HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE IV. — HENRI IV.

CHAPITRE IX. — L'ÉDIT DE NANTES[1].

 

 

I. — SITUATION LÉGALE DES PROTESTANTS.

LA conclusion de la paix avec l'Espagne n'était que la moindre des difficultés du gouvernement ; il restait à régler les rapports de l'État catholique avec ses sujets protestants. De nouveau se posait, après trente ans de massacres, de combats, d'édits de pacification et de retours d'intolérance, le problème de la coexistence des deux religions.

L'avènement d'Henri IV, s'il avait assuré aux coreligionnaires du Roi sa bienveillance et sa protection, n'avait rien changé aux lois existantes. La Déclaration de Saint-Cloud (4 août 1589), confirmative du traité de la trêve, n'autorisait l'exercice du culte réformé qu'es villes et lieux de notre royaume où il se faisait alors. C'était la reconnaissance des conquêtes du parti, avec la défense de les pousser plus avant. Même, le roi protestant s'engageait à n'accorder qu'aux seuls catholiques les charges, offices et gouvernements hors de ces lieux réservés. Il fallut deux ans à Du Plessis-Mornay, avocat des Églises, pour faire abolir ces restrictions. L'Édit de Mantes (4 juillet 1591) révoqua les Édits de 1585 et de 1588, promulgués sous la pression de la Ligue, et rétablit les derniers Édits de pacification (Édit de Poitiers, 1577 ; conventions de Nérac et de Fleix), le tout par provision jusqu'à la pacification générale et au règlement des affaires religieuses. Quand Henri IV se fut résolu à se convertir, il confirma les dispositions provisoires de l'Édit de Mantes et fit prendre aux princes et aux grands seigneurs catholiques, au moment où se tenaient les conférences de Suresnes, l'engagement écrit de repousser toute proposition contraire aux Édits de pacification. Il alla plus loin ; il autorisa tacitement l'exercice du culte réformé dans toutes les villes royales, pourvu que ce fût sans scandale et sans bruit. Mais son abjuration était trop douloureuse et trop préjudiciable à son ancien parti pour ne pas exciter les méfiances. La faveur qu'il montrait à ses sujets catholiques paraissait à des gens ulcérés autant d'indices de faiblesse, sinon de trahison. Ils remarquaient avec colère qu'il octroyait aux villes ligueuses, pour faciliter leur soumission, l'interdiction du culte réformé dans leur enceinte et dans leurs faubourgs. Ils s'indignaient qu'il ne mît pas plus de zèle à imposer de force aux parlements un nouvel enregistrement de l'Édit de Poitiers ; ils tenaient un compte exact des manifestations de la haine populaire et s'autorisaient des violences dont ils étaient victimes pour se plaindre de la tyrannie ou de l'indifférence de tous les François.

Ils ne songeaient qu'à se remettre en leur distinction, c'est-à-dire à se constituer à part dans l'État. Dans une assemblée générale qu'ils tinrent à Mantes (oct. 1593-janv. 1594), leurs députés renouvelèrent le serment de vivre et de mourir unis dans leur confession de foi, sous l'obéissance et protection du Roi. Quatre mois après (mi-mai), ils se réunirent à Sainte-Foy, sans permission expresse du Roi, ayans trouvé par les plaintes de tous contez occasions suffisantes pour oser ceste nouveauté. Là nouveauté sentait la révolte, car il s'agissait de donner au parti une organisation politique. Ils divisèrent la France en neuf grandes provinces, qu'administreraient des conseils particuliers. Tous les ans, une Assemblée générale, composée des députés des provinces, devait délibérer sur les intérêts généraux du parti. C'était l'extension à tout le royaume de l'organisation républicaine que les Assemblées de Millau, de Mmes et de La Rochelle (1573-1574) avaient donnée au Midi et à l'Ouest.

Mais, tout en se groupant à part, les protestants n'entendaient pas renoncer au bénéfice de leur qualité de Français naturels. L'Assemblée de Saumur, réunie en exécution du règlement de Sainte-Foy (février 1595), demanda au Roi d'admettre les réformés, indistinctement avec les catholiques, à toutes les charges et dignités du royaume, d'établir des Chambres mi-parties dans tous les parlements, excepté celui de Grenoble, qui ne leur était pas suspect, et de leur laisser en garde, pour leur sûreté, toi' tes les villes qu'ils avaient maintenant entre les mains. A ces prétentions qui, jointes à celle de vivre en distinction, étaient exorbitantes, Henri IV fit une réponse dilatoire. Ils revinrent à la charge sans plus de succès. Alors ils résolurent de faire sécession. Les chefs du parti, La Trémoille et Bouillon, abandonnèrent le Roi sous les murs de La Fère, qu'il assiégeait. Ces gens, dit Du Plessis-Mornay de ses coreligionnaires, rebutés de la Court, sont résoleus de chercher leurs remèdes en eulx-mesmes... et... se trouveront avoir passé le Rubicon fort gaiement. En attendant, ils saisissaient l'argent des caisses publiques pour payer les garnisons des places de sûreté.

Leurs députés étaient à ce moment réunis à Loudun (depuis le 2 avril 1596). Aux représentants des provinces s'étaient joints les grands seigneurs du parti. Cette Assemblée extraordinaire fut de soixante-dix testes et quelquefois de quatre-vingts. Pendant deux ans, elle siégea, changeant de lieu sans changer d'objet, à Loudun, à Vendôme, à Saumur et enfin à Châtellerault (16 juin 1597).

Henri IV, qui ne voulait pas rompre, députa à Loudun deux com missaires, De Vic et Calignon. Les agents du Roi et les représentants des Églises convinrent de la nécessité de promulguer un nouvel et dernier édit de pacification, mais il se divisèrent quand il fallut en dresser les articles. L'agitation recommença de plus belle. L'entrée des Espagnols à Amiens n'apaisa point l'intransigeance de l'Assemblée de Châtellerault. Invitée à compatir aux dangers du royaume, elle maintint toutes ses exigences et déclara les propositions apportées par deux nouveaux commissaires, Schomberg et De Thou, totalement éloignées des choses nécessaires aux Églises. Bouillon et La Trémoille, qui avaient levé des troupes, se dispensèrent de joindre l'armée royale sous les murs d'Amiens. Saint-Germain fut envoyé à Élisabeth pour solliciter l'entremise de son crédit[2] ; La Forêt alla en Hollande presser les États Généraux d'empêcher tout rapprochement entre la France et l'Espagne. Le parti publia les Plaintes des Églises réformées sur les violences et les injustices qui leur sont faites en plusieurs endroits du royaume ; il projeta de s'emparer de Tours et de dater de cette ville son ultimatum.

Pour sauver le pays du chaos où l'aurait plongé une nouvelle guerre civile, il fallait de nouvelles concessions. Le Roi, qui venait de reprendre Amiens, pouvait se relâcher, sans que ses complaisances pussent passer pour faiblesse. Il obtint de l'Assemblée qu'elle lui déléguerait quatre députés investis d'un plein et entier pouvoir de traiter, finir et conclure la négociation.

 

II. — L'ÉDIT DE NANTES (13 AVRIL 1598).

L'ÉDIT de pacification fut signé à Nantes, le 13 avril 1598, et déclaré perpétuel et irrévocable[3]. C'était la Charte des droits et des privilèges des protestants français. La liberté de conscience leur était concédée dans toutes les villes et lieux du royaume et pays de l'obéissance du roi sans âtre enquis, vexez, molestez, ni astraints à faire chose contraire à leur religion. Le libre et plein exercice du culte était autorisé partout où il se faisait publiquement en l'année 1596 et en l'année 1597, jusques à la fin du mois d'août ; là où il avait été établi ou deu l'estre par l'Édit de Poitiers, les conventions de Nérac et le traité de Fleix, et, en outre, dans deux villes ou lieux de chaque bailliage et sénéchaussée ; — au principal domicile des seigneurs ayant haute justice ou plein fief de haubert, tant qu'ils y seront résidens, et en leur absence leurs femmes ou bien leur famille ou partie d'icelle, et, dans les autres maisons de ces seigneurs, seulement quand ils y seraient présents. Aux nobles qui n'étaient point hauts justiciers, l'Édit permettait d'admettre dans leurs maisons de campagne, pour les prêches, baptêmes et autres cérémonies, jusqu'à trente personnes, sans compter leurs parents.

L'Édit de Poitiers avait interdit le culte à Paris et dans un rayon de dix lieues autour de cette ville ; l'Édit de Nantes restreignait l'interdiction à cinq lieues. La présence du Roi dans un lieu de libre exercice ne suspendait la pratique du culte que durant trois jours. A la Cour même, les grands officiers de la couronne, les grands seigneurs, les gouverneurs et lieutenants généraux et les capitaines des gardes pourraient célébrer les cérémonies du culte dans leurs logis, à portes closes, sans psalmodier à haute voix, en évitant tout bruit et tout scandale.

Les réformés avaient, comme les catholiques, le droit de vendre, d'acheter, de tester, d'hériter, d'épouser en justes noces. Il était défendu aux prédicateurs de les injurier en chaire, aux parents de les déshériter pour cause de religion. Ils devaient être admis dans les universités, écoles, collèges et dans les hôpitaux. Pour leur assurer des juges non suspects, le Roi créait au parlement de Paris une chambre de l'Édit, composée de seize conseillers, six réformés et dix catholiques, et chargée uniquement de juger les affaires des réformés. Elle devait aussi connaître provisoirement des causes et procez de ceux de ladite religion prétendue réformée dans les ressorts des parlements de Rouen et de Rennes. La Chambre de l'Édit de Castres, qui embrassait la circonscription du parlement de Toulouse, était maintenue. Deux nouvelles chambres furent créées, l'une à Bordeaux (ou à Nérac), pour le ressort du parlement de Bordeaux, l'autre à Grenoble, pour le Dauphiné et la Provence ; elles devaient être mi-parties de protestants et de catholiques.

Toutes les charges et dignités étaient accessibles aux protestants ; ils ne devaient pas être plus imposés que les catholiques ; leurs ministres comme les membres du clergé étaient exempts des gardes, des rondes et logis des gens de guerre et autres assiettes et cueillettes de tailles.

Ici finissaient les droits et commençaient les privilèges. Les réformés restaient organisés en parti ; ils conservaient, ce qui était juste, leurs synodes provinciaux et nationaux, qui veillaient au maintien de la doctrine et de la discipline, mais ils allaient s'autoriser de la complaisance du Roi pour tenir des assemblées politiques. Ils obtenaient pour huit ans une centaine de places de sûreté, dont quelques-unes, comme Montpellier, Montauban et la Rochelle, étaient très fortes.

L'État catholique faisait les frais des garanties qui étaient prises contre lui : il payait les garnisons qui gardaient les places de sûreté ; il payait les gouverneurs, qui devaient toujours être choisis parmi les protestants. Si l'on considère que les 3,500 gentilshommes de la religion pouvaient lever 25.000 soldats, à une époque où l'armée royale sur pied de paix ne dépassait pas 10.000 hommes, on aura l'impression d'un parti extrêmement puissant, protégé, autant que la prudence humaine pouvait l'imaginer, contre un retour offensif d'intolérance.

 

III. — LES RÉSISTANCES.

C'ÉTAIT, disait Clément VIII à D'Ossat, l'Édit le plus maudit qui se pouvait imaginer. Par égard pour le Légat, Alexandre de Médicis, qui avait tant contribué à la paix de Vervins, Henri IV avait décidé d'envoyer l'Édit au Parlement, seulement après sa sortie de France (septembre). Mais le Clergé n'attendit pas l'enregistrement pour protester. Son agent général, Berthier, depuis évêque de Rieux, alla demander au Roi que Sa Majesté ne permist point que deçà Loire les ministres de ladicte religion prétendue réformée eussent autre liberté, sinon de n'estre point recherchés. Le Midi seul aurait joui de la liberté de culte. Le Roi lui tint de grosses paroles, mais les évêques et le nonce revinrent à la charge et le Roi fit quelques concessions. Il promit que l'exercice de la religion catholique serait rétabli dans les places de sûreté et que, dans les lieux tenus par les Réformés, les ecclésiastiques ne contribueraient pas au paiement des ministres. La liberté des synodes fut limitée ; il ne pourrait s'en tenir qu'avec la permission du Roi et les étrangers n'y seraient admis qu'avec sa permission. Il est vrai que, quelques mois après (23 août 1599), Henri IV revint sur cette restriction. Il maintint aussi aux réformés, malgré les remontrances de l'Université, l'autorisation de suivre les cours, de prendre des grades et de professer, sauf en théologie.

Il était à prévoir que le parlement de Paris n'enregistrerait pas sans peine. Le président de Villiers-Seguier, bon juge docte et incorruptible, mais grand catholique, déclarait qu'on disputerait (disputabuntur). La plupart des anciens ligueurs qui siégeaient au Parlement n'avaient pas dépouillé la haine de l'hérétique ; et même des magistrats d'esprit modéré se refusaient à admettre le libre et plein exercice des deux cultes et, pour ainsi dire, la reconnaissance de deux religions. Mais le Roi voulait en finir. Il nomma ambassadeur à Venise Villiers-Seguier, qui était résolu à résister (septembre 1598), et invita le président De Thou, négociateur de l'Édit, à reprendre son siège au Parlement. Le 2 janvier 1599, l'Édit fut porté au Parlement, tel qu'il était après les changements obtenus par le Clergé ; il n'y reçut pas meilleur accueil. Les prédicateurs faisaient rage ; le capucin Brûlart, frère du négociateur de Vervins, Brûlart de Sillery, prêchait que tous les conseillers qui voteraient l'Édit seraient damnés. Quelques factieux allèrent proposer à Mayenne de recommencer la Ligue. Le Parlement arrêta, le 5 janvier, de dresser des remontrances. Le Roi le fit venir au Louvre (7 janvier).

Devant que vous parler de ce pourquoi je vous ai mandés, je veux vous dire  une histoire que je viens de ramantevoir au mareschal de La Chastre. Incontinent après la S.-Berthelemi, quatre qui jouions aux dés sur une table vismes parroistre des gouttes de sang et, voiant qu'estans essuiées par deux fois, elles revenoient pour la troisième, je dis que je ne jouerois plus et que c'estoit un augure contre ceux qui l'avoient respandu. M. de Guise estoit de la trouppe.

Après cet émouvant rappel du plus grand des crimes, le Roi changea de ton.

Vous me volez en mon cabinet, où je viens parler à vous, non point en habit roial, comme mes prédécesseurs, ni avec l'espée et la cappe, ni comme un prince qui vient parler aux ambassadeurs estrangers, mais vestu comme un père de famille, en pourpoint, pour parler franchement à ses enfans.

Il s'anima.

Ce que j'ay à vous dire est que je vous prie de verifier l'Édit que j'ai accordé à ceux de la Religion. Ce que j'en ay fait est pour le bien de la paix. Je I'ay faite au dehors, je la veux au dedans. Vous me devez obéir, quand il n'y auroit autre considération que de ma qualité et de l'obligation que m'ont tous mes subjects et particulièrement vous tous de mon Parlement.... Si l'obéissance estoit deue à mes prédécesseurs, il m'est deu autant ou plus de dévotion, d'autant que j'ay establi l'Estat.... Je sçai bien qu'on a fait des brigues au Parlement, que l'on a suscité des prédicateurs séditieux, mais je donnerai bien ordre contre ces gens-là et ne m'en attendrai pas à vous (et ne m'en reposerai pas sur vous de ce soin). C'est le chemin qu'on prist pour faire les Barricades et venir par degrés à l'assassinat du feu Roy. Je me garderai bien de tout cela : je coupperai la racine à toutes factions, à toutes prédications séditieuses, et je ferai accourcir (raccourcir) tous ceux qui les susciteront. J'ay sauté sur des murailles de ville : je sauterai bien sur des barricades qui ne sont pas si haultes.

Ne m'alléguez point la Religion Catholique. Je l'aime plus que vous, je suis plus Catholique que vous : je suis fils aisné de l'Église. Vous vous abusez si vous pensez estre bien avec le Pape. J'y suis mieux que vous.... Ceux qui ne voudroient que mon Édit passe veulent la guerre ; je la déclarerai à ceux de la Religion, mais je ne la ferai pas : vous irez la faire, vous, avec vos robbes, et ressemblerez la procession des Capussins qui portoient le mosuet sur leurs habits. 11 vous fera bon voir ! Quand vous ne voudrez passer l'Édit, vous me ferez aller au Parlement. Vous serez ingrats quand vous m'aurez créé test ennui.... Je suis Roy maintenant, et parle en Roy, et veux estre obéi. A la vérité la Justice est mon bras droit ; mais, si la gangrène s'y prend, le gauche le doit coupper. Quand mes régimens ne me servent pas, je les casse. Que gangnerez-vous ? Quand vous ne voudrez vérifier l'Édit, aussi bien le ferai-je passer. Les prédicateurs ont beau crier....

Mais il se radoucit.

La dernière parole que vous aurez de moi sera que vous suiviez l'exemple de M. de Maienne. On l'a incité de faire des menées contre ma volonté ; il a respondu m'estre trop obligé, et tous mes subjects aussi, parce que j'ai restabli la France, maugré ceux qui l'ont voulu ruiner.... Et si le chef de la Ligue a parlé ainsi, combien plus vous, que j'ai restablis, tant ceux qui m'ont esté fidèles que ceux que j'ai remis en foy, que doivent-ils faire au prix (en comparaison) !

Donnez à mes prières ce que ne voudriez donner aux menaces. Vous n'en aurez point de moi. Faites seulement ce que je vous commande, ou plus tost dont je vous prie. Vous ne ferez pas seulement pour moi, mais aussi pour vous et pour le bien de la paix[4].

Ainsi le Roi priait, commandait et raillait, mais le Parlement ne céda point. Avant tout, il repoussait la composition de la Chambre de l'Édit et il ne consentait à enregistrer l'article 27 qui déclarait les réformés aptes à toutes les charges que si le Roi s'engageait secrètement à ne jamais nommer de baillis, de procureurs et d'avocats du roi protestants. Le Roi fut obligé de le mander encore une fois au Louvre.

C'est bien mon Édit, affirma-t-il. Un ancien ligueur, Lazare Coqueley, que la clémence d'Henri IV avait converti aux idées de tolérance, exhorta ses collègues, au nom de la charité chrétienne et dans l'intérêt de la paix publique, à traiter les protestants en concitoyens. Le Roi fit quelques cercession4 Il permit que la Chambre de l'Édit de Paris, au lieu de compter six magistrats réformés sur seize, fut remplie toute de catholiques avec un seul réformé. Par compensation, cinq autres conseillers de la religion furent répartis entre les chambres des Enquêtes. L'Édit, ainsi remanié, fut enregistré le 25 février, sans qu'il eût été nécessaire de déployer l'appareil de la puissance royale dans un lit de justice.

Restaient les parlements de province. Le parlement de Grenoble enregistra le 27 septembre 1599. Aux délégués du parlement de Bordeaux, qui protestaient que leur compagnie ne pouvait, sans se dégrader, admettre les concessions faites aux protestants, le Roi répondit : J'ay faict un Edit, je veux qu'il soit gardé et, quoy que ce soit, je veux estre obey ; bien vous en prendra si le faites. Le parlement céda de mauvaise grâce (7 fév. 1600). Celui de Toulouse demandait avec insistance que les protestants ne fussent pas admis aux offices et aux dignités. J'aperçois bien, riposta le Roi aux députés, que vous avez encore de l'espagnol dans le ventre ; et qui donc voudroit croire que ceux qui ont exposé leur vie, bien, et estat et honneur pour la deffense et conservation de ce royaume (les réformés) seront indignes des charges honorables et publiques comme ligueurs perfides et dignes qu'on leur courust sus, mais (tandis que) ceux qui ont employé le vert et le sec pour perdre cet Estat (les ligueurs) seront vus comme bons François dignes et capables des charges. Le parlement de Toulouse obéit (19 janvier 1600). Le parlement de Dijon ajourna, sous prétexte que les États de la province comptaient faire des remontrances, mais, ces remontrances rejetées, il s'exécuta (12 janvier 1600). Il fallut une lettre de jussion pour décider le parlement d'Aix (11 août 1600) ; il en fallut deux pour contraindre le parlement de Rennes (23 août 1600). Seul, le parlement de Rouen différa jusqu'en 1609 d'enregistrer l'Édit dans sa forme et teneur, mais, dès le 23 septembre 1599, il l'avait admis et appliqué avec quelques restrictions. La fermeté d'Henri IV avait eu raison des résistances.

L'Édit de Nantes inaugurait l'ère de la tolérance, et c'est à ce titre qu'il mérite de faire date dans l'histoire du monde. L'État intervenait entre deux Églises qui se détestaient, pour les obliger à se souffrir et même à se respecter. Aucun autre pays d'Europe, à cette époque, ne présente le spectacle d'une pareille tolérance. Partout les religions d'État oppriment les cultes dissidents. A la différence des autres nations chrétiennes, la France adoptait le régime de la liberté religieuse ; elle ne faisait plus d'une croyance la condition même de la nationalité.

Mais ce progrès était l'œuvre des circonstances bien plus que des volontés. L'avènement d'un roi protestant et l'épuisement des partis avaient imposé ce compromis. La liberté de conscience et de culte n'apparaissait pas comme une conception nouvelle des droits des individus et des devoirs de l'État. Même dans le préambule de l'Édit de Nantes, Henri IV regrettait que Dieu n'eût pas voulu pour encore être prié et adoré par tous les Français en une mesme forme et religion. L'idéal des politiques comme des croyants, c'est, à cette époque, pour un même pays, une même foi. Combien donc durera cette expérience, qui blessait tant de convictions et de préjugés ? Ces temps répugnaient à la tolérance ; les masses s'y montraient furieusement hostiles ; elle n'avait de garantie que la volonté du souverain ; tout lui était contraire, les institutions et les hommes.

L'Église, qui aspirait à la domination et au salut des âmes, la monarchie, qui tendait à l'absolutisme et à la centralisation, consentiraient-elles longtemps à supporter, celle-là la concurrence de l'hérésie, celle-ci l'existence d'un État dans l'État ?

 

FIN DU TOME VI-1

 

 

 



[1] SOURCES : Haag, La France protestante, Pièces justificatives, éd., X. Lettres missives, V. Collection des Procès-verbaux des Assemblées générales du clergé, I, 1767. Mémoires de la Ligue, VI. Mémoires et correspondance de Du Plessis-Mornay, 1824-1825, VI-IX. L'Estoile, VII. Mémoires de De Thou, M. et P., série, XI. Mémoires de Madame Du Plessis-Mornay, publ. p. Mme de Witt, S. H. F., I. De Thou, XIII. D'Aubigné, Histoire univ., IX. Palma Cayet, Chronologie septenaire (1598-1604), P. Matthieu, Histoire de Henry IIII. Legrain, Décade contenant la vie et les gestes de Henry le Grand, 1633.

OUVRAGES À CONSULTER : Élie Benoist, Histoire de l'Édit de Nantes... jusques à l'Édit de révocation en octobre 1685, I, Delft, 1693. Anquez, Histoire des assemblées politiques des Réformés de France, 1573-1611, Paris, 1859. Poirson, Histoire de Henri IV, 1865, II. Le troisième centenaire de l'Édit de Nantes, études et documents publiés par N. Weiss, Bernus, Gaufrès, De Cazenove, etc., dans Bulletin de la Société de l'hist. du protestantisme français, XLVII, 15 mars, 15 avril, 15 juillet 1898. A. Lods, L'Édit de Nantes devant le Parlement de Paris, 1899. Hist. du Languedoc, XI. Vicomte de Meaux, Les luttes religieuses en France au XVIe siècle, 1879. Comte Douglas, Vie et poésies de Soffrey de Calignon, Grenoble, 1874.

[2] Lettre d'Élisabeth à Henri IV (sept. 1597), publiée par Laffleur de Kermaingant, Mission de Jean de Thumery, sieur de Boissise, p. 136.

[3] L'Édit de Nantes se compose d'Articles généraux, au nombre de 95 (13 avril), et de 56 Articles particuliers, signés le 2 mai 1598 ; — et en outre d'un Brevet du 18 avril et d'un autre Brevet du 30 avril, réglant plus particulièrement le traitement des ministres et la question des places de sûreté, mais garantis seulement par la parole du Roi, au lieu d'Aire vérifiés, et enregistrés par les parlements, comme les Articles généraux et les Articles particuliers.

[4] Mémoires-Journaux de l'Estoile, éd. des Bibliophiles, VII, p. 164-168.