HISTOIRE DE FRANCE

TOME CINQUIÈME — LES GUERRES D'ITALIE - LA FRANCE SOUS CHARLES VIII, LOUIS XII ET FRANÇOIS Ier (1492-1547).

LIVRE III. — LE GOUVERNEMENT DE FRANÇOIS Ier.

CHAPITRE PREMIER. — LE ROI ET SON ENTOURAGE[1].

 

 

I. — FRANÇOIS Ier.

LORSQUE François Ier, peu de jours après la mort de Louis XII, fit à Paris son entrée solennelle, l'ambassadeur de Marguerite d'Autriche, décrivant toutes les somptuosités du cortège, ajoutait : Après, le Roy armé sur son cheval bardé, tout accoustré en blanc et en toile d'argent ; et ne se tenoit point dessous le pale (le dais), mais faisoit rage sur son cheval qu'estoit toujours en l'air, et le faisoit bon voir, et y avait tout plain de bons chevaux et de bons chevaucheurs, qui faisoient merveilles à se monstrer devant les dames. Ce prince caracolant, ces nobles, ces dames se pressant autour de lui, c'est le Roi et le règne, tels qu'ils sont restés dans l'imagination populaire.

Beau prince autant qu'il y en eust au monde, les chroniqueurs, les ambassadeurs, les contemporains le répètent à l'envi en parlant de François Ier. Je vous asseure, Madame, écrivait l'ambassadeur Gattinara à Marguerite d'Autriche, que le Roy est aussy beau prince que l'on saiche pour ce jourd'huy, et non guères moins que feu M. de Savoye (le duc Philibert, surnommé le Beau, de qui Marguerite était veuve), dont Dieu ayt l'âme.

Les artistes qui ont représenté François Ier ont été, sans le vouloir, moins flatteurs. Cependant certains crayons et deux peintures du Louvre le montrent assez séduisant dans sa jeunesse. Dans l'une et dans l'autre, il porte un pourpoint de soie blanche brodée de perles et ornée de joyaux, qui s'harmonise très bien avec la grâce juvénile de sa personne. La physionomie est douce, les traits délicats, la moustache à peine naissante, la barbe vierge. Mais le nez est déjà un peu trop busqué, les yeux sont bridés. Ces défauts s'accentuèrent. Le Roi vieillit vite. Les fatigues, l'abus des plaisirs, les soucis produisirent de bonne heure chez lui une dégénérescence, qui se marque dans un autre portrait du Louvre[2]. Le Roi y porte un pourpoint rouge richement orné. Le visage est d'un ton rouge comme le pourpoint et presque briqueté. Il s'est alourdi, le nez a grossi, la patte d'oie se prononce vers les tempes ; les yeux se brident désagréablement et s'éteignent. Ces traits s'accusent dans les caricatures[3], car ce Roi fut très caricaturé, fait nouveau et significatif.

Mais jusqu'à la fin, il porta beau et il eut le port vraiment royal. Il était grand, bien pris dans sa taille, adroit et élégant d'allure, avec un peu d'affectation, mêlée à une réelle majesté. Tel il se présente dans certaines miniatures, tantôt revêtu de la robe aux fleurs de lis, tantôt à cheval avec le somptueux costume de tournoi. Un ambassadeur vénitien a commenté admirablement ces portraits, lorsqu'il écrivait, en 1546 : Le Roi est âgé maintenant de cinquante-quatre ans : son aspect est tout à fait royal, en sorte que sans avoir jamais vu sa figure ni son portrait, à le regarder seulement, on dirait aussitôt : c'est le Roi. Tous ses mouvements sont si nobles et majestueux que nul prince ne saurait l'égaler... Il aime un peu la recherche dans son habillement, qui est galonné et chamarré, riche en pierreries et en ornements précieux ; ses pourpoints mêmes sont bien travaillés et tissus en or.

François Ier était un chevaleresque. Il avait du chevalier la bravoure, développée par une éducation vigoureuse. Les jeux de son enfance furent rudes ; il aimait à lutter avec les jeunes nobles, qui lui servaient de compagnons, et qui devinrent plus tard ses courtisans et ses ministres. Mondict sieur d'Angoulême et le jeune advantureux (Fleuranges) faisoient de petits chasteaux ou castillons, et assailloient l'un l'autre, tellement qu'il y en avoit souvent de bien batus, frottés. A la chasse, un jour, François Ier lutta seul contre un sanglier. Cet exploit fournit plus tard une matière inépuisable à la chronique, à la poésie, à la peinture. Hercule, le sanglier de Calydon, tout l'attirail mythologique s'y mêla pour l'illustrer. Primatice l'a figuré à Fontainebleau[4].

François Ier aimait les tournois, les apertises d'armes ; il vit d'abord dans la guerre un jeu brillant, rehaussé par le péril. Il fut grand à Marignan dans la victoire, grand encore à Pavie dans la défaite. Mais, à partir de ce moment, il se borna à paraître — de loin — sur quelques champs de bataille.

Il garda aussi de l'ancienne chevalerie le sentiment de l'honneur, d'un honneur tout mondain : une convention plutôt qu'une vertu.

Cette âme très malléable n'était pas méchante. Le Roi pouvait, par faiblesse ou par indifférence, laisser accomplir des choses cruelles — il n'y manqua point[5] —, il répugnait aux cruautés. Il a essayé de sauver bien des gens, parmi lesquels Berquin, Dolet mais sa persistance n'a jamais tenu contre celle de leurs ennemis. Il eut de temps en temps des accès d'humanité à la Henri IV, et la bonne fortune d'y joindre des mots à la Henri IV aussi. Lorsque les Rochelais se révoltèrent, à la fin de son règne, il se fit très facile au pardon et leur adressa un joli discours paternel : Je suis fort marry de ce qui vous est advenu, toutes fois je le vous ay remis et pardonné de bon cœur, et pense avoir gagné tous vos cœurs et vous asseure, foy de gentilhomme, que vous avez le mien.

Mais il n'avait ni la bonté active, ni l'affection durable ; il eut des habitudes plus que des amitiés ; il se montra ingrat envers sa sœur. Il fut égoïste avec une naïveté inconsciente.

Michelet a écrit cette phrase souvent citée : François Ier naquit entre deux femmes prosternées : sa mère et sa sœur, et telles elles restèrent, dans cette extase de culte et de dévotion. Guizot a qualifié le Roi de brillant enfant gâté. Rien de plus juste. Seulement sa mère s'aimait en lui et sa sœur l'aimait pour lui-même. Madame eut une adoration aveugle pour ce fils, qui devait satisfaire ses passions ambitieuses et qu'elle domina complètement. Au contraire, Marguerite, de deux ans plus âgée que son frère, joua dans la perfection le rôle de l'aînée. Elle se donna tout entière. Mais son influence était mauvaise parce qu'elle ne savait que se prosterner : Ne croyez pas, Monseigneur, lui écrivait-elle, que au prix de celuy (du bonheur) que j'ai de vous veoir, mary ni enfants me feussent rien. Et ceci encore : S'il vous plésoit me fère hospitalière de vostre camp, je prendrois ceste peine à grant gloire... et (je voudrais) renoncer le sang réal pour estre chambrière de vostre lavandière. On sent l'effet que de tels accents, répétés à satiété, devaient produire sur cet homme, si facile à se complaire dans la satisfaction de lui-même.

Il avait précisément quelques-uns de ces dons qui font qu'on s'abuse sur soi et qu'on abuse les autres. C'était un brillant causeur, et il aimait à causer, comme il aimait à écrire. Les chroniqueurs, les ambassadeurs mêmes insistent sur ce mérite : Ne fut nul homme qui ne jugeast au partir (d'une audience royale) avoir ouy une remonstrance trop loing surpassant en purité de doctrine, propriété de langaige et perfection de toute éloquence, toutes celles qui de nostre mémoire ont été faictes par nul aultre. Il causait avec tout le monde et de tout : politique, littérature, sciences. C'était un charme qu'un repas avec le Roi. Mais ici encore, Michelet a bien jugé : Cette facilité, cette faculté française qu'a l'ignorant de savoir toute chose faisaient croire (bien à la légère) qu'on allait avoir un grand roi ; et il parle de cette royale figure qui semblait tout comprendre et hâblait à merveille.

Ce causeur fut un épistolier et on lui a presque fait une réputation de poète. Ses lettres le représentent bien, avec le brillant et l'insuffisant de son esprit. Il y en a de charmantes par l'entrain : celles qu'il adresse à sa mère, au passage des Alpes, ou après Marignan ; il y en a de délicates. Celle de Pavie a passé longtemps pour condenser en elle l'éloquence de l'héroïsme royal. Elle reste une belle écriture de soldat, et la fameuse phrase sur la vie qui est sauve en même temps que l'honneur a au moins le mérite du naturel, au lieu de la banalité des mots historiques guindés. Mais bien d'autres sont gâtées par l'affectation ou même l'amphigouri. Pour les poésies, il y a une première difficulté ; toutes celles qu'on lui attribue sont-elles de lui[6] ? Il s'y trouve, comme dans ses lettres, de jolies choses :

Où estes-vous allez, mes belles amourettes ?

Changerez-vous de lieu tous les jours ?

A qui dirai-je mon tourment,

Mon tourment et ma peine !

Rien ne répond à ma voix.

Les arbres sont muets et sourds.

Où êtes-vous allez, mes belles amourettes ?[7]....

Mais aussi, que de pièces interminables, plates et surtout incompréhensibles, pour lesquelles la paternité de François Ier ne peut faire doute : celles par exemple qu'il écrivait après Pavie ou dans sa prison de Madrid ! II n'en faudrait pas conclure cependant qu'ayant fait de mauvais vers, il n'a pas pu en faire de bons. On constate chez les meilleurs poètes du temps, et chez Marot même, de semblables inégalités déconcertantes.

Les femmes surtout ont inspiré sa poésie. Elles occupent, non seulement dans sa vie privée, mais aussi dans sa vie monarchique, une place officielle, éclatante : ce qui ne s'était encore vu affiché à ce point, à la Cour de France, que sous Charles VII, avec Agnès Sorel. Cette intrusion des maîtresses en titre tient sans doute aux mœurs italiennes, mais beaucoup aussi au caractère du Roi. Il a trouvé dans sa galanterie une partie de sa gloire, ce qui montre combien il entre d'enfantillage dans les jugements de la postérité.

Avec Madame de Châteaubriant et Madame d'Étampes, c'est un véritable roman psychologique : jalousies, brouilles, raccommodements, commerce de lettres et de vers, échange de portraits. Le Roi mit de la brutalité dans sa rupture avec Madame de Châteaubriant, ainsi qu'il appartient aux égoïstes et aux caractères faibles :

Dont pour le temps qu'avec toy j'ay passé,

Je peuhl bien dire : Requiescat in pave.

Madame d'Étampes le tint plus fortement : aussi était-il alors plus vieux.

Quant aux amours passagères, avec la femme de l'avocat Dix-hommes, épisode qu'une Nouvelle de l'Heptaméron raconte, ou avec la Belle Ferronnière, nous n'en parlons que pour mémoire. Les caricatures, surtout celles de la fin du règne, insistent beaucoup sur la licence de la vie du Roi[8] et ses conséquences finales : abcès, fièvres d'abord intermittentes, puis continues, étourdissements fréquents, troubles généraux, hallucinations.

La vie de François Ier fut un perpétuel mouvement. Ni Louis XI, ni Charles VIII, ni Louis XII n'avaient eu à proprement parler un siège fixe de gouvernement, mais enfin ils se tenaient de temps en temps quelque part. François Ier est insaisissable ; Ma légation a duré quarante mois, écrit un ambassadeur vénitien, Dieu a voulu qu'elle se soit passée tout entière en pérégrinations. En effet, l'envoyé avait dû suivre le Roi de Blois à Marseille, en passant par le Berry, le Bourbonnais, le Lyonnais, l'Auvergne, le Languedoc. De Marseille, on revint par la Provence, le Dauphiné, la Bourgogne, la Champagne, on toucha barres en Lorraine et enfin à Paris ; mais on ne s'y arrêta point et l'on se dirigea sur la Normandie et la Picardie[9].

Souvent même le Roi s'échappe comme par foucade de l'itinéraire officiel ; il s'en va courir le gibier à vingt-cinq ou trente lieues, et cela pendant des douze ou quinze jours, car partout et toujours il est un passionné chasseur ; il emmène avec lui les seigneurs de son Conseil, ne laissant que les gens de robe longue. Cela plaisait à son inconstance ; en rien il ne savait se fixer.

François Ier a toujours été incapable de se posséder. Il était toujours à quelqu'un : à sa mère d'abord, puis à Montmorency, un moment à Brion ; et ceux qui le possédaient le dirigeaient entièrement, mais ne pouvaient compter sur lui qu'à la condition de surveiller sans cesse leur faveur ; ils étaient constamment menacés. Incapacité aussi de s'occuper assidûment et régulièrement des choses de son royaume. Sa sœur écrit à Montmorency, absent de la cour : Depuis que vous estes party, le Roy a si bien commencé à regarder à ses affaires que, s'il continue, il ne devra rien à vostre bonne diligence... Il preste l'oreille à tout le monde et prent tant de peine que, en peu de temps, il connoistra celle que vous avez eue continuellement. Il me semble que vous ferés bien de le louer par vos lettres du travail qu'il prend pour ses affaires, et le prier de s'en ennuyer pour un mois, car il commence fort bien. Ne semble-t-il pas qu'on parle d'un écolier ? Or, c'est en 1536, le Roi règne depuis vingt et un ans, il a quarante-deux ans.

Rien ne l'avertit ni ne le corrige ; son égoïsme se colore de belles paroles. Brantôme raconte qu'après la défaite de Pavie, force autres propos si beaux et si graves de cette bataille prononçoit-il, de si bonne grâce et belle éloquence (car il disoit des mieux), que tous ceulx qui estoyent là présens le jugèrent non seulement très digne roy, mais un très grand capitaine, ce dysent les Espagnols. Il l'eût mieux montré en remportant la victoire. Mais il ne se contenta pas de converser, il écrivit aussi ; dans ses vers sur la bataille, il songe à lui, à ses amours. S'il parle de la défaite, c'est pour en rejeter la responsabilité sur le mauvais vouloir de mes chefs (ses généraux).

Au retour de Madrid, on voit bien que la grande épreuve ne l'a pas changé. Un ambassadeur écrit : Sa Majesté, suivant son habitude, se montre très prompte en parole et très disposée à soutenir l'entreprise, mais quant aux effets, ils ne répondent guère aux paroles. — Non pas que je veuille l'inculper de mauvaise volonté, ajoute-t-il ; c'est simplement une inclination naturelle qui le porte là où on ne besogne pas.

Un autre trait qui se retrouve dans tout le règne, c'est la prodigalité incroyable, folle, du Roi. A la lettre, l'argent lui coulait entre les doigts. Un membre de l'Université disait, avec le pédantisme sorbonnique, que François méritait bien son nom : comme son patron, qui avait reçu les stigmates, il avait les mains percées. Le docteur développait lourdement cette plaisanterie de collège, en ajoutant qu'il serait bien désirable qu'on bouchot ces trous de temps en temps. Toujours le Roi fut à court d'argent, et ses velléités d'économie, car il en eut, ne tinrent jamais contre ses entraînements.

Il professa pour les choses de l'esprit un goût très vif, auquel il doit le plus durable de sa renommée. Il n'ignorait pas que les lettrés et les artistes sont les grands dispensateurs de la gloire, et il voulait rivaliser avec leurs illustres protecteurs, Jules II, Léon X et Charles-Quint lui-même. Mais il aima aussi les lettres et les arts par propension naturelle et entraînement sincère. Il était né dilettante ; ses instincts aristocratiques trouvaient dans le culte de la beauté sous toutes les formes une élégance de plus.

Seulement il aima plutôt les œuvres brillantes que les œuvres véritablement grandes et fortes, et l'indécision habituelle de son esprit se retrouva dans son Mécénat. Elle fut fâcheuse, lorsqu'elle l'amena à abandonner ou à traîner en longueur des projets entamés : la création du Collège de France, par exemple. Elle fut heureuse en le préservant du dogmatisme. Il sut apprécier et employer également des Français et des Italiens.

Ne croyons pas que François Ier ait été aussi populaire que le dirent les gens de lettres, si disposés, comme les artistes, à tout pardonner à qui s'occupe d'eux. L'indifférence avec laquelle les chroniqueurs racontent les événements du règne montre le départ qui se faisait entre la Cour et la nation. Mais les nobles mêmes s'irritaient souvent des inconséquences de son favoritisme. Il donne à ses mignons plus que jamais, disait-on après Pavie, et ce distique courait :

Sire, si vous donnez pour tous à trois ou quatre,

Il faut donc que pour tous vous les fassiez combattre.

On ajoutait qu'il faudrait décapiter cinquante de ses serviteurs. Il y eut même un mouvement d'opinion assez fort pour qu'on ait pensé à confier à un Bourbon, le duc François de Vendôme, la direction du gouvernement.

Les Parisiens murmurèrent plus d'une fois contre ce Roi dont le gouvernement coûtait si cher. Des membres du Parlement et des avocats furent arrêtés pour avoir mal parlé du Roi. Quand on fit courir, pendant la captivité de Madrid, la nouvelle de sa mort, on ne voit pas qu'elle ait excité des sentiments bien vifs, et Madame n'osa point agir contre les fols qui l'avaient répandue. A la fin du règne, Marguerite souhaitait qu'on fit congnoistre à ce povre peuple de France comme leur Roy n'est pas aussy cruel que on leur a presché. Marie de Hongrie, dans un rapport à Charles-Quint, en ne déclarait la plupart des gens de bien dépassionnez de ce règne.

Est-ce à dire que François Ier n'ait pas eu de qualités de souverain ? Non, à coup sûr. Il eut le sentiment exact des intérêts de la royauté ; dans sa lutte contre Charles-Quint, il déploya plus d'une fois de l'habileté, de l'énergie ; il sut trouver des alliés ; il osa faire appel aux Turcs, quand il s'agit de sauvegarder l'indépendance ou la grandeur de la France. En cela, il fit preuve d'une grande liberté d'esprit, autant que de vues justes.

II comprit beaucoup de choses ; il s'ouvrit à beaucoup de projets ; il faut lui savoir gré d'avoir eu de hautes préoccupations de culture intellectuelle pour les autres comme pour lui ; d'avoir éprouvé des sympathies, fussent-elles momentanées, pour des hommes tels que Briçonnet et Lefèvre d'Étaples, qui tentèrent de réformer l'Église. Mais la constance et la fermeté lui manquèrent presque toujours, et il se laissa conduire aux événements plutôt qu'il ne les dirigea. Il n'était pas homme à se faire sur les choses des idées très nettes, suivies, raisonnées. Sur un seul point, il ne transigea ni ne douta : il poursuivit avec passion le développement de l'autorité monarchique. Mais, dans tous ses actes, il obéit à des préoccupations personnelles bien plus qu'à des doctrines.

Brillant, élégant, souple, clairvoyant, intelligent, héroïque à ses heures, représentant fidèle de son pays et surtout de son temps, il a eu d'heureuses fortunes, quelques fâcheuses traverses.

On le jugerait assez bien, en le rapprochant de certains autres rois : Jean le Bon, Henri IV, Louis XIV et Louis XV, et en le plaçant au milieu d'eux, très au-dessus de Jean le Bon et de Louis XV, au-dessous de Henri IV et de Louis XIV. Mais on constate, après l'avoir étudié, que la gloire humaine se compose de bien des pauvretés, et que l'histoire a accepté pendant longtemps bien des compromissions : c'est vraiment à ce prix seulement et à cette condition qu'on a pu le dire un grand homme.

 

II. — LA FAMILLE ET LES AMIS DU ROI.

LES hommes et les femmes qui ont agi sur le gouvernement et les destinées du pays, pendant le règne de François Ier, nous sont assez intimement connus, et nous retrouvons leur physionomie très vivante dans les recueils de crayons, très répandus dans la société aristocratique du XVIe siècle. L'un des plus intéressants pour les débuts du règne est la collection d'esquisses, réunie peut-être par Madame de Boisy[10], la femme du Grand-Maître, et où figurent le Roi, Madame, Madame de Châteaubriant, Lautrec, Bonnivet, etc. A côté de chaque portrait, on a inscrit d'une écriture courante le nom de la personne représentée, accompagné quelquefois d'une devise. Pour Madame de Nemours, la tante du Roi : Ce qu'éle cache est le parfet des autres ; pour Madame de Châteaubriant : Myeux contournée que paynte ; pour Diane de Poitiers : Bèle à la voyr, honeste à la [h]anter ; pour Marie d'Angleterre, la reine douairière qui, après Louis XII, avait épousé Suffolk : Pleus fole (?) que Reyne[11]. Ces petites notes familières montrent ce qu'on pensait, à la Cour, des différents personnages qui la fréquentaient.

Louise de Savoie[12] est le type de ces mères qui adorent non pas leurs enfants, mais leur fils, qui reportent sur lui et revivent en lui toutes sortes de réves inaccomplis, qui se donnent tout à lui, à condition de l'absorber en elles. François Ier tient d'elle presque tous ses défauts, quelques-unes de ses qualités, parmi lesquelles ne se trouvèrent malheureusement ni la ferme intelligence, ni le sens pratique, ni la ténacité de la mère. Fille d'un cadet de Savoie[13], mal pourvu, mécontent, mesquinement ambitieux, elle' avait fait un mariage pauvre, en épousant le comte d'Angoulême, prince besogneux, rapetissé par cet état de gène. Après la naissance de Marguerite en 1492, de François en 1494, elle perdit son mari en 1496. Et ce fut une situation, plus difficile encore, de veuve chargée de procès, presque sans ressources et sans appui. Sous Louis XII, on l'a vu, sa situation grandit, puisque le Roi n'avait pas de fils ; mais, d'autre part, quand François devint un héritier possible du trône, elle fut surveillée et suspectée. Cette condition humble et louche de parvenue, de parente pauvre visant une si grande succession, dut exaspérer son amour pour son fils, de qui tout dépendait.

Le Journal[14], où elle a inscrit quelques-uns des événements de sa vie, comme on le faisait souvent dans les Livres de raison, est plein de ses préoccupations maternelles, exprimées quelquefois avec un ton d'âpre ironie : Anne, reine de France, à Blois, le jour de Sainte-Agnès, eut un fils, mais il ne pouvoit retarder l'exaltation de mon César, car il avoit faute de vie. Elle parle des amoureuses nopces de Louis XII et de Marie d'Angleterre. D'autre part, elle énumère tous les accidents — et ils sont nombreux — qui survinrent à François ter, toujours entraîné par la fougue de son tempérament. J'estois femme perdue, s'il en fust mort, dit-elle à propos d'un danger qu'il courut.

De sa fille, elle ne se soucia jamais beaucoup ; elle était moins une mère qu'un chef de famille. Est-ce elle que Marguerite a voulu représenter sous le personnage de dame Oisille, qui figure dans l'Heptaméron ? Dame Oisille est très sage. Dans toutes les conversa-tige qui s'engagent, elle parle comme une femme à qui l'expérience a enseigné la modération et qui se fait l'arbitre des discussions, en y apportant du bon sens, une morale assez douce, une piété éclairée. On ne trouve pas d'accents de ce genre dans le Journal, ni de sentiments pareils dans ce que l'on connaît de la vie de Louise de Savoie. : Marguerite était bien capable de voir sa mère, comme son frère, à travers son affection. Elle eut toujours d'ailleurs plus de sensibilité que de clairvoyance. Il y a cependant un point par où dame Oisille et Louise de Savoie peuvent se ressembler : Louise parait avoir eu des convictions religieuses assez sincères ; elle a partagé, pendant quelque temps au moins, les idées des hommes généreux qui tentèrent une réforme pacifique.

Lorsque François Ier arriva au trône, Louise avait à peu près quarante ans. On voit par ses portraits que François et Marguerite lui ressemblaient en moins bien. Elle a les traits assez réguliers, la physionomie fine, des yeux clairs, d'une vivacité délicate, un grand air de distinction.

De 1515 à 1531, date de sa mort, Madame sera le véritable chef du gouvernement, son fils présent ou absent. Après Pavie, son rôle fut grand. Une miniature — il est vrai qu'elle est dans un livre fait pour elle — représente la France épuisée, gisante, et la Reine, avec des ailes d'ange, tenant d'une main ferme le gouvernail d'un navire symbolique. L'éloge n'a rien d'exagéré ; car elle avait essentiellement le génie politique. Du reste, ce sont des louanges de ce genre qu'elle reçoit des chroniqueurs, qui n'insistent pas sur ses vertus : Ce fut une bonne, prudente et saige dame qui, par sa prudente conduite, Dieu luy tenant la main, préserva le royaume de France de plusieurs partialités et mutineries, durant que le Roy fut prisonnier.

Mais le grand mal de son gouvernement fut d'être le gouvernement d'une femme : un gouvernement de passion. Même au pouvoir, elle songea à s'enrichir personnellement : on le vit bien dans le procès du Connétable et dans celui de Semblançay. Elle fut partie à ces deux procès, non pas tout à fait contre son fils, mais à côté de son fils, pour son propre compte ; elle avait des intérêts un peu différents des siens, et elle les fit valoir[15].

Et puis, elle voulut garder le Roi pour elle ; elle le chambra. Enfin, elle tendit à faire de la monarchie un gouvernement préoccupé avant tout des intérêts personnels du souverain, sans vues à longue portée.

La sœur de François Ier apparaît bien modeste entre cette mère et ce frère. L'un et l'autre aiment surtout en elle l'affection qu'elle leur a vouée et un dévouement qu'elle ne ménage pas. Ils l'aident à l'occasion, ils la protègent, et c'est un trait dans l'histoire de ces trois personnages que cette sœur et fille ait besoin de protection, et qu'on le sente !. D'ailleurs, elle se trouva toujours dans une situation presque chétive, semblable à celle de sa mère avant l'avènement. En 1509, au moment où la famille d'Angoulême commençait tout juste à se relever, elle avait épousé le duc d'Alençon, petit prince, malgré son titre et son rang d'apanagé, et médiocre personnage. Veuve en 1525, elle épousa, en 1527, Henri d'Albret, roi de Navarre. Autre situation très embarrassée, qui la mit encore en attitude de postulante bientôt importune : Albret revendiquait la Navarre espagnole, il avait besoin de son beau-frère pour la reconquérir.

Ces circonstances, s'ajoutant à une certaine timidité de nature, expliquent que cette princesse royale se fasse si facilement petite devant ses égaux, même devant ses inférieurs. Elle ne tient pas toujours son rang, vis-à-vis de Montmorency, par exemple, ou de la duchesse d'Étampes. Surtout assurez-la bien, écrit-elle à propos de la duchesse, de l'affection que vous sçavez et avez congneu que le Roy de Navarre et moy luy portons ; s'il estoit possible de luy dire autant qu'il y en a, elle en trouveroit autant que jamais créature feit à aultre.

En réalité, Marguerite est un être tout de sentiment. Elle fut courageuse toutes les fois qu'il suffit d'être tendre. Elle n'hésita pas, malgré toutes sortes de difficultés, de douleurs et de souffrances d'amour-propre, à aller voir son frère dans sa prison de Madrid. Elle recueillit ses amis, Lefèvre d'Étaples, Marot, quand ils furent menacés. Même le meilleur de son intelligence venait de son cœur : Rabelais l'a bien qualifiée en parlant de son esprit ravy et estatic. Nous la retrouverons dans l'histoire de la Renaissance et de la Réforme[16]. La séduction qu'exercèrent sur elle les rêveries ou les aspirations de quelques nobles esprits montre ce qu'il y avait de grandeur délicate dans l'âme de cette femme charmante et faible.

La reine Claude, fille de Louis XII et d'Anne de Bretagne, était, dit Gattinara, bien petite et d'estrange corpulence. François Ier, qui ne l'aima pas, ne lui demanda que des enfants ; elle lui en donna sept en quelques années. Il lui laissa l'administration des affaires de Bretagne et de son domaine de Blois, où elle se complut à embellir l'aile septentrionale du château, qui est en partie son œuvre. Au contraire du Roi, de Madame et de la plupart des personnages du gouvernement, elle rencontra chez le populaire une affection presque touchante. Décéda la perle des dames et cler miroir de bonté sans aucune tache, Madame Claude, et pour la grant estime de sainteté que l'on avoit d'elle, plusieurs luy portoient brandes et chandelles (cierges).

Quant à la seconde femme du Roi, Éléonore, sœur de Charles-Quint, à sa venue en France, Marot lui adressa une belle épître ; on lui fit à Paris une entrée solennelle ; puis on ne parla plus beaucoup d'elle.

Il n'en a pas été ainsi des maîtresses du Roi. Madame de Châteaubriant appartenait à une branche de la maison de Foix ; elle épousa, en 1509, Jean de Laval-Montmorency, seigneur de Châteaubriant, et vint avec lui à la Cour. Elle assistait, en février 1518, au baptême du premier Dauphin. C'est à partir de ce moment sans doute qu'elle fut aimée de François Ier. A cette date, elle n'était plus très jeune — elle devait avoir près de trente ans —, mais sur ses portraits sa physionomie est très fine, les yeux bleus, les cheveux d'un blond roux, la peau blanche. Son commerce avec le Roi dura, non sans traverses, jusque vers 1528[17] ; il valut toutes sortes de faveurs au sire de Châteaubriant qui, au témoignage de Marguerite, la regretta lorsqu'elle mourut en 1537. Madame de Châteaubriant ne se mêla pas directement aux affaires publiques. Son influence n'en fut pas moins considérable et déplorable. Sa faveur poussa et maintint dans les hauts commandements militaires ses trois frères, Lautrec, Lescun, Lesparre, tous trois de médiocre capacité, et sur qui retombe une grande part de responsabilité dans les échecs subis entre 1520 et 1529.

La duchesse d'Étampes était fille de Guillaume de Pisseleu, sieur d'Heilly ; elle vint à la cour avant 1522, fut reçue parmi les filles d'honneur et demeura assez longtemps ignorée. François le s'éprit d'elle à son retour de Madrid, et très probablement l'eut pendant quelque temps pour maîtresse, en concurrence avec Madame de Châteaubriant. La liaison ne tarda pas à être divulguée. A l'entrée de la reine Éléonore, le Roi se tenait à une fenêtre, en vue de tous, avec Mlle d'Heilly. Un peu plus tard, en 1533, il lui fit épouser Jean de Brosse, et leur octroya à cette occasion un présent de 72.000 livres. L'année suivante, il donna aux deux époux le comté d'Étampes, érigé pour eux en duché ; puis, en 1536, la terre de Limours, confisquée sur un des Poncher, et les revenus de la terre et seigneurie de Béthencourt et du fief d'Orlu[18]. Madame d'Étampes était séduisante, vive, passionnée ; elle plaisait sans doute aussi au Roi par son esprit. Il faut croire qu'elle en avait plus dans sa conversation que dans ses vers ; ceux qu'elle adressait à son amant sont d'une extrême platitude. Le Roi, bien entendu, lui répondait de la même encre. Il apportait dans ces liaisons une extraordinaire inconscience d'immoralité. Il lui souhaitait :

Et qu'en la fyn tu soyes bien mariée,

Vivant en paix, contente de lignée !

Du reste, ces scandales étaient dans les mœurs, au moins dans celles de la Cour. Au travers de jalousies, de calomnies, d'intrigues de toute sorte, la famille légitime et la famille illégitime vivaient dans une étonnante promiscuité[19]. Tous les poètes et les lettrés du temps comblaient la duchesse de louanges. Marot lui dédiait de jolis vers, à l'occasion de la donation d'Étampes :

Pour y loger de France la plus belle.

Elle affectait de protéger les écrivains et les artistes. Elle s'est aussi mêlée très activement à la politique : elle a essayé de faire et de défaire les ministres, elle a combattu Montmorency. On a dit que Charles-Quint chercha à la séduire par ses avances ; mais il est très douteux qu'elle ait trahi. Son intervention dans les affaires, et jusque dans celles de la guerre, mécontentait vivement bien des gens. Pendant la campagne de 1544, elle avait écrit une lettre au bailli de Vitri, où elle parlait de la négligence des capitaines : Je ne vis oncques Roy si mal servi... et je vous commande que vous montriez ma lettre aux capitaines. Sur quoi, ils s'irritèrent grandement que ceste femme a osé usurper telle autorité de commander et se mesler du fait de guerre. Ses différends avec le Dauphin et Diane de Poitiers, ses intrigues et la faiblesse du Roi à son égard contribuèrent à donner à la fin du règne cette physionomie de désorganisation et d'affaissement qu'elle a dans l'histoire.

Deux des filles de François Ier et de la reine Claude moururent en bas âge, les deux autres épousèrent : Madeleine, Jacques V d'Écosse ; Marguerite (en 1559 seulement), Philibert-Emmanuel de Savoie. L'aîné des fils, François, mourut en 1536 ; le troisième, Charles, en 1545 ; le second devait être Henri II. On disait que François rappelait son grand-père maternel Louis XII , et Charles, son père, en sa gaillardise et franchise, et aussi en beauté et grâce. Quant à Henri, devenu dauphin en 1536, il fut de bonne heure lié et soumis à Montmorency. Il avait déjà un caractère très énigmatique, froid, hautain. Il épousa, en 1533, Catherine de Médicis ; mariage médiocre, car la famille des Médicis était considérée comme de roture, et qui s'explique par certaines nécessités politiques et par le fait que Henri n'était à ce moment que cadet de France.

Catherine n'était pas belle, mais elle avait beaucoup d'entrain ; elle se plaisait à la chasse, montait admirablement à cheval[20]. Si son mari l'aima peu, François Ier se montra pour elle un beau-père affectueux. Elle avait d'ailleurs à son égard toutes sortes de prévenances, de gentilles finesses à l'italienne : elle lui demandait — sachant bien qu'elle le flattait dans sa passion favorite — d'être sur la liste de celles qui le suivaient dans ses chasses. François s'y laissait prendre avec bonhomie.

Mais, même après qu'elle fut devenue dauphine par la mort inattendue de son beau-frère François, elle s'effaça devant sa rivale, Diane de Poitiers[21]. Fille de Jean de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier, et mariée en 1515 à Louis de Brézé, Grand-Sénéchal de Normandie, Diane semble être venue à la Cour dès les premières années du règne de François Ier ; on voit son portrait dans l'album de Madame de Boisy. Veuve en 1534, elle inspira à Henri une passion extraordinairement vive et qui dura jusqu'à la mort du Roi, en 1559.

Nulle femme du XVIe siècle peut-être n'a eu auprès des contemporains ou de la postérité une semblable réputation de beauté. Son prénom, Diane, et le parti que les poètes en ont tiré dans leurs flatteries ont fait penser jadis qu'on retrouvait son portrait dans la célèbre Diane de Jean Goujon, sculptée pour elle. Rien de plus inexact : Madame de Poitiers n'avait pas du tout le genre de beauté classique. On le voit d'après les portraits faits évidemment à sa ressemblance. C'était une femme vigoureuse, de riche carnation, aux traita médiocrement réguliers, au nez légèrement relevé ; elle séduit par un air de belle santé et de bonne humeur avenante. Elle était intelligente, elle a écrit, elle a aimé les arts ; mais elle était, sous son aimable apparence, sèche, dure, avide. Elle avait, sans conviction, des passions catholiques ardentes. Pendant le règne de François Ier, elle poussa son amant vers Montmorency et troubla la Cour par ses machinations contre Madame d'Étampes.

Parmi tous les intimes du Roi, le plus avant dans son affection et sa faveur a été sans doute le frère cadet de Boisy († 1519), Guillaume Gouffier, plus connu sous le nom de Bonivet. Né vers 1488, il fut élevé avec François Ier et arriva au pouvoir avec lui. Il reçut la charge d'Amiral de France en 1515. Brantôme dit qu'il gouvernoit tout le faict de la guerre. Il le gouvernait mal ; hautain, infatué de lui-même, il affectait de ne demander conseil à personne. Bayard eut à se plaindre de lui dans la campagne d'Italie de 1523 ; la bataille de Pavie fut livrée en grande partie par ses conseils. Brantôme ajoute qu'il estoit de fort gentil et subtil esprit, fort bien disant et fort beau et agréable. Sur le dernier point, les portraits confirment ce témoignage. Il avait plus d'une affinité avec François Ier : le gord de la dépense, le tempérament amoureux. Le Roi et sa sœur vivaient avec lui en pleine intimité. Il est très probablement le gentilhomme, dont la grandeur, beaulté et bonne grâce passoit celle de tous ses compagnons, et qui essaya inutilement de séduire Marguerite, d'après ce que raconte une nouvelle de l'Heptaméron. Il partagea les passions du Roi et de sa mère, se montra hostile à Bourbon pour servir leurs jalousies, et irrita le Connétable, dont il était le vassal, en le prenant de haut avec lui. Jusqu'au bout, sur les champs de bataille d'Italie ou de France, on sent, au témoignage des historiens, qu'il y a entre ces deux hommes comme une espèce de duel. Bonivet, du moins, fut héroïque à Pavie. Il opposa sa gorge aux épées et mourut.

Son successeur dans la confiance et l'amitié du Roi a été Anne de Montmorency[22]. En 1520, il fut nommé premier Valet de chambre, en 1522, Maréchal de France. Après la bataille de Pavie, où il avait été fait prisonnier, il profita de ce que la mort de tant de serviteurs du Roi avait fait place nette pour prendre fortement position. Les titres de gouverneur et lieutenant-général du Languedoc, de Grand-Maitre de la Maison du Roi, le don des ville, château et seigneurie de Compiègne en 1526, de 50.000 livres en 1528, à l'occasion de son mariage, marquent quelques étapes de sa faveur. Son autorité devient prépondérante après la mort de Louise de Savoie, elle dure jusqu'en 1541. En 1538, il reçoit l'office de Connétable de France.

Pendant longtemps, il tint le pouvoir par lui-même ou par les membres de sa famille, répandus dans un grand nombre de charges. Il fait seul tout comme il lui plaît, écrit l'ambassadeur vénitien. Il n'en était que plus ardemment combattu par les cardinaux de Tournon et de Lorraine, même quelquefois par Marguerite[23].

Montmorency fut un esprit étroit, sec et dur, représentant en tout de la doctrine absolutiste et conservatrice. Il lutta avec un fanatisme froid et rigide contre toutes les libertés. Il le fit brutalement, sans clairvoyance.

Philippe de Chabot, comte de Charny et de Buzançois, seigneur de Brion, plus connu aujourd'hui sous le nom d'amiral Chabot, n'a été que pendant un an au pouvoir. Mais pendant tout le règne, il figura parmi les personnages en vue, à titre d'ami du Roi, avec qui il avait été élevé. Il fut, lui aussi, comblé de biens, d'honneurs et de charges. Brantôme raconte qu'un courtisan disait à François Ier : Car et à quel propos Brion a-t-il tant de biens de vous, que de sa seule fauconnerie il a 60 chevaux en son escurie, luy qui n'est que gentilhomme comme un autre, et encore cadet de sa maison, que j'ay veu qu'il n'avoit pour tout son train que six ou sept chevaux ? Combien de parvenus de ce genre pendant ce règne ! Chabot, du reste, qui apparaît si grave et si austère sur son célèbre tombeau, était un personnage avide, très mêlé à toutes les intrigues.

Claude de Lorraine, né en 1496, cinquième fils de René II de Lorraine, vint s'établir en France à la fin du règne de Louis XII. Il s'allia à la famille royale par son mariage, en 1513, avec Antoinette de Bourbon, fille de François de Vendôme, suivit François Ier dans toutes ses guerres et reçut de lui des faveurs continues. Le comté de Guise fut érigé en duché-pairie en sa faveur (1528). Jusque vers la fin du règne, où sa fortune subit un temps d'arrêt, il monta graduellement et sûrement. Sa fille Marie, en épousant en 1538 le roi d'Écosse, veuf de Madeleine de France, faisait entrer sa famille dans une seconde maison royale. Le frère puîné de Claude, cardinal en 1518, ne compte pas ses évêchés ni ses bénéfices. François Ier le prend en grande faveur, l'introduit dans son Conseil intime en 1530, le mêle à toutes ses affaires, auxquelles du reste il se mêlait de lui-même, en profitant de la haute situation que lui donnait la dignité cardinalice.

Après l'entourage intime, l'entourage de gouvernement. Deux hommes y dominèrent tous les autres : Florimond Robertet et le chancelier Duprat. Le premier avait déjà un long passé administratif au moment de l'avènement du Roi, il était presque sexagénaire. Cela ne l'empêcha pas de rester l'homme important du nouveau règne. Il fut à la fois une sorte de ministre des finances et de ministre des affaires étrangères. Madame ne cessa pas de le consulter, surtout entre 1524 et 1526. Les ambassadeurs étrangers parlent de son grand crédit, et le Bourgeois de Paris dit qu'à sa mort, le Roi par deux fois alla le visiter, pour lui donner une preuve de son affection.

 Le personnage le plus influent avec lui et après lui fut certainement Duprat[24]. Il s'était attaché, vers 1506, à la Maison d'Angoulême. Précepteur de François Ier, il compta parmi les familiers les plus assidus de Louise de Savoie. Aussi fut-il nommé Chancelier de France en janvier, et de Bretagne en avril 1515. Il était dur à la besogne, ambitieux ; il apportait dans les affaires l'étroitesse d'esprit, le peu de scrupules et les habiletés de certains purs juristes. Il représente partout l'absolutisme. Veuf en 1516, il entra dans les ordres et en profita pour s'enrichir sans mesure. La liste des faveurs qu'il reçut est immense. Le Roi lui octroya l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, lui donna cinq évêchés, le nomma archevêque de Sens en 1525, lui fit donner le chapeau de Cardinal en 15r, le titre de Légat en 1530. Non sans résistance tout cela : les chanoines de Sens, comme ceux de Saint-Benoît-sur-Loire, refusèrent pendant plus d'un an de le reconnaître. Le Parlement, d'après Du Bellay, portait une grande haine au Chancelier, par le conseil duquel ils ne voulaient estre gouvernés. Le Roi lui-même se méfiait de lui. En 1535, à la mort de Duprat, il fit saisir tous ses papiers ; sous forme de prêt, il se fit restituer par ses héritiers une somme de 300.000 livres. Le Bourgeois de Paris se borne à qualifier Duprat de très habile homme et scientifique et subtil, ou encore d'homme très redouté pour son sçavoir et grand sens naturel acquis.

Après Robertet et lui, il y eut un affaiblissement du rôle politique des hommes de loi ; on ne les trouve plus qu'en second ordre. Le Gouvernement se faisait de plus en plus aristocratique.

 

 

 



[1] SOURCES. Journal de Louise de Savoie (dans Michaud et Poujoulat, 1re série, I. V, 1836. Mieux dans Guichenon, Histoire généalogique de la Maison de Savoie, éd. de 1778-80, t. IV, preuves. Poésies du roi François Ier, de Louise de Savoie, etc., recueillies et publiées par Champollion-Figeac, 1847, très suspect. — Lettres de Marguerite d'Angoulême, éditées par Génin, pour la Société de l'Hist. de France, 1841 ; Nouvelles lettres (id.), 1842. Lettres inédites de Diane de Poitiers, publiées par G. Guiffrey, 1866. — Rouard, François Ier chez madame de Boisy, 1868. — Niel, Portraits des personnages français les plus illustres du XVIe siècle, 2 vol., 1848-66.

OUVRAGES. — De Maulde, Louise de Savoie et François Ier, 1895. Corlieu, La mort des rois de France depuis François Ier, étude médicale et historique, 1892.

[2] Il n'y a pas à tenir compte du célèbre portrait du Roi par Titien (Louvre), qui a été peint de fantaisie.

[3] Voir au Cabinet des Estampes, Qb, 17 et 18.

[4] Dans la Galerie d'Henri II. L'épisode est raconté dans : Combat de François Ier contre un sanglier, Bibl. de l'École des Chartes, t. II, 1840.

[5] Exécutions des Réformés. Massacres de Mérindol et Cabrières, etc.

[6] Le recueil de Champollion-Figeac, Poésies du roi François Ier, est très suspect. Certaines pièces du recueil se rencontrent chez d'autres poètes. Par exemple, un charmant dizain :

D'en aymer trois ce m'est force et contraincte ;

L'une est à moy trop pour ne l'aymer poinet,

Et l'autre m'a donné si vive atteinte

Que plus la fuys, plus sa grâce me poingt,

La tierce tient son cueur uny et joinct

Votre attaché de sy très près au myen,

Que je ne puis ne venir n'estre point sien...

doit être de Saint-Gelais, d'après une observation de Champollion lui-même.

[7] La tradition attribue aussi au Roi la musique de cette chanson. Qu'y a-t-il de fondé dans tout cela ?

[8] En 1543, un courtisan écrit à Montmorency : Assurez-vous que nostre maistre est en la sorte que m'avez toujours dit : plus y va avant, plus se prant avecques les fames et en a perdu toute honte.

[9] De janvier 1580 à octobre 1581, d'après le Catalogue des actes, la cour fut à Compiègne, Amiens, Dieppe, Rouen, Argentan, Caen, Cherbourg, Rennes, Nantes, Angers, Tours, Chambord, Fontainebleau. Elle rentra enfin à Paris, mais pour n'y pas rester. Ces voyages avaient parfois un but politique, et ils servaient peut-être aussi à rendre partout la royauté visible. Mais leur prolongation presque indéfinie, les séjours dans des endroits isolés, les allées et venues sont bien le fait de la fantaisie royale.

[10] . Rouard, François Ier chez Madame de Boisy, 1863. Les conclusions de l'auteur sont aventurées.

[11] Le mariage de Marie d'Angleterre avec le duc de Suffolk avait paru une mésalliance scandaleuse. Louise de Savoie, dans son Journal, appelle Suffolk homme de basse condition. C'était vrai d'ailleurs.

[12] Louise de Savoie prit le titre officiel de Madame après la mort de Louis XII.

[13] Née en 1478.

[14] Voir ci-dessus la bibliographie du chapitre. Il serait intéressant d'étudier la question du Journal de Louise de Savoie, au point de vue de la valeur du texte. Nous avons quelques doutes.

[15] En 1528, elle reçut 300.000 écus sur les biens de Semblançay.

[16] Voir ci-dessous le chap. I du liv. V, et le chap. I du livre VI. Nous y indiquerons la bibliographie relative à Marguerite.

[17] Même après la rupture, elle reçut (et son mari avec elle) de nombreux dons du Roi. Il n'y a rien à garder des récits légendaires faits sur les mauvais traitements qui lui auraient été infligés par M. de Châteaubriant.

[18] Le Catalogue des actes mentionne bien d'autres dons.

[19] Au sujet de la prise de Hesdin, en 1537, François recevait une lettre de félicitations signée de Catherine (sa bru), de Marguerite (sa fille), de Marguerite (sa sœur), d'Anne. Génin supposait que cette Anne serait la duchesse d'Étampes (?).

[20] De la Ferrière, Lettres de Catherine de Médicis, t. I, 1880 (Collect. des Doc. inéd.). H. Bouchot, Catherine de Médicis, 1899.

[21] G. Guiffrey, Lettres inédites de Diane de Poitiers, 1868.

[22] Nous retrouverons Montmorency dans toute l'histoire du règne, au volume suivant. Voir sur lui : F. Decrue, Anne de Montmorency, Grand-Maître et Connétable de France, 1885.

[23] Au moins à la fin, car elle avait d'abord été assez intime avec lui.

[24] L'ouvrage du marquis Du Prat, Vie d'Antoine Du Prat, 1857, est purement apologétique. Sur les limites de la faveur et de l'influence de Duprat, on peut consulter Jacqueton, La politique extérieure de Louise de Savoie, 1888.