HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE III. —  RÈGNE D'HENRI III.

CHAPITRE VIII. — LA REVANCHE DU ROI[1].

 

 

I. — LES SECONDS ÉTATS GÉNÉRAUX DE BLOIS.

HENRI III préparait sa revanche. Il se défiait de sa mère qui voulait le réconcilier avec les vainqueurs des barricades, et ne pardonnait pas à ses ministres de lui avoir prêché la soumission.

L'Invincible Armada, que Philippe II avait envoyée contre l'Angleterre, désemparée par la tempête et les combats (juillet-août), s'enfuyait au nord pour faire le tour de l'Écosse et rentrer en Espagne, amoindrie de 65 vaisseaux et de 14.000 soldats ou marins. Quelques-uns de ses gros navires gisaient éventrés sur la côte de France. Ce désastre dut encourager Henri III. Subitement, au mois de septembre, il écrivit à Villeroy, qui était absent, de ne plus revenir, et il exila dans leur maison le chancelier Cheverny, le surintendant Bellièvre, les secrétaires d'État Brulart et Pinart. Cette révolution ministérielle surprit tout le monde. Ni l'ambassadeur d'Espagne, ni le duc de Guise, intéressés à être clairvoyants, n'en pénétrèrent les motifs. Le chancelier Cheverny, lui, ne s'y trompait pas : le Roi les éloignait parce qu'ils étaient les créatures de sa mère. Ils furent remplacés par des hommes sans attaches politiques et sans passé, qui exécuteraient sans discuter les volontés du maitre. Un simple avocat au Parlement, un des plus probes d'ailleurs et des plus marquants, Montholon, reçut les sceaux ; deux anciens commis, Revol et Beaulieu-Ruzé, firent fonction de secrétaires d'État.

Ainsi secondé, il attendit les États généraux dont ses adversaires et les nécessités financières lui imposaient la réunion. Les élections, faites sous l'impression de la victoire de Paris, avaient donné une majorité énorme au parti de la Ligue. Le choix des présidents des trois ordres fut significatif : le Clergé élut le cardinal de Bourbon et le cardinal de Guise ; la Noblesse, Brissac, le héros des Barricades ; le Tiers, La Chapelle-Marteau, l'un des membres les plus actifs du Conseil de la Ligue et qui venait d'être nommé prévôt des marchands dans l'assemblée tumultuaire du 18 mai.

Les députés revenaient à Blois plus hardis qu'en 1576[2]. Le Tiers qui, aux premiers États de Blois, avait été traîné à la remorque par les ordres privilégiés, prenait avec l'appui du Clergé la direction du mouvement ; son orateur, l'avocat Etienne Bernard, député de Dijon, joua l'un des premiers rôles dans l'assemblée. Ces hommes, qui avaient attendu sans succès les réformes promises et toujours ajournées, étaient en défiance. Le désordre des finances n'avait pas cessé ; des favoris nouveaux avaient succédé aux mignons et n'avaient pas été moins avides. Surtout la question religieuse aigrissait les esprits. Le Roi avait plus d'une fois promis d'accabler les hérétiques et toujours éludé sa promesse. Il y a, semble-t-il, à ce moment, comme une recrudescence de piété, comme un besoin plus vif d'affirmer la religion nationale. La procession solennelle qui eut lieu le 20 septembre était dans les traditions des assemblées, mais, le 9 octobre, les trois ordres assistèrent à une grand'messe pour appeler les bénédictions du ciel sur les travaux des États. On chanta le Veni Creator Spiritus. Puis tous les députés s'approchèrent de la Sainte Table. Devant le grand autel était un grand banc, où à une fois se présentoient ensemblement cinq du clergé, cinq de la noblesse, cinq du tiers estat, comme si devant Dieu disparaissaient les distinctions sociales. Pendant la communion, les assistants chantaient les hymnes consacrées : O salutaris hostia, Pange lingua, Ave verum corpus natum. L'émotion fut grande. La cérémonie parut si belle, que le Clergé proposa de célébrer tous le dimanches une messe semblable. Jamais il n'y eut entre la Bourgeoisie, la Noblesse et le Clergé un pareil accord.

Mais naturellement cette union si avantageuse au duc de Guise ne pouvait que nuire à Henri III, considéré comme le défenseur très tiède ou même comme l'adversaire couvert de l'orthodoxie.

 Le Roi n'hésita pas à engager la lutte. Il eut une courte crise de hardiesse et de volonté et saisit l'occasion de la séance royale d'ouverture (16 octobre) pour parler net. Il disait aux députés : Joignez-vous donc à ma très humble requeste que je lui (à Dieu) en fais... qu'il vous arrache toutes les passions particulières, si quelques-uns en avoient, que rejettant tout autre parti que celui de votre roy vous n'ayez qu'à embrasser l'honneur de Dieu, la dignité et authorité de votre prince.... Qu'avaient à faire les États généraux, si ce n'est à raffermir la légitime autorité du souverain plutôt que de l'ébranler ou de la diminuer, ainsi qu'aucuns mal avisés ou pleins de mauvaise volonté déguisant la vérité voudroient faire accroire. Je suis vostre roy donné de Dieu et suis seul qui le puis véritablement et légitimement dire ; c'est pourquoi je ne veux estre en ceste monarchie que ce que j'y suis, n'y pouvant souhaitter aussi plus d'honneur ou plus d'authorité. Il osait dire aux chefs de la Ligue qu'ils avaient compromis la cause qu'ils prétendaient servir. Sans cette division qui arriva des catholiques, incroyable avantage au parti des hérétiques, il serait allé combattre en Poitou où sa bonne fortune ne l'eût non plus abandonné qu'aux autres endroits.

Il déclarait qu'il ne permettrait plus, à l'avenir, de ligue en son royaume. Par mon sainct edict d'Union, toutes autres ligues que soubs mon autorhité ne se doivent souffrir et, quand il (cette défense) n'y seroit assez clairement porté, ny Dieu, ne le devoir ne le permettent et sont formellement contraires ; car toutes ligues, associations, pratiques, menées, intelligences, levées d'hommes et d'argent et réception d'icelui, tant dedans que dehors le royaume sont actes de roy et en toute monarchie bien ordonnée, crimes de leze majesté sans la permission du souverain. Et comme si ces allusions n'étaient pas suffisamment claires, il ajoutait : Aucuns grands de mon royaume ont faict des ligues et associations, mais tesmoignant ma bonté accoustumée je mets soubs le pied, pour ce regard, tout le passé, mais, comme je suis obligé et vous tous de conserver la dignité royale, je déclare dès à présent et pour l'advenir atteints et convaincus du crime de leze majesté ceux de mes subjects qui ne s'en departiront ou y tremperont sans mon adveu.

Les chefs de la Ligue sortirent furieux. Le cardinal de Bourbon obligea le Roi à supprimer dans son discours imprimé la phrase la plus agressive : Aucuns grands de mon royaume ont faict des ligues et associations. Ce ne fut que la première des humiliations.

Dès l'ouverture des États, le Clergé et le Tiers s'étaient entendus pour l'inviter à jurer à nouveau l'Édit d'Union et à déclarer sa volonté de ne souffrir qu'une seule religion dans son royaume. Il répondit que ce second serment n'était pas nécessaire, qu'on parais- sait mettre en question sa sincérité, que ce doute était offensant et qu'il refusait. Les deux ordres revinrent à la charge ; l'orateur du Tiers-État, Bernard, lui représenta que ses répugnances avaient de justes causes, mais qu'après l'éclat donné à la requête des ordres, son refus serait interprété par les huguenots comme un premier abandon de l'Édit d'Union et comme un encouragement à la révolte. Il répliqua sèchement qu'il n'avoit que faire de ce qui se diroit, puisque pour ce regard sa conscience estoit en repos. Les députés insistèrent ; le 14 octobre, il résistait encore, mais le 15, il cédait, et, pour masquer sa défaite, prétextait un malentendu. Il avait cru que ses sujets le sollicitaient de jurer l'Édit le jour de la séance solennelle d'ouverture ; puisqu'il s'agissait d'une autre date, il condescendait volontiers à leur désir[3].

Les États voulaient le lier à jamais. L'Édit d'Union était révocable à sa volonté, mais il semblait que s'il était juré par la nation et par lui dans les États généraux, il devenait comme une loi fondamentale. Aussitôt que les ordres eurent son consentement, ils déléguèrent auprès de lui, pour le remercier et lui demander à quelle date il voulait bien fixer la cérémonie du serment, moyennant que ce fust la semaine prochaine. Il déclara qu'il n'avait point de préférence. Sur quoi l'archevêque de Bourges fit remarquer que le mardi serait bien choisi ; c'était la fête de Saint Luc l'évangéliste, et sa majesté ne pouvoit annoncer une meilleure évangile. Henri III s'exécuta ; le 18 octobre, il parut devant les représentants des ordres assemblés Après qu'il eût fait lire l'Édit d'Union : Je jureray, dit-il, comme je jure devant Dieu en bonne et saine conscience, l'observation de ce mien edict tant que Dieu me donnera la vie icy bas.... Et se tournant vers les députés : Vous jurerez présentement l'observation de ce mien edict d'union, tous d'une voix, mettant par les ecclésiastiques la main à la poictrine, et tous les autres levants les mains vers le ciel.

Un élan d'enthousiasme souleva l'assemblée ; les cris de : Vive le Roi éclatèrent. Les trois ordres suivirent Henri III à l'église Saint-Sauveur où un Te Deum fut chanté ; il regagna le château parmi les acclamations. Sensible à ces ovations dont il avait perdu l'habitude, gagné par l'allégresse générale, il semblait oublier ses rancunes et ses haines. Quand La Chapelle-Marteau vint le remercier au nom de Paris, il lui déclara qu'il pardonnait tout ce qui s'était passé le jour des Barricades. Mais cette belle journée fut sans lendemain ; il y avait entre le Roi et les États trop de sujets de désaccord.

Le Roi attribuait au chef de la Ligue une humiliation qui lui avait été particulièrement dure. Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, l'un des princes les plus remuants, les plus habiles et les plus ambitieux, profita des troubles du royaume pour envahir le marquisat de Saluces. L'agression était d'autant plus injuste qu'à son avènement Henri III avait fait à la maison de Savoie cadeau d'une bonne partie de ses possessions d'outre-monts. Au reçu de la nouvelle, la colère du Roi fut si vive qu'il se fit scrupule de communier le lendemain (7 octobre).

On put croire un moment que les États proposeraient de traiter avec les huguenots et de déclarer la guerre à l'envahisseur. Les nobles offraient leur vie pour venger cette insulte. Mais l'ambassadeur d'Espagne circonvint le prévôt des marchands, et le Clergé rappela les esprits au devoir de la guerre sainte.

Le Roi ne pouvait croire que le duc de Savoie eût osé s'attaquer à la France, s'il n'avait été assuré d'avance de la complicité de la Ligue. Il se trompait ; Guise avait repoussé les ouvertures de Charles-Emmanuel et, dans une lettre à Sixte-Quint, il déclarait que par le droit de sa naissance, par la fidélité de ses progéniteurs et la sienne particulière, par les bienfaits des rois ses souverains et par l'amour de sa patrie, il se reconnaissait estre très obligé à la défense de son prince et de la couronne et que pour tous les respects du monde il n'y voudroit manquer. Mais Henri III était convaincu du contraire ; et c'est à ce moment peut-être que commença à se fixer dans son esprit l'idée d'un meurtre.

Il rendait le Duc responsable de tous les affronts qu'il subissait. Les États voulaient déclarer le roi de Navarre, comme hérétique et relaps, déchu de tout droit à la couronne. Henri III affirmait qu'il avait un extrême souci de ne pas laisser sa succession à un huguenot ; mais, avant de condamner le roi de Navarre, ne convenait-il pas de le sommer une dernière fois de revenir au catholicisme ? Les trois ordres n'en voulurent rien faire. L'archevêque d'Embrun remontra en leur nom qu'ils étaient résolus à ne plus rechercher le roi de Navarre ; que c'était un membre pourri, qu'ils ne pouvaient sans crime entrer en relations avec lui. Eh bien, s'écria le Roi, si vous craignez l'excommunication, le légat du pape est en la Cour pour vous absoudre et délier. Les zélés se montraient plus catholiques que le Pape. Le comte de Soissons, cousin du roi de Navarre et catholique, avait combattu dans les rangs protestants à Coutras ; puis il était revenu à la Cour, où le Roi ne lui fit pas plus mauvais visage. Comme il avait cohabité avec un hérétique, il fallut demander à Rome une absolution que le Pape accorda sans difficulté ; mais, lorsque les lettres patentes du roi, portant réhabilitation du Comte, furent portées au parlement de Paris, les ligueurs envahirent la grand'chambre et empêchèrent l'enregistrement. Dans cet outrage à sa justice, comment Henri III n'eût-il pas soupçonné la main des Guise, intéressés à proscrire tous les Bourbons, catholiques ou protestants ?

Il s'apercevait tous les jours que les députés voulaient le mettre en tutelle. L'échec des derniers États généraux leur avait servi de leçon. En 1576, les trois ordres n'avaient pu se mettre d'accord sur l'étendue de leurs droits. Le Clergé et la Noblesse avaient été d'avis que la volonté unanime des trois ordres devait âtre souveraine, mais le Tiers avait refusé de s'associer à cette prétention. Grâce à ce dissentiment, le Roi était resté libre comme auparavant d'apprécier à sa guise les doléances et d'en tenir compte dans la mesure qui lui plaisait. Les députés de 1588 voulaient que les décisions prises d'un commun accord par la Noblesse, le Clergé et le Tiers, eussent force de loi. C'était changer le caractère et la constitution de la monarchie. Sur le chapitre des impôts, ils se montraient intraitables ; persuadés que des économies suffiraient à rétablir les finances, ils refusèrent à Henri III tout subside, sans cesser de réclamer la continuation de la guerre contre les hérétiques. Pour avoir de l'argent, le Roi caressa les membres du Tiers, s'accusa publiquement devant eux d'avoir mal administré les finances ; il protestait que désormais il aurait l'œil à ses affaires et gouvernerait sévèrement sa maison. Les explications où il descendait compromettaient un peu la majesté royale. Il vouloit régler sa maison et la réduire au petit pied ; s'il avoit trop de deux chapons, il n'en vouloit qu'un, il avoit trop de regret d'avoir vécu de la façon du passé. Les États, loin de se laisser attendrir, exigeaient qu'il réduisît les tailles au taux qu'elles estoient en l'an 1576. Et La Chapelle-Marteau, chargé de lui signifier les décisions du Tiers, s'échappait jusqu'à dire que, si leurs demandes étaient repoussées, ils rentreraient en leurs maisons. Henri III eut l'humiliation d'âtre forcé de recourir aux Guise. Le Duc réunit chez lui les principaux opposants, La Chapelle-Marteau, président, et Bernard, orateur du Tiers-État. Rien n'y fit, il put s'apercevoir ce jour-là qu'il n'était pas tout son parti. La misère était grande dans les provinces. Les trois ordres s'obstinèrent à réclamer la réduction des tailles ; ils demandaient aussi la création d'une Chambre de justice pour juger les partisans, les financiers et les membres du Conseil suspects de malversations.

Le Roi céda en apparence ; ce fut une scène de comédie. Il fit venir les députés du Tiers, parla de son amour pour son peuple et finit par dire : Je vous accorde vos requestes. Alors chacun se mit à crier : Vive le Roi, sans le laisser achever. Aussitôt que les acclamations cessèrent : C'est à la charge, reprit-il, que vous fassiez fonds et que vous donniez des moyens assurés pour l'état de ma maison et fonds de la guerre. Le Tiers, content de sa victoire, vota 120.000 écus, mais quand il s'agit de savoir où les imputer, les difficultés recommencèrent. Henri III revenait à la charge plus pressant, plus souple que jamais ; c'étaient les discours d'un prodigue, qui, à bout de ressources, promet aux autres et se promet à lui-même de recommencer une meilleure vie. Le fonds de la guerre fait, il vouloit, raconte Bernard, les deniers estre distribués par nos mains (les mains des députés)... il nous juroit et promettoit ne vouloir ci-après rien mettre sur son peuple, ce qu'il disoit si assurément qu'il aimerait mieux tout perdre que d'y contrevenir ; et en répétant son premier serment, il dit : Que Dieu m'abisme et me damne si j'y contreviens. J'ai mon salut en recommandation, soyez en assurés. Il est bien vrai que quelques-uns de mon conseil ne sont pas de test avis et disent que ce seroit me régler sur le duc de Venise et rendre mon estat à demi démocratique. Mais je le ferai[4]....

C'est à ces promesses de solliciteur que descendait le roi de France. Mais au fond du cœur il en voulait à mort à ses ennemis du rôle misérable qu'ils le forçaient de jouer.

 

II. — LE MEURTRE DES GUISE.

AUX souffrances de l'orgueil s'ajoutait, pour les rendre plus aiguës, l'impression de la saison. Quand venait l'hiver avec ses froids et ses brumes, cet être sensitif était gagné par la tristesse de la terre et du ciel. Sa mélancolie augmentait, traversée de crises de larmes ou de fureur. Le chancelier Cheverny déclarait à l'historien de Thou que ces moments étaient redoutables aux gens de l'entourage. Dans cet état d'hyperesthésie, les moindres piqûres faisaient plaie ; les inquiétudes et les craintes l'affolaient. Il aurait fallu le ménager et tout le monde lui tenait tête, chefs ligueurs et députés ; un princerot comme le duc de Savoie envahissait ses possessions ; les États lui imposaient la guerre et lui refusaient les moyens de la faire. Des avertissements lui venaient qu'on en voulait à sa liberté ; un confident du duc de Guise aurait laissé échapper l'aveu que son maitre voulait mener le Roi à Paris. Henri IH redouta peut-être le sort de Childéric, l'internement dans un monastère et les terribles ciseaux avec lesquels Madame de Montpensier se flattait de lui tailler, dans l'épaisseur des cheveux, une autre couronne. Une conversation qu'il eut avec le duc de Guise porta ses inquiétudes au comble (22 décembre). Le Duc se plaignit d'avoir fait tous les efforts pour gagner sa confiance, sans autre résultat que de voir ses actions les plus pures toujours mal interprétées ; cette situation lui était insupportable ; il avait donc résolu de céder la place à ses ennemis et de résigner ses fonctions de lieutenant général. L'entretien dura deux heures. Malgré les prières du Roi, le Duc persista et, quand Henri III s'éloigna, il le suivit encore pour lui signifier qu'il quittait sa charge.

L'insolence de cette démission le troubla comme une menace. Il crut que Guise quittait cette dignité pour en demander une plus haute, la connétablie. Il résolut de se défaire de lui.

Il avait annoncé que, le vendredi 23 décembre, il se rendrait à La Noue, maison aux environs de Blois, et qu'il tiendrait le Conseil de grand matin avant son départ. Sous prétexte de quelques préparatifs de voyage, il se fit la veille remettre les clefs du château par Guise, qui les gardait en sa qualité de grand-maître, et il put tout à l'aise prendre ses dispositions. Il logeait au second étage du château dans l'aile construite par François Ier. Quand on montait, chez lui par le merveilleux escalier extérieur, on arrivait à une antichambre qui servait de salle à manger et de salle du Conseil. Au fond de cette pièce une porte s'ouvrait sur la chambre à coucher du roi, qui était flanquée aux deux extrémités d'un cabinet, à droite le cabinet neuf, à gauche, le cabinet vieux. Les conseillers arrivèrent de bonne heure. La plupart étaient dans le secret du Roi ; ils avaient été d'avis qu'il était impossible de faire son procès à un sujet aussi puissant que le duc de Guise et qu'il fallait employer contre lui des moyens sûrs. Henri III avait choisi pour exécuteurs de sa justice les Quarante-cinq, hostiles à la Ligue, qui les traitait de coupe-jarrets et parlait de les faire licencier. Il leur distribua des poignards et plaça huit d'entre eux et Loignac dans sa chambre ; les autres se postèrent, dans le cabinet vieux ou dans le couloir qui menait de l'appartement du roi au dehors, à la galerie des Cerfs. Le Roi, avec d'Ornano et les deux D'Entragues, se retira dans le cabinet neuf, où il attendit les événements.

L'idée d'une catastrophe prochaine était dans l'air. Le nonce conseillait à Guise de s'éloigner de Blois ; sa mère, la duchesse de Nemours, l'en suppliait ; Catherine de Médicis elle-même l'aurait fait avertir du danger. Il croyait à sa fortune et voulait l'éprouver jusqu'au bout. Peut-être avait-il hâte d'en finir et d'être le maître ou de n'être rien. Il disait à l'archevêque de Lyon que, si la mort entrait par la porte, il ne sortirait pas par la fenêtre. Le 22 au soir, il avait reçu un nouvel avertissement, mais il n'en tint compte : Il n'oserait, dit-il. A sept heures du matin, on vint le prévenir que le Conseil était ouvert. Henri III surveillait, du cabinet neuf, l'arrivée du duc et du cardinal de Guise. Son agitation était extrême ; il ne pouvait tenir en place. Deux fois, il envoya un des d'Entragues recommander à maître Étienne Dourguin, son chapelain, et à maître Claude de Bulles, son aumônier, de prier pour le succès d'une œuvre dont il attendait le repos de son royaume. Le Duc fut surpris de trouver au bas de l'escalier Larchant et les archers de la garde. Ce capitaine lui expliqua que ces pauvres gens avaient présenté au Conseil une pétition pour être payés de leur solde et qu'ils s'étaient réunis pour le prier d'intercéder en leur faveur. Il le promit et. monta. Derrière lui ces solliciteurs occupèrent l'escalier et barrèrent le chemin.

 Aussitôt que le cardinal de Guise et l'archevêque de Lyon furent arrivés, la délibération commença. On examinait une affaire de gabelle, lorsque Revol, secrétaire d'État, survint et dit tout bas au Duc que Sa Majesté le demandait dans son cabinet vieux. Guise se leva, heurta à la porte de la chambre royale ; l'huissier l'introduisit et referma la porte. Il trouva devant lui les Quarante-cinq, qui le saluèrent et le suivirent comme par respect tandis qu'il se dirigeait vers le cabinet vieux. Surpris, il se retourna ; les assassins se jetèrent sur lui, le saisirent aux bras et aux jambes et le frappèrent de leurs poignards. Embarrassé de son manteau, ne pouvant tirer l'épée, il se débattit et lutta avec fureur. Il entraîna ses meurtriers et alla tomber au pied du lit du Roi.

Au bruit de la lutte, le cardinal de Guise comprit le guet-apens. L'archevêque de Lyon se précipita vers la porte ; il entendit le cri de désespoir : Ah ! quelle trahison. Le maréchal d'Aumont tira l'épée et arrêta le Cardinal ; les archers entrèrent et mirent la main sur l'Archevêque. Des ordres avaient été donnés pour saisir à la même heure la duchesse de Nemours, mère du duc, et son fils, le prince de Joinville ; Péricard, son secrétaire ; le duc et la duchesse d'Elbeuf ; le comte de Brissac, président de l'ordre de la noblesse. Le prétendant de la Ligne, le vieux cardinal de Bourbon, fut aussi emprisonné.

Hors du château, à l'hôtel de ville de Blois, les membres du Tiers-État étaient en séance lorsque subitement des soldats envahirent la salle. Le grand prévôt de l'hôtel, Richelieu, qui les conduisait, commanda de la porte : Messieurs, personne ne bouge, l'on a voulu tuer le Roy ; il y a deux soldats qui sont pris. Quelques députés protestèrent contre cette irruption d'une troupe en armes. Alors le grand prévôt mit l'épée au poing ; les soldats s'avancèrent, piques baissées, criant : Tue, tue, mort-Dieu ! tue, que personne ne bouge. La Chapelle-Marteau, qui présidait, s'approcha du grand prévôt et lui demanda ce qu'il voulait. Richelieu tira un rôle de sa poche : Vous êtes le premier accusé d'avoir voulu tuer le roi, je dis vous, M. le Président de Neully, M. Compans, M. d'Orléans, le président du Verger de Tours, le Roy, lieutenant d'Amiens et De Vert (avocat de Troyes). Bernard, l'orateur du Tiers-État, eut une belle inspiration : il pensa à faire escorte avec l'ordre tout entier aux membres proscrits, mais le grand prévôt se fit faire brutalement place, et, sans donner le temps à ses prisonniers de prendre leurs manteaux et leurs chapeaux, il les conduisit sous la pluie battante au château. Menés dans la chambre du Roi, ils virent deux flaques de sang. Devant eux, on donna l'ordre à l'huissier de faire dresser des potences, mais on ne voulait que leur faire peur ; ils furent enfermés dans une chambre haute (23 décembre).

L'archevêque de Lyon et le cardinal de Guise avaient été mis sous les combles en une petite chambre de galetas. Le lendemain, le capitaine Du Gast vint chercher le Cardinal, sous prétexte de le conduire auprès du Roi. A peine eut-il fait quelques pas hors de sa prison que les soldats se jetèrent sur lui et le percèrent de leurs piques. Les corps des deux chefs de la Ligue furent brûlés et leurs cendres jetées dans la Loire, pour que le parti ne fût pas tenté de faire, de leurs restes, des reliques.

 

III. — LA CLÔTURE DES ÉTATS.

LE Tiers avait décidé le lendemain du crime (24) de clore ses cahiers, mais il s'était vite remis de son épouvante. Il engagea les deux autres ordres à députer avec lui au Roi pour demander la liberté de leurs confrères prisonniers. Les délégués ne furent point reçus ; Henri III leur fit dire que si l'on vouloit parler pour le cardinal de Guise, il estoit mort. Ils insistèrent, sans succès. Ce jour-là pourtant, Brissac, président de la Noblesse, fut relâché.

Henri III aurait voulu que les États insérassent dans les cahiers quelques articles concernant le crime de lèse-majesté ; il ne put l'obtenir. Il proposait aussi de faire examiner les vœux et doléances par une commission mixte de députés et de membres du Conseil. Les députés jugeaient la conférence inutile. Ils avaient exprimé leurs vœux ; c'était au Roi à bâtir et construire sur iceux les ordonnances requises et nécessaires. Ils craignaient de laisser derrière eux une commission de quelques membres qui, cédant aux prières ou aux menaces, autoriserait du nom des États les actes de pouvoir absolu. Le Roi fut obligé d'y renoncer.

Le Tiers avait une attitude ferme ; les deux autres ordres évitaient de parler trop haut. L'archevêque de Bourges, Renaud de Beaune, qui présidait le Clergé depuis la mort du cardinal de Guise et l'arrestation du cardinal de Bourbon, n'était pas un ligueur ; Brissac, rentré dans la grâce du Roi, avait été continué en l'honneur qu'il avoit de présider en l'Estat de la noblesse de France. Pour éviter les remontrances accoutumées à la fin des États, Henri avait imaginé de répondre aux demandes des cahiers avant la séance solennelle de clôture ; ainsi les plaintes seraient inutiles et les harangues se feraient, comme il disait, par forme d'actions de grâce. Mais Bernard, le jour de la remise des cahiers (4 janvier 1589), lui remontra que la coutume et liberté des États permettent de faire et rapporter publiquement les plaintes publiques. Il demanda donc que, sans rien changer de la forme ancienne, jour leur fût donné pour ouïr en public leurs supplications. Il pria Sa Majesté qu'en continuant ses bontés et clémences ordinaires il lui plût mettre en liberté ses confrères détenus et arrêtés et les rendre à la compagnie du Tiers-État entiers en leur personne et réputation.

 La clôture des États eut lieu les 15 et 16 janvier 1589. L'archevêque de Bourges, pour le Clergé, passa en revue les calamités de ces vingt-huit dernières années, qu'il attribua au mépris du nom de Dieu. Il indiqua successivement les maux : la nomination de prélats et d'abbés indignes, les commendes, les aliénations des biens d'église, la pluralité des bénéfices, l'usurpation du revenu des hôpitaux, les desbauches  des Universités, le désordre de la noblesse, la profusion des finances, la vénalité des offices, — et les remèdes : l'élection de bons, doctes, sages prélats et d'abbés qui soient de l'état et qualité requise, la permission au Clergé de racheter ses biens, l'observation du Concile de Trente, la réforme de l'Université, la réorganisation des compagnies d'ordonnance, de ce bel office de cavalerie, comme il disait, une guerre sérieuse pour éviter la perpétuité de la guerre et la ruine des finances, et enfin, la suppression de la vénalité des charges. Cette bonne réformation ferait multiplier le peuple, fleurir la justice et assurer la tranquillité en ce royaume pour le faire durer tant que la lune seroit au ciel.

Le héros des barricades et l'ami des Guise, Brissac, dit que ce n'étaient point les mains de la fortune, mais Dieu qui avait environné le front de Sa Majesté d'un double diadème

Non pour la grandeur de sa royale maison, non pour les marques universelles de la valeur des François, mais pour sa piété, pour sa foi, sa clémence et sa magnanimité...

La religion étant la pierre fondamentale de l'État,

Il nous a semblé juste, voire nécessaire, d'en affermir les colonnes et commencer par là au remède de nos malheurs. Et pour ce, nous avons été forcés à vous requérir, par assemblée, par serment, par loy fondamentale ce saint Édit (d'Union) que votre royale bonté nous a octroyé... C'est elle seule (la religion) qui est le lien, l'ornement et la force de toutes choses. Quand donc il s'agit de la conservation de ce qui est si saint et si désirable, nous devons déposer tout respect pour le suivre, n'avouant pour compatriotes que ceux qui sont touchés du même désir.

Brissac définissait le rôle de la noblesse et la hiérarchie de ses devoirs.

Et par là Sire, les prophètes de Dieu et leur ministère saint, la justice, les marchands, les artisans, les manouvriers, les vieux, les impotens, les veuves, les orphelins. les dames et leur honneur sont de la protection de l'épée du gentilhomme. Tout cela n'est rien au respect des limites de la patrie, qui reposent sous sa valeur, et le plus précieux gage des choses humaines, l'image et l'oint du Seigneur, la personne sacrée de Votre Majesté, sa famille, ses droits, son autorité sont encore de l'honorable devoir de notre charge. Mais ces choses là n'opèrent point tant d'estime en une âme vertueuse que fait un don plus haut, un bien céleste, un privilège plus important., un comble de tous devoirs, une maîtresse obligation qu'a la noblesse chrétienne à la défense de la foi. Par le service que nous faisons à celui premièrement à qui servent toutes choses, puis après à Votre Majesté, par la fidèle amitié à nos égaux et la protection aux autres, nous accomplissons le devoir de gentilhomme, que nos majeurs ont compris sous ce seul mot d'honneur...

Il termina par des vœux enthousiastes.

Ainsi durant vos ans, Sire, périssent les hérétiques... Ainsi la France trouve pour jamais en leur perte son salut, sa lumière et sa force. Ainsi les temples soient resplendissans de la gloire divine, ainsi en soient les pasteurs révérés... Soit ainsi la noblesse la terreur des ennemis, le lustre et le soutien de l'État, les arcs-boutans de l'autorité royale... Ainsi puisse-telle égaler son courage à son devoir et l'empire de son prince à la terre ! Ainsi puisse le peuple être sauvé de ses maux et jouir d'un ciel favorable... Ainsi son bien corresponde à sa droiture et son obéissance à la grandeur et à la bonté du roi !

Après que Brissac eut parlé en courtisan, en chevalier chrétien et en fanatique, la séance fut levée.

Le lendemain, Bernard, étant à deux genoux, se félicita pour les très humbles et très obéissants sujets du Tiers-État de voir le jour tant souhaité auquel Sa Majesté était disposée à écouter leurs plaintes, prendre leurs avis et recevoir leurs humbles supplications.

Leurs remontrances, Sire, pour être au bien de votre service, salutaires et profitables au public, ne seront par eux fardées ou déguisées de quelque langage affecté. Ils les veulent et entendent faire simples, libres, justes et véritables... Principalement quand l'on s'adresse aux rois, que c'est tout un peuple qui parle et qu'il y va du salut commun.

Y avait-il [autre moyen] de le remettre (ce royaume) en sa première santé, force et convalescence... que de nous promettre l'entière exécution de votre saint Édit d'Union... Mais qu'ai-je dit promettre, vous l'avez solennellement juré et par l'avis de vos États pour loi fondamentale de votre royaume... Et à la vérité vous ne pouviez ni ne deviez faire autrement, car les rois et les monarques n'ont le sceptre en main... sinon que pour être ministres de la gloire de Dieu, défenseurs de son nom, protecteurs de sa religion...

Il est vrai, Sire que l'ulcère de l'hérésie clos et fermé, le reste du corps (de l'État) ne laisse d'être corrompu et sera toujours languissant s'il n'est pourvu à ses autres infirmités... La guerre n'a pas été seulement faite à votre peuple par des soldats enrôlés et levés sous vos commissions, mais par une autre sorte d'ennemis qui n'ont moins travaillé vos sujets qu'une levée et venue de reîtres. Ce sont, Sire, les partisans, ce sont ceux qui par importunités, immensités des dons et subtile invention du comptant ont épuisé vos finances et vous ont mis à la besace. Ce sont les inventeurs des subsides et édits nouveaux ; les exécuteurs des commissions extraordinaires, courtiers et maquignons d'offices : vermines d'hommes et couvée de harpies écloses en une nuit lesquels par leurs recherches ont fureté votre royaume jusqu'aux cendres de nos maisons. Et néanmoins l'on projetoit faire accrue de nouveaux subsides et levée de deniers : sur qui, Sire ? Sur un pauvre passant détroussé nud et mis en chemise, ainsi faut-il parler de votre peuple Il n'y a point de plus prompt remède que de répéter (reprendre) les deniers de ceux qui, à la foule et oppression de vos sujets, ont butiné tant de richesse. Il est temps de comprimer l'éponge trop remplie et purger la rate trop enflée à la longueur des autres membres.

Voilà Sire, comme des sujets bien affectionnés doivent parler à leur prince, comme des États libres et bien composés doivent donner avis sans aucune prévarication de la chose publique, avec tel respect néanmoins que Votre Majesté n'y soit en rien offensée. Nous reconnaissons et publions haut et clair que le ciel et la nature vous ont libéralement enrichi de ce qui est bien nécessaire pour nous régir et gouverner : la dévotion vous est recommandée, la prudence et la justice vous assistent, votre clémence nous est connue laquelle nous implorons de nouveau en corps d'États pour le salut, liberté et personnes de nos confrères retenus et arrêtés ; bref que les perfections de vos prédécesseurs rois se sont jointes et retrouvées ensemble pour faire reluire Votre Majesté sur nous.

Le discours fini, le Roi déclara que Bernard lui avait dit ses vérités sans l'offenser. Le Tiers-État en corps remercia son orateur. Suivant l'expression de L'Estoile, le règne de Nemrod le Lorrain était fini. Oui, mais celui de la nation catholique allait commencer.

 

 

 



[1] SOURCES : [Lalourcé et Duval], Recueil de pièces originales et authentiques concernant la tenue des États généraux. Pièces justificatives, IV et V, Barrois, 1789. Les mêmes, Recueil des cahiers des trois ordres aux États généraux, III, Barrois, 1786. Palma Cayet, Chronologie novenaire, introduction. Mémoires de la Ligue, 1758, III. Mémoires d'Estat de Villeroy, 1665, I. Mémoires de Cheverny, M. et P., X. Archives curieuses, XII. Documents historiques sur l'assassinat des ducs et cardinal de Guise, Revue rétrospective (de Taschereau), III et IV, 1834. De Thou, X. D'Aubigné, VI. Pierre Matthieu, Histoire des derniers troubles, 1597.

OUVRAGES A CONSULTER : G. Picot, Histoire des États généraux, 2e éd., III et IV. Baron de Balmer, Sixte-Quint, 1870, II. L'Épinois, La Ligue et les papes, 1886. Bouillé, Histoire des Guise, III. Forneron, Les ducs de Guise, II. Italo Raulich, Storia di Carlo Emanuele I Duca di Savoia, I, 1896. Felice Chiapusso, Carlo Emanuele I e la sua impresa sul marchesato di Saluzzo. Lettere del nunzio di Savoie dans Carlo Emanuele I Duca di Savoia, Turin, 1891. Robiquet, Paris et la Ligue, 1886.

[2] A ces seconds États de Blois le Clergé avait été élu, comme les autres ordres, par bailliages et sénéchaussées.

[3] Journal d'Étienne Bernard, Recueil de pièces, V, p. 70.

[4] Journal de Bernard, V, p. 128.