HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT D'HENRI IV (1598-1610).

CHAPITRE VI. — HENRI IV ET LA POLITIQUE EXTÉRIEURE[1].

 

 

I. — LA FRANCE ET LA MAISON D'AUTRICHE.

LA paix de Vervins (1598) ne terminait pas la lutte presque séculaire entre la France et la maison d'Autriche ; les raisons  d'hostilité subsistaient. La France était bloquée au nord et à l'est par la masse presque ininterrompue des possessions espagnoles : Pays-Bas et Luxembourg, Franche-Comté ; elle ne pouvait intervenir en Italie sans se heurter au duc de Savoie, client de l'Espagne, et à l'Espagne elle-même, maîtresse du Milanais et de Naples. Là où elle semblait avoir la voie libre, du côté de la Lorraine, ses avant-postes des Trois-Évêchés ne la menaient qu'en Alsace, dont un archiduc  autrichien possédait presque tout le territoire et gouvernait le reste comme officier de l'empereur, lui aussi autrichien.

Les Habsbourg de Vienne et de Madrid avaient, malgré leurs intérêts particuliers, une politique de famille. Philippe II, catholique fanatique, et Maximilien II († 1576), catholique modéré ou plutôt protestant honteux, s'étaient détestés sans se nuire. Philippe traita en neveux très chers les fils de Maximilien : il éleva à sa Cour dans ses maximes d'intolérance l'archiduc Rodolphe, qui devint empereur en 1576 ; il pardonna à l'archiduc Mathias la campagne des Pays-Bas (1577-1581) comme une escapade de jeunesse ; il fit de l'archiduc Ernest un gouverneur des Pays-Bas ; il donna les mêmes provinces en toute souveraineté à l'archiduc Albert dont il fit son gendre. Après la mort de Maximilien, tout dissentiment disparut ; la maison autrichienne fut comme la maison espagnole pénétrée du plus pur esprit catholique.

Entre elles les mariages étaient fréquents. Maximilien avait épousé la sœur de Philippe II ; Philippe II, la fille de Maximilien ; Claire-Isabelle-Eugénie, fille de Philippe II, l'archiduc Albert, fils de Maximilien ; Philippe III, Marguerite d'Autriche, fille de Charles de Styrie, nièce de Maximilien. Ces unions répétées raffermissaient, à chaque génération, les liens de parenté et renouvelaient le pacte de famille.

La maison autrichienne était moins redoutable que l'espagnole ; elle était divisée en deux dynasties : Autriche, Styrie[2], et embarrassée d'archiducs pauvrement apanagés que l'Espagne emploie, que l'Église adopte, tous d'ailleurs animés d'un esprit de famille très puissant.

Le chef de la maison, l'empereur Rodolphe II, archiduc d'Autriche, est un intellectuel et un impulsif, qui rassemble des collections, étudie l'astronomie, cherche à fabriquer de l'or, commande par boutades, cède par paresse. Avec ce dégel t de l'effort, il a mêmes ambitions que ses prédécesseurs, et, en plus, des prétentions d'intolérance. Dans ses royaumes électifs de Hongrie et de Bohême, dont il voudrait faire des royaumes héréditaires, les mesures qu'il prend contre les protestants donnent à l'opposition nationale l'appui de l'opposition religieuse. En Hongrie, la présence du Turc complique encore la situation. Depuis la mort du dernier Jagellon, Louis II, à Mohacs (1526), les Autrichiens, le parti national et le sultan se disputent le pays. Il y a trois Hongries ; la Hongrie autrichienne, la Hongrie turque et la Transylvanie. De Bude, leur capitale, les Turcs guettent Vienne et couvrent la Transylvanie.

Les embarras de l'empereur étaient la meilleure sauvegarde de l'Allemagne protestante. Car le catholicisme avait repris hardiment l'offensive. Dans la Haute et la Basse Autriche, Rodolphe ne permettait plus qu'aux nobles le libre exercice du culte protestant. En Styrie, l'archiduc Ferdinand (le futur empereur Ferdinand II) avait fait, en trois ans de règne, disparaître l'hérésie de ses États. Un autre élève des Jésuites, camarade de Ferdinand à l'université d'Ingolstadt, Maximilien, ardent et tenace comme lui, devint duc de Bavière en 1598 et donna à l'œuvre de la Contre-Réforme une vigoureuse impulsion.

Presque toute la ligne des Alpes et le sud de l'Allemagne étaient déjà reconquis. L'Alsace, Bade-Bade, l'évêché de Strasbourg ; la Lorraine ; puis, au delà du Palatinat calviniste, les trois électorats ecclésiastiques, Mayence, Trèves, Cologne, rattachaient la Bavière et l'Autriche à un groupe compact de pays catholiques : Luxembourg, évêché de Liège, Pays-Bas, Clèves et Juliers. La Hollande calviniste, à demi bloquée à l'ouest et au sud, était encore séparée à l'est de l'Allemagne du Nord protestante par les évêchés de Munster et de Paderborn.

Du Rhin à la Vistule, du Mein à la mer du Nord et à la Baltique, le protestantisme était dans son domaine ; il occupait la plaine allemande, découpée en trois ou quatre grands États, landgraviat de Hesse-Cassel, Brandebourg, Saxe, Mecklembourg et beaucoup de moindres et de petits : Brunswick-Hanovre, Brunswick-Lunebourg, duchés saxons, principautés d'Anhalt, villes libres de Brême, de Lubeck, de Hambourg, etc. ; il s'appuyait aux royaumes protestants de Danemark et de Suède, s'insinuait au sud dans les États de la maison d'Autriche, par la Bohême et la Moravie jusqu'en Hongrie, et se prolongeait au sud-ouest par la Hesse-Darmstadt, le Palatinat et Bade-Dourlach jusqu'au Wurtemberg. Au delà encore, les villes libres impériales, Strasbourg, Ulm, Nuremberg, Donauwerth, étaient des postes isolés en pays catholiques. Mais les protestants étaient divisés, surtout sur la question de l'Eucharistie. Les théologiens calvinistes et luthériens se détestaient presque autant qu'ils détestaient les catholiques.

Les électeurs de Saxe, de la branche Ernestine, par fanatisme luthérien et par crainte des ducs saxons de la branche Albertine, à qui ils avaient enlevé l'électorat, étaient favorables à la maison d'Autriche, comme l'était aussi Hesse-Darmstadt par haine des landgraves de Hesse-Cassel, qui l'avaient amoindri. Brandebourg, alors luthérien, était plus préoccupé des affaires de Prusse[3] que de la cause protestante. Sectaires ou non, les luthériens avaient abandonné toute idée d'apostolat militant ; ils dormaient, imprévoyants, sur les positions conquises. Le calvinisme, au contraire, avait gardé sa force d'expansion et sa ferveur de prosélytisme. C'est aux deux extrémités de l'Allemagne, dans le Palatinat, où il sympathisait avec les huguenots de France, et en Bohême, où il restait en communication avec ses coreligionnaires de Moravie et de Hongrie, qu'il était le plus ardent, le plus remuant, le plus décidé aux coups de force.

Le calvinisme avait déjà enlevé la moitié des Pays-Bas aux Habsbourg d'Espagne, bien plus puissants que les Habsbourg d'Autriche, et qui ne se résignent pas à cette perte. Philippe III, le successeur de Philippe H, est un jeune homme de vingt ans, d'esprit doux et paresseux, qui laisse à son favori, le duc de Lerme, le soin de penser et de gouverner pour lui. Le ministre, un grand seigneur qui aime le repos et l'argent, craint les dépenses de la guerre et le prestige des généraux victorieux. Mais, avec les Hollandais, hérétiques et rebelles, le gouvernement espagnol ne veut point de paix. Le succès n'est pas impossible, si la France reste neutre et l'Angleterre indifférente.

En effet, les sept provinces qui se sont unies à Utrecht (23 janvier 1579) sont plutôt une confédération d'États qu'un État fédéral. Chacune s'administre à part, a ses États particuliers, ses intérêts, son gouvernement, et même, au besoin, sa diplomatie. Elles délèguent aux États-Généraux, principal organe du pouvoir central, des représentants, véritables ambassadeurs, qui ne peuvent, sans les consulter, décider de la paix, de la guerre, de l'établissement d'un nouvel impôt, et qui, dans les affaires moins importantes, sont liés par des instructions impératives. Chacune d'elles, quel que soit le nombre de ses députés, n'a qu'une voix, et les résolutions doivent être prises à l'unanimité des voix.

Pourtant la province de Hollande, qui est la plus riche et qui paie la plus forte part des dépenses fédérales, est aussi la plus écoutée. Le secrétaire, l'agent et le conseil de ses États provinciaux, l'avocat pensionnaire, le grand pensionnaire, comme diront plus tard les Français, siège aux États-Généraux, où peu à peu il attire à lui la direction des finances et des affaires extérieures.

Comme l'aristocratie bourgeoise est toute-puissante en Hollande et Zélande et dans les villes des autres provinces, le grand pensionnaire, qui la représente, se trouve ainsi être l'adversaire du chef de la maison de Nassau, Maurice, stathouder (lieutenant général) de six provinces, capitaine général et amiral général de la République, et qui voudrait être le maitre.

Maurice a pour lui la noblesse, les marins, les soldats, le peuple des villes, les paysans. Il veut la guerre à outrance, qui le rend puissant et nécessaire. Son parti, aussi intransigeant que la Cour de Madrid, rêve de conquérir les Pays-Bas espagnols. Mais les armateurs, les marchands, la haute bourgeoisie municipale consentiraient à signer la paix avec l'Espagne, pourvu que l'indépendance des Pro vinces-Unies fût formellement reconnue. Ces divisions et les divergences d'intérêts des provinces énervent le gouvernement.

Philippe II pouvait donc espérer, en organisant les provinces restées fidèles en principauté autonome, que la vue de leur bon gouvernement et de leur quasi-indépendance ramènerait les provinces rebelles à l'obéissance et permettrait de refaire l'unité des Pays-Bas.

Chez les Suisses, les affaires de l'Espagne, grâce aux divisions religieuses, allaient bien. La confédération se composait de treize cantons : 7 cantons catholiques (Uri, Schwytz, Unterwalden, Lucerne, Zoug, Fribourg et Soleure) ; 4 cantons protestants (Berne, Zurich, Bâle, Schaffouse) et 2 cantons mixtes (Glaris et Appenzell).

Les Treize avaient pour confédérés : les Valaisans, catholiques ; les Grisons, en immense majorité protestants, et groupés en trois ligues — Ligue Grise à l'ouest ; Ligue Cadée ou de la Maison-Dieu au centre et à l'est ; Ligue des Dix Juridictions ou Droitures au nord —. Genève, mise à l'index par les cantons catholiques, restait l'alliée de Berne et de Zurich, et même de Soleure, catholique avec indépendance.

L'importance de la Suisse venait de son marché d'hommes, le mieux fourni de l'Europe, et de sa position sur le parcours des routes, qui, par les défilés des Alpes, mènent de la plaine du Pô en Allemagne.

Philippe II, appuyé par le pape, avait réussi, en 1587, à conclure une alliance avec les cantons catholiques (moins Soleure) et à s'assurer le passage du Saint-Gothard. L'intérêt du catholicisme avait rompu l'alliance perpétuelle, conclue sous François Pr, renouvelée en un sous Henri III, et qui n'accordait qu'à la France seule le libre passage et le droit de lever des troupes. A Ivry, les Suisses catholiques combattirent contre Henri IV, que servaient des Suisses protestants ; et d'autres Suisses catholiques firent campagne en Dauphiné et en Provence pour Charles-Emmanuel contre Lesdiguières.

En Italie, l'Espagne, maîtresse du royaume de Naples, de la Sicile, de la Sardaigne et du Milanais, domine au Nord et au Sud. Les États italiens les plus puissants, République de Venise, duché de Savoie, Saint-Siège, grand-duché de Toscane, ne sont, ni séparément, ni ensemble, de force à lui résister sans un puissant secours du dehors. Encore moins les États secondaires, Mantoue-Montferrat, Ferrare et Parme. Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, riche en soldats et en expédients, serait prêt à s'aider d'Henri IV contre Philippe III, comme il s'était aidé de Philippe II contre Henri IV. Mais il lui faudrait rendre Saluces qu'il avait enlevée à Henri III, et son intérêt le liait à l'Espagne.

Depuis que celle-ci n'a plus à craindre d'intervention française, elle a patiemment, sans bruit, élargi ses moyens d'action, occupé sur la côte occidentale de Toscane des ports et des places fortes qui lui servent d'escales et de points d'appui entre le Milanais et Naples. Comme elle a énormément emprunté aux marchands et aux banquiers génois, elle a Gênes à sa dévotion ; elle y débarque et y embarque ses troupes comme dans un de ses ports.

Fuentes, que Philippe III a nommé gouverneur du Milanais (1600), se considère comme placé là pour barrer la route à la France. Il fait de Milan un centre d'action contre Henri IV, et, lieutenant indocile de la Cour de Madrid, il la sert avec un zèle qu'elle trouve parfois compromettant.

Henri IV ne pouvait songer à une guerre ouverte. Contre la maison d'Autriche, sur quels alliés aurait-il compté ? Les protestants d'Allemagne étaient divisés. Les Hollandais, loin d'être en état de le secourir, avaient besoin d'être secourus. Élisabeth continuait la guerre contre l'Espagne ou plutôt contre la marine espagnole, mais Henri IV savait par expérience qu'elle n'aventurerait pas volontiers sur le continent son argent et ses soldats. Les Turcs, malgré leur victoire de Keresztes (1596) sur les Impériaux, avaient beaucoup de peine à se maintenir en Hongrie, par suite de la défection des Transylvains ; il n'y avait plus de flotte turque. Henri IV ne pouvait s'appuyer sur cette force fléchissante.

Devait-il se rapprocher de l'Espagne ? L'entente cordiale avec cette puissance avait en France de nombreux partisans : les anciens ligueurs, beaucoup de grands, les Guise, les Mayenne, le duc d'Épernon, la majorité du clergé, une partie notable de la nation. Mais les obligations en étaient onéreuses : il fallait abandonner les Hollandais, rompre avec les protestants d'Allemagne, se désintéresser des affaires d'Italie, renoncer à la politique traditionnelle des frontières naturelles. C'était l'abdication.

Un troisième parti consistait à faire, sans déclaration de guerre, le plus de mal possible à l'Espagne, à l'épuiser sans s'affaiblir. La France gagnerait ainsi du temps pour réparer ses finances et ses forces. La paix avait pour Henri IV cet autre avantage de le dispenser de rechercher trop ouvertement les alliances protestantes.

 

II. — AFFAIRES D'ITALIE ET PASSAGES DES ALPES.

MÊME avant le traité de Vervins, l'affaire de la succession d'Este avait fourni une première indication sur la politique du Roi.

A la mort d'Alphonse II d'Este (27 octobre 1597), son cousin, César d'Este, un bâtard légitimé, se mit en possession de tous ses  États : Ferrare, fief pontifical ; Reggio et Modène, fiefs impériaux. Le pape menaça de l'excommunier, si, dans quatorze jours, il ne lui restituait Ferrare.

Les princes italiens pensaient et espéraient que le roi de France se déclarerait contre le pape et pour la maison d'Este, qui, pendant les dernières guerres, lui avait prêté un million d'écus. Henri prit occasion de ce différend pour prouver la sincérité de sa conversion. Il fit promettre son appui à Clément VIII et même offrit de descendre lui-même en Italie.

Le pape prononça solennellement l'excommunication (22 décembre 1597) contre César, qui prit peur et abandonna Ferrare, où le pape fit, le 8 mai, une entrée solennelle.

On se rappelle que le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, avait profité des embarras d'Henri III pour s'emparer du marquisat de Saluces (1588) et de ceux d'Henri IV pour s'y maintenir. De 1395 à 1598, on avait négocié tout en se battant. Par le traité de Vervins, le différend fut remis à l'arbitrage du pape, qui, embarrassé de son rôle, s'excusa.

Le Duc voulut alors traiter directement avec Henri IV. Il arriva à Fontainebleau le 13 septembre 1599, et signa, le 27 février 1600, le traité de Paris, qui lui laissait le choix entre la restitution de Saluces ou la cession de la Bresse et de quelques vallées des Alpes et lui donnait trois mois pour se décider. Il comptait sur Biron et sur le roi d'Espagne pour le dispenser de tenir parole. Au mois de mai, il sollicita un délai, puis demanda des modifications au traité.

Henri IV, qui s'était rendu à Lyon, se décida à l'attaquer. Biron, au lieu de se révolter, surprit, la ville de Bourg, le 12 août, de grand matin, et bloqua la citadelle de Saint-Maurice ; en Savoie, Lesdiguières força la ville de Montmélian (17 août). Chambéry, la capitale du duché, se rendit le 23. Charles-Emmanuel, surpris par ces rapides succès, arriva trop tard pour sauver la citadelle de Montmélian, qui capitula le 16 novembre.

Cependant, le Saint-Siège et la cour de Madrid s'inquiétaient de cette guerre, qui menaçait l'Italie. Clément VIII, à la sollicitation du duc de Sessa, ambassadeur d'Espagne à Rome, proposa sa médiation. Le cardinal neveu, Aldobrandini, rejoignit Henri IV à Chambéry (8 novembre 1600), et de là gagna Lyon, où les négociations commencèrent sous sa présidence. Outre Saluces, que Charles-Emmanuel offrait maintenant de restituer, Jeannin et Sillery, représentants d'Henri IV, réclamèrent huit cent mille écus pour frais de guerre. Aldobrandini leur fit accepter, en échange de Saluces et de l'indemnité, la Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex. La paix fut signée à Lyon le 17 janvier 1601 ; le Duc abandonnait toutes ses possessions au-delà du Rhône, sauf une bande de terrain entre la Valserine et le Grand-Crêt-d'eau, par où pourraient passer les troupes espagnoles allant de Savoie en Franche-Comté et aux Pays-Bas.

Charles-Emmanuel donna, de très mauvais cœur, sa ratification. Cependant le traité fut diversement jugé même par les Français, à qui il paraissait si avantageux. Les territoires cédés à Henri IV valaient quatre fois le marquisat de Saluces. Ils arrondissaient le royaume, reculaient la frontière loin de Lyon. Mais des politiques comme Lesdiguières, opposant le dommage moral au profit matériel de l'échange, disaient que le Roi avait traité en marchand, et le Duc en roi. Si Charles-Emmanuel perdait des pays fertiles, il restait maitre des Alpes, éloignait les Français de Turin, et leur fermait une des portes de l'Italie. La cession de Saluces fit aux princes italiens l'effet d'une désertion ; ils se crurent livrés à l'Espagne. Pendant quelques années, l'influence française fut nulle en Italie.

Henri IV pouvait, quand il le voudrait, barrer la route militaire propre usage. Mais il avait besoin du consentement des Suisses pour s'assurer à lui-même les passages des Alpes et couper les communications entre le Milanais espagnol et l'Allemagne catholique et autrichienne. Les Cantons, auprès de qui il députa Méry de Vic et Brulart de Sillery, se déclarèrent prêts, à la diète de Soleure (nov.-déc. 1601), à renouveler leur alliance avec la France ; toutefois les cantons catholiques, se considérant comme liés par les traités signés avec Philippe II et Charles-Emmanuel, refusèrent leur concours éventuel contre la Savoie et contre le Milanais et se firent donner acte de leurs réserves. Le traité juré à Soleure par les députés de onze cantons[4] (29 janvier 1602) renouvelait l'alliance pendant la vie du Roi, celle du Dauphin, et une autre période de huit ans ; il reconnaissait à Henri IV le droit de disposer des passages pour lui et ses amis.

Les Grisons, qui n'avaient pas député à Soleure, ne voulurent accorder qu'à Henri IV seul le libre passage, se réservant d'en gratifier à l'occasion ses amis et alliés. Mais quand ils l'eurent donné à Venise (5 avril 1603), Fuentes, pour les punir d'avoir rouvert aux États indépendants d'Italie la porte des Alpes qu'il croyait fermée par la cession de Saluces, fit prendre au commerce italien la route du Saint-Gothard, et construisit un fort, sur un monticule isolé, près du lac de Côme, à l'entrée des voies interdites (23 oct. 1603).

Les Grisons appelèrent à l'aide leurs alliés : les Cantons suisses, Venise, Henri IV, qui se montrèrent froids. Les cantons forestiers, Uri, Schwytz, Unterwalden et Lucerne, placés au débouché du Saint-Gothard, étaient reconnaissants à Fuentes de détourner vers eux le courant du trafic. Sous leur influence, les autres cantons soutinrent mollement les Grisons. Venise avait peur de la guerre, Henri IV n'était pas en état de la faire seul. Fuentes triomphait. Les Grisons, livrés à eux-mêmes, tombèrent dans des agitations sans fin.

Les Vénitiens avaient à ce moment de plus graves soucis. Ils avaient eu des difficultés avec Clément VIII. Ils en eurent de plus grosses avec le pape élu en 1603, Paul V (Camille Borghèse), homme de grande vertu, mais de peu d'expérience, qui voulut faire revivre tous les privilèges ecclésiastiques. En 1603 et 1605, le Sénat fit des lois contre l'extension indéfinie des biens de mainmorte, et ne tint nul compte des protestations du pape.

Sans souci des tribunaux d'Église, le Conseil des Dix cita devant lui, un chanoine de Vicence, Scipione Saraceni, qui, n'ayant pas réussi à séduire une de ses nièces, l'avait diffamée, et l'abbé Mariantonio Brandolino prévenu de violences et d'homicide.

Paul V mit en interdit Venise et son territoire (17 avril 1606). Le Doge ordonna au Clergé de continuer à célébrer le culte et à administrer les sacrements ; les Jésuites, les Théatins, les Capucins, qui n'obéirent pas, furent expulsés ; les prêtres séculiers réfractaires furent punis. La République avait pris pour conseil Fra Paolo Sarpi, le futur historien du concile de Trente, moine austère et savant, très opposé aux prétentions de la Cour de Rome, et qui défendit avec vigueur les droits de l'État.

Le pape arma. Venise en fit autant. L'affaire de l'Interdit, à cause des principes en conflit, passionna la chrétienté. Il parut une multitude d'écrits. En France, les gallicans se déclarèrent pour la République. Jacques Pi et les Hollandais menacèrent d'envoyer une flotte à son secours.

Henri IV devait plus à Venise qu'à Rome. Mais il ne voulait pas se brouiller avec le pape. Il s'offrit comme médiateur, mais refusa son concours armé aux deux adversaires ; il déplut à tout le monde. L'Espagne travailla et ne réussit pas à accommoder le différend (nov. 1606-janvier 1607). Alors Henri IV reparut. Il envoya à Venise le cardinal de Joyeuse, qui amena le Sénat à faire quelques concessions de pure forme. Paul V, abandonné par l'Espagne et inquiet des démonstrations des puissances protestantes, céda en gémissant.

Le Doge livra les deux ecclésiastiques prisonniers à l'ambassadeur de France, pour être, dit-il, agréable à Sa Majesté Très Chrétienne et sans préjudice du droit qu'il a de juger les ecclésiastiques. L'ambassadeur les remit, sans faire la moindre réserve, au cardinal de Joyeuse, qui les reçut au nom du pape.

L'amour-propre de Paul V était sauvegardé, mais la République n'abandonnait rien des droits de l'État. Elle continua à juger les clercs et, pendant un demi-siècle, ne rouvrit pas ses portes aux Jésuites.

Henri IV avait empêché la guerre, abouti où l'Espagne avait échoué. Sa diplomatie y gagna en réputation et en autorité, non en sympathies. Venise et le pape l'avaient tour à tour trouvé bien froid ; ils reçurent ses bons offices sans enthousiasme et même sans reconnaissance. L'opinion s'établissait qu'il n'avait de passion que pour ses intérêts et son habileté fut d'autant plus suspecte qu'elle était plus admirée.

 

III. — PAYS-BAS ESPAGNOLS ET PROVINCES-UNIES DU ROI.

EN Italie, en Suisse, les Français et les Espagnols luttaient d'influence ; mais aux Pays-Bas, ils se faisaient indirectement la guerre. Après la paix de Vervins, Henri IV continuait à fournir des subsides aux Provinces-Unies, sous prétexte de leur rembourser l'argent qu'elles lui avaient autrefois avancé. L'ambassadeur d'Espagne s'étant plaint que plusieurs gentilshommes et autres Français servaient sous Maurice de Nassau et y avoient troupes et régimens, le Roi protesta vouloir de bonne foi observer la paix (1599). Il fit publier des défenses à tous ses sujets d'aller aux Pays-Bas et néant moings soubs mains ne laissa de commander qu'on y allast et témoigner qu'on luy feroit plaisir... Le gouvernement espagnol, à son tour, recueillait les ligueurs insoumis, excitait en France le mécontentement, favorisait les complots.

Les Français aidaient doublement les Hollandais ; ils les approvisionnaient de vivres et de munitions ; et, sous de fausses étiquettes, allaient vendre leurs produits en Espagne. Pour ruiner ce trafic, Philippe III frappa d'un droit de 30 p. 100, en sus des anciens droits (27 février 1603), toutes les marchandises importées dans les pays de la monarchie espagnole ou qui en seraient exportées.

Cette guerre de tarifs faillit en amener une autre. Le gouvernement français y préparait l'opinion par les pamphlets qu'il inspirait : le Capitaine au Soldat françois, 1604 ; le Polémandre ou Discours d'Estat de la nécessité de faire la guerre en Espagne ; le Politique françois. Les protestants n'avaient pas besoin d'être excités. En janvier 1604, un correspondant de L'Estoile lui envoya de La Rochelle le Soldat françois, pièce élégante et diserte, lui demandant si les plumes huguenotes de Guyenne sont de bonne trempe et bien acérées.

Les partisans de la paix et des alliances catholiques ripostaient. En avril 1604, parut l'Anti-soldat françois, qui, dit L'Estoile, sent de loin son âme cautérisée espagnole.

Le moment aurait été mal choisi pour déclarer la guerre à l'Espagne, quand le successeur d'Élisabeth, Jacques Ier, s'empressait de traiter avec elle. Henri IV accepta la médiation du nouveau roi d'Angleterre et fit la paix (12 octobre 1604).

Mais il pouvait craindre que les Provinces-Unies, abattues par la perte d'Ostende (août 1604) et la défection des Anglais, ne songeassent elles aussi à s'accorder avec Philippe III. Il leur fit donc proposer un subside plus élevé et 6.000 soldats pour conquérir la ligne de côtes entre la Zélande et la France, et établir entre elles et lui une communication ininterrompue. Il leur offrait même de déclarer la guerre à l'Espagne et de les aider à s'emparer des provinces demeurées espagnoles si elles consentaient à lui céder le comté de Flandre et les pays de langue française (11 février 1605). Quand les succès du général espagnol Spinola sur Maurice de Nassau lui donnèrent lieu de croire qu'elles allaient, de lassitude et de désespoir, faire leur soumission à Philippe III, il envoya à La Haye, en février 4606, Aerssen, leur agent à Paris, pour leur demander si elles voudraient le reconnaître comme souverain, et à quelles conditions[5] ?

Les États-Généraux répondirent qu'ils ne pouvaient prendre une décision sans consulter les provinces et les villes. C'était livrer le secret du Roi à la publicité de l'Europe. Henri n'insista pas. Il revint à la charge en 1607, après la prise de Rheinberg par Spinola. Il proposa aux Hollandais d'augmenter ses secours d'hommes et d'argent et les engagea, s'ils ne voulaient pas retomber sous le joug de l'Espagne, à prendre un prince puissant pour défenseur.

Ces conseils inquiétants leur firent voir tous les dangers de la guerre. A Bruxelles aussi, les dispositions étaient pacifiques. Les flottes hollandaises empêchaient le commerce par mer ; les armées entravaient le commerce par terre. Les campagnes étaient ruinées. Le gouvernement espagnol n'envoyant plus d'argent, les troupes se révoltaient et pillaient. Les Archiducs firent dire aux États Généraux leur intention de les traiter en pays libre et indépendant. Ces avances furent bien accueillies et, à l'insu d'Henri IV, un armistice de 8 mois fut signé.

Tout d'abord, le Roi furieux suspendit le paiement de ses subsides. Mais quand il fut bien convaincu que les Hollandais ne consentiraient jamais à lui sacrifier leur indépendance, il se ravisa. Puisque la guerre était désormais sans profit pour lui, il résolut de faire conclure la paix la plus désavantageuse à l'Espagne. Il députa à La Haye le président Jeannin et Buzenval, son ambassadeur auprès des États. Il imposa sa médiation, qui n'avait été demandée ni par les Archiducs, ni par les Provinces-Unies. Pour masquer le caractère impérieux de cette intervention, il décida le roi d'Angleterre à se joindre à lui. Il fit déclarer aux États qu'en cas de reprise des hostilités, il marcherait en personne à leur secours, pourvu qu'ils promissent par serment, ainsi que les provinces et les villes, de ne pas faire la paix sans son assentiment.

La Cour de Madrid avait appris avec humeur l'initiative de l'archiduc Albert. Après une victoire navale des Hollandais à Gibraltar, elle se radoucit et ratifia l'armistice, mais sans faire mention de la souveraineté des États (1er juillet 1607). Ceux-ci exigèrent cette reconnaissance. Philippe III finit par céder (oct. 1607) et les négociations commencèrent.

Mais les tergiversations du gouvernement espagnol avaient fait sentir aux États la nécessité de se rapprocher de la France. Ils signèrent avec elle un traité d'alliance défensive, qui ne devait avoir son effet qu'après la conclusion de a paix avec les Archiducs et pour la garantir (23 janvier 1608). Ils s'engageaient, au cas où le Roi serait attaqué, de l'assister de 5.000 hommes ou, s'il aimait mieux, d'une force équivalente en vaisseaux. Henri IV promettait un secours de 10.000 hommes et plus encore s'il était nécessaire.

Quelques jours après, les plénipotentiaires belges, Spinola, Richardot et Verreyken, arrivèrent à La Haye (31 janvier 1608). Leurs instructions contenaient des demandes exorbitantes ; rectification avantageuse de frontières ; — interdiction aux Hollandais du commerce des Indes ; — liberté de culte pour les catholiques dans les Provinces-Unies. L'Archiduc espérait même obtenir une sorte de protectorat sur les anciens pays rebelles et, à défaut, se les attacher par une alliance étroite.

Mais Spinola et Richardot, mieux instruits des possibilités,, laissèrent dormir ces prétentions et s'efforcèrent de faire admettre les deux articles sur la liberté des catholiques et l'exclusion du commerce des Indes.

Henri IV recommanda à Jeannin de se désintéresser de la question du commerce des Indes et, sur la question religieuse, de se conduire si dextrement que les uns (les Espagnols) n'aient sujet de publier que j'aie manqué en cette occasion de zèle au rétablissement de notre religion au dit pays, et les autres (les Hollandais) de se plaindre que j'aie voulu favoriser l'artifice et le dessein de ceux-là à leur préjudice (27 février 1608).

Un rapprochement était encore possible entre la France et L'Espagne. Les papes y travaillaient depuis le traité de Vervins. Clément VIII avait eu l'idée de fiancer le Dauphin et l'infante Doña Ana, nés le même mois et presque le même jour. Mais les Pays-Bas étaient le grand obstacle à une réconciliation sincère. Henri IV avait suggéré au nonce Barberini (juin 1607) et Paul V fit sienne une solution, capable de contenter les deux Cours. L'infant Don Carlos, second fils de Philippe III, épouserait Christine, troisième fille d'Henri IV, et recevrait en dot l'expectative des Pays-Bas. Par là le roi de France aurait intérêt à défendre l'apanage de sa fille et même à l'agrandir des Provinces-Unies. Il fut aussi question de marier la fille aînée d'Henri IV avec le prince des Asturies, et le Dauphin avec la seconde des infantes. Sur les indications venues de Rome, le Conseil d'Espagne décida d'envoyer à Paris un ambassadeur extraordinaire.

Mais le duc de Lerme choisit pour négocier cette alliance de famille Don Pedro de Tolède, marquis de Villafranca, un soldat, orgueilleux et brutal, à qui d'ailleurs ses instructions recommandèrent de protester tout d'abord contre la violation de la paix de Vervins.

Don Pedro, nommé le 30 mars 1608, n'arriva à Fontainebleau que le 19 juillet. Henri IV s'empressa de lui donner audience (21 juillet). L'Espagnol, obéissant à sa consigne, commença par se plaindre du secours que la France donnait aux rebelles. Le Roi répliqua qu'il usait de représailles. Impatienté du silence de l'ambassadeur sur le sujet qui lui tenait à cœur, il lui demanda de quels mariages il était chargé de traiter. L'ambassadeur répondit qu'il n'avait point de mission de ce genre, bien qu'on eût en Espagne entendu parler avec faveur des propositions du pape[6].

Le nonce Ubaldini ménagea une seconde entrevue qui fut froide et embarrassée (19 août). Henri IV ne voulait pas avoir l'air d'offrir sa fille, ni l'Espagnol, l'infant. D'ailleurs les vues étaient trop différentes. L'Espagne ne consentait au triple mariage et à la cession des Pays-Bas à Don Carlos et à Christine que si le roi de France déclarait la guerre aux Hollandais. Henri IV fit dire à Rome qu'il ne traiterait jamais ses alliés en ennemis.

Après une nouvelle intervention d'Ubaldini et de nouvelles maladresses de Don Pedro (26 août) le Conseil du roi décida d'ajourner la question des mariages jusqu'à la conclusion des affaires des Pays-Bas. Le projet d'union n'avait servi qu'à aigrir les rapports des deux Cours.

Cependant l'Espagne, escomptant ses bons rapports avec la France, s'était montrée plus difficile à l'égard des Hollandais. Philippe III (15 juillet 1608) avait subordonné l'abandon de ses droits de souveraineté à la concession que les Provinces-Unies feraient du libre exercice du culte à leurs sujets catholiques. Là-dessus, les États-Généraux rompirent les négociations (25 août).

Henri IV les renoua. Il s'était montré jusque-là opposé à l'idée d'une longue trêve ; il voulait la paix, qui seule le dispenserait de fournir aux Hollandais des hommes et de l'argent. Mais, à la réflexion, il reconnut les avantages d'un état de choses provisoire, qui tiendrait les Hollandais en haleine et les rendrait moins indépendants de la France. Le 27 août, Jeannin proposa aux plénipotentiaires de La Haye de conclure une longue trêve. Les Archiducs acceptèrent.

Mais, qu'il s'agit de trêve ou de paix, les États-Généraux exigeaient tout d'abord la reconnaissance de leur souveraineté. L'archiduc Albert, à bout de soldats et d'argent, prit sur lui de faire cette déclaration tant en son nom qu'au nom du roi d'Espagne (16 octobre). Non sans répugnance, après trois mois de réflexions, la Cour de Madrid céda (28 janvier 1609). Le 9 février, les médiateurs anglais et français arrivèrent à Anvers, où les délégués des Archiducs les attendaient. Une trêve de douze ans fut signée le 9 avril 1609.

La Cour de Madrid en fut profondément humiliée. Sa mauvaise humeur se tournant contre la France, elle refusa d'entendre à de nouvelles propositions de mariage qui lui vinrent de Rome. De son côté, Henri IV, un moment séduit par l'idée de faire sa fille souveraine des Pays-Bas, revenait à sa défiance contre la maison d'Autriche.

 

IV. — HENRI IV ET L'ALLEMAGNE.

IL se retourna vers l'Allemagne protestante. Jusqu'en 1606,  ses relations avec elle avaient été froides. La première fois qu'il eut occasion d'intervenir, il se montra aussi prudent que dans l'affaire de Ferrare. Là aussi, la question politique se compliquait d'une question religieuse. La ville libre impériale de Strasbourg était protestante, mais ses évêques, en possession de riches et nombreux domaines, étaient restés catholiques. Le Chapitre était mi-parti. Quand l'évêque Jean de Manderscheid mourut (1592), les chanoines protestants choisirent, pour administrateur, Jean Georges, petit-fils de l'Électeur de Brandebourg, et les chanoines catholiques, pour évêque, le cardinal Charles de Lorraine, fils du duc régnant de Lorraine, Charles III. Les deux élus bataillèrent à qui garderait l'évêché.

Henri IV, invoqué par les protestants, fut très embarrassé. Il envoya Sancy qui partagea les domaines entre les deux prétendants (transaction de Saarbrück, 20 septembre 1595). Le Cardinal n'observa pas l'accord. Bien plus, il choisit pour coadjuteur l'archiduc autrichien Léopold, cousin de l'empereur Rodolphe. Ainsi la maison d'Autriche, qui possédait déjà le landgraviat de Haute et Basse-Alsace et. la préfecture des Dix Villes libres impériales, obtenait l'expectative de riches domaines et d'une grande autorité religieuse.

L'Électeur palatin, les margraves de Bade-Dourlach et d'Anspach pressèrent Henri IV d'intervenir. Il le promit mollement et se contenta d'envoyer à l'Empereur et au Cardinal le maréchal de Bois-Dauphin. Charles de Lorraine expliqua qu'en choisissant Léopold II, il n'avait pas songé au tort qu'il ferait à la frontière du roi. D'ailleurs, son coadjuteur n'avait que quatorze ans ; lui-même était jeune encore et, tant qu'il vivrait, il n'entendait pas abdiquer. Quant à Rodolphe, il répondit qu'il se résoudrait selon le droit et la raison et d'après les constitutions de l'Empire.

En même temps que Jean Georges venu pour implorer la protection d'Henri IV, arriva à Paris le jeune landgrave de Hesse, Maurice le Savant, qui achevait un voyage d'études en Francs. Maurice était sage, quoique jeune, et dévoué à toutes les églises protestantes, quoique calviniste. A Maisons et à Saint-Germain, il s'entretint avec Villeroy et Henri IV de l'état de l'Allemagne. Quand il remontra à Villeroy que le Cardinal avait impunément violé une transaction garantie par le Roi, le secrétaire d'État pâlit une ou deux fois et ne sut que répondre. Le Landgrave pressa le Roi de ne pas abandonner cette affaire, s'il tenait à conserver son crédit en Allemagne. Henri promit un secours de 12.000 écus aux princes allemands qui soutenaient l'Administrateur (1er oct. 1602). Quelque temps, il parut prendre l'affaire à cœur. Quand il partit pour Metz (27 février 1603), il écrivait à Fresne Canaye, son ambassadeur à Venise : Je n'ay moindre occasion d'avoir jalousie de l'establissement audict evesché dudit Leopold que lesdicts princes mes alliez et voisins, à cause de l'importance du passage et du voisinage de la maison d'Autriche, n'estant jà que trop puissante en ces quartiers-là. Ladicte coadjutorerie a esté faicte par ledict cardinal de Lorraine et approuvée du pape à mon desceu.

Mais bientôt ses dispositions changèrent. Il fut à Metz visité et courtisé par Charles de Lorraine. Il était mécontent des princes protestants qui intervenaient indiscrètement en faveur du duc de Bouillon, rebelle et fugitif ; de l'Électeur de Brandebourg, plus occupé des affaires de la Prusse que de l'évêché de Strasbourg ; des Strasbourgeois, qui lui prêtaient l'intention de leur donner pour évêque son fils bâtard, Vendôme, ou même de vouloir prendre leur ville par escalade.

Pour toutes ces raisons, sans oublier la question religieuse, il se contenta de faire signer à Nancy (1er mars 1603) un nouvel accord, qui proclamait un armistice et nommait des séquestres. Mais il y eut de nouvelles difficultés et le litige ne fut réglé que par la médiation du duc de Wurtemberg (Haguenau, 22 nov. 1604). Charles de Lorraine servit une pension à Jean Georges et garda l'évêché, qui, à sa mort (1607), passa à l'archiduc d'Autriche.

L'indifférence d'Henri W était une faute qu'expliquait en partie son ressentiment contre les fauteurs de Bouillon. Mais après la prise de Sedan, et la rentrée en faveur du rebelle, les rapports de la France et de l'Allemagne protestante changèrent. Henri s'était empressé d'écrire à Maurice le Savant : Dieu m'ayant fait la grâce... d'avoir affermi la tranquillité et concorde publique en mon royaume, mon principal égard et pensement sera dorénavant d'estre utile à mes voisins alliés et amis et à la cause qui est commune entre eux et moi. Il voulait dire la protection des libertés germaniques.

La maison d'Autriche n'était pas pourtant en mesure de les opprimer, ni même de se défendre. Rodolphe, occupé de ses collections on perdu dans la contemplation des astres, laissait s'agiter et s'armer les diverses nationalités et les diverses confessions qu'il avait provoquées.

En Hongrie, les succès de la Contre-Réforme et les inquiétudes d'une ardente église calviniste amenèrent une révolte. Les habitants de la Haute-Hongrie, d'accord avec les Transylvains, élurent pour roi le magnat hongrois Bocksay, diplomate, guerrier et poète. Les Turcs soutinrent Bocksay et reprirent Pesth, en face de leur forteresse de Bude, et Gran, la capitale religieuse de la Hongrie. L'Autriche et la Moravie, menacées d'une invasion et laissées sans défense, signèrent un armistice avec les Hongrois (1605). En Bohême, le parti calviniste s'organisait.

C'était, à courte échéance, la désagrégation des éléments divers, dont l'amalgame formait l'État autrichien. Pour l'arrêter, les frères de Rodolphe, Mathias et Maximilien, et ses cousins de Styrie, Ferdinand et Maximilien-Ernest, se réunirent à Vienne ; ils déclarèrent Rodolphe incapable de gouverner et reconnurent Mathias pour tête et soutien (caput ac columen) de la maison d'Autriche. Mathias traita avec les Hongrois et leur accorda la liberté religieuse ; il céda à Bocksay la Transylvanie et au Sultan la forteresse de Gran (paix de Zwista Torok, 11 nov. 1606). En 4608, il envahit la Bohème et se fit céder par Rodolphe la Hongrie, l'Autriche, la Moravie. H lui laissa la Bohême à charge de le faire reconnaître comme héritier de cette couronne, s'il mourait sans enfants (25 mai 1608), et se fit couronner à Presbourg roi de Hongrie.

Le fou était remplacé par un incapable. La famille autrichienne paraissait si dénuée d'hommes et de force que Philippe III et Henri IV comptaient choisir en dehors d'elle le futur empereur d'Allemagne. Philippe III naturellement songeait à lui-même ; Henri, qui ne se faisait aucune illusion sur ses propres chances, aurait voulu opposer à Mathias le duc de Bavière, Maximilien, mais celui-ci refusa de diviser les voix catholiques. Henri s'efforçait en même temps de grouper les princes protestants, qui étaient inquiets des affaires de Hongrie, des prétentions de Philippe III, des progrès du catholicisme et qui, cependant, restaient isolés et divisés.

Il chercha à les convaincre de la nécessité de former une ligue. Le duc de Clèves et de Juliers, Jean-Guillaume, était bien malade et sa succession pouvait, d'un jour à l'autre, s'ouvrir. Les divers princes protestants qui prétendaient à l'héritage devaient se concerter et faire d'avance un partage amiable ; sinon, leur débat servira de prétexte à ceux qui seront plus puissants et mieux armés et préparés qu'eux pour usurper et s'emparer desdicts pays par droits de bienséance ou de guerre, soit soubz le nom de l'Empire ou autre semblable prétexte (lettre du 14 août 1606). Il ne s'agissait ni de rompre la foi due à l'Empereur, ni de prendre les armes, ni de dépenser mal à propos leur argent, mais de se prémunir contre les Turcs et les Espagnols et aussi de jouer un rôle dans l'élection du roi des Romains. Quant à lui, il n'avait en vue, assurait-il, que leur bien et leur sécurité ; mais il n'était pas si désintéressé. Il projetait, à l'occasion, d'attaquer la maison d'Autriche ; seulement comme l'entreprise était grande, il ne voulait s'y risquer qu'avec l'appui d'une coalition.

Les princes allemands s'essayaient, sans grand succès, à former une ligue, quand un coup de force des catholiques les décida.

La ville libre impériale de Donauwerth était en majorité protestante. Malgré la défense des magistrats, les catholiques firent une procession ; ils furent dispersés à coups de bâtons. Rodolphe mit la ville au ban de l'Empire et chargea le duc de Bavière de l'exécution. Maximilien occupa Donauwerth et, comme gage de ses frais de guerre, il la garda (17 déc. 1607).

Cet attentat contre une ville libre épouvanta les protestants. Des princes luthériens et calvinistes : l'électeur palatin, les margraves d'Anspach et de Bade-Dourlach, le comte palatin de Neubourg, le duc de Wurtemberg, conclurent, pour une durée de dix ans, l'Union Évangélique (4 mai 1608) et s'engagèrent à rester unis malgré les différends religieux ; à n'avoir qu'une opinion dans les Diètes, surtout en ce qui regardait la liberté, la dignité et le culte des différents États ; à résoudre leurs désaccords par voie arbitrale ; à se prêter assistance mutuelle ; à entretenir des troupes ; à créer une caisse commune.

De mai 1608 à mars 1609, Strasbourg, Ulm, Nuremberg, Francfort, Spire, Worms, et quelques autres villes adhérèrent, après bien des hésitations. Le landgrave de Hesse, Maurice le Savant, pour ne pas froisser l'électeur de Saxe, son allié, qu'il chercha longtemps et vainement à détacher du parti de l'Autriche, ne se fit inscrire que le 29 janvier 1610.

Il ne faudrait pas croire que l'Union Évangélique, aussitôt formée, se soit avec enthousiasme tournée vers Henri IV. Le duc de Wurtemberg se borna à le prévenir de ce qui s'était passé, sans grands éclaircissements et, comme pour lui montrer que l'Union avait plus d'un patron, il fit faire la même communication au roi d'Angleterre.

 

V. — SUCCESSION DE CLÈVES ET JULIERS.

SUR ces entrefaites Jean-Guillaume, seigneur de Clèves, de Juliers et autres lieux, mourut (25 mars 1609).

Il y avait beaucoup de prétendants à la succession : l'électeur de Brandebourg, Jean-Sigismond, gendre de la duchesse de Prusse, Marie-Éléonore de Clèves, sœur aînée du défunt ; — Wolfgang-Guillaume, palatin de Neubourg, fils de Philippe-Louis, comte palatin de Neubourg, et d'Anne de Clèves, sœur cadette de Marie-Éléonore ; — le duc des Deux-Ponts et le margrave de Burgau, mariés aux deux plus jeunes sœurs de Jean-Guillaume ; — l'électeur de Saxe, Christian II, descendant de Sibylle de Clèves, tante de Jean-Guillaume.

Jean-Sigismond invoquait la primogéniture de sa belle-mère ; Wolfgang-Guillaume, l'ordre successoral établi par Charles-Quint dans la maison de Clèves et qui n'admettait à l'héritage que les enfants mâles des filles du duc Guillaume IH, père de Jean-Guillaume. Christian faisait valoir que l'empereur Frédéric III avait, en 1483, assuré à sa maison l'expectative de la succession de Clèves en cas d'extinction des mâles. Enfin, deux grands seigneurs français, le duc de Nevers et le comte de La Marck-Lumay, réclamaient seulement le comté de La Marck, comme issus de l'ancienne maison de La Marck. La question de droit était très embrouillée, et ce qui la compliquait encore, c'était l'importance des intérêts en jeu. L'héritage de Jean-Guillaume — duchés de Clèves (sur le Rhin), de Berg (rive droite du Rhin), de Juliers (sur la Roer) ; comtés de la Marck (sur la Ruhr), de Ravensberg (entre l'Ems et le Weser) et seigneurie de Ravenstein — formait un ensemble assez compact de riches territoires et de populations catholiques entre la Hollande calviniste, les Pays-Bas espagnols, l'évêché de Munster et l'électorat de Cologne.

Entre les prétendants, qui prononcerait ? L'Empereur ? Mais n'était il pas à craindre que profitant des contradictions du droit, il ne disposât de la succession en faveur de ses amis, ou même qu'il se l'adjugeât ?

En tout cas, l'affaire de Clèves et de Juliers fournissait à Henri IV l'occasion, si longtemps attendue, de lier partie avec les princes protestants d'Allemagne.

Il parla très haut, comme s'il s'agissait de sa propre cause. Il fit dire aux Archiducs, alors en train de conclure la paix avec les Hollandais, que s'ils envoyaient des troupes à Clèves, il romprait les négociations et commencerait aussitôt la guerre. Rodolphe évoquant à soi le litige, il envoya à Berlin Bongars, notre agent principal en Allemagne, et partisan résolu d'une politique asti-autrichienne, pour engager l'électeur Jean Sigismond à transiger avec ses concurrents et à s'unir avec eux contre la maison d'Autriche (30 mai).

L'Électeur et le Comte palatin s'étaient, de concert, mis en possession d'une partie de l'héritage et y avaient établi une administration provisoire ; mais l'Empereur prononça le séquestre, invita les prétendants à lui soumettre leurs titres, comme au seigneur de fiefs et juge souverain, et fit partir pour Juliers l'archiduc Léopold (juillet 1609).

Le gouvernement français cria à la provocation. Henri écrivait à Bongars qu'il mettrait sur pied une puissante armée, laquelle il exploiterait en personne, s'il reconnaissait que ce fût chose nécessaire. Il signifia à Pecquius, représentant des Archiducs, qu'il soutiendrait les administrateurs provisoires contre Léopold. Il le déclara aussi an comte de Hohenzollern, ambassadeur de Rodolphe.

Mais ses paroles étaient plus hardies que ses intentions. En juillet 1809, il menaçait de retirer son épingle du jeu, si les conseils timides prévalaient à Berlin. Toujours prudent, il voulait savoir, avant de s'engager à fond, quel état il devait faire de la volonté et des moyens des princes allemands. Il recommandait aux administrateurs provisoires de laisser couler l'hiver sans provoquer Léopold, car ils ne seraient soutenus par la France qu'après avoir concerté avec elle un plan de défense.

L'année se passa ainsi à négocier. Les Allemands se montraient froids pour une affaire qui les touchait de si près. L'électeur de Brandebourg, en décembre 1609, adhéra à l'Union Évangélique, mais celle-ci se refusait à admettre que la succession de Clèves et de Juliers fût une cause commune à tous ses membres. Les princes protestants redoutaient l'intervention du roi de France et le laissaient voir. Quand il offrait ses soldats, ils lui demandaient de l'argent. Or il parlait de conduire lui-même son armée en Allemagne ; cette belle ardeur chez un prince si positif inquiétait.

Cependant, Henri IV se préparait. Le 6 août 1609, il annonçait aux Treize Cantons qu'il avait commandé au sieur Du Refuge, son ambassadeur, de les requérir en son nom d'une levée de gens de guerre. Il se rapprochait de Charles-Emmanuel, qui, depuis la paix de Lyon, n'avait pas cessé d'offrir ses services en Espagne et en France, au plus offrant et dernier enchérisseur.

Toujours Henri IV avait repoussé ses demandes de rétrocession de la Bresse, du Bugey et du Valromey. Il avait pris parti pour Genève contre le Duc, qui avait tenté, dans la nuit du 21 au 22 décembre 1602, de prendre la ville par escalade. Mais il lui convenait de le ménager comme un allié possible contre l'Espagne. Il s'entremit pour le réconcilier avec les Genevois[7] (juillet 1602). Quand le Savoyard, inquiet des mariages projetés entre les Cours de Paris et de Madrid, demanda pour son fils aillé la main de l'aînée des filles de France, il ne fut pas éconduit ; et, quand les affaires de Clèves et Juliers obligèrent Henri IV à solliciter tous les concours, le mariage fut décidé. Aussitôt Charles-Emmanuel parla d'agir contre les Espagnols. En septembre, il demandait des secours pour envahir le Milanais et pressait Henri IV d'attaquer les Impériaux sur le Rhin.

Mais le Roi n'était encore ni prêt, ni décidé à la guerre, comme on peut le conclure des instructions du 23 octobre 1609 qu'emportait le conseiller d'État, Bullion, chargé de débattre avec le Duc les clauses d'une alliance. Pour indemniser le Savoyard des pensions et des bénéfices que sa rupture avec l'Espagne allait lui faire perdre, le Roi, disaient les instructions, promettait au prince Philibert une pension de 300.000 livres par an, à commencer du premier jour de l'an prochain, au cas que l'on ne tente l'année prochaine l'exécution des entreprises de guerre qui ont été proposées. Quant au temps que l'on pourra commencer les entreprises, c'est chose que l'on ne peut encore prescrire. Car il faut s'assurer des volontez et résolutions des Allemands et des Anglais pour la guerre à faire à Clèves, et pour la guerre à faire en Italie.

Le Roi ne demandait rien au delà des monts, mais le Duc ne pourrait-il pas lui céder la Savoie après s'être emparé du château et de la ville de Milan ? Que Bullion prit garde pourtant de se conduire en cette demande de façon que ledit duc ne s'en scandalise ny offence comme si c'estoit une condition à laquelle sa majesté fut résolue de l'assubjectir dès à présent, car il seroit à craindre que cela le rebutast du tout de l'amitié de sa Majesté. Henri IV exigeait pourtant comme garantie de la bonne foi et de la constance de Charles-Emmanuel quelque caution non vulgaire, c'est-à-dire Montmélian ou Pignerol.

Il se prépare à la guerre, mais, en même temps, se déclare partisan de la paix. Dans une lettre aux Électeurs ecclésiastiques (15 octobre) il se défend de vouloir favoriser une invasion de Clèves et de Juliers. Le 24 novembre, il écrit à Brèves, ambassadeur à Rome, sur un ton encore plus pacifique :

J'estime que ceste saison de l'hyver sursoira les desseins et intentions des uns et des aultres, possible fournira des moyens et expédiens propres pour tempérer l'aigreur des parties et les faire accomoder à l'amiable. A quoy je contribuerai, toujours où besoing sera, ce qui dépendra de mon autorité, comme prince qui affectionne tant la conservation de la tranquilité générale que préféreray volontiers cette considération publique à toute autre particulière...

Mais s'il s'aperçoit qu'on n'y procedde avec mesme candeur, il se portera aussi vertement qu'il fit oncques en faveur de ses amis et de ses alliés. Bref, il interviendra si l'Espagne et l'Empereur interviennent.

Même dans une conversation qu'il eut le 17 octobre (1609) avec Lesdiguières, il revenait à l'idée de marier sa seconde fille Christine avec un infant d'Espagne, qui recevrait en apanage une partie des Pays-Bas[8]. Il ajournait la guerre que Charles-Emmanuel le pressait de commencer contre les Espagnols du Milanais. La rupture avec l'Espagne, disait-il le 28 septembre à l'ambassadeur de Savoie, doit se faire à bon escient et il est quelquefois nécessaire de réprimer la passion[9]. Toutefois, en prévision d'un conflit, il travaillait à souffler son ardeur aux princes protestants ou, comme il disait, à accorder les flûtes d'Allemagne.

 

VI. — LE GRAND DESSEIN DE SULLY.

AINSI, il ne ferait la guerre que dans certains cas. Mais, lui qui paraissait si froid et si lent à Charles-Emmanuel, il aurait, s'il fallait en croire les révélations de Sully, préparé une attaque générale contre les Habsbourg de Vienne et de Madrid et médité de ruiner leur puissance en Europe et de reconstituer sur un nouveau plan la Chrétienté.

C'était le dessein qu'aussitôt après la paix de Vervins il aurait arrêté avec Élisabeth d'Angleterre et poursuivi de concert avec Jacques Ier ; il voulait s'unir avec les rois d'Écosse, de Suède, de Danemark, aider les Hollandais à conquérir les Pays-Bas espagnols, les Suisses à s'agrandir de la Franche-Comté, du Tyrol et de l'Alsace, affranchir les princes allemands, ôter l'Empire aux Habsbourg, rendre à la Bohême et à la Hongrie l'élection de leurs souverains, chasser les Espagnols des Flandres et d'Italie et les refouler, au delà des Pyrénées, dans la péninsule, où ils cesseraient d'être formidables et en terreur à tous leurs voisins.

Après avoir libéré l'Europe, Henri IV l'aurait organisée en quinze États ou dominations : 6 monarchies héréditaires, France, Espagne, Angleterre, Suède, Danemark, Lombardie (Savoie et Milanais) ; 6 monarchies électives, Rome (agrandie du royaume de Naples), Venise, Empire, Pologne, Hongrie, Bohême ; 3 républiques fédératives, l'Helvétique (Suisse, Tyrol, Franche-Comté, Alsace), la Belgique (Hollande, Pays-Bas espagnols), l'Italique (Gênes, Lucques, Florence, Modène, Parme et Plaisance).

De cette Europe chrétienne, seraient exclus le Moscovite barbare et le Turc infidèle. Trois religions y jouiraient de l'exercice libre et public du culte : le catholicisme, la confession d'Augsbourg et le calvinisme.

La Chrétienté réconciliée avec elle-même ne ferait plus la guerre qu'au Turc, pour l'expulser. Ses différends seraient réglés par des conseils. Sur le modèle des Amphictyons d'Ionie, choisis parmi les plus excellens personnages des sept principales villes de la Grèce, il y aurait sept conseils, un général pour tous les associez, et six particuliers. Le Conseil général, composé de quarante membres, fort qualifiez et surtout bien advisez, tiendrait, à tour de rôle, ses assises annuelles dans chacun des quinze États et dans la ville de ces États la plus rapprochée du centre de l'Europe. Il serait chargé des intérêts généraux et de tous desseins, guerres et affaires qui importeraient à la République très chrétienne. Au-dessous de lui, les six Conseils particuliers décideraient des affaires particulières de l'Europe du nord, de l'Empire, des anciens domaines de la maison d'Autriche (Bohème, Autriche, Hongrie, etc.), de l'Italie du sud, de l'Italie du nord et de la Suisse, de l'Europe occidentale. Il y aurait appel des décisions de ces Conseils particuliers au Conseil général.

Il suffit d'exposer ce roman pour en montrer l'invraisemblance. Beaucoup d'historiens pourtant l'ont adopté d'enthousiasme et, parmi ceux qui n'admettent point le Grand Dessein d'Henri IV, il en est qui continuent à croire à ses grands desseins. Sa politique nous est pourtant bien connue. Elle fut jusqu'en 1609 plus sage que hardie, plus pratique qu'aventureuse, plus attachée aux résultats immédiats qu'aux lointaines spéculations. Dans sa conversation du 17 octobre 1609 avec Lesdiguières, Henri IV se promettait, s'il vivait encore dix ans, de mener à bien le mariage du Dauphin avec l'héritière de Lorraine et de sa fille athée avec le fils acné de Charles-Emmanuel, la conquête de Gènes et l'intronisation dans cette république du duc d'Anjou, son second fils ; peut-être encore le mariage de sa seconde fille Christine avec un infant d'Espagne, qui serait fait souverain d'une partie des Pays-Bas.

Tous ces souhaits n'étaient pas facilement réalisables, vu la mauvaise volonté du duc de Lorraine et l'opposition de l'Espagne. Mais ils étaient possibles, tandis que le Grand Dessein ne l'était pas

Il n'y a pas trace d'un projet de bouleversement pareil dans les archives des puissances catholiques ou protestantes. Aussi, pour suppléer aux documents, Sully a-t-il tantôt glissé dans les pièces authentiques des phrases relatives au Grand Dessein et tantôt fabriqué de toutes pièces des lettres pleines de ce Grand Dessein. Il a même inventé une ambassade en Angleterre en 1601, pour avoir occasion d'exposer les idées d'Élisabeth et d'Henri IV sur le remaniement de la carte d'Europe[10].

Le Surintendant était un homme de grande imagination, comme on le voit à l'inexactitude de ses chiffres. Protestant calviniste, il appartenait à un parti, qui avait longtemps rêvé de révolutions et de changements de dynastie, de guerres et de conquêtes. Déjà Jean de Ferrières, au temps de Charles IX, offrait à la Reine-mère de faire du duc d'Anjou un roi d'Angleterre et un souverain des Pays-Bas, de Charles IX un empereur d'Allemagne, et du duc d'Alençon un roi de Naples ou tout au moins un prince de Gènes. La Noue, plus respectueux de l'ordre établi, s'était borné, dans les Discours politiques et militaires, à proposer un plan de croisade contre les Turcs. Mais avec quelle préoccupation des détails de l'entreprise ! Il marquait le nombre des cavaliers et des fantassins, des pionniers, des galères, des armes, les dépenses, les campagnes, les étapes, les batailles nécessaires pour arriver à Constantinople. Sully lui aussi suppute avec le même soin les forces d'Henri IV et de ses alliés, la cavalerie, l'infanterie, le canon, la solde, les munitions et les vivres. C'est la même précision dans le rêve. D'Aubigné, antre huguenot, qui écrivait en même temps que Sully et qui avait reçu ses confidences, prêtait à Henri IV le projet d'affranchir tous les sujets de l'Espagne, de conquérir Milan avec le duc de Savoie et les Vénitiens, de donner Naples au pape, les Pays-Bas à Maurice de Nassau, l'Empire au duc de Bavière, d'envoyer les flottes de France, de Hollande et d'Angleterre à la conquête de l'Inde.

A toutes ces utopies, Sully ajouta les visions que lui suggéra dans sa longue vieillesse le dépit de son impuissance. Depuis la mort du Roi son maitre, il vécut dans la disgrâce. Il vit le commencement, le milieu et put prévoir la fin de la carrière de Richelieu ; il assista, oisif et inutile, au succès d'une politique dirigée contre la maison d'Autriche. Il dut se dire alors et il finit par croire qu'Henri IV, s'il avait vécu, aurait aussi bien fait, sinon mieux. Et il mit tous ses soins, et nul scrupule, à le persuader à la postérité.

 

 

 



[1] SOURCES : Berger de Xivrey et Guadet, Lettres missives d'Henri IV, IV-VIII. Halphen, Lettres inédites du Roi Henri IV au chancelier de Bellièvre, 8 fév. 1581-28 sept. 1601, 1872. Sully, Mémoires des Sages et royalles Œconomies. L'Estoile, VII-X. Palma Cayet, Chronologie septenaire, 1598-1604. Mercure françois, I, 1611. Barouf et Berchet, Relazioni dagli ambasciatori veneti al senato (XVIIe s.), Francia, I. D'Aubigné, Histoire universelle, IX. De Thou, Hist. universelle. (Matthieu), Histoire de France et des choses mémorables advenues aux provinces estrangeres durant sept années de paix du règne de Henri IV, s. d. Scipion Dupleix, Histoire générale de France avec l'estat de l'Eglise et de l'Empire, t. IV : Histoire de Henry le Grand, 1633. Fontenay-Mareuil, Mémoires, Mich. et Pouj., 2e série, V. Du Mont, Corps diplomatique, V, et mieux Léonard, Recueil des Traitez, 7 vol., 1693. Lettres da cardinal d'Ossat, 1714, II-V. Ambassades et Négociations du cardinal Du Perron, 1622. Harlay de Sancy, Discours sur l'occurrence de ses affaires, Mémoires de Villeroy, III, 1685. La Popelinière, Histoire de la conquête des pays de Bresse et de Savoie, 1601. Manfroni, Nuovi documenti intorno alla legazione del Cardinale Aldobrandini in Francia (1600-1601), tratti da' Archivio segreto Vatican, Archivio della Società Romana di Storia Patrie, XIII. Desjardins, Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, V. Lettres et ambassades de messire Philippe Canaye, seigneur de Freine, 1645, II et surtout III. Groen van Prinsterer, Archives de la maison de Nassau, 2e série, I et II, 1857-58. Vreede, Lettres et négociations de Paul Choart, seigneur de Buzenval, ambassadeur ordinaire de Henri IV en Hollande, 2 vol., 1846-1852. Négociations diplomatiques  et politiques du président Jeannin, Panthéon littéraire. De Rommel, Correspondance inédite de Henri IV... avec Maurice le Savant, landgrave de Hesse, 1840. Mor. Ritter, Briefe and Acten zur Geschichte des dreissigjährigen Krieges, I. I : Die Grandung der Union ; t. II : Die Union and Henrich IV ; t. III : Der Jächer Erbrolgekrieg, Munich, 1870-1877. Bongars, Epistolæ, trad. par l'abbé de Brianville, 1695, 2 vol. Documents sur l'Escalade de Genève, tirés des Archives de Simancas, Turin, Milan, Rome, Paris et Londres, 1598-1603, Genève, 1903.

OUVRAGES À CONSULTER : Vittorio Siri, Memorie recondite dell' anno 1601 sino al 1640, 1879, I. D. M. Philippson, Henrich IV und Philipp III, Die Begründung der französischen Ubergewichtes in Europe, I et III, 1870-1876, le meilleur ouvrage d'ensemble sur la politique extérieure d'Henri IV. J. Baux, Histoire de la réunion à la France des provinces de Bresse, Bugey et Gex, 1852. Dott. Camillo Manfroni, Carlo Emanuele I e il traitato di Lione (Carlo Emanuele I, duce di Savoie, 1891). Ricotti, Storia della monarchie piemontese, III, 1865. Carutti, Storia della diplomazia della Corte di Savoia, III. Romanin, Storia documentata di Venezia, VII, 1858. Rolf, Henri IV, les Suisses et la liante-Italie. La lutte pour les Alpes (1598-1610), 1882 ; du même, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des Cantons suisses, II, 1902. J. Hunziker, Henri IV, les Suisses et la Haute-Italie, Revue historique, XXIII, 1883. Perrens, Les mariages espagnols sous le règne de Henri IV et la régence de Marie de Médicis, 1889. Lothrop Motley, The United Netherlands (1584-1609), IV, 1887. A. Waddington, La République des Provinces-Unies, La France et les Pays-Bas espagnols, 1895, I. Gardiner, History of England, from the accession of James I to the out break of the civil war, I, 1603-1607, et II, 1607-1616, 1887-1889. P. F. Willert, Henry of Navarre and the Huguenots in France, 1900. Anquez, Henri IV et l'Allemagne, 1831. Alf. Baudrillart, La politique de Henri IV en Allemagne, Revue des Quest. histor., XXXVII, 1885. Gindely, Rudolf II und seine Zeit (1600-1611), 1865-1872, 2 vol. Ernest Denis, Fin de l'indépendance bohème, t. II : Les premiers Habsbourgs, la Défénestration de Prague, 1890. Sur le Grand Dessein et la bibliographie du Grand Dessein, Niger, Les Économies royales et le Grand Dessein de Henri IV, Revue historique, 1894.

[2] Il y en avait eu trois jusqu'en 1595, où Ferdinand de Tyrol mourut sans enfant male.

[3] L'Électeur, Jean-Sigismond, gendre et parent du duc de Prusse, qui était imbécile, travaillait à se faire céder par la Pologne, suzeraine de la Prusse, l'investiture de ce duché.

[4] Berne et Zurich s'étaient abstenus. Berne adhéra trois mois après, et Zurich en 1613.

[5] Philippson, Heinrich IV und Philipp III, III, p. 78.

[6] Philippson, Heinrich IV..., III, p. 166-168.

[7] Henri Fazy, Histoire de Genève à l'époque de l'Escalade, 1597-1603, Genève, 1902. De Crue, Henri IV et les députés de Genève, Chevalier et Chapeaurouge, 1901.

[8] G. Hanotaux, Histoire du cardinal de Richelieu, I, 259-362.

[9] Conversation rapportée par Foscarini, ambassadeur de Venise, dépêche du 7 octobre, Barozzi et Berchet, Francia, I, p. 827.

[10] Ch. Pfister, Les Économies royales de Sully et le Grand Dessein de Henri IV, passim et surtout p. 80-83.