HISTOIRE DE FRANCE

TOME CINQUIÈME — LA LUTTE CONTRE LA MAISON D'AUTRICHE (1519-1559).

LIVRE X. — LA FORMATION DE L'ESPRIT CLASSIQUE EN FRANCE.

CHAPITRE II. — LE MOUVEMENT INTELLECTUEL ET LA SOCIÉTÉ[1].

 

 

I. — LA QUESTION RELIGIEUSE.

QUELS furent les rapports de la littérature et de l'art avec les événements du temps et tout d'abord avec les événements religieux ? A partir de 1550, la Réforme se précisa ; or, elle opposait aux instincts païens de la Renaissance une foi épurée, exigeante, puis, au même moment, le Concile de Trente essayait de rendre au catholicisme rénové son empire sur les âmes. On ne voit pas cependant que les esprits aient été troublés par une contradiction possible entre les croyances religieuses et les doctrines intellectuelles. Les sentiments protestants de Palissy et de Jean Goujon ne se révèlent en rien dans leurs œuvres ; l'ardent catholicisme de Ronsard ne l'empêche pas d'être tout mythologique dans ses poésies. C'est beaucoup plus tard, quand l'orthodoxie deviendra démocratique avec la Ligue, et que le bas clergé ou les moines en prendront la direction, qu'on pourrait, à la rigueur, trouver la marque d'une réaction contre l'inspiration de la Renaissance dans certaines œuvres d'art ou dans certaines œuvres littéraires. Alors, par exemple, du Bartas publiera, en 1579, la première Semaine ou la Création, un poème tout biblique et mystique.

Mais on observe d'assez bonne heure quelques conséquences matérielles du grand conflit. Au cours du règne d'Henri II, puis, lorsque commencèrent les guerres civiles, plus d'un écrivain ou d'un artiste éprouva les effets des persécutions : Jean Goujon quitta la France vers 1562, et l'on peut se demander si sa qualité de protestant ne l'avait pas rendu suspect ; les Estienne avaient dû s'exiler à Genève dès 1551. En 1568, à la suite de requêtes présentées par l'Université, le Parlement rendit en forme d'ordonnance l'arrêt suivant, emprunté d'ailleurs à des ordonnances antérieures :

Que tous ceux qui enseignent, enseigneront et feront lecture, tant ès escoles privées que publiques, mesures les lecteurs du Roi (les professeurs du Collège de France), Principaux, Régents, Précepteurs, Suppôts, etc., seront de la religion catholique, apostolique et romaine, assisteront le Recteur ès actes chrétiens et catholiques et, où il s'en trouvera qui n'auront voulu ou ne voudront encore de présent observer et garder ce que dessus, la dite Cour permet au Recteur de la dite Université pourvoir en leurs places autres personnes.

Le Roi renouvela ces prohibitions si défavorables à la science et à l'esprit de la Renaissance.

En outre, les conséquences financières des guerres de religion se firent sentir vers le début du règne d'Henri III : les constructions royales se ralentirent ou s'arrêtèrent ; les seigneurs renoncèrent à faire bâtir des châteaux, et le clergé, des églises. Sans s'arrêter complètement, la production littéraire ou artistique s'espaça, et même il se forma peu d'écrivains ou d'artistes nouveaux. C'est peut-être à ces causes, peut-être aussi à la disproportion entre les forces réelles et les efforts tentés, qui étaient souvent gigantesques, qu'il faut attribuer le nombre considérable d'œuvres commencées et non terminées : le Louvre, les Tuileries, l'Architecture de Philibert de l'Orme, dont il ne parut jamais qu'un volume, la Franciade, arrêtée au quatrième chant.

 

II. — LE MÉCÉNAT.

LA société garda pourtant le goût des lettres et des arts, même au milieu du désordre de la vie de Cour, de la corruption des mœurs ou des préoccupations politiques si poignantes.

Henri II ne fut pas un Mécène passionné comme son père : il avait l'esprit sec et l'imagination peu active. L'ambassadeur vénitien se borne à écrire : Ce roi aime les lettres et y donne du temps, sachant bien qu'elles procurent plus de lustre à un prince que toute autre chose que ce soit. Brantôme, qui insiste beaucoup sur le  goût du Roi pour les exercices militaires, pour la chasse, les chevaux, les chiens, ajoute simplement : Bref ce roy, encor qu'il ne fût lettré comme le roy son père, il ayma fort les lettres et les gens sçavans.

Mais Charles IX fut épris de littérature : cette âme très vibrante, exaltée, maladive, cette intelligence raffinée était faite pour sentir vivement la poésie de la Renaissance, tout inspirée par la passion, tantôt alanguie, tantôt violente. Il a fait lui-même des vers[2], comme François Ier ; il aima singulièrement Ronsard, et choya la Pléiade. Bien souvent... il envoyoit querir MM. les poètes en son cabinet, et là passoit son temps avec eux... Entre autres poètes qu'il aimoit le plus, estoit MM. Dorat, de Ronsard et Baïf, lesquels il vouloit toujours qu'ils composassent quelque chose et, quand ils la lui apportoient, il se plaisoit fort à la lire ou à la faire lire et les en récompensoit.

 Henri III fut plutôt un érudit, avec une tournure d'esprit philosophique. Les contemporains louaient son éloquence et il aimait à la faire entendre. Il fut le protecteur de l'Académie du Palais où l'on entendait Ronsard et ses amis discourir gravement, en sa présence, de l'ire et des moyens de la modérer, de l'honneur et de l'ambition. Il indiquait même des sujets à traiter[3]. Il favorisa les savants, fussent-ils des réformés ; il autorisa Henri Estienne, même après les virulences anti-catholiques de quelques-uns de ses livres, à venir à plusieurs reprises en France, et il le reçut à la Cour.

 Diane de Poitiers et Catherine de Médicis s'intéressaient plus aux arts qu'aux lettres. La première suivit de très près la construction de son château d'Anet et fit travailler à Chenonceaux ; la seconde, s'il faut en croire Philibert de l'Orme, discutait avec lui le plan et la décoration de son château des Tuileries[4] Les filles de France se distinguèrent par la protection très éclairée et. consciente qu'elles accordèrent aux écrivains et aux savants. La fille de Louis XII, Madame Renée (1510-1575), qui épousa le duc de Ferrare, avoit fort estudié, dit Brantôme, et l'ay veue fort sçavante discourir fort hautement de toutes sciences, jusques à l'astrologie et la cognoissance des astres. La fille de François Ier, Marguerite, duchesse de Savoie [5], à partir de 1559, savait le grec, le latin et l'italien ; elle était si parfaicte en sapience et en sçavoir qu'on luy donna le nom de Minerve de la France.

La fille d'Henri II, Marguerite de Valois, devenue en 1572 reine de Navarre par son mariage avec Henri de Béarn, a été célébrée en vers ou en prose par les écrivains : d'abord pour sa beauté luciférente, pour son élégance et sa grâce. Ronsard composa pour elle la pièce du Bocage royal, Amour amoureux. Un jour, Brantôme la vit paraître à la Cour, vestue d'une robe de velours incarnadin d'Espaigne et d'un bonnet de mesme velours, tant bien dressé de pierreries que rien plus ; il demanda à Ronsard, qui était auprès de lui, s'il ne lui semblait pas voir la belle Aurore, quand elle vient à naistre avant le jour, avec sa belle face blanche et entournée de sa vermeille et incarnate couleur[6].

Marguerite eut la réputation d'être la femme la plus spirituelle et la plus instruite de son temps.

Je luy ai veu souvent, dit Brantôme, faire de si beaux discours, si graves et si sententieux, que si je les pouvois bien mettre au net et an vray icy par escrit, j'en ferois ravir et esmerveiller le monde, mais il ne me seroyt pas possible ny à quiconques soit, de pouvoir les réduire, tant ils sont inimitables... — Ses lettres sont les plus belles, les mieux couchées, soyent pour estre graves que pour estre familières, qu'il faut que tous les grandz écrivains du temps passé et de nostre temps se cachent et ne produisent les leurs, quand les siennes comparoistront, qui ne sont que chansons auprès des siennes ; il n'y a nul qui, les voyans, ne se mocque du pauvre Cicéron, avec les siennes familières.

Marie Stuart avait appris dès son enfance les langues anciennes, en même temps que l'italien et l'espagnol.

Estant en l'aage de treize à quatorze ans, elle déclama devant le roy Henri, la Reyne et toute la court, publiquement en la salle du Louvre, une oraison en latin qu'elle avoit faicte, soutenant et deffendant contre l'opinion commune qu'il estoit bien séant aux femmes de sçavoir les lettres et les arts libéraux.

Beaucoup de grands seigneurs mettaient une coquetterie à s'entourer d'écrivains, de savants ou d'artistes. Claude et François de Guise eurent des architectes, des peintres ou des sculpteurs attitrés ; Claude fit remanier son château de Joinville ; sa veuve et ses fils lui élevèrent un superbe mausolée. Montmorency, le maréchal de Saint-André firent bâtir ou bien ils encouragèrent par leurs commandes les arts industriels : émaux de Limoges, faïences de Bernard Palissy ; ce dernier fut protégé du Connétable. Le cardinal de Lenoncourt, évêque de Metz, favorisait les traductions d'auteurs anciens ou italiens, entreprises par Jean Martin ; le cardinal du Bellay emmenait avec lui à Rome Joachim du Bellay ; Pierre Strozzi, cet exilé italien si mêlé à la société française, avait acheté une très belle collection de manuscrits grecs ; il traduisit les Commentaires de César en grec.

Un commerce intime s'établit entre les Grands (à cette époque si aristocratique) et les écrivains.

Feu Mr de Gua, un des gallants et parfaits gentilshommes du inonde en tout, me convia à a cour un jour d'aller disner avec luy. Il avoit assemblé une douzaine des plus sçavants de la cour, enteautres MM. de Ronsard, de Baif, Des Portes, d'Aubigné, Mr l'évêque de Dol (Charles d'Espinay). On causa de l'amour, et Mr de Gua demanda que chacun des convives en fit un quatrain, sur lesquelz, M. de Dol, qui disoit et escrivoit d'or, emporta le prix.

Enfin, beaucoup de femmes de la noblesse ou de la riche bourgeoisie furent savantes et lettrées. Madame de Retz parlait et écrivait également le grec, le latin, l'italien ; en i573, elle reçut les ambassadeurs polonais, qui venaient en France offrir la couronne à Henri d'Anjou, et s'entretint avec eux en grec et en latin. Madame de Lignerolles connaissoit fort bien les belles sentences des escrivains anciens. Toutes deux firent partie de l'Académie du Palais et prirent part à ses travaux. Mesdemoiselles de Morel savaient le grec, le français, l'espagnol. Madame de Laubespine avait traduit les Épeires d'Ovide.

Sans doute, la familiarité des poètes avec les gens de Cour fut cause qu'ils célébrèrent de préférence l'amour et la galanterie. La Pléiade cultiva sans mesure la poésie amoureuse : Amours de Ronsard, Erreurs amoureuses de Pontus de Tyard, Amours d'Antoine de Baïf, d'Olivier de Magny, de Jacques Tahureau. Nous n'avons encore que l'amour en France, écrivait Peletier du Mans. L'amour, disait-il encore, a esté tout un tans démené entre les Françoës à l'anvi, de tèle sorte qu'à bon droët on l'a pu appeler la Filosophie de la France. Chacun, dit Pasquier, avoit sa maîtresse qu'il magnifioit.

Un poète obscur, Brugnon, commente le mot de Pasquier :

Macrin sa Gélonis rend par vers immortelle,

Pontus sa Pasithée et Ronsard sa Cassandre,

Du Bellay le los fait de son Olive entendre,

Eternise Muret sa Margaris fidèle....

Je veuil, comme Baïf, célébrant sa Méline,

Perpétuer ma belle et docte Gaseline,

De Scève en imitant les traits en sa Délie.

Les artistes, de même, célébrèrent la beauté féminine ; ils firent admirer partout les nudités mythologiques dans des peintures voluptueuses.

Tout était permis aux écrivains et aux peintres, dès que l'indécence se couvrait du charme de l'antique. Scaliger commenta des œuvres de Musée secret, comme les Priapées. Cujas avait édité le satirique Pétrone. Dans les poésies imitées ou originales, on voit reparaître les effronteries de Martial, de Catulle, de Properce. Dans les Odes ou les Sonnets de Ronsard, aussi bien que dans ses Gayetés, on rencontre toutes sortes d'impudeurs. La fortune des Baisers de Jean Second est bien significative. Mais il y a parfois, dans l'inspiration de ce sensualisme, une imagination si puissante, un souffle si ardent que tout est comme emporté dans le courant de la sincérité poétique.

Les contemporains résistèrent quelquefois à ce retour de paganisme ; Henri Estienne s'irritait d'entendre les poètes parler des Dieux, de la Fortune, du Sort, de la Nature, au lieu de Dieu, la seule Providence et le seul Créateur ; il leur reprochait leur sensualité et la part énorme qu'ils faisaient à la poésie amoureuse. De Bèze écrivait : Il leur serait mieux séant (aux poètes) de chanter un cantique à Dieu que de pétrarquiser un sonnet... ou de contrefaire les fureurs poétiques à l'antique. Du Bartas déclare qu'il veut écrire,

A l'honneur du grand Dieu,

Des vers que sans rougir, la Vierge puisse lire.

Il s'indigne contre ces poètes, qui rallument

L'impudique chaleur, qu'une poitrine tendre

Couvait sous l'épesseur d'une honteuse cendre,

et qui,

Sous l'appât de leurs écrits,

Cachent le venin que les jeunes esprits

Avalent à longs traits.

Ce sont des réformés qui parlent ainsi, mais d'autres encore s'inquiétaient et se scandalisaient.

Il est vrai que les mœurs mêmes étaient très libres, et l'impudeur y venait de naïveté autant que de corruption. Dans l'histoire des amours de Jacques de Nemours et de mademoiselle de Rohan, des détails[7] montrent un oubli, pour ainsi dire inconscient, de tout scrupule de décence. Brantôme cite des conversations, tenues en pleine Cour devant madame de Guise mère, très vertueuse grande dame, et qu'on n'oserait avoir aujourd'hui qu'entre hommes et dans le laisser-aller de causeries très familières. Les moralistes se plaignaient qu'on fit entendre aux jeunes filles des propos qui ne respectaient ni leur sexe ni leur âge.

Quant à savoir jusqu'à quel point il y avait corruption, c'est une question très difficile : les écrivains ne peuvent être crus toujours sur parole, ou leurs récits ne s'appliquent qu'à des exceptions. On n'acceptera certainement pas tous les dires de Brantôme dans ses Dames Galantes : ce ne sont très souvent que des reproductions de vieilles anecdotes ou bien des histoires scandaleuses, inventées de toutes pièces, et auxquelles il mettait des noms propres pour les rendre plus piquantes. Il faut à la fois ne pas garder tout et garder quelque chose de l'impression qui se dégage de ses récits. On a vu quels exemples avaient donné François Ier et son entourage ; le ton resta le même sous Henri II et ses successeurs. Et pourtant, chez les Montmorency, chez les Guise, chez les Bourbons, chez les personnages en haute situation, on trouve des ménages réguliers, assez unis, et une vie de famille honorable. Pour la bourgeoisie moyenne, il semble que son existence ait été occupée par la pratique journalière des devoirs de la profession. On pourrait donc conclure que, dans cette passion des artistes et des écrivains pour l'amour sensuel ou dans cette affectation de libertinage, il y a autant d'imagination ou d'imitation que d'expression de la réalité, et qu'une partie de l'inspiration amoureuse vient de l'antiquité ou de l'Italie.

Mais bien certainement la littérature et l'art durent au contact avec la Cour de devenir de plus en plus profanes. Au temps d'Henri II et de Charles IX, pas une seule œuvre importante n'est d'inspiration religieuse. Et les écrivains et les artistes reflètent la société où ils vivaient et qui les aimait, par la recherche de l'élégance et de la beauté raffinée, par leur ingéniosité un peu subtile, par tout ce qu'il y a de brillant dans leurs œuvres.

 

III. — CONDITION DES ARTISTES ET DES ÉCRIVAINS.

DANS ce milieu social, tout imprégné du goût pour les choses de l'esprit, la littérature n'est pas un métier, une profession classée. Ronsard, du Bellay, du Bartas étaient nobles, Montaigne, de famille riche ; beaucoup de magistrats, de membres du haut clergé cultivèrent la poésie comme un passe-temps aristocratique. Les anciens, d'ailleurs, n'avaient-ils pas vanté les charmes du commerce avec les Muses et les joies des loisirs intellectuels pour les hommes publics ? C'est parmi les professeurs ou les purs érudits qu'on trouve plutôt des origines obscures. En outre, un grand nombre d'hommes exercèrent une profession publique ou privée, tout en étant des savants, des écrivains, des poètes : Estienne Pasquier, jusqu'au bout de sa vie, resta avocat : Henri Estienne II pratiqua son métier d'imprimeur, en écrivant une quantité considérable d'ouvrages. Scévole de Sainte-Marthe fut contrôleur général des finances à Poitiers, président des Trésoriers de France, ce qui ne l'empêcha pas de publier des poésies latines ou françaises, qui lui valurent d'être appelé le Grand Scévole.

La littérature, du reste, n'était pas lucrative, et ceux qui la pratiquaient, s'ils n'avaient ni métier ni fortune, étaient réduits à faire appel à la générosité des rois, des grands seigneurs ou des membres du haut clergé. Ronsard reçut des abbayes en commende, du Bellay ne vécut qu'en s'attachant à son oncle le cardinal.

La condition des artistes continua à se transformer, mais assez lentement. La corporation des peintres et imagiers ne disparut pas, et la grande ordonnance de 1581 sur les métiers en confirma les statuts. Un grand nombre de sculpteurs ou de peintres restèrent gens de métier ou tout au moins passèrent par l'exercice du métier, au début de leur carrière. Jean Goujon était qualifié de tailleur de pierre et masson en 1541, de tailleur d'images en 1543, Pierre Bontemps était maître sculpteur et bourgeois de Paris. Germain Pilon commença par être maitre imagier. Mais, à mesure qu'ils acquéraient de la réputation, ils échappaient aux attaches corporatives, qui restèrent d'ailleurs assez peu serrées jusqu'en 1581, soit en se mettant au service du Roi ou des seigneurs, soit peut-être en recevant des lettres de maîtrise. Beaucoup d'entre eux cependant gardèrent un atelier, où ils faisaient des travaux à l'entreprise. L'usage, qui se maintint dans beaucoup de cas, de rédiger par-devant notaire un devis détaillé, préalablement à l'exécution d'une œuvre d'art, est encore un reste des habitudes professionnelles du moyen âge. Pourtant on voit de plus en plus apparaître les termes de sculpteur, d'architecte[8], mots nouveaux qui indiquent une situation nouvelle. Puis les titres honorifiques attribués aux artistes deviennent d'un ordre plus élevé ; ils sortent de la domesticité royale, si honorable qu'elle fût, pour entrer dans la haute administration. La charge de valet de chambre du Roi fut encore occupée par le peintre François Clouet et transmise après sa mort à son successeur à la Cour ; mais Philibert de l'Orme, en même temps qu'abbé commendataire de riches abbayes, fut directeur des bâtiments royaux et conseiller du roi ; Germain Pilon, directeur des monnaies et médailles. Au même moment, on trouve parmi les architectes Pierre Lescot, seigneur de Lissy, fils d'un prévôt des marchands de Paris ; ainsi va apparaître la vocation artistique, à côté de l'hérédité du métier[9].

Les artistes se relevèrent aussi par l'idée qu'ils se faisaient et qu'ils cherchaient à donner de leur profession, et par le caractère idéal qu'ils attribuaient à l'art. Philibert de l'Orme a soin d'opposer l'architecte à l'entrepreneur chargé des besognes inférieures : l'architecte doit être un savant, un penseur ; il est par rapport à celui qui l'emploie une sorte de conseiller artistique et non pas un homme de métier à ses gages. C'est l'idée, toute moderne en France, de la dignité de l'art, qui n'a d'autre obligation que de réaliser le beau.

 

IV. — LES CENTRES INTELLECTUELS.

AU moment où commençait le règne d'Henri II, la province vivait encore. A Lyon se groupaient Guillaume et Maurice Scève et  les poètes du cénacle de Louise Labbé ; Antoine de Baïf, Jacques Peletier, Pontus de Tyard y étaient vers 1555, et avec eux des Italiens ou des imprimeurs érudits, comme Jean de Tournes Ier, dont le nom se retrouve sur tant de livres[10]. A Poitiers, c'étaient l'humaniste Muret, Jacques Tahureau, Salmon Macrin, Scévole de Sainte-Marthe, Vauquelin de la Fresnaye. Bordeaux avait son petit cénacle.

D'autre part, Lyon eut ses artistes : peintres, sculpteurs, architectes ; Toulouse gardait une école d'architecture assez particulariste ; Dijon, Rouen, Troyes n'avaient pas encore perdu leur activité artistique, si puissante au XVe siècle et dans la première moitié du XVIe ; Limoges avait ses émailleurs, la région de l'Ouest ses potiers. Dans un grand nombre de villes, les maîtres des œuvres ou les maçons se perpétuaient souvent de père en fils, continuant quelques traditions d'art local, combinées avec la pédagogie nouvelle ; or, c'est par eux que furent construits ou transformés la plupart des édifices ecclésiastiques ou même municipaux. En outre, l'importance que conservaient encore les domaines seigneuriaux et le goût persistant de la génération du XVIe siècle pour la vie de campagne expliquent qu'il faille chercher non à Paris, mais dans les provinces, quelques-unes des plus belles œuvres d'art du temps, châteaux, hôtels, tombeaux.

Cependant Paris et la Cour devinrent de plus en plus les centres d'attraction ou d'impulsion. C'est là que se décidèrent les grandes réputations, que les théories prirent leur forme arrêtée, que la production fut le plus active. D'abord, il y avait à Paris le Collège Royal, et, si le rôle n'en fut plus aussi éclatant qu'au moment où il révélait aux Français l'antiquité, dévoilée presque subitement, il resta, en face de l'Université, le séminaire des études nouvelles. A Paris, au lieu d'un cénacle comme en province, on avait un public. Aux cours de Ramus, de Postel, aux leçons de Bernard Palissy, les assistants se pressaient par centaines. De cette activité du foyer parisien vint la puissance du petit groupe que formèrent Antoine de Baïf, Ronsard, du Bellay, sous la direction de l'érudit et poète Jean Daurat, et qui prit le nom de Brigade, entre 1549 et 1552, remplacé en 1556 par celui de Pléiade, lorsque le groupe comprit sept adhérents.

L'esprit académique, qui était déjà en germe dans la Pléiade, se développa bientôt, à l'imitation d'ailleurs de l'Italie et même de l'antiquité. En 1570, le lettré Antoine de Baïf fonda, avec un musicien nommé Courville, une première académie[11], consacrée à la musique en même temps qu'à la poésie ; elle avait des statuts, comprenait des membres actifs et de simples auditeurs[12], et reçut des privilèges du Roi Charles IX, qui se déclara son protecteur ; elle annonçait les futures académies du XVIIe siècle. Elle prit même tout d'abord le nom d'Académie Françoise. Elle fut renouvelée et reconstituée en 1576 sous le nom d'Académie du Palais. Ses membres étaient choisis parmi les poètes, parmi les savants ou même parmi les magistrats, les membres du clergé riche et les nobles de la Cour ; Ronsard, Desportes, du Perron, Guy du Faur de Pibrac y entrèrent. Le roy Henri III, qui avait pris, comme son frère, le titre de protecteur de l'Académie, fit choix des plus doctes hommes de son royaume pour apprendre, à moindre peine, les bonnes lettres par leurs rares discours, enrichis des plus belles choses qu'on peut rechercher sur un sujet, et qu'ils devaient faire chacun à leur tour. On a retrouvé quelques-unes de ces harangues. Presque toutes furent prononcées en présence d'Henri III.

 

 

 



[1] Ed. Bourriez, Les mœurs polies et la littérature de cour sous Henri II (thèse de la Faculté de Paris), 1886. Brantôme, Œuvres.

[2] Cependant les deux vers si célèbres :

Tous deux également nous portons des couronnes,

Mais, roi, je la reçois, poète, tu la donnes.

ne sont pas de lui, parait-il.

[3] Voir un curieux passage du poète florentin B. Delbène. C. Couder, Les poésies d'un Florentin à la cour de France, 1891.

[4] A voulu prendre la peine, avec un singulier plaisir, d'ordonner le département de son dit Palais, pour les logis et lieux des salles, antichambres.... et me donner les mesures des longueurs et largeurs.... d'abondant elle a voulu aussi me commander taire plusieurs incrustations de diverses sortes de marbre, bronze doré. (Architecture, I, VIII).

[5] Roger Peyre, Une princesse de la Renaissance, Marguerite de France, duchesse de Berry, duchesse de Savoie, 1900.

[6] Ronsard lui-même e écrit dans un sonnet à Hélène :

Voy son corps de beautes le pourtrait et l'exemple,

Qui ressemble une aurore au plus beau du matin.

La comparaison était courante.

[7] Les rendez-vous — très tendres — des deux amants eurent plus d'une fois lieu dans des pièces où restaient des valets et des femmes de chambre. Voir les détails dans de Ruble, Le duc de Nemours et mademoiselle de Rohan (1531-1592), 1885, p. 82 et suiv. C'étaient souvent des valets de chambre qui levaient et chaussaient les femmes. Une femme de bonne compagnie n'hésitait pas à se dévêtir et à se coucher, alors même qu'un visiteur se trouvait dans sa chambre.

[8] Robert Estienne traduit encore architectus par maistre masson. Mais dans une traduction de l'Architecture de Serlio (1551), le traducteur emploie le mot architecte.

[9] Voici un autre exemple curieux : celui de Pierre Bucher, professeur de droit, procureur général au Parlement de Grenoble, et architecte et sculpteur (il reste un bas-relief de lui au musée de Grenoble). Réunions des Sociétés des Beaux-Arts des Départements, 1889, p.610-619.

[10] Séb. Charléty, Bibliographie critique de l'Histoire de Lyon depuis les origines jusqu'à 1789 (chap. IV), 1902.

[11] Ed. Frémy, L'Académie des derniers Valois, 1570-1585, 1887.

[12] Les auditeurs étaient passifs, ils se bornaient à encourager l'institution par des cotisations. Mais ils avaient le privilège d'entendre chaque dimanche les musiciens chanter deux heures d'orloge.