HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE III. —  RÈGNE D'HENRI III.

CHAPITRE IV. — MAUVAISES MŒURS ET MAUVAIS GOUVERNEMENT[1].

 

 

I. — LE DERNIER VALOIS.

HENRI III avait de naissance les dons les plus divers et les plus rares. Amyot, qui fut son précepteur, atteste l'ardent désir de cet enfant d'apprendre et entendre toutes choses haultes et grandes. Il avait la vive compréhension de François Ier, avec la patience d'ouyr, de lire et d'escrire, ce que son grand-père n'avoit pas. Il possédait deux langues, la toscane et la française. Corbinelli, un banni florentin que la Reine-mère mit près de lui comme lecteur, était un érudit de mérite, qui avait édité le Corbaccio de Boccace et le traité de Dante : De vulgari Eloquentia, et qui était capable de lui enseigner à fond l'italien.

Il était né orateur. Il parlait sans recherche ni pédantisme avec aisance et facilité. Il avait le plus joli sourire, une voix très caressante et très douce. Sa taille était bien prise ; toute l'attitude, pleine d'une dignité sans hauteur, charmait sans cesser d'imposer.

Visiblement, il se complaît dans le plaisir de bien dire. Il délaisse ses devoirs de roi pour travailler à la culture de son esprit. Au retour de Pologne, il se met à l'étude du latin qu'il avait négligée dans sa jeunesse. Il se fait lire et expliquer par Corbinelli et par Del Bene, un autre italien, Tacite, Polybe et Machiavel. Il commande à Amyot un traité des règles de l'éloquence royale. Aucun des Valois ne mérite mieux que lui le titre de protecteur des lettres et des arts ; catholique ardent, il protège Bernard Palissy, l'illustre potier, et le grand philologue Henri Estienne, deux huguenots. Ce n'est pas un simple banquier de la république des lettres ; il est bon juge de la valeur des œuvres. Il a royalement doté Desportes, le chantre de ses amours, mais il apprécie les œuvres plus vigoureuses et plus saines des écrivains de la cour de Navarre, Du Bartas et D'Aubigné. A la différence de Charles IX, qui se piquait d'être poète, il est plutôt porté vers la philosophie, l'histoire et les sciences. Il incline à ses goûts l'Académie, fondée par son frère, qui s'occupait de poésie et de musique ; il y fait traiter devant lui des sujets de philosophie morale : Des passions de l'âme et quelle est la plus véhémente, — de la joie et de la tristesse, — de l'ire, — de l'ambition. Les poètes comme Ronsard, Desportes, Jamyn s'exercent à l'art, nouveau pour eux, de la dialectique ; le Roi les oppose l'un à l'autre, fait reprendre le même thème et plaider la thèse et l'antithèse. L'Académie a débattu longuement si la prééminence appartient aux vertus morales ou bien aux intellectuelles. Henri pense recommencer Cosme l'Ancien et Laurent le Magnifique, renouveler dans le cabinet du Louvre les entretiens de la villa de Careggi et du palais des Médicis, donner à un autre Landino l'occasion d'écrire d'autres dialogues platoniciens et d'examiner à nouveau laquelle des deux vies est supérieure, l'active ou la contemplative. Au milieu de ces discussions intéressantes, il oublie l'ambition de son frère, les menées des Guise, la fureur des partis, sa couronne compromise et son royaume en feu. C'est un intellectuel qui a le dégoût de l'action.

Les plaisirs aussi le détournaient des affaires. Il avait passé sa jeunesse au milieu des filles d'honneur de Catherine de Médicis, adulé et choyé par les nymphes de l'escadron volant. L'ambassadeur d'Espagne, Francès de Alava, dans un mémoire adressé à Philippe II en 1570, le représentait toujours entouré de femmes ; l'une lui regarde la main, l'autre lui caresse les oreilles et de la sorte se passe une bonne partie de son temps. A ce frôlement de tous les instants, sa sensibilité s'était surexcitée ; il était devenu tout féminin. Il avait pris de ses compagnes un besoin irrésistible de médisance, les sensations vives, les larmes faciles, les sursauts, les acuités et les délires de la passion. Ses amours crient et pleurent.

Jeune, il avait aimé, parmi tant d'autres, mais plus qu'une autre, Marie de Clèves, princesse de Condé, et il avait été payé de retour. La jeune femme, réconciliée avec son mari, rompit avec son amant et refusa de le revoir, quand il revint du siège de La Rochelle. Il essaya de regagner le cœur de sa maîtresse par l'entremise de la duchesse de Nevers, sœur de la princesse de Condé. Il écrivait à cette confidente :

Je suis le plus ennuyé, Madame, que je fus jamais et je vous supplie d'autant que vous m'estes amie et que connoissez que j'ay d'an ection à vous servir, mettez l'ordre que vous sçaurez m'estre nécessaire. Je vous en requiers les larmes aux yeux à jointes mains. Vous savez ce que c'est que de bien aimer. Jugez si je mérite telles façons de madame nostre amie... Si je reçois cette indignité après la promesse qu'elle m'a faite, je me sentyrai si mal venu à elle que la juste cause que j'auray me servira à ne lui estre jamais ami ; car pour cela je renierois tout, tant j'ay de rage. Je vous jure qu'il y a des heures que les yeux ne m'en sèchent. Ayez pitié de moi.

Et, dans une lettre de Pologne, adressée à monsieur de Nançay, il disait d'elle :

Je l'aime tant, vous le sçavez, vous devez m'advertir de sa fortune pour la pleurer comme je fais ; je n'en dirai plus rien car les amours sont ivres.

Quand il revint, il avait, dit-on, l'intention de faire prononcer le divorce de Marie de Clèves et de l'épouser. Il n'était pas encore à Paris que la princesse mourut de ses couches. Ce fut un désespoir violent. Il demeura plus de huit jours aux cris et aux soupirs. Il voulait que tout témoignât de sa douleur. Il paraissait en public paré d'enseignes et de marques funèbres ; aux rubans des souliers, aux aiguillettes, il avait fait coudre de petites tètes de mort. Mais ces chagrins sans mesure ne sont pas sans bornes. La Reine-mère, inquiète demanda au grand-maître de la garde-robe, Souvray, si le jeune Roi portoit quelque chose d'elle dont l'objet renouvellast cette souvenance. Souvray répondit qu'il portait une croix et des pendants d'oreilles. Aussitôt qu'elle les eut fait disparaître, il en fut, dit l'historien Matthieu, comme de la bague enchantée de Charlemagne.

Parmi les raffinements de sentiment croissait l'exaltation religieuse. Catherine se plaignait que le Roi passât trop de temps aux Jésuites d'Avignon. Les pratiques ordinaires de la piété ne lui suffisaient pas ; il recherchait en tout l'excessif. Dans le Midi, où la religion est plus démonstrative, existaient des confréries de pénitents, composées d'hommes de tout âge, de tout rang, de toutes conditions, et distinguées les unes des autres par la couleur des cagoules, blanches, rouges ou bleues. Cet appareil, leurs processions nocturnes, frappèrent tellement le Roi qu'il voulut se faire affilier ; les courtisans firent de même, sans excepter le roi de Navarre, ce gai compagnon. Henri III introduisit plus tard ces associations à Paris. La plus célèbre fut la confrérie des pénitents blancs de l'Annonciation Notre-Dame. Le jeudi saint, 7 avril 1583, eut lieu sa grande procession. Elle se promena toute la nuit par les rues en grande magnificence de luminaire et musique excellente. Les confrères marchaient deux à deux, vêtus de toile blanche de Hollande. Tous les mignons s'étaient enrôlés ; quelques-uns se fouettèrent jusqu'au sang.

Ces dévotions alternaient avec les excès du carnaval. Aussi les curés de Paris et les prédicateurs n'avaient-ils que trop de raisons de crier au scandale. Ah ! malheureux hipocrites, s'écriait Poncet à Notre-Dame ; vous vous mocquez donc de Dieu sous le masque et portez pour contenance un fouet à vostre ceinture ! Ce n'était pas, de la part du Roi, hypocrisie, sa sincérité n'est pas douteuse, mais une méconnaissance absolue du véritable esprit chrétien, le désir de satisfaire Dieu et sa conscience, par des démonstrations, sans transformer son cœur.

Le dernier des Valois ne ressemble ni à ses prédécesseurs, François Ier et Henri II, ni même à son frère Charles IX. La France fut étonnée et même scandalisée de la différence. Elle avait aimé et admiré, malgré ses vices et peut-être à cause d'eux, ce géant joyeux, François Ier, grand chasseur, grand buveur, grand débaucheur de dames. Henri II, moins débordé en ses plaisirs, aimait comme son père les exercices physiques, le saut, la course ; il mettait tant d'ardeur à jouter, à briser des lances, qu'il finit par y trouver la mort. Toute la noblesse s'adonnait à ces jeux violents et dépensait en exercices furieux le trop plein de vie qui était en elle. Il faut voir les folies de ces jeunes gens dans Tavannes ; ils sautaient d'un toit à l'autre pardessus l'abîme des rues, et s'assommaient, en se lançant des fenêtres d'énormes bahuts. Charles IX courait pendant plusieurs jours la bête au fond des bois, battait le fer comme un forgeron et soufflait dans un cor à se rompre la poitrine. Le contraste avec Henri III était saisissant. A Reims, quand l'officiant plaça la couronne sur sa tête, il se plaignit, en sybarite, qu'elle le blessait. Le jour du sacre de la Reine, il se leva si tard et passa tant de temps à attifer sa femme, qu'il fallut dire la messe dans l'après-midi, et que l'approche de la nuit obligea de supprimer le Te Deum. En pleine guerre civile, alors qu'il avait à combattre les huguenots et son frère le duc d'Alençon, chef des mécontents, il s'occupait gravement à faire remettre sus, par les églises de Paris, les oratoires, autrement dit les paradis.... Va en coche, avec la Roine son épouse, par les rues et maisons de Paris, prendre les petits chiens damerets, qui à lui et à elle viennent à plaisir ; va semblablement, par tous les monastères de femmes estans aux environs de Paris faire pareille queste de petits chiens, au grand regret et desplaisir des dames ausquelles les petits chiens appartenoient. Se fait lire la grammaire et apprend à décliner. Le Roi, dit le Journal du duc de Nevers, a repris les pendants d'oreille qu'il avait abandonnés depuis assez de temps. Le Roi, nous apprennent les mémoires-journaux de L'Estoile, court la bague déguisé en amazone. Il aimait à s'habiller de vêtements de femme, à se parer et à étaler sa gorge comme une dame de la Cour. Est-il extraordinaire que ces travestis scandaleux aient provoqué dans la bourgeoisie et le peuple de Paris des commentaires outrageants ?

Il prêtait d'autant plus à la calomnie qu'il avait élevé à la dignité de favoris des jeunes gens de son âge, beaux et bien faits. Les écrits du temps dénoncent ces relations équivoques. D'Aubigné a flétri dans la Confession de Sancy et dans ses Tragiques les mœurs du dernier Valois. Les pires hontes s'étalèrent au soleil de la faveur royale ; l'amour philosophique et sacré, comme on appelait l'amour immonde, eut ses panégyristes au Louvre, comme autrefois sur les bords de l'Ilissus. Les poètes le chantèrent et l'idéalisèrent.

Cette perversion des sens détruisit chez Henri III toute virilité. Lorsque la foudre grondait, il se cachait dans les caves du Louvre ; il tremblait et pleurait, épouvanté par la peur de la mort et la crainte de l'enfer. Il imagina, pour conjurer la colère céleste, d'endosser une robe de cordelier, persuadé qu'il pouvait, sous le vêtement sacré, s'abandonner impunément à ses vices.

La France du XVIe siècle, ardente et féroce, débauchée, mais virilement, eut le spectacle de ce roi et de ces mignons fardés, frisés, plus attifés que des femmes. Les plaisirs, comme les dévotions, sentaient l'étranger ; l'Italie exportait ses bannis, ses financiers, ses artistes et ses mœurs. Ces émigrés firent impression en France comme le prouve le goût dominant de l'époque pour la langue et la littérature de leur pays. Les gens qui se piquaient de belles manières, les courtisans affectaient de mêler à leur français des mots et des tournures empruntés à l'italien. En 1578, Henri Estienne publia contre la mode du jour ses Deux Dialogues du nouveau langage français italianizé et autrement desguizé. Les impressions qu'Henri III reçut dès son enfance fortifièrent encore les inclinations, et, pour ainsi dire, la nature qu'il tenait de sa mère. La nation ne se reconnut pas en lui. Les libelles tombèrent drus. L'imagination populaire accueillit tous les contes. Nulle famille n'a été plus attaquée que celle des Valois. Les accusations d'inceste, de parricide abondent dans les écrits du temps, sonnets, satires, pamphlets ou dissertations. Le sermon même servit à rendre le Roi odieux à ses sujets, avant d'armer contre lui le bras de Jacques Clément.

Henri III fut la victime de ses vices. Il garda une intelligence très vive et même le sens de ses devoirs de roi, mais il acheva de perdre le goût des affaires et la faculté de s'y appliquer. C'est un contraste lamentable que celui de ses bonnes intentions et de son impuissance. De temps à autre, il avait des velléités de bien faire. En 1586, après douze ans de règne, il s'indigne que les membres de son Conseil expédient les affaires sans le consulter.

En somme, leur écrivait-il, je ne veulx plus qu'il soit rien expédié de tous articles generaulx... sans que je l'aye signé ou bien entendu. Je sçay que ce me sera de la peyne, mais je n'ay que trop d'aige pour avoir aultre principalle occupation, qui est d'avoir trente-cinq ans accompliz et entiers avec une résolution de vouloir faire plus que jamais mes affaires, les savoir jusques à la moindre... J'ay este long temps dehors, [ce] qui m'a assez duré. Je me viens mettre à l'attache qui me sera prou plaisante si je puis servir, comme j'espère que je feray, à soustenir le grand faiz et garder qu'il ne nous accable...

Ses prétentions font sourire, ses aveux d'impuissance font pitié.

Villeroy, parleray-je librement ? Oui, car c'est à un mien serviteur très affectionné et obligé... Si nous eussions pris la voye salutaire (il fault que je l'appelle aynsy), avec le courage qui estoit nécessaire et requis, n'ayant esguard que la où il le falloyt avoir et non user de crainte ou connivence pour des respects indignes et très préjudiciables, nous feuyssions, veu le beau chemyn que la Providence divine nous avoit préparé, aux termes tous contraires ceuix que nous sommes et tomberont désormais de plus en plus.... Il i heust un roy en la Judee, je ne scay si c'est Roboam ou un autre, qui par mauvais conseil fust perdu, Dyeu en garde le roy de France... Il (le royaume de France) a par le passé fait la barbe à Espaigne et à tous ceux qui s'y sont voulus prendre, mais ça esté lorsque l'unyon d'opynyons estoit, que le corps de nostre Seigneur estoit recogneu, comme tel qu'il est, par toute la France, que les partialitez n'avoyent prie le pied qu'ils (elles) ont, que le roy ne debvoyt ryen, apis avoyt denyers en bourse et par mesme moyen ne [faisoit] subsydes nouveaux et à la grande charge du peuple, ny ne les laissoit manger sans se remuer comme nostre illz et frere le duc d'Alençon a faict tant et si horyblement que tout en crie vengeance devant Dyeu avec juste occasyon. Et, comme je dys, en tel temps il avoit la byenveulance de ses subgets ; ce temps la, miserable que je suis, n'est plus[2].

Il accusait les événements pour s'excuser lui-même.

Cependant il avait de grandes ambitions : il prétendait rendre la royauté aussi forte qu'elle avait jamais été sous ses prédécesseurs. Mais il sacrifiait le principal à l'accessoire, la réalité du pouvoir à l'apparence. Il avait l'esprit plein de sa grandeur ; il s'isolait de ses sujets ; il mangeait dans un espace clos de balustres, loin des spectateurs. Il ne se contentait plus du titre de sire et de roi, il emprunta à l'Espagne la désignation nouvelle de Majesté. Il fixa plus rigoureusement l'étiquette, qui est comme le culte de la religion monarchique. La Cour ne fut jamais si prodigue d'honneur et reverence, écrivait-on de Lyon le 13 septembre 1574, et [nous] ne nous contentons pas d'idolâtrer les personnes, mais encore les choses insensées (inanimées) destinées à leur usage comme leur couvert et autres choses semblables. Nous ne fusmes jamais si reverentieux ; je ne sçay si c'est doctrine charroyée ab ultimis Sarmatis en nostre France[3]. Il régla l'ordre de son lever, désigna les personnes qui y seraient admises, celles qui pourraient demeurer dans sa chambre quand il entrerait dans son cabinet pour y tenir son Conseil. Bien des détails de ce règlement étaient empruntés au passé ; mais ce qui appartenait au nouveau règne, c'était le souci d'empêcher l'affluence autour du Roi. Les audiences, qui, d'après le règlement d'Henri III, devaient avoir lieu tous les jours, furent bientôt bornées aux lundi, mercredi et vendredi ; et le capitaine des gardes se tint derrière la chaire du Roi pour le prévenir que l'heure était passée.

Henri III eut plus de succès qu'il n'en désirait. Un grand nombre de seigneurs quittèrent la Cour, froissés de tant de cérémonie, et irrités que le Roi, inaccessible pour eux, s'enfermât avec quelques petits compagnons de son humeur et de son goût. Catherine s'inquiéta ; elle écrivit à Henri III une lettre où elle opposait à sa manière celle de François Ier et Henri II.

Après disner, pour le moings deux fois la sepmaine, donnez audience, qui est une chose qui contente infiniment vos subjetz ; et après, vous retirer ou venir chez moy ou chez la Royne, affin que l'on congnoisse une façon de court, qui est chose qui plaist infiniment aux François pour l'avoir accoustumé ; et ayant demeuré demie heure ou une heure en public, vous retirer ou à vostre estude ou en privé, où bon vous semblera ; et sur les trois heures après midy, vous alliez vous promener à pied ou à cheval, affin de vous monstrer et contenter la noblesse et passer vostre temps avec ceste dernière à quelque exercice honneste sinon tous les jours, ou moins deux ou trois fois la sepmaine ; cela les contentera tous beaucoup, l'ayant ainsi accoustumé du temps du Roy vostre père qu'ils aimoient infiniment ; et après cela soupper avec vostre famille et l'après soupper, deux fois la sepmaine, tenir la salle du bal, car j'ai ouy dire au Roy vostre grand-père qu'il falloit deux choses pour vivre en repos avec les François et qu'ils aimassent leur Roy : les tenir joyeux et occuper à quelque exercice ; pour cest effet souvent il falloit combattre à cheval et à pied, courre la lance[4]...

C'était, avec grande sagesse, conseiller à son fils d'être tout à tous, véritablement roi, chef de la noblesse française.

Ce conseil ne fut pas écouté ; Henri III continua à s'entourer d'hommes qui lui étaient personnellement attachés. L'ordre du Saint-Esprit fut créé en 1578 (décembre) pour resserrer les liens de cette clientèle. Les chevaliers prêtèrent serment entre ses mains de se dévouer absolument à la personne royale, de ne prendre ni pensions, ni gages, ni offices d'aucun prince, de ne pas sortir du royaume sans sa permission et de lui révéler tout ce qui importait à son service. Sur la liste des 26 chevaliers promus le 1er janvier 1579, le nom du duc de Guise ne se trouve pas ; on relève à côté de grands personnages, comme le duc de Nevers, des créatures du Roi.

Les compagnons de plaisir furent ses conseillers occultes et toujours écoutés. Le Conseil des affaires, où entraient les princes et le Chancelier, ne fut plus qu'un conseil d'enregistrement. Le Roi avec sa mère, le Roi avec ses mignons, arrêtait d'avance les décisions importantes. On trouve dans les mémoires de Marguerite de Valois cette désignation singulière : Gombaud, chef du conseil des mignons. De deux de ces mignons, d'Épernon et Joyeuse, Henri III voulut faire de très grands personnages. D'Épernon était un Gascon, brave, âpre au gain, ambitieux, brutal. Il avait assez d'empire sur Henri III pour tenir tête à Catherine ; il bravait les prédicateurs, la maison de Guise, l'opinion publique. Le Roi fit de lui et de Joyeuse des ducs et des pairs ; il maria Joyeuse à la sœur de sa femme ; il rêva pour d'Épernon les plus grandes alliances. Il accumula sur eux les faveurs, les pensions, les gouvernements. Il voulut les faire aussi grands que possible pour se servir de leur grandeur contre les Guise.

 

II. — RÈGLEMENTS ET ORDONNANCES.

HENRI  III a beaucoup légiféré ; il a réglé longuement la composition du Conseil, l'étiquette de la Cour, l'organisation de l'Ordre du Saint-Esprit, la police des marchés (novembre 1577), celle de la mer ; il a touché au fait de la gendarmerie, de la justice, de l'Université et de l'Église. Il a ordonné l'établissement des maîtrises en tous arts et métiers et la suppression du travail libre dans toutes les villes et dans les moindres villages de son royaume (décembre 1581). Par son ordre, Brisson, président au Parlement de Paris, prépara le Code Henri III, recueil des Ordonnances françoises réduictes en sommaires à la forme et modèle du droict Romain. Cette activité législative, qui contrastait avec l'impuissance de son gouvernement, lui valut le nom de roi de la Basoche.

Sous les derniers Valois, les différents services du Conseil du roi, politiques, judiciaires, financiers, tendent à s'organiser à part. Le Conseil des parties et le Conseil des finances, qui n'étaient que des fonctions ou, comme on disait, des séances du Conseil du roi ou Conseil privé, sont en train de devenir des conseils distincts et autonomes. Le Conseil privé, prit, à partir de 1578, le nom de Conseil d'État et le Conseil des parties celui de Conseil privé. Mais on ne distinguait pas encore les membres de l'un et de l'autre Conseil ; tous étaient conseillers au Conseil d'État et privé. Le Conseil des parties n'alla jamais jusqu'à rompre les derniers liens qui le rattachaient au Conseil proprement dit.

L'indépendance de la section financière s'établissait. Les réformes de François Ier et de Henri II avaient enlevé à l'oligarchie des trésoriers et généraux et remis au Conseil du roi le soin de dresser le budget, de répartir l'impôt, d'ordonner les dépenses. Le plus souvent un membre du Conseil était particulièrement chargé de l'administration des finances. Au commencement du règne de Charles IX, Artus de Cossé, baron de Gonnor, porta le premier le titre de superintendant des finances. Quand il eut été nommé maréchal de France, une commission organisée par le chancelier de l'Hôpital (février 1566) et présidée par lui, étudia les propositions qui devaient être soumises au Conseil sur le fait des finances. Cette commission était un véritable Conseil des finances, dont le Conseil du roi se réservait de ratifier les décisions. Henri III, aussitôt après son avènement, supprima ce Conseil préparatoire des finances et nomma surintendant Pomponne de Bellièvre (1574). Mais le règlement du 11 août 1578 réduisit presque à rien le rôle de surintendant et rendit toute la compétence financière au Conseil d'État qui devait consacrer deux séances par semaine aux finances.

Jusque-là les conseillers, au hasard du roulement, étaient employés par séries aux affaires les plus diverses ; Henri III eut l'idée de les répartir en quatre sections, occupées l'une au fait de l'Église, l'autre au fait de la gendarmerie, la troisième au fait de la justice, la quatrième au fait des finances (10 décembre 1579). Cet ordre ne fut pas longtemps observé ; mais la section des finances se maintint. Elle fut consolidée par le règlement du 31 mai 1582 qui fixa à neuf le nombre des conseillers de finances. Elle avait les mêmes attributions que l'ancien Conseil préparatoire du règne de Charles IX et, comme lui, faisait figure de Conseil des finances. François d'O, en 1585, remplaça Bellièvre comme surintendant.

Mais l'organisation des Conseils n'était pas la principale affaire.

Veut et ordonne sa dicte Majesté que tous ceux qui auront test honneur d'estre desdits Conseil d'Estat et privé soient désormais vestus, avant qu'il leur soit permis d'entrer ny assister susdits Conseils, et durant iceux, de la façon et habit qui ensuit, et sans lesquels habits Sa Majesté déclare qu'ils n'auront entrée, séance ny voix délibérative susdits Conseils en aucune sorte. Premièrement, depuis le premier jour d'octobre jusques au premier jour de may, seront vestus tous les susdits du Conseil, assavoir : les ecclésiastiques de robbe longue de veloux violet cramoisi, les manches longues et étroites et la cornette de taffetas de mesme couleur, excepté les cardinaux qui pourront porter ladicte cornette de taffetas cramoisy, s'ils veulent ; ceux de robbe courte portant espée,... de long manteau de veloux violet fendu jusques au bas par le costé droit, attaché d'un cordon de soye violette, et sera retroussé ledit manteau du costé gauche jusques par-dessus le coude ; et ceux de robbe longue qui ne sont ecclésiastiques, de robbe de mesme estoffe et couleur, ayant les manches larges et le collet de ladite robbe de la mesme forme qu'ont accoustumé de porter les gens de justice et la cornette de taffetas noir ; tous lesquels habits seront doublez de satin cramoisy de haute couleur, qui n'auront autre bord que le get dudict satin, avec un arrière-point de soye cramoisie.

Cet arrière-point surtout est à retenir. Mais la saison change et l'étoffe aussi.

Et depuis le premier jour de may jusques au premier jour d'octobre seront vestus tous les susdicts du Conseil, assavoir : les ecclésiastiques de robbe longue de satin violet[5]...

La question du costume est traitée encore plus minutieusement dans le règlement de l'Ordre du Saint-Esprit.

Le même souci méticuleux de réglementation se retrouve dans les Ordonnances. L'Édit de mars 1584 en cent articles était une révision des ordonnances faites par les rois précédents sur le fait de l'admirauté pour en retrancher ce qui est hors d'usage et y adjouster ce qui est nécessaire pour le bien du Roi et du public. Il précisait les droits, pouvoir et juridiction de l'Amiral de France, duc de Joyeuse, et lui attribuait la cognoissance, jurisdiction et définition de tous faits, querelles, différens, crimes, délits et maléfices et autres cas commis sur la mer et greves d'icelle en temps de guerre, et pareillement du fait de marchandise, pescheries, frettemens, affretemens, ventes et bris de navires, polices d'assurance, et autres choses quelconques survenans sur la mer et greves d'icelle. Il réglait le droit de prise, la pêche, la garde des côtes, l'entretien des navires, la responsabilité des armateurs, les devoirs de l'équipage et le droit du capitaine. L'armateur, en ces temps troublés, devait bien et dûment fournir son navire d'artillerie, boulets, avirons, piques, arbalètes et autres armes, planches, brey, goutren, clou, fiches, compas, horloge, plombs et lignes à sonder et autres choses requises à porter en mer pour la seureté desdits navires. Certaines dispositions sont intéressantes. Les épaves, bris et choses du flot à terre, étaient attribués un tiers au sauveteur, un tiers à l'amiral, un tiers au seigneur de la côte, roi ou autre, si toutefois le marchand ne poursuit sa marchandise dans l'an et jour de la perte d'icelle. Les navires et marchandises péris ou pêchés à flot en la mer et généralement tout ce qui serait allé au fond de la mer appartiendraient un tiers au roi, un tiers à l'amiral, un tiers à ceux qui auront tiré ou sauvé lesdits navires, biens et marchandises. L'Édit autorise le droit de visite : les bâtiments armés en guerre, découvrant un navire, peuvent lui courir sus et semondre les mariniers d'amener leurs voiles et, s'ils refusent de le faire après cette semonce, leur tirer artillerie jusques à les contraindre par force. Il n'admet pas que le pavillon couvre la marchandise : la marchandise amie trouvée sur navire ennemi est de bonne prise ; la marchandise ennemie trouvée sur navire ami est de bonne prise et le bâtiment aussi.

Les lois d'Henri III valent mieux que ses actes. La grande ordonnance de Blois, provoquée par les doléances des États de 1576, ne fut publiée qu'en 1579 alors qu'il n'y avoit article qui ne fust perverti, renversé et corrompu par nouveaux Édits. Comme les autres grandes ordonnances du mi° siècle, elle touche à toutes les parties du gouvernement, mais en revanche elle ne touche qu'en certains points à chacune d'elles. Les 363 articles traitent successivement de l'état ecclésiastique, des hôpitaux, des universités et collèges, de l'administration de la justice, des offices et de leur réduction ou suppression, de la noblesse, du règlement des gens de guerre, du domaine de la couronne, des aides et des tailles, de l'entretien des routes, des banquiers et marchands étrangers, de la police des tavernes, des élections municipales. C'est un programme de bonnes intentions.

Elle condamne, comme les ordonnances précédentes, la vénalité des charges. Elle fixe les réductions d'offices à faire dans les parlements, les chambres des Aides, les cours des Comptes, les sièges présidiaux. Promesses mensongères ou, comme dit Pasquier, Édits de parade. Le Roi commence à s'apercevoir que les gouverneurs de provinces croissent en nombre et en prétention ; il s'interdit d'accorder aux titulaires le droit de vendre ou de léguer leurs charges ; il réduit le nombre des gouvernements à douze et il ne veut admettre qu'un gouverneur et un lieutenant par gouvernement (sauf en Normandie) ; il renouvelle les défenses faites aux gouverneurs par l'ordonnance de Moulins de donner lettres de grâce, rémission, pardon, légitimation, de créer foires et marchez, d'évoquer les causes pendantes devant les juges ordinaires, de lever ou faire lever aucuns deniers en ses pays, terres et seigneuries, pour quelque cause que ce soit, le tout à peine de confiscation de corps et de biens. La faiblesse du gouvernement et les guerres civiles ont développé l'esprit de violence ; il faut menacer les seigneurs de dégradation et des peines portées contre les ravisseurs s'ils forcent un de leurs sujets à marier sa fille aux prétendants de leur choix. Mais, malgré l'ordonnance, les jeunes filles nobles elles-mêmes feront bien de se garder. Mayenne enlève de force la riche héritière de Caumont pour la fiancer à un de ses fils.

Le Roi annonce son intention de réduire les compagnies d'ordonnance : article, qui ne fut pas mieux exécuté que l'article 291 : Nous voulons et entendons que nostre gendarmerie soit payée.... Il en était de même de la résolution de racheter le domaine, de réduire les pensions, d'empêcher le cumul des bénéfices, d'obliger les prélats à la résidence. Sire, dira plus tard l'orateur du Tiers-État, la force des lois consiste en l'exécution ; la vertu et justice des princes se connoit consommée et rendue parfaite par la seule action.

 

III. — ADMINISTRATION FINANCIÈRE.

LE peuple serait resté peut-être indifférent aux hontes de la Cour, si Henri III n'avait généralisé le mécontentement par sa mauvaise administration. Charles IX lui avait légué une dette considérable, des domaines aliénés, un déficit croissant, nulle ressource disponible. Il succéda, lui, le roi prodigue, à ce roi endetté. Dès 1576, son gouvernement, incapable de payer aux reîtres de Jean Casimir le prix de leur retraite, est réduit aux expédients pour se procurer de l'argent. Il met en vente mille lettres de noblesse au prix de 1000 livres. Il emprunte aux particuliers, il emprunte aux villes, il retient les gagés des officier ; il puise dans la caisse de l'Hôtel de Ville de Paris, il lève des décimes ordinaires et extraordinaires sur le Clergé, il vend les biens ecclésiastiques. Il continue et il aggrave les procédés de son prédécesseur. La municipalité parisienne, en ses fameuses doléances de décembre 1575, se plaint que les guerres civiles aient coûté à la capitale 36 millions, au Clergé 60 millions de livres.

L'Église, comme il est juste, a ait largement, mais de mauvaise grâce, les frais de la guerre sainte. Quand Charles IX avait voulu, en 1567, continuer à lever la subvention annuelle de 1 600.000 livres, I que le contrat de Poissy lui avait accordée pour six ans seulement, I le Clergé refusa de payer et il fallut réunir une Assemblée générale. Les députés obtinrent, moyennant 700.000 livres une fois données, la confirmation du contrat de Poissy et le droit de tenir des assemblées générales tous les cinq ans. Mais, en 1573, Charles IX, au lieu d'en convoquer une, s'était contenté de réunir quelques évêques, que le cardinal de Lorraine présida. Ces particuliers sans mandat étaient ou trop bons courtisans pour repousser jamais une demande du Roi ou trop bons catholiques pour s'en aviser l'année d'après la Saint-Barthélemy. Ils votèrent un secours immédiat de 1.800.000 livres et, afin de se procurer immédiatement cette somme, aliénèrent à l'Hôtel de Ville 150.000 livres de rente de biens d'église. Puis, avec leur connivence, l'argent que versait le Clergé, conformément au contrat de Poissy, pour rembourser les emprunts de l'Hôtel de Ville', fut employé à d'autres services que celui de l'amortissement. Mais le corps du Clergé, assez accommodant tant qu'il avait pu douter des sympathies des masses, ne jugeait plus à propos, depuis qu'il les avait ressaisies, de payer si cher l'assistance de l'État. Le Roi ne se contentait pas de mettre ses revenus en coupe réglée, il vendait ses biens sans le consulter. Or le consentement du principal intéressé était, d'après les traditions gallicanes, aussi nécessaire que celui du Pape et du Roi. L'ordre ecclésiastique, encore tout enhardi de son rôle aux États généraux de Blois (1576), réclama la convocation d'une Assemblée générale.

 Henri III refusa, puis céda. L'Assemblée se réunit successivement à Melun (juin-septembre 1579) et à Paris (30 sept. 1579-1er mars 1580) ; elle désavoua les prélats qui, en 1573, s'étaient montrés si faciles aux demandes du Roi et créa deux agents généraux qui, sous son contrôle, administrèrent les finances de l'Église et défendirent ses intérêts. Le Roi aurait voulu qu'elle prit à sa charge toutes les rentes créées sur l'Hôtel de Ville de Paris et de Toulouse, mais le président Pierre d'Épinac, archevêque de Lyon, remontra que le Clergé avait plus payé dans ces vingt dernières années qu'il n'avait fait en douze cents ans auparavant. L'Assemblée offrit un subside annuel de 733.000 livres, et consentit à payer trois ans encore 467.000 livres de rente à l'Hôtel de Ville de Paris. En revanche, elle exigeait d'Henri III la promesse qu'il n'imposerait plus le Clergé sans son consentement et sans l'autorisation du Pape. Le Roi repoussa ces prétentions ; l'Assemblée demanda son congé. La Reine-mère s'entremit sans succès. Les bourgeois de Paris, qui avaient prêté leur argent au Roi sur l'assurance de la caution du Clergé, s'ameutèrent ; le Parlement prit parti pour eux, ordonna d'arrêter les députés et de les garder prisonniers dans les maisons où ils étaient logés. Henri III finit par accepter, outre une somme immédiatement payée, un subside annuel de 1.300.000 livres pendant six ans.

Il s'engageait à ne rien exiger de plus durant ce temps, mais les nécessités de ses finances l'obligèrent à lever une décime en 1584 sur les revenus ecclésiastiques et à solliciter de l'Assemblée de 1585-1586 une contribution extraordinaire pour l'armée de Guyenne, que Mayenne commandait. Le Clergé offrit un million d'or (un million d'écus), qu'il se procurerait en aliénant cinquante mille écus de revenu. Il restait maintenant à obtenir l'approbation du Pape. Le Roi envoya à Rome l'évêque de Paris, Pierre de Gondi, et ne permit pas à l'Assemblée d'y déléguer de son côté. Gondi fit consentir Sixte-Quint non seulement à l'aliénation des cinquante mille écus votés par le Clergé, mais à l'aliénation de cinquante mille autres. L'Assemblée soutint que le Pape ne pouvait donner cette autorisation sans son consentement et s'opposa à l'enregistrement de la bulle. Le Parlement fut du même avis. Mais le Roi et le Pape étaient d'accord pour il dépouiller l'Église gallicane. Le Parlement céda ; l'Assemblée elle-même se soumit. Elle consentit encore à continuer pendant dix ans le paiement des 1.300.000 livres affectées aux rentes de l'Hôtel de Ville.

Dès lors cette subvention extraordinaire, renouvelée à chaque réunion du Clergé, devint une contribution régulière, dont le gouvernement fit état dans ses recettes ordinaires. Les Assemblées ne manquaient pas de protester que les clercs n'étaient pas imposables et que les concessions n'engageaient pas l'avenir, mais leurs votes, en perpétuant le subside, le légitimaient. La doctrine de l'immunité ecclésiastique était ruinée, bien que le Clergé continuât à appeler don gratuit cet impôt involontaire. Ce ne fut pas, il est vrai, sans avantage ; le Roi permit au Clergé de répartir les taxes entre ses membres, de les percevoir, de les encaisser ; il l'autorisa à tenir de assemblées générales pour renouveler la subvention. Dans le grand silence de la nation au XVIIe siècle, le Clergé, seul de tous les ordres, eut une représentation et un organe pour faire entendre ses griefs et ses vœux.

La bourgeoisie et le peuple étaient exploités sans compensation. A l'occasion d'un nouveau subside de 200000 livres qu'Henri III voulait lever sur la ville de Paris pour le paiement de 3.000 Suisses, le prévôt des marchands, les échevins et des bourgeois de chacun quartier, les représentants du Clergé séculier et régulier, du Parlement, de la Chambre des Comptes et de la Cour des Aides réunis à l'Hôtel de Ville en Assemblée générale de ville, résolurent de lui présenter en toute humilité les plaintes et doléances de son pauvre peuple (décembre 1575). Celui-ci, disaient-ils, avait été tellement pillé, vexé et saccagé sans aucun relasche ny moien de respirer depuis l'année mil cinq cent soixante jusques à present, qu'il ne luy reste que la voix cassé et debille pour déclarer au Roi et exprimer le mieux qu'il lui sera possible ses oppressions et grandes calamitez.

Les sommes fournies par le Clergé, les dons, emprunts et subsides levez extraordinairement tant sur ladicte ville que sur les autres pais et provinces de vostre dict royaume auraient suffi, non seullement pour conserver l'estat de vostre dite Majesté, mais aussi avec la terreur de l'ancien nom des François vous rendre redoubté et refformidable à tous autres princes, potentatz et nations...

Au contraire, de grant et puissant que votre dict royaume estoit en laditte année MVeLX, il a esté contrainct passer par les mains des forces estrangeres qui en ont tiré, succé et emporté le plus beau et le plue précieux... oultre la substance de vostre pauvre peuple laquelle y a esté entierement consommée et la perte indicible des plus grandz et experimentez cappitaines... Et ce qui rend nostre condittion plus miserable est l'heur et félicité de noz voisins lesqueiz joissent d'une paix et abondance de toutes choses faisans leur grand proffict de nostre tres grand dommaige encore que leur estat soit bien petit en comparaison du vostre...

L'ire de Dieu, qui se manifeste contre ce royaume, est provoquée par la corruption de tous les ordres. Dans l'estat de l'Église, la symonie y est publiquement ; les bénéfices sont tenuz et possedez par femmes et gentilshommes mariez ; les évêques et les curés ne résident point ; les ecclésiastiques sont si desbordez en luxe, avarice et autres vices que le scandal en est publicq. Quant à la justice, il en reste peu d'aparence et ancien vestige au moien de la venalite par trop frequente des offices de judicature. La gendarmerie, autrefois formée de gentilshommes extraictz d'ancienne et noble race, maintenant remplie de personnes de vil estat, — et les gens de pied rançonnent et pillent, forcent les femmes et se donnent au surplus sy grande et effrenee licence que de lever tailles en quelques provinces de ce royaume sans vostre permission. Les gens de votre suite et gardes de votre corps font de même ; ils détruisent les fermes des sujets et maisons des pauvres laboureurs, et les fermes des ecclésiastiques jusques à celles qui appartiennent aux hostelz Dieu, hospitaux, mesmes celuy de vostre ditte ville de Paris.

Le maniement des finances est de mesme façon conduict, les dons immenses mal et inegallement distribuez. En l'année présente depuis six mois, ils reviennent à neuf cens cinquante cinq mille livres, la pluspart desquel dons ont este refusez par vostre chambre des Comptes... et depuis passez par voz jussions et très exprès commendemens. Et cela sans comprendre les pensions données revenantes à la somme de deux cens mille livres[6].

Le commerce et la marchandise sont anéantis par le peu de seuretté qu'il y a tant en la mer que en la terre, et par les grandes daces et impositions nouvellement inventées es fermes d'esquelles on n'a jamais voullu recevoir les naturels François.

Au surplus regnent les grans et execrables blasphemes ; les usures les plus judaïcques... Et si lesdictes usures qui sont frequentes et ordinaires ne sont recherchées jusques au vif et chastiées par la severite des loix, ne pourra l'estat de Marchandise entre autres aulcunement estre entretenu... Toutes lesquelles plainttes et justes dolleances, Sire, pourroient être facilement dilatées de vive voix ou par escrit, estant le champ et subject bien fort ample... Mais d'autant que nous sommes bien asseurez que tousjours avez médité les choses immortelles plus que les mortelles... et que vous estes Mably sur nous pour faire jugement et justice, ayant une loy à laquelle vous vous assubjettissez volunttairement, non loy escripte en quelques livres ou sur quelque bois, comme disoit Plutarque, mais la raison vive imprimée en votre cuur, tous-jours demeurant avec vous... qui est pour parler en vray chrestien, l'esprict et grace de Dieu... C'est la cause, Sire, pour laquelle nous n'entrons au discours particulier de beaucoup de matieres qui s'offrent à nous, estant enhardiz... de supplier en général vostre Majesté d'avoir pitié et commiseration de vos pauvres subjectz, en donnant ordre et refformation prompte avant toute chose aux corruptions abbus et malversations... Et pour y parvenir, vous, Sire, qui estes fllz successeur, héritier et du sang de bon roy sainct Loys... nous supplions très humblement vostre Majesté... prendre garde aux beaux enseignemens qu'il donna à son fllz estant au lict de mort. Lesquels enseignemens ne voulons declairer en autres termes que ce bon et sainct roy les a faictz et prononcez ny adjouster aucune chose du nostre... disant ces mots, lesquels, Sire, il vous plaira prendre et recevoir de bonne part :

Oy voluntiers et devotement le service de Saintte Eglise. Aye le cuur piteux et charitable aux pauvres gens et les conforte et aide de tes biens. Faictz garder les bonnes loix et coustumes de ton royaume. Ne prend point tailles ny aides de tes subjects, si urgente nécessité et évidente utilité ne le te faict faire et pour juste cause, non pas voluntairement ; car, si tu faictz autrement tu ne seras pas réputé pour Roy, mais tu seras réputé pour titan. Garde sur toutes choses qu'aie sages conseillers et d'aage metir et que tes serviteurs soient prudens, gens secretz et paisibles...

Esquels preceptes est comprinse une bonne partie de ce que votre pauvre peuple requiert et désire et, vous supplie Ires humblement les garder comme il s'asseure qu'en avez la volunte. Et s'il y en a aulcuns qui veullent y mettre empeschement... il vous plaise les esbigner de vous comme estans ennemis de vostre Estat et couronne, ensemble de vostre peuple qui est uny par obéissance avec vous, duquel estes pere et pasteur.

Et comme avez la domination sur votre peuple, aussy est Dieu vostre suppérieur et dominateur auquel debvez rendre compte de vostre charge. Et sçavez trop mieulx, Sire, que le prince qui leve et exige de son peuple plus qu'il ne doibt alliene et perd la volunte de ses subjects de laquelle deppend l'obéissance qu'on luy donne[7].

Ces plaintes contre l'exploitation des peuples sont générales. En Bourgogne, en Normandie, en Auvergne, le mécontentement était grand. Certains États provinciaux s'irritaient, comme la municipalité de Paris, de l'augmentation arbitraire des charges et, comme les États généraux de 1576, ils revendiquaient le vote de l'impôt. Ils invoquaient les anciennes libertés de leur province et les franchises octroyées par les rois. C'était toujours le même recours au droit historique et aux coutumes : la Bretagne rappelait le gouvernement de la reine Anne ; la Bourgogne, le pacte conclu lors de sa réunion à la France ; la Normandie, la charte aux Normands de Louis le Hutin.

L'orateur des États de Normandie (1578), Nicolas Clérel, chanoine de Notre-Dame de Rouen, protesta contre les nouvelles taxes.

Représentez-vous, s'il vous plaist, disait-il au lieutenant général du roi, les povres villageois de Normandie, ayant la teste nue, prosternez aux pieds de vostre grandeur, maisgres, deschirez, langoureux sans chemise en dos ny soulier en pieds, ressemblans mieux hommes tirez de la fosse que vivans, lesquels, levant les mains à vous comme à l'ymage de Dieu, vous usent de ces paroles : Jusques à quand sera-ce, monseigneur, que les playes dont nous sommes affligez auront cours ? Jusques à quand sera ce que le mauvais conseil fera croire au Roy qu'il peut sans fin et sans mesure lever deniers mesme contre les privilèges et loix de ce pays sans en demander l'advis de son peuple ?... Jusques à quand aura tant la flatterie lieu qu'elle fera entendre au Roy qu'il n'est point tenu aux loix... et à l'observation des contracta avec ses sujets ?

Et ces interrogations pressantes se terminaient sur ce ton de menace :

Se souviendront point ceux qui sont cause de tant de daces et maletostes sur le peuple (car nous ne les pouvons imputer à nostre Roy duquel la douceur et benignite nous sont cogneues) du malheur qui vient aux royaumes où l'injustice et l'exaction est en usage, quand on néglige l'advertissement du prophète Ezec. 45 ? Suffise vous (dit-il) princes et seigneurs, laissez en arrière iniquité et rapine, faites jugement et justice, et osiez les exactions de dessus mon peuple[8]. Se souviendront point les inventeurs des édits pernicieux à l'Estat du Roy et repos public que Dieu qui est par dessus les Roys, les peut confondre en abisme, comme il sait bien, quand il lui plaist, transférer les royaumes et monarchies où l'iniquité abonde et la justice est ensevelie, ainsi qu'il menace en Ozée, chapitre 13 ? Aufferam, inquit, regem in indignatione mea[9].

Nicolas Boucherat, abbé de Meaux, chargé de faire entendre au Roi les doléances des États de Bourgogne, ne craignait pas non plus de lui rappeler que Roboam perdit par sa faute l'obéissance des dix tribus.

Les faiseurs de projets s'empressent autour de ce gouvernement aux abois. Ils proposent les systèmes les plus ingénieux pour tirer de la matière imposable son maximum de rendement. Quelques-uns de ces novateurs, de ces arbitristas, comme on les appelle en Espagne, sont des esprits sans préjugés qui feraient volontiers table rase du passé et volontiers substitueraient à l'énorme complexité des impôts existants un mode de taxation plus simple, moins onéreux pour les peuples, et surtout plus productif pour le prince. L'un des plus fertiles en idées était ce chevalier Poncet, un moment favori de la Reine-mère, et grand admirateur du despotisme turc. Ce fut peut-être sur ses conseils qu'Henri III fit proposer aux États généraux de 1576 l'abolition de tous les impôts et leur remplacement par un impôt unique, appelé taille égalée, qui devait être levé par feux en proportion des facultés de chacun. — Il ne manquait pas de protestants pour montrer au Roi les biens du Clergé comme une ressource offerte à sa détresse. C'est la conclusion d'un pamphlet violent, parfois ordurier : Le Cabinet du roi de France dans lequel il y a trois perles précieuses d'inestimable valeur (1581), où les richesses et la corruption de l'état ecclésiastique sont étalées et exagérées[10].

L'ouvrage de N. Froumenteau, Le Secret des Finances de France (1581)[11], malgré la réputation dont il jouit, pourrait bien n'être qu'une œuvre plus savante sortie de la même officine. La conclusion diffère, il est vrai, mais c'est toujours le même expédient. Ce premier essai de statistique représente le détail des finances, les impôts, les archevêchés, évêchés, paroisses, maisons, fiefs et arrière-fiefs ; le nombre des ecclésiastiques, nobles, roturiers, soldats français et étrangers massacrés et occis pendant les troubles, celui des femmes et filles violées, des villages et maisons brûlées. L'auteur veut faire voir par le menu et, nom par nom, toutes les paroisses de ce royaume avec leurs cothes de tous les deniers payez tant au feu roi Loys douziesme que ceux qu'on paye présentement au roi. Mais il se vante ; ses chiffres sont évidemment enflés et souvent ils se contredisent. Il estime que, depuis la mort de François Ier, il est entré dans les coffres du roi 400 millions d'écus et il n'en a été dépensé que 260. Il ne dit pas où a passé la différence. Même par dessus ces deniers de l'impôt le pauvre peuple a payé quinze miliars deux cens quarante six millions trois cens et tant mil escus (qui feraient plus de 130 milliards de francs en poids d'argent !) Ce serait la part des financiers italiens, ces sangsues de la France, des trésoriers, des favoris et favorites. Ils n'auront pas à se plaindre si le Roi leur fait restituer seulement les cent millions de livres dont il a besoin pour rembourser ses dettes. Les payeurs sont tout désignés : ce sont deux cent soixante et quatorze familles, les unes riches de cent mil livres de rante, autres de quatre vingts, autres de soixante, quarante, trente, vingt et quinze mil : La plus oppulente desquelles n'estoit riche auparavant ce fonds fondu, de neuf ou dix mil livres de rante : et telle a esté qui n'en avoit deux ou trois cens qui est riche aujourd'huy de soixante ou quatre vingts mil livres de revenu ; — puis, trois cens trente huict thresoriers,... car de ce mesme fonds le moindre est riche de sept, dix, vingt, trente, quarante, soixante et quatre vingts mil escus ; — enfin trente-six grandes dames ou leurs héritiers, qui ont touché de ce fonds assez pour payer la vingtiesme partie des dettes du Roi. Les financiers remplacent ici les ecclésiastiques comme victimes désignées.

Bien que le Conseil des finances fût ingénieux à découvrir des ressources, il n'était pas prêt à accepter ces moyens extraordinaires. Pourtant les fantaisies du maitre mettaient son expérience à une rude épreuve. Henri a la main largement ouverte ; il a aussi le goût de la magnificence, des fêtes, du luxe des vêtements, qui consomme des sommes énormes. L'usage excessif des acquits au comptant, c'est-à-dire des paiements ordonnés par simple placet du roi, soustrait la plus grande partie des dépenses au contrôle des secrétaires d'État et de la Chambre des Comptes et permet au souverain prodigue de s'abandonner. Les finances sont merveilleusement altérées, et tout par faute de n'avoir été fermées sous une bonne et asseurée clef... c'est-à-dire qu'elle ferme à si bon ressort que les crocheteurs n'y puissent crocheter s'il est possible ; car il y a des crochets de tous les qualibres, crochets tortus, crochets mignards, crochets prodigues, crochets subtils, crochets de femmes... sans oublier les crochets d'hommes. Les mignons coûtaient très cher.

Ces extravagances indignaient les peuples. Et comme le disaient les États de Normandie en 1579, ce qui leur était le plus douloureux à penser, c'était que leurs sacrifices ne profitaient point au Roi.

Le gouvernement invente les taxes les plus variées ; il ordonne d'enregistrer, dedans deux mois, es registres du roi tout contrat de vendition, eschange, mariage, donations... transactions, partages ; c'est le contrôle des actes extrajudiciaires et l'origine de notre droit d'enregistrement (Blois, juin 1581). Il prélève un sou pour livre sur les épices des magistrats. Il étend à tout le royaume, aux villes, aux bourgs, aux villages le régime des maîtrises et jurandes, qui n'existait que dans certaines villes, et vend le droit d'ouvrir boutique (décembre 1581). Il crée, pour les vendre, des offices de judicature et de finances ; il multiplie les charges dans l'administration de la guerre, du domaine, de la maison du roi, des douanes, des tailles pour en tirer de l'argent. Il vend les charges anciennes ou nouvelles de grands maîtres enquêteurs et généraux réformateurs des eaux et forêts, de capitaines des dites forêts, de gruyers d'icelles, d'arpenteurs en icelles, de receveurs des amendes, forfaitures et confiscations des dites eaux et forêts. Il vend des états de chauffecires dans les chancelleries, de vendeurs de marée et de vendeurs de bestial à Paris, de visiteurs et vendeurs de foin à Paris et de contrôleurs dudit foin, de clercs communs pour voir enregistrer les marchandises de la douane, de maîtres des ports et havres, de lieutenants des ports, de mesureurs de blé, de commissaires du vin et menus boires, de maîtres jurés maçons et charpentiers. La liste publiée par L'Estoile comprend 139 catégories d'offices vénaux, depuis celui de Président en la Chambre des Comptes jusqu'à celui de maître juré couvreur. Le nombre des officiers (en 1583) s'est accru dans la proportion de 1 à 12, et les gages des fonctionnaires doublèrent de 1576 à 1596.

Pour recueillir le produit des impôts, François Ier et Henri II avaient créé 17 recettes générales, auxquelles Henri III en ajouta trois autres. Les villes où elles étaient établies étaient les chefs lieux financiers de circonscriptions territoriales qui prirent le nom de généralités. Là résidaient, outre les receveurs généraux qui centralisaient les recettes des receveurs particuliers, les trésoriers généraux, à la fois ordonnateurs des fonds, administrateurs du domaine, répartiteurs des tailles, qu'Henri III avait constitués en Bureau des finances et dont il avait porté le nombre de 5 à 11.

Les charges des populations allaient tous les jours croissant. La taille, le taillon et autres suppléments de la taille, qui étaient évalués en 1576 à 7 120.000 livres, atteignent en 1588 près de 18 millions. Ainsi avait-il plus que doublé[12]. Les gabelles suivent la même progression ; en 1576 elles rapportent un million de livres ; en 1588, 3.403.278 livres[13].

L'impôt direct augmente et la richesse publique baisse ; les contribuables sont doublement atteints. Dans les dix généralités (Paris, Châlons, Amiens, Rouen, Caen, Tours, Orléans, Bourges, Moulins, Lyon), soumises aux aides, c'est-à-dire aux droits sur les boissons, le vin, le bétail à pied fourché, le bois et les draps, les recettes fléchissent du commencement à la fin du règne. De 1.600.000 livres en 1576, elles descendent, en 1587 à 1.466.375 livres. Six de ces généralités (Paris, Châlons, Amiens, Rouen, Caen et Tours) payaient depuis 1561 une aide supplémentaire de cinq sols par muid de vin à l'entrée des villes closes et des faubourgs. Cette aide rapportait 400.000 livres ; elle fut augmentée de cinq nouveaux sols en 1582, mais, au lieu de produire davantage, elle baissa progressivement jusqu'à 337.000 livres en 1588[14]. La surtaxe est d'autant plus lourde que la prospérité générale décline, et la consommation, de parti pris, se restreint.

Ces dix généralités étaient séparées des pays du Midi et des provinces les plus récemment annexées par une ligne de douanes intérieures. Les généralités de Rennes (Bretagne), de Poitiers (Poitou), de Limoges (Limousin, Saintonge, Aunis), de Bordeaux (Guyenne), de Toulouse et Montpellier (Languedoc), de Grenoble (Dauphiné), d'Aix (Provence) et de Dijon (Bourgogne) ne payaient pas les aides et le Roi, pour s'indemniser, les traitant comme pays étrangers, percevait à la limite des dix généralités où les aides avaient cours les mêmes droits qu'à la frontière du royaume[15]. Sous le nom d'imposition foraine, domaine forain, rêve et haut passage, étaient levés ensemble trois sortes de droits qui frappaient les diverses denrées et marchandises à la sortie du royaume ou des provinces où les aides avaient cours.

Ces droits étaient de tant pour cent ou, comme on disait alors, de tant de deniers pour livre, prélevés non sur le prix réel des exportations, mais sur un prix de convention que le tarif publié en 1542 par François Ier leur attribuait. L'évaluation officielle étant de beaucoup inférieure à la valeur réelle, les commerçants bénéficiaient de la différence. Henri III fit faire une nouvelle appréciation et publia, en mai 1581, un tarif qui porta en moyenne au double la cote des marchandises, bêtes et denrées. Le muid de blé-froment, évalué en 1542 à 15 livres, l'était à 30 en 1581 ; le muid de vin passait de 4 à 9 livres ; un bœuf, de 8 à 20 livres ; une vache, de 3 à 15 livres ; un porc, de 2 à 4 livres. Les draps d'or estimés 14 livres par livre (poids) paieraient pour 22 livres ; les draps de laine, pour 55 livres au lieu de 40 ; les tapisseries de haute lice, pour 200 livres au lieu de 120. Par une aggravation conforme à l'esprit du temps, le Roi frappait plus fortement les objets de première nécessité que les marchandises de luxe.

Il avait établi, en février 1577, un nouveau droit de sortie, la traite foraine domaniale, qui, sans se confondre avec les précédents, frappait encore les blés, les toiles, les vins et le pastel (plante tinctoriale), mais seulement à la frontière du royaume.

L'exportation fournissait ainsi presque toutes les recettes des douanes. Cette pratique, si différente de la nôtre, provenait de l'idée féodale qu'un pays s'appauvrissant par les sorties, le seigneur propriétaire a droit à une compensation. Mais, au XVIe siècle, les importations furent imposées à leur tour. François Ier établit des droits d'entrée et descente sur les épiceries et drogueries apportées du Portugal, du Levant, Italie et ailleurs ; — sur l'alun ; — sur les draps d'or, d'argent, de soie, les étoffes et la bourre de soie venant d'Italie, d'Avignon et d'Espagne. Mais ces droits ne frappaient que quelques marchandises de luxe. Henri III généralisa les taxes d'importation et ordonna que toutes les denrées et marchandises étrangères entrant en France paieraient à leur arrivement (3 octobre 1582). Il peut donc, en quelque façon, être considéré comme le fondateur de notre système douanier.

Cependant malgré l'augmentation énorme des taxes et le remaniement onéreux des tarifs, c'est à peine si les traites et douanes qui rapportaient 552000 livres en 1576 dépassent onze cent mille livres onze ans plus tard. Si les exigences du fisc sont plus grandes, le mouvement des échanges est moindre : indice irrécusable d'appauvrissement.

 

IV. — PAUVRETÉ DU PEUPLE ET RICHESSE DES TRAITANTS.

POUR aviser, Henri III réunit en novembre 1583 à Saint-Germain une assemblée de notables où, avec la Reine-mère, le duc d'Anjou et les princes du sang, furent appelées d'autres personnes tant du  Parlement que des gouvernements de provinces et des trésoriers de France et secrétaires du roi. Cette Assemblée eut à donner son avis, comme d'usage, sur le fait de l'Église, de la gendarmerie, de la justice, de la noblesse, de la police, mais particulièrement sur les moyens d'enrichir le Roi et le royaume. Elle conseilla de reprendre les parties du domaine qui avaient été données, sauf à indemniser le donataire ; d'affecter la troisième chambre des enquêtes à juger, toute affaire cessante, la question des parties usurpées ; de racheter les parties aliénées, quand elles rapporteraient aux acquéreurs plus du denier douze (8,33 pour 100) et d'affermer à plus haut prix les parties que le Roi possédait encore et celles qu'il recouvrerait. Dans la généralité de Paris, le domaine presque tout entier avait été aliéné pour cent mille écus (300.000 livres) ; les notables étaient convaincus que si le Roi le rachetait, il pourrait, en moins de six ans, rembourser le prix d'achat et s'assurer un revenu de 60000 livres par an. Il fallait en outre renouveler les baux des aides. Ainsi le subside des cinq sols anciens et des cinq sols nouveaux sur les vins n'estoit affermé pour la généralité de Paris qu'à la somme de 100.000 livres. Or l'on tient qu'il se doit consommer pour la seule ville de Paris de trois ou quatre cent mille muids de vin qui feroient le double du prix de ladite ferme pour cette ville seulement sans les autres de la généralité. Bien qu'elle ne demandât pas d'établir dans tout le royaume un régime uniforme pour les gabelles, l'Assemblée aurait voulu assimiler aux généralités voisines le pays d'Auvergne qui s'était rédimé pour 14.000 livres et qui, en ce cas, eût payé peut-être 150.000 livres. Elle proposait aussi d'augmenter dans les régions limitrophes des marais salants le droit de gabelle du roi qui n'y est que de neuf livres par muyd au lieu qu'il est aux neuf généralités de ça à XLV livres[16]. Les notables écartaient l'idée de mettre aucune surcharge sur les sujets ; et cependant c'était l'unique moyen de se procurer de grands secours. Dans leur embarras, ils recommandaient le bon ménage du domaine et des aides. Comme le Roi leur demandait s'il était également tenu de payer les gages des officiers et les pensions ou s'il devait faire distinction desdits états (gages) et desdites pensions, ils s'excusaient de lui en donner leur avis, mais faisaient remarquer que les gages, états et entretenements doivent être préférés aux pensions volontaires.

Mais rien n'était plus nécessaire après l'honneur de Dieu que de rétablir la manufacture, tant pour enrichir le royaume que pour purger infinis vices et crimes auxquels la trop grande oisiveté et la pauvreté pousse et induit jusques aux plus simples. La draperie a esté autrefois si grande et si celebre en France que tout le Levant et plusieurs autres nations en estoient fournies. Mais les daces qui ont esté mises sur lesdites manufactures ont fait que les marchands ont rompu leurs asteliers et que les ouvriers, qui ont suivi la besogne, se sont retirez en Angleterre. Pour rappeler les uns et les autres, Sa Majesté devrait supprimer le sceau (droit de marque sur les draps) qui ne lui rapportait que 50.000 livres et se contenter de l'ancienne imposition de douze deniers, qui, avec une industrie prospère, lui vaudrait 50.000 livres d'augmentation deux fois. Il faudrait aussi interdire l'entrée des draps manufacturés du côté de la Guyenne et de l'Italie. Mais, pour n'offenser les traités, il vaudrait mieux, au lieu de prohiber les draps d'Angleterre, fixer leur prix de vente si bas que les Anglais se dégoûteraient de nous en apporter. En cela on ne ferait que suivre l'exemple qu'ils donnent sur ce qu'on leur porte d'ici[17]. L'autre manufacture (moyen de s'enrichir) est de donner libre entrée aux laines étrangères, lins, chanvres, soies écrues, cire, cuivre, bresil (bois rouge), chenille... et autres marchandises estrangères non manufacturées ; les aucunes nécessaires et les autres fort commodes à ce royaume. On pourrait introduire en France la manufacture de drap de soie qui donneroit à vivre à infinis peuples, et retiendroit dans le royaume plus de deux millions d'or qui s'en vont en Italie.

Le royaume aurait eu besoin de ces ressources ; il était ruiné par l'impôt et par les collecteurs d'impôts. Dans les quatorze généralités subdivisées en élections ou, comme on disait, dans les pays d'élections[18], la taille (impôt direct et foncier) était répartie entre les généralités par le Conseil du roi, entre les élections par les trésoriers généraux, entre les paroisses par les élus, et dans chaque paroisse entre les habitants par les asséeurs qui étaient nommés tous les ans par l'assemblée générale des taillables de la paroisse. Elle était levée par des collecteurs, élus comme ces asséeurs, et versée par eux aux receveurs particuliers qui la versaient à leur tour aux receveurs généraux. Or les répartiteurs favorisoient les paroisses qui leur plaisoient et opprimoient les autres ou dans une paroisse taxoient souvent les pauvres plus que les riches. Les collecteurs, responsables du recouvrement, se montraient très durs. Les sergents qu'ils appelaient à l'aide s'installaient chez le contribuable en retard, vivaient à ses dépens, l'emprisonnaient. Mais la perception des aides, des gabelles et des traites était encore plus odieuse. Ces impôts indirects étaient affermés ; le gouvernement mettait aux enchères et adjugeait au plus offrant et dernier enchérisseur, la chandelle éteinte, la perception de tel ou tel droit ou même de plusieurs droits. L'adjudicataire travaillait à tirer de la ferme la somme promise et un surplus qui constituait son bénéfice. Quand la perception d'une ou plusieurs taxes exigeait beaucoup de commis, une installation coûteuse et de grosses avances d'argent, plusieurs personnes s'associaient pour fournir les fonds nécessaires et partager les risques et les profits. Ils formaient un parti, comme on disait ; de là le nom de partisans comme celui de traitants vient de traite. Le grand parti du sel qui exploitait presque toutes les gabelles de France était une société par actions, où Madame de Joyeuse, sœur de la Reine, était intéressée pour 150.000 écus ; le duc de Joyeuse pour 160.000 ; d'O, surintendant des finances, pour 65.000 ; le chancelier de Cheverny, pour 70.000... ; M. Amyot, pour 16.000. Il est probable que la plupart de ces personnages n'avaient versé que leur crédit.

 Les Italiens, rompus à la pratique des finances, avaient à l'origine accaparé ces entreprises. Les Gondi, les Sardini, les Adjacet, les Zamet et bien d'autres y avaient fait de grosses fortunes. Le nom de Sardini (sardines) prêtait à des comparaisons plaisantes :

Qui modo sardini, jam nunc sunt grandia cete

Sic alit italicos Gallia pisciculos[19].

La ville de Paris se plaignait en 1575 que les étrangers fussent toujours préférés dans ces sortes d'affaires aux Français naturels. L'exclusion ne dura pas, mais Champin, Noël de Hère, Allemant, Claude Aubry, La Bistrate, Fachon rivalisèrent de dureté ou s'entendirent avec leurs concurrents étrangers.

Naturellement les fermiers cherchaient à se faire adjuger les fermes au plus bas prix possible ; ils profitaient des embarras du gouvernement pour traiter avec lui de gré à gré ou pour supprimer la publicité des enchères. Les gens en place, les favoris vendaient leur protection. Le grand parti du sel, avec des patrons tels que le surintendant des finances, le favori, la sœur de la Reine, le Chancelier et un secrétaire d'État, avait dû obtenir les conditions les plus favorables. Il semble, disaient les notables de 1583, que pour cette ferme ne se présentent encore personnes qui fassent offres plus avantageuses. Tant de gens et de si puissants étaient intéressés à empêcher la surenchère ! Les partisans s'assuraient, argent comptant, la connivence des membres du Conseil et des Parlements. Sûrs de l'impunité, ils employaient toutes les violences et toutes les fraudes pour pressurer le contribuable. Ils n'affichaient point les tarifs de douanes ; ils levaient plus que les taxes. D'une contribution de 10.000 écus, ils en tiraient par violentes et injurieuses exécutions plus de 50.000. Ils marchoient orgueilleux et en crédit, disait l'orateur du Tiers-État en 1588, le sergent en croupe pour exécuter à leur mot vos sujets, les évocations en main pour nous distraire et faire plaider à un Conseil des parties, ainsi proprement appelé parce qu'on disoit que quelques-uns de nos juges estoient nos parties mesmes. Ils avoient les jussions à leur commandement pour forcer la conscience des bons et violenter l'autorité et religion de vos cours souveraines....

La nation détestait vigoureusement cette engeance, vermine d'hommes et couvée de harpies ecloses en une nuit lesquels par leurs recherches avoient fureté le royaume jusqu'aux cendres des maisons.

C'est le malaise économique qui a rendu les peuples sensibles aux vices d'Henri III. La défaveur des grands, les affections exclusives du prince, sa nervosité de femme et ses dépravations d'esthète ou seraient restées inconnues ou auraient été suffisamment balancées par ses démonstrations dévotes, la création des pénitents, les processions, les vœux, les pèlerinages, le souvenir de Moncontour et de Jarnac, et celui de la Saint-Barthélemy. Sa mauvaise administration rompit l'équilibre et inclina les masses à la haine. L'irritation couva longtemps sans se produire, et peut-être n'eut-elle jamais fait explosion sans la redoutable inquiétude que souleva la mort du duc d'Anjou. La France catholique se résignait bien à être gouvernée par un mauvais roi, mais elle entrait en fureur à l'idée de tomber aux mains d'un tyran hérétique.

 

 

 



[1] SOURCES : Lettres de Catherine, II et V. Mémoires-journaux de L'Estoile, I et II. Guessard, Mémoires de Marguerite, S. H. F. D'Aubigné, Histoire universelle, V-VIII. Brantôme, passim. D'Aubigné, La confession de Sancy, édit. Réaume et de Caussade, II, 1877. Du Verdier, Prosopographie, 1605, III. Les diverses Œuvres de l'illustrissime cardinal Du Perron, 1622. Michiels, Œuvres de Desportes, 1858. Tommaseo, Relations des ambassadeurs vénitiens, Coll. Doc. inédits, 1838, II. Collection des Procès-verbaux des Assemblées générales du clergé, 1767, I. Registres des Délibérations du Bureau de la ville de Paris, VII, p. p. Bonnardot, 1893. Robillard de Beaurepaire, Cahiers des États de Normandie sous le règne de Henri III, 1887, I. Le secret des finances de France descouvert et departi en trois livres par N. Froumenteau, 1581. Fontanon, Les Édits et Ordonnances des rois de France, 1611. Du Hainan, De l'estat et succez des affaires de France, 1609. Code Henri III, publié par Charondas le Caron, 1606. [Mayer], Des États généraux et autres assemblées nationales, 1789, XV. Archives curieuses, X. Pierre Matthieu, Histoire de France de François Ier à Louis XIII, I, 1631. Scipion Dupleix, Histoire de Henry III, roi de France et de Pologne, 1688.

OUVRAGES A CONSULTER : Frémy, Origines de l'Académie française. L'Académie des derniers Valois, 1887. Ludovic Lalanne, Brantôme, sa vie et ses écrits, 1896. Louis Clément, Henri Estienne et son œuvre française, 1898. Noël Valois, Inventaire des arrêts du Conseil d'État sous Henri IV, I, 1886, introduction. Robiquet, Paris et la Ligue, 1886. Picot, États généraux, III, 1888. Abbé Richard, Pierre d'Epinac archevêque de Lyon, 1573-1599, 1901. Clamageran, Histoire de l'impôt en France, 1868, II. Pigeonneau, Histoire du Commerce de la France, II, 1E039. Weill, Les États de Bourgogne sous Henri III. Extrait des Mémoires de la société bourguignonne de Géographie et d'Histoire, IX.

[2] Groen Van Prinsterer, Archives de la Maison de Nassau, 1re série, Supplément, p. 230-231.

[3] Du fin fond de la Sarmatie, c'est-à-dire de la Pologne.

[4] On a prétendu contre toute vraisemblance que cette lettre avait été écrite à Charles IX, Grün, Vie publique de Montaigne, 1855, p. 188-197, a prouvé qu'elle n'a pu être adressée qu'à Henri III.

[5] Ensuyvent les règlemens faits par le Roy le premier jour de janvier mil cinq cens quatre-vingt-cinq, Archives curieuses, X, p. 348-349.

[6] Le texte imprimé à Rouen en 1578 dit douze cent mille, et c'est certainement le véritable chiffre.

[7] Remontrances très humbles de la Ville de Paris et des bourgeois et cytoiens d'icelle, Registres de la ville de Paris, VII, 313-317.

[8] Ézéchiel, XLV, 9.

[9] Je vous ôterai votre roi dans ma colère, Osée, XIII, II.

[10] Haag, France protestante, 2e éd., au mot Nicolas Barnaud, t. I, col. 852.

[11] Haag, France protestante, 2e éd., t. VI, col. 747.

[12] Il faut, il est vrai, tenir compte de la différence de la livre : elle vaut en 1582, 3 fr. 78 (de Wailly) ou 3 fr. 11 (d'Avenel), et seulement 3 fr. 14 (de Wailly) ou 2 fr. 88 (d'Avenel) en 1580.

[13] Ces chiffres sont empruntés à Clamageran, Hist. de l'impôt, II, p. 198 et 238. Ce sont des à peu près comme tous les chiffres des budgets d'ancien régime.

[14] Clamageran, Hist. de l'impôt, II, p. 231.

[15] Les marchandises qui traversaient la ligne de douanes intérieures pour aller à l'étranger ne payaient qu'une fois à la frontière du royaume.

[16] Les neuf généralités de ça sont les pays de grandes gabelles : Paris, Bourges, Orléans, Amiens, Tours, Châlons, Caen, Dijon, Rouen, à qui il faut ajouter les deux généralités de Moulins et de Soissons qui n'avaient pas été créées en 1583.

[17] C'est pratique courante chez les gouvernements de cette époque de fixer le prix maximum des marchandises et des denrées indigènes ou étrangères. Dans l'Ordonnance du roy sur le faict de la police générale de son royaume (21 nov. 1577), Henri III réglait la vente et le prix du pain, du vin, des grains, du foin, du bois, de la grosse chair, de la volaille et du gibier, du ter, du cuir, des draps de soie, le salaire des charretiers, haquetiers, le tarif des hôteliers et des cabarets, etc. Mais il est curieux de voir proposer l'emploi du maximum contre la concurrence étrangère.

[18] Les pays d'États (Bretagne, Bourgogne, Provence, Dauphiné, Languedoc) formaient six généralités qui n'étaient pas subdivisées en élections. Les tailles y étaient réparties et levées par les agents des États. La Normandie est un pays d'États, mais subdivisé en élections, et qui n'a pas le privilège de lever l'impôt qu'il vote.

[19] Les Sardini (sardines) d'autrefois sont devenus de grosses baleines. Ainsi la France engraisse les petits poissons d'Italie.