HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — CHARLES VII. LOUIS XI ET LES PREMIÈRES ANNÉES DE CHARLES VIII (1422-1492).

LIVRE II. — LA SOCIETÉ ET LA MONARCHIE À LA FIN DE LA GUERRE DE CENT ANS.

CHAPITRE IX. — QUESTIONS D'ALLEMAGNE, D'ITALIE ET D'ORIENT.

 

 

I. — QUESTIONS D'ALLEMAGNE[1].

AVANT que l'expulsion des Anglais frit achevée, l'œuvre de l'expansion de la France fut reprise par Charles VII, d'ailleurs avec des précautions qu'explique la menace anglaise, et moins par système que par la nécessité des circonstances. Ainsi, des motifs spéciaux le poussèrent à intervenir en Lorraine et en Suisse : le besoin d'occuper les Écorcheurs pendant la trêve, le désir de satisfaire aux exigences d'un prince ami, René d'Anjou, et l'obligation de refouler la puissance bourguignonne.

La politique agressive suivie autrefois par les rois de France, puis par le duc Louis d'Orléans, sur les frontières de l'Est, était devenue une politique bourguignonne. Philippe le Bon, bien plus encore que son père Jean sans Peur, se détacha de la France. Ses acquisitions firent de lui, avant tout, un prince de l'Empire. Hors de la France, où il n'avait que le tiers de ses domaines, et où le traité d'Arras l'avait même affranchi de tout lien de vassalité envers Charles VII, allait-il fonder un nouveau royaume ? La question qui devait se poser plus tard entre Louis XI et le Téméraire se posait déjà entre Charles VII et Philippe le Bon, et Charles VII sut déjà la résoudre à l'avantage de la France.

Dans la région en litige depuis des siècles entre France et Allemagne, région physique sans unité, échappant à toute évolution politique précise, terre d'Empire où l'Empereur était devenu à peu près un étranger, le duc de Bourgogne possédait la Franche-Comté et les Pays-Bas. Il voulait les réunir par l'acquisition des pays intermédiaires. Rebuté dans une tentative sur l'Alsace méridionale, il fixa ses vues sur le Barrois et la Lorraine et, plus tard, sur le Luxembourg. Il prêta aide au comte de Vaudemont contre René d'Anjou, duc de Bar et de Lorraine[2], et s'efforça discrètement d'étendre son influence sur les évêchés de Metz et de Verdun.

L'actif empereur Sigismond de Luxembourg fit une énergique opposition aux projets de Philippe ; il refusa même de recevoir son hommage pour les domaines que le duc avait acquis en terre d'Empire. À sa mort, l'élection ramena sur le trône impérial les Habsbourg, en la personne d'Albert d'Autriche, prince capable aussi de faire respecter son autorité ; mais, après Albert, régna, pendant cinquante-trois ans (1440-1493), Frédéric d'Autriche, de qui un envoyé de Charles VII écrivait que c'était un homme endormi, tache, pesant, morne, avaricieux, chiche, craintif, qui se laisse plumer la barbe à chacun sans revanger, variable, hypocrite, dissimulant, et à qui tout mauvais adjectif appartient. Philippe le Bon ne pouvait pas souhaiter un suzerain moins redoutable ; mais maintenant le roi de France était en état de traverser les projets du duc de Bourgogne.

Une alliance avec les princes autrichiens[3] était un des moyens d'endiguer l'ambition bourguignonne. Déjà, en 1430, Charles VII avait signé avec Frédéric à la Bourse vide un traité dont Philippe le Bon s'était inquiété un instant. Les affaires de Suisse donnèrent l'occasion de renouveler cet accord.

La Confédération des huit cantons suisses (Uri, Schwitz, Unterwald, puis Lucerne, Zurich, Zug, Glaris, Berne), constituée au XIVe siècle, avait imposé aux ducs d'Autriche, en 1412, une paix qui garantissait pour cinquante ans son indépendance. Cependant Frédéric III, au moment où il prit la couronne impériale, ne voulut point confirmer les franchises des Suisses, et, mettant à profit leurs dissensions, il conclut avec les représentants du canton de Zurich une alliance défensive. Les autres Confédérés crièrent à la trahison et déclarèrent la guerre à Zurich.

Les ducs d'Autriche et leurs vassaux soutinrent Zurich. Les Habsbourg possédaient d'importants domaines au nord de la Suisse le landgraviat de la Haute-Alsace, le comté de Ferrette, le Brisgau, la Forêt Noire. Une partie de ces terres étaient inféodées ou engagées à de nombreux seigneurs, brutaux et cupides, qui nourrissaient une haine tenace contre les libres montagnards de la confédération ; tels les Thierstein et Burckard Mônch, de Landskrone, l'ennemi légendaire des Suisses. Cependant la guerre, malgré l'acharnement des Autrichiens, tourna mal pour eux, car ils n'avaient pas d'armée capable de vaincre la redoutable infanterie suisse. Pour sauver Zurich, Frédéric III demanda le secours du roi de France (22 août 1443).

A cette occasion d'intervenir dans l'Est, vint. s'en ajouter une autre, qui servait plus directement les desseins de Charles VII. René d'Anjou, à court d'argent, avait accru considérablement les dettes que les ducs de Lorraine, ses prédécesseurs, avaient contractées envers la ville de Metz. Les Messins, n'obtenant aucun paiement, se fâchèrent, pillèrent les bagages de la duchesse, et refusèrent toute satisfaction. À l'époque où se concluait la grande trêve de 1444, Charles VII fut sollicité par René d'Anjou de venger son injure.

Une double expédition fut décidée. Il est certain d'ailleurs que la cause déterminante de cette résolution fut la nécessité d'occuper les routiers[4]. La trêve avec les Anglais avait été signée le 28 mai. Du peuple de France, exploité, pillé, torturé par les Écorcheurs, montait vers le roi un immense cri de détresse. Il fallait, comme le dit Charles VII dans des lettres du 9 janvier 1445, trouver façon de vuider et mectre hors de nostredict royaume les gens de guerre qui y vivoient sur les champs. Il devait, comme l'a écrit un des compagnons du dauphin en Suisse, Jean de Bueil, entretenir ses gens d'armes et descharger son royaulme. Par la même occasion, on ferait une utile besogne : on fortifierait deux des ennemis du duc de Bourgogne, on créerait en Lorraine et dans la haute vallée du Rhin de nouveaux obstacles à ses ambitions.

Charles VII en Lorraine, le dauphin Louis en Suisse, ont-ils voulu ou espéré davantage ? On l'a nié. Pourtant ils n'ont caché, ni l'un ni l'autre, leurs projets d'annexion. Le 2 septembre 1444, quelques jours après sa victoire de Saint-Jacques, le dauphin disait aux ambassadeurs impériaux qu'il était venu pour recouvrer certaines terres, soumises anciennement à la couronne de France, qui s'étaient soustraites, volontairement et frauduleusement, à l'obéissance de cette couronne. Le 11 du même mois, le roi écrivait qu'il s'était transporté sur les frontières du duché de Lorraine pour donner remède à plusieurs usurpations et entreprises faites sur les droits de nos royaumes et couronne de France en plusieurs pays, seigneuries, citez et villes, estans deçà la rivière du Rhin, qui d'ancienneté souloient (avaient coutume) estre et appartenir à nos prédécesseurs roys de France, et icelles remettre et réduire à nostre seigneurie et bonne obéissance. Sous ces termes vagues, qu'il leur eût été sans doute assez difficile de rendre plus précis, apparaît l'ambition de mettre à profit la faiblesse politique de l'Allemagne, et de s'agrandir. Il n'est pas douteux que Charles VII n'ait voulu mettre la main sur les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun, et la tentative de son fils sur Bille nous incline à croire que le jeune dauphin caressait déjà son projet de se tailler une principauté sur les deux versants des Alpes.

Le 20 juillet 1444, le dauphin entra à Langres, où depuis plusieurs mois se concentraient son armée et son artillerie. Il y avait là des routiers venus de tous les coins du royaume, même des Anglais, qu'on allait ainsi conduire hors de France ; en tout, quinze ou vingt mille combattants, suivis de milliers de goujats et de femmes. C'était une cohue, en grande partie misérable et déguenillée, mais redoutable par sa brutalité, sa longue expérience de la guerre, et par une soif de pillages et de supplices que le dauphin ne chercha point à contenir. Partout où elle passa, elle sema la désolation et la mort.

Le dauphin recevait ambassade sur ambassade ; on le suppliait de se hâter. Les confédérés bloquaient Zurich ; le 12 août ils mirent le siège devant le château de Farnsbourg, au sud de Bâle ; c'était le repaire d'un brigand, le baron de Falckenstein. Le dauphin déclara qu'il allait débloquer Farnsbourg. Vers le 20 août, les Écorcheurs envahirent et ravagèrent la campagne de Bâle. En réalité, c'était Bâle que le dauphin projetait de prendre, bien qu'elle fût ville impériale et que le Concile y siégeât. Le bourgmestre se plaignit de cette irruption et demanda inutilement quelles en étaient les raisons. Le dauphin s'installa à l'ouest de la ville, tandis que les Autrichiens, ses alliés, s'avançaient sur la rive droite du Rhin vers le petit Bâle. Pendant ce temps, un fort contingent de routiers français se dirigeait vers le château du baron de Falckenstein. Quinze cents ou deux mille Suisses se détachèrent du siège de Farnsbourg pour aller au-devant d'eux et réussirent d'abord à les repousser. Une bataille acharnée s'engagea le 26 août, au petit jour, dans la plaine de Pratteln, et se termina le soir, dans les jardins de la maladrerie de Saint-Jacques, par le massacre de la petite troupe suisse. Dans la matinée, les Bâlois avaient fait une sortie, pour secourir les Confédérés ; mais apercevant leur ville cernée par l'ennemi, ils rentrèrent précipitamment, échappant au piège préparé par Louis de France.

L'héroïsme du détachement suisse détruit à Saint-Jacques fit grande impression sur le dauphin. L'attitude énergique des Confédérés, qui abandonnèrent le siège de Zurich et se portèrent en Argovie pour arrêter les Écorcheurs, l'hostilité des populations de la Forêt Noire, l'aigre langage des ambassadeurs impériaux, qui se plaignaient maintenant de cette invasion de Barbares, les manœuvres inquiétantes du duc de Bourgogne, signant, le 11 octobre, un traité d'alliance avec le duc de Bavière, tout engageait le fils de Charles VII à se retirer. Il fit une nouvelle tentative pour entrer à Bâle, usant, cette fois, de douceur et d'éloquence persuasive : son envoyé, Gabriel de Berne, soutint qu'autrefois la ville de Bâle était sous la protection du roi de France et lui payait une redevance annuelle. Les Bâlois assurèrent que le dauphin faisait erreur ; celui-ci n'insista pas, et demanda l'amitié des Suisses, qui étaient de si bons soldats. Le 28 octobre, il conclut à Ensisheim un traité de bonne intelligence et ferme amitié avec les villes et communes de Bâle, Berne, Lucerne, Soleure, Uri, Schwitz, Unterwald, Zug et Glaris. Il promettait d'imposer cette paix à ses capitaines et aux nobles du pays. Les relations commerciales entre la Suisse et la France devaient être libres et sûres. Quant à la querelle entre Zurich et les autres cantons, Louis ne s'en mêlait plus que pour offrir sa médiation.

Les ducs d'Autriche ayant refusé de livrer les places fortes qu'ils avaient promises au dauphin pour caserner ses troupes, Louis installa les Écorcheurs en Alsace, de force. Malgré la résistance des villes, il les établit en quinze quartiers d'hiver, de Montbéliard jusqu'aux environs de Strasbourg. Ils commirent là, pendant six mois, les plus épouvantables méfaits : cette bande de brigands cosmopolites fit haïr le nom français dans toute l'Allemagne occidentale. Au mois d'avril 1445, l'Alsace fut enfin délivrée des Barbares.

L'expédition de Charles VII en Lorraine fut moins dramatique. D'abord Pierre de Brézé alla demander la soumission d'Épinal. La ville était de prise facile. Les Spinaliens ne dépendaient que de l'évêque de Metz, qui était pour eux un ennemi plutôt qu'un seigneur. En ce temps de brigandage, une petite ville ne pouvait guère se passer d'un protecteur : les habitants, assurés de conserver leurs franchises, jurèrent volontiers fidélité au roi de France (4 septembre 1444). La puissante cité de Metz fit, au contraire, une énergique résistance. Lorsqu'ils virent arriver les Écorcheurs, les Messins réclamèrent des explications : pourquoi violait-on leur territoire ? Ils n'étaient pas sujets du roi. Le conseiller Jean Rabateau répondit à leurs ambassadeurs, reçus en audience royale : Le roi prouvera suffisamment, si besoin est, par les chroniques et par l'histoire, que les Messins ont été, de tout temps, sujets du roi, de ses prédécesseurs et du royaume. Pendant quatre mois, les Écorcheurs ravagèrent les alentours de Metz, mais il fallut renoncer à s'emparer de la place. Le 28 février 1445, Charles VII signa un traité de bonne paix avec les Messins : il abandonna son projet de les soumettre ; il les força seulement à sacrifier la plupart des créances qu'ils avaient sur René d'Anjou et ses prédécesseurs en Lorraine. C'est ainsi que le bon roi René liquidait ses dettes, avec le concours du roi de France.

Plusieurs autres villes furent sommées d'admettre la suprématie du roi. Saint-Nicolas-du-Port, Rembercourt-aux-Pots, quelques autres bourgs, se placèrent sous sa sauvegarde. Toul et Verdun ne s'exécutèrent que de mauvaise grâce, à la fin de la campagne (mai-juin 1445). Toul refusa de se reconnaître propriété du roi de France, et accepta seulement sa protection, qu'elle dut payer d'une redevance annuelle de 400 florins. Sur Verdun, les droits de Charles VII étaient incontestables : depuis le temps de saint Louis, la ville était sous la sauvegarde du roi de France, auquel elle avait promis redevance et service d'ost. La convention fut renouvelée, et les habitants versèrent 3 500 florins d'or pour l'arriéré dû au roi.

Les campagnes de 1444 avaient eu un résultat plus grand que d'annuler quelques dettes de René d'Anjou : la bannière du roi de France, si longtemps cachée et humiliée, avait été promenée victorieusement jusqu'au Rhin, dans les pays mêmes que le duc de Bourgogne convoitait. Enfin l'alliance avec les Suisses avait été amorcée. Charles VII fit, jusqu'à la fin de son règne, de constants efforts pour s'assurer leur amitié. Il songeait à user d'eux, ainsi que des Savoyards, pour combattre les Anglais. II leur rendit toutes sortes de bons offices, et conclut avec eux, en 1452, un traité d'intelligence perpétuelle ; mais ce traité n'eut pas de conséquences immédiates.

Si les Confédérés étaient devenus les amis de la France, en revanche l'accord avec l'empereur, premier prétexte de l'expédition en Suisse, était rompu. Les Écorcheurs avaient épouvanté par leurs excès les habitants de la vallée du Rhin, et Charles VII avait méconnu systématiquement les droits de l'empereur sur les villes lorraines : il avait agi comme si Frédéric III n'avait pas existé. Sa politique fut la même en Italie, où il ne tint nul compte de la suzeraineté impériale. Les réclamations courroucées des ambassadeurs de Frédéric n'obtinrent aucun semblant d'excuse.

Ce changement de front était inspiré par un sentiment très juste de la réalité. De Frédéric III, on ne pouvait à peu près rien attendre, pour arrêter les progrès de la maison de Bourgogne. On devait même craindre qu'il ne se laissât circonvenir par Philippe le Bon et ne lui accordât l'objet de son rêve grandiose : une couronne de roi. Mépriser l'empereur pour le déconsidérer et annuler son action dans tout l'Occident, chercher des alliés parmi les princes allemands, jaloux de la grandeur bourguignonne et éternellement indociles à l'autorité impériale, telle fut désormais la politique suivie par les conseillers de Charles VII. En 1445, ils conclurent une série de traités, dirigés contre le duc de Bourgogne, avec l'archevêque de Trêves, Jacques de Sierck, ancien conseiller du roi René ; avec l'archevêque de Cologne, alors en guerre contre le duc de Clèves, beau-frère de Philippe le Bon ; avec Louis de Bavière, électeur Palatin, naguère allié de Philippe le Bon ; avec Frédéric, électeur de Saxe ; avec Guillaume, duc de Saxe, compétiteur de Philippe le Bon pour la possession du Luxembourg ; avec le duc de Juliers et le comte de Blanckenheim. Charles VII chercha même des amis dans la bourgeoisie allemande en 1453, il conféra un bénéfice ecclésiastique à un bourgeois de Cologne.

Charles VII voulait acquérir, dans la haute vallée du Rhin, une sphère d'influence, comme on dit aujourd'hui, afin de surveiller et d'arrêter l'expansion de la maison de Bourgogne. Il crut y parvenir en mariant la belle-sœur du dauphin, Éléonore d'Écosse, qui vivait à la cour de France, avec le fils et le successeur de Frédéric à la Bourse vide, Sigismond : il décida le jeune duc d'Autriche à donner ses domaines de Suisse en douaire à Éléonore d'Écosse et, au mépris de l'autorité impériale, il prit ces domaines sous sa protection. Mais il ne put jamais les faire respecter par les Confédérés. Tous ses efforts pour réconcilier les Suisses avec Sigismond restèrent vains, et il ne réussit ni à consolider l'autorité autrichienne, ni à étendre l'influence française dans la région du Haut-Rhin.

Cette politique de Charles VII eut d'abord pour contrecoup un rapprochement entre Philippe le Bon et l'empereur : Philippe obtint l'investiture des duchés et des comtés qu'il tenait en terre d'Empire. Il désirait plus encore : il voulait faire de ces duchés et de ces comtés un royaume, dont toutes les autres seigneuries de Basse Allemagne, depuis le duché de Clèves jusqu'à celui de Lorraine, auraient été les fiefs. Son intention, très nettement indiquée par le secrétaire qu'il envoya auprès de Frédéric III, était d'avoir un royaume pareil à celui du roy Lothaire, fils de l'empereur Charles le Grant, c'est-à-dire de reconstituer la Lotharingie. Le chancelier du Saint-Empire, Gaspard Slick, que Philippe avait convaincu de la bonté de sa cause par des arguments sonnants, ne demandait pas mieux que de l'appuyer. Mais la méfiance et l'inertie de l'empereur étaient difficiles à vaincre. Frédéric III offrit simplement une couronne secondaire, un médiocre petit royaume de Brabant. Philippe le Bon abandonna son projet. Il se consola en disant, plus tard, aux ambassadeurs de Louis XI qu'il avait dédaigné une couronne : Je veulx bien que chacun sçache que, sy j'euisse voullu, je feusse roy[5].

Philippe le Bon n'arriva même point à se faire reconnaître la possession du Luxembourg[6]. Le duché de Luxembourg appartenait à une veuve, Élisabeth de Görlitz, femme prodigue et de mœurs légères, criblée de dettes, détestée de ses sujets, sans appui. Inquiète des manœuvres du duc de Saxe, qui avait des prétentions sur le duché, elle vendit le Luxembourg à son neveu le duc de Bourgogne. Malgré la résistance opposée par les troupes du duc de Saxe, les Bourguignons occupèrent le pays et prirent d'assaut la capitale (21 novembre 1443). Mais le Luxembourg était un domaine de la couronne de Bohême, et les régents qui gouvernaient à Prague protestèrent contre cette annexion. Des négociations s'engagèrent pour faire épouser au jeune Ladislas, roi de Bohême et de Hongrie, une fille de Charles VII. Le gendre et le beau-père sauraient bien enlever le Luxembourg aux Bourguignons. Le mariage fut résolu en 1457.

Une ambassade hongroise arriva le 8 décembre à Tours. Le comte de Foix offrit aux Hongrois un banquet qui égala les splendeurs des fêtes bourguignonnes ; on jura, sur un paon, d'aller exterminer le Turc. Une alliance avec les Hongrois, les récents vainqueurs de Mahomet II, c'était la direction des futures croisades soumise à la maison de France, et c'était encore une manière de diminuer la maison de Bourgogne.

La nouvelle subite de la mort de Ladislas, frappé de la peste, n'abattit point la persévérance des gens du roi : Charles VII leva la querelle de Ladislas et prit le Luxembourg sous sa protection. Le bailli de Vitry alla apposer aux portes des villes luxembourgeoises les panonceaux royaux. Il se rendit ensuite à Prague. Il ne s'agissait de rien de moins que de demander pour le second fils de Charles VII la couronne de Bohème, qui était élective, comme celle de Hongrie. Le roi promettait aux électeurs de racheter à ses frais les domaines hypothéqués de la couronne et s'engageait à régler la question de Luxembourg en faveur du roi de Bohème. La proposition fut accueillie avec froideur. Le régent Georges de Podiebrad fut élu roi par acclamations (2 mars 1458). Alors Charles VII se tourna d'un autre côté. Il acquit, pour 50 000 écus d'or, les droits de la duchesse de Saxe sur le Luxembourg, et prit le titre de duc de Luxembourg ; Geoffroy de Saint-Belin fut nommé gouverneur du duché. Il ne parait point, d'ailleurs, que les officiers de Charles VII aient exercé dans ce pays aucun pouvoir effectif. Les habitants, résignés à la domination bourguignonne, ne leur prêtèrent aucun appui.

Une autre terre d'Empire était encore convoitée par Philippe le Bon : l'évêché de Liège. Ici, les indigènes étaient nettement hostiles au duc de Bourgogne. En 1456, Philippe obtint du Saint-Siège une bulle conférant cet évêché à son propre neveu, un jeune homme de dix-sept ans, Louis de Bourbon. Les Liégeois entrèrent en négociations avec Charles VII, qui leur accorda, en 1460, des lettres de protection. Les baillis de Vermandois et de Vitry furent chargés de veiller sur Liège. Ainsi, de toutes parts, le vigilant et opiniâtre effort des gens du roi créait des obstacles à l'ambition bourguignonne.

 

II. — QUESTIONS D'ITALIE[7].

À l'avènement de Charles VII, il y avait en Italie des souverains plus puissants et plus riches que lui. Parmi les États de Lombardie émergeaient deux grandes seigneuries rivales : le duché de Milan, gouverné alors par l'oncle de Charles d'Orléans, Philippe-Marie Visconti, et Venise, qui étendait sa domination jusqu'au lac de Côme. La maison de Savoie comptait peu encore dans les destinées italiennes. L'Italie péninsulaire comprenait, trois grands États : la seigneurie du Saint-Siège, bien affaiblie par les maux issus du Schisme[8] ; Florence, qui partageait avec la république de Sienne la domination de la Toscane ; le royaume des Deux-Siciles enfin, le plus grand des États italiens, mais le plus pauvre et le plus difficile à gouverner. Ainsi la division politique de l'Italie n'allait pas jusqu'à l'émiettement ; des unités locales s'y formaient, et elle n'était plus un terrain d'annexions faciles. De plus, elle était le pays de la diplomatie rusée et déloyale. Les étrangers qui y entraient avec des projets de conquête couraient au moins le risque de perdre leur peine. Les empereurs renoncèrent à y faire respecter leur ancienne autorité. Les rois qui précédèrent sur le trône de France le naïf Charles VIII ne jouèrent en Italie que petit jeu.

Au temps du royaume de Bourges, la maison d'Anjou maintint seule la tradition de l'intervention française en Italie. René d'Anjou, duc de Lorraine, fils du roi de Sicile Louis II, apprit, au fond de la prison où le duc de Bourgogne le retenait captif, la mort de son frère, le roi de Sicile Louis III, à Cosenza (1434), puis la mort de la reine Jeanne II, qui avait peut-être désigné elle-même René comme son successeur (1433). La duchesse de Lorraine s'embarqua pour Naples et fit reconnaître son autorité dans la ville et les environs. Mais l'anarchie était à son comble dans ce misérable royaume livré à la barbarie féodale. La duchesse eut à compter avec ces barons napolitains, cupides et grossiers, qui portaient des surnoms de coupe-jarrets : Zizi, Malcarne, le Boucher, Tueur-de-Rats[9]. Elle eut surtout à compter avec l'ancien rival de Louis III, le roi d'Aragon Alphonse le Magnanime, qui tenait déjà la Sicile. Lorsque son mari, enfin libre, vint la rejoindre, en 1438, elle avait été obligée, pour trouver des ressources, de mettre en gage une partie de ses vêtements.

René avait alors vingt-neuf ans. C'était un homme aimable, d'une bravoure chevaleresque, très capable de rendre populaire à l'étranger le nom de la France. Les Napolitains l'aimèrent pour sa simplicité et sa bonhomie ; mais sa naïveté égalait sa vaillance : c'était un peu un ancêtre de Don Quichotte. Et, comme Don Quichotte, il était très pauvre. Charles VII lui prêta vingt mille florins, qui disparurent vite dans le gouffre italien. Dès que l'on connut l'état de sa bourse, son prestige baissa, parce que la pauvreté fait fuir tout le monde, disait un contemporain, l'auteur du Journal de Naples. Trahi par les condottieri, berné par Alphonse d'Aragon, qui se moquait de ses cartels, il finit par se laisser prendre Naples et regagna la Provence, en 1442, las de lutter. Je ne veux plus, disait-il, qu'ils fassent de moi l'objet de leurs trafics. La Provence fut la seule part que la maison d'Anjou conserva de l'héritage napolitain. René garda son titre de roi de Sicile, mais il ne réussit jamais à recouvrer son royaume. Le Saint-Siège, qui avait jadis appelé en Italie son frère Louis, et qui l'avait soutenu lui-même, donna à Alphonse d'Aragon l'investiture du royaume de Naples.

La maison d'Orléans, qui avait des droits incontestables sur la succession future de Philippe-Marie Visconti, et possédait le comté d'Asti, avait alors pour chef, comme la maison d'Anjou, un poète et non un politique. Charles d'Orléans ressemblait, par plus d'un point, au roi René. Il faisait de meilleurs vers, mais il n'avait pas plus que lui l'étoffe d'un conquérant. Pour comble de malheur, il fut captif bien plus longtemps que René. Tandis qu'il rimait des ballades dans ses prisons anglaises, son oncle Visconti prit possession du comté d'Asti, sous prétexte de le défendre, et Charles, devenu libre, en réclama vainement la restitution.

Philippe-Marie mourut le 13 août 1447, sans faire aucun testament[10]. Il ne laissait qu'une fille bâtarde, Blanche-Marie, qui avait épousé le condottiere Sforza. Le duché de Milan devait donc revenir à Charles d'Orléans, selon le contrat de mariage de sa mère Valentine Visconti. Avant même que le duc de Milan eût rendu le dernier soupir. à bailli de Sens, Regnault de Dresnay, vint avec cinq cents lances occuper le comté d'Asti, et, la mort de Philippe-Marie une fois certifiée, il affirma les droits successoraux de Charles d'Orléans et envahit le Milanais, où ses Écorcheurs semèrent la terreur. Mais la confusion y était inextricable. La cité de Milan, ne voulant point de maitre, s'était constituée en République Ambrosienne : les villes sujettes se donnèrent, les unes au duc de Savoie, les autres à Gênes, les autres au marquis de Montferrat, d'autres au due de Ferrare, ou à Venise, ou à Sforza, ou au duc d'Orléans. Les condottieri se ruèrent sur l'héritage de Philippe-Marie ; un d'eux, le fameux Colleone, passé au service de la République Ambrosienne, battit Regnault de Dresnay et le fit prisonnier.

Cette défaite calma les velléités du roi de France, qui avait un instant songé à soutenir sérieusement les droits de Charles d'Orléans. D'ailleurs le gendre de Philippe-Marie, François Sforza, habile homme de guerre, diplomate subtil, était pour le duc d'Orléans un rival invincible, comme Alphonse le Magnanime pour René d'Anjou. Charles d'Orléans arriva en octobre, à tout petit train, à Asti. En France, sur sa route, il avait dû demander aux villes, aux couvents, aux gens du roi, de l'avoine pour ses chevaux et du vin pour lui. Hormis les fidèles Astesans, personne en Italie ne voulut accueillir ni appuyer ce prince besogneux. Il repartit l'année suivante sans avoir obtenu un pouce de terre ni une alliance, et, en 1450, les Milanais, épuisés par la misère et la discorde, ouvrirent leurs portes à François Sforza. Le seul résultat politique du voyage de Charles d'Orléans en Italie fut l'affermissement de la domination française dans le comté d'Asti. Elle y subsistera jusqu'au traité de Cambrai (1529).

L'avènement de Sforza modifia profondément les rapports respectifs des États italiens et leurs relations avec Charles VII, qui se trouva bientôt convié à intervenir dans les affaires de la péninsule. La Seigneurie de Venise, craignant de voir sa puissance continentale détruite par le nouveau duc de Milan, forma contre lui une ligue où entrèrent successivement le roi d'Aragon, le duc de Savoie et le marquis de Montferrat. Sforza prit peur ; l'alliance de son ami Côme de Médicis, dont le glorieux principat commençait à Florence, lui parut insuffisante, et il résolut de demander celle de Charles VII. Le 14 novembre 1451, arriva à la cour de France, pour accomplir cette mission, le Florentin Angiolo Acciajuoli.

Le 9 mars précédent, le dauphin avait épousé, malgré son père, Charlotte de Savoie, et Angiolo Acciajuoli sollicitait une alliance contre une ligue où figurait le duc de Savoie. Charles VII, oubliant l'injure faite à la maison d'Orléans, promit de secourir, en cas de guerre, Milan et Florence (traité du 21 février 1452). Sforza ne prenait, en retour, que le vague engagement de soutenir les intérêts du roi en Italie, et perfidement il entamait des négociations secrètes avec le dauphin et le duc de Savoie.

La guerre éclata en Italie au printemps de 1452. Charles VII, au cours de l'expédition qu'il fit alors dans le Midi, contraignit le duc de Savoie à observer la neutralité en Italie. Acciajuoli revint en France, l'année suivante, pour réclamer une aide plus effective. Charles VII préparait alors une nouvelle expédition en Guyenne. René d'Anjou, qui n'avait pu oublier sa défaite à Naples, se chargea volontiers d'aller représenter en Italie le roi de France. Son ennemi Alphonse d'Aragon faisait partie de la ligue qu'il s'agissait de combattre ; René avait l'espoir de se créer de puissants alliés et de reprendre prochainement avec eux le chemin de Naples. Il fut reçu magnifiquement par la duchesse de Milan ; mais, aussitôt que l'arrivée de l'armée française eut produit sur les Vénitiens l'effet de terreur souhaité, Sforza et Côme de Médicis n'eurent plus qu'un désir, celui de faire la paix et de renvoyer le roi René. Encore une fois dupé, laissé sans ressources, René dut repasser les Alpes (janvier 1454).

Le 9 avril suivant, Sforza signa avec la seigneurie de Venise la paix de Lodi. Quelques mois après, tous les États italiens étaient réconciliés. Une ligue se forma entre Milan, Venise, Florence, le Saint-Siège et Alphonse d'Aragon, en apparence pour organiser la croisade, en réalité pour garantir l'Italie contre les progrès de l'influence française. François Sforza devint alors décidément l'ami du dauphin Louis. Il cajolait Charles VII, le comblait de flatteries et de cadeaux, mais ne cessait de tendre contre lui le réseau enchevêtré de ses intrigues.

La défiance des souverains italiens envers la dynastie des Valois, redevenue la plus puissante de l'Occident, se marque dans un mémoire, dû sans doute à un des hommes d'État les plus fins de ce temps, Cicco Simonetta, et qu'on lut à Sforza, le 28 juin 1457, pour l'engager à surveiller les affaires génoises : si les Français mettaient de nouveau la main sur Gènes, les Angevins en feraient la base de nouvelles entreprises contre la dynastie aragonaise, et les troubles renaîtraient en Italie ; pour conserver l'équilibre établi par la paix de Lodi, il fallait barrer la route à l'ambition française.

Ces craintes étaient justifiées. Au même moment, en effet, le fils du roi René, Jean d'Anjou, duc de Calabre, préparait, au nom de Charles VII, l'occupation de Gênes. C'était la seconde fois que Charles VII tentait d'annexer cette république maritime, dont les vaisseaux lui pouvaient être si utiles dans sa lutte contre les Anglais. Depuis le départ de Boucicaut (1409), Gênes avait passé par toutes les phases de l'anarchie. Le parti des Fregosi avait une première fois fait appel à Charles VII en 1446, et Janus de Campo-Fregoso, devenu doge, avait, pour toute récompense, chassé les Français. Menacés par le roi d'Aragon, les Fregosi redemandèrent, dix ans après, l'appui du roi. Cette fois la seigneurie de Gènes fut transmise solennellement à Charles VII ; Jean d'Anjou, lieutenant du roi, occupa la ville (11 mai 1458) et s'y maintint, malgré les intrigues de Sforza et la traîtrise des Génois. Il pensait la domination française si bien assurée, qu'il s'embarqua, le 4 octobre 1459, pour aller conquérir Naples, justifiant ainsi les prévisions de Cicco Simonetta.

Alphonse le Magnanime était mort, en effet, en 1458, laissant l'Aragon à son frère Jean, et les Deux-Siciles à son bâtard Ferdinand. Le prince de Bassano et d'autres barons napolitains refusèrent de reconnaître Ferdinand et offrirent la couronne au duc de Calabre. Charles VII entreprit, en faveur de Jean d'Anjou, une campagne diplomatique en Italie. Mais les membres de la ligue se montrèrent hostiles à la nouvelle tentative angevine. Le roi René, à peu près ruiné, ne trouvait plus crédit nulle part ; les hauts faits de son fils restèrent inutiles, et Naples échappa encore aux Angevins. Pendant que le duc de Calabre perdait ainsi son temps, les Français furent chassés de Gènes pour la seconde fois.

Telle fut la politique française en Italie pendant le règne de Charles VII. Elle mérite de n'être pas oubliée, parce qu'elle est, malgré tout, un signe de la vitalité nouvelle de la France, à peine sortie des griffes de l'Angleterre, et parce qu'elle a sa place dans les origines des folles guerres d'Italie. Mais elle n'eut, on le voit, aucun résultat direct. Elle n'eut même aucune unité. La maison d'Anjou et la maison d'Orléans poursuivaient chacune un but différent et leurs efforts se contrariaient parfois : on vit le roi René soutenir, les armes à la main, la cause d'un Sforza, qui avait dépouillé Charles d'Orléans de l'héritage milanais. Quant à Charles VII, il ne songea pour lui-même qu'à une seule conquête, celle de Gênes, et deux fois il fut berné par les Génois. À aucune époque, la difficulté de combattre la politique machiavélique des États italiens n'était apparue plus sérieuse. Charles d'Orléans, René d'Anjou, le duc de Calabre, le roi de France s'étaient laissés duper tour à tour.

 

III. — CHARLES VII ET LES PROJETS DE CROISADE[11].

L'EMPIRE turc, détruit un instant par l'invasion mongole, était reconstitué au moment où Charles VII fut proclamé roi. Dès 1422, Mourad II (1421-1451) menaçait Constantinople. Les progrès des Turcs excitèrent l'émotion des âmes pieuses, remplirent d'une terreur d'apocalypse les visions des mystiques, mais, à peu près seuls, les Hongrois et les Slaves s'armèrent pour un commun effort. Les seigneuries italiennes et les rois d'Occident, tout entiers au soin de développer leur puissance économique et politique, n'essayèrent pas de conjurer ce lointain péril.

Charles VII refusa obstinément son concours. Il s'intéressait, on l'a vu, aux relations commerciales de ses sujets avec le Levant ; mais il ne voulait se démunir ni de sa chevalerie, ni de son or. Le duc de Bourgogne, au contraire, eut pendant tout son règne la démangeaison d'agir en chef de la Chrétienté. Il songea, dans sa jeunesse, à prendre la direction de la croisade contre les Hussites[12]. Il se posa de bonne heure en protecteur de la Terre Sainte : il donna des sommes considérables aux communautés chrétiennes de Jérusalem ; il avait, dans l'église Notre-Dame de Sion, une chapelle particulière, ornée d'une verrière à ses armes ; il fonda à Ramleh un hospice pour les pèlerins, et fit réparer l'église de Bethléem et les remparts de Rhodes. Il rêvait à la fois de conquérir le Saint-Sépulcre sur le soudan d'Égypte et de défendre Constantinople contre les Turcs. Dès 1421, Guillebert de Lannoy allait recueillir pour lui, en Syrie, des informations stratégiques. En 1433, c'était le tour de son écuyer tranchant Bertrandon de La Broquière. En 1443, il envoya une flotte en Orient : ses chevaliers réussirent à délivrer Rhodes, assiégée par un émir égyptien ; mais leurs campagnes contre les Turcs échouèrent.

A la fin de l'année 1451, Mahomet II (1451-1481) commença de grands préparatifs contre Constantinople. Philippe le Bon proposa inutilement au roi de France d'organiser à frais communs une expédition de secours ; de son côté il eut besoin de toutes ses forces pour réprimer la rébellion de Gand. Le 29 mai 1453, deux mois avant la défaite finale des Gantois, Constantinople tomba aux mains des Turcs.

C'était la fin de l'empire chrétien d'Orient. Ce grand événement, dont les conséquences désastreuses se déroulent aujourd'hui encore sous nos yeux, eut un retentissement considérable. Le sort des Grecs excita la pitié populaire[13], mais les princes restèrent muets. Le futur Pie II, Æneas Sylvius, alors secrétaire de Nicolas V, faisait, dans une lettre écrite un an plus tard, ce tableau très exact de la situation :

J'aimerais mieux que mon opinion fût très fausse : l'union que je souhaite, je n'y crois pas. La Chrétienté n'a plus de tète : ni le pape, ni l'empereur n'obtiennent le respect et l'obéissance qui leur sont dus ; on les traite comme des fictions, des figures peintes. Comment persuader aux innombrables chefs chrétiens de prendre les armes ? Regardez l'aspect de la Chrétienté. L'Italie, dites-vous, est pacifiée ? Je ne sais jusqu'à quel point. Entre le roi d'Aragon et les Génois, il y a encore des restes de guerre. Et ce ne sont pas les Génois qui iraient combattre les Turcs : on dit qu'ils leur paient tribut ! Les Vénitiens ont conclu un traité avec les Turcs. Les Italiens manquant, noue n'avons rien à espérer d'une guerre maritime. En Espagne, vous savez qu'il y a beaucoup de rois, qui n'ont ni la même puissance, ni la même politique, ni la même volonté, ni les mêmes idées, et ce ne sont pas ces princes habitant l'extrémité de l'Occident qu'on peut entraîner en Orient, surtout alors qu'ils ont affaire avec les Maures de Grenade. Le roi de France a chassé l'ennemi de tout son royaume ; mais il reste inquiet, et n'osera pas envoyer sa chevalerie hors de son royaume, par crainte d'une descente subite des Anglais. Quant aux Anglais, Ils ne pensent qu'à venger leur expulsion de France. Les Écossais, les Danois, les Suédois, les Norvégiens, qui résident au bout du monde, ne cherchent rien hors de chez eux. Les Allemands, très divisés, n'ont rien qui les unisse.

Nicolas V, Calixte III, Pie II, qui se succédèrent alors sur le trône pontifical, soutinrent avec énergie, mais sans résultat, la cause de la guerre sainte. Seul, disait Æneas Sylvius dans sa lettre de 1454, le prince Philippe me parait digne d'éloges.

Le fameux banquet du Vœu du faisan, donné par le duc de Bourgogne le 17 février 1454, fut le signal d'un nouvel et très sincère effort pour organiser une campagne contre les Turcs. La mauvaise volonté du roi de France et les complications de la politique bourguignonne entravèrent ce bel élan. Charles VII déclara que les projets de son cousin étaient fort louables, mais que les Anglais étaient encore menaçants et qu'une croisade enlèverait inopportunément à la France beaucoup de chevaliers. Au scandale du Saint-Siège, il défendit de publier dans son royaume les bulles de la croisade. Finalement, il consentit à la levée des subsides pontificaux, mais l'argent perçu fut employé à construire des galères, et la flotte servit à pourchasser les Anglais et à conquérir Naples. Philippe le Bon aurait passé outre au mécontentement du roi de France ; mais il fut détourné de son dessein par une guerre contre les habitants du diocèse d'Utrecht. Les hostilités se terminaient à peine, lorsque le dauphin, en révolte contre son père, arriva dans les Pays-Bas. L'on a vu que les menaces de rupture entre la France et la Bourgogne furent désormais continuelles jusqu'à la fin du règne. Lorsqu'en 1459 le pape Pie II convoqua tous les princes chrétiens à Mantoue pour organiser enfin la croisade, le duc de Bourgogne ne montra pas plus d'empressement que les autres.

L'histoire des stériles efforts qui furent tentés auprès du roi de France pour l'entraîner en Orient est significative. L'accueil fait par Charles VII aux projets de croisade marque nettement le caractère tout laïque et utilitaire de la politique royale à la fin de la guerre de Cent Ans. Enfin les sollicitations dont ce prince fut l'objet de la part des promoteurs de la guerre sainte nous montrent quelle était sa renommée en Europe. Rhéteurs venus de Grèce, prédicateurs allemands, diplomates italiens, tous s'accordaient à reconnaître en Charles VII le premier des princes chrétiens. En Orient, rien n'égalait le prestige de la France, entretenu par le souvenir des croisades, avivé par la renaissance du grand commerce maritime. Peu de temps avant sa mort, Charles VII reçut à Bourges des envoyés de l'empereur de Trébizonde, du roi de Perse, du prince de Géorgie, du roi d'Arménie et du roi d'Abyssinie. Ces personnages avaient été réunis en Orient par un Franciscain d'humeur entreprenante et intrigante, Ludovic de Bologne, qui s'était fait l'apôtre d'une ligue générale contre les Turcs. Ils visitèrent aussi le pape et le duc de Bourgogne : mais ils voulaient surtout, pour combattre Mahomet, l'appui moral et la bannière du roi de France, qu'ils nommaient le roi des rois. Comme disait l'auteur du Débat des hérauts d'armes : Toute la Crestianté fait honneur a France, et mettent France la première nacion.

 

IV. — COUP D'ŒIL SUR LE RÈGNE DE CHARLES VII.

LORSQUE Charles VII mourut, en 1461, la France, délivrée des Anglais, avait reconquis sa place dans le monde. Quarante ans auparavant, au début de ce long règne, les Anglais étaient martres de la moitié du royaume. ils avaient une excellente armée, de bonnes finances, le puissant due de Bourgogne pour allié, et, à leur tète, un grand homme d'État, le duc de Bedford. Leur adversaire n'avait ni année, ni argent : c'était le pauvre et chétif roi de Bourges, inerte et silencieux jeune homme. qui vivotait, caché dans ses chambrettes, entre sa belle-mère, sa femme, et quelques filous qui exploitaient sa nonchalance. Quelques honnêtes serviteurs de son père avaient reconstitué à Poitiers et à Bourges une apparence d'administration monarchique. mais ils n'étaient point capables par eux-menues de faire cesser un désordre effroyable.

Abandonnés à la misère et au désespoir par leur roi, les Français se défendirent seuls. Ils firent la guerre de guérillas, pour tuer des Anglais, pour reprendre aux envahisseurs leur argent et leur pain, mais aussi pour rendre son héritage à l'héritier légitime. Si peu digne de l'amour de son peuple que fût alors Charles VII, il fut aimé, parce que le roi, c'était, au moyen fige, la Justice, l'Ordre, le Droit : les États Généraux saignèrent la France aux quatre membres pour donner chaque année une aide au roi, sans rien exiger en retour, sans même réclamer un compte rendu des dépenses ; et la jeune paysanne Jeanne d'Arc se dévoua jusqu'à la mort pour le gentil dauphin.

Jeanne d'Arc n'acheva pas sa mission : au moment où elle fut prise (1430), les Anglais gardaient encore la Normandie, l'Île-de-France, sans parler de leurs très anciennes possessions en Guyenne. Charles VII restait mal entouré, mal obéi. Charles d'Anjou et Richemont rendirent à la France le service d'expulser brutalement de la cour La Trémoille, le mauvais génie du roi (1433). Fait plus décisif encore, l'ennemi s'affaiblit. En 1435, les Anglais perdirent l'alliance du duc de Bourgogne, et la mort enleva le duc de Bedford, qui était sinon leur seul grand capitaine, du moins le seul chef capable de retarder pour l'Angleterre l'échéance d'une guerre civile inévitable. La reprise de Paris (1436), l'établissement des aides permanentes (1436) et de la taille permanente (à partir de 1440), la Pragmatique de Bourges (1438), enfin l'ordonnance de 1439, qui tente, vainement d'ailleurs, de rétablir la discipline militaire et de réserver au roi les impôts publics, sont les principaux actes de Charles VII entre la paix d'Arras et la trêve de 1444. Ce sont pour les Français neuf années d'atroce misère : l'œuvre de l'expulsion des Anglais ne s'accomplit qu'avec une lenteur désespérante ; autant de gens de guerre, autant d'Écorcheurs, d'un bout de la France à l'autre ; le dauphin lui-même dirige la révolte féodale de la Praguerie, que le roi arrête rapidement, mais ne sait point punir (1440).

La trêve qui dure de 1444 à 1449 est un moment décisif. Nous voici à un tournant de notre histoire. Charles VII, si vieux à vingt ans, devient presque jeune à quarante. Il secoue sa nonchalance ; son meilleur ami est le vaillant Pierre de Brézé, et les conseillers qui règnent en son nom reprennent toutes les traditions du gouvernement de Charles V. Après avoir occupé, pendant quelques mois, les terribles Écorcheurs, en Lorraine et en Suisse, dans des campagnes qui servent les intérêts de ses alliés et les siens, le roi trouve à son retour le moyen de disperser définitivement les bandes de routiers, en établissant une armée régulière et soldée (1445). L'ordre renaît en France et, avec lui, renaissent les travaux de la paix : les paysans remettent en culture le sol en friche ; les ateliers se rouvrent ; les marchands, auxquels Jacques Cœur a donné un précoce exemple de hardiesse, peuvent reprendre leurs lointains voyages. Les lettres et les arts, que les misères de la guerre n'ont pu complètement étouffer, achèvent, en se renouvelant, de prouver la vitalité de la France. De grandes ordonnances réorganisent la justice royale, et fondent une administration financière despotique, mais exacte et soucieuse du bien public. En 1449, tandis que la guerre civile menace d'éclater en Angleterre, le roi de France reprend les armes, conquiert la Normandie (1449-1450) et la Guyenne (1451 et 1453). Tout en maintenant la Pragmatique gallicane par laquelle il asservit le Clergé national, il se pose en protecteur de l'Église, et réussit à éteindre le nouveau Schisme (1449). En 1455, il s'empare sans difficulté des domaines du comte d'Armagnac. Malgré son refus de secourir l'Orient chrétien contre les Turcs, le Saint-Siège lui accorde la réhabilitation de Jeanne d'Arc (1456). En 1458, il s'empare de Gènes et il fait condamner par ses pairs un traître de haut parage, le duc d'Alençon.

A côté du roi, cependant, et projetant son ombre sur le trône, avait grandi la dynastie de Bourgogne ; mais Charles VII a réussi à détruire l'influence de Philippe le Bon en Allemagne, à sauver de ses atteintes la Lorraine ; il lui dispute le Luxembourg et fait avorter ses projets de croisade. Sous la menace perpétuelle d'un conflit armé avec le roi, Philippe doit renoncer à l'orgueil d'apparaître en Orient, chef des chrétiens, pour la délivrance de Constantinople et de la Terre Sainte ; mais il croit avoir sa revanche entre les mains : il a accueilli le fils rebelle de Charles VII, il l'héberge, lui, sa femme et ses amis, et il espère bien que, par lui, la France redeviendra bourguignonne. Louis XI se chargera de lui démontrer ce que valent les promesses du dauphin.

 

 

 



[1] SOURCES. Les documents publiés sont nombreux et dispersés. Outre les chroniques de Mathieu d'Escouchy, Berry, Th. Basin : Annales du doyen de Saint-Thiebeaut, dans dom Calmet, Histoire de Lorraine, t. V, 1745 ; — Chroniques de la ville de Metz (amalgame de chroniques, par J.-F. Huguenin), 1838. Documents publiés par : Schiller, Elsassische Chronicke von Jacob von Kœnigshoven, 1898 (Appendices, p. 909 à 1020); Chmel, Materialien zur œsterreichischen Geschichte, 1832-1840 ; Mossmann, Revue d'Alsace, 1875 ; Tuetey, Les Écorcheurs, t. II ; De Beaucourt, Édition de la Chronique de Mathieu d'Escouchy, t. III, Pièces justificatives.

OUVRAGES A CONSULTER. A. Leroux, Nouvelles recherches critiques sur les relations de la France avec l'Allemagne de 1378 à 1461, 1892. Dieraner, Geschichte der Schweizerischen Eidgenossenschaft, t. II, 1892. L. Stouff, Les origines de l'annexion de la Haute-Alsace à la Bourgogne, Revue bourguignonne de l'Enseignement supérieur, t. X, 1900. Tuetey, Les Écorcheurs sous Charles VII, 1874. Witte, Die Armagnaken im Elsass, 1890. Favre, Notice sur Jean de Bueil (Introd. au Jouvencel, édit. de la Soc. de l'Hist. de France). De Saulcy et Huguenin, Relation du siège de Metz en 1444, 1835. B. de Mandrot, Relations de Charles VII et de Louis XI avec les cantons suisses, 1881. Duhamel, Négociations de Charles VII et de Louis X1 avec les évêques de Metz pour la châtellenie d'Épinal, Annales de la Soc. d'Émulation des Vosges, t. XII, 1867.

[2] Il essaya, vainement d'ailleurs, de forcer René d'Anjou, devenu son prisonnier, à lui livrer le duché de Bar.

[3] La maison d'Autriche était, au temps de Charles VII, divisée en trois lignes. 1° la ligne d'Autriche, qui eut alors pour chefs l'empereur Albert, puis son fils Ladislas, lequel ne fut pas empereur, mais joignit, pendant quelques années, au duché d'Autriche proprement dit les royaumes électifs de Hongrie et de Bohème ; la ligne d'Autriche s'éteignit à la mort de Ladislas en 1437 ; — 2° la ligne styrienne, qui possédait la Styrie, la Carinthie, la Carniole et le Frioul ; elle avait alors deux chefs : Frédéric, qui succéda à Albert d'Autriche sur le trône impérial, et son frère Albert le Prodigue, qui mourut en 1463 ; — la ligne dite de Habsbourg antérieur, qui avait le Tyrol, la Suisse, l'Alsace et la Souabe autrichiennes, et qui eut pour chefs, au XVe siècle, Frédéric à la Bourse vide, puis son fils Sigismond. — Les chefs des trois branches portaient le titre de duc d'Autriche et avaient chacun la prétention de diriger les affaires de toute la maison. — Les ducs d'Autriche étaient en querelle avec la maison de Bourgogne, au sujet de la Haute-Alsace ; Philippe le Bon refusa toujours d'abandonner les droits qu'il prétendait tenir, sur ce pays, du contrat de mariage conclu en 1398 entre sa tante, Catherine de Bourgogne, et le duc d'Autriche Léopold le Superbe.

[4] Tous les témoignages contemporains concordent. M. Leroux, en les rejetant, a nié l'évidence.

[5] Chronique de Jacques Du Clercq, t. IV, p. 80.

[6] Travaux de Wurth-Paquet et de Van Werveke dans les Publications de la Section liktorique de l'Institut de Luxembourg, t. XXVI à XXXI. XL et XLIV. Van Werveke, Definitive Ewerhung des Luxemburger Landes, Luxemburger Land, nouv. série, t. IV, 1886. V. Richter, Der Luxemburger Erbfolgestreil, 1889. W. Lippert, Mémoires de la Société Éduenne, 1897.

[7] SOURCES. La bibliographie des documents imprimés est donnée par Perret, ouvrage cité ci-dessous.

OUVRAGES À CONSULTER. Pour l'état général de l'Italie : Carlo Cipolin, Storia delle signoris italiane dal 1313 al 1530, 1881. — Exposés d'ensemble de la politique française, dans des ouvrages en apparence très spéciaux : B. Buser, Die Beziehungen der Mediceer zu Frankreich, 1879 ; H. F. Delaborde, L'expédition de Charles VIII, 1888 ; P. M. Perret, Relations de la France avec Venise, t. I, 1896 (très utile). — Affaires de Milan : Maurice Faucon, La domination française dans le Milanais de 1351 à 1450, Archives des Missions, 3e série, t. VIII ; Mary Robinson, The claim of the house of Orleans to Milan, English historical Review, 1888 ; De Maulde, Histoire de Louis III, t. I, 1889. — Affaires de Naples : Lecoy de La Marche, Le roi René, t. I, 1875 ; Ella Colombo, Re Renato alleato del duca F. Sforza, Archivio storico Lombardo, 1894. — Affaires de Gènes : De Le Roncière, Histoire de la marine française, t II, 1900.

[8] Jean Guiraud, L'État pontifical après le Grand Schisme, 1895.

[9] Faraglia, Studii intorno al regno di Giovanni II di Angio, 1896.

[10] Il n'y a pas de raison péremptoire pour admettre qu'il en ait fait un en faveur d'Alphonse d'Aragon.

[11] SOURCES. N. Jorga, Notes et extraits pour servir à l'histoire des Croisades au XVe siècle, en cours de publication dans la Revue de l'Orient latin. Outre les chroniques bourguignonnes déjà citées, Chronique de Wavrin, édit. W. Hardy, t. IV et V, 1884-1891. Jean Germain, Liber de virtutibus Philippi Burgundie ducis, dans Kervyn de Lettenhove, Collect. de chroniques, t. III ; Discours du voyage d'Outtremer, publié, avec une introduction historique, par Schefer, Rev. de l'Orient latin, 1895.

OUVRAGES À CONSULTER. Pastor, Histoire des Papes, traduction Furcy-Reynaud, t. II et III, 1888 et 1892. Kayser, Papst Nicolaus V und das Vordringen der Türken, Historisches Jahrbuch, t. VI, 1885. J. Finot, Projet d'expédition contre les Turcs préparé par les conseillers de Philippe le Bon, 1890. H. Vast, Le cardinal Bessarion, 1878.

[12] Projet publié par Kervyn de Lettenhove dans son édition de Chastellain, t. II, p. 218.

[13] La municipalité de Compiègne donna de l'argent pour le rachat des captifs (Bibliothèque de l'École des Chartes, 5e série, t. IV, p. 498). Celle d'Abbeville fit un cadeau à Monsieur Manuel de Constantinople (Prarond, Abbeville au temps de Charles VII, p. 113).