HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT D'HENRI IV (1598-1610).

CHAPITRE III. — SULLY, SURINTENDANT DES FINANCES[1].

 

 

I. — VIE ET CARACTÈRE DU SURINTENDANT.

CE fut le surintendant des finances, Sully, qui tira l'État de sa détresse financière et fournit au gouvernement les moyens de se faire obéir.

Maximilien de Béthune était né le 13 décembre 1560 au château de Rosny, dans l'Île-de-France, d'une vieille famille noble, qui se disait apparentée aux Béthune, comtes de Flandre, mais avait plus de prétentions que de richesses. La terre patrimoniale de Rosny ne valait que 420.000 livres et Maximilien était le second de sept enfants.

Né et nourri dans la religion réformée, il étudiait à Paris lors de la Saint-Barthélemy et s'avisa (il avait alors onze ans) de traverser les bandes d'assassins, en mettant sous son bras un gros livre d'Heures, démonstration bien conçue pour sauver sa vie sans renier sa foi. Quand il fut d'âge à porter les armes, il s'enrôla dans l'armée protestante, suivit le duc d'Anjou aux Pays-Bas et, de retour de cette aventure, ne quitta plus le roi de Navarre pour qui il se battit et négocia.

Brave et fidèle, il n'entendait pas pourtant se ruiner à la guerre. Il n'a pas laissé ignorer à la postérité les gains qu'il fit au pillage des villes, ni ceux qu'il retira de ses ventes de chevaux. Homme pratique, il épargnait son revenu, vivant d'invention, de ses soldes et profits faits à la guerre, ayant un fort gentil équipage auquel ne manquoit jamais rien non plus que lui d'argent, tant il estoit prévoyant et bon ménager. Le roi de Navarre remarqua ce capitaine économe ; il commença dès lors à l'estimer et à prendre bonne opinion de son esprit et de sa conduite. Il dut l'aimer aussi pour les qualités qu'ils avaient en commun, le courage, l'entrain, l'assurance. Tous deux étaient, avec un sens très juste du présent, des imaginatifs qui, au gré de leurs désirs, déformaient le passé et arrangeaient l'avenir. Le gentilhomme de l'Île-de-France, avec son air grave, n'était pas moins gascon que le prince béarnais. Dans ses mémoires, qu'il a intitulés Sages et Royales œconomies, il a si bien fondu la fantaisie et la réalité qu'il n'est pas facile de les démêler. Comment Henri n'aurait-il pas été séduit par cette faculté d'invention, qui s'épanchait en projets et en rêves où il était toujours question de sa grandeur ?

Rosny, tout en se battant, cherchait d'autres moyens de parvenir. Il examinait, entre deux combats, les désordres... combustions qui agitent cette pauvre France, et liant étroitement sa fortune à celle de sa chère patrie (ce mot si tendre est de lui), cherchait de bons expédients... pour médeciner telles... maladies d'Estat.

Henri écoutait volontiers un donneur de conseils qui lui promettait affluence de biens et richesses dans son Estat, alors qu'il avait tant de peine à se procurer quelques milliers d'écus. La guerre était cause de cette détresse, mais plus encore le désordre de l'administration. Pour y remédier, le Roi, après la mort du surintendant des finances, d'O (24 octobre 1594), avait confié les finances à un conseil de neuf personnes. Mais il n'avait pas été mieux servi. Sous prétexte de nécessité d'État, les conseillers lui refusaient même l'argent pour remplacer ses chausses et faire bouillir sa marmite. Aussi se résolut-il à mettre en ses finances un serviteur intègre qui lui rendit bon compte de ses deniers, et, ne pouvant décider les neuf à admettre Rosny, dont ils redoutaient l'honnêteté brutale, il le leur imposa (avril, août ou octobre 1596).

Le nouveau conseiller fut, en octobre 1596, envoyé dans quatre généralités pour voir si les impôts rentraient mal par suite de la misère du peuple, ou si les officiers de finances prétextaient des non-valeurs afin de se dispsenser d'acquitter les dépenses qui leur sont commandées[2]. Rosny, élargissant son rôle, chercha aussi s'il n'y auroit point moyen dans ces seules généralités-là de luy rassembler (au roi) ces sommes de trois ou quatre cent mil escus, dont il avoit fait tant d'instances à ceux de son conseil et qu'ils luy avoient toujours dit estre chose impossible...

Il a raconté de la façon la plus dramatique cette expédition de finances en des généralités qu'il ne nomme pas. A l'arrivée de cet enquêteur, qui s'annonçait comme un justicier, les trésoriers fuyaient ; il leur enjoignait de regagner leur poste, sous peine d'être révoqués. II vint à bout, dit-il, de toutes les difficultés, força de parler et de montrer leurs comptes des gens que les membres du conseil des finances encourageaient secrètement à se taire et à résister. Il grappilla si bien sur les assignations levées pour vieilles dettes, anciens arrérages de gages, rentes et pensions à gens sans mérite, etc., qu'il rentra en triomphe à Rouen, où se trouvait la Cour, rapportant 500.000 écus sur 12 charrettes escortées par des prévôts et des archers.

Volontiers, il laisserait croire ici qu'il a repris aux officiers des finances l'argent dérobé au roi, mais ses ennemis l'accusèrent, non sans raison, d'avoir simplement vidé les caisses des comptables et fait parvenir à Rouen, par les voies les plus rapides, les fonds disponibles des recettes générales. Mais Henri IV fut ravi de l'aubaine et de celui qui la procurait.

Quand il partit pour aller reprendre Amiens aux Espagnols, il désigna Rosny aux membres du conseil comme son homme de confiance. Rosny fit merveille pendant le siège. Il pourvut l'armée de vivres, de munitions, d'artillerie ; il installa pour les malades et les blessés un hôpital si bien accommodé de tout que, prétend-il, plusieurs personnes de qualité et de moyens estans malades, s'y faisaient porter vu qu'on y était mieux traité qu'à Paris. Tous les mois, il portait au camp 150.000 écus.

Entre temps, il travaillait à parfaire son éducation financière. A cette époque, le double système de la régie et des fermes, le défaut de comptabilité régulière, la multitude des droits faisaient de l'administration des deniers publics une science difficile. Les affaires de finances, dit à peu près Du Haillan, ont été tellement brouillées dans ces derniers temps que les gens de bien y connaissent peu de chose, mais les autres n'y connaissent que trop.

Rosny, avec beaucoup de courage, s'attacha à bien prendre l'intelligence de toutes les formes, ordres et règlements ; à faire une recherche très exacte de toutes les sortes de revenus, impositions, levées de deniers et des dépenses et distributions d'iceux jusques aux moindres et moins cogneus. Il y passait ses nuits et ses jours et parvint à se rendre familière toute cette statistique.

Le Roi employa toujours plus ce personnage diligent. Les adversaires de Rosny cessèrent d'assister au Conseil, si ce n'est quand il s'agissait de leurs intérêts ou de ceux de leurs amis. Rosny était maintenant le maitre. Le seul homme qui eût pu lui disputer la place, Sancy, s'était brouillé avec la favorite, Gabrielle d'Estrées, tandis que lui, de son propre aveu, faisait près d'elle le bon valet. A quelle date fut-il nommé surintendant ? Dès 1598 (avril ou juin), il en a fait la charge, peut-être sans brevet ni commission, car ce titre n'apparaît dans les documents officiels qu'à partir de 1601.

Sa faveur alla croissant jusqu'à la fin du règne : il fut nommé grand voyer de France (1599) et voyer particulier de Paris, superintendant des fortifications et bâtiments (1599), grand-maître de l'artillerie (1599), gouverneur du Poitou (1604), gouverneur de Mantes et de Jargeau, capitaine-lieutenant de la compagnie des gens d'armes de la reine, gouverneur de la Bastille (1602). En 1606, il fut créé duc et pair de Sully et entra dans cette aristocratie de la noblesse qui s'égalait presque aux princes du sang. Ses revenus tant en estats, pensions, biens d'églises que domaines, montèrent à 202.600 livres. Alors qu'il ne possédait à son entrée en charge que la moitié de la terre de Rosny (210.000 livres) et n'avait en tout que 15 à 16.000 livres de rente, il acheta pendant sa surintendance le reste du domaine de Rosny, les terres de Dourdan, Baugy, Sully, Villebon, Henrichemont, La Chapelle, Le Châtelet et Culan, Is-en-Beauce, qui valaient 1.119.000 livres et en rapportaient 70.000 par an.

Cette fortune ne lui paraissait pas au-dessus de sa naissance. Il se vante, en ses Mémoires, de sa parenté avec les plus illustres familles des Pays-Bas et même d'une alliance avec les d'Albret, ancêtres de Henri IV. Remontant, comme il le croit, par les Béthune de Flandre, aux Babensberg, les premiers souverains de la Marche autrichienne, il parle avec tant de dédain de Rodolphe, le fondateur de la maison des Habsbourg, qu'un de ses ennemis l'accusait plaisamment de ne pas avouer les rois d'Espagne pour cousins.

Il aimait l'argent et ne s'en cache pas. Il conte comme une chose toute naturelle que, fiancé à une jeune fille, il l'a quittée pour en épouser une autre qui avait plus de biens. Cette première femme, Anne de Courtenay, était de race royale[3] ; quand elle mourut, il se remaria (1592) avec Anne de Cochefilet, veuve d'un maitre des requêtes, par intérêt ou par un de ces coups de passion dont les gens les plus intéressés ne sont pas incapables.

 Il proteste, dans les Économies royales, qu'il n'a jamais fait aucuns gains par corruptions ni concussions, mais seulement du sçu de son maistre. Il assure (et il est vrai) qu'il reçut de lui, à partir de 160i, un don annuel de 60.000 livres et, de temps en temps, un cadeau de 20.000 livres pour faire travailler en ses maisons. Ces libéralités expliquent qu'ayant un train de maison très coûteux, et seulement un revenu de 202 600 livres, qu'il ne toucha pas tout entier dès 1598, il ait pu acheter 1.119.000 livres de terres, et faire construire des bastimens, parcs, vergers, jardinages, à Rosny, Sully, Montrond, Villebon, etc.

Au maniement des affaires, il apporta son caractère rogue et brutal. Il épouvantait les quémandeurs, les trésoriers et les officiers de finances. Ses yeux et ses mains faisaient peur. Il savait dire non, et de façon à décourager toute insistance. Il était soutenu par le roi qui, se souvenant des années de misère, n'aimait pas à donner. L'orgueil de race lui faisait tenir tête aux sollicitations des plus puissants, et même quand le roi avait consenti quelque grâce onéreuse à l'État, Sully refusait de l'ordonnancer. Il fit annuler une taxe que la duchesse de Verneuil (Henriette d'Entragues) et le comte de Soissons avaient obtenu de percevoir sur les ballots de toile entrant dans le royaume. Il ordonna aux trésoriers d'informer sur des levées de deniers que le duc d'Épernon faisait dans son gouvernement, de sa propre autorité (1598). D'Épernon vint au Conseil, parla très haut ; le Surintendant répliqua avec grand courage, tant (si bien) qu'il y eut de grosses paroles jusques à estre prests de mettre les mains aux espées dans le Conseil. Henri IV, absent ce jour-là, écrivit à Sully qu'il savait qu'il avait querelle pour ses affaires et qu'il lui serviroit de second s'il en estoit besoin.

De ce fait, l'économie fut immense ; les contributions des peuples ne furent plus la proie des maitresses, des grands seigneurs, des courtisans.

 

II. — ADMINISTRATION FINANCIÈRE. LIQUIDATION DU PASSÉ.

L'ADMINISTRATION financière de Sully, qu'on croit si bien connaître, est en réalité très mal connue. Il n'y a pas plus d'histoire critique de sa surintendance que de sa vie. Cette histoire est difficile, sinon impossible, à faire, car souvent il n'y a d'autres documents que les Économies royales pour contrôler les Économies royales. Sully commença à les écrire en 1611 et 1617 et il les remania jusqu'en 1638, où il se décida à les publier. Il était naturellement vaniteux et imaginatif, défauts qui d'ordinaire ne vont pas s'affaiblissant avec l'âge. Il écrivait certainement sur des pièces authentiques, mais il ne les regardait pas toujours de très près. Désireux d'élever un monument à la gloire de son maitre et à la sienne, il transposait sans y penser. Il jongle avec les chiffres ; d'un chapitre à l'autre, il varie de quelques milliers de livres ou de quelques millions. L'historien est impuissant à dégager la vérité de tant de contradictions et de rêveries ; il doit, s'excusant de son insuffisance, se borner presque toujours à constater les résultats[4].

Le Surintendant avait à pourvoir à la situation financière la plus embarrassée. La dépense était de 16.300.000 écus, la recette de 10 300.000 écus, le déficit normal de 6 millions d'écus (18.000.000 de livres)[5]. En 1597, l'État s'était procuré quelque argent par les expédients ordinaires : emprunt (forcé) sur les plus aisés ; augmentation de quinze sols par minot de sel ; vente d'offices de finances ; établissement d'une Chambre de justice (8 mai 1597) pour rechercher les malversations des trésoriers et autres officiers.

La menace d'un jugement fit peur aux officiers de finances les plus riches et les plus suspects, qui décidèrent de transiger. Ils offrirent au roi un prêt de 1 200.000 écus à jamais rendre et obtinrent à ce prix la suppression de la Chambre de justice (mai 1597). Le gouvernement les laissa libres de faire contribuer à cette rançon tous ceux qui avaient manié les deniers publics. Ils s'en acquittèrent si bien qu'ils se payèrent de leurs débours et même y eurent du profit. Tel y gagna plus de vingt mille écus au lieu d'être puni. Des officiers honnêtes, des veuves et des enfants d'officiers morts furent in dignement imposés. Les larronneaux aussi payèrent pour les grands voleurs.

En cette nécessité du Trésor, le budget prévisionnel de 1599, le premier budget de Sully, ne pouvait être en équilibre que sur le papier. L'État n'était pas en mesure de pourvoir immédiatement à toutes les charges antérieures, mais il les acceptait en principe, sauf à les réduire.

Toutes les dettes de l'État — rentes constituées, solde arriérée des gens de guerre, sommes dues aux chefs de la Ligue et autres créances —, étaient évaluées par Sully à 296.620.252 livres 6 sous 2 deniers.

Des 296 millions, la plus grande partie était due aux sujets du roi, le reste aux souverains et pays étrangers pour prêts d'argent ou d'hommes et avances de toute sorte.

Des emprunts faits et des services demandés hors de France, le total montait, d'après Sully, à 67.159.511 livres 6 sous 2 deniers, qui se répartissaient ainsi : Angleterre, 7.370.800 livres ; Cantons suisses, 35.823.477 livres 6 sous 2 deniers ; Princes et villes d'Allemagne, 14.689.834 livres ; Pays-Bas, 9.275.400.

Ces chiffres paraissent démesurément enflés[6] Enflées aussi les sommes que Sully, dans un état de 1607, prétend avoir remboursées aux Suisses, aux Anglais, aux Allemands et aux Italiens[7]. Mais il est certain qu'en 1602 il avait déjà payé des subsides considérables aux Hollandais[8].

Cette dette étrangère, Sully ne songe ni à la nier, ni à la réduire. Il est plus à l'aise avec les rentiers français.

Sully déclarait effroyable en principal la Dette publique, dont le prévôt des marchands, François Miron, évaluait les intérêts à 2.600.000 écus (7.800.000 livres). Le paiement des rentes était imputé sur quatre fonds : recettes générales, aides, gabelles et don gratuit du Clergé. Mais il avait été si mal effectué depuis dix-neuf ans, qu'en 1605 l'arriéré était de 60 765.000 livres environ 160.000.000 francs, valeur absolue.

Après divers expédients : retranchement des rentes, diminution du taux de l'intérêt, il fallut en venir à une mesure radicale, la révision de la Dette. Des commissaires furent nommés, en 1604 : Sully, De Thou, Calignon, président au Parlement de Grenoble, Jean de Nicolas, président de la Chambre des Comptes, Jourdain l'Écuyer, maître des Comptes, Legras, trésorier de France. Sur leur avis, le Conseil du roi arrêta (17 août 1604) qu'à partir de 1605 les recettes de l'année courante paieraient les rentes de l'année courante. Quant aux arriérés depuis 1586, ils seraient payés sur d'autres ressources (probablement sur les excédents).

Mais la population craignait que le gouvernement ne parvint pas à payer le courant de 1605 et oubliât les charges du passé. Le prévôt des marchands, François Miron, alla remontrer au Conseil combien sa décision troublait les Parisiens, et il réussit à la faire ajourner.

Cependant, les commissaires poursuivaient leur enquête sur la nature, l'origine et la validité des titres de rentes. Les emprunts avaient été faits à diverses époques, à des taux très différents et souvent à des conditions onéreuses. Tantôt ils avaient été enregistrés au Parlement et tantôt non. L'émission avait été faite ou par l'Hôtel de Ville, qui versait scrupuleusement au roi les fonds souscrits, ou par des banquiers, qui lui avançaient beaucoup moins d'argent qu'ils n'en demandaient, en son nom, au public. Les commissaires proposaient d'annuler les créances véreuses et de réduire l'intérêt ou le capital des créances légitimes.

L'émotion fut grande à Paris ; les rentiers se portèrent en masse à l'Hôtel de Ville ; ils s'indignaient qu'après tant de sacrifices l'État leur en imposât de nouveaux ; qu'on songeât à réduire les arrérages ou le principal de leurs créances alors que, depuis dix-neuf ans, ils ne touchaient presque rien. Miron adressa au Conseil (22 avril 1605) une remontrance où il ne ménageait pas le surintendant. Inutilement travaillons-nous d'amasser de l'argent au roy pendant que nous lui perdons l'affection de ses subjecz. L'allégement du Trésor aiderait, disait-on, à la conservation de l'État ! Au contraire, les sujets mal traités ne demandent que changement.

Cependant Miron contint les bourgeois, qui étaient prêts à s'armer, et, par respect, ne voulut pas faire partie de la députation que la ville envoya à Henri IV. Ce fut l'échevin De Grieu qui parla. Il loua le projet d'extinction de la Dette publique ; mais, le seul moyen qu'il n'y ait rien à redire en ceste affaire, rien à reprendre, rien à calomnier, c'est qu'elle s'exécute avec les voies de justice. Il y a des rentes sujettes à retranchement, voire à cassation entière, ce sont celles qui ont été créées en vertu d'édits non vérifiés. Mais quant aux rentes, constituées régulièrement, il n'y a plus moyen de les juger mauvaises, puisqu'une fois elles ont été jugées bonnes. Le fait d'avoir changé de mains ne change rien à leur nature. Au besoin, le roi pourrait rembourser au prix d'achat les rentes qu'il a vendues à vil prix à condition que le premier acheteur en fût encore détenteur, mais si elles ont été revendues à d'autres, qui les ont payées plus cher, on ne les pourroit retirer d'eux avec justice sans leur rendre tout ce qu'ils auroient déboursé. Le rachat serait bien plus juste et plus avantageux que la conversion. Le roi profiterait de la dépréciation des titres : il achèterait les rentes au moins disant, commençant par celuy qui lui vendra au plus bas prix. Si l'on eût opéré ainsi depuis cinq ans, au lieu de travailler à étudier le retranchement des rentes, l'on eust déjà rachepté deux fois plus que le retranchement ne sçauroit apporter.

Henri IV, inquiet de cette agitation, fit dire aux députés de la ville par le Chancelier que, puisqu'ils ne goûtaient par les remèdes qui leur étaient proposés, il était résolu à ne leur point faire de bien par force. Ainsi les choses resteraient en l'estat qu'elles sont et l'on paierait les arrérages comme l'on a accousturné.

Sully fut donc obligé de renoncer à son projet de paiement et de révision générale des rentes[9], mais les créanciers n'y gagnèrent rien. Il fit l'opération du visa à sa guise, remboursa, d'office, beaucoup de rentes à vil prix, et annula une partie de celles qui avaient été irrégulièrement constituées. On ne sait pas le chiffre des extinctions. Sully, énumérant en 1610 les rentes assignées sur les aides, les gabelles et le Don gratuit, dit qu'elles montaient à 3.444.000 livres. Si l'on retranche cette somme des 7.800.000 livres, que François Miron donne comme le total des rentes constituées, la réduction aurait été de plus de quatre millions. Mais Sully ne parle pas des rentes assignées sur les recettes générales, qu'il faudrait déduire de ces quatre millions.

Il ne paya pas mieux les rentes qu'il maintint, ou du moins celles qui étaient assignées sur les recettes générales. En 1611, dans une requête à Louis XIII, Leschassier, avocat au Parlement, exposait, au nom de ce groupe de créanciers de l'État, que le Conseil du roi, après les troubles (1595), avait ordonné que cette catégorie de rentes ne serait payée que d'une demi-année seulement, c'est-à-dire de deux quartiers (trimestres) sur quatre. Henri IV avait souvent promis de servir l'année entière, mais ce ne furent que paroles. Et même, en 1611, le gouvernement était si en retard qu'au lieu de payer les intérêts de l'année courante, il payait seulement le premier quartier de 1600. Ainsi, en dix-sept ans (1595-1611), les rentiers n'avaient touché que onze trimestres (1595-1600), c'est-à-dire pas même en moyenne un trimestre par an[10].

Le Clergé s'était, depuis 1585, si mal acquitté du Don gratuit, sur lequel était assignée une partie des rentes de l'Hôtel-de-Ville, qu'il devait encore en 1605 15.075.000 livres. Le prévôt des marchands, Miron, ne réclamait pas tout cet arriéré ; il déclarait se contenter de 5.300.000 livres, puis se réduisit à 2.600.000. Il espérait par ce sacrifice décider l'assemblée générale du Clergé, alors réunie, à voter pour une nouvelle période de dix ans les 1.300.000 livres de Don gratuit qui assuraient le paiement de cette catégorie de rentes. Henri IV s'entremit ; il persuada à l'Assemblée de renouveler le Don gratuit, et, moyennant un cadeau qu'elle lui fit de 400.000 livres, il réduisit encore de 1.200.000 livres la demande déjà si réduite de Miron.

En même temps que Sully diminuait sans scrupules les charges du Trésor, il travaillait à en accroître les ressources.

L'État avait, en garantie d'un emprunt ou en récompense d'un. service, aliéné à des Français ou à des étrangers la jouissance et même la perception de certains impôts. Comme le revenu qu'il abandonnait était de beaucoup supérieur à l'intérêt de la somme empruntée ou à la valeur du don fait, il avait un très grand avantage à annuler les aliénations et à indemniser les aliénataires. Quelques-uns de ces engagistes étaient, raconte Sully, de très grands personnages, ou même des souverains, la reine d'Angleterre, l'Électeur palatin, le duc de Wurtemberg, la ville de Strasbourg, Venise, les Suisses, le duc de Florence, Madame, sœur du roi, le Connétable, qui, dépossédés par le Surintendant, ne manquèrent pas d'en venir aussitost faire leurs plaintes au Roy. Celui-ci envoya quérir Sully, qui promit de faire trouver la mesure bonne à ceux qui criaient le plus fort. Ouy..., dit le roi, si vous pouvez faire taire le petit Edmond[11], agent de la reine d'Angleterre, un grand gentilhomme allemant du duc de Wurtemberg, Gondy pour le duc de Florence, ma sœur et mon compère (le Connétable), je croiray le semblable du reste....

Le Connétable fut appelé ; il se plaignit que le Surintendant lui eût ôté, en Languedoc, une pauvre petite assignation qu'il affermait seulement 9.000 écus. Sully lui promit de lui verser régulièrement ses neuf mille escus, ajoutant qu'il se faisait fort, si le roy le lui permettait, de tirer de l'assignation 18.000 écus de plus, et 4.000 autres encore pour lui-même. Le lendemain, un traitant prit la ferme à cinquante mille écus[12].

Beaucoup d'argent se perdait sans profit pour les donataires, au grand détriment du donateur. Sully estimait en 1607 à 14.264.000 livres les sommes qu'il avait versées à des particuliers pour reprendre les impôts aliénés.

Encouragé par le succès de ces premières mesures, il projeta de dégager tout le domaine : biens de la Couronne, — domaine privé du roi, — droits de justice, états et offices, qui appartenaient au roi comme souverain justicier et souverain propriétaire. Les offices des sergents des tailles chargés d'accélérer la rentrée des impôts, ceux des greffiers et des geôliers étaient domaniaux, et, comme tels, avaient été affermés et vendus, souvent à vil prix. Même Henri III, qui, pour battre monnaie, avait créé un sergent par paroisse, n'était pas parvenu, dans le désordre des guerres, à se faire payer le prix des charges par ceux qui s'en étaient rendus acquéreurs. Lésé ou non, l'État avait un droit de reprise, le domaine étant de sa nature inaliénable.

Sully s'occupa d'abord des terres. Il traita, ou, comme il dit, contracta avec des financiers qui s'engagèrent à rembourser les acquéreurs, et à rendre au roi son domaine net de toute charge, à condition d'en jouir eux-mêmes pendant plusieurs années. L'opération était avantageuse puisque, sans bourse délier, l'État rentrerait en possession de ce qui lui avait appartenu. Elle était possible, avec un ministre et un roi économes, pourvu toutefois qu'il n'y eût, pendant ce temps, ni trouble, ni guerre. C'est de toutes les mesures du Surintendant celle qui lui fait le plus d'honneur et la plus digne d'un homme d'État. Elle aurait, si elle eût abouti, reconstitué le domaine royal, assuré au Trésor des ressources considérables, libéré le roi de la tyrannie des traitants. Et pour obtenir ces résultats, il ne fallait que seize ans de paix !

Le Traité du revenu et de la dépense de 1607, qui a la valeur d'un document officiel, dit, probablement de ce premier contrat, qu'en 1607, il y avoit parti faict pour le rachat de près de trente millions de domaine[13].

En 1609, autre contrat. Sully s'entendit avec Paulet, Masuau, Gillet et autres partisans, qui offrirent de racheter plusieurs estais et offices et ce qui dépendoit du domaine, s'engageant à rembourser aux possesseurs les sommes qu'ils justifieroient estre entrées aux coffres de Sa Majesté sans fraude ni déguisement, et à restituer au roi lesdits états, offices et domaines, tels qu'ils étaient avant l'aliénation, pourvu qu'il leur en laissât la jouissance pendant seize ans[14].

Mais les sergents résistèrent, et pour cause. Car, de plus de cent mille qu'ils étaient en France, il n'y en avait pas cent, dit L'Estoile, qui pussent montrer bon acquit de la finance qu'ils prétendaient avoir versée aux parties casuelles pour acheter leur charge. Ainsi, estans reduits au désespoir et résolus de faire perdre la vie à celui qui leur vouloit oster la leur, et, pour test effet, aians assiégé ledit Paulet jusques en sa maison, l'espiant et aguettant journellement pour le tuer ; icelui, pour s'en sauver, fust contraint d'en quitter le parti et la poursuite. (Avril 1609.)

Mais Sully, oubliant que ce remboursement sur le papier n'eut point d'effet, triomphe trop haut d'avoir contracté pour le rachat de 80 millions.

Puis les panégyristes sont venus qui ont fait état des revenus du domaine dégagé, oubliant qu'en 1607, d'après le Traité du revenu et de la dépense, le domaine ne rapportait rien ou presque rien et que les contrats signés par Sully ne pouvaient avoir leur effet que seize ans après.

 

III. — ANCIENS IMPÔTS ET RESSOURCES NOUVELLES.

IL fallait donc toujours recourir aux impôts indirects et directs  comme à la meilleure ressource de l'État. Les tailles (taille proprement dite, taillon et grande crue) ne pesaient que sur les roturiers, ou même sur une certaine catégorie de roturiers, car, par suite du nombre croissant des exemptions, elles méritaient déjà le nom, qu'on leur donne au XVIIIe siècle, d'impôt des paysans. Sully savait combien les campagnes avaient pâti et voulait soulager leur misère.

Dès l'année 1596, le roi avait fait remise à ses sujets de tous les arriérés des tailles ; en décembre 1599, il étendit la décharge jusqu'à 1597 et y compris cette année-là ; en mars 1600, il confirma cette grace et faveur à condition pour les dispensés de payer ce qu'ils doivent des années 1598 et 1599[15]. C'était un cadeau de 20.000.000 de livres.

En même temps, Sully, dans son projet de budget de 1599, réduisait les tailles de 18 millions de livres (environ) à 16.230.437 ; et, dans celui de 1600, il les abaissait à 14.564.308 livres, en diminution nouvelle de 1.666.109 livres. En 1601, les dépenses de la guerre de Savoie les font remonter à 14.943.130 livres. Mais, en 1602, elles tombent à 13.541.453. C'est le chiffre le plus faible de tout le règne.

Aussi le roi se vante-t-il (déclaration du 10 novembre 1602) d'avoir, en trois ans, diminué les tailles de 1.400.000 écus (4.200.000 livres).

Les tailles remontent légèrement dans les années qui suivent ; en 1609, elles s'élèvent à 14.295.000 livres. Même en tenant compte de cet accroissement, la modération de l'impôt a été de plus de 1 900.000 livres par an, pendant tout le règne.

Ce dégrèvement si considérable prouve que Sully avait, comme Henri IV, jeté les yeux, avec larmes, sur le peuple appauvry. Mais ne pouvait-il faire plus, et, comme Colbert plus tard, diminuer davantage encore les tailles, qui pesaient sur les misérables, en augmentant d'autant les impôts de consommation, qui étaient répartis entre tous les sujets ? Il n'y pensa peut-être point ; ce n'était pas un novateur.

Il retardait même sur ces notables de Rouen dont il s'est tant moqué. En effet ceux-ci, dans leur projet de budget, ne demandaient aux aides que 1.095.000 livres, mais ils comptaient retirer 4.500.000 livres d'une taxe de même nature, le sou pour livre, qui devait, en effet, se lever sur toutes les denrées comme sur toutes les marchandises entrant dans les villes closes, fors et excepté le bled.

Le sou pour livre ou, comme on disait, la pancarte[16] souleva tant d'opposition qu'il fallut la supprimer en 1602. Sully prétend que l'impôt ne rapportait plus à la fin que 800.000 livres. Mais c'est une de ces exagérations en moins aussi ordinaires à Sully, quand il s'agit des œuvres d'autrui, que les exagérations en plus quand il s'agit de ses propres œuvres. Un état au vrai de la valeur des finances (1597 ou 1598) fait recette de la nouvelle taxe pour 1.563.594 livres. En outre, l'édit de suppression de la pancarte (Fontainebleau, 10 novembre 1602) prévoit comme taxes de remplacement : 1° 450.000 livres, provenant de l'augmentation de la ferme des gabelles ; 2° 450.000 livres mises sur la crue extraordinaire des tailles ; 3° 400.000 livres prises sur les villes et bourgs francs de tailles ; au total, 1.300.000 livres.

Sully eut du moins le mérite d'une innovation. Il mit aux enchères, tous ensemble, les différents droits compris sous le nom d'aides, et qui, jusque-là, avaient été affermés séparément. L'unique adjudicataire n'avait pas besoin de beaucoup plus de commis et d'agents pour lever deux aides que pour en lever une, et il faisait bénéficier l'État de l'économie des frais d'exploitation. Le Bail général des aides de France fut fait à maitre Jean de Moisset, le 15 mai 1604, pour dix ans, qui ont commencé le 1er octobre 1603.

Sully a diminué les tailles, mais il a, par une fâcheuse compensation, augmenté les gabelles — si inégalement réparties entre les provinces et même entre les divers pays d'une même province. C'est une ressource qu'il a exploitée jusqu'à l'abus. Les notables de Rouen évaluaient les gabelles de France ou grandes gabelles à 2.658.350 livres ; au bail de 1604, elles furent adjugées pour 4.621.017 livres. Sans doute, la consommation avait augmenté avec la prospérité publique, mais le prix du sel aussi. Sully, qui avait trouvé le muid de sel à 305 livres, le porta à 400.

De toutes les gabelles (grandes et petites gabelles, droits levés sur le sel à Brouage, etc.), qui rapportaient, en 1597, 3.416.376 livres, il tira 6.075.028 livres. C'était à peu près le cinquième du budget des recettes. Si Sully allégeait la charge des tailles d'environ 1.900.000 livres par an, il aggravait celle de la gabelle de 2 millions et demi. Comme la gabelle comptait moins de contribuables que la taille, les imposés perdaient doublement au change.

Les douanes entravaient le commerce plus qu'elles ne le grevaient. Sully afferma en 1604 au prix annuel de 670.000 livres les cinq grosses fermes, qui n'étaient estimées que 480.000 livres en 1597. Il fit rendre à toutes les traites du royaume, les cinq grosses fermes y comprises, plus de 2 millions. C'était presque le double de ce qu'elles donnaient sous Henri III, mais cette augmentation de recettes était due moins à l'élévation des droits d'entrée qu'au développement du commerce.

Malheureusement, Sully, avec sa superstition des petites économies, ne voyait pas les entraves et les inconvénients d'un droit lucratif. Il n'abolit pas la douane de Vienne si gênante et si peu lucrative. Il conserva la surtaxe qu'Henri IV avait établie sur les marchandises et denrées qui entraient d'Anjou en Bretagne et même l'accrut, en 1599, d'un supplément, qui fut appelé nouvelle imposition d'Anjou.

Du trafic des charges de judicature et de finances, le gouvernement sut tirer un plus gros revenu. Jusque-là les officiers pouvaient céder ou vendre leurs charges moyennant le paiement aux parties casuelles du quart denier de leur juste valeur[17] et pourvu qu'ils vécussent encore quarante jours après le paiement. Les besoins du Trésor décidèrent Henri IV à élargir, à prix d'argent, cette concession.

Il accorda la dispense des quarante jours aux officiers de judicature et de finances et réduisit de moitié la somme qu'ils devaient verser aux parties casuelles en cas de résignation, à condition pour eux de payer annuellement le soixantième de la valeur et estimation de leurs offices, suivant les états qui en seraient arrêtés au conseil de Sa Majesté. S'ils mouraient sans avoir résigné leurs charges, leurs veuves et leurs héritiers en disposeraient librement, aux mêmes conditions (arrêt du conseil, 7 décembre, et déclaration du 12 décembre 1604).

Cette prime d'assurance fut affermée pour six ans à un secrétaire de la Chambre du Roi, Charles Paulet. De là le nom de Paulette sous lequel elle est connue. Paulet ne resta pas longtemps fermier ; il obtint de se substituer, en 1606, Saulnier, qui traita encore pour six ans (1606-1612). Paulet avait eu l'adjudication pour 900.000 livres ; Saulnier en donna 100.000 livres de plus. L'affaire était donc avantageuse pour le roi ; il tirait de la Paulette un million, alors que les ventes d'offices ne rapportaient, en 1597, que 150.000 livres.

Le roi s'engageait à accepter les candidats aux charges que les résignants ou leurs veuves et héritiers lui présenteraient, pourvu qu'ils soient trouvés suffisants, capables et agréables à Sa Majesté. Mais comme il était tenu, en cas d'insuffisance intellectuelle ou morale, de rembourser le prix de l'office, il avait intérêt à se montrer facile ; et les membres du Parlement chargés de constater la valeur des candidats avaient de merveilleuses indulgences pour les fils et héritiers de leurs collègues et pour tous ceux qui, achetant à très haut prix, faisaient monter la valeur des offices.

Dès lors les charges, de vénales devenues héréditaires, comptèrent dans une succession comme une maison ou un domaine[18]. Les économies de la bourgeoisie allèrent à ces titres, qui donnaient honneur, considération, profit. Un office de conseiller au Parlement, qui valait 10 à 12.000 livres en 1559, se vendait sous Louis XIII 70.000 livres. Un office de maitre des requêtes passe, entre ces deux dates, de 16.000 à 100.000 livres. Si quelques magistrats s'émurent de voir l'administration de la justice livrée au plus offrant et dernier enchérisseur, l'intérêt chez presque tous fit taire les scrupules.

 

IV. — UN BUDGET DE SULLY.

AVANT que Sully dirigeât les finances, le désordre sévissait dans l'administration, au centre comme aux extrémités. Le projet de budget, ou, comme on disait, l'État général des finances, n'était ni complet, ni exact. Bien des recettes étaient omises. Certains revenus étaient grevés de plus de dépenses qu'ils n'en pouvaient porter.

Les omissions et les surcharges laissaient à la disposition des hauts administrateurs les fonds non prévus et l'excédent des recettes insuffisamment chargées. Quand Sully avait travaillé, en 1597, à la confection de l'État général des finances et des états particuliers des généralités, il avait été joué par le trésorier de l'Épargne, les trésoriers de France et les receveurs généraux, qui lui firent passer quinze pour douze, s'estant tous accordez à se réserver une bonne somme, dont ils pussent disposer à leur gré. Et cependant il manquait près de deux millions de livres pour équilibrer le budget même sur le papier.

Sully, dès qu'il en fut le maitre, exigea un budget sincère où il n'y aurait omission d'aucunes natures de deniers royaux et publics tant petits, esloignez et cachez pussent-ils estre, où chaque recette ne serait chargée de plus grandes despenses que le fonds d'icelle, où les attributions de fonds seraient fermes et les virements interdits.

Il obligea les receveurs généraux et les receveurs particuliers et les trésoriers de l'Épargne à tenir un registre exact des fonds à l'entrée et à la sortie. Comme les trésoriers de l'Épargne étaient, depuis Henri II, alternatifs, il obligea chaque trésorier à clore son budget à sa sortie de charge, et à laisser au trésorier, qui lui succéderait, le soin de recouvrer les deniers non rentrés. Il rendit responsables du retard les officiers qui, par malice ou insuffisance, étaient la cause de ces non-valeurs.

Sans égard pour le contrôle de la Chambre des Comptes, il entendit vérifier lui-même les opérations et les pièces comptables des officiers de finances.

Une partie des impôts restait dans les caisses des receveurs généraux. C'étaient, comme on disait, les prélèvements ou charges, qui servaient à payer les gages des fonctionnaires, les intérêts de la dette et les dépenses locales. Le reste allait au Trésor de l'Épargne, dont les recettes ou revenans bons étaient affectées aux services qui regardent plus spécialement la conservation de l'État et l'entretenement de la maison du roi : domesticité, service de la bouche, bâtiments, garde du prince, guerre et marine, dettes étrangères, ambassades, gouvernements des provinces, pensions.

Les opérations de l'Épargne sont les seules qui soient bien connues ; le budget des prélèvements nous échappe en grande partie ; il ne serait pourtant pas moins intéressant que l'autre à étudier pour se rendre compte du revenu brut, du détail des impôts, de l'administration provinciale.

Le Traité du revenu et dépense de France, qui est l'œuvre d'un officier des finances, et donne l'état au vrai[19] de l'exercice 1607 ; les renseignements très détaillés de Priuli, l'ambassadeur vénitien, qui se rapportent à la même année ; les chiffres épars dans les Économies royales et quelques indications de L'Estoile, permettent de reconstituer, en gros, l'un des budgets de Sully.

En 1607, d'après le Traité, les revenans bons à l'Épargne étaient :

Pour les Tailles et Crues, de 8.298.116 livres.

Pour les Fermes, Aides et Gabelles, d'un peu plus de 8.000.000 livres, soit au total 16.298.116 livres.

C'est, à quelques cent mille livres près, le chiffre de Sully, de Priuli et de L'Estoile[20].

Le Traité, Priuli et L'Estoile ne comptent pas le Taillon (1.530.000 livres), qui était levé à part pour la solde de la gendarmerie et dont il revenait au Trésor, après ce paiement, 600.000 livres à ajouter au reste des revenans bons, soit une total de  16.898.116 livres.

Si à ces 16 898 116 livres, on ajoute les prélèvements que le Traité estime à un peu plus de 13.109.700 livres, on arrivera à peu près à la somme de  30.017.816 livres[21].

Quant aux dépenses, le Traité les évalue en bloc à la somme de 30.010.000 livres. Mais ou bien le chiffre des dépenses est exagéré en plus, ou celui des recettes l'est en moins, car la différence ne serait que de quelques milliers de livres. Or, L'Estoile, Priuli et un autre Vénitien, Badoer, disent, et les résultats de l'administration financière de Sully prouvent que les excédents ont été bien plus forts.

Mais voici qui jette une curieuse lumière sur l'état du royaume. Des 16 à 17 millions de revenans bons, en 1607, le roi prend pour lui la plus grosse part : 3.244.151 livres pour le service de bouche, les gages des officiers domestiques, l'écurie, l'argenterie, les menus, les cadeaux, les aumônes, la vénerie, la fauconnerie ; la maison militaire : gentilshommes ordinaires, cent gentilshommes, suisses, gardes du corps tant français qu'écossais ; les bâtiments et la maison du Dauphin. La Noblesse, qui commence à vivre de pensions, coûte presque aussi cher : 2 millions (2.063.729). L'armée, l'artillerie, garnisons et fortifications comprises, ne revient pas à 4 millions. La diplomatie n'est pas coûteuse (194.000 livres), ni les ponts et chaussées (150.000 livres). La marine est sacrifiée : alors que le roi parle de faire de la France la première puissance maritime de l'Europe, il dépense sur la Méditerranée 277.000 livres, et sur l'Océan, seulement 18.000 livres. Les dettes, les pensions, la Cour, absorbent les deux tiers du Trésor de l'Épargne ; il ne reste plus rien pour l'administration proprement dite.

Mais le projet de budget de 1609 accorde bien davantage aux dépenses fécondes. La voirie est particulièrement favorisée : 1.024.151 livres pour les ponts et chaussées, et 125.000 livres pour les digues de la Loire. On s'aperçoit que Sully est grand voyer et que, libéré des soucis financiers, il veut refaire les routes pour faciliter le commerce et encourager la production. La marine du Levant obtient 426.500 livres et celle du Ponant 38.675 livres. Le budget de la guerre reste à peu près le même ; il est vrai qu'en même temps celui de la Cour augmente. Le service de la bouche est porté de 330.000 à 561.548 livres et les bâtiments, qui coûtaient 480.000 livres, en absorbent maintenant 633.298.

 

V. — RÉSULTATS DE L'ADMINISTRATION DE SULLY.

L'ÉTAT suffit à tous ses besoins, et même fait des économies. Sully parle déjà, en 1604, d'un petit mesnage qui, les années suivantes, s'accrut de tous les excédents. On ne sera pas très loin de la vérité, en supposant que, de 1600 à 1610, Sully a dû économiser en moyenne, par an, à peu près un million de livres. Richelieu dans ses Mémoires, le président Jeannin aux États généraux de 1614, le Parlement dans ses remontrances de 1615, le surintendant D'Effiat devant les notables en 1627, s'accordent tous à dire qu'Henri IV, à sa mort, laissa 5 millions dans la Bastille et, entre les mains du trésorier de l'Épargne, 7 à 8 autres millions[22]. C'était le résultat glorieux d'une administration probe, exacte, rigoureuse.

Sully n'était pas populaire. Sur ce point, les étrangers, l'Anglais Carew, comme les Vénitiens Badoer et Priuli, sont d'accord avec L'Estoile, qui traduit les sentiments de la bourgeoisie parisienne et du monde parlementaire. Le peuple, dit Carew, se plaignait de sa misère et accusait Henri IV de vouloir être, non le roi des Français, mais le roi des gueux. Sully lui-même avouait, en 1607, que les sujets étaient si fort chargez de tailles et autres impositions, qu'ils ne les peuvent quasi payer[23]. Le gouvernement avait des devoirs à remplir, une administration à entretenir, des ruines à réparer. Pour tout cela, il lui fallait de l'argent, beaucoup d'argent. Il avait conscience de ses services et en exigeait rigoureusement le prix.

Pourtant il est certain que les peuples étaient moins malheureux. La paix au dehors, l'ordre au dedans, la sécurité dans les campagnes et les efforts, que nous verrons bientôt, pour ranimer le travail et le commerce étaient de très grands bienfaits. De 1598 à 1610 une heureuse transformation s'était accomplie. Le principal mérite en revient, après Henri IV, à Sully. Sully n'est pas un financier. Mais il a géré la fortune publique avec autant de soin que la sienne propre. Il a réorganisé l'administration des impôts ; il a entrepris le dégagement du domaine. Il a tenu soigneusement les comptes et mesuré les dépenses aux recettes. Il n'a souffert ni dilapidations, ni gaspillage, et il a laissé riche un royaume qu'il avait trouvé hypothéqué, endetté, obéré. S'il a enflé ses chiffres, il n'a pas exagéré ses services.

 

 

 



[1] SOURCES : Mémoires des sages et royalles œconomies d'Estat, domestiques, politiques et militaires de Henry le Grand... et des servitudes utiles, obeyssances convenables et administrations loyales de Maximilian de Béthune... dédiez à la France, à tous les bons soldats et tous peuples François. A Amstelredam, s. d. (1638). C'est l'édition originale dite des trois V verts. Michaud et Poujoulat ont publié, à la suite de leur édition des Mémoires (2. série, t. III), les Remarques sur ces Mémoires de Marbault, secrétaire de Du Plessis-Mornay, d'une critique très informée et très aigus. Traité du Revenu et Dépense de France de l'année 1607, Revue rétrospective, IV, 1834. Mercure François, I, 1611. L'Estoile, Mémoires-Journaux, IX. Barozzi et Berchet, Relazioni dagli ambasciatori veneti, Francia, I. Fontanon, Edicts el ordonnances des rois de France, 1611. Charondas Le Caron, Code Henri III (augmenté par Tournet), 1615.

OUVRAGES À CONSULTER : Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de France depuis 1595 jusqu'à l'année 1711, 1758, I. Maillet, Comptes rendus de l'administration des finances du royaume de France pendant les onze dernières années du règne de Henri IV, le règne de Louis XIII et soixante-cinq années de celui de Louis XIV, 1789. Poirson, Histoire du règne de Henri IV, III et IV. Clamageran, Histoire de l'Impôt en France, 1868, II. Miron de l'Espinay, François Miron et l'Administration municipale de Paris sous Henri IV, de 1604 à 1606, 1885. Dr. Martin Philippson, Henrich IV und Philipp III, 1873. P. Robiquet, Histoire municipale de Paris, III : Histoire de Henri IV, 1904. Lavisse, Sully, 1880. Sur les inventions de Sully, Pfister, Économies royales de Sully et le grand dessein de Henri IV, Rev. Hist., LIV, LV et LVI, 1894 ; Desclozeauz, Gabrielle d'Estrées et Sully, R. H., XXXIII, 1887 ; Observations critiques sur les Économies royales : affaire d'Eause, R. H., LI, 1893 ; Combat d'Arques ; bataille d'Ivry ; Guerre de Savoie, LII, 1893.

[2] La commission de Sully, qu'il a inexactement rapportée parmi les lettres reçues pendant le siège d'Amiens (1597), parle uniquement d'une enquête sur les non-valeurs.

[3] Les Courtenay descendent de Louis le Gros, mais les rois se refusèrent toujours à les reconnaître pour princes du sang.

[4] On verra dans le chapitre suivant ce qu'il fit pour l'agriculture.

[5] Alfred Chamberland, Un plan de restauration financière en 1596, 1904, p. 9. Avons-nous besoin de répéter que ce sont des à peu près.

[6] Dans une lettre du 26 février 1602 que l'ambassadeur du roi, Christophe de Beaumont, devait communiquer à Élisabeth, Henri IV se dit redevable à la Reine seulement de 4.650.000 livres. Pour l'Allemagne, les chiffres, d'ailleurs incomplets, qu'on peut relever dans Anquez ne dépassent pas 6.000.000 de livres. Ce sont les grosses créances et l'on voit qu'il y a encore loin de là aux 14 millions indiqués par Sully. Aux Pays-Bas, la France, au lieu d'emprunter, payait des subsides.

[7] Sully dit qu'en 1607 il avait déjà payé aux Suisses 17.350.000 livres. Or le traité de Soleure (1602), avant lequel ils n'avaient rien touché, décida qu'ils recevraient un premier paiement d'un million d'or (8.000.000 de livres) et un versement annuel, à partir de Pâques 1603, de 400.000 écus (1.200.000 livres) jusqu'à l'extinction de la dette. En supposant cinq versements de 1603 à 1607 (6.000.000 de livres) et en y ajoutant les 3000000 de livres d'avances, on reste loin de 17.350.000. On est en droit de se demander si Sully n'a pas grossi tous les autres chiffres et exagéré les difficultés de sa tâche pour se faire valoir.

[8] En quatre ans, déclare Villeroy à Maurice le Savant, le 30 sept. 1602, la France a payé aux Hollandais douze tonnes d'or (1.200.000 florins = 3.600.000 livres). De Rommel, Correspondance inédite de Henri IV avec Maurice le Savant, 1840, p. 71.

[9] C'est probablement le projet général de réduction des rentes que Sully a inséré dans ses Œconomies royales, chap. CXXXVI.

[10] Leschassier, Œuvres, p. 251-252.

[11] Sir Thomas Edmonds, souvent employé par Élisabeth dans ses négociations avec Henri IV.

[12] Malheureusement, cette historiette est mêlée de faits imaginaires qui en compromettent la vérité : par exemple, l'indication relative à Élisabeth. En 1594 Henri IV avait bien promis à sa bonne sœur d'Angleterre de lui aliéner les revenus de Rouen et du Havre, le jour où il en serait le maitre, mais, après la soumission de ces villes, il avait négligé de tenir ses engagements. Élisabeth n'avait pas eu d'aliénations du tout. Sully était d'autant moins excusable de l'oublier qu'en 1603, chargé d'une mission auprès de Jacques successeur d'Élisabeth, il avait emporté les Instructions où le roi lui recommandait de faire la sourde oreille, si le roi d'Angleterre demandait à être payé de ses créances en des termes certains ou mis en possession de certains revenus en France, ainsi qu'il a esté promis à ladite reine (Élisabeth). Promis, oui, mais non accordé.

[13] Sully dit 60 millions, mais il aime à grossir ses chiffres.

[14] Mercure françois, I, f° 360.

[15] Ce qui diminue un peu la valeur du présent, c'est l'aveu fait par Sully, que la plupart de tels deniers estoient prétendus par les gouverneurs et capitaines des pays et places et par les officiers de justice et finance. Le roi faisait largesse d'une somme dont il ne lui devait revenir qu'une faible part. Mais enfin le bénéfice était le même pour les populations.

[16] Le sou pour livre fut appelé pancarte parce que le Conseil du roi, pour éviter le calcul long et difficile de la valeur des marchandises en la vente d'icelles, dressa un tableau appelé Pancarte, comme, par exemple, le muid de vin à tant, et ainsi des autres marchandises.

[17] C'est-à-dire le quart de la valeur officielle, qui était bien inférieure à la valeur réelle.

[18] Les charges de premiers présidents et des gens du roi (procureur général et avocats généraux) des cours souveraines n'étalent pas vénales et ne furent pas soumises à la Paulette. Mais quand Achille de Harlay, premier président du Parlement de Paris, se retira en en, le gouvernement lui permit de tirer quelque récompense de sa charge, en sorte que par ce moyen elle devint quasi vénale comme toutes les autres.

[19] Ce document a été imprimé assez inexactement dans la Revue rétrospective, t. IV p. 161-184. Mais, contrairement à ce que croit Poirson, il n'était pas inédit. On peut le lire, à la suite de la relation des États généraux de 1614 de Florimond Rapine, Paris, 1651, p. 525-530. C'est un exposé-type auquel le gouvernement de la Régente n'avait changé que quelques chiffres. Poirson, qui a vu le manuscrit, n'a pas toujours rectifié heureusement les chiffres de la Revue rétrospective.

[20] Priuli compte 5.450.050 écus (16.350.150 livres). L'Estoile, qui n'a pu voir, en mai 1608, que l'état de 1607, donne un chiffre approchant : 16.329.277 livres. Sully dit qu'en 1610 il revenait au roi de deniers bons en son Epargne, moitié provenans des tailles et moitié des fermes, environ seize millions de livres.

[21] Priuli dit 10.727.9.7 écus (32.183.721 livres), chiffre évidemment exagéré. Manet, qui fut commis du contrôleur général des finances Desmaretz, a publié, d'après les pièces qu'il e eues entre les mains, des tableaux très estimés de l'Administration financière des prédécesseurs de Desmaretz. Il évalue les revenus ordinaires et extraordinaires de la Couronne en 1607 à 30.642.057 livres.

[22] Il y a loin, de ces 12 à 13 millions de livres, aux chiffres énormes que cite Sully en deux endroits : ici 20.000.000 de livres, là 41.245.000, dont 28.460.000 à la Bastille sous sa garde.

[23] Économies royales, CLXVI, Mich. et Pouj., 2e série, III, p. 178.