HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE IV. — HENRI IV.

CHAPITRE V. — L'IMPUISSANCE DES PARTIS[1].

 

 

I. — ÉQUILIBRE DES FORCES MILITAIRES.

À qui, de Mayenne ou d'Henri IV, profiterait le coup frappé sur les Seize ?

Le Roi appelait à son aide les puissances amies. Le vicomte de Turenne avait été chargé de représenter à Élisabeth et aux princes allemands que la cause du roi de France était aussi la cause du protestantisme européen. Les États Généraux de Hollande prêtèrent 30.000 écus et promirent leur concours. La reine d'Angleterre envoya 4.000 soldats sous les ordres de son favori, le comte d'Essex. Le margrave de Brandebourg, les ducs de Saxe et de Wurtemberg, le landgrave de Hesse et le Comte palatin s'engagèrent à lever une armée de secours ; 6.800 reîtres et 10.000 lansquenets firent montre le 11 août 1591, près de Francfort, et prirent le chemin de la France. Ils étaient commandés par le jeune Christian d'Anhalt-Bernbourg. Henri alla à la rencontre de ces auxiliaires jusqu'à Sedan et les passa en revue dans la plaine de Vandy (29 septembre 1591). Avec ces forces il résolut d'attaquer Rouen et d'achever par la prise de cette ville la conquête de la Normandie. Il envoya l'ordre au maréchal de Biron de commencer l'investissement, en attendant qu'il allât le joindre avec le reste des troupes. La disparition de l'armée de l'Union, le morcellement et l'éparpillement de la résistance, la constance des grandes villes dans leur foi ligueuse l'obligeaient à cette guerre de sièges, si contraire à son tempérament.

Le gouverneur de Rouen pour la Ligue était Villars-Brancas, brave gentilhomme provençal, qui avait d'abord commandé au Havre et qui avait arraché à Mayenne le commandement de Rouen et la lieutenance générale de Normandie. Du Havre, les navires qu'il armait en course infestaient la Manche et rançonnaient le commerce anglais. Avec les profits de la guerre maritime, il payait ses soldats. Aussitôt qu'il eut vent du dessein du Roi, il rassembla de toutes parts des gens d'armes, chassa les royalistes et les suspects et travailla à augmenter les moyens de défense. La ville, resserrée entre la Seine et la falaise, est tapie au bas du plateau que gardait la citadelle de Sainte-Catherine. L'assaillant pouvait, à son gré, se glisser le long de la vallée et attaquer directement la place ou s'emparer de la forteresse pour accabler la ville de feux. Ce dernier parti était le plus sûr, mais aussi le plus difficile et le plus long à exécuter. Biron s'y décida pour des raisons qui n'étaient pas toutes d'ordre militaire. Il appréhendait, dit-on, tout succès décisif de la cause royale, qui hâterait la fin de la guerre civile et l'obligerait, général hors d'emploi, à aller planter ses choux, dans sa maison, sans gloire et surtout sans profit. Quand il eut dessiné son attaque sur Sainte-Catherine, le capitaine Bois-Rosé, soldat de fortune qui y commandait, employa les travailleurs que Rouen lui fournissait à profusion à remuer la terre, et à couvrir les fortifications de retranchements improvisés.

Le Roi cependant venait d'arriver (13 déc.). De Vernon (1er déc.), il avait fait sommer la ville de se rendre. Les habitants répondirent au héraut qu'ils étaient tous résolus de plustost mourir que de recognoistre un heretique pour le roy de France. Villars-Brancas n'était peut-être pas un catholique intraitable. Il avait pour conseil le poète Desportes, ce chantre facile des mignons d'Henri III. Mais il savait la force des passions religieuses et il travailla à les surexciter. Il fit pendre quelques traîtres et dresser des potences sur les principales places en guise d'avertissement ; les prédicateurs échauffèrent les masses. Le gouverneur, les Cours souveraines, le peuple entier assistèrent à une procession, qu'ouvrait une troupe de 300 bourgeois pieds nus, portant chacun un flambeau de cire blanche (8 déc.). Derrière eux, venaient 1 500 jeunes enfants, tous vêtus de blanc. Dans l'église Saint-Ouen, où fut dite une messe solennelle, le grand pénitencier, Dadré, monta en chaire et commenta le texte du Livre saint : Nolite jugum ducere cum infidelibus (gardez-vous d'agir de concert avec les hérétiques). Ces bourgeois fanatisés valaient des soldats. Un jour de grande escarmouche, il fallut fermer les portes de la ville pour les empêcher de courir au feu.

Biron s'entêtait à prendre Sainte-Catherine ; deux fois les royaux vinrent se loger dans les fossés du vieux fort ; ils en furent chassés et, malgré leurs retranchements d'ais et claies platrées et couvertes de terre et de gazon, obligés de reculer jusqu'à leur troisième tranchée.

Une flotte hollandaise, qui avait remonté la Seine jusqu'à Rouen, n'eut pas plus de succès. Biron ne sut pas ou ne voulut pas tirer tout le parti possible de cette artillerie de renfort.

La grande sortie du 26 janvier 1592 fut particulièrement chaude ; Villars-Brancas perdit cinq capitaines, beaucoup de soldats et faillit tomber aux mains des royalistes. Mais il prit sa revanche après qu'Henri IV eut quitté le camp (29 janvier 1592). Le 24 février, à sept heures du matin, au coup de canon qui donnait le signal, trois régiments et quelques compagnies de gens de pied et de cheval sortirent de la citadelle et marchèrent droit aux retranchements des assiégeants. Bois-Rosé, qui, par ressentiment d'une blessure, voulait mal de mort aux armes à feu, courut à l'artillerie, renversa les gabions, emmena les pièces ou les encloua. Les autres capitaines, à son exemple, bouleversaient les tranchées, massacraient ou chassaient leurs défenseurs. Deux heures durant les assiégés restèrent maîtres du terrain : cinq cents royalistes avaient été tués, les travaux d'approche avaient été minés. Tous les efforts des assiégeants étaient perdus.

Henri IV s'était éloigné pour courir au-devant du duc de Parme, qui arrivait au secours de Rouen. L'armée espagnole, après avoir rallié les forces de Mayenne et les troupes pontificales, comptait 18000 fantassins et 5.000 chevaux. Le Roi mena contre elle 3.000 chevaux étrangers, 2.000 chevaux français et 2.000 arquebusiers à cheval. Il rencontra l'avant-garde ennemie à Folleville, près de Montdidier, et la força à se replier (29 janvier 1592).

Cette apparition soudaine étonna le duc de Parme. Il ne pouvait s'imaginer que le roi de France se fût aventuré si loin, avec quelques milliers de cavaliers. Il crut avoir affaire à toute une armée et prit ses dispositions pour livrer bataille. Il distribua toute son infanterie en trois gros carrés, qui s'avançaient flanqués de leur artillerie et d'un rempart mobile de chariots ; des escadrons de cavalerie couvraient les ailes et formaient l'arrière-garde. C'était un camp retranché en marche.

Cependant les royaux harcelaient cette masse. A Aumale (5 février) le Roi, avec quelques centaines de cavaliers, se heurta aux éclaireurs ennemis. Il les mit en fuite, mais il fut chargé à son tour par l'avant-garde espagnole. Il n'y avait plus qu'à couvrir la retraite. L'affaire fut chaude ; Henri IV reçut, au défaut de la cuirasse, un coup de feu qui lui brusla sa chemise et luy meurdrit un peu la chair sur les reins. L'arrivée du duc de Nevers, et surtout les hésitations du duc de Parme le sauvèrent, lui et sa troupe. Le général espagnol craignit de s'engager à fond contre une troupe qu'il croyait épaulée par une armée ; il apprit, trop tard, la faiblesse de son adversaire. L'entrée des Espagnols dans Aumale et la prise de Neufchâtel (12 février) étaient de faibles avantages. Le vaincu revenait à la charge, aussi hardi, mais mieux entouré. A Bures (17 février), il força le quartier du duc de Guise, lui tua 400 hommes et lui prit son bagage et sa cornette.

Quand le duc de Parme et Mayenne apprirent le succès de la sortie du 24 février, ils crurent Rouen sauvé et ramenèrent leur armée au delà de la Somme. Le Roi, perdant l'espoir de livrer bataille, retourna au siège et envoya la noblesse et plusieurs régiments se rafraîchir dans les villes et les provinces voisines. Parme, que les Rouennais, toujours bloqués, appelaient à l'aide, profita de la faiblesse momentanée de son adversaire. Il partit avec 12.000 hommes de pied et 5.000 cavaliers, fit trente lieues en quatre jours, passa quatre rivières et parut, le 20 avril, au matin, devant Rouen. Le maréchal de Biron, à qui la cavalerie manquait, n'osa ni engager l'action ni rester dans ses lignes et se replia du côté de Pont-de-L'Arche. Mais Parme, satisfait d'avoir dégagé la ville, ne l'y suivit pas ; il tourna vers Caudebec, qu'il voulut enlever aux royalistes, pour rendre à Rouen la navigation du fleuve et la route de la mer. Il paya chèrement ce médiocre succès ; c'est devant cette bicoque qu'il fut blessé grièvement d'un coup d'arquebuse, au bras droit, entre le coude et la main (25 avril).

Henri IV eut le temps de ramasser ses troupes. L'armée royale grandissait à vue d'œil ; les ducs de Longueville et de Montpensier avaient rejoint avec leurs compagnies ; la noblesse était accourue au camp. Avec ces forces considérables, le Roi se mit en mouvement pour barrer la retraite au Duc et l'obliger à recevoir la bataille. Il y eut de furieuses escarmouches autour d'Yvetot où l'armée espagnole avait son quartier général. Le Duc se trouvait acculé entre la Seine et la Manche dans une sorte de presqu'île, dont l'ennemi lui barrait la sortie. Il était tellement affaibli par sa blessure qu'il ne pouvait se tenir à cheval. Jamais il ne montra plus de volonté et de ressources que dans cette extrême nécessité. Il fit construire des radeaux, passa la Seine et se déroba (16 mai 1592). Une marche rapide le porta au delà de l'Eure ; il traversa la Seine à Charenton et se retira à Château-Thierry. Ce n'est qu'après avoir mis son armée en sûreté qu'il pensa à lui. Il se fit porter dans les Pays-Bas, où il languit encore quelques mois.

Il avait sauvé Rouen et dégoûté l'Angleterre et l'Allemagne protestante de toute nouvelle intervention. Henri IV, convaincu de son impuissance, renonça aux grandes entreprises. Il congédia les reîtres, les gentilshommes, et laissa le reste de l'armée sous les ordres du maréchal de Biron, qui, ne voyant rien mieux à faire assiégea Épernay (25 juillet-9 août 1592). La ville fut prise, mais Biron fut tué.

Au centre du royaume, les grandes opérations sont finies ; aux extrémités, la lutte reste violente et confuse.

Le prince de Conti, lieutenant général du roi dans le Maine, l'Anjou et la Touraine, et le prince de Dombes, gouverneur de Bretagne, avaient résolu de réunir leurs forces pour réduire la ville de Craon, dont la garnison ligueuse commettait d'horribles ravages et gênait leurs communications. Leur armée, forte de 6.700 hommes et de 800 chevaux, rencontra une résistance opiniâtre, et elle eut bientôt à faire front à Mercœur, qui arrivait au secours de la place avec 3.000 Espagnols et autant de Français. Ils ne surent, ni choisir un champ de bataille avantageux, ni assurer leur retraite. La valeur de l'infanterie espagnole décida de la journée. Ce fut une déroute où peu de royalistes périrent, mais où les vaincus se débandèrent pour ne plus se retrouver (24 mai 1592). Il fallait ajourner l'espoir de conquérir la Bretagne.

Même les provinces de l'Ouest, qu'Henri IV avait soumises au début de son règne, se ressentirent de cet échec. Bois-Dauphin, dont la Ligue allait faire un maréchal de France, reprit Laval, Mayenne, Château-Gontier, toute la ligne de la Mayenne, et poussa ses coureurs jusque dans l'Anjou et le Vendômois. Au milieu du Poitou, qui était tout au Roi, Poitiers, isolée dans son entêtement ligueur, bravait les attaques et les complots des royalistes.

Les affaires du Languedoc avaient un autre aspect. A la mort du maréchal de Joyeuse, son fils, le duc de Joyeuse, avait pris la direction du parti ligueur. Avec les renforts que lui expédia Philippe II, il avait occupé Carcassonne et bloquait les abords de la ville protestante de Montauban. Il voulait s'emparer de Villemur (sur le Tarn) qui lui eût ouvert l'entrée du Quercy et permis l'invasion de la Guyenne. Une première fois il avait été obligé de lever le siège à l'approche de l'armée que le duc d'Épernon conduisait. en Provence ; mais il reparut sous les murs de la place, le 10 septembre 1592. Les chefs royalistes des pays voisins réunirent leurs forces à Montauban et marchèrent au secours des assiégés. L'un des héros de la bataille d'Issoire, le sieur de Rastignac. gouverneur de la Haute-Auvergne, se mit à l'avant-garde avec ses Auvergnats et força les retranchements des ligueurs ; la garnison fit une sortie et les prit par derrière. Joyeuse recula pour chercher un terrain plus avantageux, mais son infanterie prit peur et se débanda. Le pont du Tarn s'effondra sous la masse des fuyards. Les ligueurs perdirent 3.000 hommes et leur général, qui se noya au passage de la rivière. Les vainqueurs se vantèrent de n'avoir eu que 10 soldats tués (20 octobre 1592).

Les troubles de l'Espagne favorisaient sur cette frontière les progrès des royalistes. Le secrétaire favori de Philippe II, Antonio Perez, tombé en disgrâce, emprisonné, mis à la torture, s'était enfui en Aragon pour chercher un abri contre la colère de son maître. Saragosse avait pris les armes en faveur du proscrit (24 sept. 1591). La sœur de Henri IV, Catherine de Bourbon, régente du Béarn et de la Navarre, entretint soigneusement cette agitation[2]. Elle accueillit Antonio Perez, elle arma des bandes, qui passèrent la frontière. Philippe II, inquiet de tous ces mouvements, gardait ses troupes en deçà des Pyrénées. L'élan que les Joyeuse avaient communiqué à la ligue languedocienne fut brisé par la défaite de Villemur et les embarras des Espagnols.

Le va-et-vient de la fortune est bien marqué dans le Sud-Est, où Lesdiguières et le duc de Savoie, acharnés à se disputer la Provence, intéressent à ce conflit toute la région montagneuse des Alpes, de Genève à la Méditerranée. Lesdiguières l'emporta d'abord. Appelé en Provence par les royalistes, que la mort de La Valette au siège de Roquebrune laissait sans chef, il avait rejeté Charles-Emmanuel au delà du Var, et passant le fleuve à son embouchure, il était allé l'insulter jusque sous le château de Nice. Mais, aussitôt qu'il se fut retiré, son adversaire avait repassé la frontière, pris de vive force et saccagé Antibes, le boulevard de la Provence en ces quartiers (7 août 1592).

C'étaient les entreprises du duc de Nemours qui avaient ramené Lesdiguières en Dauphiné. Le défenseur de Paris, relégué par la jalousie de Mayenne dans le gouvernement du Lyonnais, rêvait, pour sa revanche, de s'y créer une principauté. Maugiron, lieutenant général ligueur du Dauphiné, lui livra Vienne (juillet 1592) ; le due de Savoie, pour faire Tacher prise à Lesdiguières, l'excita à envahir le Dauphiné et lui envoya des renforts savoyards, italiens, espagnols. Nemours eut une dizaine de mille hommes qui l'aidèrent à prendre Saint-Marcellin et Les Échelles (4 août 1592). Mais ses progrès furent arrêtés par l'arrivée de Lesdiguières.

Celui-ci, quand il eut mis ordre aux affaires du Dauphiné, rendit à Charles-Emmanuel coup pour coup. En plein hiver, il entra en Piémont, fortifia Briqueras et enleva le château de Cavour sous les yeux de Charles-Emmanuel ; la France reprenait pied au delà des Alpes. En Provence, le duc d'Épernon put, avec les 10.000 Gascons qu'il avait amenés, nettoyer la campagne et bloquer les ligueurs dans les villes. Il reprit Antibes et rejeta le duc de Savoie au delà du Var.

Malgré l'échec de ce prétendant, la Provence était loin d'être royaliste. Charles-Emmanuel y possédait encore la place forte de Berre. Marseille, qui lui avait fermé les portes, n'était pas prête à les ouvrir au roi. Arles et Aix restaient fidèles à l'Union. Et quand il eût fallu que le parti royaliste restât uni pour poursuivre sa victoire, D'Épernon se brouillait avec Lesdiguières, et les pilleries de ses soldats soulevaient, jusqu'à la révolte, les villes fidèles.

Ainsi, les succès et les revers se balançaient d'un bout du royaume à l'autre. Les grandes villes persistaient dans leur attachement à la Ligue ; le Roi se trouvait sans moyens et même sans volonté de réunir une nouvelle armée pour soumettre la nation catholique.

 

II. — INSUCCÈS DES NÉGOCIATIONS.

LES partis, tout en se battant, n'avaient pas cessé de négocier. Mayenne était en relations avec Henri IV et il traitait avec les Espagnols.

En même temps qu'il envoyait Parme au secours de Rouen, Philippe II l'avait chargé de faire connaître aux chefs de la Ligue son intention sur la couronne de France. Il estimait le moment venu de réunir les États généraux, pour abroger la loi salique et reconnaître les droits de sa fille, Claire-Isabelle-Eugénie. Mais l'avènement de l'Infante n'était pas pour plaire à Mayenne. Il faisait l'office de roi. Quoique les soins du gouvernement coûtassent beaucoup à sa paresse, et que la guerre l'obligeât à passer à cheval plus d'heures que son embonpoint n'eût permis, il trouvait doux d'être le maitre et croyait avoir, par ses services, mérité le droit de commander. Comme il l'écrivait (7 mars 1591) à l'archevêque de Lyon et au commandeur de Diou, qu'il envoyait à Rome : .... Encore que le seul but que je me suis proposé soit l'establissement de la religion et le repos de tout ce royauhne, il ne seroit raisonnable que je demeurasse privé de l'honneur auquel je m'y suis maintenu jusques à cest heure et qu'ung autre, quel qu'il fust, vint à cœuillir le fruit que j'ay conduit en sa maturité rendant mes travaux inutiles et me frustrant de la recognoissance que j'en attens de Sa Sainteté. Pourtant il avait trop besoin de Philippe II pour lui résister ouvertement. Des conférences eurent lieu à La Fère (janvier 1592) entre le président Jeannin et les conseillers de Farnèse, Diego de Ibarra et Richardot. Jeannin accepta en principe les propositions espagnoles, mais il dit à quelles conditions. Il fallait que le roi d'Espagne s'engageât à marier sa fille dans un an avec l'avis des princes et officiers de la couronne et États de France, qu'il récompensât les princes, gentilshommes, capitaines et gouverneurs de places et surtout qu'il s'entendit avec Mayenne. Le faict des Estats estoit un accessoire... attendu que les Estats ne seroient composés que de personnes qui feroient la volonté du duc de Mayenne.

Les Espagnols auraient eu à meilleur compte les prêcheurs et les bourgeois des villes que la maison de Lorraine et l'aristocratie ligueuse. Diego de Ibarra constatait que les princes et la noblesse avaient l'intention d'être seuls en ce maniement afin d'en tirer plus de profit. C'est pour se réserver le monopole du marché que Mayenne ajournait sans cesse la réunion des États et qu'il avait frappé la faction des Seize. Ne lui prêtait-on pas ce mot : que l'on vouloit porter la couronne de France à Philippe II par les membres, mais qu'il (la) lui falloit porter par les chefs.

Sur la question des subsides, Jeannin ne fut pas moins net. Le parti voulait avoir les moyens d'en finir avec le roi de Navarre, après la proclamation de l'Infante. Jeannin demanda en conséquence que Philippe II s'obligeât à consacrer 8.000.000 d'écus en deux ans, soit à payer des soldats, soit à recruter des partisans. Les négociateurs espagnols n'osaient ni refuser ni promettre, au nom de leur souverain, une somme aussi considérable. Accepter, c'était courir au-devant d'un désaveu, dont l'effet serait lamentable ; refuser, c'était fournir à Mayenne l'occasion, qu'il guettait, de nouvelles échappatoires. Ils se décidèrent à prendre l'engagement, mais ils en changèrent les conditions : ils promirent 16.000 hommes de pied, 4.000 chevaux et 1.000.000 d'écus. Ils aimaient mieux soudoyer des troupes étrangères, dont ils garderaient la direction, que de verser entre des mains françaises des subsides dont ils auraient ignoré l'emploi.

Les ligueurs politiques soupçonnaient Philippe II de vouloir démembrer le royaume, et ils exigeaient aussi la promesse que l'État serait conservé en son entier. Mayenne, sachant que Diego de Ibarra pratiquait sous main des gouverneurs pour se faire livrer certaines villes, avait fait jurer à tous les commandants de places fortes de ne conférer avec les Espagnols ni les favoriser que par sa licence et selon son instruction. Sur ce point, il était intraitable. Diego de Ibarra disait qu'il devait dissimuler ses intelligences pour ne chausser aucune jalousie à Mayenne qui en prend des moineaux qui volent.

Aussi, le duc de Parme prévoyait-il que l'avènement de l'Infante amènerait une milliasse de difficultés. Il comptait plus pour réussir, écrivait-il à Philippe II, sur une grâce de Notre-Seigneur que sur l'industrie humaine. Sans un évident miracle, il n'y a point d'espérance d'obtenir ce qui se prétend avec nul bon succez (18 janvier 1592).

Cependant les négociateurs espagnols semblaient avoir cause gagnée. Mayenne laissa Jeannin rédiger un projet de traité par lequel il s'engageait, aux conditions convenues, à faire élire l'Infante. S'il avait été sincère, il n'aurait pas été meilleur patriote que les Seize, dont il venait de se débarrasser. Il espérait probablement qu'après la délivrance de Rouen, il trouverait l'occasion de se dédire. Jeannin écrivait à Villeroy (mars 1592) que ces articles n'avaient été mis en avant que pour les amuser (les Espagnols). Mais ce jeu pouvait devenir dangereux.

 De son côté, Henri IV essayait d'acheter le chef de la Ligue. Les négociations, qui étaient pendantes depuis plusieurs mois, furent reprises au moment du siège de Rouen (mars 1592). Villeroy fut autorisé par Mayenne à se mettre en rapports avec Du Plessis-Mornay. La religion paraissait le principal obstacle à la réconciliation. Le Duc ne voulait pas traiter que le Roi n'eût promis de se convertir ; Henri IV entendait être reconnu avant de se. faire instruire. Ce n'était pas une simple affaire de forme : car, subordonner l'obéissance des sujets à la profession du catholicisme, c'était reconnaître un droit supérieur à l'hérédité. Même si le Roi eût passé sur la question de principe, il répugnait par dignité à ce marchandage.

 Pour ménager ces scrupules, Villeroy, d'accord avec le cardinal de Gondi, imagina de demander à Henri IV qu'il fixât d'avance le temps dans lequel il se ferait instruire ; qu'il déclarast son intention estre de se réunir à l'Église catholique par le moyen de ladite instruction, et oust agréable que les catholiques qui l'assistoient envoyassent devers le pape pour estre secouru de son bon conseil et autorité en ladite instruction.

L'Expédient, comme on l'appela, ne plut pas à Mayenne, qui craignait d'être abandonné par son propre parti, s'il traitait avant l'abjuration. Même en cas de conversion, il entendait prendre les précautions les plus minutieuses contre le néophyte, dont il suspectait la sincérité ; il voulait appeler le pape et le roi d'Espagne en garantie du traité, interdire dans toutes les villes la présence de garnisons royales, assurer aux chefs de la Ligue des places de sûreté. Il demandait pour lui le gouvernement de la Bourgogne, à titre héréditaire, la nomination aux bénéfices, offices, capitaineries et charges dudit gouvernement et, de plus, telles charges et dignités qui mettent hors du commun les princes de sa qualité (probablement la charge de lieutenant général).

Il aurait été le maire du palais d'un roi fainéant. Il réclamait encore pour ses parents et ses amis, Mercœur, Nemours, Guise, Joyeuse, etc., les gouvernements qui étaient entre leurs mains et même quelques autres, avec le droit d'y nommer, pendant cinq ou six ans, à tous les commandements qui viendraient à vaquer. Si Henri IV accordait aux princes et aux grands fidèles à sa cause les mêmes faveurs qu'aux chefs de la Ligue (et pouvait-il faire moins pour ses serviteurs que pour ses ennemis ?), l'État eût été démembré ; il n'y aurait rien en France moins Roy que le Roy mesures.

Les ligueurs repoussaient l'idée d'un Édit d'abolition pour ce qui estoit de la prise et de la continuation des armes. L'abolition supposait un crime ; or, c'était par honneur et par raison qu'ils avaient pris les armes et ils avaient beaucoup de peine à les quitter. Ils n'étaient pas des sujets rebelles, à qui le souverain fait grâce ; ils reconnaîtraient le roi de Navarre à certaines conditions, ayans eu sujet et raison de ne pas le faire du vivant de M. le Cardinal de Bourbon (Charles X), ny depuis, tant qu'il restait huguenot.

C'est après l'échec de l'armée royale à Rouen que Mayenne produisait ces exigences. Tout semblait alors lui réussir. Il n'avait admis les demandes de Philippe H que sous conditions ; il comptait se servir des États généraux, s'il ne parvenait pas à les ajourner encore, pour consolider les affaires du parti et sa fortune. Il n'avait pas plus envie d'assurer le triomphe d'Henri IV que celui de Philippe II.

Une tentative des royalistes auprès du nouveau pape Clément VIII ne réussit pas (octobre 1592). Gondi, qui s'était chargé d'aller faire à Rome les ouvertures, reçut l'ordre de ne pas dépasser Florence. Le Pape n'admettait même pas comme une solution la conversion du roi de Navarre. La puissance de Dieu, disait-il aux délégués de Mayenne, s'estend comme il luy plaist et elle peut faire recognoistre le roi de Navarre roi de France. Plus tost que ce soit par luy son vicaire, il désireroit la mort.

 

III. — FORMATION DE TIERS-PARTIS.

CETTE universelle impossibilité d'aboutir favorisait l'indiscipline et l'intrigue. Comme la religion d'Henri IV paraissait aux catholiques royaux le principal obstacle à la réconciliation des partis, il était naturel que les plus impatients cherchassent, en dehors de lui, une solution à la crise. Il y avait, dans la famille des Bourbons, des catholiques, le cardinal de Bourbon (ci-devant cardinal de Vendôme), le comte de Soissons (ses cousins), sans compter le prince de Conti, qui passait pour imbécile, et le duc de Bourbon-Montpensier, qui était d'un degré plus éloigné. Le cardinal de Bourbon était jeune, capable de faire un roi et même de fonder une dynastie, si le Pape le relevait de ses vœux. A Tours, alors qu'il y présidait le Conseil d'État, avaient commencé les intrigues sourdes pour recruter des adhérents à ce Tiers-parti (comme on le nomma). Henri IV, prévenu, s'était empressé de rappeler son cousin et de l'associer à sa vie errante. Mais ce prétendant honteux n'abandonnait point ses espérances. Pour se recommander aux sympathies des catholiques ardents, il ne cessait de s'opposer aux mesures favorables aux protestants. Il faisait refuser la sépulture en terre sainte à deux braves et illustres huguenots, les frères Piles, qui, n'ayans point encor de barbe, s'étaient fait tuer glorieusement dans la tranchée, sous les murs de Rouen. Lors de la discussion de l'Édit de Mantes (4 juillet 1591), il avait fait mine de sortir de la salle du Conseil en signe de protestation. Mais le Roi l'interpella si rudement qu'il regagna sa place.

A défaut de ce prêtre, le Tiers-parti pouvait s'aider d'un homme d'épée, le comte de Soissons, qui faisait aussi figure de mécontent. Il s'était flatté d'épouser Catherine de Bourbon. Mais Henri IV, quelques promesses qu'il eût pu faire, était bien résolu à écarter ce prétendant catholique qu'un mariage avec sa sœur, zélée calviniste, aurait recommandé aux deux partis religieux. Soissons, qui se savait aimé, voulut se passer de son consentement. Il quitta le camp devant Rouen et partit pour le Béarn en intention de conclure le mariage. A cette nouvelle, le Roi écrivit à M. de Ravignan, premier président du Conseil souverain de Pau, sur un ton menaçant qui contraste avec les ménagements et les caresses de sa correspondance : S'il se passe rien où vous consentiés ou assistiés contre ma volonté, votre teste m'en répondra. Les magistrats et les ministres mirent ordre à ce complot matrimonial.

Le cardinal de Bourbon continuait ses pratiques. Il envoya au Pape un homme de confiance pour s'assurer sa bienveillance et son appui. Les chefs de la Ligue furent mis dans la confidence, et des hommes, comme le président Jeannin, déclarèrent ce compromis acceptable. L'obstination d'Henri IV exaspérait les catholiques royaux les plus ardents : D'O, le maréchal d'Aumont, le duc de Longueville, le comte de Saint-Pol, et bien d'autres. Ils pensèrent même à proposer aux Espagnols de faire une dernière et définitive sommation à Henri IV. Le maréchal d'Aumont s'offrit à négocier cette entente entre les catholiques des deux nations pour contraindre le Roi à abjurer, comme si Philippe II n'avait eu que des raisons religieuses d'empêcher l'avènement du roi de Navarre. Toutes ces menées montraient assez le trouble du parti royaliste. Le roi protestant y était souffert plutôt qu'obéi ; il ne s'imposait qu'à force de bravoure ; sa situation restait précaire, à la merci d'une défaite ou d'un complot.

Il est vrai que les discordes étaient encore plus vives dans le parti de la Ligue. Le coup que Mayenne avait frappé sur les Seize, le 4 décembre 1591, avait réduit à l'impuissance cette faction violente et rendu le courage à ses adversaires. Un ancien prévôt des marchands, D'Aubray, qui n'avait pas peu contribué à décider Mayenne à sévir, travailla à grouper le parti modéré. Aux premières réunions qui eurent lieu chez lui, les principaux assistants étaient l'abbé de Sainte-Geneviève, le chanoine Séguier, le conseiller D'Amours, des avocats, un marchand drapier, un quartenier, Huot. D'Aubray, D'Amours et Huot, qui étaient des hommes d'action, s'assurèrent le concours de gens du peuple comme le grand Guillaume, un cuisinier, le meunier Baudouin, le sergent Becheu, dont ils voulaient se servir pour entraîner les corps de métiers.

L'association était dirigée contre les Seize, qu'elle voulait exclure des charges municipales, comme gens vils et de néant. La haute bourgeoisie, tous ceux qui avaient eu à souffrir de cette démagogie religieuse, s'y enrôlèrent. Elle trouva son principal point d'appui parmi les chefs de la milice parisienne ; treize colonels sur seize promirent leur concours, ainsi que douze quarteniers. Ils travaillèrent à gagner le plus possible de capitaines et de soldats. Ainsi s'organisa, contre les débris d'une société puissante, l'opposition de ce qu'on pourrait appeler la garde nationale bourgeoise.

Le Parlement entra volontiers dans cette sorte de complot. Même des ligueurs passionnés, comme Louis Dorléans, avaient rompu avec les Seize après le meurtre de Brisson. Le président Le Maitre ne parlait que de les pendre tous. En attendant, la Cour s'occupait à faire leur procès aux plus compromis. Sur l'attentat du 15 novembre contre le Premier Président et les conseillers Larcher et Tardif, elle était obligée, à son grand regret, de ne pas instruire, puisque le Lieutenant général avait proclamé une amnistie complète. Mais ces hommes violents avaient bien d'autres peccadilles sur la conscience : ils avaient volé, pillé et tué. Maintenant que les magistrats n'avaient plus le couteau sur la gorge, ils entreprenaient d'examiner avec une curiosité malveillante des actes qui paraissaient couverts par la prescription. Ne s'avisèrent-ils pas de juger, de condamner et de faire pendre pour vol un des fondateurs de la Ligue, le sergent à verge Michelet. Puis ce fut le tour de Du Gué, autre sergent. Puis on arrêta un autre Seize, Du Jardin, qui avait assassiné un marchand de Senlis, probablement peu zélé pour la bonne cause. L'audace du Parlement parut excessive au Conseil général de la Sainte-Union, où siégeaient trois évêques, Madame de Nemours et Madame de Montpensier, la mère et la sœur de Mayenne. Ces hauts personnages voulurent arrêter le cours de la justice. Le Parlement maintint l'arrestation et, malgré les prélats et les grandes dames de la Ligue, Du Jardin fut pendu haut et court.

Devant cet entêtement à poursuivre, quelques Seize gagnèrent le large. Leurs compagnons s'indignaient qu'ils fussent réduits à cette nécessité. Quel crime avaient donc commis Thomasse et Jacquemin ? Et Desloges ! Il avait tué un soldat huguenot fait prisonnier pendant le siège. Un huguenot ! Était-ce la peine de mettre en mouvement tout l'appareil de la justice ? Les Seize étaient stupéfaits.

Dans le public leur crédit baissait. Ils s'obstinaient à mettre leur espérance en Philippe II, et la population commençait. à se lasser des Espagnols. Le grand Guillaume, Baudouin et d'autres artisans frappèrent un gentilhomme français qui se montrait vêtu à l'espagnole. Et les passants n'intervinrent pas. Et le Parlement n'informa point. D'Aubray, qui était un modéré violent, battit un prêtre qui faisait une arrestation arbitraire. Rose, Boucher, Guarinus, Feuardent et les autres prédicateurs continuaient leurs attaques contre les royalistes ou les politiques ; ils prenaient à partie tel ou tel de leurs paroissiens, prêchaient quelqu'un, comme on disait, mais l'assistance cessait de se plaire à cette mascarade de la prédication évangélique. Le peuple lui-même se lassait des violences de parole. Un jour que Commolet prêchait, trois de ses auditeurs se levèrent et sortirent ; il les interpella, dit qu'il s'assurait qu'ils étaient politiques et qu'on les regardât hardiment au nez, mais, dit L'Estoile, qui note ce fait comme une nouveauté, un seul de tout le peuple ne bougea ni ne s'en esmeut davantage ; au contraire s'esbouffa à rire, comme s'il eust veu jouer quelque farce à un charlatan (5 juillet 1592). La prestige du clergé ligueur baissait aussi.

Tous les deux jours, les politiques se réunissaient chez D'Aubray ou chez l'abbé de Sainte-Geneviève. Ces conciliabules inquiétaient les Seize. Les plus intelligents, comme l'archevêque d'Aix, Genebrard, le fameux Boucher et Rose, l'évêque de Senlis, qui, comme les fous, avait quelquefois plus de prévoyance que les sages, commencèrent à craindre que cette division des catholiques n'aboutit au triomphe de l'hérétique. Rose se chargea d'aller parler à D'Aubray, qui passait pour le chef des politiques. Celui-ci répondit, avec sa rudesse ordinaire, que, quand tous les Seize auraient été punis de leurs crimes, il aviserait à ce qu'il avait à faire. Genebrard et Boucher pratiquèrent des politiques plus maniables et les gagnèrent à l'idée d'une réconciliation. Le prévôt des marchands et M. de Belin, gouverneur de Paris, offrirent leurs bons offices. Des commissaires furent nommés de part et d'autre pour arrêter les termes d'un accord.

D'Aubray avait accepté de très mauvaise grâce le rôle de pacificateur, pour lequel il était si peu fait, Il considérait les Seize comme des bandits et il consentait tout au plus à leur accorder un pardon qu'il jugeait très généreux. L'un des Seize ayant dit que le remède convenable pour éteindre la division était de ne reconnaître jamais le roi de Navarre, quelque catholique qu'il se fit, D'Aubray refusa de subir des conditions.

A leur tour, les politiques se plaignirent des prédicateurs qui, comme sur un mot d'ordre, donnaient tous ensemble contre les modérés et lançaient le même dimanche, dans toutes les chaires, les mêmes dénonciations. Les Seize répliquèrent que les prêcheurs faisaient leur devoir et qu'il n'était au pouvoir de personne de leur fermer la bouche. Des propos très aigres furent échangés. Belin, pour calmer les passions, promit de faire intervenir le Légat.

Le prévôt des marchands, dans la même vue d'apaisement, proposa de supprimer ces appellations de Politiques et de Seize. Mais les zélés revendiquèrent hautement ce nom de Seize. C'estoit un nom honorable... si on le vouloit esteindre par ignominie, il ne se pourroit souffrir et falloit qu'il leur demeurast. Les modérés attendaient trop de résignation d'un parti qui avait joué le premier rôle dans la défense de la cause catholique. Ils proposaient d'inscrire dans les articles de réconciliation que les Seize supplieraient le Parlement d'oublier le passé. On voulait donc qu'ils fissent amende honorable à ces magistrats qui avaient envoyé au gibet Michelet, Du Jardin et Du Gué ? Alors Lhuilier, l'un des politiques : Vous ne voulez donc point recognoistre la cour, ny qu'on fasse justice ? qui seront donc nos juges ? Peu importait aux Seize ; le Parlement leur était suspect. Les poursuites avaient été animeuses et par vengeance ; les magistrats avaient souillé leurs mains au sang innocent. De toutes ces injustices, ils appelaient à Dieu, qui en serait le dernier juge.

Le désaccord était décidément trop grand entre les deux partis : l'un respectueux de l'autorité établie, affamé d'ordre et, jusque dans la révolte, préoccupé de maintenir les formes et les traditions de la légalité ; l'autre, de tempérament révolutionnaire, toujours prêt à employer la violence, sans aucun souci de la justice et des lois.

Il y eut une dernière réunion en présence du président Jeannin, le représentant de Mayenne. Qui estes-vous ? cria D'Aubray aux Seize. Et tirant un exemplaire de l'acte d'amnistie du iO décembre, il lut les passages où Mayenne interdisait toute association, nommément celle des Seize. Voylà dit-il, vostre reproche sur le front ; vous estes par là reprouvés, desadvoués et diffamés, gens sans chef et sans adveu, auxquels sont faictes déffenses de vous nommer les Seize et néanmoins vous prenez ce mot à grand honneur ; nous ne devrions pas seulement parler à vous. Tous les Seize se levèrent : Nous sommes gens de bien et n'avons que faire de ceste abolition ny tous les nostres et ne nous peut telle abolition apporter aucune infamie....

Au fond, les sectaires devinaient juste. Quand ils demandaient aux politiques la promesse formelle de ne jamais reconnaître Henri de Béarn pour roi de France, ils les mettaient dans le plus terrible embarras. Ce n'est pas que ceux-ci fussent peu zélés pour la cause catholique, mais ils pensaient pouvoir sauvegarder les intérêts de la religion sans compromettre l'ordre, l'État et la France. Ils se lassaient de cette guerre éternelle, qui ruinait le royaume et faisait du Pape et de l'Espagne les arbitres de leur sort. L'hérésie du roi de Navarre soulevait bien des scrupules, mais, en attendant que, suivant sa promesse, il se fit instruire, n'était-il pas possible de s'accorder avec lui ? Les campagnes restaient en friche, le commerce n'était possible qu'avec les passeports des gouverneurs royaux et, malgré les complaisances achetées à beaux deniers comptants, Paris n'en restait pas moins isolé du reste de la France. Corbeil et Saint-Denis, occupés par des garnisons royalistes, le bloquaient en amont et en aval. Des châteaux forts de Chevreuse, Gournay, etc., les coureurs du parti venaient butiner jusque dans les faubourgs ; et il était dangereux de s'aventurer sur la Seine en dehors des fortifications. La haute bourgeoisie, qui avait ses propriétés aux environs de la ville, n'en pouvait plus jouir ; elle n'en touchait pas les revenus ; elle n'en voyait pas les fruits. Toutes ces considérations d'intérêt et de sentiment contribuaient à ébranler les résolutions. Le monde de la marchandise et celui du Parlement, plus sérieusement lésés que les théologiens et la basoche, inclinaient au repos et à la paix.

Ainsi, par la force des choses, les politiques étaient entraînés à se rapprocher des royalistes. Les plus décidés, comme D'Aubray, voulaient agir vite, précipiter la réaction. Dans une réunion qui se tint, en septembre 1592, chez l'abbé de Sainte-Geneviève, on agita la question d'une entente avec le Roi. Toutes les autres solutions ne serviraient qu'à augmenter les misères ; l'avènement d'un prince espagnol ou lorrain ne désarmerait pas Henri IV. Ce serait la guerre éternelle. Les assistants décidèrent de se déclarer pour lui. Ils arrêtèrent un plan de campagne, pratiquèrent activement l'opinion et choisirent la première occasion pour manifester leurs sentiments.

Justement le corps municipal, les représentants des cours souveraines, du chapitre de Notre-Dame et des principaux monastères, les délégués des seize quartiers étaient convoqués en Assemblée générale afin d'aviser aux nécessités de la situation. Dans les réunions électorales de quartiers, les politiques mirent en avant l'idée d'envoyer vers le roi de Navarre pour le semondre de se faire catholique. Treize quartiers sur seize chargèrent leurs élus de présenter cette proposition. Ainsi firent-ils dans l'Assemblée du 26 octobre à l'Hôtel de Ville. Mais Marillac, député de la deuxième chambre des enquêtes, tout en louant la sincérité des intentions, déclara que l'idée de semondre sentait trop la soumission et qu'il n'était pas temps encore de faire ce pas. Il valait mieux employer une autre forme et déclarer qu'ils ne prenoient les armes que pour l'asseurance de la religion et que lorsqu'ils auraient trouvé cette asseurance, ils les poseroient fort volontiers (26 octobre).

D'Aubray et ses amis avaient voulu aller trop vite ; leur sommation, qui n'était qu'une adhésion déguisée, soulevait encore trop de scrupules. Pour prendre une attitude aussi tranchée, il eut fallu être en état d'appuyer les paroles par des actes. Or, comme le dit L'Estoile, ils n'avoient ni chef ni forces en mains. Il ne resta de ce projet de semonce que le nom de semonneux appliqué à cette catégorie de politiques.

Cependant, le mouvement d'opinion était si résolument pacifique que Mayenne jugea prudent de venir à Paris. Il n'avait nulle envie de rompre avec les modérés et de les livrer aux Seize, qui déjà dénonçaient les traîtres à la haine du peuple. Mais il s'inquiétait d'une agitation qui pouvait l'évincer du pouvoir sans qu'il y prit garde. Il parut dans la réunion du 4 novembre, et se plaignit de quelques-uns qui avaient été d'avis de députer au roi de Navarre. La cause de Paris était liée à celle des princes ; elle ne devait pas être traitée à part. Il voulait bien oublier ce qui s'était passé, mais il espérait que personne ne s'aviserait de recommencer. Sinon, j'aurois, dit-il, occasion de croire qu'ils sont mal affectionnez à nostre party et traicter avec eux comme ennemis de nostre religion.

Les semonneux se le tinrent pour dit et rentrèrent dans l'ombre. Le Lieutenant général, redevenu maitre de la situation, s'appliqua à maintenir la balance égale entre les politiques et les Seize et à se fortifier des deux partis ; il favorisa, suivant l'occurrence, les violents ou les modérés. Il soutenait l'avocat général Dorléans contre les criailleries des prédicateurs, mais menaçait d'envoyer à la Bastille deux bourgeois qui se plaignaient d'avoir été malmenés par les Seize. Lors des élections municipales, il nomma échevin de sa propre autorité Pichonnat, un des Seize, à qui les électeurs n'avaient pas donné une voix, mais il repoussait en même temps une requête qui demandait l'épuration du Parlement, de la milice, des quarteniers et une enquête sur le complot du 26 octobre.

 Ainsi était constatée l'impuissance des partis à résoudre les difficultés présentes. Ce n'est ni par un compromis, ni par un complot ni par la force que se terminera la lutte engagée entre Henri IV et son peuple. Le dénouement que les intrigues n'ont pu préparer, que les armes n'ont pu précipiter, la nécessité va l'imposer aux chefs de partis, au souverain et au peuple.

 

 

 



[1] SOURCES : Lettres missives, III. Mémoires de la Ligue, V. Archives curieuses, XIII. Mémoires-journaux de L'Estoile, V. Mémoires de Claude Groulart ou voyages par lui faits en cour, 1588-1606, Mich. et Pouj., 1re série, XI. Mémoires d'Estat de Villeroy, I et II. Palma Cayet, Chronologie novenaire. Mémoires des sages et royalles Œconomies de Sully (1638). Mémoires de Cheverny, M. et P., X. Mémoires et correspondance de Du Plessis-Mornay, IV-V. De Thou, XI et XII. Matthieu, Histoire de Henri IIII, 1631, D'Aubigné, VIII. Moreau, Histoire de ce qui s'est passé en Bretagne durant les guerres de la Ligue, publiée par M. Le Bastard de Mesmeur, 1836. Coloma, Las guerras de los Estados baxos desde et anno de 1588 hasta el de 1599, Anvers, 1625. Luis Cabrera de Cordoba, Felipe segundo, III, 1877.

OUVRAGES A CONSULTER : L'Épinois, La Ligue et les papes. Léger, Le siège de Rouen par Henri IV, d'après des documents tchèques, Revue historique, VII, mai 1878. Vicomte d'Estaintot, La Ligue normande. Forneron, Philippe II, IV. Anquez, Henri IV et l'Allemagne, 1887. A. Baudrillart, La politique de Henri IV en Allemagne, Revue des Quest. hist., XXXVII, avril 1885. Dufayard, Lesdiguières. Marquis de Pidal, Philippe II, Antonio Perez et le royaume d'Aragon (trad. Magnabal), Paris, 1866, II.

[2] Samazeuilh, Catherine de Bourbon, régente de Béarn, 1868.