HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE III. —  RÈGNE D'HENRI III.

CHAPITRE V. — LES PRINCES ET LA NATION CATHOLIQUE[1].

 

 

I. — LA LIGUE DE 1585.

LES efforts pour constituer une Ligue en 1576 n'avaient pas réussi. La succession au trône paraissait assurée par la jeunesse du Roi et par l'existence de son frère, le duc d'Anjou. Les libertés provinciales, les privilèges de la noblesse, la diminution des impôts, que les amis des Guise réclamaient, c'étaient les promesses banales d'un programme d'opposition ; la noblesse n'avait pas été unanime ; les villes s'étaient montrées tièdes. En 1585, les circonstances avaient changé. Henri III était discrédité. Il n'avait pas d'enfant, ni aucune espérance d'en avoir jamais. Et le duc d'Anjou venait de mourir (10 juin 1584). L'héritier présomptif était cet Henri de Bourbon, roi de Navarre, qui, élevé par Jeanne d'Albret dans le protestantisme et contraint d'abjurer sous peine de mort, le jour de la Saint-Barthélemy, était revenu, aussitôt sa liberté reconquise, à la religion de sa mère. Le prince que la loi salique appelait au trône à la mort d'Henri III était hérétique. La nation se coalisa contre lui.

Dès la maladie du duc d'Anjou, les partis avaient pris position. Henri III, qui commençait à redouter le duc de Guise plus que les huguenots, essaya d'attirer à lui le roi de Navarre. Le roi de France était d'ailleurs le défenseur naturel du droit dynastique. Les lois du royaume appelaient au trône Henri de Bourbon ; l'hérésie seule dont il faisait profession était un obstacle à son avènement. Il lui envoya D'Épernon pour le presser de se faire catholique. Le roi de Navarre reçut avec la plus grande courtoisie le favori d'Henri III ; il se mit, pour ainsi dire, entre ses mains ; mal accompagné lui-même, il promena, de Pau à Nérac, D'Épernon qui avait une escorte de plus de 1.500 chevaux. Quelques-uns de ses amis l'engageaient à accepter sans délibérer les propositions d'Henri III. Au ministre Marmet qui se récriait contre l'idée d'une apostasie, Roquelaure répliquait : On lui propose (au roi de Navarre) d'un costé la couronne de France, de l'autre une paire de psaumes, lequel doit-il choisir à vostre advis ? La défiance qu'inspirait au roi de Navarre une Cour perfide, la crainte de s'aliéner les protestants sans regagner les catholiques, sans doute aussi des scrupules de conscience et de dignité l'empêchèrent de se convertir. Henri III, après ce refus, n'osa le reconnaître publiquement pour son successeur. Il continua toutefois à lui témoigner de la bienveillance ; il autorisa même la réunion, à Montauban, d'une assemblée générale du parti protestant.

Les princes catholiques, de leur côté, se concertaient. Les trois fils de François de Guise n'étaient pas moins ambitieux que leur père et leur oncle, le cardinal de Lorraine. L'aîné, Henri, alors âgé de trente-quatre ans, associé à tous les projets de Grégoire XIII contre Élisabeth, en relations avec Marie Stuart prisonnière et avec son fils, le roi d'Écosse, Jacques VI, projetait soit de débarquer en Écosse où les intrigues catholiques tournaient mal, soit d'envahir l'Angleterre avec des troupes espagnoles. La maladie du duc d'Anjou lui inspira de plus hauts desseins ; il pouvait tout espérer des catholiques français s'il les débarrassait du prétendant hérétique. Ses frères, le duc de Mayenne et le cardinal de Guise, l'un archevêque de Reims et le plus riche bénéficier du royaume, l'autre, chef d'armée heureux sinon habile ; et ses cousins germains, les ducs d'Aumale et d'Elbeuf, grands seigneurs et capitaines, l'aidaient à soutenir le catholicisme et la fortune de leur maison qui y était attachée. Un autre Lorrain, le duc de Mercœur, frère de la reine, qu'Henri III avait marié à la riche héritière des Martigues-Luxembourg et fait gouverneur de Bretagne, suivait par religion et par intérêt la même cause. Le duc de Nevers, Louis de Gonzague, un des inspirateurs de la Saint-Barthélemy, tiraillé entre ses devoirs de sujet et la cause de Dieu, ne s'était pas sitôt déclaré pour un parti que ses scrupules le ramenaient à l'autre.

DE LIGUE. Le duc de Guise avait choisi pour prête-nom le cardinal de Bourbon, un bonhomme de soixante-quatre ans, sans cervelle, violent et faible, mené par l'ambition et la vanité. Il lui suggéra l'idée de se faire relever de ses vœux et de se déclarer candidat à la succession d'un roi de trente-trois ans. Le Cardinal prit des allures de cavalier ; ses complices le traitaient en public de grand duc de Bourbon et entre eux s'amusaient de sa sottise.

 Les ducs de Guise et de Mayenne, le duc de Nevers, le baron de Senecey, président de la noblesse aux États généraux de 1576, et quelques autres seigneurs se réunirent à Nancy dans la maison de Bassompierre pour refaire la Ligue. Après la mort du duc d'Anjou, le péril du catholicisme émouvait les masses. La haine de l'hérésie, la peur des représailles étaient des sentiments faciles à surexciter. Le duc de Lorraine promit ses sympathies, le roi d'Espagne, son concours. Grégoire XIII approuva la Ligue, mais refusa de rien dépêcher en sa faveur. Il mourut le 10 avril 1585. Nevers alla à Rome expliquer au nouveau pape, Sixte-Quint, la conduite des princes catholiques et demander une approbation qui rassurât sa conscience.

Le roi d'Espagne trouvait enfin l'occasion de venger les injures des Pays-Bas et de rendre aux Valois coup pour coup. Ses relations avec les Lorrains n'avaient jamais cessé ; cette fois la communauté de sentiments et d'intérêts aboutit à un traité formel, qui fut négocié secrètement et signé au château de Joinville par Jean-Baptiste de Taxis et Jean Moreo, ambassadeurs du roi d'Espagne, par Maineville, représentant du cardinal de Bourbon, par le duc de Guise et le duc de Mayenne. Le cardinal de Guise, les ducs d'Aumale et d'Elbeuf avaient envoyé leurs procurations. Le traité restait ouvert pour Nevers et Mercœur (31 décembre 1584).

Les contractants formaient une Sainte Ligue offensive et défensive et perpétuelle pour la seule tuition, défense et conservation de la religion catholique, apostolique et romaine et pour l'entière extirpation de toutes hérésies en France et dans les Pays-Bas. Ils déclaraient les Bourbons hérétiques exclus du trône, reconnaissaient le cardinal de Bourbon comme futur roi et, lui traçaient ses devoirs après son avènement : destruction de l'hérésie, réception du Concile de Trente. Philippe II accordait un subside de 50.000 écus par mois et, pour hâter les armements, il promettait de verser dans les six premiers mois la contribution de toute une année. Les princes catholiques s'engageaient à lui restituer le château et la ville de Cambrai, l'unique conquête du duc d'Anjou.

La nation n'attendit pas le mot d'ordre des princes. Le Dialogue du Maheustre et du Manant, qui est notre principale source sur les origines de la Ligue de 1585, affirme qu'à Paris le mouvement fut spontané. D'après l'auteur anonyme de ce pamphlet, le sieur de la Rocheblond, Charles Hotteman, mû de l'esprit de Dieu, aurait avisé avec Prévost, curé de Saint-Séverin, Boucher, curé de Saint-Benoît, et Lannoy, chanoine de Soissons, aux moyens de conjurer les dangers qui menaçaient le catholicisme. Après s'être mis en prière, ils nommèrent chacun ceux de leurs amis qui leur paraissaient les plus dignes et les plus capables de collaborer à cette œuvre sainte. Hotteman proposa l'avocat Louis Dorléans et Acarie, maître des Comptes ; Prévost, l'avocat Caumont et le marchand Compans ; Boucher, l'avocat Mignager (ou Ménager) et le procureur Crucé ; Launoy, le sieur de Manœuvre, membre de cette famille des Hennequin, qui devait donner à la Ligue deux évêques, Jérôme Hennequin, évêque de Soissons, et Aimar Hennequin, évêque de Rennes. A ces premiers adhérents s'adjoignirent le sieur d'Effiat, gentilhomme d'Auvergne, Pelletier, curé de Saint-Jacques, maître Jean Guincestre, alors bachelier en théologie, le sieur de La Chapelle-Marteau, qui fut depuis prévôt des marchands, Bussy-Leclerc, procureur au Parlement, le commissaire Louchart, La Morlière, notaire, l'élu Roland et son frère. Ainsi des prêtres, un gentilhomme de province, des avocats, des procureurs, des marchands, formèrent le premier noyau de la Ligue parisienne. C'était la bourgeoisie moyenne qui se mettait en avant ; les grandes familles parlementaires étaient trop sages pour se risquer hâtivement dans cette aventure.

Ces premiers ligueurs, constitués en société secrète, se donnèrent un conseil dirigeant de neuf ou dix personnes. Il avait la haute main sur toutes les affaires de l'association, mais il ne paraissait point. Seuls, La Rocheblond, membre de ce Conseil, et cinq autres ligueurs de marque transmettaient les ordres, recrutaient de nouveaux adhérents et faisaient de la propagande. Ils se tenaient aux écoutes et rapportaient les nouvelles ; ils étaient au milieu de Paris comme les yeux et les oreilles du Conseil. Compans avait sous sa surveillance le quartier de la Cité ; Crucé, les deux quartiers de l'Université avec les faubourgs qui en dépendaient, Saint-Marcel, Saint-Jacques et Saint-Germain ; La Chapelle, Louchart et Bussy-Leclerc observaient la Ville, c'est-à-dire les quartiers de la rive droite. Les cinq étaient adjoints au Conseil dirigeant, dont les réunions se tenaient, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre de ses membres, le plus souvent dans le silence et le mystère des couvents et des collèges, à la Sorbonne, aux Chartreux, dans la chambre de Boucher au collège de Fortet, qui fut surnommé le berceau de la Ligue. Le graveur Mérigot, dont la boutique se trouvait au bas des degrés du Palais, savait le lieu de la réunion et l'indiquait aux membres du Conseil.

La propagande était conduite avec une extrême prudence ; l'affiliation se faisait d'homme à homme. La Rocheblond et ses cinq confederez s'adressaient aux gens qui leur étaient connus, faisaient les ouvertures, mais ne disaient mot de l'organisation du parti. Quand ils se croyaient sûrs d'une adhésion, ils soumettaient le nom de leur candidat au Conseil, qui, à son tour, faisait une enquête. ... Si d'avanture quelqu'un des six s'estoit hazardé de parler à quelqu'un qui fust recogneu pour homme mal vivant ou mal affectionné, on le prioit de s'en degager et ne luy rien communiquer ; tellement que ces six personnes ne communiquoient avec homme vivant que premièrement le conseil n'eust examiné la vie, mœurs et bonne renommée de ceux à qui l'on avoit parlé....

Les six s'adjoignirent d'autres aides et le recrutement s'étendit. La Chapelle-Marteau pratiqua la chambre des Comptes ; le président Le Maitre, le Parlement ; le président de Neuilly, la cour des Aides ; Roland, les généraux des Monnaies. Mais c'était surtout parmi les officiers subalternes, huissiers, clercs, procureurs, commissaires et sergents, dans le milieu ardent, frondeur et besogneux de la Basoche et de l'Université, que l'association fit des progrès rapides. Le Châtelet fournit un fort appoint d'adhérents : La Bruyère, lieutenant particulier, Drouard, avocat, Crucé, procureur, Michelet, sergent à verge. Il semble bien qu'Henri III considérait le tribunal de la prévôté de Paris comme gagné à la faction. Il s'amusa, raconte L'Estoile, à demander au cardinal de Bourbon s'il ferait valoir ses droits à la couronne en concurrence avec Henri de Navarre. Après s'être longtemps défendu de songer à la succession d'un roi plus jeune que lui, le bonhomme finit par déclarer qu'il ne cèderait pas la place à son neveu : Lors le Roy se prenant à sourire et lui frappant sur l'épaule : Mon bon ami, dit-il, le Chastelet vous le donneroit, mais la Cour (le Parlement) vous l'osteroit. Et à l'instant s'en alla se moquant de lui.

Le peuple était fortement travaillé. Les ports, les halles, les marchés étaient fréquentés par une multitude de gagne-deniers, violente et batailleuse, qui mettait au service de l'émeute la vigueur de ses bras et le tonnerre de sa voix. Le commissaire Bart et le sergent à verge Michelet avaient acquis à la cause les mariniers et les garçons de rivière de deçà (rive droite) qui font nombre de plus de cinq cents, tous mauvais garçons. Quoique les corporations fussent bien déchues, elles constituaient encore une force appréciable. Les bouchers, accoutumés au sang, et les charcutiers, leurs confrères, s'étaient enrôlés dans une aventure qui promettait des coups et de vives émotions ; ils formaient un groupe de 1.500 hommes déterminés. Le commissaire Louchart avait pratiqué les maquignons, gens intéressés à la guerre ; c'était encore plus de 600 hommes. La Ligue organisait dans Paris, sous les yeux même du roi, l'armée de la révolution.

Elle incriminait tous les actes de Henri III : N'avait-il pas envoyé 200.000 écus au roi de Navarre pour faire la guerre aux catholiques ? Ne s'entendait-il pas avec la reine d'Angleterre, qui venait de lui envoyer l'ordre de la Jarretière ? On faisait aussi courir le bruit que le roi de Navarre avait conclu un concordat, le 16 décembre 1584, à Magdebourg avec Élisabeth, le prince d'Orange, le protecteur d'Écosse et les princes protestants d'Allemagne et s'était concerté avec eux pour envahir la France au mois de mars 1585. On racontait que 10000 huguenots, cachés au faubourg Saint-Germain, n'attendaient qu'un signal pour exécuter une Saint-Barthélemy des fidèles catholiques.

Le parti constitué, le sire de La Rocheblond et ses amis se mirent en rapports avec les princes catholiques. Depuis longtemps, Paris aimait les Guise. Il avait pleuré le vainqueur de Calais assassiné par Poltrot de Méré, et lui avait fait de superbes funérailles. Henri de Guise avait hérité de la popularité de son père. Ses exploits contre les protestants, sa blessure au visage et le surnom de Balafré, qu'il portait comme son père et pour la même raison, avaient ravivé les sympathies qu'inspiraient son nom et sa race. Il n'avait, au combat, ni le sang-froid, ni le coup d'œil de François de Guise ; à La Roche-Abeille, il avait failli perdre l'armée par une charge imprudente ; à Dormans, il s'était battu en soldat et s'était fait blesser d'un coup d'arquebuse par un lansquenet qu'il poursuivait jusque dans un taillis. Mais cette folle bravoure enthousiasmait Paris. Les Parisiens révéraient en lui le fils d'un martyr et l'acclamaient comme le capitaine du parti catholique. Leurs passions et ses ambitions tendaient au même objet ; l'accord fut facile à conclure. Les ligueurs et les princes arrêtèrent de poursuivre de concert le maintien de la religion romaine, l'extermination de l'hérésie et aussi la réforme des vices, impietez, injustices et maux qui gâtaient tous les ordres.

 

II. — HENRI III ET LA LIGUE.

LORSQUE les princes catholiques se furent assuré le concours des ligueurs parisiens, ils lancèrent de Péronne, berceau de la Ligue de 1576, leur fameuse Declaration des causes qui ont meu Monseigneur le cardinal de Bourbon et les Pairs, Princes, Seigneurs, villes et communautez Catholiques de ce royaume de France : De s'opposer à ceux qui par tous moyens s'efforcent de subvertir la religion catholique et l'Estat (30 mars 1585). Il y est en effet question des dangers que ferait courir à la religion la disparition d'un roi sans enfants, et des levées d'armes que pratiquaient les chefs protestants à l'étranger. Mais bientôt d'autres préoccupations apparaissent. Les princes catholiques font le procès à ces favoris qui s'estants glissez en l'amitié du Roy nostre prince souverain... se sont comme saisiz de son authorité pour se maintenir en la grandeur qu'ils ont usurpée. Ces favoris, c'est-à-dire D'Épernon et Joyeuse, séquestrent le Roi ; ils éloignent de la privée conversation de sa Majesté, non seulement les princes et la noblesse, mais tout ce qu'il a de plus proche, n'y donnant accez qu'à ce qui est d'eux. Les grâces, les gouvernements vont à leurs amis ; ils obligent les grands officiers à vendre leurs charges pour les prendre ou les donner. Ils tirent à eux tout l'or du royaume, s'entendent avec les partisans (financiers) et coûtent aussi cher en temps de paix que l'entretien d'une armée en temps de guerre. On n'a pas tenu la promesse faite aux États généraux de 1576 de réunir tous les sujets en une seule religion ; on a mieux aimé affaiblir l'autorité des princes et seigneurs catholiques. Tous les ordres de l'État plient sous les charges publiques. Pour ces justes causes, le cardinal de Bourbon et ses associés avaient juré et sainctement promis de tenir la main forte et armes à rétablir la religion dans sa dignité, à restituer à la Noblesse sa franchise tout entière, à soulager le peuple, à défendre les droits des Parlements et des officiers, à réclamer la tenue d'États généraux libres de trois ans en trois ans.

C'était plutôt un manifeste de mécontents qu'une profession haute et claire d'orthodoxie. Sans souci de la contradiction, il promettait à la fois la diminution des impôts et la guerre contre les protestants. Mais la déclaration était habile : elle résumait tous les griefs de la nation et promettait de les satisfaire tous. Elle essayait même de diviser la famille royale par une allusion au rôle un peu amoindri où Catherine de Médicis se trouvait réduite, depuis que son fils s'était livré à ces nouveaux mignons de grande envergure. Les princes catholiques s'adressaient à elle comme à une sorte d'arbitre et la priaient d'interposer ses bons offices entre le Roi et des sujets dont elle avait éprouvé le zèle et le dévouement.

Le Roi prit la peine de répondre à cet acte d'accusation. Glissant sur les attaques personnelles, il s'étendit longuement sur le chapitre de la religion. Qui avait montré plus de zèle que lui pour les intérêts de l'Église ? N'avait-il pas, dès sa première jeunesse, porté les armes pour elle ? On lui reprochait de laisser les huguenots en paix ? A qui la faute ? Les États généraux de 1576 ne lui avaient-ils pas refusé les subsides de guerre ? D'ailleurs la paix, à laquelle la mauvaise volonté des trois ordres l'avait réduit, n'avait pas été sans avantages pour la religion. Le culte catholique avait été rétabli dans nombre d'endroits où les bandes protestantes l'avaient aboli. La tranquillité avait repeuplé les campagnes. Les réformes que l'Église réclamait étaient devenues possibles ; il avait donné tous ses soins à conférer les bénéfices à des gens dignes de les occuper. Le Clergé s'était réuni plusieurs fois dans des synodes provinciaux. — On se préoccupait déjà du choix de son successeur. C'était se déffier par trop de la grace et bonté de Dieu, de la santé et vie de sadite Majesté, et de la fécondité de ladite dame Royne sa femme que de mouvoir à présent telle question et mesme en poursuyvre la décision par la voye des armes. — La guerre, loin de remédier à un mal incertain, ne ferait que remplir le royaume de forces estrangeres, de partialitez et discordes immortelles, de sang, de meurtres et brigandages infinis. Et voilà s'écriait ironiquement le Roi, comment la Religion Catholique y sera restablie, que l'Eclesiastique sera deschargé de décimes, que le Gentil-homme vivra en repos et seureté en sa maison et jouira de ses droicts et prérogatives, que les Citoyens et habitans des villes seront exempts de garnisons et que le pauvre peuple sera soulagé des daces et impositions qu'il supporte. (Avril 1585.)

Guise rassemblait de toutes parts des troupes ; il enrôlait des lansquenets et des reîtres en Allemagne ; il levait 6.000 Suisses que devait lui amener le colonel Pfyffer. Il faisait partout d'immenses amas d'armes. Paris était le grand marché d'approvisionnements. Bien que le Roi eût donné l'ordre aux armuriers et aux quincailliers de ne vendre des armes qu'à des personnes sûres, la Ligue s'était procuré les moyens de se défendre et d'attaquer. Elle avait gagné, à prix d'argent, Nicolas Poulain, lieutenant de la prévôté de l'Île-de-France, que sa qualité mettait à l'abri du soupçon, et lui faisait faire les achats. Ce fonctionnaire royal a plus tard, dans un curieux procès-verbal, prétendu, pour sa justification, qu'il trahissait le Roi pour le mieux servir : il se serait fait l'agent vénal de la Ligue pour savoir ses secrets et les livrer à Henri III ; mais on sait qu'il les lui vendait et touchait des deux mains. — La municipalité parisienne n'était pas ligueuse et faisait bonne garde. Elle fit arrêter à Lagny-sur-Marne un bateau venant de Paris, qui remontait vers Châlons en Champagne (12 mars). Il était chargé, dit L'Estoile, d'armes entre lesquelles furent trouvées jusques à sept cens harquebuzes et deux cent cinquante corselets. Le duc de Guise réclama cette cargaison compromettante, qu'il faisait conduire, déclara-t-il, et amener dans sa maison de Joinville pour la seureté de sa personne. (5 avril 1555.)

Il avouait donc la prise d'armes. Aussi bien en ce moment, n'avait-il plus rien à cacher. Ses parents, les ducs d'Elbeuf, d'Aumale et de Mercœur soulevaient la Normandie, la Picardie et la Bretagne. La Châtre, gouverneur du Berry, lui donnait Bourges. Mayenne occupait Dijon, Mâcon, Auxonne. A Orléans, D'Entragues reçut à coups, de canons les troupes royales conduites par D'Aumont et Montpensier (21 avril). Le gouverneur de Lyon, Mandelot, mécontent de la Cour, rasa la citadelle, qui tenait la ville en bride (5 mai). Le Dauphiné suivit l'impulsion. Guise occupa Verdun et Toul et barra au Roi la route des secours d'Allemagne ; il arrêta Schomberg qui allait y lever des soldats. Mais il n'osa rien sur Metz où le duc d'Épernon avait jetté de bonne heure plusieurs gentilshommes, ses serviteurs particuliers et un bon nombre de soldats.

Presque toutes les provinces du Nord et du Centre et presque toutes les grandes villes se déclaraient pour la Ligue ; le Midi et l'Ouest restèrent fidèles au roi. Le maréchal de Matignon contint Bordeaux ; le maréchal de Joyeuse, Toulouse ; à Marseille la population fit elle-même justice des rebelles. Le second consul Daries et le capitaine quartenier Boniface, qui avaient comploté de livrer la ville à De Vins, chef des ligueurs provençaux, furent arrêtés et exécutés (13 avril).

Mais ces succès isolés ne changeaient rien à la gravité de la situation. Pour résister aux princes catholiques, il aurait fallu s'aider du roi de Navarre et accepter les secours de la reine d'Angleterre, remèdes aussi dangereux que le mal. Le Roi s'était laissé surprendre et n'avait ni soldats, ni argent. Le banquier Zamet lui avança les sommes nécessaires pour lever des Suisses ; arriveraient-ils à temps ? Guise avait établi à Châlons-sur-Marne son quartier général ; il y rassemblait des mercenaires suisses et allemands ; et ces bandes, à la fin d'avril, avaient poussé leurs avant-postes jusqu'auprès d'Épernay. Paris était menacé et Paris n'était pas sûr ; les mesures prises par le Roi le témoignent assez. Les dizainiers, de garde aux portes de la ville, durent tous les jours faire leur rapport au gouverneur de Paris sur les allants et venants ; défense aux bateliers de passer et repasser l'eau dans cette ville et à deux lieues à la ronde, de huit heures du soir à quatre heures du matin ; ordre aux bourgeois de déclarer les gens qu'ils logeaient avec le nom des serviteurs et le nombre des chevaux. La garde des portes fut renforcée ; les chefs de la milice qui étaient suspects furent destitués. Le Roi les remplaça par des officiers de robe longue et de robe courte. Il craignait même pour sa personne et se donna une nouvelle garde du corps, les Quarante-cinq, pour estre toujours auprès de lui. C'étaient la plupart des cadets de Gascogne qui n'avaient rien à espérer que de sa faveur et qui lui étaient dévoués jusqu'à la mort et jusqu'au crime.

 

III. - LA PROSCRIPTION DES PROTESTANTS.

Il comptait surtout sur la diplomatie de sa mère. La déclaration de  Péronne, où les ligueurs prenaient à témoin Catherine de la pureté

de leur zèle, semblait invoquer sa médiation. Elle n'avait pas attendu cet appel et, dès le 30 mars, elle s'était mise en route. D'abord Guise se fit un jeu de lasser sa patience et d'éviter sa rencontre. Elle se morfondit pendant presque tout le mois d'avril à Épernay et, lorsqu'il se décida à venir la voir, il montra la plus mauvaise volonté. Le cardinal de Bourbon, quand il se trouvait seul avec elle, soupirait fort, pleurait et confessait franchement avoir fait une grande folie ; l'apparition de Guise arrêtait les épanchements et faisait perdre à Catherine tout ce qu'elle avait gagné dans le tête-à-tête.

Elle s'imaginait à tort que, si elle accordait aux princes un bon édit contre les hérétiques, elle les trouverait plus traitables sur la question des sûretés et des faveurs. Mais Guise était résolu à prendre des précautions contre un revirement d'Henri III. Il menait les négociations le bâton à la main, et trouvait toujours les concessions que proposait la Reine-mère insuffisantes. Le cardinal de Bourbon et lui ne cessaient pas cependant de jouer la comédie du désintéressement. Dans l'ultimatum qu'ils signifièrent au roi sous le nom de Requeste au Roy et dernière résolution (10 juin), ils demandaient un Édit contre les hérétiques sans réserve ni restriction, qui obligerait tous les sujets à faire profession de la religion catholique et déclarerait lesdicts hérétiques.... incapables de tenir offices, dignitez et charges publiques. L'exécution devait être immédiate et s'accomplir par les forces que les ligueurs et autres catholiques avaient en mains. A cette condition, les princes, pour ôter tout prétexte aux calomnies, offraient au Roi de se departir de toutes autres seuretez que celles qui dependent de sa bonne grace, de leur innocence et de la bienveillance des gens de bien. Mais ces protestations de désintéressement n'étaient pas sincères. Il fallut leur livrer le pouvoir aussi bien que les hérétiques (traité de Nemours, 7 juillet 1585). Le Roi prit à sa charge les forces étrangères levées par la Ligue ; il accorda une garde à cheval, qu'il payait de ses deniers, aux principaux chefs catholiques ; il donna pour cinq ans Soissons au cardinal de Bourbon, Rue au duc d'Aumale, Beaune et le château de Dijon à Mayenne, Dinan et le Conquet au duc de Mercœur. Guise, le mieux partagé, obtint Verdun, Toul, Saint-Dizier et Châlons. Tous ses amis furent gratifiés de faveurs, de pensions et de gouvernements.

En exécution du même traité, Henri III porta au Parlement, le 18 juillet, un Édit qui révoquait tous les Édits de pacification antérieurs, interdisait l'exercice du culte réformé, ordonnait aux ministres de vider immédiatement le royaume et ne laissait aux simples fidèles d'autre alternative que de se convertir ou de partir pour l'exil dans un délai de six mois. Les protestants étaient déclarés incapables d'exercer aucune charge publique ; ils devaient restituer les places de sûreté.

C'était le plus furieux Édit qu'on eût fait contre eux depuis le commencement des guerres civiles. Leur chef, le roi de Navarre, était déchu de tous ses droits. Ce prince racontait plus tard à l'historien Mathieu qu'à la nouvelle de la proscription de son parti, son émotion avait été si vive que la moitié de sa moustache avait blanchi.

Le parti catholique, constitué comme un État dans l'État, ajoutait ses forces aux forces de la royauté pour écraser le protestantisme. En 1576, Henri III avait cherché à exploiter dans son propre intérêt les passions religieuses ; maintenant c'était la Ligue qui lui imposait ses chefs, son programme et ses soldats.

 

 

 



[1] SOURCES : Baguenault de Puchesse, Lettres de Catherine de Médicis, VIII, 1902. Dialogue d'entre le Maheustre et le Manant : contenant les raisons de leurs débats et questions en ces présens troubles au royaume de France, 1594. Le Procez Verbal d'un nommé Nicolas Poulain, lieutenant de la prevosté de l'Isle de France (2 janvier 1585-12 mai 1588), Mémoires-Journaux de L'Estoile, III, p. 345-371. Mémoires de la Ligue, contenant les événement : les plus remarquables depuis 1576 jusqu'à la paix accordée entre le roi de France et le roi d'Espagne en 1592, nouv. éd., Amsterdam, 1758, I. Lettres d'Auger de Gislen, seigneur de Basbecq, ambassadeur de l'Empereur Rodolphe II auprès de Henri III, 1582-1585, Archives curieuses de Cimber et Danjou, 1re série, X. Teulet, Relations politiques de la France et de l'Espagne avec l'Écosse au XVe siècle, 1862, III. Loutchizky, Documents inédits sur la Réforme et la Ligue, Kiew, 1875. Palma Cayet, Chronologie novenaire, Introduction, Panthéon littéraire. D'Aubigné, Hist. univ., VII. De Thou, IX. Matthieu, Histoire de France de François Ier à Henri III, I, 1631. Comte Ed. de Barthélemy, Correspondance inédite de M. de Dinteville, Revue de Champagne, 1879. Du Mont, Corps diplomatique, V, 1re partie.

OUVRAGES A CONSULTER : Barthélemy, Traité de Nemours, Revue des Questions historiques, avril 1880. Bouillé, Les ducs de Guise, II. Forneron, Les Guise, H. Froude, History of England, XI et XII. Dr. Rübsam, Johann Baptista von Taxis, ein Staatsmann and militär unter Philipp II und Philipp III, 1530-1610, Fribourg-en-Brisgau, 1889. Loutchizky, La Ligue catholique et les calvinistes de France (en russe), Kiev, 1877. Henri de l'Épinois, La Ligue et les papes, 1888. Robiquet, Paris et la Ligue, 1888. Victor de Chalambert, Histoire de la Ligue, 1854, I.