HISTOIRE DE FRANCE

TOME SIXIÈME. — LA RÉFORME ET LA LIGUE. - L'ÉDIT DE NANTES (1559-1608).

LIVRE II. — LES GUERRES DE RELIGION SOUS CHARLES IX.

CHAPITRE II. — L'ÉCHEC DE LA POLITIQUE MODÉRÉE[1].

 

 

I. — APRÈS LA PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION.

LE roi de Navarre, le maréchal de Saint-André, le duc de Guise étaient morts ; le connétable de Montmorency vieillissait, amoindri par sa mésaventure de Dreux ; le prince de Condé, en signant une paix désavantageuse à son parti, avait compromis son crédit. L'autorité de Catherine de Médicis était faite de tous ces malheurs et de toutes ces déchéances. Pendant quatre ans elle profita du recueillement des protestants et de la faiblesse des chefs de parti pour gouverner l'État selon son humeur, ses calculs et l'intérêt de ses enfants.

La guerre civile lui léguait des difficultés de toute sorte. Les reîtres refusaient de sortir du royaume avant d'être payés. Les Anglais, cantonnés au Havre, attendaient que le gouvernement tint les promesses des chefs protestants. Catherine était bien décidée à ne pas donner Calais pour recouvrer le Havre. Mais il fallait amener les signataires du traité de Hampton-Court à rompre les engagements qu'ils avaient pris avec Élisabeth.

Dans la déclaration que la reine d'Angleterre avait publiée au moment d'intervenir en France, elle protestait qu'elle n'avait d'autre dessein que d'arracher le Roi à la tyrannie des Guise et les fidèles à celle des papistes. Condé lui avait rappelé cette promesse en lui annonçant la conclusion prochaine de la paix.

Je [vous] supplierai, tres humblement, Madame, lui écrivait-il le 8 mars, que... maintenant vous faictes (fassiez) congnoistre, tant au Roy vostre bon frère que à ceulx que vous avez daigné tant favoriser que de les recevoir en vostre bonne grace, combien cette cause vous est chere et affectionnee et que autre occasion ne vous a menée à nous favoriser que le seul zelle que vous portez à la protection des fidelles qui desirent la publication de la pureté de l'Evangile selon que la protestation de V. M. en a si manifestement faicte le porte et le desire...

Élisabeth fit rappeler aux chefs du parti protestant le texte du traité d'Hampton-Court. L'Amiral et Condé ne se résignaient pas à se déshonorer au profit de l'Angleterre. Ils envoyèrent Bricquemault à Londres négocier une transaction (avril). Quand la Reine se décida à le recevoir, ce fut pour accuser en termes violents le parjure de ses alliés et pour les menacer de révélations compromettantes. Elle voulait Calais en échange du Havre.

Catherine était restée jusque-là en dehors de cette querelle comme si elle y eût été étrangère. Lorsque les rapports furent assez aigris, elle intervint pour précipiter la rupture. Un jeune secrétaire d'État, Robertet, sieur d'Alluye, fut envoyé à Londres (mai). Comme elle l'espérait, il parla très haut. Il scandalisa par son ignorance et sa vanité le grave Cecil, qui dirigeait les affaires étrangères. Le bruit courut qu'Élisabeth, exaspérée de ses bravades, se serait oubliée jusqu'à écrire en France que ce n'était ni pour le motif de la religion, ni en considération d'aucune personne, ni pour aider le Roi, ni pour autre chose qu'elle avait pris et qu'elle gardait le Havre de cette sorte, mais bien pour se venger de ce royaume, des injures et des torts qu'on lui avait faits et cela depuis la prise de Calais, et pour s'indemniser dudit Calais qui était son droit[2]... Qu'elle l'eût écrit ou non, c'était son secret. La plupart des protestants en étaient maintenant convaincus comme les catholiques. Catherine rallia contre Élisabeth les soldats des deux religions. Le Connétable, auprès de qui Condé voulut combattre, investit le Havre et le prit (30 juillet 1563).

Ni Catherine de Médicis ni Élisabeth n'avaient intérêt à continuer la guerre. Élisabeth, odieuse aux catholiques pour avoir rétabli le protestantisme en Angleterre et ruiné le catholicisme en Écosse, avait besoin de la paix avec la France pour surveiller ses ennemis déclarés ou couverts, le Pape, Marie Stuart et Philippe II. Mais, par rancune, elle fit traîner huit mois les négociations. Le traité signé à Troyes le 11 avril 1564 reconnaissait implicitement à la France la possession définitive de Calais moyennant le payement de 120.000 couronnes. Et encore Charles IX n'accordait-il cette somme qu'à titre d'honnesteté et de courtoisie. La Reine-mère sortait avec honneur de sa première épreuve diplomatique. Élisabeth avait cédé trop tard et de mauvaise grâce. Ses lenteurs et son égoïsme avaient altéré les relations des deux pays. On savait de quel prix il faudrait payer l'alliance anglaise. Le gouvernement français se trouva rejeté du côté des puissances catholiques. Pour que la Reine-mère fût tentée de résister à la pression du Pape, de l'Empereur et du roi d'Espagne, elle aurait eu besoin de sentir derrière elle une Angleterre sympathique et sûre.

Catherine se flattait de guérir les autres maux de la guerre civile. Dans ses premiers jours de pouvoir, elle crut la tâche facile. Elle imputait les malheurs du royaume aux violences des triumvirs. Elle vantait la politique qu'elle avait essayé de faire triompher à Saint-Germain.

Monsieur de Gounort (Gonnor), écrivait-elle de sa main à un de ses confidents le 19 avril 1563, si seul : qui aunt comensé la guerre heuse eu pasiense de nous léser achever cet que avyons si byen comensé à Saynt Jermayn nous ne feusion pas en la pouine que nous soumes d'establir heune pays (une paix) qui n'é pas plus aventageuse que l'édit de jeanvyer ni ausi de demander de l'arjeant à la ville de Paris, ni d'endurer lé maulx parés et aeulx que font à présent les reystres ; à quoy ne puis remédier et, asteure, se lé chause eus été plus mal qu'ele ne sont après sete guere, l'ons heu peu blamer le gouvernement d'eune femme, mès oneystement l'on ne doyst blamer ni calonier que seluy des hommes quant y veule fayre les roys ; et daurnavent, si l'on ne m'enpesche encore, j'espère que l'on conestra que lé femme aunt milleur volanté de conserver le royaume que seulx qui l'ont mis an l'état en quoy yl est et vous prie que seulx qui en parleron leur monstrer sesi, car s'et la vérité diste par la mère du Roy qui n'ayme que luy et la conservation du royaume et de ses sugès.

Mais l'ardeur des convictions répugnait à tout système de tolérance. La plupart des Parlements protestaient contre l'Édit de pacification. Les États et le Parlement de Bourgogne envoyèrent l'avocat général Jean Begat représenter au Roi que la coexistence des deux religions était pleine de dangers (mai)[3]. Il n'était pas nécessaire d'aller en chercher les preuves bien loin. Catherine, venue à Paris avec Charles IX pour assister à la Fête-Dieu (10 juin 1563), avait amené le prince et la princesse de Condé. La princesse fut, au sortir de la ville, assaillie près de la porte Saint-Antoine par une bande de trois cents hommes qui tuèrent un de ses gentilshommes à la portière de son carrosse. Dans certaines provinces, les catholiques attaquaient les protestants qui rentraient chez eux à la faveur de la paix. Des compagnies de massacreurs opéraient moyennant rétribution honnête. La Curée, gentilhomme huguenot du Vendennois, qui avait offert ses services à Miron, commissaire du Roi, pour poursuivre ces bandits, fut surpris et tué par eux sur les indications de ce même commissaire.

Il eût fallu aux protestants un esprit de résignation qu'ils n'avaient pas. L'Édit d'Amboise, que le Pape traitait de paix honteuse, n'était considéré par les ministres protestants et les zélés que comme un minimum de concessions. Les gentilshommes refusaient de se dessaisir des biens ecclésiastiques qu'ils avaient occupés. Cette minorité ardente au milieu d'une masse hostile ne pouvait guère user de ses droits sans avoir l'air de braver l'opinion ; et plus d'une fois le passage des fidèles allant en troupe aux lieux de culte et traversant les villages au chant des psaumes firent à raison ou à tort l'effet d'une provocation. Les gens d'épée continuaient à se faire justice. D'Andelot, colonel général de l'infanterie française, ne parvenant pas à imposer son autorité aux mestres de camp des régiments de création récente, Strozzi, Brissac et Charry, résolut de punir une désobéissance que le gouvernement, désireux de l'affaiblir, encourageait. Un jour que Charry, favori de Catherine, et le plus indocile, passait sur le pont Saint-Michel avec deux compagnons, il fut assailli par Mouvans, Chastelier-Portaut, guidon de l'Amiral, et un soldat. Chastelier-Portaut lui donna un grand coup d'épée dans le corps et la lui tortilla par deux fois dans le dit corps afin de faire la plaie plus grande. Les meurtriers gagnèrent la porte de Nesle et s'enfuirent (31 décembre 1563).

Le gouvernement ne pouvait s'appuyer sur un parti sans mécontenter l'autre. Il ne pouvait pratiquer la politique de bascule sans les mécontenter tous les deux. Il tâchait de faire exécuter l'Édit ; il envoya des commissaires dans les provinces, avec mission de tout pacifier. Il imposait son arbitrage aux Guise, qui ne cessaient d'accuser Coligny de complicité avec Poltrot et menaçaient de se venger. Le Roi évoqua l'affaire en son Conseil, et, par arrêt du 5 janvier 1564, ajourna le jugement à trois ans avec défense aux parties pendant ce temps de ne rien demander ni par justice ni par armes. Quand les ambassadeurs du Pape, de l'Empereur, du roi d'Espagne et du duc de Savoie vinrent à Fontainebleau protester contre l'Édit de pacification (12 février 1564), Charles IX déclara qu'il maintiendrait la paix religieuse.

 

II. — LA FRANCE GALLICANE ET LE CONCILE DE TRENTE.

AU lieu du libre et saint Concile réclamé par l'Empereur et le roi de France, le Pape avait de nouveau convoqué à Trente le Concile deux fois déjà réuni et interrompu deux fois. Catherine n'avait pu décider Pie IV à tenir, dans une ville du centre de l'Allemagne, une assemblée nouvelle où les protestants seraient allés en toute sécurité, où les évêques auraient opiné librement, où les légats auraient recueilli et non inspiré les votes. Elle n'avait pas réussi non plus à persuader au Pape et aux Pères que, pour ramener les dissidents, ils devaient réformer l'Église et se garder de préciser le dogme.

Les ambassadeurs qu'elle envoya au Concile, Louis de Saint-Gelais, sieur de Lansac, Arnaud du Ferrier, président au Parlement de Paris, et Guy du Faur de Pibrac, conseiller du Roi, eurent charge de réclamer la réformation toujours promise par les papes et toujours différée. Le jour de la présentation de leurs lettres de créance (26 mai 1562), Pibrac exhorta les Pères à abolir les abus qu'avaient introduits la faiblesse humaine et peut-être la mauvaise conduite des chefs de l'Église. Assurément l'ennemi du genre humain (le diable) les solliciterait de n'en rien faire :

Où, leur dirait-il, courez-vous vous précipiter ?.... Pensez-vous qu'il ne vous sera plus permis d'aller à la Cour des princes, d'avoir une table magnifique, un logement superbe, de marcher avec un train royal et de jouir des plaisirs qui sont si doux et sans lesquels la vie parait très triste et très désagréable. Il vous faudra donc après cela vivre de peu, demeurer éternellement attachés à un bénéfice comme à un rocher, occupés à avertir, à persuader, à faire l'aumône, à vous sacrifier pour les autres[4].

Pibrac n'avait pas l'air de croire à tant d'héroïsme.

Après le Colloque de Poissy, le cardinal de Lorraine était venu renforcer les ambassadeurs avec une soixantaine d'évêques français. Ses instructions lui recommandaient l'entente avec les Allemands qui proposaient de réformer l'Église dans son chef et dans ses membres et d'autoriser, en attendant, la communion sous les deux espèces, les prières en langue vulgaire et enfin le mariage des prêtres. Le Cardinal, si ardent contre les calvinistes, était d'avis de faire des concessions pour gagner les luthériens et retenir les indécis. Pourtant les Français ne réclamèrent pas ouvertement la suppression du célibat ecclésiastique. Dans les Articles de Réformation qu'ils présentèrent le 2 janvier 1563, ils s'étaient bornés à demander qu'on ordonnât prêtres des hommes moins jeunes (seniores) et de bonne renommée ; que les évêques eussent l'âge prescrit par les canons et qu'ils fussent astreints ainsi que les curés à prêcher les jours de fête et tous les dimanches de l'Avent et du Carême ; que le cumul des bénéfices fût défendu et le casuel aboli ; qu'aux messes paroissiales on expliquât l'Évangile au peuple d'une manière intelligible pour lui ; qu'avant de lui administrer les sacrements on lui en fit connaître la vertu ; qu'on lui permît aux processions et dans l'église même, après l'office, de chanter en langue vulgaire des cantiques spirituels et les psaumes de David ; qu'on accordât aux laïques la communion sous les deux espèces, qu'on ôtât les superstitions qui pouvaient s'être glissées dans le culte des images, les pèlerinages, les confréries, les indulgences ; que le Clergé ne recourût à l'excommunication que comme à un remède extrême. Les articles ne disaient rien des annates dont le gouvernement maintenait la jouissance au Saint-Siège, mais ils proposaient de supprimer les dispenses de mariage que Rome ne refusait jamais à qui avait argent et d'autres droits dont elle faisait trafic : les grâces expectatives, qui réglaient la succession d'un bénéfice avant la mort du titulaire, et la résignation qui autorisait le titulaire à se démettre, gratuitement ou non, au profit d'un parent, d'un ami, d'un étranger. Pour donner l'exemple, la Cour de France offrait d'abandonner les confidences et les commendes qui lui permettaient d'attribuer aux clercs séculiers et même à de simples laïques la jouissance du temporel des abbayes.

Pie IV fut moins irrité de la hardiesse de ce programme que de l'esprit indépendant et frondeur des Français. Lansac disait des légats, qui, à tout propos, consultaient le Pape, qu'ils faisaient venir le Saint-Esprit par la malle. Le cardinal de Lorraine dénonçait la Cour romaine comme la source de tous les abus. Il se refusait avec tous les théologiens gallicans à définir le Pape : pastor universalis Ecclesiæ habens plenam potestatem regendi et pascendi universalem Ecclesiam[5], parce que ces termes impliquaient la reconnaissance de la supériorité du pontife sur les Conciles. Les ambassadeurs disaient qu'ils seraient lapidés à leur retour en France s'ils admettaient ces énormités.

Pour humilier cette nation indocile, le Pape écrivit aux légats de favoriser le comte de Luna, ambassadeur d'Espagne, qui prétendait disputer aux ambassadeurs de France le droit de siéger et de marcher immédiatement après le représentant de l'Empereur. Les légats suggérèrent comme transaction que, dans les séances publiques ou congrégations générales, Luna occupât une place à part en face d'eux, hors du banc des ambassadeurs. Les Français protestèrent, mais le cardinal de Lorraine circonvenu céda. La contestation recommença à propos d'une messe solennelle. Les ambassadeurs de France attendaient que l'officiant les encensât et leur présentât la paix à leur tour de préséance, avant l'ambassadeur d'Espagne. Les légats imaginèrent de faire apporter deux patènes et deux encensoirs pour honorer en même temps la France et l'Espagne. Le cardinal de Lorraine pâlit de colère. L'office fut interrompu, et il fut résolu de n'encenser personne.

Cependant un changement se produisait dans l'esprit du Cardinal. L'assassinat de son frère sous Orléans, la conclusion de la paix avec les huguenots avaient refroidi sa bonne volonté de réformateur. Le Pape lui faisait dire que, dans l'incertitude des affaires de France, il avait intérêt à chercher des amis au dehors. Il se laissa convaincre ; à Rome où il se rendit (septembre 1563), il reçut l'accueil le plus flatteur.

Les légats profitèrent de son absence pour présenter un projet de réformation des princes qui était la réplique aux projets de réformation de l'Église. Ils proposaient aux Pères d'attribuer aux tribunaux ecclésiastiques seuls le jugement des affaires ecclésiastiques : défense serait faite aux juges séculiers de poursuivre un clerc pour cause d'assassinat, quand même son titre de cléricature serait douteux ; ou d'intervenir dans les causes spirituelles, matrimoniales, bénéficiales et d'hérésie, même si les juges d'Église consentaient à se dessaisir. Les princes ne toucheraient pas aux fruits des bénéfices vacants sous peine d'excommunication ; ils ne lèveraient sur les ecclésiastiques aucun impôt, taxe, péage, gabelle, ni même de subsides sous forme de dons gratuits, sauf en cas de guerre contre les Infidèles ou en quelque besoin urgent. Les lettres, sentences et citations des juges ecclésiastiques, et spécialement de la Cour de Rome, seraient publiées en tous pays sans autorisation préalable des gouvernements.

Ces revendications semblaient viser particulièrement la France, où les officiers du Roi, depuis trois siècles, travaillaient à tirer à eux toutes les causes dont les tribunaux d'Église avaient, à l'origine, connu : les causes criminelles, parce que les clercs coupables troublaient l'ordre public dont le Roi était gardien ; les causes civiles, comme les mariages, les testaments, les contrats, parce qu'elles impliquaient des questions de propriété, et que le Roi, suzerain seigneur, prétendait juridiction sur toutes les terres du royaume, assimilées à des tenures féodales. En plein Concile, Arnaud du Ferrier déclara que tout ce chapitre de la réformation des princes ne tendait qu'à abolir l'antique liberté de l'Église gallicane, et à amoindrir et blesser la majesté et l'autorité des rois très chrétiens... En France, ajouta-t-il, l'abus des grâces expectatives, des provisions, des annates était interdit ; les ecclésiastiques ne pouvaient être jugés hors du royaume ; l'appel comme d'abus était très ancien ; les rois très chrétiens, fondateurs et patrons de presque toutes les églises, étaient maîtres dans les pressantes nécessités de l'État d'employer les revenus du clergé. Il n'y avait là rien qui fût contraire aux dogmes de l'Église catholique, aux anciens décrets des papes, aux décisions des conciles généraux. Quiconque voudrait toucher aux privilèges du Roi et de l'Église gallicane trouverait pour lui résister l'autorité royale, établie par Dieu, les lois du royaume et l'Église gallicane elle-même. Il s'étonna que les Pères voulussent réformer et parlassent d'excommunier les princes, ces élus de Dieu, à qui l'on doit, même quand ils sont méchants, obéissance et respect.

Après cette protestation, les ambassadeurs de France ne parurent plus en public ; quelque temps après, ils se retirèrent à Venise. Le cardinal de Lorraine, qui rentrait de Rome gagné à la cause ultramontaine, amena les légats à rapporter ces décrets maladroits, mais il ne put décider les ambassadeurs à revenir à Trente. La Cour de France approuva leur conduite : ils lui ménageaient les moyens de repousser le Concile qui jusqu'au bout trompa ses espérances.

Le Concile avait proclamé articles de foi la présence réelle dans l'Eucharistie, la transsubstantiation, le salut par les œuvres, l'intercession des saints, les indulgences, le Purgatoire et l'autorité de l'Église. Il avait condamné les erreurs, excommunié les hérétiques ; la scission de la chrétienté était accomplie. Il fallait désormais se déclarer pour l'Église ou contre elle. Mais les canons relatifs à la discipline ne s'imposaient pas aux consciences comme la doctrine. Suivant leurs convenances, les princes les acceptèrent, les rejetèrent ou les modifièrent. Il y avait de bonnes raisons pour que la France ne les admit jamais. Le Concile avait décrété, par exemple, que tous les clercs, même mariés, à moins qu'ils ne fussent bigames, seraient exempts de la juridiction laïque, que les évêques dirigeraient l'administration des hôpitaux dont ils pourraient employer les revenus à d'autres usages ; qu'ils auraient le droit de punir les auteurs et imprimeurs de livres défendus, de frapper d'amende et de révoquer les notaires royaux, de commuer les volontés des testateurs. Il avait prononcé l'excommunication ipso facto contre les princes qui autoriseraient les duels, et les déclarait dépossédés du domaine, ville ou château où le combat aurait eu lieu. C'était demander au roi de France de soumettre à l'Église romaine son autorité, sa justice et le droit de patronage qu'il s'attribuait sur l'Église gallicane. Contrairement à la doctrine de l'Église gallicane, le Concile avait paru admettre la supériorité du Pape sur l'Église universelle. Contrairement aux privilèges gallicans de l'épiscopat, il attribuait au Pape seul le droit de juger les évêques coupables de crimes énormes, celui de les déposer quand ils ne résidaient pas, celui d'évoquer à son tribunal les causes pendantes devant les officialités diocésaines. En un mot, il s'attaquait à tout un ensemble de croyances, de lois, de coutumes qui protégeaient l'Église de France contre la suprématie pontificale en la soumettant à la tutelle des rois et qui constituaient, comme on disait, les libertés, privilèges et franchises de l'Église gallicane.

Au retour de Trente, le cardinal de Lorraine essaya d'obtenir la publication du Concile. La discussion fut chaude au Conseil privé où l'on avait appelé les présidents du Parlement de Paris. L'Hôpital se prononça si énergiquement contre l'acceptation que le cardinal de Lorraine lui cria qu'il devrait enfin jeter le masque et embrasser ouvertement la religion nouvelle. A quoi le Chancelier répliqua que le Cardinal devait savoir qui avait foulé aux pieds à Vassy l'Édit de janvier (22 février 1564)[6].

Le Pape avait cité à Rome sept évêques suspects d'hérésie (Aix, Uzès, Valence, Oloron, Lescar, Chartres et Troyes). Le gouvernement s'éleva contre la prétention de traduire les prévenus hors du royaume, devant des juges pontificaux qui ne seraient ni nommés par le Roi, ni sujets à l'appel devant le Parlement pour abus. Il protesta avec plus de vigueur encore quand le pape Pie IV s'avisa de déposer la reine de Navarre. Catherine chargea le sieur d'Oysel de représenter au Pape qu'il n'a nulle juridiction sur ceulx qui portent tiltre de roy ou de reyne et que ce n'est pas à lui de donner leurs Estats et royaumes en proye au premier occupant et mesmement de la dicte royne de Navarre qui a la meilleure partie de ses biens en l'obéissance du Roy mondict sieur et fils.

 

III. — RÉTABLISSEMENT DE L'AUTORITÉ ROYALE.

IL faut savoir gré à Catherine de ses bonnes intentions. Incapable de mesurer la force et la sincérité des mouvements religieux, elle traitait comme un différend diplomatique les dissensions qui déchiraient la nation, l'État, les familles. Elle s'imaginait qu'au prix de complaisances et de faveurs elle s'attacherait les chefs de parti comme s'il eût dépendu d'eux de calmer l'agitation des âmes. La défiance incurable, l'esprit de soupçon, la fureur de prosélytisme, la haine, la rancune, tous les éléments impurs, dont les passions religieuses sont souillées, lui étaient aussi inconnus que la générosité, l'héroïsme, l'esprit de dévouement et de sacrifice qu'elles suscitent. Elle n'avait pas le sens des grandes crises morales qui travaillent les peuples. Elle professait sans grande conviction la religion officielle ; elle n'éprouvait ni haine ni sympathie pour la nouvelle doctrine. Elle n'avait ni enthousiasme ni fanatisme.

Il eût fallu une autorité absolue pour faire triompher le système de tolérance. Catherine et L'Hôpital avaient le sentiment de cette nécessité. Aussitôt que le Havre eut été repris aux Anglais, la Reine-mère avait mené Charles IX au Parlement de Rouen pour y faire publier (17 août 1563) l'Édit déclaratif de sa majorité, sachant bien qu'il paraîtrait plus grave de désobéir à un roi commandant en personne qu'à une régente et à des ministres. Charles IX déclara qu'à l'avenir tous ceux et celles qui contreviendraient à sa volonté seraient chastiez comme rebelles et crimineulx de leze majesté. L'enregistrement d'un Édit aussi important dans un parlement de province irrita le Parlement de Paris qui prétendait avoir sur les autres un droit de prééminence. Il députa vers le Roi pour lui représenter que le Parlement de Paris, seul dépositaire de l'autorité des États généraux qu'il représentait, devait être le premier appelé à vérifier les édits, mais le Roi repoussa cette prétention. Je ne veux plus que vous vous mesliés que de faire bonne et briesve justice à mes subjects.... Vous vous estes faict accroire qu'estiés mes tuteurs, vous trouverés que je vous feray cognoistre que ne l'estes point[7].

Le gouvernement avait ordonné (16 août 1563) le désarmement général des habitants des villes et du plat pays, exception faite pour la noblesse, qui gardait le droit d'avoir dans ses maisons des armes pour sa défense. Mais personne sans exception n'eut le droit, sauf autorisation, de courir le pays avec armes à feu, hacquebutes, pistoles ni pistolets. L'Édit de Crémieux, du 12 juillet 1564, sur les élections municipales réservait au Roi le droit de choisir les maires, consuls, échevins sur une liste de candidats élus.

Deux ans après, une grande Ordonnance marqua les progrès et les prétentions de la puissance royale. Elle fut délibérée à Moulins en un Conseil extraordinaire où Catherine appela les princes du sang, les grands officiers de la couronne et les premiers présidents des Parlements d'Aix, de Dijon, de Grenoble, de Bordeaux, de Toulouse et de Paris. L'Hôpital s'éleva fort contre la mauvaise administration de la justice :

Que pour lui il ne pouvoit appeller les choses par un autre nom que par le lieur ; qu'il parloit donc comme il pensait, que ceux qui estoient etablis pour rendre justice commettoient de grands exces par des concussions et des voleries.... Il falloit les punir severement..., ôter des petites juridictions du royaume ces sortes de pestes et ces sangsues de la miserable populace..., retrancher tant de juges superflus.

Il se demanda s'il ne vaudrait pas mieux rendre les Parlements ambulatoires comme ils l'étaient autrefois, et les payer sur le Trésor en abolissant ce que les parties ont accoutumé de donner. Il s'étendit sur la puissance royale et sur ses droits et dit :

Que le roy ne pouvoit souffrir que ceux qui n'avoient que le droit de vérifier les ordonnances s'attribuassent le pouvoir de les interpreter ; que cela estoit de l'autorité de celui-là qui faisoit les loir, c'est-à-dire du prince.

L'Ordonnance que le Chancelier dressa d'après l'avis de l'Assemblée (février 1566) comptait 86 articles ; elle autorisait les Parlements à faire des remontrances sur les édits et ordonnances ; mais leur commandait, si elles étaient rejetées, d'enregistrer et d'obéir, sauf à faire, après enregistrement, de nouvelles remontrances. Les Grands Jours, réorganisés, deviendraient périodiques. En attendant, les maîtres des requêtes de l'Hôtel feraient régulièrement leurs chevauchées dans les provinces pour contrôler l'exercice de la justice.

L'Ordonnance laissait aux villes qui en jouissaient le droit de juger au criminel ; même elle accordait la juridiction de simple police à celles qui ne la possédaient pas, mais elle leur enlevait, au profit des officiers du Roi, leur juridiction civile nonobstant tous privilèges antérieurs. C'était, dit un historien, une sorte de coup d'État contre les magistrats municipaux[8].

Défense aux gouverneurs de donner lettres de grâce, de rémission, de pardon, de légitimation, d'établir des foires et des marchés ; d'évoquer les affaires pendantes devant les juges ordinaires ; d'entraver l'action des magistrats ; de lever deniers de leur autorité propre. Leur fonction est de prêter main-forte aux juges, de tenir en sûreté les pays à eux commis, de les garder des pilleries, de visiter les places fortes. Le Parlement de Paris, blessé des attaques de L'Hôpital et des dispositions restrictives de l'Ordonnance, fit et refit des remontrances. Mais il eut la main forcée et enregistra du tres esprès commandement du seigneur Roi, plusieurs fois réitéré (23 décembre 1566). En tous ces actes apparaît nettement le dessein de subordonner tous les pouvoirs au pouvoir royal.

Catherine pensait que pour vivre en repos avec les François et qu'ils aimassent leur Roy, il fallait les occuper et les divertir. Aussitôt la guerre civile finie, elle avait recommencé à tenir une Cour. Les fêtes faisaient partie de son programme de gouvernement. Elle en donna de superbes à Fontainebleau où elle passa le mois de février et la moitié du mois de mars 1564. Elle avait le goût de la représentation et de la magnificence ; c'était une Médicis dressée de la main de François I. Dans le décor de Fontainebleau se succédèrent les banquets, les tournois, les représentations théâtrales, les cavalcades. Les inspirations de l'antiquité se mêlaient aux souvenirs du moyen âge et de la chevalerie pour amuser une Cour brutale et lettrée. Des sirènes fort bien représentées es canaux des jardins charmèrent d'une musique parfaite les convives de la Reine. Douze Grecs et douze Troyens, en désaccord sur la beauté d'une dame, décidèrent, les armes à la main, ce galant débat. Tous les jours, nouveaux spectacles et très bigarrés. Dans un château enchanté, gardé par des diables, par un géant et par un nain, de nobles captives attendaient les chevaliers libérateurs. A l'entrée d'un champ clos, un ermite sonnait pour annoncer l'entrée en lice des combattants. Six troupes, conduites par les plus grands seigneurs, défilèrent en superbe équipage. Six nymphes passèrent à cheval, toutes d'une parure. En l'honneur des dames, les champions lancèrent des dards, rompirent des piques, échangèrent trois coups d'épée, luttèrent à pied et à cheval. Le prince de Condé fit tout ce qui se peut désirer non seulement d'un prince vaillant et courageux, mais du plus adroit cavalier du monde. C'étaient là les plaisirs de cette génération héroïque et violente. Elle en savait goûter de plus délicats. Catherine fit représenter une comédie sur le subject de la belle Genievre de l'Arioste où les rôles furent tenus par les plus grandes dames et les principaux personnages de la Cour.

A ces gentilshommes qui venaient de subir les privations des camps, la Cour s'offrait comme un lieu de délices. Quatre-vingts filles d'honneur faisaient cortège à la Reine ; elle les voulait couvertes de soie et d'or, parées comme déesses, mais accueillantes comme des mortelles. Elle se servait d'elles pour découvrir un secret, lever un scrupule, entamer une conviction. L'escadron volant, comme on l'appelait, faisait bien des conquêtes. Condé, ce petit prince tant joli qui toujours chante et toujours rit, partagé entre la belle maréchale de Saint-André et la coquette Isabelle de Limeuil, oubliait sa femme mourante, Éléonore de Roye ; il oubliait son parti, il se rapprochait des Guise et s'attirait les anathèmes des ministres et les douloureuses admonestations de Calvin[9].

Catherine comptait aussi sur le prestige de la personne royale. Elle espérait que la vue du jeune Roi ranimerait le culte monarchique. C'est la principale raison de ce voyage à travers les provinces qui dura près de deux ans, de ce grand tour de France où le souverain entra en contact avec les peuples de son royaume. De l'Île-de-France aux Alpes et aux Pyrénées, de la Bretagne à l'Auvergne, la Cour, comme un camp en marche, se promena pour faire peur aux uns, pour donner confiance aux autres, pour montrer à tous qu'après le principat des Guise, la royauté reprenait la direction de ses destinées et la responsabilité de ses actes. Le départ eut lieu le 13 mars 1564.

Pendant cette chevauchée royale, la Reine-mère continua à pratiquer la politique de bascule, mais l'application en parut plus dure aux protestants qu'aux catholiques. A Mâcon, la reine de Navarre vint saluer le Roi ; elle était accompagnée de huit ministres. Cette démonstration, qui pouvait passer pour une bravade, inspira probablement la déclaration de Lyon (24 juin 1564), qui défendit expressément l'exercice du culte réformé dans tous les lieux où le Roi se trouverait et pendant le temps qu'il y séjournerait. Déjà l'Édit de Vincennes (14 juin 1564) avait interdit aux religionnaires de travailler à boutiques ouvertes les jours de fête de l'Église catholique. Ils se plaignirent de ces restrictions comme d'une violation de l'Édit d'Amboise.

Les Réformés, conformément à la lettre de l'Édit, revendiquaient le droit de pratiquer leur culte dans toutes les villes où il se célébrait le 7 mars 1563. Mais le gouvernement ne voulait l'autoriser que dans les places fortes occupées à cette date par une troupe permanente, et non dans les villes ouvertes où le hasard des circonstances, le passage de quelque bande avaient fait surgir momentanément le nouveau culte. Il ne fut pas permis aux Réformés d'avoir des écoles, ni aux ministres de demeurer dans d'autres lieux que ceux qui étaient officiellement désignés pour les prêches. Là seulement les quêtes furent autorisées pour les pauvres de la religion. Peut-être la Reine-mère espérait-elle que le protestantisme ainsi parqué, avec des moyens restreints de prosélytisme, s'éteindrait sur place.

Mais si elle interprétait l'Édit dans le sens le plus restrictif, elle entendait en respecter l'ensemble. Elle donnait souvent raison aux religionnaires contre les Parlements, les gouverneurs, les municipalités, qui voulaient les exclure des dignités publiques et refusaient de les dispenser d'obligations contraires à leur conscience. De Valence (5 septembre 1564), Charles IX permit aux Réformés de Bordeaux de ne plus tendre leurs maisons au passage des processions et de ne plus jurer le bras Saint Antoine en justice. Son séjour dans le Comtat fut favorable aux Réformés du territoire pontifical, à qui Serbelloni, à sa demande, promit de rendre leurs biens. En Provence, il fut accueilli par les catholiques aux cris de : Vive le Roi et vive la messe ! A Nîmes, sur son passage, les protestants crièrent : Justice ! justice ! contre le gouverneur du Languedoc, Henri de Montmorency-Damville.

De temps à autre, quelque brutal incident avertissait Catherine des dangers que courait la paix publique. En partant, elle avait confié le gouvernement de Paris et de l'Île-de-France à François de Montmorency, fils aîné du Connétable, qui, à l'encontre de son frère, le gouverneur du Languedoc, passait pour un esprit tolérant et rassis. Malheureusement il tenait de son père l'art d'appliquer maladroitement les consignes. Le Roi avait interdit le port des armes à feu. Mais le cardinal de Lorraine, qui se disait menacé par les complices de Poltrot, avait été autorisé à se faire escorter d'une troupe d'arquebusiers. Il voulut entrer à Paris en cet équipage. Le gouverneur, qui ne l'aimait pas, lui barra le chemin dans la rue Saint-Denis, chargea et dispersa sa garde (8 janvier 1565).

Ces nouvelles, quand elles parvinrent à Carcassonne, y excitèrent de vives appréhensions. Des partis se formaient : Coligny se déclarait pour Montmorency et accourait à son secours ; le prince de Condé, qui était en coquetterie avec les Guise, blâmait l'abus d'autorité du gouverneur. L'agitation continuant, le Roi interdit la ville aux Lorrains, aux Châtillon et à quelques autres chefs protestants (mai).

 

IV. - CATHERINE ET PHILIPPE II.

SI ces troubles ne sont pas imputables à la Reine-mère, elle est,  dans une large mesure, responsable des inquiétudes qu'inspiraient aux Églises réformées ses relations avec les puissances catholiques. Elle ne se contentait pas de correspondre avec Philippe II ; elle avait résolu de le voir. Déjà en avril 1561, dans ses lettres à sa fille, elle mettait en avant l'idée d'une entrevue. Quand son autorité fut affermie, son projet s'élargit ; elle négocia à Vienne et à Madrid la réunion d'un congrès des souverains catholiques. Sans doute, elle était surtout sensible au plaisir de se montrer en compagnie de l'Empereur, du Pape et du roi d'Espagne. Elle se flattait de les convaincre que son gouvernement servait au mieux les intérêts du catholicisme. Elle comptait se faire payer quelques concessions ou quelques promesses par de solides arrangements matrimoniaux. Elle ne croyait pas impossible que Philippe II mariât don Carlos ou l'archiduc Rodolphe à Marguerite de Valois et donnât à Henri d'Orléans la main de clona Juana, sa sœur, avec une principauté pour dot.

L'empereur Ferdinand mourut sur ces entrefaites (25 juillet 1564). Le Pape savait le fond qu'il fallait faire sur Catherine. Elle se rabattit sur le roi d'Espagne, dont, à vrai dire, elle attendait le plus. Celui-ci ne mettait aucun empressement à répondre à ses avances. Il craignait que l'entrevue n'inquiétât les autres puissances, et en particulier l'Angleterre qu'il continuait à ménager. Il voulait connaître d'avance les questions qui seraient débattues. Catherine affirmait qu'il sortirait de cette rencontre le plus grand bien et que les affaires religieuses pourraient s'arranger.

Ces demi-promesses finirent par tenter Philippe II. Il ne consentit pas à venir lui-même, mais se décida à envoyer la reine Élisabeth et le duc d'Albe, son principal conseiller. Catherine en reçut la nouvelle à Toulouse.

L'entrevue eut lieu à Bayonne (14 juin-2 juillet). Des fêtes brillantes célébrèrent l'heureuse réunion des cours de France et d'Espagne et couvrirent le secret des négociations. Le duc d'Albe avait pour instructions de proposer une sainte alliance des deux gouvernements contre leurs sujets hérétiques, de réclamer l'expulsion des ministres, l'épuration des Parlements et du Conseil privé, l'admission en France du Concile de Trente. Il n'offrait rien en échange que la réciprocité. Ce n'était pas l'affaire de Catherine qui voulait bien faire quelques concessions pourvu que le duc d'Albe y mit le prix. Elle s'ouvrit à sa fille de ses projets matrimoniaux. Élisabeth coupa court à ses illusions. Philippe II ne voulait pas marier don Carlos et, en aucun cas, il ne donnerait un État en dot à clona Juana. Catherine insista ; elle fit dire au duc d'Albe que le mariage du duc d'Orléans avancerait fort les affaires de la religion. Le Duc répondit que ce marché n'était pas honorable. Le Roi Catholique tient à savoir, disait-il à Catherine, si vous voulez oui ou non, Madame, porter remède aux choses de la religion. Doit-il compter sur le Roi votre fils ou agir seul ? C'est uniquement pour cela que la Reine votre fille est venue à Bayonne.

L'entrevue tournait mal. Pour ne pas la finir sur cette fâcheuse impression, la Reine-mère tint, le 30 juin, un conseil où assistèrent, avec la reine d'Espagne et le duc d'Albe, quelques catholiques de marque, les cardinaux de Bourbon et de Guise, le duc de Montpensier, le maréchal de Bourdillon. Le Connétable justifia la conduite de Charles IX à l'égard des protestants. Il montra combien il serait dangereux de leur déclarer la guerre. Mais s'ils troublaient l'État, le Roi saurait les châtier. Catherine parla ensuite. Elle offrit à la Reine ma femme, écrit Philippe II, de porter remède à tout cela (à la situation religieuse) dans le plus bref délai. Elle a déclaré qu'elle n'opposerait plus de retard pour le faire, une fois le voyage terminé. La Reine, ma femme, se contenta d'une pareille résolution parce que l'on comprend clairement que le jour où l'on voudra apporter le remède, la chose est faite. L'ambassadeur d'Espagne, Francès de Alava, dans une lettre au secrétaire d'État espagnol, Eraso, ne se montre pas plus enthousiaste. J'appréhende l'indécision que je sens en elle certaines fois et la peine que prendront, comme je le prévois, de lui mettre martel en tête les hérétiques et d'autres qui le sont sans en porter le nom[10].

Catherine avait pris l'engagement vague de porter remède à la situation religieuse. Entendait-elle par là des mesures de répression contre les huguenots, ou faut-il croire, comme le veut l'ambassadeur vénitien, qu'elle a simplement promis de recevoir le Concile de Trente ? On a cru qu'un accord avait été conclu entre les deux Cours pour l'extirpation de l'hérésie. On a prétendu que le duc d'Albe aurait suggéré à Catherine l'idée d'un massacre des chefs protestants. Il est vrai que des paroles de sang ont été prononcées à Bayonne, mais les propos qu'on peut croire authentiques furent tenus par des catholiques français. Le confesseur du duc de Montpensier dit au duc d'Albe que le moyen le plus expéditif serait de trancher la tête à Condé, à l'Amiral, à d'Andelot, à La Rochefoucauld et à Gramont. Le duc d'Albe se défendit d'avoir donné des conseils de rigueur. Je sais bien, disait-il à l'ambassadeur de France, qu'aucuns ont pensé que... j'avais engagé Leurs Majestés à prendre les armes contre ceux de l'autre religion, mais en vérité je ne suis pas allé en France pour un si mauvais office et à coup sûr le Roi mon maître m'eût désavoué.

Quelques mois après l'entrevue, il ne restait rien de l'entente équivoque des deux Cours. L'établissement des Français en Floride faillit les brouiller. Une première fois, Jean Ribaut avait abordé en Amérique, fondé Charlesfort (mai 1562) et laissé quelques hommes qui, oubliés pendant la guerre civile, furent recueillis mourants dans une barque, près des côtes d'Angleterre (août 1563) ; mais, après la conclusion de la paix, Coligny avait fait partir du Havre une nouvelle expédition sous les ordres de Laudonnière (22 avril 1564). Les Français débarquèrent au nord de la Floride et bâtirent sur un îlot le fort de la Caroline. C'étaient des soldats, non des colons ; les uns coururent la mer des Antilles et pillèrent les navires espagnols ; d'autres explorèrent le pays, mais ils ne cultivaient pas la terre, et la famine vint. Ravitaillés à propos par le navigateur anglais John Hawkins, ils furent rejoints par Jean Ribaut, qui amena 700 hommes, artisans ou soldats, et 200 femmes (28 août 1565). La colonisation pouvait commencer.

Philippe ne voulait pas souffrir, comme le disait sa femme à notre ambassadeur, que les François nichent si près de ses conquestes, mesmes que ses flottes en allant et venant à la Neusve Espaigne soient contraintes de passer devant eux. Malgré les menaces de l'ambassadeur d'Espagne, Catherine refusa de désavouer et de punir le promoteur de l'expédition. Charles IX déclarait que cette terre était nôtre, que nos marins l'avaient pratiquée depuis longtemps et que de là elle avait retenu le nom de Côte aux Bretons. Le capitaine espagnol Pedro Menendez de Avilés, que Philippe II avait chargé de détruire la colonie naissante, débarqua avec 2.000 hommes et surprit les Français dispersés. Laudonnière s'échappa ; Ribaut et ses compagnons se rendirent et furent égorgés (octobre 1565). Quand Catherine apprit le massacre, furieuse, elle fit demander à la Cour de Madrid justice et réparation (mars 1566). Mais il aurait fallu déclarer la guerre et elle n'y était ni décidée ni préparée.

Elle voulait la paix au dedans comme au dehors et se vantait de l'avoir assurée par sa façon de gouverner. L'apaisement paraissait se faire, bien que toujours compromis par l'explosion des haines populaires. Les meurtres, dont les protestants étaient le plus souvent victimes, s'espaçaient. Les restrictions apportées à l'Édit de pacification étaient depuis plus de deux ans appliquées. La résignation des uns, la tranquillité apparente des autres, donnaient une apparence de calme dont Catherine triomphait. Elle opposait la tranquillité du royaume aux troubles que provoquait aux Pays-Bas la politique violente de Philippe II. Il devrait prendre exemple sur nous, qui avons appris aux autres à nos dépens comment se doivent gouverner (lettre à Fourquevaux, 17 mai 1566). Aurait-elle parlé ainsi si elle avait promis à Philippe II d'exterminer les huguenots ?

 

V. — LA PRISE D'ARMES DES HUGUENOTS.

MAIS le moindre incident remettait tout en question. Les catholiques de Pamiers molestaient les protestants ; les protestants assaillirent les couvents, tuèrent ou chassèrent les moines (5 juin 1566). Le gouvernement et le Parlement de Toulouse intervinrent et punirent les fauteurs de désordre avec une rigueur exemplaire. L'exécution d'un pasteur excita dans les Églises protestantes une vive émotion ; elles l'honorèrent comme un martyr.

Les événements des Pays-Bas entretenaient leurs inquiétudes. Les haines que la tyrannie religieuse de Philippe II avait accumulées firent explosion ; la populace courut aux églises, détruisit et renversa les images (août 1566). A cette insulte faite à Dieu qui s'ajoutait à ses injures personnelles, le roi d'Espagne répondit en envoyant en Flandre un homme de guerre, connu pour sa dureté, le duc d'Albe[11]. Les huguenots de France suivaient avec un intérêt passionné les épreuves de leurs coreligionnaires. L'Église réformée des Pays-Bas était, comme l'Église française, la fille de Genève, et c'était par les frontières de France, et souvent par des intermédiaires français, que l'enseignement calviniste avait pénétré dans les Flandres. Aussi les sympathies étaient vives entre ces Églises qui se regardaient comme sœurs. Les huguenots se sentaient menacés dans les protestants des  Flandres. Ils incriminaient l'accord apparent de Catherine et de Philippe II comme un complot dirigé contre les fidèles de France et des Pays-Bas.

Ces soupçons étaient injustes. Même la Cour de France se montra inquiète quand le duc d'Albe partit de Milan et s'achemina vers les Pays-Bas par la Savoie et la Franche-Comté. L'armée qu'il conduisait était si forte que son approche effrayait les États situés sur sa route. La duchesse de Lorraine, quoique dévouée à la politique catholique, arma pour se défendre. Genève se crut en danger. En France, les chefs protestants réclamèrent une levée de 6.000 Suisses[12]. Le Roi appela le prince de Condé et le duc de Guise pour aviser aux mesures à prendre. D'Andelot, colonel général de l'infanterie, chargé de couvrir la frontière de Champagne, vint à Paris même battre le tambourin pour recruter ses bandes (juin)[13]. L'ambassadeur d'Espagne, surpris de ces préparatifs, demanda des explications ; il s'étonnait que Charles IX fût en soupçon des forces que Philippe II faisait passer en Flandre. Son maitre n'avait d'autre intention que de remettre les rebelles dans l'obéissance. Et il conclut catégoriquement que Charles IX n'avait pas besoin de faire cette levée de Suisses.

Cependant les forces espagnoles filaient le long des frontières françaises, où la Reine-mère, désireuse de montrer à Philippe II sa bonne volonté, fit porter six mille charges de blé. Le duc d'Albe, qui était en juillet en Franche-Comté, arrivait à Luxembourg le 8 août, et à Bruxelles le 22 août 1567. La Cour de France cessait de craindre. Cependant le Roi et sa mère visitèrent les places de Picardie pour s'assurer qu'elles étaient en bon état. Mais que fallait-il faire des Suisses ? Le jeune Roi voulut voir ces beaux régiments. Catherine écrivait le 21 août au Connétable de les faire avancer et que pour le moings il (le Roi) ayt ce passe temps là pour son argent.

Les chefs protestants avaient compté sur une rupture qui leur permettrait de secourir leurs coreligionnaires flamands, et la Reine reprenait une attitude de neutralité bienveillante. Ici apparaît le désaccord profond qui, dans la politique extérieure, sépare Catherine et les huguenots : l'une résolument attachée à la paix, par goût, par crainte des aventures, par peur de Philippe II ; les autres, ardents à la guerre par haine de l'Espagne catholique et par prosélytisme religieux. Le soin que Catherine mit à ravitailler les troupes espagnoles leur enleva leurs illusions. Ils commencèrent à craindre que les Suisses, levés pour protéger le royaume, ne servissent à une autre fin. Leurs inquiétudes leur tenant lieu de preuve, ils crurent que la Reine-mère était d'accord avec le duc d'Albe. Condé et Coligny s'acharnèrent à obtenir le renvoi immédiat des Suisses. A quoi le Connétable répondit rudement : Que voudriez-vous qu'on fît de ces Suisses si bien payés si on ne les employait pas ?

Les déceptions personnelles s'ajoutaient aux griefs politiques. D'Andelot qui, en sa qualité de colonel général, prétendait au commandement suprême de l'infanterie, ne put se faire obéir du maréchal de Cossé et se retira en Bretagne. Condé, en cas de guerre, pensait avoir la charge de lieutenant général ; mais le duc d'Anjou (Henri d'Orléans), un enfant de seize ans, à qui sa mère avait fait la leçon, lui demanda de quel droit il recherchait une charge qui lui revenait comme au frère du Roi. Il brava le Prince de paroles et de gestes, ores tenant son épée sur le pommeau fort haute, ores faisans semblant de tester à sa dague, ores enfonçant et ores hauçant son bonnet. Il le menaça s'il continuait ses démarches, qu'il l'en fairoit repentir et le rendroit aussi petit compagnon comme il vouloit faire du grand. Condé écouta, découvert, insultes et menaces, et, par crainte d'un guet-apens, se garda de répliquer. Mais il quitta la Cour (11 juillet). Le parti protestant venait de retrouver son chef.

Une prise d'armes fut décidée dans une réunion qui eut lieu au château de Valery (Yonne). Coligny résista longtemps aux sollicitations, mais une fois résolu, il proposa et fit adopter le parti le plus hardi : il fallait se saisir de la personne du Roi, comme avait fait, à Fontainebleau, le duc de Guise. Des courriers partirent dans toutes les directions pour prévenir les fidèles. L'organisation du parti était parfaite ; il avait, comme les sociétés secrètes, un mot d'ordre, des lieux de réunion, une écriture chiffrée, des signes de reconnaissance. A la première alerte, les soldats accouraient auprès des capitaines désignés. Les collectes des Églises payaient l'entrée en campagne ; puis la guerre nourrissait la guerre. Cette armée de volontaires était plus nombreuse que l'armée du Roi et plus facile à mobiliser. Elle fila par petits groupes vers Rozay-en-Brie, qui était le lieu de rendez-vous. Les soldate marchaient de jour et de nuit, évitaient les grands chemins, logeaient les uns dans des maisons de gentilshommes et les autres dans des granges où ils trouvaient des vivres préparés.... Ces passages d'hommes armés, en ce temps où les grands seigneurs voyageaient avec nombreuse escorte, n'étonnaient pas outre mesure. La Cour, qui était au château de Monceaux, fut informée de déplacements suspects, mais elle ne s'en troubla pas. Des espions envoyés à Châtillon virent l'Amiral en costume de campagne, et tout occupé des préparatifs d'une prochaine vendange. Lorsque Castelnau-Mauvissière, de retour d'une mission en Flandre, rapporta la confidence qu'il avait reçue d'un dessein pour prendre le Roy et tout son Conseil, le Connétable le blâma de sa facilité à croire que cent chevaux ni cent hommes de pied se pussent mettre ensemble dont il ne frit averti. Le Chancelier de l'Hôpital traita ce faux avis de crime capital. Mais l'effroi commença quand Titus de Castelnau vint annoncer que les protestants marchaient fort serrés vers Lagny. La Cour se réfugia en toute hâte dans la place forte de Meaux (26 sept.) et fit venir à marche forcée les Suisses qui étaient cantonnés à Château-Thierry.

Au Conseil réuni pour délibérer sur les mesures à prendre, L'Hôpital proposa de députer aux chefs réformés pour savoir la raison de leur conduite. La Reine éclata : C'est vous qui avec vos conseils de modération nous avez mis dans l'état où nous sommes. Le jeune Roi disait avec plus de jurement qu'il ne faudrait qu'on ne lui baillerait plus d'alarme et qu'il irait chercher jusques en leurs maisons et dedans le lit ceux qu'on dit qui la lui baillent.

Le duc de Nemours avait fait prévaloir l'avis de ramener le Roi à Paris. Le départ eut lieu le 28 septembre de grand matin ; les Suisses marchaient en tête et en queue de la colonne, encadrant le Roi, la Reine et les dames, et les chariots et les bagages. Quelques gentilshommes mal armés accompagnaient cette infanterie. Au jour, on vit s'approcher une troupe de cinq cents à six cents chevaux. Le prince de Condé s'en détacha et, tête nue, demanda à parler au Roi. Il n'eut pas de réponse. II rejoignit ses compagnons qui se disposèrent à charger. Les Suisses, jetant leurs paquets, baisèrent la terre et firent front piques baissées. Leur contenance arrêta les assaillants. Les deux troupes continuèrent à se côtoyer, les huguenots caracolant tout autour de l'escorte royale. Au Bourget, le Connétable fit halte ; le Roi, par des chemins détournés, gagna rapidement Paris.

L'humiliation fut grande pour ce Roi de dix-sept ans obligé de fuir devant ses sujets plus vite que le pas. Catherine était furieuse. Deux jours avant la surprise de Meaux, le 24 septembre, elle avait recommandé à M. de Gordes, lieutenant général du roi en Dauphiné, d'observer les édits et de faire vivre les sujets en toute douceur et tranquillité. Douze jours après la surprise, elle faisait écrire par son fils, au même M. de Gordes (8 octobre 1567) : Là où vous en sentirez aulcungs qui branlent seulement pour venir secourir et ayder à ceulx-ci de la nouvelle religion, vous les empescherez de bouger par tous moyens possibles, et, si vous connoissés qu'ilz soyent opiniastres à vouloir venir et partir, vous les taillerés et ferés mettre en pieces sans en espargner ung seul ; car tant plus de morts moings d'ennemys. De mauvaises nouvelles arrivaient des provinces ; la révolte était générale. Les protestants avaient surpris Montereau, Nîmes, Orléans. A Nîmes, ils poussèrent dans la cour de l'évêché les catholiques notables, les religieux et les prêtres et les égorgèrent. Morts et mourants furent précipités dans le puits et sur les victimes les meurtriers jetèrent une couche de terre (30 sept.). C'est la boucherie de la Michelade, où quatre-vingts personnes périrent[14].

Les chefs protestants réunis à Saint-Denis parlementaient avec le Roi. Les amis de la conciliation faisaient un dernier effort pour empêcher la lutte. Le Chancelier de l'Hôpital, le maréchal de Vieilleville et Morvilliers avaient été chargés de recevoir les explications des rebelles. L'écrit justificatif qu'on leur remit n'indiquait pas de griefs bien précis : c'étaient des récriminations contre l'ambition des Guise et des plaintes sur la levée des Suisses. Il y était question aussi d'une promesse faite au roi d'Espagne d'exterminer ceux de la religion ; le prince de Condé prétendait savoir que Charles IX avait été sommé de tenir parole. Le Roi fit répondre qu'il était prêt à tout oublier si les révoltés posaient les armes. Ils se plaignirent qu'on n'eût pas répondu à leurs doléances. Le Chancelier les invitant à mettre leurs demandes par écrit, ils supplièrent le Roi de licencier les Suisses, d'éloigner les Guise de la Cour, d'autoriser la liberté du culte sans réserve ni limitation. Mais comme ils sentaient que ces réclamations n'intéressaient que leur parti, ils crurent habile de demander aussi la diminution des tailles, l'éloignement des financiers italiens et la réunion des États généraux.

Les livrets que le parti faisait courir dans tout le royaume annonçaient la prétention de poursuivre la réforme générale de l'État. Ce n'était pas, disaient-ils, pour les Églises protestantes uniquement que M. le prince de Condé avait pris les armes, mais pour le peuple tout entier sans aucune acception de personnes ni de religion.

L'assemblée des États généraux avait seule le droit et la force de remédier aux maux de ce royaume ayant été la monarchie de France, dès le commencement tempérée par l'autorité de la noblesse et des communautés des provinces et grandes villes de ce royaume.

A cette nouvelle Ligue du Bien public, le Roi répondit avec le cérémonial des anciens temps. Un héraut d'armes, précédé de trompettes, se présenta au camp de Saint-Denis et somma nominativement le prince de Condé, d'Andelot, Coligny et les autres chefs de se rendre auprès de lui sans armes, sous peine d'être convaincus de rébellion (7 oct.). Cet appareil inusité les troubla ; ils craignirent d'avoir dépassé leur droit, en touchant au fait des taxes et du gouvernement, et, comme dit d'Aubigné, se coiffèrent de leur chemise. Ils n'exigèrent plus que le rétablissement pur et simple de l'Édit d'Amboise. Le Connétable revendiqua pour le Roi le droit de modifier les Édits et même de les révoquer s'il le jugeait nécessaire. Les négociations furent rompues.

Alors les protestants bloquèrent Paris. Leur petite armée assiégea l'immense ville et l'armée, plus forte que la leur, qui lui servait de garnison. De Saint-Denis, leurs coureurs se répandirent sur les deux rives de la Seine, pillant le pays, vidant les granges, arrêtant les convois. Le pain de Gonesse n'arrivait plus à Paris ; les poulaillers et les vivandiers de Normandie n'osaient plus s'aventurer jusqu'à Saint-Cloud. Les Halles étaient vides ; la population commençait à souffrir. Elle criait contre Montmorency, qui se tenait coi dans l'enceinte, et l'accusait de ménager ses neveux, les Châtillon et le prince de Condé.

Le Connétable faisait venir des soldats de tous côtés. Il eut bientôt réuni 18.000 hommes de pied ; les compagnies d'ordonnance lui fournirent près de 3.000 cavaliers. Il attendait 1.500 chevaux qu'à l'annonce de la révolte le duc d'Albe avait promis à Charles IX. Mais, Condé ayant expédié vers Passy d'Andelot avec 600 chevaux et 700 arquebusiers pour barrer la route à ce secours, le Connétable saisit ce moment pour attaquer le gros des forces ennemies. La journée du 9 novembre fut remplie par des escarmouches ; dans la nuit il fit donner plusieurs alarmes pour obliger les protestants à rester en selle et à veiller. Le 10 novembre, de grand matin, il fit sortir l'armée catholique de la ville et la déploya, à droite et à gauche de la chaussée de Paris à Saint-Denis. Dans la plaine, les villages d'Aubervilliers et de Saint-Ouen faisaient saillie et servaient de repère.

Les chefs protestants délibérèrent à cheval : ils ne pouvaient mettre en ligne que 1.000 à 1.200 arquebusiers et 1.400 à 1.500 cavaliers, montés sur des courtauds et armés pour la plupart, en guise de lances, de longues gaules que les maréchaux-ferrants de Saint-Denis avaient munies d'une pointe de fer. Mais Condé se prononça pour la bataille : Coligny fit décider de l'engager assez tard pour se retirer, au besoin, à la faveur de la nuit. Il se posta à l'aile droite, à Saint-Ouen ; Genlis garda Aubervilliers avec l'aile gauche. Entre les deux, le Prince commandait le corps de bataille.

Le Connétable, pour acculer les protestants à la Seine, voulut les couper de Saint-Denis et attaqua Aubervilliers. Il fit canonner ce village, des hauteurs de la Villette, avec 14 pièces, sans y faire grand mal. Biron et Cossé, à qui il donna l'ordre de charger, furent arrêtés par un fossé, bien garni d'arquebusiers. Les protestants étaient plus heureux. Coligny rompit la cavalerie légère qui lui faisait tête et mit en déroute un régiment de volontaires parisiens. Condé, qui avait devant lui les compagnies d'ordonnance, se déroba et poussa droit au Connétable. Le choc fut si rude que le Connétable fut abandonné par beaucoup des siens. Un des compagnons de Condé, Stuart, lui cria de se rendre ; le vieillard le frappa à la mâchoire avec la poignée de son épée et lui cassa trois dents. Au même instant il reçut un coup de feu dans les reins et tomba mortellement blessé.

Cependant, Coligny, épuisé par son premier effort, fuyait. Le maréchal de Montmorency se retournait contre l'escadron de Condé ; les bandes françaises et suisses étaient intactes. Mais la nouvelle de la blessure du Connétable mit le désarroi dans l'armée royale. Les protestants en profitèrent pour regagner Saint-Denis.

L'infériorité de leurs forces les contraignit à battre en retraite vers Montereau. Au Connétable, mort le 12 novembre, la Reine-mère fit des funérailles presque royales ; mais débarrassée de ce censeur morose, elle se garda bien de lui donner un successeur. Elle confia le commandement de l'armée à son propre fils, Henri d'Anjou, sous la tutelle du duc de Nemours, du duc de Montpensier et du maréchal de Cossé.

Les protestants avaient fait appel à leurs coreligionnaires allemands. Les princes luthériens, Wurtemberg, Hesse, Brandebourg, Saxe, par haine du calvinisme, ne fournirent aucune aide. Mais l'Électeur palatin, Frédéric III, qui était calviniste, avait pris parti pour les huguenots français. Il donna de l'argent, recruta des soldats, réunit une armée de secours dont il donna le commandement à un de ses fils, Jean Casimir, calviniste comme lui. C'était un jeune homme ambitieux et batailleur, avide et zélé, qui fut toute sa vie le chevalier et aussi le condottière de la Réforme. Il se mit en marche en décembre 1567 et traversa la Lorraine. Condé et Coligny allèrent au-devant de lui. Le duc de Nemours aurait voulu pousser vivement la poursuite pour les écraser avant l'arrivée des Allemands, mais la mauvaise volonté et l'inertie du maréchal de Cossé entravaient tout. A Sarry, le 21 novembre, la ruine des protestants était certaine si Cossé eût fait donner la cavalerie ; Condé et l'Amiral eurent le temps de s'éloigner à marches forcées vers Saint-Mihiel et la Meuse. Le 16 janvier 1568, ils joignirent l'armée de secours, composée de 6.500 reîtres et de 3.000 lansquenets.

 Ils résolurent de marcher sur Paris, mais par le chemin le plus long, afin d'éviter l'armée royale que le duc de Nevers avait rejointe avec des troupes italiennes et 6.000 Suisses. Ils passèrent la Marne vers sa source, la Seine près de Châtillon et atteignirent le Loire à Jargeau. Avec les forces du Rouergue, du Quercy et du Dauphiné qui avaient débloqué Orléans et pris Blois et Tours, ils formaient maintenant une masse d'environ 30000 hommes. L'armée catholique s'était retirée dans Paris. Condé investit Chartres qui était l'un des greniers et des boulevards de la capitale. Catherine, inquiète, se montra disposée à traiter ; Condé n'avait pas moins besoin de la paix : les reîtres réclamaient leur solde et menaçaient de se révolter ; la reine d'Angleterre refusait de lui avancer de l'argent ; beaucoup de gentilshommes étaient las de la guerre et le quittaient. Il signa, le 23 mars 1568, le traité de Longjumeau qui rétablissait l'Édit d'Amboise dans toutes ses clauses, sans restriction ni limitation. Le Roi s'engageait à payer les reîtres, qui devaient quitter le royaume sur-le-champ, et à licencier plus tard les troupes qu'il avait levées. Beaucoup de protestants blâmèrent Condé d'avoir conclu la paix sans autre garantie que la parole royale. Pouvaient-ils, après l'attentat de Meaux, compter sur le gouvernement qui jusque-là les avait ménagés ?

 

 

 



[1] SOURCES : Lettres de Catherine de Médicis, II et III. Duféy, Œuvres de Michel de L'Hospital, 1824, II. [Dupuy], Instructions et lettres des rois très chrestiens et de leurs ambassadeurs concernant le Concile de Trente.., 1654. Mansi, Conciliorum nova et amplissima Collectio, XXXIII, 1902. Bulletin de la Société du protestantisme français, XXIV, 1875. [Mayer], États généraux, XIII. Isambert, Recueil des anciennes lois françaises, XIV. Stevenson, Calendar of State papers, foreign series, of the reign of Elizabeth, VI et VII. Mémoires du Prince de Condé, IV-V, 1743. Lettres du nonce P. de Sainte-Croix, Aymon, Les Synodes, I. Les mémoires de Castelnau, I et II. Commentaires et Lettres de Monluc, S. H. F., III-IV. Mémoires de la vie du maréchal de Vieilleville, 1757, V. Œuvres complètes de Brantôme, S. H. F., V et VII et passim. Abel Jouan, Recueil et discours du voyage du roi Charles IX, Pièces fugitives, par le marquis d'Aubais, I. Archives curieuses, V-VI. Weiss, Papiers d'État du cardinal de Granvelle, Doc. inéd., IX. Histoire notable de la Floride située en Indes Occidentales, contenant les trois voyages faits en icelle par certains capitaines et pilotes François descrits par le capitaine Laudonnière, 1853. [La Popelinière], La vraye et entière histoire des troubles depuis l'an 1563, la Rochelle, 1578. Abbé Douais, Dépêches de M. de Fourquevaux, ambassadeur du roi Charles IX en Espagne, 1665-1671, I, 1898. Les Œuvres d'Estienne Pasquier, 1728, II. E. Cabié, Ambassade en Espagne de Jean Ebrard seigneur de Saint-Sulpice de 1562 à 1565, et Mission de ce diplomate dans le même pays en 1666. Documents classés et annotés, 1904.

OUVRAGES À CONSULTER : Kervyn de Lettenhove, Les Huguenots et les Gueux, I, 1889. J. Lothrop Motley, The Rise of the Dutch Republic (trad. Guizot, Paris, 1859), II. Froude, History of England from the fall of Wolsey to the defeat of the Spanish Armada, VI et VII, 1879. Forneron, Histoire de Philippe II, I. D'Aumale, Histoire des Condé, I. Delaborde, Coligny, II. De Ruble, François de Montmorency, gouverneur de Paris et de l'Île-de-France, Mémoires de la Société de l'histoire de Paris, VI, 1879. Erich Marcks, Die Zusammenkunft von Bayonne, 1889. Combes, Catherine de Médicis et le duc d'Albe à Bayonne, Lectures historiques, II, 1885. Hilliger, Katharina von Medici und die Zusammenkunft in Bayonne, Hist. Taschenbusch, XI, 1892. Ménard, Histoire de Nîmes, V. Philippson, La contre-révolution religieuse au XVIe siècle, 1884. D. Eugenio Ruidiaz y Caravia, La Florida y su conquista por Pedro Menendez de Avilès, Madrid, 1893, 2 vol. Gaffarel, Histoire de la Floride française, 1876. Lehr, Les protestants d'autrefois. Vie et institutions militaires, 1902. Amphoux, Michel de l'Hospital et la Liberté de conscience au XVIe siècle, 1900.

[2] Middlemore à Cecil, 19 juin, Calendar of State papers, VI, p. 416, dépêche citée et traduite dans D'Aumale, Histoire des princes de Condé, I, p. 497.

[3] La Cuisine, Histoire du Parlement de Bourgogne, I, p. 60 et suiv.

[4] [Dupuy], Instructions el lettres des rois très chrestiens, p. 195.

[5] Pasteur universel de l'Église ayant tonte puissance pour gouverner et diriger l'Église universelle.

[6] Bulletin de la Société du protestantisme français, XXIV, p. 409-412.

[7] Mémoires de Condé, I, p. 135.

[8] Pour assurer aux commerçants une justice plus expéditive et moins coûteuse, L'Hôpital avait établi à Paris en 1563 un tribunal composé d'un juge et de quatre consuls marchands. Ce tribunal, élu la première fois par la municipalité et cent notables bourgeois, fut renouvelé toue les ans à l'élection par le juge et les conseillers sortants et per trente marchands, délégués par les soixante marchands les plus notables. Il jugeait sans appel les affaires commerciales jusqu'à concurrence de 500 livres. Le Parlement résista ; mais L'Hôpital tint bon et, de 1563 à 1567, il établit des tribunaux consulaires à Orléans, Bordeaux, Troyes, Bourges, Beauvais, Sens, Angers, Tours, Poitiers, Amiens, Rouen. C'est l'origine de nos tribunaux de commerce.

[9] Calvin mourut le 27 mai 1564.

[10] Temola (Catherine) por la confusion que en ella siento ay algunas vezes y lo que anteveo que an de martillar estos ereslarcas y otros que, aunque no tienen nombre dello, lo sou. C'est de cette phrase que Combes a, par la vertu d'un contresens, tiré la preuve décisive que le massacre de la Saint-Barthélemy fut décidé à Bayonne. Combes, Lectures historiques, II, p. 259.

[11] Sa commission de capitaine-général est du 1er déc. 1566.

[12] La commission royale pour la levée de 6.000 Suisses est du 25 mai 1567. Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des cantons suisses, II, 1902, p. 160.

[13] D'Aumale, Histoire des princes de Condé, I, p. 539-541.

[14] Elle eut lieu le lendemain de la Saint-Michel, d'où le nom de Michelade.