HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — LE GOUVERNEMENT D'HENRI IV (1598-1610).

CHAPITRE II. — LA RESTAURATION DU POUVOIR ROYAL ET LES RÉSISTANCES[1].

 

 

I. — HENRI IV, HOMME D'ÉTAT.

POUR rétablir l'État et l'autorité monarchique, il fallait un roi qui fût un habile homme. A l'épreuve des guerres civiles, l'esprit d'Henri IV s'était encore affiné. Beaucoup m'ont trahi vilainement, écrivait-il, mais peu m'ont trompé. L'ambassadeur vénitien, Badoer, le loue de son talent à pénétrer les cœurs. L'œil au guet, l'attention inquiète, il vit en défiance continuelle (gelosia) de la foi d'autrui. Mais la rigueur lui répugne. Il découvre ses soupçons à ceux mûmes dont il est en doute, sollicite les confidences et pardonne à quiconque avoue. La trahison est devenue si commune que l'opinion y est très indulgente. Il passerait pour cruel s'il était justicier. Par politique comme par inclination il aime mieux prévenir que réprimer.

L'impression du monde qu'il craint le plus qui entre dans le cœur de ses sujets, écrit-il au duc d'Épernon, est qu'il se gouverne par autre chose que la raison. Il est sans rancune. Ses partisans de la veille s'étonnent de sa complaisance pour les adhérents de la dernière heure. Des quatre hommes qui avaient la principale part à ses Conseils, deux, Villeroy et le président Jeannin, étaient des ligueurs et des catholiques ardents. Il oubliait leur opposition d'autrefois en faveur de leurs services actuels et les aimait autant que ses plus anciens serviteurs. Cet éclectisme hâtait la dissolution des partis et permettait au roi de n'avoir en vue, sans haine et sans reconnaissance, que l'intérêt du royaume et de la dynastie.

Aussi point d'inflexibilité et point d'entêtement. Les principes céderont à l'opportunité, les actes seront adaptés aux circonstances et aux personnes. Il ne met pas sa gloire à briser les résistances et à braver l'opinion. A l'occasion, il cède ou paraît céder. Il calcule exactement ce qu'il peut tenter sans danger et il va au bout de son pouvoir sans le dépasser.

Il condescend à expliquer ses actes ; il n'a recours aux lits de justice et à la manifestation éclatante de ses volontés qu'après avoir épuisé les ordres, les prières, les promesses et les justifications. Quelquefois il s'emporte. Aux délégués du Parlement de Toulouse qui lui font des remontrances contre l'Édit de Nantes : Je vois ce que c'est, dit-il, vous avez encore de l'Espagnol dans le ventre.

Le plus souvent il discute et même il lui arriva de s'excuser. Un jour que le Président Forget lui remontrait quel tort il faisait à sa justice, en donnant à M. de Saint-Géran des lettres d'abolition pour un meurtre, sincèrement il expliqua qu'il n'avait pu les refuser au coupable en faveur de ses anciens services et il demanda à ses officiers de lui faire crédit de cette dernière grâce.

Il agit avec les plus grands comme avec les parlements. Il prie d'abord, puis il ordonne, enfin il commande impérativement. Mais, après qu'il a été obéi, il multiplie les assurances d'affection et se montre attentif à panser la blessure faite à l'amour-propre. Jamais souverain n'a masqué d'autant de bonne grâce ses volontés absolues.

Il voit ses sujets, il leur parle, il ne leur apparaît pas seulement, dans la majesté des cérémonies, en costume d'apparat. Il est affable, familier, éloquent, très éloquent même à l'occasion. Mais ses discours ne sentent ni la composition ni l'école. Il parle en homme d'État et en capitaine, sans citation ni latin (ou si peu), s'échappant en vives saillies, en comparaisons pittoresques, en proverbes, tantôt insinuant, flatteur, enveloppant, et, par moments, emporté et injurieux. Quelle différence entre cette façon de gouverner, si difficile en son air d'aisance, et la brutalité morose de Louis XIII ou la hauteur solennelle de Louis XIV !

Mais, aimable ou non, la Monarchie est, en droit et en fait, absolue. Henri IV croit, comme il l'écrit à Jacques Ier, qu'un roi n'est responsable qu'à Dieu seul et à sa conscience. La promesse qu'il avait faite aux notables, à Rouen, en 1596, de recevoir leurs conseils, de les croire, de les suivre n'était qu'un compliment pour les préparer à une demande de subsides. Comme Gabrielle d'Estrées s'étonnait qu'il parlât de se mettre en tutelle : Ventre saint-gris, c'est vrai, reprit-il, mais je l'entends avec mon épée au côté.

 

II. — ORGANISATION DU GOUVERNEMENT PRÉTENDU.

SULLY raconte, en ses Mémoires, que les notables demandèrent au Roi de confier l'administration de la moitié des revenus à un Conseil, dont ils auraient élu les membres, le Conseil de raison, comme il l'appelle. Mais on a prouvé qu'ils réclamèrent non une part du pouvoir, mais la séparation du budget en deux parts rigoureusement distinctes : l'une de 500.000 écus pour l'entretien de la maison royale, de l'armée, etc. ; l'autre de 4.876.416 écus pour le paiement des gages des officiers,... rentes constituées,... justes dettes. Ainsi il ne serait plus possible au Conseil du roi, sous prétexte de guerres ou autres besoins de l'État, d'accaparer tous les revenus et de suspendre le paiement des fonctionnaires et des intérêts de la dette publique : prétention qui n'avait rien de politique.

Aussitôt après la clôture de cette Assemblée, le parlement de Paris se plaignit, en de vigoureuses remontrances (26 avril 1597), des malversations des membres du Conseil. Il proposa de faire dresser par les parlements de France une liste de 48 personnages, intègres, et capables, entre lesquels le roi ferait choix d'une douzaine, tels qu'il luy plairait pour composer son Conseil. Le Roi refusa ; mais, pour donner satisfaction au Parlement, à qui il demandait de l'argent pour reprendre Amiens, il songea à former quatre Conseils du bon ménage, qui auraient le droit de donner des avis sur tous ordres politiques. Il en créa au moins un, le Conseil supérieur du bon ménage, qui ne dura que quelques mois[2].

Henri IV maintint, en l'améliorant, le Conseil qu'il avait reçu de ses prédécesseurs. Ce Conseil, dans sa lente évolution, ne s'était pas encore scindé en conseils autonomes, indépendants l'un de l'autre avec un personnel spécial, mais on distinguait déjà, suivant les jours de séance et la nature des affaires, le Conseil privé ou des parties, le Conseil d'État et des finances, et le Conseil pour la Direction des finances.

Le Conseil pour la Direction des finances n'était qu'un conseil de préparation, qui étudiait les affaires à soumettre au Conseil d'État et des finances. Pendant la surintendance de Sully, il ne fut composé que de Sully, des intendants de finances sous ses ordres, Me Jean de Vienne et Me Gilles de Maupeou, et d'un ancien avocat au Parlement, Isaac Arnauld.

Le Conseil privé ou des parties et le Conseil d'État et des Finances avaient même personnel ; ils étaient tous deux et chacun le Conseil du roi et leurs membres s'appelaient conseillers au Conseil d'État et privé.

Sous les derniers Valois, le Conseil avait été ouvert aux princes du sang, aux cardinaux, aux évêques, aux grands seigneurs, aux favoris.

Henri IV réduisit à 12 le nombre des conseillers effectifs. C'étaient, en 1605, le chancelier Pomponne de Bellièvre[3], Nicolas Brulart de Sillery, Maximilien de Béthune, baron de Rosny, surintendant des Finances, Châteauneuf (Claude de l'Aubespine), doyen du Conseil, Hurault de Maisse, Pontcarré, De Vic, le président Jeannin, Calignon, chancelier de Navarre, Boissise, Caumartin, Fresne-Canaye[4].

D'autres pouvaient porter le titre de conseillers du roi, mais ces douze seuls avaient séance et voix au Conseil, où il n'entrait ni un grand seigneur, ni un homme d'Église, ni un prince du sang. Le Roi tenait à bien montrer que son choix seul était un titre, indépendamment des grandes charges et de la naissance.

Encore ces conseils ne décidaient-ils pas des. affaires les plus secrètes et les plus importantes. Il y avait au-dessus d'eux une sorte de Conseil étroit où le Roi n'admettait que ses plus intimes confidents : Sully (Rosny), Pomponne de Bellièvre ; Sillery ; le plus habile des secrétaires d'État, Villeroy, et le président Jeannin.

C'était le véritable Conseil de gouvernement. Le Roi le tenait le plus souvent le matin en se promenant (car il aimoit à faire exercice) dans des jardins ou dans une galerie. Les secrétaires d'État se trouvaient là pour rendre compte de leurs charges, mais ils n'approchoient point qu'ils fussent appelés. C'estoit là où il prenoit résolution de tout se qui se devoit faire, et où il en donnoit l'ordre tant à ceux du Conseil qu'aux secrétaires d'Estat, [ordre] qu'il falloit ponctuellement exécuter ou dire pourquoy.

Si les princes du sang arrivaient pendant que le Conseil se tenait, il falloit qu'ils attendissent qu'il fust achevé au lieu où tout le monde estoit ; mais il est vrai que, s'il les voyoit, il les appeloit quasy toujours..., et faisoit quelque tour avec eux pour les distinguer aucunement du reste des hommes par ceste petite différence[5].

Les quatre secrétaires d'État n'étaient encore, en tant que secrétaires d'État, que des expéditeurs ; ils continuaient, comme à l'époque d'Henri II, à correspondre chacun avec une partie de la France. Mais déjà des spécialités se marquaient ; Villeroy (Nicolas de Neuville) fut particulièrement chargé des affaires extérieures. Il avait la correspondance avec les ambassadeurs, les relations avec les représentants des princes étrangers. II conduisit les négociations les plus importantes du règne..

Henri IV ne s'est pas contenté de restaurer l'autorité royale ; il a travaillé à l'étendre. Pendant tout son règne, il a oublié sa promesse de réunir les États généraux. Il voulait être obéi de ses grands officiers même dans ses caprices. Il allégua sa volonté souveraine au Chancelier, Bellièvre, qui refusait de sceller des lettres patentes sans délibération du Conseil.... C'est, lui écrivait-il le 6 novembre 1602, chose que je veulx et entends sans le faire rapporter à mon Conseil. Il laissa à Montmorency le titre de connétable, mais il ne le maintint pas au Conseil et commanda lui-même les armées.

Si l'on juge du pouvoir des gouverneurs de provinces par les lettres de nomination de Roger de Bellegarde en Bourgogne, on le trouvera très grand. Mais ces lettres, si amples qu'elles soient, ne donnent le droit ni d'imposer ni de juger.

Comme l'écrivait le Roi à D'Ornano, gouverneur du Lyonnais (juillet 1594), la fonction des gouverneurs et lieutenants généraux est de commender aux gens de guerre en la ville et aux champs et d'ordonner leur payemens après les monstres... sans qu'ils se doivent mezler plus avant du faict de mes finances, ny en prendre congnoissance, non plus que du faict de la justice, y ayant officiers ordinaires establis pour cest effect[6].

Il ne leur laissait même pas tous les pouvoirs qu'il leur reconnaissait. Il nommait au commandement des places fortes des hommes à lui, dépendant de lui et non du gouverneur de la province. Un prince, investi d'un des grands gouvernements, avouait à l'ambassadeur vénitien Badoer que les gouverneurs n'avaient d'autre autorité que de déplacer les garnisons[7].

Le duc d'Épernon, gouverneur de Metz, avait un lieutenant, Sobole, qui s'émancipait et tyrannisait les Messins ; il se rendit à Metz (janvier 1603) pour le mettre à la raison. Les habitants, encouragés par sa présence, se barricadèrent contre la citadelle, qu'un moment même il songea à attaquer. Le Roi intervint et lui signifia de cesser tranchées et barricades (26 janvier 1603). Il alla à Metz en mars 1603, révoqua Sobole, mais ce ne fut pas pour remettre en possession le gouverneur en titre ; il installa dans la place et la citadelle, deux de ses plus fidèles serviteurs, le sieur d'Arquien et Montigny, qui ne relèveraient que nominalement du duc d'Épernon.

D'Épernon était colonel général de l'infanterie, charge estimée la plus belle de France à cause qu'il nommoit à. toutes les compagnies, lieutenances et enseignes des régiments entretenus. Henri IV, qui voulait restreindre cet énorme pouvoir, obligea Crillon à vendre à Créquy sa charge de mestre de camp du régiment des gardes, à l'insu du colonel général, à qui il écrivit : Vous en eussiez choisi un (pour succéder à Crillon) qui vous eust été plus agréable, mais non si utile à mon service. D'Épernon invoqua roguement son droit. Le roi répliqua : Venez donc me trouver bien résolu de suivre mes volontez, car le serviteur qui veut estre aimé de son

C1U^P. u La Restauration du pouvoir royal et les Résistances.

maistre lui témoigne toute obéissance. Votre lettre est d'homme en colère ; je n'y suis pas encore ; je vous prie, ne m'y mettez pas (21 mai 1605).

Il consentit pourtant à un compromis. Il se réserva la nomination des mestres de camp du régiment des gardes et des autres vieux régiments, à charge pour les nommés de prêter serment entre les mains du Colonel général et de prendre son attache. Le Colonel nommerait alternativement avec lui aux compagnies vacantes dans le régiment des gardes, et présenterait à sa nomination les capitaines des autres régiments de gens de pied vieux et nouveaux. Aucun capitaine ne serait installé qu'après avoir reçu l'attache du Colonel. La part restait encore très belle pour D'Épernon.

J'ay intention, déclarait Henri IV, de donner à mes parlemens plus d'authorité que jamais, mais aussy je veulx qu'ils se rendent plus obéissans ez choses que je fais pour le bien de mon Estat[8]. En réalité il voulait être le maître. Il maintint ou nomma Premiers Présidents des hommes dévoués à sa personne : Guillaume Du Vair, à Aix ; Nicolas de Verdun, à Toulouse ; Achille de Harlay, à Paris ; Claude Groulart, à Rouen.

Il avait, par son édit de 1597, autorisé les remontrances des parlements et même permis qu'elles fussent itératives, pourvu que, conformément à l'ordonnance de Moulins, les édits eussent auparavant été vérifiés. Mais il ne fut pas toujours obéi. Il ménagea le parlement de Paris dont l'opposition pouvait faire trop grand bruit. Il consentit même à faire amende honorable au parlement de Toulouse, qui, de sa propre autorité, avait, pour parer à une mauvaise récolte, défendu la sortie des blés hors du Languedoc. Tout d'abord, il avait suspendu le premier président Nicolas de Verdun, l'avocat général De Caumels, et le conseiller rapporteur. Mais, mieux informé, il écrivit de bonne grâce au Parlement. Eût été la cherté plus grande si la Cour par sa prudence, en usant du soin paternel, n'eût empêché la traite du blé hors du royaume[9].

En général, il n'est pas si accommodant. Il avait besoin d'argent et les parlements refusaient d'enregistrer les édits fiscaux.

L'établissement en Normandie du sel par impôt souleva l'opposition la plus vive (1597). Le parlement de Rouen arrêta le 14 avril de faire leur procès aux commissaires royaux envoyés dans la province pour organiser la perception. Le Conseil cassa l'arrêt du Parlement (20 avril) et chargea Le Camus de Jambeville, président du Grand Conseil, d'aller faire la répartition du sel. Le Parlement menaça Jambeville de le déclarer perturbateur du repos public. La Cour des aides de Rouen, par jalousie de la Cour de justice, ayant pris parti pour le gouvernement, cette courtelette, comme dit avec mépris Groulart, et le Parlement se battirent à coups d'arrêts de compétence.

Le Conseil du roi cita devant lui le premier président Groulart et quatre conseillers. Groulart vint seul et fut mal reçu par Henri IV. Il revendiqua le droit pour les parlements de faire des remontrances et aussi de ne rendre raison de leurs arrêts qu'à la personne même du roi. II obtint que les arrêts de la Compagnie ne seraient pas biffés sur les registres et évita à ses quatre collègues l'humiliation d'un voyage à Paris, mais le Roi maintint le sel par impôt pour la nécessité de ses affaires.

Comme ses prédécesseurs, il créait, pour les vendre, des offices, à la grande colère des magistrats. Il ne put, en 1596, obliger le parlement de Dijon à recevoir six nouveaux conseillers, malgré des lettres de jussion et son commandement très exprès. Mais, quand il fut devenu plus puissant, il le fit bien sentir. Il ordonna au parlement de Rouen d'enregistrer de nouveaux offices par clauses tellement impératives qu'elles ruinaient l'ancienne liberté de délibérer. En 1601, il menaça d'interdire ce même parlement, qui refusait de vérifier des édits fiscaux.

A mesure qu'il vieillissait, il supportait plus mal les remontrances. En 1606, malgré douze lettres de jussion, le parlement de Bordeaux repoussait encore l'impôt du parisis établi en 1597 et qui surtaxait les droits de greffe d'un denier parisis. Le conseiller Dubernet, député à Paris pour justifier cette résistance, fut écouté avec humeur par le Roi, qui riposta :

Vous avez bien dit, monsieur Dubernet, et en bon orateur ; aussi le papier souffre tout. Je vous répondrai en grand roi, bon soldat et grand homme d'État. Vous dites que mon peuple est foulé ; eh ! qui le foule que vous et votre compagnie ! Oh ! la méchante compagnie ! Eh ! qui gagne son procès à Bordeaux que celui qui a la plus grosse bourse ? Tous mes parlements ne valent rien, mais vous êtes les pires de tous.... Oh ! la méchante compagnie. Je vous connais tous. Je suis Gascon comme vous. Quel est le paysan dont la vigne ne soit au président ou au conseiller ? Il ne faut qu'être conseiller pour être riche incontinent[10].

Pasquier, qui résume probablement l'opinion du monde parlementaire, dit d'Henri IV : Il vouloit au maniement de ses affaires d'Estat estre creu absolument et un peu plus que ses prédécesseurs n'avoient faict.

 

III. — EMPIÈTEMENTS ET PROGRÈS DE L'AUTORITÉ ROYALE.

HENRI IV, qui s'est passé des États généraux, a eu recours aux États provinciaux et même, dans les premières années de son règne (avant 1598), il réunit des États dont il n'est plus question depuis. Mais c'était pour leur demander des subsides et au besoin se passait-il de leur autorisation.

Parmi les États provinciaux, il en est qui votent leur part de contributions aux charges du royaume, mais qui ne la lèvent pas ; la généralité dont la province fait partie est subdivisée en Élections, où sont établis des agents financiers du roi, Élus (répartiteurs) et receveurs. Quand le roi demande plus d'argent que les États ne veulent lui en accorder, il le fait percevoir, d'autorité, par ses officiers. Mais en Languedoc, Bretagne, Provence, Dauphiné, Bourgogne, où les États votent, répartissent et lèvent eux-mêmes l'impôt, il n'y a pas d'Élections. Si le roi voulait passer outre à la volonté des États, il lui faudrait improviser une administration financière. Il aime donc mieux négocier un compromis. C'est l'absence d'Élections qui, plus encore que l'existence des États, est la garantie de ces provinces. On oppose donc avec raison les pays d'États aux pays d'Élections, bien qu'à l'époque d'Henri IV il y eût des pays d'Élections qui étaient en même temps pays d'États[11].

La Normandie est le plus important des pays d'États et d'Élections. En 1593, les États offrent la moitié de ce que le roi leur fait demander par ses commissaires ; un peu plus les années suivantes. En 1598, sur une demande de 1.344.774 livres 47 sols 11 deniers, ils en proposent 900.000 ; en 1599, sur une demande de 1.770.750 livres 40 sols, ils proposent encore 900.000 livres. En 1602, ils dépassent un peu le million ; en 1605, ils en sont encore à l'offre de 1.013.061 livres 4 sols, alors que la demande s'élève à près de deux millions (1.900.415 livres 8 sols). En 1606 et 1607, mêmes exigences d'un côté, même refus de l'autre.

Et toujours les Commissaires du roi ordonnent, pour ne laisser le service de Sadite Majesté en arrière, que, par provision (provisoirement), département et assiette sera actuellement faite de toutes et chacunes les sommes de deniers par elle (Sa Majesté) demandées.

Aussi les États finissent par se lasser d'une résistance inutile.

En 1608 et 1609, ils accordent au roi pour l'année suivante toutes les sommes qu'il a demandées. Mais voici leurs plaintes :

... Au milieu de la tranquillité publique, de laquelle jouissent heureusement tous les peuples de France, ils (les Normands) sont maltraictez des partisans, ruinez de tailles excessives... d'impositions et de multiplicité d'Édicts... C'est chose bien digne de compassion quand les prières des subjects d'un grand prince ne réussissent poinct à de bons effects et que la coustume de prier a formé une habitude à les refuser (1609)[12].

A l'occasion, le Roi traitait les pays d'États sans Élections comme les pays d'Élections. En 1608, des bandes de pillards couraient encore la Bourgogne, battant, outrageant, rançonnant et emprisonnant les sujets du roi. Henri IV envoya contre elles un grand prévôt et donna l'ordre de raser Talant, Vergy et autres forteresses, qui leur servaient de retraite. Les États, à qui il imposa l'entretien du prévôt et la dépense des démolitions, firent partir une députation chargée d'aller lui présenter leurs doléances. Le Roi, raconte un des délégués, répondit :

Que les pays d'Estat l'avoient tousjours trompé, qu'ils ne tenoient rien de ce qu'ils luy prometoient... Et que les Estats, quand ils avoient promis quelque chose, pour s'en secouer, se plaignoient disant aussytost qu'ils s'estoient trompés et qu'ils n'y avoient pas pensé... Quant aux privilèges du pays, que nous parlions tousjours de privilèges et que les privilèges n'estoient que pour faire des mutineries et que les plus beaux privilèges que les peuples pouvoient avoir estoient quand ils estoient aux bonnes graces de leur roy.

Il ajouta :

Je sçay comme l'on se gouverne en ces Estats, car avant que ceste couronne me fust echeue, le pays que je possédois (Béarn et Navarre) se gouvernoit par Estats. Je les tenols tous les ans. Là, celuy qui en comptoit, qui crioit le mieulx quelque tems, qui alléguoit les institutions ou empereurs, Tores tous les gens qui n'y entendoient rien disoient : Qu'il a bien dict ! et l'on le fait scindic. Et puis voilà le premier pour faire une ligue. Répéta encores une foys : Vos plus beaux privilèges sont quand vous avez les bonnes grâces de vostre roy.

Il se moqua de leur économie : Voilà un beau mesnage, observa-t-il, comptés ce qu'ils (les châteaux) vous ont cousté il y a dix ans.... Voiés vous des gendarmes (soldats) ? Vous ne voudriez rien eslargir du tout et vous donniés force présents aux ungs et aux autres pour vous garder des gendarmes. Et vos paroisses, vos villages donnoient plus de trente présents l'an.

Et, se levant de sa chèse, dict qu'ils estoient semblables aux petits enfantz qui demandoient du sucre, qui leur donnoit apres des vers[13].

La plupart des grandes villes avaient gardé du passé une assez grande autonomie. La tutelle de l'État ne se manifestait pas, comme aujourd'hui, par une intervention quotidienne et par un contrôle minutieux, mais elle existait ; elle se produisait par à-coups à la volonté du maître et au gré des occasions. Elle n'était pas tracassière, mais elle était arbitraire.

Les villes ne savaient pas ce que le roi pouvait ou ne pouvait point, ou du moins elles commençaient à comprendre, comme un député de la ville de Lyon l'écrivait déjà en 1558 aux Consuls, qu'il n'y avait point de droit à opposer au roi, qui, disait-il, a pouvoir sur vos personnes, femmes, enfants et biens, voire sur vos propres vies. Mais pourvu que le roi fût obéi, le moyen lui importait peu. Il ne tenait pas à s'immiscer dans les détails de l'administration municipale, car il n'avait de fonctionnaire à cette fin ni dans les provinces, ni dans les villes. Il tire des villes beaucoup d'argent, leur laissant la liberté de le lever à leur guise.

Henri IV, comme sas prédécesseurs, sollicite les dons, au besoin emprunte de force. Il fait contribuer Rouen et Poitiers à l'entretien du collège des Jésuites. Il prie les gens de Lyon de réparer, pour l'arrivée de Marie de Médicis, les chemins entre Lyon et Vienne ; après son mariage, il leur laisse la note des fêtes. Il oblige Rennes à démolir à ses frais ses tours et porteaux pour supprimer, avec les fortifications, le gouverneur, M. de Montbarot, qui lui était suspect (16 mars 1602).

Les villes avaient de grands besoins et peu de ressources et, pour s'imposer, elles devaient demander l'autorisation au roi qui pouvait, en la refusant, empêcher toute amélioration et même indirectement ruiner leurs privilèges. Poitiers, avec ses 600 livres de revenus, et beaucoup de villes aussi pauvrement rentées, n'auraient pu, sans octroi du roi, maintenir leurs remparts en état. Mais le roi ne donnait qu'à charge de revanche. Il profitait de l'occasion pour empiéter sur les libertés municipales. A Poitiers, où les capitaines de la ville et le sergent-major étaient nommés à vie par le maire, les échevins et les bourgeois, Henri IV décida (arrêt du 16 mai 1609) qu'en cas do vacance, ces chefs de la milice municipale seraient choisis par le gouverneur de la province, parmi les échevins et les bourgeois. A Lyon, où il avait promis de ne pas mettre de garnison, il oublia pendant tout son règne une compagnie de trois cents Suisses. Il enleva en 1604 à la ville de Saint-Quentin la juridiction civile qu'elle avait gardée, malgré l'ordonnance de Moulins. Ailleurs, il voulut même confisquer la justice criminelle, que la même ordonnance assurait à certaines villes. En 1610, il eut un moment l'idée d'établir à Poitiers un juge prévôtal, qui aurait anéanti la juridiction du maire, et un chevalier du guet, à qui la police urbaine aurait passé.

Il surveille les élections municipales, se montre inquiet du moindre désordre, interdit les brigues, les factions, c'est-à-dire toute manifestation de candidature. A Poitiers, en 1609, il défend aux candidats à la mairie d'aller solliciter les suffrages de porte en porte avec une escorte de parents et d'amis. Deux jours avant l'élection les électeurs recevront un brevet (bulletin imprimé) où ils inscriront le nom de leur candidat. Le jour du vote, chacun des maires, eschevins et bourgeois... eslevant en haut la main de laquelle il portera son brevet plié le jettera de haut dans le chappeau à ce destiné, en sorte que toute l'assistance puisse voir qu'il y aura véritablement mis un brevet et non plus.

Il ajourne les élections quand il craint quelques troubles, il les annule quand elles lui déplaisent.

Il remercie Libertat qui, aidé du duc de Guise et de Du Vair, a fait nommer à Marseille, suivant une certaine forme (c'est-à-dire contrairement aux formes), des consuls et officiers agréables au roi. A Toulouse, en 1397, le juge mage Clary, pour empêcher l'élection de personnes de bas lieu, sans nom, sans moyens, ligueurs des plus mutins et plus factionnaires, que soutenaient les capitouls sortants, ligueurs eux aussi, manda à l'assemblée électorale, dont il avait la présidence, une majorité de bons royalistes qui, de propos délibéré, donnèrent leurs voix à des candidats inéligibles. Alors le parlement de Toulouse, juge de la validité du vote, destitua les élus et, comme il était d'usage en ce cas, nomma lui-même les capitouls sur une liste dressée chez monsieur le Premier Président. C'étaient des avocats et bons bourgeois qui, après leur année... tailleront de bonnes nominations[14].

Henri IV ne se borne pas à choisir le maire parmi trois candidats élus, conformément à l'édit de Roussillon (1564) ; il désigne d'avance aux électeurs les maires et les échevins à nommer. Il ordonne à la municipalité de Paris, en 1600, d'élire échevins les sieurs Garnier et Champin, et, en 1603, l'avocat Léon Dolet ; aux gens de Nantes, de recommencer le vote et de nommer maire M. de La Bouchetière (1600). Par exprès commandement, il fait nommer maire de Bordeaux D'Ornano, gouverneur de Guyenne. Il se réserve, à Troyes, la cognoissance et establissement de ceulx qui auront esté choisis pour estre admis aux charges municipales, ainsi qu'il fait, dit-il, dans la pluspart des autres bonnes villes de son royaume.

Il ne tient pas compte des libertés des villes. Il ordonne au maire et aux échevins de Saint-Jean-d'Angély de recevoir M. de Beaulieu comme gouverneur, nonobstant les privilèges qu'ils allèguent. Il réforme ou change les constitutions municipales. A Limoges, après l'émeute de 1602, il réduit le nombre des consuls de 12 à 6, élus non plus par l'assemblée du peuple, mais par cent bourgeois que désigneront les consuls sortant de charge (août 1602). Sur ce corps électoral si restreint, composé d'officiers dévoués et de propriétaires timides, et sur un conseil municipal de quelques membres, le roi aurait toujours prise par la peur, les faveurs ou la corruption.

Il avait agi de même à Lyon (édit donné à Chauny, décembre 1595). Sous prétexte qu'à Paris le prévôt des marchands et quatre échevins sont suffisants pour la conduite et administration des affaires, il remplaça à Lyon les 12 consuls par un prévôt des marchands et quatre échevins. En même temps, il confirmait la ville dans tous ses privilèges comme s'il n'y avait de changé que le nombre des administrateurs municipaux. Mais les échevins n'eurent la garde des portes que pendant le jour, tant qu'elles restaient ouvertes et durent aussitôt qu'ils les avaient fermées, en porter les clefs au gouverneur. Le prévôt des marchands était nommé par les représentants des corps de métiers comme auparavant les consuls ; mais, sans qu'on le dît, le choix du futur prévôt était toujours arrêté d'avance entre le prévôt des marchands sortant de charge et le gouverneur. Les électeurs élisaient librement le candidat du roi[15].

Sous couleur de châtiment, Henri IV imposa à la ville d'Amiens, qui s'était laissé prendre par les Espagnols, la constitution municipale qu'il aurait voulu donner à toutes les bonnes villes du royaume (édit de novembre et règlement du 3 novembre 1597). Le majeur et les 24 échevins seront remplacés par 7 échevins élus au bulletin de vote, en présence du gouverneur d'Amiens, et choisis parmi les personnes notables tant de justice, officiers du roy que marchands en gros, à l'exclusion des mécaniques artisans et des marchands au détail. Sur les sept, le roi en désignera un, qui aura le titre et qualité de premier échevin. Il ne restera en charge qu'un an, sauf le bon plaisir du roi.

Le commandement des portes, des remparts, murailles et fossés, la garde des clefs, tout ce qui est du fait des armes, est ôté à la ville et donné au gouverneur de Picardie et au gouverneur d'Amiens.

La justice civile et criminelle que la municipalité exerçait sur les habitants de la ville, faubourgs et banlieue est réunie à la justice et juridiction du bailliage d'Amiens et désormais exercée par le bailli ou son lieutenant. Ainsi les échevins d'Amiens comme ceux de Paris et autres principales villes de ce royaume n'auront d'autre soing que ce qui est des fonctions publiques de la ville.

Ils gardent la juridiction de simple police avec pouvoir de condamner au fouet et bannissement et jusques à vingt écus d'amende et, comme nos juges de paix, la connaissance des différends entre habitants et des affaires peu importantes, qu'ils jugeront sommairement sans appointer les parties à escryre ny à faire des procès sy faire se peut.

Les habitants continuent à être exempts des tailles, mais le Roi révoque l'octroi que ses prédécesseurs et lui leur avaient fait des fermes de l'imposition des bières, cervoises, pied fourchu et bûche, pour employer à la fortification de la ville. Il leur laisse seulement pour les dépenses de la communauté les étaux de la boucherie et de la poissonnerie et quelques autres droits dont il fixe le tarif en l'adoucissant.

Défense était faite aux habitants de faire mention des anciens privilèges qui sont cause des abus dont s'en fust ensuyvi leur totale ruyne sans la Providence de Dieu.

En tous ces actes, Henri IV se montre l'ennemi des franchises des villes et des provinces.

 

IV. — COMPLOT DU MARÉCHAL DE BIRON.

À la Cour, les princes du sang étaient réduits au rôle de personnages décoratifs. Henri IV, qui savait par expérience combien l'adhésion de ces conseillers-nés de la Couronne donnait de crédit, de force et presque de légitimité à une révolte, surveillait jalousement les Bourbons ses cousins. Montpensier, gouverneur de la Normandie, était timide ; Conti, à demi sourd, à demi muet, peut-être plus qu'à demi imbécile, n'avait que le gouvernement nominal du Dauphiné où Lesdiguières, lieutenant général du roi, commandait en maître. Mais il était mené par le comte de Soissons, son frère, et lui laissait la disposition de ses biens. Soissons, ambitieux et amoureux, ne pardonnait pas au Roi de lui avoir promis en mariage et puis refusé sa sœur Catherine de Bourbon ; il lui pardonnait moins encore d'élever près de lui, comme héritier présomptif de la Couronne, le petit prince de Condé, un enfant de dix ans, né posthume du mariage d'Henri de Bourbon avec Charlotte de La Trémoille et dont la mère avait été inculpée d'avoir empoisonné son mari pour échapper à l'explication de sa grossesse. Henri IV avait réhabilité Charlotte et légitimé son fils, plus peut-être pour barrer à Soissons la route du trône que par amour de la justice. Plus tard il laissa le duc de Guise arranger entre sa sœur, Louise-Marguerite de Lorraine, une des plus brillantes et des plus galantes princesses de la Cour, et Conti, ce demi-idiot, un mariage qui brouilla Soissons avec son frère et le ruina presque.

En cette occasion-là seulement, Henri IV oublia son mauvais vouloir contre les Guise. Il rompit tous les mariages avantageux proposés pour le fils de Mayenne et pour messieurs de Guise. Il laissa partir M. de Nemours pour le Piémont très mal satisfait.

S'il traitait bien les ducs de Longueville et de Nevers, c'est parce qu'il ne prévoyoit nulle difficulté, quand il n'auroit affaire qu'à eux, à les réduire au point qu'il voudroit[16]. De plus, cette inégalité de traitement rendait difficile toute coalition des princes.

Il se croyait assez puissant pour triompher des préjugés les mieux établis. Depuis longtemps séparé de sa femme la reine Marguerite, l'une des honnestes dames de Brantôme, il avait fini, après beaucoup d'expériences, par s'attacher à une maîtresse, belle et gracieuse, Gabrielle d'Estrées, dont il avait eu deux fils. La passion qu'elle lui inspirait et l'orgueil de cette paternité le poussaient à l'épouser et à transformer en fils de France, aptes à succéder, deux bâtards adultérins. En amour, il fut toujours si fou qu'il eût peut-être risqué l'avenir de la monarchie pour se contenter soi-même et sa maîtresse. Mais Gabrielle mourut si à propos, le 10 avril 1599, que beaucoup crurent à un empoisonnement.

Des conseillers avisés travaillaient déjà à marier Henri IV en bon lieu. La reine Marguerite, qui avait refusé de céder la place à cette bagasse, comme elle qualifiait Gabrielle, consentit à rompre son mariage, quand le Roi rechercha la nièce du grand-duc de Toscane, Marie de Médicis. Le pape prononça l'annulation, et le mariage d'Henri IV et de Marie de Médicis fut célébré à Lyon (17 déc. 1600).

La naissance du Dauphin (septembre 1601), en assurant l'avenir, parut consolider la monarchie. C'est un fameux caveçon pour ramener ceux qui portent trop haut, disait le maréchal de Lavardin. Peut-être aussi un coup d'aiguillon pour les exciter à agir avant que l'enfant eût le temps de grandir et d'attirer à lui les sympathies et les espérances de la nation. Les mécontents pouvaient compter sur l'appui du duc de Savoie, qui, après une guerre malheureuse, avait dû céder la Bresse et le Bugey, et du roi d'Espagne, qui ne pardonnait pas à Henri IV de soutenir, en dépit du traité de Vervins, les rebelles des Provinces-Unies. Le vainqueur de Doullens, le comte de Fuentes, nommé gouverneur du Milanais, surveillait de très près les affaires du royaume. Il y avait à Bruxelles toute une colonie ligueuse où se recrutaient ses agents : les Renazé, les Picoté, qui, protégés par leur obscurité, se glissaient en France, portaient les lettres, sollicitaient les dévouements. Des royalistes, comme La Fin Le Nocle, qui avaient rendu au Roi quelques services et s'en jugeaient insuffisamment récompensés, servaient aussi de traits d'union. Le gouvernement espagnol accueillait les offres, encourageait les défections et, sans se compromettre, se tenait prêt à profiter de l'occasion.

L'homme sur qui les étrangers comptaient pour attacher la sonnette était Biron, le meilleur général d'Henri IV, son compagnon d'armes, son ami, qui, devenu maréchal de France, gouverneur de Bourgogne, duc et pair, voulait encore monter plus haut. Biron était le produit remarquable d'une époque troublée. Né catholique, élevé par sa tante maternelle, Madame de Brisambourg, dans la religion réformée, redevenu catholique, quand son père le prit avec lui pour le former aux armes, il ne lui était resté de tous ses changements que scepticisme et mépris des deux religions. Il se moquait de la messe et se riait du prêche ; mais s'il professait, comme on disait alors, l'athéisme, il croyait à l'astrologie ; il consultait les devins : un grand mathématicien, La Brosse, et un nommé César, tenu pour magicien, qui lui avait prédit la plus brillante fortune, ajoutant, il est vrai, qu'il aurait la tête tranchée avant d'arriver au trône.

Les sciences occultes l'avaient rapproché de La Fin, adonné aux mêmes pratiques. La Fin ne parlait jamais au maréchal qu'au préalable il ne l'eust baisé à l'œil gauche, l'appelant mon maistre ; il lui avait montré une image de cire qui parlait et prédisait la mort du roi.

L'orgueil et l'ambition firent de Biron le chef des catholiques mécontents. Déjà, en 1598, lors de son voyage à Bruxelles, pour faire ratifier le traité de Vervins par l'archiduc Albert, il avait été caressé par les Espagnols et circonvenu par les ligueurs. Quand le duc de Savoie était venu à Paris en 1600 afin de décider le Roi à lui abandonner le marquisat de Saluces, il avait mis dans ses intérêts quelques grands personnages ; surtout il avait exploité habilement la vanité de Biron, à qui il offrit la main d'une de ses sœurs bâtardes. Henri IV s'étant moqué de cette alliance avec un gentilhomme dont la famille n'était pas la centième de France, le Duc avait promis à Biron ulcéré de lui faire épouser sa troisième fille légitime. En reconnaissance de ce mariage qui l'aurait fait cousin du roi d'Espagne et des Archiducs, Biron s'était engagé à donner à Henri IV tant d'affaires en France qu'il n'aurait pas le loisir de reprendre le marquisat de Saluces.

La guerre eut lieu cependant et Biron ne fit rien. Il eut l'humiliation de ne pas commander la principale armée, qui opéra en Savoie, et, quand il eut pris Bourg-en-Bresse, il ne put obtenir le gouvernement de la citadelle. C'est alors qu'il aurait projeté de mener le roi si près des remparts du fort savoyard de Sainte-Catherine que le commandant prévenu pourrait le tuer à coups de canon. Au dernier moment, soit remords, soit prudence (car il devait accompagner le roi), il recula.

Henri IV ne savait rien du complot, mais, informé de quelques conciliabules, il engagea Biron à renvoyer La Fin, qui lui était très suspect. Biron, venu à Lyon pour se justifier, avoua que le refus de Bourg lui avait inspiré de mauvaises pensées et il en demanda pardon. Le Roi promit de tout oublier. Mais Biron n'était pas sincère ; quelques jours après cette entrevue, La Fin et l'agent ligueur Picoté se rencontraient dans la petite ville de Somo avec le duc de Savoie et le gouverneur de Milan. Le projet d'accord, qui fut arrêté là (31 janvier 1601), assurait au Maréchal, s'il renversait Henri IV, la main d'une sœur du roi d'Espagne ou de la troisième fille du duc de Savoie, avec le gouvernement héréditaire de la Bourgogne et, en cas d'échec, une rente annuelle de 1.200.000 livres.

Henri IV était trahi même par sa maîtresse. Après le grand désespoir de la mort de Gabrielle, il n'avait pu rester plusieurs semaines sans amour. Séduit par l'esprit piquant et la grâce mutine d'Henriette d'Entragues, il avait brusqué l'assaut sans succès. La fille savait son prix et elle avait de bons conseillers. Sa mère était la célèbre Marie Touchet, qui avait eu de Charles IX un fils, le comte d'Auvergne, et, depuis, de son mari, Balzac d'Entragues, deux filles. Balzac et le comte d'Auvergne entendaient tirer le meilleur parti du caprice royal et vendre le plus cher possible ce que Sully appelle la pie au nid. Ils feignirent des scrupules et surent si bien traîner le marché en longueur que le Roi, en sa sensualité impatiente, donna beaucoup de beaux carolus et même, pour triompher des dernières résistances d'Henriette, lui remit la promesse, écrite de sa main, de l'épouser si elle accouchait d'un garçon. Elle accoucha d'un enfant mort ; le Roi pouvait se croire dégagé, s'il s'était jamais senti lié. C'est alors qu'il épousa Marie de Médicis.

Henriette ne lui pardonnait pas ses déceptions. Le jour où il l'avait présentée à la Reine : Cette femme, avait-il dit, a été ma maitresse et veut être aujourd'hui votre humble servante. Comme Henriette ne s'inclinait pas assez à son gré, il la courba rudement presque jusqu'à terre. Mais, brutal ce jour-là, il était d'ordinaire sous le charme. Elle le traitait de Capitaine Bon Vouloir, appelait la Reine : votre banquière. Sa grâce mignonne, son esprit moqueur contrastaient, à son avantage, avec la beauté pleine, l'intelligence lente et l'humeur morose de Marie de Médicis. Sans embarras, Henri IV était revenu à elle après son mariage. Henriette, grosse une seconde fois, avait accouché d'un fils un mois après la reine.

Ses parents gardaient soigneusement la fameuse promesse. Si Henri IV disparaissait, ne pourraient-ils pas s'en prévaloir pour faire annuler le mariage de Marie de Médicis et déclarer le Dauphin bâtard ? Ce que Rome avait fait, Rome, sous d'autres influences, pourrait bien le défaire. De là l'idée qui vint aux D'Entragues de s'assurer des dispositions de Philippe III. Les agents espagnols promirent l'appui de leur gouvernement. Le connétable de Montmorency, beau-père du comte d'Auvergne, était dans le secret. Le duc de Montpensier n'était pas contraire à un changement. Les conjurés ont-ils formé le projet de s'emparer d'Henri IV et de le tuer ? Il est difficile de l'affirmer, mais les mœurs du temps n'interdisent pas de le croire.

Sans scrupules, les chefs catholiques s'adressèrent aux protestants. La plupart des réformés étaient satisfaits de l'Édit de Nantes, mais Du Plessis-Mornay et La Trémoille, accusaient Henri IV de les tenir à l'écart et le soupçonnaient de mauvais desseins contre ses anciens coreligionnaires. Turenne, créé duc de Bouillon et prince de Sedan par la grâce du roi et qui aurait dû s'en souvenir, avait besoin de brouiller.

C'est à lui naturellement qu'allèrent les avances. En pleine guerre de Savoie, le comte d'Auvergne lui avait fait parler d'un projet d'action commune entre les Huguenots, Biron et les Espagnols. Bouillon, tout en déclarant qu'il trouvait des difficultés à la prise d'armes, n'en repoussait pas absolument l'idée. Des propositions lui vinrent d'ailleurs. En 1601, il réunissait au centre du royaume neuf huguenots notables[17] et leur exposait qu'il se formait un parti où entraient des souverains, des princes du sang de France, des gouverneurs de provinces, des parlements et plusieurs grandes villes du royaume. Si les huguenots voulaient s'y joindre, leurs alliés catholiques leur promettaient en cas de succès de partager avec eux la France et de leur laisser pour l'exercice exclusif de leur religion les provinces du Sud-Ouest et le Dauphiné[18].

Pour lever les scrupules, Bouillon offrait de prouver qu'à Lyon, lors de la signature du traité avec la Savoie, le roi de France et les ambassadeurs de l'empereur et du roi d'Espagne avaient remis au légat l'engagement écrit d'exterminer les hérétiques.

L'un des neuf personnages présents était le fameux Agrippa d'Aubigné, un des plus braves capitaines du parti, le poète et l'historien des guerres de religion. Il remontra l'imprudence d'une ligue avec des Français, qui avaient été violents solliciteurs de la ruine des huguenots et qui maintenant s'y vouloient opposer par une charité dont ils ne sauroient dire la cause ni eux la deviner. Fallait-il troubler le royaume par précaution des troubles et se mettre en l'eau de peur de la pluye, fuir du roi aux ongles de ces tyranneaux ? Que savez-vous, demanda-t-il, s'ils nous veulent faire entrer en une injuste conspiration pour... se justifier contre vous de ce que vous aurez fait avec eux ?[19] Bouillon n'insista pas.

Le moment était cependant bien choisi pour une prise d'armes. Les peuples se montraient si mécontents de l'impôt du sou pour livre que dans certaines régions le gouvernement ne trouva pas à l'affermer et qu'à Poitiers le conseiller d'État Damours, venu pour organiser la nouvelle taxe, avait d4 fuir devant l'émeute (mai 1601). La Saintonge, l'Aunis, le Poitou tremblaient toujours d'être soumis à la gabelle. Le gouverneur de l'Angoumois, D'Épernon, avait des injures à venger. Les Biron possédaient d'immenses domaines en Périgord, et la vicomté de Turenne dominait le Bas Limousin. Des émissaires faisaient courir le bruit que le roi voulait mettre partout des garnisons, élever des citadelles, acheter les marais salants, et supprimer les exemptions de gabelles. La Rochelle murmurait ; Limoges s'insurgea.

Henri IV eut le secret de tous ces remuements par La Fin, qui, effrayé de sa responsabilité et tenté de s'en libérer à bon prix, vint lui raconter (mars 1602) les intrigues de Biron et lui livra des documents. A Blois, où il s'était rendu pour surveiller l'agitation du Sud-Ouest, Henri IV demanda aux ducs d'Épernon et de Bouillon leur avis sur tous ces troubles. D'Épernon protesta de sa fidélité ; Bouillon répondit librement qu'il y avoit grand sujet de mescontentement de ce qu'un seul commandoit à tous les Estats du Royaume. C'était avec les gens de peu, dit-il encore, que le roi décidait l'établissement des impôts ; les grands qui n'en connaissaient pas les raisons ne pouvaient les faire comprendre aux peuples. Henri ne releva pas ces propos et laissa même Bouillon partir pour ses domaines du Limousin.

Il s'avança jusqu'à Poitiers ; il reçut gracieusement les députés de La Rochelle qui vinrent le saluer. Mais il envoya à Limoges, qui demandait grâce, Jambeville, président du Grand Conseil, pour faire leur procès aux séditieux. Il y eut quelques exécutions à mort.

Henri IV retourna vite au Nord pour surveiller de plus près une armée espagnole qui, partie du Milanais à destination des Flandres, allait traverser la Franche-Comté. Pendant tout le voyage de Poitiers, il n'avait pas cessé de témoigner la plus entière confiance à Biron à qui il se remettait du soin de donner ordre à ce qu'il jugeroit estre à faire pour la sureté de frontière de son gouvernement de Bourgogne (11 mai 1602). Il le priait de lui réserver sur les achats faits à Milan par Hébert, son secrétaire, deux gardes d'espées, lesquelles je veux que vous choisissiez de vostre main, car vous sçavés mieux que moy mesme ce qu'il me faut.

Biron ayant appris que le roi avait de mauvais desseins contre lui, Henri le rassure ; il lui envoie Jeannin qui mandera les auteurs de ces faux bruits pour vous faire cognoistre au doigt et à l'œil leurs impostures que vous devés tenir pour telles, sachant comme je vous aime (Tours, 14 mai). Il ajoutait qu'il lui serait agréable de le voir près de lui et de lui faire paroistre en toutes occasions les effets de sa bonne volonté[20].

Biron, après avoir longtemps hésité, se décida à rejoindre la Cour à Fontainebleau. Le premier mot du Roi, en l'apercevant (13 juin), fut aussi équivoque : Vous avez bien faict de venir, car autrement je vous allois quérir. Il le promena dans les jardins, lui parla des avis qu'il avait reçus, l'engagea à lui confesser la vérité, ce qui ne luy apporteroit qu'un repentir. Le Maréchal déclara avec hauteur qu'il n'avoit point de besoin de pardon puisqu'il n'avoit offensé. L'après-midi, le Roi insista ; Biron le pria de lui nommer ses accusateurs. Le lendemain, le roi, qui se promenait au petit jardin, fit encore appeler le Maréchal et l'entretint, assez longuement. L'on voyait le Mareschal teste nue, frappant sa poitrine en parlant au roy ; l'on tient que ce n'estoit que menaces contre ceux qui l'avoient accusé. Alors Henri résolut de le faire arrêter, lui et le comte d'Auvergne, l'autre chef de cette coalition de mécontents. Le soir, au jeu de la reine (14 juin), après une nouvelle tentative — aussi vaine — pour décider le Maréchal à avouer, il le quitta en lui disant : Adieu, baron de Biron. Dans l'antichambre, Vitry, l'un des capitaines des gardes, arrêta le Maréchal ; l'autre capitaine, Praslin, en faisait autant du comte d'Auvergne à la porte du Château. Les deux prisonniers furent le lendemain menés à la Bastille.

Henri IV fit juger Biron par le Parlement, qui hésitait à le condamner sur la foi d'un seul témoin, La Fin, et de pièces suspectes. Mais un des agents du complot, que le duc de Savoie gardait prisonnier de peur d'indiscrétion, s'enfuit de la citadelle de Quiers et vint confirmer les charges. Le 23 juillet, Biron fut amené devant la cour du Parlement, présidée par le Chancelier, pour entendre les divers chefs de trahison retenus contre lui : intrigues avec le duc de Savoie, affaire de Bourg et du fort de Sainte-Catherine.

Il discuta habilement les témoignages, se reconnut coupable seulement de paroles parties d'un esprit infiniment irrité et se couvrit du pardon que le roi lui avait octroyé à Lyon. Surtout il rappela ses services : ... S'il avoit mal parlé, il avoit bien faict... les juges qui tenoient la balance devoient en trouvant d'un costé ces vaines et légères paroles qui n'avoient rien esclos de mauvais, jetter les yeux de l'autre pour y voir tant de services rendus tant utilement à cet Estat et en temps si nécessaire que l'on eust eu peine de se passer de luy[21].

Le Parlement le condamna à mort et le Roi le laissa exécuter (29 juillet). Sous prétexte de lui épargner une humiliation, on le décapita, non en place de Grève, mais à l'intérieur de la Bastille. En réalité, le gouvernement craignait une manifestation de sympathie et de pitié, peut-être une émeute. Dans l'imagination du peuple, le Maréchal s'était transfiguré en champion de la foi catholique. La foule afflua à l'église Saint-Paul, où le corps était exposé, pour lui jeter l'eau bénite.

Les ducs et pairs n'étaient pas venus siéger au Parlement et, deux fois ajournés, n'avaient pas même envoyé d'excuse. Nombre de gentilshommes pensaient que l'intention du Mareschal n'estoit point mauvaise. Beaucoup de gens s'indignaient aussi que le Roi, impitoyable à Biron, Mt si indulgent à d'autres grands coupables. En effet, il n'avait pas traduit le comte d'Auvergne en justice pour ne pas compromettre ou même irriter Henriette d'Entragues. Le 2 octobre, il le fit mettre en liberté et, comme le disait un poète anonyme, l'épargna pour l'amour du vice.

 

V. — DERNIERS COMPLOTS.

BOUILLON, invité à venir se justifier, se garda bien d'affronter le parlement de Paris, dont il était justiciable comme duc et pair ; il choisit pour juge la Chambre mi-partie de Castres. Ce tribunal, à qui le roi fit défense d'instruire l'affaire, obéit de mauvaise grâce. Le Duc alors résolut de sortir de France ; il traversa tout le Midi, partout assistant avec ses coreligionnaires à la cène et au prêche, affirmant son obéissance et son innocence. Cette attitude était habile ; les protestants étaient si contents de la paix que, s'il eût fait appel à la révolte, il n'aurait pas trouvé de soldats ; mais, humble et soumis, il apparaissait comme une victime de son dévouement à la Cause et l'esprit de parti plaidait pour lui.

De Heidelberg, où il s'était retiré chez son beau-frère, l'Électeur palatin (janvier 1603), il remua ses religionnaires du dedans et du dehors. Les princes protestants d'Allemagne se portèrent garants de son innocence ; l'ambassadeur de France en Angleterre trouva Élisabeth très incrédule quand il accusa le chef huguenot d'avoir comploté avec Biron et le roi d'Espagne. Les ministres réunis en synode à Gap (1er-23 octobre) se déclarèrent pour leur coreligionnaire persécuté, et, convaincus qu'il était la victime de quelque machination ultramontaine, ils inscrivirent dans leur confession de foi un article portant que le pape était, proprement l'Antéchrist et le Fils de la Perdition, prédit dans la parole de Dieu sous l'emblème de la Paillarde vêtue d'écarlate, assise sur les sept montagnes de la Grande Cité[22]. Un des membres du synode, Antoine Renaud, alla porter cette décision aux académies de Heidelberg, Leyde, Londres et Sedan. Henri IV, irrité d'une déclaration qui faisait scandale parmi les catholiques, défendit à Renaud de rentrer dans le royaume. Bouillon le recueillit à Sedan et écrivit aux églises de Guyenne que le roi violait les édits contre lui et contre Renaud.

L'électeur de Brandebourg, l'électeur palatin, d'autres princes et les villes protestantes envoyèrent au roi une ambassade solennelle, qu'il reçut très mal : vous faites peu d'état de mon amitié, dit-il aux députés, je n'ai que faire de la vôtre (26 avril 1603). Les représentants de Zurich, Berne, Bâle, Schaffouse furent bien accueillis, mais sans plus de succès. Henri IV voulait que Bouillon se déclarât coupable et implorât son pardon ou qu'il risquât, s'il persistait à se dire innocent, toutes les chances d'un jugement.

Cependant l'intérêt que le monde protestant portait au Duc ne laissait pas d'embarrasser Henri IV ; le succès de la politique française en Allemagne y était attaché. Le Roi, convaincu par son ami Maurice le Savant, landgrave de Hesse (le plus discret des solliciteurs), accepta que le Duc vînt le trouver et n'eût d'autre juge que lui, avec toute sûreté de s'en retourner. Mais les nouvelles du Midi rompirent cet accord.

L'exécution de Biron n'avait pas découragé tous les traîtres. Un des secrétaires de Villeroy, Nicolas Loste, qui livrait aux Espagnols les secrets de son maître, fut dénoncé et, poursuivi par le grand prévôt, se noya dans la Marne.

Le comte d'Auvergne et Balzac d'Entragues, toujours en possession de la promesse de mariage, avaient repris leurs menées. Ils furent traduits devant le Parlement et convaincus de relations avec l'ambassadeur d'Espagne et de mauvais desseins contre l'État. Henriette, ajournée, refusa de comparaître. Elle bravait les juges et le Roi : Il ne voudroit pas, disait-elle, qu'il fût dit qu'il avoit fait tuer sa seconde femme. Même pendant l'enquête et le procès, il mendiait des rendez-vous. Au prix de quelques complaisances, elle sauva la vie à son père et son frère. La peine de mort prononcée contre le comte d'Auvergne fut commuée en prison perpétuelle ; Balzac d'Entragues fut mis en liberté et Henriette déclarée innocente (fév. 1605). Cette fois, la fameuse promesse de mariage fut rendue au roi et détruite.

L'agitation persistait dans le Quercy et le Périgord, où la clientèle des Biron était encore émue de l'exécution et prête à la venger. Dans le Limousin, les agents de Bouillon se remuaient. Le Duc, tout en négociant, faisait armer secrètement ses châteaux de Turenne et de Saint-Céré. Henri IV, averti de ses préparatifs, s'avança jusqu'à Limoges et fit occuper la vicomté de Turenne. Bouillon surpris envoya l'ordre aux châtelains d'ouvrir les portes. Une chambre des grands jours jugea les conjurés ; quelques-uns des plus compromis s'étaient sauvés en Espagne. Il y eut cinq exécutions à mort (décembre 1605)[23].

Cependant le Parlement de Paris instruisait contre Bouillon, qui maintenant offrait de demander pardon de ses fautes. Il était trop tard. Le Roi voulait avoir un gouverneur et une garnison dans Sedan. Il avait isolé le sujet rebelle ; aux protestants réunis en Assemblée générale à Châtellerault (1605), il avait accordé pendant six ans encore la garde de leurs villes de sûreté. Il envoyait en Allemagne M. de Monglas pour calmer les appréhensions des princes protestants. Comme l'ambassadeur d'Espagne feignait de s'alarmer de la présence d'une armée française sur la frontière du Luxembourg, il affirmait son droit de châtier un sujet rebelle.

Il marcha contre Sedan avec 10.000 hommes de pied français et 6.000 suisses, suivi par Sully, grand-maitre de l'artillerie, qui amenait 50 canons. Bouillon, qui parlait de se défendre à outrance, prit peur et se hâta de traiter (2 avril 1606). Il consentit à recevoir dans la ville et château de Sedan et les autres places de sa souveraineté le Roi et ses successeurs et ceux que le roi désignerait par lettres patentes signées du grand sceau.

Pour bien marquer la prise de possession, Henri IV fit son entrée royale dans Sedan avec Marie de Médicis et mit dans la citadelle une garnison de 50 soldats, dont il donna le commandement à Nettancourt, un huguenot.

Après cette courte campagne il rentra à Paris escorté de 800 gentilshommes en brillant équipage, salué par les canons de l'Arsenal et les cris de : Vive le roi ! et suivi du vaincu qui chevauchait en vêtement tanné, la mine sombre. Là se borna la punition. Deux ans après, Henri restitua Sedan au duc. Il aurait pu réunir à la Couronne cette principauté souveraine, mais il aurait indisposé les protestants français et il se serait aliéné les protestants étrangers. Pour gagner les Allemands comme pour rassurer les huguenots, il était habile, après avoir imposé l'obéissance, de prouver le désintéressement, l'absence de passion religieuse et la magnanimité.

Ce fut la fin des complots ; les quatre dernières années du règne furent paisibles. Henri IV voulait au maniement de ses affaires d'Estat estre craint absolument et un peu plus que ses prédécesseurs, et il y avait réussi.

 

 

 



[1] SOURCES : Berger de Xivrey et Guadet, Lettres missives, IV-IX. Halphen, Lettres inédites du roi Henri IV au chancelier de Bellièvre, du 16 mars au 28 oct. 1604, 1888 ; du même, Lettres inédites de roi Henri IV à M. de Bellièvre, 1602, 1881. Poirson, Mémoires et documents nouveaux relatifs à l'histoire de France pour la fin du XVIe siècle, 1868. Noël Valois, Inventaire des Arrêts du Conseil d'État sous le règne de Henri IV, 2 vol., 1886-1898. Fontanon, Les Edicts et Ordonnances..., particulièrement le t. III. Isambert, XV. Mémoires de Fontenay-Mareuil, Mich. et Pouj., 2. série, V. Barozzi et Berchet, Relazioni..., Francia, I, 1857. Chenu, Recueil des antiquitez et privilèges de la ville de Bourges et de plusieurs autres villes capitales de royaume, 1621. Les Voyages en Cour de Claude Groulart, premier président au parlement de Rouen, ou Mémoires de Claude Groulart, Mich. et Pouj., 1re série, XI. L'Estoile, Mémoires-journaux, 1879, Mémoires du chancelier Cheverny et Mémoires de Philippe Hurault, évêque de Chartres (fils du chancelier), Panthéon littéraire. Palma Cayet, Chronologie septenaire. Le Mercure François ou la suitte de l'histoire de la paix commençant l'an 1605 pour suitte de Septenaire du D. Cayet, I, 1611. De Thou, Hist. universelle, 1784, XIV. D'Aubigné, Hist. universelle, IX. Le Grain, Décade contenant la vie et gestes de Henry le Grand, 1614. Du Haillon, De l'Estat et succes des affaires de France, 1609. Robillard de Beaurepaire, Cahiers des États de Normandie sous le règne de Henri IV, II, 1602-1609, 1882. [Guill. Girard], Vie de duc d'Épernon, 1780, II. Discours de Henri IV aux députés de la province de Bourgogne, publié par H. Beaune, Bulletin du bibliophile de Techener, déc. 1862. Histoire de la vie, conspiration... et mort de maréchal de Biron, Archives curieuses, XIV. Histoire véritable de procès criminel de M. de Biron, composé par J. de La Guesle, Procureur général du Roi, Lettres et Ambassades de Fresne-Canaye, I, 1635.

OUVRAGES A CONSULTER : Introduction de Noël Valois à l'Inventaire des arrêts du Conseil d'État, I, 1886. Aucoc, Le Conseil d'État avant et depuis 1789, 1876. De Luçay, Les secrétaires d'État depuis leur institution jusqu'à la mort de Louis XV, I. Laferrière, Études sur les États provinciaux, Mémoires de l'Académie des Sciences morales et politiques, XI, 1882. Floquet, Histoire du Parlement de Normandie, 1841, IV. La Cuisine, Le Parlement de Bourgogne depuis son origine, 1864, II. Dubédat, Histoire du Parlement de Toulouse, 1885, I. Boscheron des Portes, Histoire du Parlement de Bordeaux, 1877, I. Henri Carré, Le Parlement de Bretagne après la Ligue, 1598-1610, 1888. Giessen, Le Parlement de Paris, son rôle politique, 1901, I. D. Vaissète, Histoire de Languedoc, éd. nouvelle, XII. P. Robiquet, Histoire municipale de Paris, III : Règne de Henri IV, 1904. Charléty, Histoire de Lyon, 1908. Henri Carré, Recherches sur l'administration municipale de Rennes au temps de Henri IV, 1888. Ouvré, Essai sur l'histoire de Poitiers depuis la fin de la Ligue jusqu'à la prise de La Rochelle, 1585-1628, Mémoires de la Société des Antiquaires de l'Ouest, XXII, 1856 ; du même, Aubéry du Maurier, 1853. B. Zeller, Henri IV et Marie de Médicis, 1877. Maurice Dumoulin, Jacques de La Fin, Bulletin hist. et phil. du Comité des travaux hist., 1895. Dr Martin Philippson, Heinrich IV und Philipp III, I, 1870, et l'Étude critique (en appendice) sur la conspiration de Biron.

[2] C'est du souvenir confus de la demande des notables mêlé à celui des remontrances du Parlement que Sully a tiré son conte du Conseil de raison. Comparer avec Noël Valois, Inventaire des arrêts du Conseil d'état, intr., I, p. 97, Albert Chamberland, Le conflit de 1597 entre Henri IV et le parlement de Paris, 1904, p. 13 et ss.

[3] Le chancelier de Cheverny était mort en 1599.

[4] Mémoires inédits d'André Lefèvre d'Ormesson, cités par Chéruel, Histoire de l'administration en France, II, p. 350-Z7.

[5] Fontenay-Mareuil, p. 18-19. Cf. Relation de l'ambassadeur vénitien Priali, Barozzi et Berchet, Francia, I, p. 207.

[6] Guadet, Lettres missives, IX, 398.

[7] Relation d'Angelo Badoer, 1605, Barozzi et Berchet, Francia, I, p. 102.

[8] Floquet, Histoire de Parlement de Normandie, IV, 165.

[9] Dubédat, Histoire du Parlement de Toulouse, I, 668.

[10] Boscheron des Portes, Histoire du Parlement de Bordeaux, I, 351-362.

[11] Le Béarn et la Basse-Navarre, qui étaient pays d'États, ne faisaient pas encore partie du domaine de la Couronne.

[12] Beaurepaire, II, 160.

[13] Bulletin du Bibliophile, déc. 1863, p. 138p1991.

[14] Histoire de Languedoc, XII, col. 1604.

[15] Voir Charléty, Histoire de Lyon, p. 96.

[16] Fontenay-Mareuil, p. 25-26. Cf. la conversation du roi avec Lesdiguières, le 17 oct. 1609, et ses conversations avec la Reine, Mémoires de Richelieu, Mich. et Pouj., 2e série, VII, p. 13-17.

[17] D'Aubigné, IX, 354. Ouvré, Aubérg du Maurier, p. 67, dit que la réunion eut lieu en février 1601, dans un château du Limousin. Mais il se trompe sur la date ou le lieu. Quand Bouillon quitta Henri IV à Poitiers (mai 1602), il allégua, pour justifier son départ, qu'il n'avait pas vu ses propriétés de Guyenne depuis huit ans. Et, par Guyenne, il semble bien qu'il faille entendre le Limousin, car le document ajoute : Et s'en alla (Bouillon) en Limousin. Palma Cayet, Chronologie septenaire, p. 361.

[18] D'Aubigné, IX, 359-360.

[19] D'Aubigné, IX, 359-360.

[20] Lettres missives, V, p. 594.

[21] Relation insérée dans Palma Cayet, Chronologie septenaire, I. V, p. 861-387 (éd. du Panthéon littéraire).

[22] Aymon, Tous les synodes nationaux des Églises réformées, 1710, I, p. 258.

[23] En décembre 1605, le seigneur de Mayrargues, Provençal, fut décapité à Paris pour avoir voulu livrer Marseille à Philippe III.