de gouvernement. Elle avait donné à Condé, à leur première entrevue, l'Hôtel de Gondi et 40.000 écus de meubles ; elle paya les dettes du duc de Guise, et l'autorisa à épouser Madame de Montpensier, elle promit de payer les dettes du duc de Nevers. Elle accorda à tous les gouverneurs la survivance de leurs charges. Le duc d'Épernon s'autorisa de ses services pour chasser de la citadelle de Metz le lieutenant qu'Henri IV lui avait imposé, le sieur d'Arquien. Les grands ne se lassaient pas d'obtenir, s'entredisant les uns aux autres : le temps des rois est passé et celui des grands et des princes est venu ; il nous faut bien faire valoir.

Ils ne sortaient dans Paris qu'avec de nombreuses et brillantes escortes. 1.500 chevaux étaient allés au-devant de Condé, le jour de son arrivée à Paris ; le duc de Guise avait une suite de cinq ou six cents chevaux. Louis XIII restait presque seul dans le château du Louvre. Marie de Médicis se vit obligée de rétablir les deux cents gentilshommes au bec de corbin, licenciés par économie sous Henri IV.

Heureusement pour la royauté, les grands étaient divisés. Les Guise, caressés et payés, se faisaient gloire de leur attachement à la Régente. La bourgeoisie et le peuple avaient soif d'ordre et de paix. Les partis n'étaient que des associations de convoitises, qu'aucun principe n'animait. Le duc de Bouillon agissait contre Sully, son coreligionnaire, que les Lorrains soutenaient. Depuis son mariage avec Louise-Marguerite de Lorraine, sœur du duc de Guise, le prince de Conti était brouillé avec le comte de Soissons, son frère. Le 10 janvier 1611, leurs carrosses se rencontrèrent rue Saint-Honoré, et leurs gens commencèrent à se quereller pour le pas. Soissons, averti de la dispute, fit des excuses, que Conti, sourd et furieux, n'entendit pas. A la prière de la Régente, le duc de Guise s'entremit, mais il passa avec une escorte nombreuse devant l'Hôtel de Soissons, et ce fut au tour du Comte de se dire bravé. Un millier de gentilshommes allèrent offrir à Guise leurs épées. L'inquiétude fut grande à Paris et à la Cour. La Régente tripla les gardes, appela la noblesse auprès du roi, et fit dire aux bourgeois de se tenir prêts à prendre les armes. Trois jours on négocia un accord, qui laissa des ressentiments. Sully en fut la victime.

Marie de Médicis, qui ne l'aimait pas, l'avait longtemps défendu parce qu'il n'y avait pas en France une tête qui valut la sienne. Elle craignait aussi de pousser à bout un homme qui avait pour lui tous les hérétiques. Mais Sully s'était fait beaucoup d'ennemis pendant le règne précédent par sa façon rogue et brutale. Il était habitué à manier les finances sans contrôle, et il résistait en face à la Régente, qui voulait l'obliger à rendre compte de son administration au Conseil. Enfin, il désapprouvait hautement le rapprochement des Cours de France et d'Espagne.

Immédiatement après la mort d'Henri IV, l'idée d'une alliance de famille entre les deux Cours avait reparu. Le duc de Feria, envoyé en France comme ambassadeur extraordinaire pour faire à Louis XIII les compliments de condoléances, était autorisé par ses instructions à parler d'un double mariage entre l'héritier présomptif du trône d'Espagne et la fille aînée de Marie, Élisabeth, entre Louis XIII et la fille cadette de Philippe III. Marie, si heureuse qu'elle fût de ce projet, voulait l'aînée des infantes pour Louis XIII, ou, sinon, ne consentait à donner que sa fille cadette à l'aîné des Infants. Bien qu'on ne fût pas parvenu à s'entendre, la Régente, pour bien marquer ses dispositions, traita l'ambassadeur avec une distinction particulière. A l'audience de congé, Louis XIII, à qui l'on avait fait la leçon, le chargea de baiser les mains de l'Infante et de la prier de l'accepter comme serviteur. Sully soutenait qu'il fallait marier Madame Élisabeth avec le prince de Piémont. Quand Villeroy et D'Épernon, entré nouvellement au Conseil, proposèrent de licencier les troupes que la France entretenait de ses deniers au service de la Hollande, il s'éleva avec indignation contre l'abandon de la politique d'Henri IV. Marie lui donna raison, mais Villeroy, qui acheminait discrètement la France aux mariages espagnols, résolut de se débarrasser de ce collègue bruyant.

Les grands l'y aidèrent. Bouillon venait de réconcilier Soissons et Condé. Or, de ces trois hommes, deux au moins détestaient cordialement Sully. Bouillon lui enviait la direction du parti protestant ; et Soissons, à qui il avait ôté, au temps d'Henri IV, un droit lucratif sur les toiles, avait été exaspéré de le voir se déclarer encore contre lui, lors de sa querelle avec Conti et les Guise. Sully, brouillé avec Villeroy, et voyant qu'il lui seroit difficile de se maintenir dans sa charge de surintendant, sans heurter les princes, et qu'il pourroit lui en arriver quelque malheur, donna sa démission le 26 janvier 1611.

Il avait raison de partir. Il était sans influence dans le gouvernement, et même, le gouvernement n'était plus dans le gouvernement. Les décisions les plus graves étaient préparées et prises dans un Conseil secret et caché dont Sully fut toujours exclu. Là, Villeroy, Jeannin et Sillery travaillaient à relâcher le lien des alliances protestantes et à s'assurer l'alliance de l'Espagne pour enlever aux fauteurs de troubles leur meilleur appui. Ces hommes sages voulaient inaugurer une politique appropriée à la faiblesse d'une régente étrangère et d'un roi mineur, sans imprudence et sans bassesse. Mais ils n'étaient pas les seuls conseillers ; le P. Coton, confesseur du jeune roi, après l'avoir été d'Henri IV, et le nonce Ubaldini, intelligent et actif, recommandaient une politique catholique, excitaient le zèle de la Reine, gourmandaient résolument la tiédeur des ministres.

Plus encore que ces prêtres, étaient écoutées les personnes de l'entourage intime, l'avocat Dolé, — et surtout Léonora Galigaï et son mari Concini. La Galigaï, femme de chambre de la Reine avec le titre de dame d'atours, était dans les secrets de sa pensée et de son corps. Elle l'avait habituée à ses services jusqu'à l'y asservir. Au coucher, au lever, Léonora assistait empressée et ce dévouement la rendait indispensable et chère. Si Marie avait été, dit Richelieu, élevée à la haute majesté de reine de France, Léonora à la dignité de reine de son cœur. De cette tendresse profitait le seigneur Conchine, qui avait suivi Marie de Médicis en France, pour échapper à ses créanciers, et qui, pendant le voyage, avait fait la conquête de Léonora, et ensuite, par elle, de la Reine. L'influence de ce couple, si grande qu'Henri IV, de son vivant, s'en montrait furieux et même jaloux, apparut dès le début de la régence. Marie leur donna de l'argent, elle acheta pour Concini le marquisat d'Ancre et le gouvernement de Péronne, Roye et Montdidier.

 

III. — PROTESTATIONS GALLICANES. OPPOSITION PROTESTANTE.

LES premières difficultés vinrent de cette camarilla de prêtres et de domestiques, plus puissante que le Conseil secret. La mort d'Henri IV et l'interrogatoire de Ravaillac avaient rappelé au Parlement les doctrines ultramontaines sur la suprématie pontificale et le régicide. Il pouvait craindre une épidémie de folie meurtrière. Aussi appela-t-il à l'aide la première autorité doctrinale du royaume, la Faculté de Théologie, qui renouvela, sur son ordre (4 juin), sa censure de 1413 contre le dominicain Jean Petit et les partisans du tyrannicide. Lui-même condamna au feu, le 8 juin, le livre de Mariana où l'acte de Jacques Clément était glorifié ; et, le 26 novembre, défendit d'imprimer, vendre et lire, sur peine du crime de lèze majesté, le Traité de la puissance temporelle du souverain pontife que le cardinal Bellarmin venait de publier à Rome (1610), comme tendant à l'éversion des Puissances souveraines ordonnées et establies de Dieu, souslèvemens des subjets contre leur prince... induction d'attenter à leurs personnes et Estats.

L'agitation gagna l'Université, où le gallicanisme, affaibli depuis la Ligue, commençait à se ranimer. En 1608, la Faculté de théologie avait choisi pour syndic un ligueur repenti, Edmond Richer, homme très savant et très hardi, qui s'était juré d'expulser les doctrines ultramontaines. En 1611, il publia le Libellus de ecclesiastica et politica potestate, qui résume en trente pages la doctrine des théologiens gallicans.

Richer représentait l'Église comme un gouvernement mixte, monarchique d'apparence, aristocratique de fait, ce qu'il désignait par les termes suivants empruntés à la Politique d'Aristote : Status monarchicus, politia aristocratica.

L'aristocratie ecclésiastique, disait-il, se compose surtout des Évêques qui renferment en eux les pouvoirs principaux de l'Église. Les Évêques considérés chacun dans leurs diocèses sont les véritables souverains de leurs églises. Quand ils sont réunis, ils composent un Sénat ou des États-Généraux, qui ont toute autorité sur l'Église universelle... Toute l'autorité essentielle se trouve dans l'Épiscopat. C'est sur lui que repose l'Église ; c'est à lui que tout pouvoir sacré a été remis Le Pape est le monarque de l'Église placé à la tète de cette aristocratie. Néanmoins, il ne domine pas sur l'Épiscopat.... L'Épiscopat est tout puissant, le Pontificat est subordonné ; l'Épiscopat est essentiel à l'Église, la Papauté accessoire[4].

Le Libellas de Richer fit autant de bruit qu'en avait fait en 1594 le traité de Pithou ; l'un exposait la théorie du gallicanisme politique ou, comme on dit, du régalisme ; l'autre, celle du gallicanisme religieux ; l'un refusait au pape le droit d'intervenir dans les affaires temporelles ; l'autre, celui de gouverner absolument l'Église. Mais les parlementaires gallicans voulaient le roi indépendant du pape et l'Église dépendante du roi, tandis que les théologiens gallicans se fussent volontiers passés de la tutelle du roi comme de celle du pape.

Cependant le haut Clergé, préoccupé avant tout du péril protestant, voulait l'union avec Rome et le silence sur les questions qui divisaient les catholiques français. Une assemblée d'évêques et d'archevêques, réunie à Sens sous la présidence du Cardinal Du Perron, condamna le Libellus et la Régente fit déposer Richer et élire par la Faculté un nouveau syndic (1612). Richer appela comme d'abus au Parlement. Mais les ultramontains avaient pris leurs précautions. Le premier président, Achille de Harlay, gallican avec intransigeance, ayant demandé à se démettre de sa charge, Marie, sur les instances du nonce, avait écarté le président de Thou, l'historien gallican, que Paul V traitait d'hérétique, et nommé Nicolas de Verdun, premier président au Parlement de Toulouse, bon courtisan, sujet docile, et très populaire dans la capitale ultra-catholique du Languedoc (9 avril 1611).

Le crédit des ultramontains inquiétait les protestants. Ils n'avaient pas eu toujours à se louer d'Henri IV, qui leur avait appliqué un Édit de Nantes amendé par le Clergé et le Parlement, qui laissait tomber en ruines les fortifications des places de sûreté et avait réduit de 180.000 écus à 50.000 la solde de leurs garnisons, mais, tant qu'il vivait, ils sentaient leurs vies, leurs biens et la liberté de conscience à l'abri. Ils n'avaient pas les mêmes raisons de se fier à la Régente ; et puis ils étaient poussés par les grands seigneurs du parti, ambitieux et mécontents. Justement l'occasion s'offrait de demander de nouvelles garanties. Ils avaient, en 1601, obtenu de se faire représenter à la Cour par deux députés généraux, choisis par le roi sur une liste de six candidats que dressait l'Assemblée générale des Églises, et chargés de surveiller l'application de l'Édit et d'exposer les griefs du parti. Le mandat des deux derniers élus expirant en 1611, Marie de Médicis avait autorisé les protestants à se réunir à Châtellerault, puis à Saumur, le 25 mai 1611.

Les assemblées provinciales convoquées pour élire les députés à l'assemblée générale (fin avril 1611) et dresser les cahiers de doléances, s'accordèrent à demander, comme le conseillait Du Plessis-Mornay, le rétablissement de l'Édit de Nantes dans sa rédaction primitive, la restauration des remparts des places de sûreté, le paiement de la solde entière des garnisons, et l'augmentation du traitement des ministres.

A l'Assemblée de Saumur siégèrent avec les députés les grands et les seigneurs protestants que le parti avait convoqués pour montrer sa force et son union. Mais ce calcul faillit lui nuire. Bouillon n'excitait ses coreligionnaires que pour faire peur à la Cour de leurs exigences et mettre à prix ses bons offices. Villeroy lui ayant laissé croire que, s'il servait bien, on enlèverait à Sully, pour le lui donner, le gouvernement du Poitou, il promit d'aller aussi loin que son honneur et sa conscience lui pouvoient permettre. Peut-être serait-il allé un peu plus loin, s'il avait réussi à se faire élire président. On lui préféra Du Plessis-Mornay. L'Assemblée voulait élire elle-même les deux députés généraux et réduire la durée de leur mandat d'un an, pour fournir aux réformés l'occasion de tenir tous les deux ans une assemblée générale. Quand les commissaires du roi, Boissise et Bullion, la pressèrent de remettre les cahiers, d'élire les candidats à la députation et de se dissoudre, elle répondit qu'elle enverrait une délégation à la Reine et qu'elle siégerait, en attendant la réponse aux cahiers.

Entre temps, elle examinait les griefs des particuliers. Sully vint lui faire ses plaintes : il n'avait pas quitté volontairement, disait-il, la surintendance. Le parti tout entier n'était-il pas intéressé à cette retraite forcée, et l'Édit de Nantes, qui assurait aux protestants l'admission à toutes les charges, n'avait-il pas été violé en sa personne ? Devait-il redemander la surintendance ou se contenter d'une compensation ? Bouillon objecta que l'intervention de l'Assemblée serait légitime, si Sully prouvait qu'il avait été renvoyé pour sa religion. Mais la Régente pourrait répondre que l'ancien surintendant n'avait pas les mains nettes et le mettre en demeure de rendre des comptes ; épreuve en effet dangereuse pour un homme qui, pendant quatorze ans, avait administré souverainement les finances. Sully n'insista pas. L'Assemblée l'engagea à ne se démettre des charges qui lui étoient demeurées, notamment de celle de grand maître de l'artillerie, et promit de l'assister s'il était, pour ce refus, recherché par voies indues, illégitimes et extraordinaires. Elle supplia le roi de lui donner contentement pour la surintendance qu'il avait perdue.

A Paris, les délégués, après avoir attendu cinq semaines, furent, le 24 juillet, informés par le Chancelier que les cahiers étaient répondus et signés, mais ne seraient rendus qu'après l'élection des six candidats à la députation générale. L'Assemblée refusa de les élire avant d'avoir reçu satisfaction sur tous les points. La Cour tint, ferme ; elle avait des amis dans la place. Bouillon, qui avait reçu trois cent mille livres pour gagner les volontés, ralliait autour de lui une grande partie des députés nobles. Il aurait même rédigé la lettre où Marie rappelait à l'Assemblée les marques de bienveillance qu'elle avait données aux protestants et, promettait, aussitôt après l'élection, de faire connaître sa réponse aux cahiers. Mais que les députés se hâtassent ; sinon, elle révoquerait l'autorisation de siéger. L'Assemblée nomma immédiatement les candidats et les choisit parmi les adversaires de Bouillon. Le commissaire royal remit alors à Du Plessis-Mornay les cahiers répondus.

Ils refusaient toute garantie nouvelle et toute concession importante. Quelques députés parlaient de résister. Mais la majorité, qui se sentait paralysée par les intrigues des partisans de la Cour, décida de rompre l'Assemblée, et de laisser agir les Assemblées provinciales. C'était à elles qu'il appartenait d'accepter ou non les réponses aux cahiers. Les catholiques firent de grandes risées de cette Assemblée, qui s'était annoncée si menaçante et qui finissait si humblement. Elle avait pourtant créé une institution et révélé un chef de parti.

En même temps qu'elle réorganisait les Assemblées provinciales et les Conseils provinciaux, qui en étaient comme les commissions exécutives, elle prévoyait le cas où une province, lésée dans ses intérêts religieux, aurait besoin d'appui pour parler avec plus de  force. Elle imagina donc de grouper trois ou quatre provinces en un Cercle et de créer une nouvelle Assemblée, formée de délégués que les Conseils de ces provinces éliraient dans la Noblesse et le Tiers-État. L'Assemblée de Cercle interposerait ses bons offices pour prévenir un conflit ; elle soutiendrait les réclamations légitimes de la province offensée, et, pour ne pas prêter au soupçon, serait toujours présidée par un des délégués des autres provinces. Son action devait être purement morale, mais n'était-ce pas un danger que d'offrir à tout grief local un moyen immédiat de protestation ? (29 août 1611).

Le gendre de Sully, Henri, duc de Rohan, avait fortement poussé à la création des Cercles. Il avait trente-deux ans et n'était illustre que par sa naissance, et connu que par ses voyages, lorsqu'il parut à l'Assemblée de Saumur. Mais il s'imposa aussitôt par l'ardeur de ses convictions, la fermeté de son caractère, et la vigueur de sa parole. Rudement, il signala les tendances ultramontaines de la Cour.

Ce seroit chose cruelle, dit-il à l'Assemblée, que nous... qui sommes François naturels, fussions exclus de ce que les estrangers possèdent et à la sollicitation encore de ceux qui preschent qu'un homme mortel (le pape) peut quand il lui plaist deslier les sujects du serinent de fidélité.

Il montrait où étaient les clients politiques de la France et l'intérêt qu'elle avait à les conserver.

Qu'un Roy de France se rende aujourd'huy persécuteur de nostre Religion, il en perd la protection parmi toute la chrestienté, enrichit de ce tiltre quelqu'un de ses voisins, n'augmente de creance parmi ceux de l'Eglise romaine et ruine entièrement son Royaume. Ce qui ne peut arriver à un Roy d'Espagne pour mesme occasion, pource qu'il ne peut... maintenant apporter de troubles à son Estat depuis qu'il a perdu... tout le Païs-Bas ; car il n'a plus de sujects de nostre religion. Je dis plus, que la situation de France au milieu des autres royaumes et l'exercice libre de nostre Religion en iceluy acquièrent, sans difficulté, à nos Roys l'authorité et creance, qu'ils ont parmi tous, de Protecteurs de l'Europe, laquelle ils maintiendront autant de temps qu'ils nous traicteront bien.

C'était recommander comme un devoir national la protection de la cause protestante. A Bouillon vieilli et suspect, la confiance et l'admiration des réformés substituèrent cet homme jeune, ardent et, malgré son ambition, sincère.

Les Assemblées provinciales se plaignirent de la trahison du duc de Bouillon, dressèrent des cahiers de doléances, nommèrent des délégués pour les porter à la Reine et refusèrent d'entendre les commissaires qu'elle leur avait envoyés. Marie ne reçut la députation des provinces (19 janvier 1612) que pour lui ordonner de se retirer après avoir remis les cahiers de doléances aux députés généraux. Le 24 avril 1612, elle interdit de tenir de nouvelles assemblées politiques, tout en pardonnant les réunions passées. Mais les huguenots ne voulurent pas être amnistiés. Le synode de Privas, mêlant la religion et la politique, travailla à réconcilier les chefs protestants et à les unir contre la Cour (juin 1612).

Rohan se préparait à la guerre. Il avait été nommé par Henri IV gouverneur de Saint-Jean-d'Angély. Pour se rendre maître absolu en cette place, qui couvrait les approches de La Rochelle, il refusa d'y recevoir son lieutenant La Rochebeaucourt, qui lui était suspect, et le remplaça par un homme de confiance, Haultefontaine. Le Conseil du roi menaçant de le déclarer, lui et tous ceux qui le soutiendraient, ennemis du roi et de l'État, il convoqua une Assemblée de cercle à La Rochelle. La Reine défendit cette réunion, et envoya pour l'empêcher Du Coudray, Conseiller au Parlement de Paris et l'un des échevins de La Rochelle. La populace prit les armes et força Du Coudray à sortir de la ville.

L'Assemblée du cercle eut lieu. Elle envoya à la Régente une liste de griefs. Marie refusa de faire les concessions qu'elle jugeait contraires aux Édits , mais elle accorda les grâces particulières (15 déc. 1612). Elle proclama l'amnistie pour tous les troubles survenus dans le royaume depuis quelque temps. Elle envoya M. de Rouvray, l'un des députés généraux, offrir toute faveur et bienveillance à l'Assemblée. La haute bourgeoisie de La Rochelle était aussi pacifique que la populace était tumultueuse ; elle pria Rohan de ne pas perdre la ville par son obstination. Du Plessis-Mornay, lui aussi, se déclarait contre la guerre. Rohan céda à contre-cœur. Il pouvait cependant se réjouir du résultat. La Cour accorda tout ce qui lui avait été demandé tant pour le général des églises griefs des provinces, que particulier de M. de Rohan ; c'était le reconnaître comme chef de parti. L'affaire de Saint-Jean-d'Angély était réglée à sa satisfaction ; il obtenait le rétablissement de ses pensions ; les conseils provinciaux seraient tolérés. Rohan se vante que cette assemblée particulière apporta plus de fruit au public et de soulagement au duc de Rohan que la générale de Saumur.

 

IV. — FÊTES ET FACTIONS ARISTOCRATIQUES.

PENDANT cette période d'agitation intérieure, Marie de Médicis s'était rapprochée de l'Espagne. Au commencement de 1611, elle avait fait dire à Madrid que volontiers elle entendrait reparler des mariages pourvu que Louis XIII obtînt la main de l'aînée des infantes et que les deux couronnes conclussent une ligue défensive. L'idée de cette ligue était de Villeroy qui voulait être sûr de Philippe III contre le mécontentement possible des puissances protestantes. La Cour d'Espagne accepta les deux conditions. Des articles préliminaires signés à Fontainebleau par Villeroy et don Iñigo de Cardenas, ambassadeur d'Espagne, réglaient la question des mariages au gré de Marie (30 avril 1611). Le même jour, et dans le même lieu, fut signé entre les deux rois un traité d'alliance défensive par lequel ils se promettaient de se secourir mutuellement contre ceux qui entreprendroient quelque chose contre eux et leurs États de même que contre ceux qui se révolteroient contre leur autorité.

Louis XIII obtenait, comme il l'avait demandé, l'aînée des infantes. C'était une satisfaction d'amour-propre et c'était un droit à faire valoir, nonobstant toutes renonciations à la couronne d'Espagne, en cas d'extinction des mâles. L'alliance n'était conclue que pour dix ans, contrairement aux désirs du gouvernement espagnol qui aurait voulu la rendre perpétuelle. Elle finissait la même année que la Trêve conclue entre les Provinces-Unies et l'Espagne, en sorte que, si les hostilités recommençaient entre ces deux États, la France, avec un roi majeur, reprendrait sa liberté d'action.

Pour ne pas irriter les huguenots qui élisaient en ce moment l'Assemblée de Saumur, les négociations avaient été tenues secrètes. Mais quand Marie crut n'avoir plus rien à craindre d'eux, elle annonça l'accord franco-espagnol dans un Conseil où elle réunit les ministres et les grands (26 janvier 1612). Le duc de Guise et le vieux connétable de Montmorency célébrèrent le succès de la Reine comme un miracle de la protection divine. Bouillon et Lesdiguières firent seulement cette réserve qu'il était bien entendu que ces mariages se feraient sans préjudice des anciennes amitiés et confédérations. On attendait avec curiosité l'avis de Soissons et de Condé. Soissons esquissa un vague signe d'approbation. Condé ne disait rien. La Régente lui demanda la raison de son silence. C'est, dit-il, que sur une chose faite, il n'y a pas lieu de donner des conseils.

Ces mariages qui excitent encore à distance l'humeur de quelques historiens ne paraissent pas avoir soulevé l'opinion publique. Soissons et Condé étaient mal qualifiés pour parler de l'affront fait à la mémoire du feu roi. Les huguenots, sans raison, soupçonnaient un dessein contre leur liberté. Les Hollandais seuls pouvaient s'inquiéter du rapprochement des deux Cours, mais ils étaient en paix avec l'Espagne. La politique de la Reine a permis à la France de traverser sans trop de dommage les années si dangereuses d'une minorité. Est-il donc juste de demander compte à Marie de ce qu'elle ne pouvait faire, quand il faudrait lui savoir gré de ce qu'elle a fait ?

Marie triomphait. Aussi passa-t-elle gaiement le carnaval et le carême de 1612. Tous les dimanches de février, elle fit danser un ballet au Louvre par les ducs de Vendôme et de Chevreuse et Bassompierre. Les fêtes qu'elle donna, Place Royale, à l'occasion des fiançailles, furent célébrées pour leur magnificence. Elles durèrent trois jours (5, 6 et 7 avril). Le jeudi, à trois heures d'après-midi, devant la Reine, les princesses et les dames assises aux échafauds et sous les yeux de deux cent mille spectateurs défilèrent vingt-quatre trompettes, douze tambours à cheval, cinq géants avec arcs et flèches, et deux machines, l'une fait [e] en rocher et couvert [e] d'arbrisseaux, l'autre, en laquelle était une musique ; puis les ducs de Guise et de Nevers, et les autres Chevaliers de la gloire et soustenans du Château de la Félicité, habillés de broderie d'or et d'argent, portant lances et étendards rouges.

Venaient ensuite dix compagnies d'assaillants, menées par Conti, Vendôme, etc., et suivies d'une troupe bigarrée : écuyers, musiques, chevaux bardés, rois captifs, deux éléphants, deux reinocerot (rhinocéros), un chariot tramé par des cerfs et nombre de machines.

Des sibylles parurent, chantant des vers que Malherbe avait composés à la gloire de la Régente.

La cavalcade finie, les tenants coururent contre les assaillants. A la nuit, après une sonnerie de trompettes, tambours et clairons, le feu fut mis au château de la Félicité, plein d'artifice, et tandis qu'il brûlait on voyoit changer plusieurs sortes de figures tout en feu[5].

Le vendredi, nouveau défilé. Comme tout le peuple de Paris n'avait pu voir cette fête, la brillante cavalcade se promena par les rues, sur la rive droite et la rive gauche, jusqu'au Pont-Neuf où elle se dispersa. Le samedi on courut la bague. Le soir, feu d'artifice, salve de deux cents coups de canon, grand feu de joie devant l'Hôtel de Ville et illumination de Paris avec lanternes faites en papier de couleur en si grande quantité et à chaque fenestre que toute la ville sembloit estre en feu.

Ces fêtes ne divertirent qu'un moment les passions. Marie avait pourtant fait une nouvelle distribution de grâces et de faveurs, augmenté les pensions des princes, des grands, des seigneurs de province, et entamé les millions déposés par Sully dans les caves de la Bastille. Mais après la mort du comte de Soissons (1er nov. 1612), le plus inquiet des Bourbons, elle s'éloigna de Guise et du duc d'Épernon, dont elle avait jusque-là recherché le dévouement, et, poussée par Concini, se rapprocha de Condé et de ses amis, Bouillon, Nevers, Mayenne[6], le parti des princes, comme on disait. Le favori cherchait aussi à la brouiller avec les ministres, qu'il voulait remplacer par des hommes nouveaux ; le vieux baron de Lux était l'agent de cette intrigue.

Les Guise, disgraciés, se vengèrent. Le chevalier de Guise tua Lux, le 5 janvier 1613, à midi, en pleine rue Saint-Honoré. La Reine en pleura de colère. Dans le Conseil qu'elle tint, Dolé proposa de faire venger un tel outrage par les Suisses en la personne des ducs de Guise et d'Épernon.

Mais le Parlement ne se pressait pas d'instruire sur le meurtre ; les Guise étaient bien voulus de quantité des principaux seigneurs et gentilshommes, du peuple mesme et des Communautés. Maladroitement, Condé mettait à un trop haut prix son dévouement et, Soissons mort, entendait se faire payer pour deux. Il demandait le gouvernement du Château-Trompette, la citadelle de Bordeaux. Or Marie avait entendu Henri IV dire que s'il avait eu cette forteresse au temps d'Henri HI, il se fût fait duc de Guyenne. Elle fit volte-face et chargea Bassompierre de lui ramener les Guise et les ministres. Dans une entrevue entre Jeannin et la Reine au Luxembourg, l'accord fut conclu. Le chevalier de Guise eut son pardon et la promesse d'être fait lieutenant général du roi en Provence. Quelques jours après il tua en duel le fils du baron de Lux. La Cour, le Roi, la Reine envoyèrent le féliciter.

Les princes et Concini étaient joués. En tout cas, ce dernier affectait de l'être. H persuada à Bouillon et aux autres grands du même parti de laisser le champ libre aux Guise, qui, restés seuls auprès de la Reine, se perdraient par leurs exigences. Lui demeurerait à la Cour pour y défendre leurs intérêts communs. Les princes s'éloignèrent.

Cependant les ministres jugeaient nécessaire de s'attacher le mari de la favorite. Villeroy lui fit proposer le mariage du marquis de Villeroy son petit-fils avec sa fille. Concini accepta mais sans vouloir rompre avec les princes, et, l'occasion se présentant, il les servit bien sans s'oublier lui-même.

Le duc de Mantoue, gendre du duc de Savoie, mourut en 1612, laissant sa femme enceinte. Son frère, le cardinal Ferdinand, prit la régence, et, la duchesse ayant accouché d'une fille, comme le Mantouan était un fief masculin, il quitta la pourpre et se fit proclamer duc. Mais Charles-Emmanuel mit en avant les droits de sa fille et de sa petite-fille et ses propres prétentions sur le Montferrat qu'il envahit.

La Cour de France jugeait dangereux de laisser prendre Casal, une des places les plus fortes de l'Italie, par le Savoyard, allié incertain et ennemi possible ; elle se déclara pour le duc de Mantoue. Le marquis d'Ynoyosa, gouverneur de Milan, pour empêcher une intervention française, bâcla un accord entre les belligérants et pressa le duc de Savoie d'abandonner ses conquêtes.

Sous prétexte de montrer à l'Europe une France unie, Concini persuada à la Reine de rappeler les princes (mai 1613). Deux mois après, il arrêtait avec Villeroy l'alliance de famille qu'il avait négociée très secrètement. Guise et D'Épernon étaient joués à leur tour : le favori de Condé, Rochefort, fut nommé lieutenant du roi en Poitou ; Concini, qui n'avait jamais porté les armes, devint maréchal de France à la mort de Fervaques (nov. 1613). D'Épernon ne put obtenir qu'on fit revivre pour son fils la charge de premier gentilhomme de la chambre ; il se prépara à partir pour Metz.

L'alliance de Concini avec les ministres ne dura guère. Fait plus grave, les ministres se divisèrent entre eux. La mort de Madame de Puisieux, bru du Chancelier Sillery et fille de Villeroy, aggrava le désaccord qui existait entre ces deux hommes d'État. Le Conseil fut aussi partagé que la Cour. Concini, ou, comme on disait, le Maréchal d'Ancre entretint les divisions et travailla à énerver la vigueur du gouvernement.

 

V. — RUPTURE DES PRINCES AVEC LA COUR.

LES princes recommençaient à brouiller. Condé, Mayenne, Nevers, Bouillon, Longueville quittèrent la Cour (fév. 1614) et se réunirent à Mézières, où Nevers, gouverneur de Champagne, était entré de force. Vendôme, que la Régente avait enfermé au Louvre pour l'empêcher de fuir, se sauva le 19 février. Le 21 février, Condé publia une lettre-manifeste où il reprochait au gouvernement de s'allier avec les puissances catholiques et de ne pas assez honorer l'Église. On semoit des divisions dans la Sorbonne, la noblesse étoit pauvre, le peuple étoit surchargé, les offices de judicature étoient à trop haut prix, les parlements n'avoient pas la fonction libre de leurs charges, les ministres étoient ambitieux, qui, pour se conserver en autorité, ne se soucioient pas de perdre l'État. Et, remarque Richelieu, ce qui étoit le meilleur, est qu'il se plaignoit des profusions et prodigalités qui se faisoient des finances du Roi, comme si ce n'étoit pas lui et les siens qui les eussent toutes reçues, et que, pour gagner temps avec eux, la Reine n'y eût pas été forcée. Pour conclusion, il demandoit qu'on tint une assemblée des États, sûre et libre, que les mariages du Roi et de Madame fussent différés jusqu'alors.

Guise et D'Épernon étaient rentrés en faveur. Villeroy et le président Jeannin étaient d'avis de courre sus aux rebelles sans leur donner le temps de faire assemblée de gens de guerre. Mais Concini, de peur que Guise ne fût mis à la tête de l'armée, et le Chancelier Sillery, par pusillanimité, persuadèrent à la Régente de négocier.

Le duc de Ventadour, les présidents Jeannin et de Thou, les sieurs de Boissise et de Bullion, conseillers du roi, allèrent trouver les princes à Soissons (14 avril 1614) et signèrent avec eux le traité de Sainte-Menehould (15 mai) : les mariages seraient différés jusqu'à la majorité du Roi, et des États libres réunis cette année même ; Condé aurait le gouvernement d'Amboise jusqu'à la tenue des États et 450.000 livres en argent comptant ; Mayenne, déjà gouverneur de l'Île-de-France, la survivance du gouvernement de Paris et 300.000 livres pour se marier ; le duc de Longueville, 100.000 livres de pension ; Bouillon, le doublement de ses gendarmes.

Cependant le duc de Vendôme, retiré dans son gouvernement de Bretagne, se montrait mécontent de la paix ; il refusait de raser Lamballe et Quimper, comme il y était obligé, et même il surprit Vannes.

Malgré le Maréchal d'Ancre et sur le conseil de Villeroy, la Régente résolut de montrer le Roi au royaume et d'aller en personne pacifier les provinces de l'ouest (5 juillet 1614). L'apparition de Louis XIII causa un grand enthousiasme ; les peuples virent à cheval le jeune souverain que les malveillants disaient fouet... délicat, nourri dans du coton, ne vivant que de médecines. L'enthousiasme fut grand. Amboise, cédée à Condé, porta ses clefs à Louis XIII. Les protestants, en témoignage de sujétion et de respect, firent sortir les garnisons des places de sûreté quand il y entrait ; La Rochelle demandait qu'il vint la visiter, disant qu'il ne verrait pas une ville plus fidèle. Vendôme se décida à venir à Nantes faire sa soumission.

Louis XIII était de retour à Paris le 16 septembre. Le 2 octobre, il se rendit au Parlement pour y déclarer sa majorité. Il remercia sa mère de tant de peines qu'elle avait prises pour lui, et la pria de continuer de gouverner et commander comme elle avait fait par ci-devant. Je veux, ajouta-t-il, et j'entends que vous soyez obéie en tout et partout et qu'après moy vous soyez Chef de mon Conseil.

 

 

 



[1] SOURCES : L'Estoile, Mémoires-journaux, X et XI, 1881-1888. Sully, Mémoires des sages et royalles Œconomies d'Estat... [1638]. Relation faite par maitre Jacques Gillot de ce qui se passa au Parlement touchant la régence de la reine Marie de Médicis, les 14 et 15 mai 1600, Mich. et Pouj., 1re série, XI. P. Phelypeaux de Pontchartrain (secrétaire d'État), Mémoires concernant les affaires de France sous la régence de Marie de Médicis..., Mich. et Pouj., 2. série, V. [G. Girard], Histoire de la vie du duc d'Épernon..., 1855. Le Grain, Décade contenant la vie et gestes de Henry le Grand, 1614. Fontanon, Edicts des rois de France, IV. Du Mont, Corps diplomatique, V, 2e partie. Archives curieuses, 1re série, XV. Vittorio Siri, Memorie recondile, II et III. Discours politiques du duc de Rohan, faits en divers temps... cy-devant non imprimez, 1648. Véritable discours de ce qui s'est passé en l'assemblée politique des Églises réformées en France, tenta à Saumur par la permission du Roy l'an 1611. Servant de supplément aux Mémoires da duc de Rohan, 1846. Mémoires et correspondance de Du Plessis-Mornay, 1824-1835, XI. Le Mercure François ou la suitte de l'histoire de la paix, t. I, Paris, 1611 ; t. II, Paris, 1613. Maréchal de Bassompierre, Journal de ma vie, p. p. le marquis de Chanterac, S. H. F., I, 1870. Maréchal d'Estrées, Mémoires de la régence de Marie de Médicis, 1610-1617, M. et P., 2e série, VI. Lettres de Malherbe, dans les œuvres de Malherbe (Coll. des Grands Écrivains), 1862, III. Mémoires du cardinal de Richelieu, M. et P., 2e série, VII ; la première partie de ces mémoires, qui va de 1610 à 1619, a paru à Amsterdam, 1780, sous le titre : Histoire de la mère et du fils.

OUVRAGES A CONSULTER : Michel Le Vassor, Histoire de Louis XIII roi de France et de Navarre contenant les choses les plus remarquables arrivées en France et en Europe..., 1757, I. Le P. Griffet, Histoire du règne de Louis XIII, roi de France et de Navarre, 1758, I. L. von Ranke, Französische Geschichte vornehmlich im sechzehnten and siebzehnten Jahrhundert, t. VIII à XII des œuvres complètes, Leipzig, 1876-7 ; trad. française par Porchat, 1854-1886. Jules Loiseleur, Ravaillac et ses complices, 1873. Berthold Zeller, De Dissolatione contracti apud Brusolum fœderis, 1880 ; du même, La minorité de Louis XIII. Marie de Médicis et Sully, 1892 ; du même, La minorité de Louis XIII. Marie de Médicis et Villeroy, 1897. Dufayard, Le connétable de Lesdiguières, 1892. Perrens, Les mariages espagnols sous le règne de Henri IV et la régence de Marie de Médicis, Didier, s. d. ; du même, L'Église et l'État en France sous le règne de Henri IV et la régence de Marie de Médicis, 1873, I et II. Abbé Edm. Puyol, Edmond Bicher. Étude historique et critique sur la rénovation du gallicanisme au commencement du XVIIe siècle, I, 1876. Anquez, Histoire des assemblées politiques des réformés de France, 1859. Auguste Laugel, Henry de Rohan. Son rôle politique et militaire sous Louis XIII (1579-1638), 1889. Ouvré, Essai sur l'histoire de Poitiers depuis la fin de la Ligue jusqu'à la prise de la Rochelle, Mémoires des antiquaires de l'Ouest, XXII, 1856. A. Bazin, Histoire de France sous Louis XIII et sous le ministère da cardinal Mazarin, 2e éd., 1846, 4 vol.

Ai-je besoin de citer ce beau livre de Michelet : RichelieuLa Fronde (t. XI de son Histoire de France) ?

[2] Pontchartrain, p. 299.

[3] Cité par Ranke, Œuvres complètes, t. IX, p. 116.

[4] Abbé Puyol, Edmond Richer, I, p. 237.

[5] Le Carrousel des pompes et magnificences faites en faveur da mariage du tres chrestien Roy Louis XIII avec Anne infante d'Espagne les jeudy, vendredy, samedy 5, 6, 7 d'avril 1612 en la Place Royale à Paris. A Paris, 1612.

[6] C'est le jeune duc de Mayenne, fils du clef de la Ligue, mort en octobre 1611.