HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE III. —  RÈGNE D'HENRI III.

CHAPITRE II. — LA LIGUE DE 1576[1].

 

 

I. — LE ROI ET LE PARTI DES GUISE.

LA victoire des protestants froissait trop de passions et de préjugés. Elle imposait à la majorité catholique l'obligation non plus de supporter, mais encore de respecter dans ses manifestations et sa propagande une minorité qu'elle détestait. Le Roi avait la paix ; il en ressentait de la honte et il en avait du remords. Il disgracia l'évêque de Limoges, Sébastien de l'Aubespine, qui avait assisté Catherine de Médicis dans ses négociations. Mais il se serait résigné peut-être si l'indignation des catholiques ne lui avait fait entrevoir la possibilité d'une revanche.

Les masses n'allaient pas encore jusqu'à accuser sa tiédeur, mais elles étaient bien obligées de constater son impuissance. La preuve avait été plusieurs fois faite que les forces militaires et les finances de la Couronne pouvaient à peine balancer les grands moyens qu'un parti énergique tirait de la mobilisation rapide de ses adhérents, du service gratuit de la noblesse, du séquestre et de la perception des biens ecclésiastiques, du pillage et des contributions de guerre. L'idée se répandait que les catholiques devaient aussi se constituer en parti pour remédier à la faiblesse du pouvoir. Déjà sous Charles IX, des ligues et des confréries armées avaient surgi en Guyenne et en Languedoc, à Angers, en Champagne, à Bourges. Le gouverneur de Bourgogne, Tavannes, avait cherché à organiser les catholiques de sa province sur le modèle des huguenots. En 1576, l'effort fut plus grand. La paix de Monsieur restituait au prince de Condé le gouvernement de la Picardie et lui cédait Péronne comme place de sûreté. Ni le sieur d'Humières, qui commandait dans cette ville, ni les habitants n'étaient disposés à accepter ce gouverneur hérétique. Humières forma avec les gentilshommes, soldats et habitants du plat pays de Picardie une ligue pour l'empêcher de prendre possession ; en même temps, il faisait appel à tous les princes, seigneurs et prélats du royaume. Il est désormais plus que temps d'empescher et détourner leurs finesses et conspirations (des hérétiques) par une sainte et chrétienne union, parfaite intelligence et correspondance de tous les fidèles loyaux et bons sujets du roi, qui est aujourd'hui le vrai et seul moyen que Dieu nous a réservé entre nos mains pour restaurer son saint service et obéissance de sa Majesté. L'intention était donc accusée de faire de la ligue de Picardie le noyau d'une ligue française. Les chefs du mouvement visaient encore plus loin : Sera aussi dépesché quelque gentilhomme d'entre nous avec lettres de créance aux confédérés des nations voisines de la France qui courent même fortune que nous pour les avertir de notre union, leur jurer assistance et fidélité et prendre le même serment d'eux.

Ainsi la ligue de Péronne pouvait, au besoin, devenir internationale. Mais il est probable qu'elle n'aurait pas eu plus d'extension que les autres ligues provinciales si les calculs d'Henri III et l'ambition de la maison de Lorraine n'avaient travaillé à l'étendre à toute la France.

Déjà recommandé par son nom et son rôle dans la Saint-Barthélemy, Guise avait gagné la faveur populaire par le succès qu'il avait remporté à Dormans sur les troupes huguenotes et étrangères de Thoré. C'était l'unique victoire de la dernière campagne où les humiliations avaient été nombreuses. L'esprit de parti et l'amour-propre national s'étaient exagéré l'importance de cet engagement, et portaient aux nues la vaillance et le bonheur de ce nouveau Macchabée. Guise avait eu même la bonne fortune de recevoir un coup d'arquebuse au visage ; aussitôt guéri, il était venu étaler sa balafre aux yeux des Parisiens enthousiastes. Catherine de Médicis signalait à son fils les progrès de cette popularité : elle l'engageait à mettre dans tous les gouvernements des hommes sûrs asteure que les villes cet liguet (se liguent) sur le non d'eun firent que vous saurés quelque jours (23 déc. 1575).

Guise faisait répandre une déclaration qui s'adressait à toute la France. C'est cette pièce que l'on considère comme l'acte constitutif de la Ligue. Au nom de la Sainte-Trinité, l'association des princes, seigneurs et gentilshommes catholiques se proposait d'establir la loy de Diesului son entier, remettre et retenir le sainct service d'iceluy selon lei forme et manière de la saincte Eglise catholique, apostolique et romaine ; de conserver le roi Henri troisième en l'estat, splendeur, authorité, devoir, service et obéyssance qui lui sont deus par ses sujets, mais avec protestation de ne rien faire au préjudice de ce qui sera ordonné par les États généraux.

Il fallait, en outre, restituer aux provinces de ce royaume et estats d'iceluy les droits preeminences franchises et libertés anciennes telles qu'elles estoient du temps du roy Clovis, premier roy chrestien, et encore meilleures et plus profitables si elles se peuvent inventer, sous la protection susdite (de la Ligue).

Ainsi les idées d'Hotman faisaient leur chemin parmi les catholiques. A leur tour, ils se tournaient vers la monarchie du moyen âge, telle qu'ils se la figuraient, servie par la noblesse, contrôlée par la nation, limitée par les privilèges des provinces et des ordres. Le nom de Charlemagne avait été probablement omis pour ne pas démasquer l'ambition des Guise qui se vantaient de descendre du grand empereur, celui de saint Louis pouvait être revendiqué par les Valois et les Bourbons. Clovis appartenait à une dynastie disparue et c'était le premier roi chrétien et catholique.

L'aristocratie ligueuse ne semblait pas douter du concours des villes ; elle l'exigeait plus qu'elle ne le sollicitait. Tous catholiques des corps des villes et villages seront advertis et sommés secrettement d'entrer en ladite association, [se] fournir deuement d'armes et d'hommes pour l'exécution d'icelle selon la puissance et faculté de chacun. La ligue tenait pour ennemis quiconque lui ferait opposition ou même refuserait de s'enrôler. Contre les neutres elle autorisait toutes sortes d'offences et molestes ; contre les adversaires déclarés, elle commandait la guerre. Elle exigeait des affiliés un engagement ferme et éternel ; il ne leur était plus permis de se dédire sans être poursuivis en leurs corps et biens, comme ennemis de Dieu, rebelles et perturbateurs du repos public. Les associés se promettaient aide et appui envers et contre tous soit par la voie de justice ou par les armes, sans aucune acception de personne. Ils juraient toute prompte obeyssance et service au chef qui sera député... tant pour l'entretenement et conservation de ladicte association que ruyne aux contredisans à icelle, sans acception ny exception de personne.

La ligue, au moment de commencer sa propagande, dépêcha à Rome un de ses affiliés, Jean David, avocat au Parlement de Paris, Gascon, vantard, besogneux et sans scrupules. Au retour de son voyage, il fut tué par les chemins. On aurait trouvé dans ses papiers un mémoire qui révélait les arrière-pensées du parti et son dessein secret de substituer aux Valois dégénérés les Lorrains, successeurs de Charlemagne. Les huguenots publièrent en l'amplifiant, s'ils ne la fabriquèrent pas, cette pièce compromettante, qu'ils donnaient, contre toute vraisemblance, comme une sorte de procès-verbal d'un consistoire tenu à Rome.

La race de Capet, y lisait-on, combien qu'elle aye succédé à l'administration temporelle du Royaume de Charlemagne n'a point toutesfois succédé à la bénédiction Apostolique affectée à la postérité dudit Charlemagne.... Il se voit à l'œil qu'elle est du tout abandonnée à sens reprouvé, les uns estans frappés d'un esprit d'estourdissement, gens stupides et de néant, les autres reprouvés de Dieu et des hommes pour leur hérésie, proscrits et rejettez de la Sainte Communion ecclésiastique. Mais la race de Charlemagne n'est point éteints ; les rejetons du grand empereur sont verdoyans, aymans la vertu, pleins de vigueurs en esprit et en corps pour exécuter choses hautes et louables. C'est à eux qu'il faut confier la conduite de la guerre contre les hérétiques. Le duc de Guise dissipera les bandes protestantes, ruinera le plat pays, prendra les places par la famine La guerre finie et les protestants exterminés, le duc d'Alençon et ses complices seront punis, le Roi et la Reine enfermés au couvent, les libertés de l'Église gallicane abolies. Et Guise rejoindra et réunira l'héritage temporel de la Couronne à ceux de la Bénédiction Apostolique qu'il possède maintenant pour tout reste de la succession de Charles le Grand.

Tels sont les projets que la haine des protestants ou l'imagination de David prêtait aux chefs du parti catholique ; mais il est certain que David, à Rome, avait été bien accueilli par le cardinal de Pellevé, agent des Guise, que Grégoire XIII a eu connaissance de la formation de la ligue et qu'il en a informé Philippe II[2]

Le duc de Guise recrutait des adhérents dans tout le royaume. Il tenait surtout à gagner Paris, où avaient été mal accueillis le Te Deum d'actions de grâces et le feu de joie allumé en place de Grève pour fêter l'Édit de Beaulieu. Le parfumeur Pierre de la Bruyère et son fils Mathieu de la Bruyère, conseiller au Châtelet, colportèrent des listes d'adhésion. Le président Hannequin se donna pareille mission dans le monde parlementaire, mais le premier président de Thou détourna ses collègues de signer la formule d'union et la propagande se ralentit.

Si Henri III l'avait voulu, il était encore temps d'enrayer le mouvement. Il crut plus habile de prendre à son service les forces et les ressources qui s'offraient d'elles-mêmes et de les employer pour la plus grande gloire de la royauté et pour l'extermination des hérétiques. Il se substitua au duc de Guise, avoua la Ligue et s'en déclara le chef.

Il fit écrire à tous les gouverneurs pour leur recommander cette œuvre sainte. Il expédia en Normandie, en Champagne, en Languedoc, en Bourbonnais, en Nivernais une nouvelle formule d'association, qui sauvegardait les droits et les prérogatives de la Couronne. Les signataires juraient d'employer leurs biens et vies pour l'entière exécution de ce qu'il sera commandé et ordonné par Sa Majesté, après avoir ouï les remontrances des États assemblés. Le manifeste des chefs catholiques supposait des États généraux capables d'imposer leur volonté au Roi ; Henri III, dans son manifeste, en parlait comme d'une assemblée consultative dont il prendrait les avis en se réservant les décisions.

Il écrivait pour échauffer les esprits ; il trouvait tout le monde trop froid et paresseux à poursuivre ladite association. La propagande reprit à Paris avec son approbation et par son ordre. Le vendredi 1er février 1577, les quarteniers et dizainiers allèrent par les maisons des bourgeois porter la ligue et faire signer les articles d'icelle. Le Premier Président, par obéissance, signa, mais il modifia la formule et y ajouta des réserves ; des présidents, des conseillers donnèrent leur consentement avec les mêmes restrictions.

 Le Roi se promettait merveille de la nouvelle institution. Il peut, disait une instruction adressée aux gouverneurs (10 janvier 1577), esperer par le moyen de l'association qu'il a permis à tous ses vassaulx et subjects en son Royaulme, en laquelle [association] il est le chef, le nombre de forces qui s'ensuivent assavoir : Isle de France, Normandie, Picardie, Champagne, Bourgogne, Languedoc, Dauphiné, Provence, Lyonnois, Orléanois. Chacun desd.[ites] gouvernementz peut facilement l'ung portant l'aultre fournir le nombre de 3.000 hommes de pied et 800 chevaulx que seront (qui feront) 36.000 hommes et 6.000 chevaulx[3].

 Dans la joie que lui causait cette découverte, Henri III parlait même de substituer l'enrôlement dans les nouvelles milices au service qu'il avait le droit d'exiger de la noblesse en cas d'appel de l'arrière-ban. Le duc de Nevers lui faisait observer que les gentilshommes n'échangeraient pas volontiers une obligation à échéances très lointaines, comme était l'arrière-ban, contre un devoir régulier sans limite ni bornes. Mais le Roi n'admettait pas que les catholiques pussent montrer moins de zèle que les huguenots. Tous ceulx qui ont sied en chacune des.[dites] provinces, disait-il encore aux gouverneurs, et sont subjects au ban et arrière ban... exempts et non exempts... réservé ceulx qui sont des Ordonnances du roy et actuellement servans, se doibvent liberallement offrir et peuvent honnestement contribuer ce party par payement de lad. cavalerye.

Ce dernier article laissait voir que le Roi accepterait plus volontiers encore une contribution en argent.

 

II. — LES ÉTATS GÉNÉRAUX ET L'UNITÉ RELIGIEUSE.

PENDANT que les associations catholiques se multipliaient, le Roi réunissait à Blois les États généraux (novembre 1576). Il n'y  avait qu'un seul député protestant, le sieur de Mirambeau, élu de la noblesse de Saintonge. Presque partout, le parti, obéissant à un mot d'ordre, ne s'était pas présenté aux élections. Il prétextait, pour expliquer son abstention, que, dans un grand nombre de bailliages et sénéchaussées, le lieu et l'heure des assemblées électorales n'avaient été publiés qu'au prône. Il se plaignait aussi de la pression du gouvernement et des ligues. Mais, dans certaines provinces, les huguenots étaient les maîtres et même, dans les régions catholiques du Nord, il y avait des catholiques modérés dont ils auraient pu briguer les suffrages. A Senlis, Du Plessy Mornay fut élu des ungs et des aultres (des catholiques et des protestants), mais il s'excusa. Si les huguenots ne votèrent pas, c'est qu'abandonnés à ce moment par le duc d'Alençon, ils craignaient de révéler la faible minorité qu'ils étaient sans l'appoint des malcontents. Et, suivant la tactique des oppositions, ils s'élevaient déjà contre cette assemblée dont ils avaient demandé la convocation les armes à la main.

En ouvrant les États (6 décembre), Henri III justifia son gouvernement et celui de sa mère, dont il attribuait les mécomptes aux malheurs du temps et à la détermination de la Providence divine. Il dit les services qu'il avait rendus, jeune encore, au royaume, sous les armes et pendant la paix ; il affirma que tous ses vœux et tous ses efforts n'avaient tendu qu'à la pacification de ses sujets. Il engageait les trois ordres à travailler avec lui à réformer les abus, à extirper les racines et semences de division, à purger les mauvaises humeurs de ce royaume pour le remettre en bonne santé, vigueur et disposition ancienne. Cette harangue, prononcée avec une bonne grâce admirable, par un roi de vingt-cinq ans, beau et élégant, eut un très grand succès. Elle était pourtant pacifique.

Plus nettement encore, le Chancelier déclara la paix nécessaire aux réformes ; il ne demanda de l'argent que pour le service de la maison du roi et de l'armée sur pied de paix. II n'est pas question, dit-il, de ces dépenses qui sunt in bello ad necessitatent[4].

Telles étaient les déclarations publiques du Roi. Mais secrètement il préparait la guerre ; il pressait la formation des ligues provinciales ; il poussait les trois ordres à lui demander le rétablissement de l'unité religieuse. Beaucoup de députés trouvaient imprudent d'émettre un tel vœu. Quoique zélés catholiques, ils craignaient de pousser à bout les protestants et d'entrer en une nouvelle guerre. Le Roi, qui y était résolu, voulait que les États prissent la responsabilité de la rupture ; ils seraient bien obligés après de lui voter des subsides. Il faisait travailler les députés, prodiguait les promesses et les caresses. Le baron de Senecey, elu de la noblesse pour porter la parole ne vouloit point conclure à ce qu'il n'y eust qu'une seule religion. Henri III lui envoya Catherine qui, plus pacifique encore que Senecey, travailla pourtant à le circonvenir ; elle dressa elle-même la forme des propos qu'il devait dire touchant la religion, en réponse au discours du roi. Le duc de Nevers gagna les députés du Lyonnais

Dans le Conseil, le Roi se prononçait contre l'Édit de pacification. Le 29 décembre il tint à déclarer :

Comme il avoit fait telle résolution de ne permettre autre chose (exercice) [que] de la seule religion catholique et romaine selon qu'il revoit juré à son sacre, solennellement et devant le corps de Jésus-Christ qu'il prist sur l'heure et devant Monsieur et le Roy de Navarre et tant de paire et de peuple ; et qu'il déclareroit que ce qu'il avoit fait à ce dernier édit de pacification avoit été seulement pour ravoir son frère et chasser les reistres et forces étrangères hors de ce royaume, esperant aussi que cela rameneroit quelque repos en ce royaume, mais en intention de remettre laditte religion le plus tost qu'il pourroit à son entier comme elle estoit du temps des Rois ses prédécesseurs. Et pour résolution qu'il vouloit faire sçavoir à tous que sa résolution estoit de ne permettre plus tel exercice contre son dit serment ; qu'il déclaroit qu'il n'entendoit se pouvoir plus obliger à un autre serment et promesse qu'il feroit ci-après au contraire d'icelui, et ce afin que l'on ne pensant de faire comme l'on avoit fait par le passé et laisser aucune espérance d'appointement touchant ce fait...

Bellièvre et les conseillers les plus sages lui faisaient observer que si, d'avance, il déclarait ses concessions caduques, il s'interdisait tout accord avec ses sujets protestants, tout traité avec les princes étrangers de même religion, et se condamnait à une guerre éternelle contre les hérétiques. Henri III ne voulait pas entendre, soit que son intransigeance fût sincère, soit qu'il exagérât pour entraîner les députés.

Il réussit. La Noblesse et le Clergé exprimèrent le vœu qu'il n'y eût qu'une religion dans le royaume. Mais la Noblesse était d'avis que le Roi interdît aux réformés l'exercice du culte et leur permît la liberté de leurs consciences, tandis que le Clergé, alléguant que le devoir de sa charge était de rechercher quod perierat et de ramener à l'Église les dévoyés, réclamait indirectement le droit de scruter les croyances.

A la Chambre du Tiers-État, la discussion fut particulièrement intéressante dans le bureau de l'Île-de-France[5].

Un député de Paris, avocat éloquent, Pierre le Tourneur, plus connu sous le nom de Vers9ris, demanda, conformément au cahier de Paris et à ses convictions (il avait lui-même rédigé ce cahier) qu'il plût au Roi de réunir tous ses sujets en une religion catholique, apostolique et romaine. A cette motion s'opposa le député du bailliage du Vermandois, Jean Bodin, avocat du roi à Laon. Il lut l'article du cahier du Vermandois, où le Roi était prié de maintenir ses sujets en bonne paix et, dedans deux ans, tenir un concile général ou national pour régler le fait de la religion. En effet, il fallait choisir ou l'unité religieuse et la guerre ou le maintien de l'Édit de pacification et la paix. L'alternative était si embarrassante que la question fut ajournée. Le 13 décembre, Versoris revint à la charge. Bodin répliqua que le vote de l'article du cahier de Paris, c'était l'ouverture de la guerre. Le bureau de l'Île-de-France se prononça pour le rétablissement de l'unité religieuse, avec cette restriction pourtant : Par les plus douces et saintes voies que Sa Majesté aviserait. A quoi, dit le journal de Bodin, le député de Vermandois se réduisit sans aller ni protester au contraire.

Des onze autres gouvernements ou bureaux, six (Normandie, Champagne, Languedoc, Orléanais, Picardie et Provence) adoptèrent la formule de l'Île-de-France ; cinq (Bourgogne, Bretagne, Guyenne, Lyonnais, Dauphiné) approuvaient que l'union de la dite religion se fit par voyes douces et pacifiques, mais voulaient, pour préciser le choix des moyens, ajouter : et sans guerre. La majorité repoussa cette addition et, de plus, réclama la suppression de tout exercice du culte réformé tant public que privé, le bannissement des dogmatisants, des ministres, des diacres et surveillants, c'est-à-dire de tous les pasteurs de l'Église réformée et des membres des consistoires (26 décembre).

C'était, sans franchise, une déclaration de guerre aux protestants ; mais ceux-ci étaient déjà en campagne. Le prince de Condé s'était saisi de Saint-Jean-d'Angély (13 août 1576), pour s'indemniser de Péronne ; le roi de Navarre s'était logé dans Agen ; en Provence, en Dauphiné, les huguenots massacraient tout. Le 11 janvier 1577, le Roi faisait annoncer aux États la nouvelle de la perte de Viviers, Gap, Die et Bazas. L'archevêque d'Embrun avouait à l'ordre du clergé qu'en Dauphiné six villes seulement sur vingt-cinq tenaient pour le Roi et l'Église. Les provocations de la Cour et du parti catholique eurent pour résultat de généraliser la prise d'armes.

Henri III avait engagé l'assemblée à députer au roi de Navarre, au prince de Condé et à Damville, pour les inviter à venir à Blois et leur recommander la cause de la paix. Mais y avait-il la moindre chance de ramener les chefs protestants quand les messages qu'on leur adressait mettaient en question la légitimité du dernier édit de pacification ? La Noblesse et le Clergé y exposaient que le Roi n'avait pu, sans le consentement des États, accorder les concessions de l'Édit de Beaulieu et qu'en tout cas les États avaient le pouvoir de le délier de ses serments. Les ordres privilégiés offraient au roi de Navarre et au prince de Condé, s'ils ne remuaient pas, l'assurance qu'ils ne seraient jamais recherchés du fait de leurs consciences ni travaillés en leurs biens, vies et personnes pour le passé ni pour l'avenir, en s'abstenant de tout exercice de religion fors et excepté la catholique et romaine. C'était parler bien haut pour des gens qui proposaient la paix et, s'ils voulaient la guerre, à quoi bon des ambassades ?

Le Tiers-État se rendait mieux compte de la situation ; les succès des protestants l'avaient subitement éclairé. Il avait enfin compris que la poursuite de l'unité religieuse aboutirait en dernier lieu à une augmentation d'impôts. Aussi se prononça-t-il, sans souci de son premier vote, pour une politique franchement pacifique. Le 17 janvier 1577, Henri III réunit en séance solennelle les députés des trois ordres. Versoris, que le Tiers avait choisi pour parler en son nom, avait charge de bien spécifier dans ce discours que la réunion des sujets à la religion catholique romaine devait se faire par doux moyens et sans guerre. Il lui avait été bien recommandé de ne pas oublier les mots : sans guerre. Mais le Tiers fut trahi par son orateur. Quand ce fut à son tour de haranguer, Versoris ne put se décider à énoncer la restriction qui lui était odieuse. Ses collègues en furent indignés et, dans une réunion de l'ordre, un si grand cri s'éleva contre lui et contre le prévôt des marchands, Lhuillier, qui présidait et voulut prendre sa défense, que Lhuillier se sauva par l'huis de derrière. Cet incident ruina le crédit de la députation parisienne et fortifia le parti de la tolérance.

 

III. — POUVOIR DU ROI ET DROITS DES ÉTATS.

LE revirement du Tiers-État troublait les calculs du Roi : quelle apparence qu'il votât maintenant des subsides ? Henri III avait  encore d'autres soucis. Les ordres privilégiés se faisaient du rôle des États une très haute idée. Quand ils députèrent au roi de Navarre, ils avaient rédigé leurs instructions en termes hautains. Au Tiers, qui leur faisait observer que ce ton n'était pas pour raccommoder les choses, ils répondaient qu'il falloit considérer la qualité et e grandeur des États de France ; que c'estoit eux qui écrivoient ; qu'ils estoient plus grands que les cours de Parlement. Même la suscription de ces lettres témoignait du même orgueil : il avait été décidé, après de longs débats, d'écrire au roi de Navarre, prince du sang et beau-frère du Roi : Vos très humbles serviteurs et vous supplient très humblement et vous feront très humble service, sans employer le mot de très obéissant qui n'était de mise, parait-il, que dans les adresses des sujets au souverain. Le prince de Condé dût se contenter d'une formule simplement respectueuse : Vos plus humbles serviteurs. Et ne se faut ébahir en cela, s'il fut disputé, écrit le député du Clergé, G. de Taix, car il estoit question que les États, représentant toute la France, écrivoient et partant c'estoit la France même qui écrivoit, il ne falloit donc pas en rien meprendre du style.

Il est naturel que les députés des deux premiers ordres, si pénétrés de leur importance, ne se soient pas bornés à exposer des doléances et qu'ils aient voulu imposer les réformes. Comme ils pouvaient craindre l'opposition de la Cour et les traditions du gouvernement absolu, ils résolurent, dès le premier jour, d'obtenir l'assentiment du Roi à celle nouvelle conception du droit des États. Ils proposèrent donc au Tiers de se joindre à eux pour demander au Roi qu'il lui plût de donner force de loi aux décisions unanimes des trois ordres ; — d'adjoindre à son Conseil une commission de douze membres de chaque ordre qui rechercherait avec lui le moyen de mettre les cahiers d'accord au cas où ils différeraient ; — de faire connaître aux États la liste de ses conseillers et de leur permettre d'en rayer un certain nombre. La démarche était hardie ; la Noblesse et le Clergé en avaient conscience et décidèrent de faire leur requête de bouche non par écrit, par forme de conférence, pour éviter l'apparence d'une sommation.

Le Tiers hésitait ; il savait que les États exprimaient des vœux, non des volontés, et n'avaient jamais rien résolu ni ordonné. Le seul droit à peu près établi de ces assemblées était le vote de nouveaux impôts, et encore était-il le plus souvent méconnu. Toutes les autres prétentions sentaient l'usurpation et la désobéissance ; aussi ne s'étaient-elles produites qu'aux époques de troubles ou de minorité. Les fautes d'Henri III n'étaient pas telles ni le péril du catholicisme si pressant que le Tiers-État osât entreprendre de mettre la monarchie en tutelle. Ses délégués furent d'avis d'ajourner le premier article de la requête jusqu'après la rédaction des cahiers. Mais l'archevêque de Lyon passa outre et, dans l'audience que le Roi accorda à la députation des ordres le 12 décembre, il exposa les trois points sans rien oublier. Henri III, habile à dissimuler, s'excusa de ne pouvoir donner d'avance son consentement à des propositions inconnues. Mais, dit-il, pour montrer sa bonté naturelle, bien qu'il n'y fût tenu et que ce fût chose non accoutumée, il voulait bien communiquer à chaque ordre la liste des membres de son Conseil privé et entendre l'opinion que les États avaient de quelques-uns d'entre eux ; il consentait aussi à recevoir dans son Conseil 36 députés. Par ces concessions secondaires, il évitait d'accorder la ratification préalable aux décisions unanimes des ordres ; ce qui eût été presque abdiquer. L'attitude du Tiers et son désaccord avec le Clergé et la Noblesse durent l'encourager à ne pas céder sur ce point capital.

Jean Bodin, le député du Vermandois, ne pensait pas autrement qu'Henri III, et cette année même, 1576, il avait publié son traité de la République en réponse à l'auteur de la Franco-Gallia et aux autres adversaires de la monarchie absolue.

Pourtant Bodin croyait comme eux que la royauté était un pouvoir délégué et non de droit divin. Mais si la souveraineté appartenait à l'origine à tous les membres du corps social, ils s'en étaient dessaisis en faveur du gouvernement qu'ils créaient. C'était une donation qu'ils avaient faite, au sens rigoureux du mot, sans conditions ni réserves, ni droit de reprise. La souveraineté étant de sa nature absolue et indivisible, celui qui la reçoit l'obtient tout entière et la transmet telle qu'il l'a reçue. Il n'y a personne au-dessus de lui pour lui commander, personne à côté de lui pour le contrôler. Il donne loi à tous en général et à chacun en particulier sans le consentement de plus grand ni de pareil ni de moindre que lui. L'idée même d'un partage est punissable. C'est un crime de lèse-majesté que de faire les sujets compagnons du souverain. Il est faux qu'un prince soit tyran, ainsi que le prétend Aristote, parce qu'il gouverne contre le vœu de ses peuples. Les ordonnances ne le lient point ; il les fait et les défait.

Mais le pouvoir absolu n'est pas l'arbitraire. Le roi ne doit pas aller contre les lois morales et divines. Il ne peut changer les lois qui, comme la loi salique, concernent... l'establissement du royaume. Il ne peut aliéner le domaine, qui appartient en propre à l'État. S'il est dispensé des lois, — de celles du moins qui sont son œuvre ou l'œuvre de ses prédécesseurs, — il est tenu aux contracts par lui faicts soit avecques son subject soit avecques l'estranger. La loi émane du souverain et l'absout elle-même de sa puissance ; les contrats sont des conventions mutuelles qui obligent les deux parties réciproquement. Les sujets ne sont pas des esclaves ; ils disposent librement de leur personne et de leurs biens. Ce serait attenter à leur droit de propriété de les taxer sans le consentement des États généraux, leurs mandataires : n'est en la puissance de prince du monde de lever impost à son plaisir sur le peuple, non plus que de prendre le bien d'autruy.

Cependant Bodin ne dit pas que le roi puisse être forcé de respecter les lois fondamentales du royaume, la morale, le droit naturel et le droit de propriété. Pouvait-il penser que les obligations de la conscience seraient pour le souverain un frein suffisant ? Et, d'autre part, comment n'a-t-il pas compris que des États généraux, libres de refuser les subsides, deviendraient les maîtres de leur maitre ?

Les théoriciens du Droit s'étonnent de cette inconséquence. C'est qu'ils se sont mépris sur le caractère de l'œuvre de Bodin ; sa République n'est pas une Politique spéculative, mais l'Esprit des lois de l'ancienne France. Les pamphlets protestants et plus tard les pamphlets de la Ligue exposent des systèmes de gouvernement qui sont en grande partie une protestation contre l'état de choses existant. Bodin, lui, n'a pas cherché à substituer ses conceptions à la réalité ; il s'est borné à dégager de la multiplicité des faits la Constitution que la vieille France avait confusément élaborée, sans grand souci de la logique, rêvant tout à la fois d'un souverain tout puissant et de sujets libres. L'histoire réussit longtemps à concilier ces contraires ; et personne même ne s'en avisa, tant que les rois ne voulurent pas tout ce qu'ils pouvaient. Mais depuis François Ier, et même un peu avant lui, ils avaient commencé à se prévaloir de leur toute-puissance.

Si Henri III faisait des concessions, c'est qu'il avait besoin d'argent pour son armée et pour ses plaisirs. Il devait aux créanciers de l'État plus de 100 millions de livres ; il se plaignait de ne pouvoir payer ses Suisses et il attribuait les pilleries des gens de guerre au défaut de solde. Ses conseillers déclaraient qu'il n'avait pas de quoi entretenir sa maison. Cependant les trois ordres, occupés à la rédaction des cahiers, feignaient de ne pas entendre. II fallut parler plus clairement. Aux premières ouvertures, la Noblesse et le Clergé arguèrent de leurs privilèges ; le Clergé, qui, depuis 1561, avait fourni plus de soixante millions de livres, se montrait plus disposé à demander un secours qu'à élever le chiffre du don gratuit. Le Tiers-État allégua, non sans cause, la misère de la nation. Parmi les grands seigneurs, quelques zélés, comme le duc de Nevers, offraient leurs biens et leur vie, mais la plupart des gentilshommes consentaient avec peine à faire campagne à leurs frais. Le Tiers-État se montra intraitable. La Cour essaya de le gagner à de nouvelles combinaisons financières. Un certain Châtillon, officier du roi, et le chevalier Poncet, — aventurier très assidu auprès de la Reine-mère et qui lui conseillait, dit-on, de ruiner l'aristocratie et de fonder le pouvoir absolu sur le nivellement des classes —, d'autres financiers d'occasion proposaient de remplacer tous les impôts existants par un impôt unique qui serait payable par feu et varierait, suivant la fortune des contribuables, de 12 deniers au minimum à 30 livres au maximum. Ce projet fut rejeté sans discussion par les députés de la bourgeoisie et des campagnes, qui craignaient qu'avec l'impôt nouveau le Roi ne continuât à lever tous les anciens.

Quelques évêques essayaient d'attendrir leur ordre. Eh ! Messieurs, disaient-ils, si vous étiez en danger et à la boucherie, tels que nos pauvres frères du Dauphiné, vous voudriez bien qu'on eût compassion de vous. Mais le Clergé trouvait que, depuis seize ans, il avait beaucoup compati. Était-ce à lui de faire tous les frais de la guerre ? Il sentait autour de lui bien des convoitises. L'avocat du roi, Bigot, député de Rouen, lui reprochait un jour ses richesses : Il n'en falloit pas autant à saint Pierre. Mais les avocats, eux aussi, étaient-ils restés pauvres comme leur patron des temps apostoliques ? Il n'en falloit pas non plus autant à saint Yves, riposta l'archevêque de Lyon. Cependant le cardinal de Bourbon, le cardinal de Guise, les évêques du Midi représentaient à leurs collègues quel scandale ce serait de ne pas assister le Roi dans une œuvre aussi sainte. Le Clergé finit par admettre l'idée d'un secours, mais il ne voulut pas donner d'argent de peur qu'il ne fût employé à quelque usage profane. Il s'obligea à payer pendant six mois la solde de 1.000 gendarmes et de 4.000 hommes de pied[6].

Le Roi demanda qu'il pût au moins aliéner des biens de l'État jusqu'à concurrence de 300.000 livres de revenu. Le Tiers répondit que ses cahiers ne l'autorisaient pas à le lui permettre. Bodin soutint que le domaine de la couronne était inaliénable. Le roi n'en estoit que simple usager... Quant au fond et à la propriété dudit domaine, il appartenoit au peuple. Il fallait donc que les députés consultassent leurs électeurs, et néanmoins, quand les provinces le voudroient bien, si est-ce que cela ne se doit pas faire, pour le bien du peuple, car le souverain dépouillé tomberait à sa charge. Quelques instances que fit Henri III, il n'obtint rien. Les larmes lui en vinrent aux yeux : Ils ne veulent m'aider du leur ni permettre que je me secoure du mien ; c'est une trop grande cruauté.

L'organisation des ligues ne lui réussissait pas mieux. L'empressement qu'il avait mis à s'en déclarer le chef avait refroidi les ardents, qui suspectaient ses intentions. La noblesse de Picardie, inquiète du projet de transformer le service de l'arrière-ban, protestait contre tout changement qui porterait atteinte à ses privilèges. A la formule d'association, au serment de défendre la religion et de maintenir la grandeur et autorité du Roi, elle ajoutait cette réserve significative : Le tout sans préjudice de nos libertés et franchises... auxquelles entendons être toujours pleinement et entièrement maintenus et conservés.

D'autres difficultés venaient de la bourgeoisie des villes. Amiens repoussa Humières qui voulait entrer dans la ville avec deux ou trois cents chevaux pour obliger les habitants à signer la ligue (15 février 1577). Henri III dispensa les bourgeois d'adhérer moyennant 8.000 livres. Il aurait volontiers vendu à ce prix à toutes les villes et même à la Noblesse l'exemption du service militaire. Mais certains royalistes se montraient plus soucieux que lui de son autorité ; Chalon fit une réponse qui était une leçon : Toutes ligues et associations en État monarchique sont de grave conséquence. Il est impossible aux sujets de se liguer sans altérer la supériorité que le Roi a sur eux.

Cependant les ordres privilégiés continuaient à demander la guerre contre les réformés. En février 1577, les représentants des trois ordres députés auprès des chefs protestants, Pierre de Villars, archevêque de Vienne, André de Bourbon de Rubempré, et Ménager, trésorier de France, étaient de retour. Le prince de Condé avait refusé de recevoir le message des prétendus États de Blois. Le roi de Navarre, au contraire, avait bien accueilli les ambassadeurs ; comme Henri III et l'héritier présomptif, François d'Alençon, n'avaient pas d'enfant, il tenait à réserver l'avenir et ménageait tout le monde. C'était un huguenot assez tiède. Quelques jours après sa fuite de la Cour, il avait assisté au prêche à Alençon, puis s'était ravisé ; pendant trois mois, il avait différé de faire profession de la religion réformée. Il eût bien voulu n'avoir pas à choisir. Sa situation de chef de parti l'obligeant à se déclarer, il redevint protestant, mais continua à caresser les catholiques. Il avait pleuré quand l'archevêque de Vienne lui représenta les maux de la guerre. Il écrivit A messieurs les gens tenant les Estats une lettre où il les exhortait à remettre en délibération la question de l'unité religieuse. Dans les instructions jointes à la lettre, il protestait de sa fidélité pour le Roi et terminait par cette déclaration étrange : Il a accoutumé de prier Dieu et le prie en une si belle assemblée que si sa religion est la bonne comme il croit, qu'il (Dieu) veuille l'y confirmer et assurer ; que si elle est mauvaise, lui fasse entendre la bonne et illuminer son esprit pour la suivre et y vivre et mourir et après avoir chassé de son esprit toutes erreurs lui donner force et moyen pour aider à la chasser de ce royaume et de tout le monde s'il est possible. Les pasteurs scandalisés firent effacer ces lignes ; Henri de Navarre les rétablit.

Le duc de Montpensier, envoyé dans le Midi, revint converti aux idées de modération. Sur sa route, les paysans, désespérés par les pilleries des gens de guerre, s'étaient jetés à genoux pour implorer la paix. Le discours qu'il prononça devant chacun des trois ordres était un appel à la tolérance, langage bien nouveau dans la bouche de ce persécuteur des protestants. Était-il jaloux de la popularité des Guise, ou bien ému de la misère des peuples ? Le Clergé et la Noblesse ne voulurent pas se déjuger ; le Tiers rappela qu'il avait demandé la réunion de tous les sujets en une même foi, mais sans guerre.

Les nouvelles du Midi, la mauvaise volonté des États, les conseils du duc de Montpensier fortifièrent le parti de la paix. Henri III avait rompu la paix par fanatisme, par jalousie des Guise, et pour pouvoir tirer de l'argent de ses sujets. Il n'avait pas obtenu de subsides et se trouvait engagé dans une guerre, sans moyens sérieux de la soutenir. Un revirement de plus ne lui coûtait rien. Il remit en délibération devant le Conseil la question de l'unité religieuse (2 mars). Le duc de Nevers soutint qu'il fallait embrasser la cause de Dieu. Catherine se prononça pour la paix : les protestants prenaient ville sur ville, disait-elle, le Roi était sans ressources ; les partisans de la guerre mettaient en avant l'intérêt de la religion, mais perdre ce royaume, n'était-ce pas perdre la religion ? Que si d'autres qui ne se soucient de la perte de cet Estat pour dire : J'ai bien maintenu la religion catholique et qu'ils espèrent d'y faire leur profit par la ruine d'iceluy, elle ne les veut ressembler, mais le (Roi) conseiller de le (royaume) conserver et sa personne, espérant que Dieu le favorisera en sorte qu'il réunira à une seule religion tous ses sujets.

C'était maintenant au Roi à conclure : J'ai, dit-il, désiré de voir qu'il n'y eust que ma religion dans mon royaume, même fait et brigué, puisqu'il le faut dire, tous les gens des trois estats, qui n'alloient que d'une fesse, pour les pousser à demander une seule religion. Mais on lui avait refusé les moyens d'agir ; il renonçait donc à rétablir l'unité de foi. Prévoyant les interprétations fâcheuses que quelques-uns donneraient de sa conduite, il protestait qu'il pensoit estre aussi affectionné à la religion que nul autre. Les paroles d'Henri III comme celles de sa mère visaient l'ambitieux qu'ils commençaient à redouter autant que l'hérétique, le duc de Guise.

C'était le terme piteux des grands projets du début. Quatre mois auparavant le Roi avait déclaré que jamais il ne traiterait avec les hérétiques ; il avait mis le serment du sacre au-dessus de toutes les obligations humaines, traités, promesses, édits de pacification, et maintenant il répudiait, faute d'argent, ce rêve d'unité religieuse. Il allait faire la guerre aux protestants avec le dessein avoué de conclure la paix dans le plus bref délai possible.

 

IV. — LA GUERRE ET L'ÉDIT DE POITIERS.

JAMAIS pourtant le moment n'avait été plus favorable pour accabler  les dissidents et, par l'ironie des choses, il faut que les catholiques aient manqué au Roi au seul moment où il ait eu une inspiration énergique. Des résultats qu'il obtint sans le concours de la nation, on peut juger ce qu'il aurait pu faire si les États généraux l'avaient assisté d'hommes et d'argent. La politique de désagrégation que Catherine pratiquait si bien, et les éléments de décomposition que contenait le parti bigarré des huguenots et des malcontents avaient fait leur œuvre. Avant même la conclusion de la dernière paix, le duc d'Alençon, devenu le duc d'Anjou, était las de ses alliés ; il avait été traîné plutôt que suivi par eux sur la route de Paris. Catherine l'avait réconcilié avec son frère et ramené à son rôle d'héritier présomptif. Il lui fut moins facile de regagner Damville, l'homme qu'elle craignait le plus d'autant qu'il a plus d'entendement, de expérience et de suitte. Elle lui fit offrir le marquisat de Saluces, s'il consentait à rendre les places du Languedoc. Elle lui écrivit les lettres les plus tendres dès qu'il parut se rapprocher de la Cour : Je desire tent vostre bien, aytent cet que devés ver vostre Roy, je m'employré tousjours pour cet que vous toucheré, cornent j'é tousjours fest et vous prie n'en doucter.... Elle flattait aussi la Maréchale, dont l'intervention fut très efficace. Au commencement de mars 1577, Damville était secrètement rallié.

Le parti protestant était affaibli par ses divisions et énervé par son alliance avec les catholiques. Le roi de Navarre qui, par tolérance et par politique, s'entourait de capitaines des deux religions, ne parvenait pas à empêcher leurs querelles. Les catholiques Lavardin, Miossens, Gramont, Duras, Roquelaure étaient bandés contre Turenne, Montgomery, Guitry, d'Aubigné, La Noue et les autres huguenots. Les échecs du parti aigrirent les ressentiments. La Noue accusa l'incapacité de Lavardin ; celui-ci repartit qu'il ne sçauroyt lui monstrer son mestier ; La Noue répliqua en mettant la main sur la poignée de l'espée qu'il y auroit trop de peine. Comme les deux perdoient le respect de la personne du roy (de Navarre) et de son conseil, on se jetta entre eux et le roy vint jusques aux larmes pour esteindre, au moins en apparence, ce différent.

A la Rochelle, on n'était pas plus uni : la riche bourgeoisie était pacifique, le peuple belliqueux. Mais il appelait la guerre sans se préparer à la faire. Les Rochelais refusaient de recevoir les troupes du prince de Condé, et non sans cause, car ces défenseurs qui s'offraient avaient ravagé le pays environnant. Les combattants de l'un et l'autre culte ne songeaient plus qu'au butin ; ils pillaient amis et ennemis. Les ministres s'indignaient de ces mœurs nouvelles. Les dévastations ne s'étaient exercées, jusque-là que loin d'eux, aux dépens des catholiques ; ils voyaient maintenant de leurs yeux les misères de la guerre, la démoralisation du soldat, sa brutalité. Ils attribuaient la dépravation des réformés au contact et au commerce des papistes, quand ils n'auraient dû accuser que les armes corruptrices et cruelles.

Sauf dans le Languedoc, les catholiques eurent des succès déclarés. Au centre, dans la région de la Loire, le duc d'Anjou, placé à la tête de l'armée royale, s'empara de la Charité, que les protestants avaient surprise (avril-1er mai 1577) ; il marcha de là contre Issoire, la prit d'assaut et la saccagea (20 mai-12 juin). Le chemin lui était ouvert vers les Cévennes, ou vers l'Ouest, mais Henri III, jaloux des succès de son frère, l'immobilisa, et dirigea vers la Rochelle le duc de Mayenne, ce cadet de la maison des Guise, qui, moins brillant et moins populaire que son aillé, paraissait moins dangereux. Mayenne alla mettre le siège devant la ville de Brouage (22 juin 1577). Les Rochelais l'avaient conquise sans se résoudre à la fortifier de peur d'élever, de leurs propres mains, à leurs portes, la citadelle destinée à les bloquer. La même appréhension les avait conduits à laisser tomber, dans un large rayon autour d'eux, les fortifications des châteaux et des villes. Ils n'aimaient pas d'ailleurs Brouage, dont le port pouvait faire concurrence au leur ; aussi ne firent-ils aucun effort sérieux pour la dégager et la ravitailler. Leurs divisions entravaient tout. Le peuple détestait la noblesse et le commandant de la flotte, Clermont d'Amboise ; celui-ci, qui n'était pas en forces, hésitait à attaquer les vaisseaux du roi, chargés de couvrir le siège. La populace l'obligea à livrer bataille ; il fut vaincu et rentra à la Rochelle sous les huées de cette même populace. Le gouverneur, Valzergues de Séré, prolongea la défense au delà des prévisions. Mais il fut mortellement blessé dans la sortie du 3 août et la place capitula quelques semaines après (21 août 1577).

Les protestants du Midi, commandés par un fils de Coligny, François de Châtillon, résistaient avec plus de succès. Au premier soupçon de la défection de Damville, Châtillon s'était emparé de la citadelle de Montpellier et l'avait fait raser (17 avril 1577). En même temps Saint-Romain occupait Aigues-Mortes. La Cour envoya le maréchal de Bellegarde au secours du gouverneur du Languedoc. Pendant qu'il bloquait Nîmes, Damville assiégeait Montpellier. Il serra la ville de si près, que la faim commença à s'y faire sentir et que les habitants parlèrent de capituler. Châtillon partit pour aller chercher du secours ; il courut les Cévennes, poussa jusqu'à Bergerac et ramena une petite armée. Il força les lignes des assiégeants et rentra dans la ville le 1er octobre. Il en sortait pour livrer bataille à Damville quand La Noue et Thoré arrêtèrent les combattants : la paix avait été signée à Bergerac le 17 septembre 1577.

L'Édit de Poitiers, confirmatif de ce traité, réduisait beaucoup les libertés que l'Édit de Beaulieu avait accordées aux protestants. Ce n'était plus dans tous les lieux sans restriction ni réserve qu'ils pouvaient pratiquer leur culte, mais seulement dans les faubourgs d'une ville par bailliage, et aussi dans les villes et bourgs qui jouissaient de ce droit avant la dernière reprise des armes et qu'ils occupaient encore le 17 septembre. Le libre exercice leur était interdit dans les possessions françaises d'outremonts ; la zone d'exclusion autour de Paris était élargie ; ils perdaient la moitié des chambres mi-parties et n'entraient plus que pour un tiers dans celles qui étaient conservées. Mais ils obtenaient de garder encore six ans leurs huit places de sûreté.

Le Roi se glorifiait des résultats de la guerre ; il appelait la paix de Bergerac sa paix par opposition à la paix de Monsieur. Les associations catholiques n'avaient été pour rien dans ce succès ; il s'empressa de les dissoudre. L'article 56 de l'Édit ordonnait à ceux de la religion nouvelle et autres qui ont suivi leur parti de se désister dès à présent de toutes pratiques, ligues et intelligences qu'ils ont hors notredit royaume, comme feront aussi tous nos autres sujets qui en pourvoient avoir. Et seront toutes ligues, associations et confrairies faites ou à faire sous quelque prétexte que ce soit.... cassées et annullées.

 

 

 



[1] SOURCES : Lettres de Catherine de Médicis, V. Berger de Xivrey, Recueil des Lettres missives de Henri IV, Coll. Documents inédits, I, 1843. [Lalourcé et Duval], Forme générale et particulière de la convocation et de la tenue des Assemblées nationales ou États généraux de France, Barrois, 1789, 8 vol. Les mêmes, Recueil de pièces originales et authentiques concernant la tenue des États généraux, 1789, II et III. Les mêmes, Recueil des cahiers généraux des trois ordres, 1789, I. Dubois, La ligue, documents relatifs à la Picardie, 1859. Archives curieuses, IX. [Goulard], Mémoires de la Ligue, 1758, I. Lontchitzki, Documents inédits pour servir à l'histoire de la Réforme et de la Ligue, 1875. De Thou, Histoire universelle, 1784, VII. D'Aubigné, Histoire universelle, V, 1891. Palma Cayet. Chronologie novenaire, 1589-1598, Introduction, Panthéon littéraire, rééd. de 1875. Pierre Matthieu, Histoire de France, I, 1881.

OUVRAGES À CONSULTER : G. Picot, Histoire des États généraux, 1888, III. A. Desjardins, États généraux, 1871. Bd. Charleville, Les États généraux de 1576. Le fonctionnement d'une tenue d'États, 1901. Henri de l'Epinols, La ligue et les papes, 1888., Histoire des Guise, 1850, III. Forneron, Les ducs de Guise, II. Delaborde, François de Châtillon, comte de Coligny, 1885. De Brémond d'Ars, Jean de Vivonne, sa vie et ses ambassades près de Philippe II et à la Cour de Rome, 1884. H. Baudrillart, Jean Bodin et son temps, 1858. G. Weill, Les théories sur le pouvoir royal en France pendant les guerres de religion, 1891. R. Treumann, Die Monarchomachen. Eine Darstellung der revolutiondren Staatalehren des XVI Jahrhundert, 1573-1599, Leipzig, 1885.

[2] Vicomte de Brémond d'Ars, Jean de Vivonne, p. 78.

[3] Le texte rapporté par Lontchitzki, Doc. inéd., p. 42, est fautif et incomplet. Il faut ajouter aux gouvernements qu'il cite les deux autres grands gouvernements, Bretagne et Guyenne, car 10 gouvernements, à 3.000 par gouvernement, ne donneraient que 30.000 hommes. — D'autre part une moyenne de 800 chevaux donnerait pour 10 gouvernements 8.000 chevaux et pour 12, 9.000 — et non 6.000. Faut-il lire 500 au lieu de 800 chevaux ?

[4] Qui sont nécessaires pour la guerre.

[5] Pour l'intelligence de ce qui suit, il faut se rappeler que les trois ordres siégeaient séparément, et qu'ils étaient divisés chacun en 12 gouvernements ou bureaux (12 en 1576 au lieu de 13 en 1560, la Touraine et l'Orléanais ayant été réunis en un seul gouvernement). Les députés du Clergé qui, aux États de 1560, étaient groupés par provinces ecclésiastiques, adoptèrent en 1576 la répartition en gouvernements, afin de pouvoir plus facilement comparer leurs cahiers avec ceux des ordres laïques.

L'organisation des trois ordres ou, comme on disait aussi, des trois Chambres était la même. ils avaient un président, un greffier, des assesseurs du président tous élus. Les gouvernements, qui étaient comme autant de grandes commissions régionales de chaque ordre, avaient aussi leurs présidents. Le vote avait lieu dans chaque ordre ou Chambre, non par bailliage ou par tête, mais par gouvernement, chaque gouvernement, quel que fût le nombre de bailliages dont il était composé, ne disposant que d'une voix.

[6] Cependant le Clergé finit par accorder au Roi, au lieu de 5.000 hommes, 450.000 livres.