HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — CHARLES VII. LOUIS XI ET LES PREMIÈRES ANNÉES DE CHARLES VIII (1422-1492).

LIVRE II. — LA SOCIETÉ ET LA MONARCHIE À LA FIN DE LA GUERRE DE CENT ANS.

CHAPITRE V. — LES ORGANES DE LA ROYAUTÉ[1].

 

 

I. — LE ROI ET LA COUR. LE GRAND CONSEIL[2].

DANS le grand drame de la libération et du relèvement de la France au XVe siècle, le peuple joue longtemps le rôle principal. La personne du roi, pendant les premiers actes, s'est montrée à peine, jouet inerte du destin, ombre misérable ; dans les derniers, elle est demeurée terne, effacée. Depuis le traité d'Arras et le recouvrement de Paris, Charles VII, il est vrai, a repris quelque confiance. Il règle l'emploi de son temps et travaille ponctuellement avec ses conseillers ; il se décide à paraître, dans quelques expéditions, à la tête de son armée. Mais il passe encore de longs mois de nonchalance dans ses châteaux de la Loire, où il reste caché, inaccessible, au milieu de ses favoris et bientôt de ses favorites. En 1442, meurt son impérieuse belle-mère, la reine Yolande ; sa femme, la molle Marie d'Anjou, ne sait point le retenir, et ce roi chaste et pieux devient un débauché.

Après la conclusion de la trêve de 1444, Charles VII, au cours de l'expédition qu'il conduisit en Lorraine, résida pendant plusieurs mois à Nancy. Pour la première fois, des fêtes somptueuses groupèrent autour de lui une brillante chevalerie. Ce fut dans ce milieu de luxe et de plaisirs qu'apparut Agnès Sorel, fille du sire de Coudun. C'était une très belle femme ; Charles VII l'aima passionnément. Jusque-là, les amours des rois de France ne s'étalaient point au grand jour : Agnès inaugura la série des grandes favorites. Elle fut comblée de cadeaux, de pensions, de terres. De mœurs très libres, elle démoralisa le roi, et la cour se remplit d'hommes ou femmes diffamez.

Agnès mourut le 9 février 1450, de suites de couches. Elle avait donné au roi quatre filles. Sa cousine Antoinette de Maignelais la remplaça et resta jusqu'à la fin du règne maîtresse en titre. Le roi lui fit épouser un de ses favoris, André de Villequier, qui accepta allègrement une honte grassement payée. Les dernières années de Charles VII, vieilli, infirme, morose, se terminèrent dans la crapule. Partout où allait le roi, dit Thomas Basin, il fallait qu'un troupeau de femmes le suivît, avec un luxe et un appareil de reines, et dans le sérail figuraient Marion l'ouvrière et Alison la blanchisseuse. L'ambassadeur milanais Camulio écrivait : Le roi de France est entièrement livré aux femmes.

L'influence politique d'Agnès et d'Antoinette ne peut être contestée[3]. C'est grâce à Agnès Sorel qu'un gentilhomme de petite naissance, d'ailleurs brillant et valeureux, Pierre de Brézé, devint le favori de Charles VII. De concert avec les comtes de Foix et de Tancarville, il réussit à éliminer à peu près les Angevins, vers l'époque où le roi prit pour maîtresse la fille du sire de Coudun. Ce ne fut point une simple coïncidence. Il semble que les intrigues de Brézé ne furent pas étrangères à l'avènement d'Agnès, et qu'ensuite il usa d'elle pour dominer le roi. René d'Anjou se retira dans ses domaines ; le duc de Calabre, son fils, alla gouverner la Lorraine ; Charles d'Anjou lui-même, depuis dix ans en possession de la faveur royale, cessa d'assister régulièrement aux séances du Conseil.

Cette nouvelle révolution de palais n'eut pas les conséquences néfastes qu'on pouvait redouter. Jusqu'à la fin du règne, la prépondérance dans le Conseil royal, c'est-à-dire dans le gouvernement, appartint à des hommes habiles et dévoués. C'étaient d'abord des évêques et des seigneurs qui avaient donné de longues preuves de fidélité à la monarchie. Le plus écouté de tous était Dunois, capitaine illustre et orateur disert, froid et attrempé seigneur, ung des beaux parleurs françoys qui fust en la langue de France, dit Jean Chartier. Le comte de Foix, Bueil, Richemont, quelques nobles de moins haut parage, comme Raoul de Gaucourt et Jean d'Estouteville, les évêques de Poitiers, de Coutances et d'Angoulême, siégeaient fréquemment aussi au Conseil. Brézé avait un rôle officiel moins apparent peut-être ; il resta cependant jusqu'à la mort de Charles VII un de ceux qui savaient le mieux manier le roy.

Mais ces grands personnages n'étaient ni les plus nombreux ni les plus assidus des conseillers de Charles VII. Ceux qui préparèrent et rédigèrent les ordonnances du règne, ce furent les bourgeois du Conseil. Cette très ancienne tradition de la royauté, de chercher appui et lumière parmi les légistes et les possesseurs d'offices, avait été interrompue par le gouvernement des sires des fleurs de lys, au temps de Charles VI, et par le gouvernement des favoris, au début du règne de Charles VII ; elle s'était renouée après la chute de La Trémoille, et, surtout pendant la période de trêve avec l'Angleterre, le nombre et l'autorité des conseillers roturiers avaient grandi continuellement.

Ces conseillers roturiers obtiennent, il est vrai, l'anoblissement, ou prétendent avoir une illustre origine ; ils n'en sont pas moins de petite lignée. On le sait bien, dans le peuple, et on se moque parfois de la vanité de ces parvenus : une sœur de l'Hôtel-Dieu, qui soigne la femme de Jean Bureau, dit à la chamberière nourrice et aux clercs, que Anellette, mère dudit maistre Jehan, n'a pas esté tousjours si grant maistresse, et qu'elle a porté ses enfans sur sa teste en alant gaigner ses journées. La mal avisée est contrainte d'implorer publiquement le pardon des Bureau ; mais, à coup sûr, les revendications généalogiques de cette famille, appuyées sur une charte manifestement fausse, n'ont pas plus de fondement que n'en auront les prétentions du grand Colbert.

Quelques-uns de ces conseillers font penser aussi à Colbert par leur puissance de travail et leur zèle royaliste. Jean Bureau, un des plus remarquables, a été trésorier de France, maître des comptes, prévôt des marchands, réformateur de la justice en Guyenne, maire de Bordeaux ; il a commandé des places fortes, organisé, avec son frère Gaspard, l'artillerie royale. C'étaient les conseillers roturiers qui se montraient, dans les délibérations, les défenseurs les plus hardis de la prérogative monarchique, comme le prouvent les procès-verbaux des séances du Conseil, que nous possédons pour un trimestre de l'année 1455. À ces légistes, l'indépendance de la haute féodalité paraissait chose monstrueuse. Un d'eux, François Hailé, disait : Il n'est pas possible d'avoir en la monarchie per et compagnon. En France et à l'étranger, on savait les services rendus au roi par ces gens de rien : le conseiller Guillaume Cousinot ayant été fait prisonnier par les Anglais, sa rançon fut portée à la somme de 20.000 écus ; Charles VII établit un impôt spécial pour la payer.

Jacques Cœur est le plus célèbre de ces conseillers bourgeois de Charles VII. On a vu que, par ses richesses et son faste intelligent, ce commerçant marchait de pair avec les grands seigneurs'. Il avait aussi une haute situation officielle. Vers 1440 il était devenu argentier du roi. Cet office lui valut l'anoblissement et l'accès des charges les plus considérables : il eut, dès 1442, le titre de conseiller du roi, accomplit à plusieurs reprises des missions diplomatiques très importantes, figura parmi les commissaires envoyés dans les provinces pour présider les États ou réformer les abus ; depuis 1448, il assista régulièrement aux séances du Conseil et prit sans aucun doute une part active à la réorganisation des finances royales. Pendant la campagne de Normandie, il prêta au roi 40.000 écus et, lorsque les Français entrèrent à Rouen, on vit Dunois, Brézé et Jacques Cœur chevaucher côte à côte, vêtus de costumes semblables, donnés par Charles VII.

Cette prodigieuse fortune n'avait pu s'édifier sans que Jacques Cœur côtoyât bien des fois les limites de la probité, écrasât bien des faibles. Jacques Cœur — pareil en cela à la plupart des hommes de son temps — ne semble avoir jamais eu la conscience scrupuleuse. Avant son premier voyage en Orient, il avait fait métier de monnayeur et s'était trouvé impliqué dans une affaire assez louche. Plus tard, il fit fabriquer à Rhodes, afin de payer ses créanciers d'Alexandrie, 25 à 30000 ducats de mauvais aloi ; il se servit même de l'Hôtel de la Monnaie de Montpellier pour fondre des lingots suspects. Les intérêts de la chrétienté, les sentiments d'humanité comptaient peu pour cet homme d'affaires. Il est certain qu'il vendit des armes aux Musulmans, ce qui était un crime aux yeux des gens du moyen âge. Par crainte de perdre les bonnes grâces du soudan d'Égypte, il renvoya un jour un esclave chrétien qui s'était réfugié dans une de ses galères. Enfin Jacques Cœur profita de toutes les charges officielles dont il était investi pour emplir son escarcelle. Visiteur général des gabelles en Langue do c , il frauda. Conseiller du roi, il trafiqua de son crédit en faveur de particuliers, de villes, de provinces ; ainsi, pendant plusieurs années, la ville de Montpellier lui servit une pension annuelle de 250 écus, afin d'obtenir par lui des dégrèvements d'impôts. Au besoin, il menaçait et punissait. Les Toulousains durent une fois lui faire un cadeau de cinq mille livres, sous peine de perdre certains privilèges.

La puissance de Jacques Cœur ne dura qu'une dizaine d'années. Il avait beaucoup de détracteurs et d'envieux. Jean Jouvenel des Ursins, dans son Discours sur la charge de chancelier, l'accusait de vendre trop cher et d'apovrir mille bons marchans par ses accaparements, et il le plaçait au même rang que ceulx qui desrobent les gens en ung bois. Jacques Cœur était détesté surtout des courtisans. Son luxe les éclaboussait. Il humiliait cette Noblesse besogneuse en lui achetant ses terres et en lui prêtant de l'argent ; les seigneurs du plus haut parage, la reine elle-même, étaient ses débiteurs. Lui faire un bon procès, obtenir la confiscation de ses biens, c'était se débarrasser d'un créancier gênant, et peut-être avoir part ses dépouilles. Il ne fut pas difficile d'exciter la défiance de Charles VII contre son argentier : il est probable que Jacques Cœur avait pris secrètement part aux menées du dauphin contre son père. Cœur fut arrêté, le 30 juillet 1451, sous l'inculpation d'avoir empoisonné Agnès Sorel, qui était morte en couches l'année précédente. C'était une des débitrices de Jacques Cœur, la dame de Mortagne, qui avait énoncé cette accusation.

La commission chargée du procès de l'argentier fut composée de jurisconsultes de profession. On leur adjoignit cependant, dès l'année suivante, deux des ennemis jurés de Jacques Cœur, Antoine de Chabannes, l'ancien chef d'Écorcheurs, et un Italien aux mœurs équivoques, Otto Castellani, trésorier de Toulouse. L'accusation d'empoisonnement fut abandonnée par les juges. On se rabattit sur d'autres griefs : Jacques Cœur fut condamné, le 29 mai 1453, à la confiscation des biens, au bannissement perpétuel, à une restitution de 100.000 écus et à une amende de 300.000, pour avoir vendu des armes aux infidèles et leur avoir renvoyé un esclave chrétien, pour avoir exporté des monnaies françaises dans le Levant, et retenu plusieurs grandes sommes de deniers, tant du roy que de ses subjects, pendant ses missions en Languedoc. Il devait rester en prison jusqu'au complet paiement des quatre cent mille écus. Tous les biens de Jacques Cœur furent vendus aux enchères[4]. Du reste beaucoup de ces adjudications furent fictives : Antoine de Chabannes ne paya jamais au roi les terres qui lui échurent. Les autres domaines furent vendus à bas prix. Les chiens du palais se partagèrent les dépouilles du condamné.

Le procès de Jacques Cœur fut, en somme, un épisode de la lutte entre la Noblesse de cour et la puissante bureaucratie qui avait tout le pouvoir réel. Mais la chute de l'argentier n'ébranla pas le crédit des autres conseillers de petite naissance. À la fin du règne, ils étaient plus forts que jamais et, grâce à leur assiduité aux séances, détenaient les deux tiers des voix au Conseil. Tous les jours de la semaine, et même souvent le dimanche, le Conseil se réunissait. 11 suivait le roi dans ses déplacements. Toutes les questions de gouvernement, finances, justice, armée, conduite du roi envers l'Église et les nobles, étaient soumises à son examen, et Charles VII, nous dit Henri Bande, ordonnoit ainsi qu'il le trouvoit par Conseil, sans lequel il ne faisoit riens. Ce fut ce petit comité, où siégeaient rarement plus de dix personnes à la fois, qui reconstitua l'État.

 

II. — LE PARLEMENT DE PARIS. LES RÉFORMES JUDICIAIRES[5].

UNE des œuvres importantes de la fin du règne fut la réorganisation des tribunaux monarchiques. Deux grandes ordonnances furent publiées en 1446 et en 1454, pour rendre aux cours judiciaires leur dignité et leur éclat et régler leur travail. La seconde, remarquable monument de procédure, fut le résultat de délibérations tenues à Montils-les-Tours, par une assemblée composée de membres du Conseil, de princes du sang, de barons, de prélats, de présidents du Parlement, et autres juges et prudhommes. C'est à cette ordonnance de 1454 que Thomas Basin songeait, lorsqu'il écrivait : Charles VII publia des lois et des constitutions pour abréger l'expédition des causes dans les cours de justice, car tout le pays se plaignait de la prolongation excessivement dispendieuse et presque éternelle des procès, même de ceux qu'avait à juger le Parlement. Le même auteur nous prévient d'ailleurs que les constitutions royales furent insuffisantes pour remédier au mal. Dans un libelle qui parut un an après la grande ordonnance de Montils-les-Tours, il montrait les défauts persistants du style du Parlement de Paris, les inconvénients des formalités dilatoire : qu'il autorisait, et les abus incroyables dont avaient à souffrir les plaideurs à l'Échiquier de Rouen. L'examen des procès de cette époque prouve l'exactitude des critiques de Thomas Basin. La justice était terriblement lente et coûteuse. Le fisc absorbait une forte part des frais, et c'est pourquoi une réforme complète de la procédure était difficile à obtenir de la Monarchie, qui profitait de ces fâcheuses coutumes.

On continua donc à se plaindre des atermoiements des juges et de l'avidité des avocats. À la fin du siècle, Olivier Maillard invectivera dans ses sermons ces infâmes avocats, ces bavards, qui ont des ongles et des becs crochus comme des éperviers. De la même tourbe famélique étaient les examinateurs au Châtelet, et les procureurs provençaux contre lesquels le Conseil communal de Forcalquier portait plainte au roi René dans une supplique de 1448 : Des quatre parties du monde, disaient ces braves gens, est tombée dans votre ville de Forcalquier une nuée de procureurs, qui, ne sachant s'occuper d'autre chose, de rien tirent matière à litige et engagent des procès immenses et interminables.

L'œuvre judiciaire de Charles VII est néanmoins digne d'attention. Thomas Basin en a défini la véritable portée, lorsqu'il nous montre le roi peuplant son Parlement d'hommes recommandables par leur loyauté, leur expérience juridique, leur haute moralité. Si le personnel des hommes d'affaires et des officiers inférieurs ne put être épuré, les juges jouirent d'une considération méritée, que le système de la vénalité devait plus tard affaiblir.

La Cour du Parlement de Paris avait été ouverte par Charles VII en 1436, quelques mois après l'entrée de Richemont dans la capitale. Il avait fallu y mêler des conseillers de la cour de Poitiers, désormais supprimée, et des conseillers de l'ancienne cour anglo-bourguignonne, protégés par le duc Philippe le Bon. Charles VII ne prit d'ailleurs qu'une partie des deux compagnies et mit dix-sept ans à compléter les cadres du Parlement de Paris (1437-1454). À partir de 1444 environ, les conseillers reçurent régulièrement leur gages et furent invités à refuser le plus possible les épices ; les dons corrompables, faits avant le jugement, furent interdits. Toute vente, tout achat de charge furent sévèrement prohibés.

Le système électif, en vigueur au moment du recouvrement de Paris, suscita des inquiétudes dans l'entourage du roi, subit quelques atteintes, fut même un instant supprimé, mais prévalut en somme, mitigé par le droit de préférence laissé au souverain , il était d'usage, à la fin du règne, que, pour chaque place vacante, Charles VII choisit entre trois candidats présentés par les magistrats. Le roi ne se réserva la nomination directe que pour les offices de procureur du roi, d'avocats du roi et de greffier civil.

Le Parlement de Paris récupéra son ancienne puissance, et fit preuve de la même absorbante activité que jadis. Surchargé de au besogne (car il joignait à sa fonction de Cour d'appel des attributions administratives très étendues), il prétendait rester, en outre, juge de première instance, et supportait mal toute diminution de son pouvoir. Charles VII, pour certains procès politiques, notamment celui de Jacques Cœur, nomma cependant des commissions spéciales, usant ainsi de son droit, qui était de déléguer à qui bon lui semblait son souverain pouvoir de justicier.

Le Parlement avait retrouvé son esprit d'indépendance, qui le mettait souvent en conflit avec le roi. Chaque fois, par exemple, qu'une aliénation domaniale était proposée, le procureur général, bien qu'il dût son office au pur et simple choix du roi, faisait opposition, et l'enregistrement n'était obtenu que par la force. Ces longs débats avaient l'appréciable résultat de rendre les cessions de domaine malaisées et par suite peu fréquentes. De même, les édits royaux n'étaient présentés à l'enregistrement qu'après une sérieuse élaboration. Le roi et son Conseil étaient toujours sûrs de leur victoire finale ; mais ils étaient certains aussi que leur œuvre subirait un contrôle minutieux et libre. Le Parlement de Paris, sans jouer, à cette époque, un rôle proprement politique, se considérait pourtant, et à bon droit, comme un des rouages essentiels de l'État.

 

III. — LES ORGANES DE LA ROYAUTÉ DANS LES PROVINCES[6].

LE royaume, d'après les rôles du Parlement, à la date du 12 novembre 1460, était divisé en vingt-sept bailliages et quinze sénéchaussées, sans compter la circonscription de Paris qui s'appelait une prévôté et celle de la Rochelle qui était un gouvernement. Les baillis et les sénéchaux avaient encore au XVe siècle des attributions quasi illimitées, Gerunt vices principis, ils tiennent la place du prince, disait-on. À vrai dire, ils s'occupaient personnellement assez peu d'administration, de police et de justice. Ils laissaient agir le personnel d'officiers — lieutenants, juges, procureurs et avocats du roi, — qui avait grandi autour d'eux et qui formait le Conseil du bailliage ou de la sénéchaussée. Ces Conseils, avec l'aide des prévôts et autres officiers subalternes, ont travaillé sur place, très efficacement, à la ruine des pouvoirs seigneuriaux et à l'unification administrative de la France. Quant aux sénéchaux et aux baillis, ils étaient fréquemment absents pour le service du roi : à ces nobles personnages, les commandements militaires et les missions diplomatiques convenaient mieux que les besognes administratives.

C'était une vieille tradition des rois capétiens d'envoyer, par intervalles, des commissaires faire des tournées dans les provinces, pour surveiller les officiers, maintenir les droits de la couronne, régler telle ou telle affaire. Au XVe siècle comme au XIIIe, les commissaires réformateurs étaient souvent mal accueillis. On disait que ces prétendus redresseurs de torts avaient surtout pour mission d'extorquer de l'argent aux sujets du roi. Des réformateurs étant arrivés en Auvergne en 1445, pour réprimer les abus et punir les concussionnaires, les États de la province s'empressèrent d'acheter de Charles VII, à beaux deniers comptants, la révocation des commissaires. Peut-être les gens qui protestaient si haut avaient-ils des raisons de redouter un contrôle.

De cette même idée de rendre partout présente l'autorité royale était issue, dès le XIIIe siècle, l'institution des lieutenants du roi et des gouverneurs. Il n'y a pas lieu de chercher une distinction entre les fonctions des uns et des autres : lieutenants et gouverneurs recevaient des pouvoirs administratifs et pouvaient être appelés à diriger des opérations militaires, et leur commission était généralement de courte durée. Le titre de gouverneur, sauf peut-être en Languedoc. était aussi vague que celui de lieutenant du roi, et n'évoquait pas encore l'idée d'une fonction permanente et fixe[7].

Charles VII, le premier, établit des Parlements provinciaux, malgré l'opposition du Parlement de Paris. On a vu qu'il donna à la Guyenne une Cour souveraine, en 1452, et qu'il la lui enleva presque aussitôt à cause de la révolte des Bordelais. Le Parlement érigé à Grenoble par le dauphin Louis fut confirmé par le roi en 1453. Mais la principale création fut celle de la Cour de Toulouse : le Parlement de Languedoc, institué dès 1420 par Charles VII encore dauphin, fut définitivement organisé en 1443 et reçut les appels du Languedoc, de la Guyenne et de la Gascogne. Le Parlement de Paris, malgré l'immense étendue que conservait son ressort, montrait grand dépit de ces créations. Il réussit à empêcher, en 1453, l'établissement d'une Cour souveraine à Poitiers. Il aurait voulu que les appels en souffrance dans les provinces fussent entendus par des délégations sorties de son sein, comme celles qui tenaient l'Échiquier de Normandie et les Grands Jours[8]. Charles VII dut lui intimer l'ordre d'abandonner toutes les causes qui ressortissaient au Parlement de Toulouse.

Quelles ont été les raisons de ces créations de Cours provinciales, quelles en ont été les conséquences, pour le développement de l'autorité monarchique et de l'unité nationale ? Faut-il voir là, non seulement un moyen de satisfaire les plaideurs en rapprochant d'eux leurs juges, mais encore une arme forgée pour combattre la diversité des coutumes ? Cette seconde hypothèse nous parait inadmissible.

On a attribué aux conseillers de Charles VII, à l'égard des coutumes, des projets qu'ils n'ont pas eus. Par un article célèbre de l'édit de 1454, Charles VII ordonne que les coustumes, usages et stiles du royaume soient rédigés par les coustumiers, praticiens et gens de chascun des pays de nostre royaume, et apportez par devers nous pour les faire veoir et visiter par les gens de nostre Grand Conseil ou de nostre Parlement et par nous les décréter et confermer. Jusque-là, en effet, la plupart des coutumes du centre et du nord de la France n'avaient pas été rédigées officiellement. On a conclu que cet article menaçait fort gravement le droit féodal ; on a cru que les conseillers royaux voulaient réviser les coutumes locales, pour préparer l'unification juridique de la France. C'est une erreur. Le texte de l'ordonnance prouve que le roi veut seulement donner à ses tribunaux le moyen de juger les sujets, d'où qu'ils viennent, selon les coutumes de leur pays, en pleine connaissance du droit. Les plaideurs en effet produisent souvent des allégations difficiles à vérifier, et les coustumes muent et varient à leur appétit. Il s'agit que ces usages et stiles soient fixés dans des livres qui fassent foi en justice. En fait, la rédaction des coutumes était vivement désirée en France, et le grand seigneur le moins disposé à rien abandonner de son indépendance, le duc de Bourgogne. fut précisément le premier à reconnaître l'utilité de cette réforme : les coutumes de la duché et de la comté de Bourgogne furent solennellement promulguées par lui en 1459.

La force des usages locaux et des besoins particuliers était telle, que les organes créés pour exercer au loin l'action royale servirent à la modérer : sans trahir les intérêts de la Monarchie, ils défendirent et conservèrent la vie provinciale. On le constate particulièrement dans le Languedoc au XVe siècle : le Parlement de Toulouse y devient, en quelques années, un des rouages principaux de la vie du Pays[9]. Les conseillers, au début presque tous originaires du Nord, acquièrent de grandes propriétés dans la province et s'y attachent de corps et d'Aine. Ils appliquent et font triompher dans leur ressort le droit écrit, et protestent contre les ordonnances déclarées valables pour toute la France. Ils sauvegardent ainsi le droit privé du Languedoc. De même, ils s'accordent avec les députés des États, pour défendre contre le Conseil du roi les privilèges financiers acquis par le Pays au cours de la guerre de Cent Ans. D'ailleurs, en s'efforçant ainsi de conserver à la province sa vie particulière, ils n'oublient pas qu'ils sont officiers du roi, et, comme tels, ils prétendent, en son nom, être les maîtres : ils achèvent de ruiner l'autonomie des villes méridionales. En même temps que pour la province, le Parlement de Toulouse travaille pour lui et pour le roi. On voit ainsi apparaître un des caractères de la Monarchie moderne, absolue, mais tempérée par ses propres agents ; centralisée, mais respectant les différences provinciales, se contentant de l'égalité et de l'unité dans l'obéissance politique.

La résurrection de la Monarchie, pendant la seconde partie du règne de Charles VII, a vivement frappé les contemporains de ce roi ; ils l'ont appelé Charles le Bien Servy ; surnom significatif et vrai : sauf la création de Parlements provinciaux, les cadres du personnel administratif et judiciaire sont les mêmes qu'au temps de Charles VI, mais l'esprit et les habitudes de ce personnel ont changé : le temps n'est plus des officiers rebelles et brigands ; la royauté a maintenant des serviteurs fidèles et qui luttent passionnément pour sa grandeur. Grâce à eux, elle peut achever de s'organiser et conquérir sa pleine indépendance, en annulant les institutions de contrôle que la guerre de Cent Ans avait subitement développées : les assemblées d'États Généraux et Provinciaux.

 

 

 



[1] SOURCES. Pour les institutions du règne de Charles VII, en général : Ordonnancer des rois de France, t. XIII et XIV. M. de Beaucourt n'a encore publié que deux petits extraits de son Catalogue des actes de Charles VII.

OUVRAGES À CONSULTER. L'Étude sur le gouvernement de Charles VII, de Densin, 1856, et le Mémoire sur les institutions de Charles VII de Vallet de Viriville (Bibliothèque de l'École des Chartes, 1872), sont vieillis. L'Histoire de Charles VII, de Du Fresne de Beaucourt, est utile, mais il est indispensable de recourir aux ouvrages spéciaux que nous énumérerons.

[2] OUVRAGES À CONSULTER. Travaux de Vallet de Viriville sur Agnès Sorel : Bibl. de l'École des Chartes, 3e série, t. I ; Revue de Paris, t. XXVIII, 1855 ; Comptes-rendus de l'Acad. des Sciences morales, 1856. (N. B. Les lettres d'Agnès Sorel, citées par Vallet, sont apocryphes). — Noël Valois, Le Conseil du roi aux XIVe, XVe et XVIe siècles, 1888. — Vattel, de Viriville, Charles VII et ses conseillers, 1839. — Sur Jacques Cœur, ouvrages de P. Clément et de L. Guiraud, cités plus haut, l. Ier, ch. III, § III. C. Favre, Notice sur Jean de Bueil, servant d'introduction au Jouvencel, édition de la Société de l'Histoire de France. R. Ferry, Jean et Gaspard Bureau, Positions des Mémoires présentés a la Faculté des Lettres de Paris, 1898.

[3] Mme de Villequier était mentionnée dans les instructions données aux ambassadeurs étrangers qui venaient à la cour de Charles VII. La tradition selon laquelle Agnès Sorel excita le roi à prendre personnellement part à la conquête de la Normandie est confirmée par un passage du Jouvencel, où l'allusion est transparente.

[4] Quant à Jacques Cœur, il s'évada, et mourut au service du Saint-Siège, le 25 nov. 1436.

[5] OUVRAGES À CONSULTER. F Aubert, Histoire du Parlement de Paris, de l'origine à Français Ier, 1894. Glasson, Le Châtelet de Paris et les abus de sa procédure aux XIVe-XVe siècles, Séances de l'Acad. des Sciences morales, t. XI, 1893. Le Parlement de Paris, son rôle politique depuis le règne de Charles VII jusqu'à la Révolution, t. I, 1901.

[6] OUVRAGES À CONSULTER. A. Hellot, Les baillis de Caux, 1895. Il n'y a pas encore de travail d'ensemble, digne de mention, sur les bailliages et les sénéchaussées du roi à la fin du moyen âge. M. Dupont-Ferrier prépare une thèse sur cette question et a bien voulu me communiquer ses conclusions. A. Floquet, Histoire du Parlement de Normandie, t. I, 1840. P Pasquier, Grands jours de Poitiers de 1454 à 1634, 1874. Brives-Cazes, Origine du Parlement de Bordeaux, Actes de l'Académie de Bordeaux, t. XLVII, 1885. Dubédat, Histoire du Parlement de Toulouse, t. I, 1885. Dognon, Les Institutions du pays de Languedoc, 1896.

[7] Barbazan, chargé en 1430 du recouvrement de la Champagne, était appelé tantôt gouverneur tantôt lieutenant du roi en Champagne. Charles d'Anjou, en 1435, s'intitulait lieutenant et gouverneur général pour Monseigneur le Roy en Limousin. (Lettres publiées dans le Bulletin de la Soc. archéol. de Limousin, 1890, p. 669). Sur la lieutenance générale de Richemont en Île-de- France, Normandie, Champagne et Brie, voir Cosneau, Richemont, chap. II et III.

[8] Les sessions de l'Échiquier de Normandie recommencèrent à être tenues régulièrement chaque année à partir de 1453. Il y eut des Grands Jours à Poitiers et à Montferrand en 1454, à Thouars et à Poitiers en 1456, à Bordeaux en 1456 et en 1459, à Orléans en 1457 ; voir t. III, 2e part., pour l'origine de ces assises, et pour les parlements tenus à Toulouse de 1278 à 1280 et de 1287 à 1291.

[9] Le Pays de Languedoc, Patria linguae Occitanae, est une expression consacrée dès le XIVe siècle. Le Languedoc est une expression elliptique plus moderne.