HISTOIRE DE FRANCE

TOME CINQUIÈME — LES GUERRES D'ITALIE - LA FRANCE SOUS CHARLES VIII, LOUIS XII ET FRANÇOIS Ier (1492-1547).

LIVRE IV. — L'ÉVOLUTION SOCIALE.

CHAPITRE III. — LES BOURGEOIS ET LES ROTURIERS.

 

 

APRÈS les nobles, les privilégiés et le clergé, viennent les gens du Tiers État. Mais ces distinctions ne sont pas rigides et exclusives. En effet, un noble peut posséder des biens roturiers soumis à la taille ; il peut appartenir à l'Église dans l'ordre des tonsurés : il acquiert ainsi un état ou des privilèges particuliers, sans perdre ceux de sa naissance. Quant aux gens du Tiers, beaucoup d'entre eux occupent des domaines nobles et achètent des fiefs. Ils sont, à ce titre, soumis aux obligations du ban ou de l'arrière-ban[1]. Enfin, le privilège de clergie, sans les faire sortir de leur ordre, leur assure, à eux aussi, certains des avantages spéciaux réservés à l'état, ecclésiastique.

De tous les ordres d'ailleurs, celui du Tiers est le moins déterminé. Outre que la classe des officiers, composée surtout des gens du Tiers, forme la transition entre lui et les deux autres, il est. divisé lui-même en un certain nombre de groupes.

Les ordonnances royales distinguent toujours entre le peuple des villes et celui des campagnes et, dans les villes mêmes, entre les bourgeois, les manants et lez habitants. Le droit de bourgeoisie est attaché à certaines villes, ordinairement qualifiées de bonnes villes et cités du royaume : Paris, Troyes, Reims, Orléans, etc. Pour le posséder, il faut résider dans la ville et y séjourner pendant une partie au moins de l'année, quelquefois y posséder une maison ou bien payer une certaine redevance.

Ainsi s'était constituée au moyen-âge et existait encore, au XVIe siècle, une sorte d'aristocratie dont les familles avaient, comme celles des nobles, leur généalogie embrassant souvent plusieurs générations. Les bourgeois avaient une fortune patrimoniale ou bien ils faisaient partie des corporations, soit comme maîtres, soit comme jurés. Ces derniers, presque toujours élus dans les mêmes familles, tenaient dans la cité rang de personnages. Leur place éminente dans les confréries adjointes à chaque métier, la part officielle qu'ils prenaient aux solennités alors si nombreuses — processions, entrées de souverains — et toujours célébrées avec un éclat extraordinaire, contribuait encore à grandir leur rôle.

Dans la plupart des villes, les charges municipales étaient réservées aux bourgeois, qu'ils fissent ou non partie des corporations. C'est parmi eux qu'étaient pris les maires, les échevins, les corps délibérants, revêtus d'un pouvoir considérable pour la gestion des intérêts urbains, entretenant par là des relations avec les seigneurs, avec le clergé, avec les agents du Roi et avec le Roi lui-même. S'ils rencontraient de grosses difficultés dans ces fonctions, ils y gagnaient aussi de la considération et même du prestige, les villes étant des puissances financières dont on avait besoin[2].

La bourgeoisie du XVIe siècle devait sa richesse à l'exploitation de la terre, à l'industrie, au commerce, aux placements d'argent.

La fin du XVe siècle et la première moitié du XVIe, malgré les guerres et les abus financiers du gouvernement, furent un temps de prospérité pour le pays. Sauf aux frontières, vers la Picardie, la Champagne et la Provence, les hostilités se passèrent en dehors de la France, et l'extrême vitalité dont les provinces frontières elles-mêmes firent preuve, dans l'intervalle des invasions, montre combien les ressources étaient grandes. Quelques fléaux, que l'histoire quelquefois grossit en les enregistrant, des incendies assez fréquents — celui de Troyes en 1524 a laissé un souvenir — ne suspendaient que pour un temps l'activité de la production.

Ace même moment, les nobles s'en allaient exercer des fonctions de cour ou de gouvernement. La plupart servirent dans les armées ; beaucoup restèrent sur les champs de bataille. Les bourgeois achetèrent les hôtels, les fiefs des gentilshommes ruinés ou les biens tombés en déshérence. Ils achetèrent aussi les parcelles du domaine royal, dont les aliénations se multiplièrent pendant tout le règne[3]. Or la terre assurait des bénéfices suffisants, soit qu'elle fût affermée — on a cru pouvoir constater que le prix des fermages monta au XVIe siècle, — soit qu'elle fût exploitée directement par son propriétaire.

La grande nouveauté (avec la possession de la terre) vint peut-être du changement qui se produisit peu à peu dans les règles ou les coutumes relatives au prêt d'argent. La haute bourgeoisie avait pratiqué de tout temps la banque, mais, en dehors des opérations de finance ou de commerce, les capitaux ne donnaient guère de revenu, puisque le prêt à intérêt restait prohibé. Les seuls procédés admis étaient celui de la rente constituée, dans laquelle le préteur remettait une somme entre les mains de l'emprunteur, moyennant le paiement annuel d'une rente déterminée, généralement assignée sur un immeuble, avec forme de contrat d'hypothèque, ou celui de la rente foncière, dans lequel le détenteur de l'immeuble payait des intérêts sous forme de rente. Dans ces deux cas, le capital était à peu près immobilisé. Lorsque l'État eut créé des rentes mobilières et lorsque les préjugés contre le prêt à intérêt s'affaiblirent, l'argent disponible devint plus productif, avec des facilités de circulation et de maniement. Alors, les bourgeois commencèrent à devenir des rentiers. Bodin, à la fin du siècle, déplorera cette sorte de révolution, qui les entraînait à abandonner l'industrie, le commerce et la culture de la terre.

C'est dans les histoires municipales qu'on peut le mieux saisir la bourgeoisie et se rendre compte de son état. A Troyes[4], par exemple, les membres des familles Hennequin, Molé, Lesgrigny, Dorigny, tailleurs, teinturiers, orfèvres, sont des gens de haute importance. D'abord par leurs biens fonciers : Hennequin possédait jusqu'à 60 maisons ; d'autres détenaient 20 et 30 fiefs ruraux. Leurs inventaires dénotent de grandes fortunes, qui se manifestent aussi par les sommes considérables qu'ils consacrent aux constructions publiques : églises, hôpitaux, hôtels de ville, ou par la beauté de leurs constructions privées. Après les incendies de 1524 et de 1530, ils rebâtirent presque immédiatement leurs hôtels, qui reparurent plus somptueux. Aussi ne voit-on qu'eux dans les hautes charges des corporations ou de la municipalité. Ils sont qualifiés de nobles hommes, honorables personnes. Bien plus, ils acquièrent la noblesse proprement dite sans renoncer à l'exercice de leurs métiers, car certains portent le titre d'écuyers. Beaucoup de membres de ces familles entrent dans les offices financiers ou judiciaires, — on rencontre un assez grand nombre de Troyens au Parlement de Paris, — ou bien dans l'Église. Quelquefois encore, les bourgeois épousent des filles de famille noble ou donnent leurs filles à des gentilshommes. Les actes notariés pour les partages de succession font toucher du doigt les contacts incessants qui se faisaient ainsi entre les ordres[5].

Pourtant la bourgeoisie ne joua qu'un rôle politique secondaire au XVIe siècle. Elle fut peu à peu exclue des hautes fonctions gouvernementales, qu'elle avait si fréquemment occupées sous Charles VII, Louis XI, Charles VIII et Louis XII, et qu'elle gardait encore au début du règne de François Ier ; la noblesse les reconquit entre 1520 et 1547. En ce qui concerne les fonctions ecclésiastiques, le Concordat lui nuisit, parce que le Roi donna les bénéfices à ses courtisans et aux nobles. Puis, d'autre part, la classe populaire commença à grandir et, dans plusieurs villes, elle réussit à entrer dans l'échevinage.

Pour la classe des gens mécaniques, c'est-à-dire des petits patrons et des ouvriers, on ne voit guère de changements à signaler. Il n'y en eut pas plus dans le peuple des campagnes.

Le servage existait encore en certaines parties de la France. S'il avait disparu complètement de la Normandie et presque complètement du Languedoc, on le retrouve en Nivernais, en Bourbonnais, en Auvergne et tout particulièrement en Bourgogne. En 1530, un seigneur y donne la liberté à ses mainmortables qui, selon la première loi, sont aussi, comme nous, des hommes francs et libres. En 1533, un serf y est affranchi moyennant le paiement de 6 écus d'or.

Le Roi conférait le droit d'affranchir ou bien même concédait directement la liberté. Il y a de très nombreux actes de ce genre sous François Ier. En 1544, il affranchit tous les serfs de ses domaines bourguignons, mais la Chambre des comptes résista si vigoureusement que l'édit fut révoqué l'année suivante.

 

 

 



[1] M. Roy, Le Ban et l'arrière-ban du bailliage de Sens au XVIe siècle, 1885 : Maistre Jehan Chapelle, advocat à Joigny, seigneur de Merdelin et des fiefs du Hay, du Buisson Nozeau, etc... Pierre Bourgeois, marchant de Courtenay, pour le fief de la Tutellerie... Claude Tixerant, bourgeois de Troyes, seigneur pour une huitiesme partie du dit Malay, etc.

[2] Les membres des corps municipaux étaient souvent anoblis. Ceux de Lyon l'avaient été en 1425.

[3] Vachez, Histoire de l'acquisition des terres nobles par les roturiers dans les provinces da Lyonnais, Forez et Beaujolais, du XIIe au XVIe siècle, 1893.

[4] Boutiot, Histoire de la ville de Troyes, t. III, 1873. A. Janvier, Les Clabault, famille municipale amiénoise (1349-1539), 1889.

[5] On trouvera dans l'ouvrage de Senti et Vidal, Deux livres de raison, 1517-1550 (pour l'Albigeois), 1896, des types très saisissants de petits bourgeois exploitant leurs terres, en vendant les produits, faisant du commerce, de la menue spéculation et aussi de l'usure plus ou moins déguisée.