HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE III. —  RÈGNE D'HENRI III.

CHAPITRE VII. — LA JOURNÉE DES BARRICADES[1].

 

 

I. — LES PROGRÈS DE LA LIGUE.

PENDANT que les protestants et les catholiques étaient en armes à l'Ouest et au Midi, la Ligue avait continué sa propagande et profité de toutes les fautes et de toutes les faiblesses du Roi. Les petits bourgeois, les artisans, les gagne-deniers, les paysans même s'enrôlaient. Ils coiffaient le casquet, revêtaient le corselet et, en attendant de livrer bataille, manifestaient hautement : Morguant, fendant, mutins, mettant tout en desroy, Disant : Sus ! tuons tout, nous n'avons plus de roy ! Vive la liberté !

L'un des plus ardents à crier son mécontentement était maitre François Le Breton, natif de Poitiers, avocat à Paris, homme de bien et charitable, mais violent, l'ami du hardi prêcheur Poncet. Un jour il avait perdu une cause qu'il croyait bonne ; il injuria les juges et fut réprimandé. Il porta ses plaintes jusqu'au Roi, qui ne daigna pas l'écouter. Cette indifférence fit de lui un opposant. Il publia un pamphlet où il appelait Henri III un des plus grands hypocrites qui fût jamais, le singe des rois vertueux. Il préconisait comme l'unique remède aux maux dont souffrait le royaume une assemblée d'États généraux dont les officiers du roi seraient exclus, et proposait, en attendant, de restituer aux villes toutes leurs franchises. Avec l'intolérance des réformateurs, il voulait traiter comme ennemis publics les adversaires de l'autonomie communale : On les mettra en pièces et leur nom et famille seront effacés à jamais avec confiscation de biens et de corps sans respect d'aucune grandeur.... Il faut leur courir sus.

Henri III lui fit faire son procès ; le Parlement le condamna à mort, mais le recommanda à la clémence royale, comme n'ayant pas la tête bien saine. Le Roi ne fit pas grâce. Le Breton fut étranglé et pendu dans la cour du Palais (2 novembre 1586), de peur qu'il n'y eût émeute pour le délivrer dans le trajet de la prison à la place de Grève. Le peuple baisa les pieds et les mains du supplicié quand on porta son cadavre au gibet de Montfaucon. Ces exécutions, qui furent rares, augmentaient la haine sans inspirer la crainte. Dans les masses misérables, germaient les projets les plus violents. La Ligue y comptait une foule d'adhérents qui, par goût du désordre ou par fanatisme, complotaient d'enlever le Roi et même de le tuer. Les prudents eurent beaucoup de peine à faire entendre raison à ces emportés.

Les partisans de l'action accueillirent avec enthousiasme Mayenne, qui, de retour de l'Ouest, faisait sonner bien haut ses campagnes et ses victoires ; ils le mirent dans la confidence de leur organisation et de leurs desseins. Ils voulaient surprendre la Bastille, le grand et le petit Châtelet, le Temple, l'Hôtel de Ville et bloquer le Louvre. Le Roi, averti par ses espions, prit ostensiblement des mesures de défense ; il mit des forces au grand et au petit Châtelet et à l'Arsenal. Mayenne prit le parti de sortir de Paris (20 mars 1587).

Le duc de Guise n'apprit pas sans humeur l'équipée de son frère. Il se plaignit qu'on voulût agir sans le consulter. Ses reproches et l'échec piteux du complot servirent de leçon aux impatients, qui promirent de montrer à l'avenir plus de sagesse et de docilité.

La Ligue poussa la propagande. Déjà au moment de sa formation, elle avait envoyé Ameline, homme avisé, bon négociateur, à Chartres, à Orléans, à Blois, à Tours, pour y recruter des adhérents. Après son mécompte du mois de mars, elle expédia de nouveaux émissaires dans les provinces avec des mémoires et des instructions ; elle accusait le Roi de faire entrer en France une armée de reîtres hérétiques pour lui donner en proie les catholiques, corps et biens.

Les chefs du parti proposaient que les membres des communautés catholiques, et spécialement de celles qui étaient plus directement menacées, comme Paris, Rouen, Lyon, Orléans, Bourges, Amiens, Beauvais et Péronne, députassent au Roi pour le prier de réunir les forces nécessaires à la défense du royaume et lui offrir un secours de 20.000 hommes de pied et de 4.000 chevaux. Si le Roi n'autorisait pas ces levées, il ne faudrait pas laisser, en cas d'invasion, de les faire : Et sera par ce moyen le Roy contraint d'advouer l'armée catholique ou s'en déclarer à l'ouvert ennemy. Cette armée fera tête aux envahisseurs estant conduite et commandée par les gentilshommes et capitaines catholiques affidez aux provinces et villes qui pourront, au refus et contradiction du Roy, prendre un prince catholique pour chef. Si Henri III venait à mourir sans enfant (que Dieu ne veuille), les catholiques se rassembleraient entre Paris et Orléans. Les États généraux seraient réunis ; ils éliraient le cardinal de Bourbon tant parce qu'il est prince très catholique ennemy des hérétiques qu'aussi il est prince françois, doux, aggréable et vertueux, de la race ancyenne des roys de France, [ce] qui le rend très recommandable non comme héritier et successeur, estant trop remot (éloigné) en degré, mais capable d'eslection et de l'honneste preference pour sa religion et ses vertus. Au moment de la vacance du trône, le Pape et le roi d'Espagne seraient immédiatement avertis pour qu'au besoin sa sainteté nous assiste de sa saincte benediction et le roy catholique de ses forces et moyens. Cependant il fallait, en grand secret, pratiquer le plus de gens de bien que faire se pourrait, gentilshommes, bourgeois, ecclésiastiques, prédicateurs en qui le peuple avait créance ; instituer dans chaque ville un comité d'action de six membres, se réunissant une ou deux fois la semaine pour examiner les affaires du dehors et le succès de la propagande. Les villes devaient agir en parfait accord avec les princes catholiques, dont la Ligue parisienne garantissait les intentions. Les uns et les autres se lieraient par un serment solennel d'assistance réciproque et de dévouement commun à la religion. Elles leur laisseraient l'honneur du commandement et de la conduite des armées et se réserveraient la levée des hommes et l'élection des capitaines particuliers. L'administration de la justice et le maniement des finances appartiendraient à un conseil composé de gens des trois États.

La Ligue faisait jurer à ses affiliés une nouvelle formule de serment. Ils promettaient obéissance au Roi tant qu'il se montrera catholique et qu'il n'apparoistra favorisant les hérétiques. Ils emploieraient leurs biens et leurs vies pour conserver la religion catholique et romaine, et pour empêcher l'avènement de Henri de Bourbon, de ses semblables et adhérants. Ils ne s'abandonneraient jamais les uns les autres et se joindraient à (pour) la deffence mutuelle de la moindre des villes associées aussi bien que de la plus grande.

Chaque ordre aurait sa part de la victoire ; le Clergé y gagnerait la réforme des abus, le rétablissement de ses dignités, franchises et privilèges et la publication du Concile de Trente ; la Noblesse, appuy principal de ce royaume, après Dieu, sa restauration en son ancienne splendeur, et son maintien en ses mérites, libertés, honneurs, prérogatives, franchises honnêtes et vertueuses. En échange, les deux premiers ordres aideraient le Tiers-État à épurer la justice, spécialement les cours souveraines remplies en la plupart de corruptions, hérésies et tyrannies ; à remettre les corps et communautés des bonnes villes en leurs anciens privilèges, libertés, honneurs et franchises ; à pourvoir aux intolérables misères desquelles le pauvre et commun peuple, nourricier de tous les autres estats, est aujourd'huy de mille façons barbarement oprimé. Programme d'opposition qui proposait le retour à l'État du moyen âge avec sa royauté limitée, son Clergé puissant, sa Noblesse indépendante, ses communes autonomes, sans se soucier des contradictions et sans se demander si le Peuple, la Bourgeoisie et le Clergé lui-même avaient eu tant à se louer de ce passé.

Les ligueurs parisiens recommandaient aux conseils provinciaux de se tenir en rapports constants avec la capitale. Ils avaient organisé une sorte de service des affaires provinciales. Quand les délégués des bonnes villes arrivaient à Paris, ils trouvaient pour les recevoir des agents spéciaux, et qui souvent étaient du même pays qu'eux. Entre compatriotes, l'entente était vite établie, les desseins rapidement concertés. En juin 1587, Lyon, Toulouse, Orléans, Bordeaux, Bourges, Nantes et beaucoup d'autres villes avaient contracté accord avec Paris pour la défense de la religion catholique.

A Paris, la Ligue ne négligeait aucun moyen d'émouvoir l'opinion. S'il faut en croire de Thou, les prêtres allaient jusqu'à refuser l'absolution aux fidèles qui ne voulaient pas adhérer à la Sainte Union. Les prédicateurs faisaient rage dans les chaires ; ils incriminaient les actes, les mœurs et l'orthodoxie d'Henri III. Le Roi dut infliger à Poncet, curé de Saint-Pierre des Arcis, un exil de quelques mois. Ces prêcheurs n'étaient pas tous, comme Poncet, des hommes de bonne foi. Le curé de Saint-Benoît, Boucher, mentait sciemment quand il accusait Henri III d'avoir fait tuer, pour le faire taire, Burlat, théologal d'Orléans. La sœur des Guise, Madame de Montpensier, qui avait voué au Roi une haine mortelle, se vantait de gouverner ces tribuns de la chaire ; elle prétendait qu'elle faisait plus avec leurs sermons que ses frères avec leurs armées.

Elle exploita l'émotion qu'avait provoquée en France l'exécution de Marie Stuart (18 fév. 1587). Sur son conseil, Jean Prévost, curé de Saint-Séverin, exposa dans le cimetière de sa paroisse un immense tableau où étaient représentées, en une progression de scènes émouvantes, les persécutions que les catholiques anglais souffraient pour leur foi : arrestation de gentilshommes et de nobles dames, défilé de prêtres saisis à l'autel, et, par dérision, promenés, dans leurs vêtements sacerdotaux, à travers les rues et les places publiques ; inquisitions nocturnes des soldats dans les maisons des fidèles avec tout l'accompagnement des coups et des violences. Ici le spectacle des tortures infligées dans les prisons : question, dislocation des membres, pendaison par les pieds ; là l'exécution publique : mise au pilori, percement des oreilles avec un fer chaud, promenade sanglante à la queue d'une charrette sous la morsure du fouet ; et enfin la mort par pendaison, le dépècement des cadavres encore chauds, la cuisson dans des chaudières, la répartition de ces débris humains entre les diverses portes de Londres, et l'exposition sur le pont de la ville, au bout d'une perche, des têtes des suppliciés.

On imagine quel effet produisaient ces peintures sur le peuple catholique et très excitable de Paris. Tous les jours, des multitudes accouraient à Saint-Séverin. Il ne manquait pas sans doute de cicérone pour expliquer et commenter : ces bourreaux des catholiques anglais, c'étaient les alliés des huguenots français ; tel était le sort qui était réservé à la France si Henri de Béarn montait jamais sur le trône. La guerre seule, une guerre implacable, pouvait détourner tous ces maux. Mais le Roi lui-même, qui favorisait sous main les hérétiques, quels sentiments méritait-il d'inspirer ?

Henri III souffrit pourtant que ces peintures irritantes restassent là exposées, du 23 juin au 9 juillet (1587). Lorsqu'il se décida à les faire enlever, il fallut opérer de nuit.

A la fin, il résolut d'emprisonner trois des prédicateurs les plus ardents et, parmi eux, Jean Prévost lui-même (2 septembre 1587). A la nouvelle de l'arrestation, les ligueurs crièrent aux armes et sonnèrent le tocsin. Choullier, Senault, Crucé, Bussy-Leclerc occupèrent les ponts qui mettaient en communication le quartier de l'Université avec la Cité et la rive droite. D'autres se fortifièrent dans la maison du notaire Hatte, au carrefour Saint-Séverin. Le lieutenant civil Seguier qui, avec nombre de sergents et de commissaires, essaya d'en forcer la porte, fut repoussé. Les gardes du roi eux-mêmes auraient donné et n'auraient pas été plus heureux. D'Épernon, le Chancelier, Villeroy poussaient le Roi aux mesures énergiques : ils l'engageaient à faire pendre Bussy-Leclerc et ses compagnons, mais les conseils timides prévalurent. Bussy en fut quitte pour s'absenter quelque temps de Paris (2 septembre 1587).

En cette heureuse journée Saint-Séverin, la Ligue avait pris conscience de sa force. Ensuite vinrent les victoires d'Auneau (26 octobre) et de Vimory (24 novembre), qui accrurent son audace. Les ménagements d'Henri III pour l'armée d'invasion redoublèrent sa haine et ses soupçons. Le Roi continuait à défier l'opinion. Le duc d'Épernon, qui, depuis la mort de Joyeuse, avait accaparé la faveur royale, était d'autant plus détesté qu'il passait pour être partisan du roi de Navarre et de la succession protestante et qu'il avait omis d'écraser les Suisses et les reîtres en déroute. Il n'en reçut pas moins comme récompense le gouvernement de Normandie qui, d'ordinaire, était attribué à un fils de France ou à un prince du sang. Cette faveur parut une nouvelle preuve de la perfidie du Roi.

Pour avoir l'occasion de rester en armes, Guise, de retour de la poursuite des Allemands, alla remettre le siège devant Jametz (janvier 1588). Les princes catholiques, réunis à Nancy (janvier-février 1588), arrêtèrent les mesures qu'ils voulaient imposer à l'approbation royale : destitution de tous les officiers suspects à la Ligue, quelle que fût leur grandeur et leur dignité ; publication du Concile de Trente ; établissement de l'Inquisition dans les bonnes villes ; exécution de tous les hérétiques faits prisonniers qui ne promettraient pas de vivre catholiquement à l'avenir.

Ils ne cachaient plus leur alliance avec Philippe Il et favorisaient ouvertement ses projets. Le roi d'Espagne s'apprêtait à faire partir la flotte, qui devait embarquer aux Pays-Bas les troupes du duc de Parme et les jeter sur les côtes de l'Angleterre. C'était la grande pensée du règne, dont l'exécution devait porter le coup mortel à Élisabeth, à son Église et par contrecoup au protestantisme européen. Les Lorrains servaient avec passion un dessein qui vengeait Marie Stuart et préparait le triomphe de leur cause. Le duc d'Aumale avait conquis la plupart des places fortes de la Picardie pour assurer à l'Invincible Armada les ports et les ressources de cette province. Il chercha même à surprendre Boulogne, qui était le meilleur port de ces parages ; mais Bernet, qui y commandait pour le duc d'Épernon, déjoua ses ruses et reçut ses soldats à coups de canon. Henri III, qui suivait avec inquiétude les armements formidables de l'Espagne, ne voulait pas laisser à la disposition de Philippe Il les côtes où la flotte espagnole pouvait aborder. Aussitôt qu'il apprit la mort du prince de Condé (mars 1588), gouverneur en titre de la Picardie, il lui donna pour successeur le duc de Nevers, qui avait abandonné la Ligue. Le duc d'Aumale refusa de se dessaisir.

 

II. — LE SOULÈVEMENT DE PARIS.

LES négociations qui s'ouvrirent à Soissons n'avaient pas chance d'aboutir (avril). La Ligue et ses chefs voulaient être les maîtres ; le Roi pensait qu'il avait déjà trop fait de concessions. Sa faiblesse n'avait servi qu'à enhardir ses adversaires qui couraient sus à D'Épernon en plein Paris ; ses espions lui signalaient des réunions secrètes et même un complot pour introduire dans la ville cinq ou six cents chevaux, conduits par les ducs d'Aumale et de Guise. Il renforça ses gardes, rapprocha les Suisses qui étaient à Lagny et les logea dans le faubourg Saint-Denis.

Les ligueurs, de leur côté, avaient conscience qu'un jour le Roi se lasserait de leurs insolences ; ils pressèrent, par prières et même par menaces, l'arrivée du duc de Guise. Au même moment le Roi lui fit dire par Bellièvre de ne pas venir s'il ne voulait être tenu pour auteur des émotions de Paris. Malgré la défense, le Duc partit de Soissons le 8 mai avec neuf ou dix compagnons, courut toute la nuit et passa le lendemain à une heure de l'après-midi la porte Saint-Denis.

Il avait rabattu son chapeau sur ses yeux et cachait dans son manteau le bas de son visage. Un jeune gentilhomme de sa suite, Fouronne, le décoiffa par manière de plaisanterie, disant qu'à l'arrivée à l'hôtellerie, il fallait se faire connaître. Alors les acclamations commencèrent. La population le saluait au passage des cris : Vive Guise ! Vive le pilier de l'Église. Mesme qu'une demoiselle étant sur une boutique avoit abaissé son masque et dit tout haut ces propres mots : Bon prince, puisque tu es ici nous sommes tous sauvés. A travers la foule qui accourait, heureuse de le voir, de toucher son manteau, Guise s'avança lentement jusqu'au logis de la Reine-mère (au couvent des Filles Repenties, rue Saint-Honoré). Elle ne lui cacha pas qu'elle aurait mieux aimé le voir en une autre saison ; cependant elle l'accueillit Mea et s'offrit à le conduire elle-même au Louvre.

Un moment, le Roi, outré de cette bravade, fut tenté de la punir. Prompt à interpréter cette inspiration de la colère, Alphonse Ornano lui proposa de lui apporter la tête du rebelle, mais l'offre fit peur. Le Duc arrivait. Blême, le Roi lui demanda pourquoi il s'était permis de venir contre son ordre. Guise répondit pour s'excuser qu'il ne serait pas venu s'il en avait reçu la défense expresse. La Reine-mère s'entremit.

Guise sortit plus audacieux de cette dangereuse entrevue. Catherine, qui entreprit de négocier avec lui le règlement des affaires de Picardie, ne put rien obtenir. Les ligueurs notables entraient à la file à Paris ; l'archevêque de Lyon, Pierre d'Épinac, l'intellect agent de la Ligue, était arrivé. Des capitaines, des soldats se glissaient dans la ville et se tenaient prêts à tout événement. Le Roi ordonna en vain au Bureau de Ville de surveiller les portes et les hôtelleries ; la complicité de la population protégeait les intrus. Il résolut alors de faire une recherche plus exacte et, pour avoir les forces nécessaires à cette opération de police, d'introduire dans la ville, contrairement au privilège qu'elle avait de se garder elle-même, le régiment suisse de Galati et les gardes françaises cantonnés dans le faubourg Saint-Denis. Voulait-il s'en tenir là ? et, même s'il n'avait d'autre intention que de se rendre le plus fort, n'aurait-il pas été tenté, ayant les moyens en mains, de châtier ses ennemis ?

Les dernières mesures furent arrêtées dans une réunion tenue à l'Hôtel de Ville entre les officiers du roi et les membres de la municipalité dévoués à la Cour. Les compagnies de milice bourgeoise qui paraissaient les plus fidèles furent, le mercredi soir (11 mai), mises en mouvement pour occuper les points stratégiques, les ponts qui reliaient la Cité à l'Université, la place de Grève, le cimetière des Innocents. Mais la population s'inquiétait de l'approche des troupes. Des onze compagnies qui devaient être cantonnées au cimetière des Innocents, quatre refusèrent de se laisser enfermer et allèrent camper rue Saint-Honoré et rue au Feurre. C'est là que les trouva d'O, gouverneur de Paris, à une heure du matin, en faisant sa ronde. Comme il s'étonnait qu'elles eussent quitté leur poste, les soldats répliquèrent qu'ils étaient là pour protéger leurs femmes, leurs enfants et leurs biens. Leur attitude était si résolue que d'O, estonné, leur dit qu'ils avoient bien fait. A peine se fut-il éloigné qu'ils se dispersèrent et regagnèrent leurs maisons ; cet exemple fut suivi par les compagnies qui n'avaient pas quitté le cimetière. Au pont Saint-Michel, un ligueur ardent, La Rue, obligea le capitaine Riolle, cordonnier du roi et ancien huguenot, à lui céder la place.

Henri III n'avait mobilisé les milices que pour tenir la place chaude aux soldats. A cinq heures du matin, l'échevin royaliste Lugoly ouvrit la porte Saint-Honoré aux Suisses et aux gardes françaises qui se rendirent en silence aux Innocents. Là les différentes compagnies apprirent leur destination. Elles se mirent en marche, à travers la ville qui s'éveillait, au son des fifres et des tambours. La compagnie française d'Olphan du Gast se posta sous le petit Châtelet, en tête du Petit-Pont, celle de Marivaux occupa le pont Saint-Michel. Trois enseignes suisses se logèrent dans le marché Neuf, en pleine Cité. Ces troupes étaient sous le commandement de Crillon. Quatre enseignes suisses et deux françaises gardaient la place de Grève ; le reste était demeuré au cimetière des Innocents.

Les soldats croyaient avoir ville gagnée ; les Suisses se gorgeaient des tripes qu'ils avaient trouvées au Marché Neuf ; les Français criaient aux bourgeois de mettre des draps blancs à leurs lits où ils viendraient coucher le soir. Quelques-uns fouillaient indiscrètement les femmes qui passaient. Crillon menaçait le ciel et la terre.

Le quartier de l'Université, le plus ardent, fut le premier à s'agiter. Au jour levant,  Crucé, l'un des Seize, avait donné l'alarme. Les ligueurs accoururent en armes et occupèrent le carrefour Saint-Séverin, qui fertile l'accès de la place Maubert et commande l'entrée de l'Université. Les prédicateurs soulevèrent les écoliers ; un docteur en théologie, Péginard, qui avait endossé la cuirasse, exhorta ceux qui le suivaient à combattre bravement pour la liberté de la ville et pour la religion. Boucher prêcha la guerre sainte à la jeunesse du Collège de Fortet ; treize ou quatorze écoliers prirent les armes. Le Collège de Clermont fournit aussi quelques combattants. Crillon, qui voyait s'organiser la résistance, voulait se saisir de la place Maubert, mais il reçut l'ordre de ne pas bouger : la sentinelle qu'il avait placée à l'entrée du faubourg Saint-Séverin fut obligée de se replier.

Les bruits les plus sinistres couraient sur les desseins de la Cour : l'échevin ligueur Saint-Yon veut qu'il y ait eu jusqu'à huit bourreaux appelés par ordre du Roi à l'Hôtel de Ville. Un bourgeois du même parti, qui a écrit une Histoire de la journée des Barricades, raconte qu'au moment du cantonnement des troupes, — il ne sait si c'est par cas d'aventure ou aultrement — un valet de bourreau apparut sous la porte de la maison commune. Paris se crut menacé d'une exécution. Des membres du Parlement, comme Brisson, se laissèrent emporter par les passions populaires et prirent les armes.

Les bourgeois de la rue Neuve-Notre-Dame et de la rue de la Calandre, dans la Cité, tendirent les chaînes, et jetèrent au travers de la rue des enclumes, des poutres, des charrettes, des tonneaux remplis de gros grès ou de pavés ; ils fossoyèrent ce rempart mobile, ils piochèrent leurs maisons, dont ils abattirent les auvents. Derrière ces fortifications et aux fenêtres des logis se postèrent des arquebusiers ; les femmes et les enfants se pourvurent de pierres. Toute la Cité se couvrit de barricades ; l'Université et la Ville suivirent l'exemple. Des hommes de guerre s'étaient mêlés aux pionniers volontaires pour diriger leurs travaux. Le duc de Guise ne sortit pas de son hôtel, mais les gentilshommes qu'il avait fait entrer dans Paris se montraient. Le comte de Brissac, le capitaine Saint-Paul, d'autres encore prirent la direction de l'émeute. Brissac, le vaincu des Açores, dont Henri III avait dit méchamment qu'il n'était bon ni sur terre ni sur mer, tenait à faire ses preuves sur le pavé. Il se mit à la tête des contingents de l'Université ; ce fut lui qui fit occuper l'accès du carrefour Saint-Séverin et qui inspira les mouvements décisifs.

Les soldats avaient assisté en se moquant aux premiers préparatifs de défense ; mais bientôt ils se trouvèrent emprisonnés. Les divers corps, postés en différents points, furent comme autant de garnisons isolées et assiégées. Toutes les communications étaient coupées ; les vivres qu'on leur envoyait étaient arrêtés au passage. Les bourgeois de la rue Saint-Denis saisirent les provisions destinées aux compagnies du cimetière des Innocents et burent le vin à la barbe des soldats. Les gens du quartier Saint-Antoine interceptaient les poudres en route pour la place de Grève. La ville tout entière était tournée contre le Roi. A l'ami qui lui demandait goguenard s'il se trouvait bien, Cossein, qui commandait les gardes françaises devant l'Hôtel de Ville, répondait, moitié plaisant, moitié chagrin, que le prévôt des marchands, qui avait assuré le Roi de trente mille habitants, tenait mal sa promesse et qu'il commençait à connaître que les trente étaient pour le Roi et les mille pour M. de Guise.

Ces nouvelles atterrèrent Henri III ; le matin, il paraissait souriant, sûr du succès. Sa résolution tomba devant la surprise de ce formidable soulèvement. D'Épernon était absent. Il n'était entouré que de conseillers lâches, qui lui faisaient peur de l'énergie. Il n'osa pas commander l'attaque ; il laissa les troupes immobiles en face de l'émeute grandissante. Dinteville, dans la Cité, était, au lieu de combattre, réduit à parlementer avec les insurgés et à expliquer les intentions du Roi. Les soldats, démoralisés par l'attente, le manque d'ordres, l'inconnu de la bataille de rues, étaient à la merci des agresseurs. Il était plus de midi ; le soleil et le vin avaient chauffé les têtes ; les bourgeois de la Cité se jurèrent de ne pas laisser les troupes passer la nuit dans leur quartier. Ils sommèrent les Suisses du Marché Neuf, qui, sans coup férir, consentirent à quitter leur poste et à se retirer au fond du Marché Neuf.

Les compagnies françaises qui gardaient le Petit-Pont et le pont Saint-Michel se trouvèrent en l'air au moment où elles étaient attaquées du côté de l'Université. Marivaux, sur le pont Saint-Michel, fut obligé de capituler et de rejoindre les Suisses, tandis que Brissac entrait dans le petit Châtelet et refoulait dans la Cité la compagnie d'Olphan du Gast.

Entre temps, les bourgeois députèrent au Roi, pour le prier de rappeler ses troupes. Mais, avant que l'ordre arrivât, un accord était intervenu. Les compagnies françaises et étrangères, massées au Marché Neuf, promirent de se retirer par la rue Neuve et le pont Notre-Dame. Marivaux prit la tête, les enseignes suisses suivaient, Du Gast fermait la marche. Devant eux les barricades s'ouvraient. Comme les Suisses, inquiets, gardaient les mèches des arquebuses allumées, on leur cria d'éteindre, ils refusèrent ; un coup de feu partit, qui tua un bourgeois ; aussitôt les Suisses furent assaillis, percés de coups, assommés du haut des maisons. Plus de soixante furent expédiés à la chaude. Ils s'agenouillaient, montrant leurs chapelets, criant : Bonne France ! bon catholique ! La première furie passée, les vainqueurs firent grâce, mais ils poussèrent de nouveau les compagnies suisses et françaises dans le Marché Neuf.

La situation des troupes cantonnées en place de Grève et aux Innocents pouvait d'un moment à l'autre devenir aussi périlleuse. Le Roi, pour sauver ses soldats, eut recours à Guise qui, retiré en son hôtel, dirigeait de loin, sans paraître, les mouvements de l'insurrection. Guise accueillit de très bonne grâce l'appel de son souverain. Il sortit en simple pourpoint, sans armes ni cuirasse, précédé de deux pages qui portaient, l'un son épée, l'autre sa rondache.

Il alla au cimetière des Innocents délivrer Bonouvrier qui y était emprisonné ; il remit aussi en liberté la garnison de la Grève. Puis il se rendit au Marché Neuf où étaient parquées les troupes défaites. Les Suisses tombèrent à genoux et tendirent vers lui leurs mains. Les louanges qu'il donna aux bourgeois les remplirent d'orgueil et dissipèrent leur ressentiment ; il commanda à Saint-Paul de reconduire les soldats du Roi. Devant le libérateur, les gardes françaises défilèrent tête nue. Gravement Saint-Paul, une houssine à la main, comme s'il menait un troupeau, ouvrit la retraite aux vaincus. Guise rentra dans son hôtel acclamé par une foule enthousiaste qui s'obstinait à crier : Vive Guise, tandis qu'il la suppliait de crier : Vive le Roi.

 La bataille était finie, mais la paix n'était pas faite. Le Roi et la Ligue demeuraient armés. Henri III cantonnait les troupes autour du Louvre au lieu de les faire sortir de Paris. Les Parisiens fortifiaient leurs barricades et les poussaient jusqu'aux abordé du château. Même ils en dressèrent une en avant de Saint-Germain-l'Auxerrois, contre l'hôtel de Bourbon, presque sous les fenêtres du Louvre. La nuit se passa dans de vives alarmes. Les bourgeois veillaient ; toutes les maisons étaient éclairées. Les courtisans croyaient à une attaque et, pendant une heure, le Roi et ses gentilshommes, affolés par les bruits du dehors, restèrent debout l'épée nue à la main.

Le vendredi matin, la ville était encore plus fortement retranchée que la veille. Brissac avait beaucoup de peine à contenir les écoliers de l'Université qui, menés par trois docteurs en théologie, parlaient de passer les ponts. Allons, s'écriait l'avocat La Rivière, prendre ce bougre de roi dans son Louvre. La Reine-mère sentit qu'il était temps d'intervenir et, pour éprouver sa popularité, voulut aller à la Sainte-Chapelle. Les barricades s'ouvrirent tout juste pour laisser passer sa litière. Elle fit bonne mine à mauvaise fortune et traversa en souriant ces défilés, mais quand elle fut rentrée, ce furent des pleurs et des sanglots.

Il n'y avait d'autre ressource qu'un nouveau recours au duc de Guise. Catherine se fit porter chez lui dans l'après-midi pour arranger vaille que vaille un second traité de Nemours. Elle trouva le Duc plus difficile qu'elle n'eût pensé et expédia à son fils le secrétaire Pinart, chargé de l'avertir des dispositions qu'elle rencontrait. L'envoyé trouva le Louvre désert. Le Roi, prévenu que les ligueurs se proposaient, la nuit suivante, d'investir complètement le Château, était sorti à pied comme s'il allait se promener aux Tuileries, hors de l'enceinte. La Porte-Neuve passée, il monta à cheval et s'éloigna avec les courtisans et les conseillers restés fidèles à sa fortune. Ville ingrate, s'écria-t-il, en regardant Paris, je t'ai aimée plus que ma propre femme.

 

III. — SOUMISSION DU ROI.

TOUT de suite, le duc de Guise prit les mesures nécessaires. Pour éviter toute manifestation hostile et toute protestation, il défendit au premier président Achille de Harlay, et, sur son refus, lui fit défendre par la Reine-mère, de tenir le Parlement. le lendemain (14 mai). Il occupa la Bastille (14 mai), l'Arsenal et le château de Vincennes (18 mai). Le prévôt des marchands, Pereuse, et deux des échevins (sur quatre) avaient pris parti pour le Roi ; Pereuse fut arrêté et la municipalité dissoute. Le 18 mai, on procéda révolutionnairement à de nouvelles élections : au lieu des 17 électeurs traditionnels, une compagnie de bons bourgeois catholiques nomma les magistrats municipaux. Encore les suffrages durent-ils être donnés à haute voix pour éviter à tous abbus. Marchaumont, élu prévôt des marchands, se récusa ; La Chapelle-Marteau lui fut substitué. L'un des nouveaux échevins, Roland, protesta qu'il ne pouvait accepter sa charge que soubz le bon plaisir du roi et provisoirement jusqu'à ce que aultrement en ayst été ordonné par sa dicte Majesté. Ses collègues s'associèrent à sa déclaration. Le duc de Guise exhorta les élus à bien et deuement exercer leurs charges et y servir fidèlement Sa Majesté et le publicq. Sauf l'addition du public au Roi, les paroles toujours pleines de soumission et de respect dissimulaient la révolte.

Mais les actes étaient assez clairs. Un ligueur, Congi, fut nommé chevalier du guet à la place de Laurent Tétu ; La Morlière, adjoint au Comité des Six, dépouilla Rapin de la prévôté de l'Hôtel ; un autre zélé, La Bruyère fils, lieutenant particulier du Châtelet, usurpa la charge de lieutenant civil ; Bussy-Leclerc devint gouverneur de la Bastille. Tous les capitaines de la milice que le Roi avait institués en 1585 furent déposés et remplacés par des hommes de condition inférieure, qui étaient dévoués corps et âme au parti. Paris accepta, en les raillant, ces capitaines de la morue et l'aloyau.

Le duc de Guise agit en étroite union avec le Conseil dirigeant de la Ligue et l'Hôtel de Ville. La municipalité parisienne se mit en relations avec les bonnes villes. Elle écrivit aux gens de Rouen, de Sens, de Troyes, de Châlons, de Reims, de Montdidier, d'Amiens, pour invoquer leur assistance, comme reconnaissant ensemble ung mesme Dieu, une mesme foy, ung mesme roy ; elle justifiait le soulèvement de Paris par le pernicieux Conseil du roy qui a voulu prostituer les bons catholiques à une sédition et sac de la ville. Pour conserver les marchés où elle s'approvisionnait et le libre parcours des voies commerciales, elle rappelait aux habitants de Sens que leurs enfants faisaient leurs études dans la capitale : Pensez encor... à ung plus chair depost que nous avons de vous par les colleiges de ceste ville où vous ne vouldriez desnier à vos enffantz ce que l'on vous veult et aux autres villes persuader de nous desnier par les vivres et aultres commoditez desquelles de touz temps nous nous sommes secourus reciproquement.

La municipalité a la conviction que selon les deportementz  de Paris toutes les aultres villes s'y conduiroient et elle ne leur ménage ni conseils ni injonctions. Elle presse les communautés catholiques d'envoyer des députés au Roi pour appuyer ses demandes et lui faire des remontrances. Elle morigène les gens de Melun qui n'avaient pas reçu dans leur ville Saint-Paul, envoyé du duc de Guise ; elle dépêche à Montereau et à Corbeil un agent sous prétexte d'assister les bourgeois, mais en réalité pour les diriger. Elle écrit aux plus grands personnages pour les gagner ou pour les remercier. Elle invite le duc de Nevers à vouloir bien s'unir avec les princes catholiques en la poursuite de la requeste adressée par eux à Sa Majesté. Elle adresse la même prière au sieur de Villars, gouverneur du Havre. Elle loue le zèle de Mayenne et du cardinal de Guise. Paris, avec ou sans le Roi, veut garder son rang de capitale.

Le duc de Guise écrivit de son côté aux bonnes villes, le 17 mai. Il voyait une sorte de miracle dans cette journée des Barricades toute reluisante de l'infaillible protection de Dieu, mais il ne s'oubliait pas lui-même. Les Parisiens, asseurez de ma présence, disait-il, et de quelque ordre que je mis soudain parmi eux, d'eux-mesmes s'allerent accommoder et barricader de tous costés. Dédaigneusement il montrait Henri III fuyant vingt-quatre heures après que j'eusse pu mille fois si j'eusse voulu l'arrester.

Mais même dans cette lettre si cavalière, le vainqueur protestait de sa fidélité au Roi : c'était le mot d'ordre du parti. Le bourgeois  ligueur, qui a laissé une Relation des Barricades, fait remarquer que Guise a accommodé les choses de telle sorte qu'on peut et doit espérer une réconciliation entre le Roi et lui. Et, en effet, il n'y avait eu, le Jour des Barricades, ni violences ni outrages irréparables. La Ligue, tout en se fortifiant à Paris, tout en travaillant à gagner la France, ne croyait son triomphe assuré que si elle parvenait à reconquérir le Roi et à gouverner en son nom. Aussi favorisait-elle toutes les démarches faites pour justifier ou pour excuser les Parisiens des événements du 12 et du 13 mai.

Les délégations du Parlement, de la Cour des aides, du clergé régulier ou séculier prirent le chemin de Chartres où Henri III avait provisoirement établi sa résidence. Les Capucins y allèrent aussi à beau pied et nus pieds. Ils imaginèrent de représenter au naturel la Passion de l'Homme-Dieu, et d'exposer ses souffrances pour faire valoir sa miséricorde. Un Joyeuse, l'ancien comte du Bouchage, devenu en religion frère Ange, figurait dans ce mystère la personne du Christ ; il passa accablé sous le poids d'une lourde croix. Le Roi ne se laissa pas encore fléchir.

La municipalité n'osa par prudence députer quelques-uns de ses membres ; elle se contenta d'assurer Sa Majesté par lettre de son inaltérable fidélité. En tout ce qui s'est passé ces derniers jours ils (les habitants de Paris) n'ont jamais eu volonté ny intention de se departir de la vraie obéissance que les sujets doivent à leur roi. Ils ont beaucoup regretté que les instigateurs de ce conseil perfide (la municipalité croyait à un complot de la Cour) ayent poussé votre Majesté à sortir de cette ville, d'aultant que par là on leur a osté le moyen de pouvoir montrer l'effect de leur bonne volonté et les témoignages qu'ils lui vouloient donner de leur obéissance.

Il est vrai que la municipalité la mettait à un très haut prix. Elle demandait le renvoi de D'Épernon et de son frère, La Valette, comme fauteurs d'hérétiques et dilapidateurs du Trésor public. Elle proposait pour médiatrice et arbitre Catherine de Médicis que sa haine contre D'Épernon et le désir de jouer le premier rôle rendaient favorable à l'idée de réconciliation[2] Le Roi enverrait Mayenne en Dauphiné et marcherait lui-même en Guyenne ; pendant ce temps la Reine-mère tiendra les choses très tranquilles et sçaura comme elle a fait ci-devant à semblable occasion se servir de personnes affectionnées au bien de vostre Estat. La requête demandait encore la révocation de D'O, gouverneur de l'Île-de-France, la confirmation de la nouvelle municipalité. La Ligue menaçait et elle priait ; elle avait besoin de faire peur à Henri III sans le désespérer. Elle multipliait les protestations d'obéissance pour le ramener à Paris et les précautions pour le mettre en tutelle. Et certes elle n'avait pas trop présumé de son inconstance et de sa faiblesse. Il répondit sur le ton le plus doux à des sujets qui parlaient si haut ; il promit son pardon, protesta qu'il ne toucherait pas aux libertés de la ville et assura qu'à l'égard de D'Épernon et de La Valette il ferait paraître qu'il était prince équitable et droicturier et qui préférait l'utilité publique de ce royaume à toute autre chose.

Il envoya à Paris son médecin Miron pour négocier avec les princes, puis Villeroy lui-même, le plus habile des secrétaires d'État et le plus favorable à l'union des catholiques. Villeroy et Catherine amenèrent les chefs de la Ligue à formuler leurs demandes auxquelles l'Hôtel de Ville ajouta les siennes, et, bien que les exigences fussent grandes, le Roi céda à peu près sur tous les points et signa à Rouen l'Édit sur l'Union de ses sujets catholiques, qui fut enregistré à Paris le 21 juillet 1588.

Henri III y réitérait le serment prêté à son sacre de bannir du royaume toutes les hérésies sans faire jamais aucune paix ni trêve avec les hérétiques ; il ordonnait à ses sujets de jurer qu'ils ne recevraient jamais pour roi un prince qui fût hérétique ou fauteur d'hérétiques ; il déclarait criminels de lèse-majesté ceux d'entre eux qui refuseraient de signer la présente Union ; il accordait une amnistie pleine et entière sans réserve ni restriction pour tous les faits passés les 12 et 13 mai. En outre, par des articles particuliers, il confirmait les concessions du traité de Nemours ; il s'engageait à publier le concile de Trente ; il enlevait à Bernet le gouvernement de Boulogne ; il promettait de mettre en vente les biens appartenant aux hérétiques, d'entretenir les régiments de Saint-Paul et de Sacremore, deux des capitaines de la Ligue, et les garnisons de Toul, Verdun, Marsal et Metz ; il maintenait dans leurs charges les élus de la Révolution, le prévôt des marchands, les échevins et les capitaines de la milice.

La Ligue s'imaginait avoir ressaisi le Roi. Les membres de la municipalité et les ligueurs notables se rendirent à Chartres pour le remercier ; il les renvoya avec de bonnes paroles. Le duc de Guise et le cardinal de Bourbon vinrent aussi et furent très bien accueillis. En apparence Henri III semblait avoir pris son parti de sa défaite. Ses lettres patentes datées du 4 août conférèrent au duc de Guise une autorité supérieure sur toutes les armées avec le titre de lieutenant général. Le cardinal de Bourbon, en qualité d'héritier présomptif, obtint de nommer un maître de chaque métier dans toutes les villes du royaume, et ses officiers jouirent des mêmes privilèges et immunités que ceux du Roi. La légation d'Avignon fut promise au cardinal de Guise, les sceaux à D'Épinac, le gouvernement du Lyonnais au duc de Nemours.

Henri trahissait même ses anciens favoris. Le duc d'Épernon, disgracié et poursuivi par les libelles infamants de la Ligue, s'était retiré dans Angoulême, capitale de son gouvernement ; un ordre équivoque, expédié de la Cour, et qui interdisait d'introduire des gens de guerre dans la ville, fut interprété par le maire, Normand, enragé ligueur, comme une invitation à le saisir, mort ou vif. Il prit avec lui quelques hommes déterminés, pénétra dans le château sans donner l'alarme et se dirigea, le pistolet au poing, vers le cabinet où se tenait le Duc. Les premiers serviteurs qui aperçurent cette troupe lui barrèrent le chemin et, par leur furieuse résistance, donnèrent à leur maître le temps de s'armer, de se retrancher, d'appeler ses amis à l'aide. D'Épernon put à son tour prendre l'offensive et refoula le maire et ses compagnons dans une tour où il les tint bloqués. Cependant les ligueurs de la ville accouraient en nombre à la rescousse. H resta deux jours assiégé, sans boire ni manger, criblé de tous côtés d'arquebusades, obligé de barricader toutes les portes, de se prémunir contre les pétards et de se défendre contre les assauts. Enfin des secours arrivèrent de Saintes et le délivrèrent (10-11 août). Le principal meneur, le maire Normand, était mort de ses blessures. Une capitulation de laquelle tous les articles n'estoient qu'oubliance fut conclue entre la ville et le gouverneur. Le Duc ne se montrait si accommodant que parce qu'il croyait le Roi allié et complice de la Ligue.

 

 

 



[1] SOURCES : Registres des délibérations du Bureau de la Ville de Paris, publ. par Bonnardot, IX, 1902. Dialogue d'entre le Maheustre et le Manant : contenant les raisons de leurs débats et questions en ces présent ; troubles au royaume de France, 1594. Mémoires de la Ligue, 1758, II. Archives curieuses, XI. Mémoires-journaux de L'Estoile, II et III, 1875-76. Le Procez Verbal de Nicolas Poulain, L'Estoile, III, p. 345-371. Les belles figures et drolleries de la Ligue, L'Estoile, IV. Mémoires d'Estat de Villeroy, 1665, I. Les Œuvres d'Etienne Pasquier, 1713, II. Mémoires de Cheverny, Mich. et Pouj., 1re série, X. Palma Cayet, Chronologie novenaire, Introduction. Mémoires de De Thou, Mich. et Pouj., 1re série, XI. Desjardins, Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, IV. Vie de Jean Chandon.... président au Grand Conseil..., conseiller d'État sous Henri III et Henri IV, p. p. un de ses arrière-petits-neveux M. P. C. de B. (M. P. Chandon de Briailles), Techener, 1857. De Thou, Histoire universelle, X. Pierre Matthieu, Histoire des derniers troubles de France depuis les premiers mouvemens de la Ligue jusques à la closture des Estats à Blois le seizieme de janvier 1589, Lyon, 1597.

OUVRAGES A CONSULTER : Bouillé, Histoire des Guise, III. Forneron, Les ducs de Guise, II. Cougny, Études historiques et littéraires sur le XVIe siècle. Le parti républicain sous Henri III , d'après des documents nouveaux, Mémoires lus à la Sorbonne, Histoire et philologie, 1866.  Zeller, Le mouvement guisard en 1588. Catherine de Médicis et la journée des Barricades. Revue hist., XLI, nov. 1889. Cte Baguenault de Puchesse, Les négociations de Catherine de Médicis à Paris après la journée des Barricades (mai-juin 1588), Orléans, 1903. Robiquet, Paris et la Ligue, 1886. Girard, Histoire de la vie du duc d'Épernon, 1655.

[2] M. le comte Baguenault de Puchesse a bien voulu me communiquer les épreuves du t. IX et dernier des Lettres de Catherine de Médicis, 1586-1588. On voit qu'elle recommande à son fils de capituler et sans tarder. J'emerès mieux, écrivait-elle à Bellièvre le 2 juin, ly doner (au duc de Guise) la lyeutenance.... que demeurer haletant où nous sommes de voyr le Roy encore plus mal. (t. IX, p. 368.)