HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — CHARLES VII. LOUIS XI ET LES PREMIÈRES ANNÉES DE CHARLES VIII (1422-1492).

LIVRE II. — LA SOCIETÉ ET LA MONARCHIE À LA FIN DE LA GUERRE DE CENT ANS.

CHAPITRE III. — LE CLERGÉ ET LA RELIGION.

 

 

I. — RÉSULTATS DE LA GUERRE DE CENT ANS POUR L'ÉGLISE DE FRANCE[1].

LE Clergé de France avait été réduit, pendant la guerre de Cent Ans, aux plus dures extrémités. Ses établissements, rarement fortifiés, avaient été partout saccagés, souvent détruits de fond en comble. Les rentes foncières et les dîmes dont il vivait étaient tombées à rien ; beaucoup de curés de campagne, de bénéficiers, de religieux, n'avaient plus de quoi manger. Cette misère devait avoir des effets très durables. Le Clergé fit de grands efforts pour relever ses églises, obtint beaucoup d'argent de la piété des fidèles, intenta de nombreux procès pour rentrer en possession de ses biens ; mais nous avons la preuve qu'en maints endroits il fut impuissant à réparer tant de désastres et qu'il ne recouvra pas la puissance matérielle dont il jouirait avant la guerre anglaise[2].

Ce furent aussi les misères de la guerre qui élargirent la plaie du cumul des bénéfices, dont souffrait l'Église entière. Les revenus de tous les évêchés, de toutes les abbayes, de tous les chapitres, ayant subi une réduction énorme, chacun cherchait à la compenser par le cumul. Les prélats les plus favorisés se faisaient attribuer le plus grand nombre possible de gros bénéfices et se souciaient seulement d'en toucher les revenus. Quantité d'abbayes ne voyaient jamais leur abbé. La plupart des évêques ne résidaient pas ; ils vivaient loin de leurs ouailles, au service du roi, ou d'un prince, ou passaient leur existence à l'étranger. Regnault de Chartres, archevêque de Reims, chancelier de Charles VII, ne fit que de rares visites aux Rémois. Il était, également évêque de Mende, et il ne parut jamais dans ce diocèse. Le cardinal d'Estouteville, qui habitait en Italie et y possédait plusieurs évêchés, était évêque de Saint-Jean-de-Maurienne, de Digne, de Béziers, archevêque de Rouen, abbé de Saint-Ouen de Rouen, de Jumièges, de Montebourg et du Mont-Saint-Michel, prieur de Saint-Martin-des-Champs de Paris, de Grandmont et de Beaumont-en-Auge. Les évêques étant chargés de conférer les ordres, leur absence entravait le recrutement du Clergé ; les abbayes et les diocèses étaient laissés sans direction, et les revenus ecclésiastiques se concentraient dans les mains de quelques grands personnages, sans aucun profit matériel ni moral pour le pays qui les payait.

La guerre avait désorganisé le Clergé séculier : dans les campagnes, un grand nombre de paroisses n'avaient plus de curé. En beaucoup d'autres, le titulaire ne résidait pas, avait loué sa cure à un ou plusieurs prêtres, qui souvent s'abstenaient eux-mêmes de résider. On avait toujours gémi au moyen âge sur la grossièreté et les vices des curés de campagne. Ces maux, qui rongèrent l'Église jusqu'au temps de la Réforme, s'aggravèrent par le Grand Schisme et surtout par la guerre de Cent Ans, et le déchaînement de barbarie qui l'accompagna. Le cœur du prêtre s'endurcissait. Souvent il se faisait marchand ou usurier. Enfin toutes les violences et tous les vices lui étaient devenus familiers. Quand on parcourt les recueils de lettres de rémission, on constate que le libertinage des curés de campagne, débauchant les femmes et défiant les maris, n'était pas alors un scandale exceptionnel, mais un cas très fréquent, qui n'étonnait plus personne Le mal paraissait si profond que beaucoup de gens n'y voyaient qu'un remède, le mariage des prêtres.. Que a apporté la constitution de non marier les prestres, s'écriait Alain Chartier, sinon tourner légitime génération en advoultrise (adultère) et honneste cohabitation d'une seule espouse en multiplication d'escande (scandaleuse) luxure ? Bien pire encore était la vie des curés que les malheurs de la guerre avaient arrachés de leurs paroisses, et la vie des clercs sans protecteurs, condamnés au vagabondage. Dans les documents les plus divers on rencontre communément des prêtres faussaires, voleurs, assassins, mêlés aux rangs des Écorcheurs ou bien roulant dans les bouges des grandes villes et affiliés à des bandes de tire-laine.

L'exemple des vices et des violences venait de haut. Le plus riche des prélats de l'époque, le cardinal d'Estouteville, avait une vie fort peu édifiante. La collation de l'évêché d'Albi donna lieu à une lutte sanglante entre les deux compétiteurs, de 1434 à 1462. Tour à tour la ville d'Albi fut occupée militairement. par Robert Dauphin, candidat du pape, et par Bernard de Casilhac, élu du chapitre. Robert Dauphin prit à sa solde Rodrigue de Villandrando, qui ravagea tout le pays. Bernard de Casilhac saccagea de son côté les faubourgs de la ville. Cette lutte ne prit fin que par la mort des deux rivaux.

Le Clergé régulier ne se releva pas des désastres qu'il subit alors. L'ennemi du genre humain, dit le trente-quatrième canon du Concile tenu à Rouen en 1445, a fait de nombreuses blessures aux ordres religieux. En effet ils étaient ruinés, dispersés, décriés. Quantité de prieurés furent fermés, quantité de chapitres sécularisés. À Saint-Martial-de-Limoges, les moines ne suivaient plus aucune règle ; une famille de bourgeois de Treignac, les Jouvion, fournissait successivement les abbés et se partageait les différentes dignités du monastère. Nous avons de très nombreux exemples d'abbayes, parfois fameuses par leurs antiques richesses, et qui au XVe siècle sont désertées. La célèbre abbaye de Moissac, métropole de l'ordre de Cluny en Languedoc, qui comptait cent vingt moines à la fin du me siècle, n'en avait plus que vingt en 1449. Le monastère de Longpont ne pouvait plus nourrir qu'un abbé et trois moines. Beaucoup d'autres étaient complètement abandonnés ; telle la petite abbaye de la Roche. Nous avons le compte rendu des visites qu'y fit, de 1459 à 1470, l'archidiacre de Josas. Le 5 mai 1459, il trouve le monastère désert, l'église délabrée et le tabernacle ouvert ; l'abbé lui-même est absent, et l'archidiacre lui envoie une citation à comparaître en cour d'officialité. Aux visites suivantes, l'archidiacre constate que l'abbé réside ; mais il est tout seul, laisse son église tomber en ruines et, pour vivre, il vend les vases et, les livres sacrés et même les tuiles de la toiture[3].

Pendant la guerre de Cent Ans, la vie collective des ordres religieux s'est peu à peu éteinte. Les voyages étant devenus périlleux, les moines ne se rendent plus aux chapitres généraux. La vie intellectuelle et mystique des couvents de France semble également arrêtée. Il ne s'y manifeste rien de pareil au grand mouvement qui ranime le monachisme dans les Pays-Bas et sur les bords du Rhin. Les abbés réformateurs sont rares et se heurtent à une résistance invincible. L'histoire de l'ordre de Fontevrault en offre un exemple. Dès le XIIIe siècle, les intrigues, la simonie, la vie mondaine des religieux et des religieuses l'avaient déconsidéré. Pendant la guerre de Cent Ans, l'abbaye avait été pillée, nombre de ses prieurés avaient été ruinés, et les religieux des deux sexes menaient une conduite scandaleuse. Au temps de Charles VII, un schisme s'était produit et pendant quelque temps l'ordre s'était partagé entre deux abbesses[4]. Marie de Bretagne, qui prit la crosse abbatiale en 1458, fit d'énergiques efforts pour rétablir la discipline : les religieux refusèrent de lui obéir. L'ordre de Fontevrault resta en cet état d'anarchie et de corruption jusqu'au XVIIe siècle, époque où commence une ère nouvelle pour l'Église régulière. Le monachisme du moyen âge, comme bien d'autres choses du moyen âge, meurt au XVe siècle. La guerre de Cent Ans l'a ruiné, désorganisé, frappé de stérilité.

 

II. — PERVERSIONS DU SENTIMENT RELIGIEUX. LA SORCELLERIE[5].

L'EXALTATION maladive et la perversion du sentiment religieux furent le produit naturel de la décadence de l'Église et des misères du siècle. De tout temps, au moyen âge, l'idée de la mort avait obsédé les esprits ; mais c'est pendant la guerre de Cent Ans que la Danse Macabré[6] fait, son apparition dans l'art : sur les murs des cimetières et des églises, les peintres se plaisent à figurer la Mort, qui emmène en ricanant le pape, le roi, le noble, le paysan, la jeune fille, l'enfant. C'est aussi à cette époque dure et sombre que les chrétiens ont le plus ri de toutes les choses qu'ils vénèrent. Malgré les condamnations fulminées par le Concile de Bâle et l'Université de Paris contre les burlesques cérémonies que tolérait depuis longtemps l'Église, le Clergé se laissait parodier et se parodiait lui-même : la Fête des Fous, notamment, était devenue une véritable bacchanale, pendant laquelle les prêtres se livraient aux farces les plus grossières, jusque sur les marches de l'autel.

Il y avait pis. La magie et le culte du diable prirent au XVe siècle une extension inconnue auparavant. Depuis longtemps, les inquisiteurs traduisaient devant leurs tribunaux et punissaient les sorciers, considérés par eux comme des hérétiques ; mais ce fut seulement à partir du XVe siècle que l'Église jugea nécessaire de poursuivre avec rigueur les hommes et les femmes accusés de commerce avec le démon, et même les simples escrocs, devins et astrologues, qui prédisaient l'avenir en consultant leurs grimoires ou en interprétant l'état du ciel. Eugène IV créa la Faculté de Théologie d'Angers en 1432 pour chasser les superstitions et les erreurs. En 1445, il ordonnait à l'inquisiteur de Carcassonne de poursuivre les chrétiens qui se livraient à la magie pour conjurer la maladie ou le mauvais temps. qui sacrifiaient aux démons, profanaient la croix et les sacrements et faisaient baptiser des images de cire[7]. La même année, le Concile provincial de Rouen ordonna des mesures répressives contre les évocateurs du diable. En France et dans les pays voisins, une littérature spéciale naquit ; les livres de démonologie classèrent les démons, décrivirent leurs habitudes, d'après les aveux arrachés aux sorciers par de subtils interrogatoires ou par des supplices bien dirigés : tel le Malleus Maleficarum (Marteau des Sorcières), du moine allemand Sprenger ; œuvre de vaniteuse ignorance, où, derrière un étalage de logique pédante et d'érudition puérile, s'érige un fanatisme monstrueux. Ces manuels d'inquisiteurs nous frappent seulement par leur stupidité ; mais alors, ils ont été instigateurs de tortures et d'autodafé.

Le 9 septembre 1477, le vice-inquisiteur de Saint-Jorioz[8] traduisit à son tribunal Antoinette, femme de Jean Rose, suspecte de sorcellerie. Elle refusa tout aveu. Le 15 septembre, on lui passa sous les bras une corde et on l'éleva en l'air au moyen d'une poulie ; c'étaient les préliminaires du supplice de l'estrapade ; elle ne céda pas à cette menace. Le 20 octobre, elle subit le supplice complet : trois fois on l'éleva en l'air et on la laissa retomber brusquement, de façon à lui briser les membres. Elle refusa encore de parler, mais le lendemain elle avoua tout ce qu'on voulut. Elle déclara que onze ans auparavant, comme elle avait des embarras d'argent, un nommé Masset Garin lui avait promis de la tirer d'affaire et l'avait menée au sabbat. Elle y avait reconnu des gens du voisinage, que l'inquisiteur lui fit nommer. Un diable nommé Robinet, qui prenait la forme tantôt d'un homme noir, tantôt d'un chien noir, la prit sous sa protection. Il parlait d'une voix rauque, mal intelligible, en articulant si mal qu'elle pouvait à peine le comprendre. Sur son invitation, elle lui fit hommage, foula aux pieds une croix et renia Dieu. Il lui fit une marque sur le petit doigt de la main gauche, qui depuis resta comme mort. Il lui donna une bourse pleine d'or et d'argent, mais quand elle ouvrit cette bourse, une fois rentrée chez elle, elle n'y trouva plus rien. Il lui donna aussi un bâton, avec lequel elle se rendit désormais au sabbat en volant à travers les airs. Au sabbat, on mangeait la chair d'enfants exhumés du cimetière, on profanait des hosties, on fabriquait des poudres pour guérir ou pour tuer, et la scène se terminait par une orgie répugnante. L'inquisiteur fit avouer à Antoinette que, si elle avait d'abord refusé de parler, c'est que Robinet était venu la visiter dans son cachot et lui avait promis de la sauver, à condition qu'elle se tût.

Il est permis de suspecter l'entière sincérité d'une confession obtenue par de tels moyens. Même lorsque la torture n'intervenait pas. il est clair que l'imagination des juges, leur façon de poser les questions, la menace du supplice final, pesaient singulièrement sur les aveux qui sont parvenus jusqu'à nous. Cependant, quelle que soit la défiance qu'inspirent ces procès-verbaux, dont l'examen critique est d'ailleurs impossible, il serait téméraire de nier la sorcellerie : comme état mental, elle a été un fait réel. Elle s'est développée tout naturellement en ce milieu de misère et de désespoir qu'avaient créé les désastres du sombre XVe siècle. Les mêmes faits qui expliquent la venue de la sublime Jeanne d'Arc expliquent aussi la multiplication des malheureuses hallucinées qui pensaient aller au sabbat et s'unir à des démons. Il est remarquable que les sorcières sont infiniment plus nombreuses que les sorciers. On a dressé la liste des condamnations qui furent prononcées de ce chef au XVe siècle en Bresse et en Bugey : la proportion des femmes est de 85 p. 100[9]. C'est contre les sorcières que Sprenger a dirigé son Marteau. Il regarde l'existence des femmes comme un grand danger pour le salut des âmes : Femina, déclare ce grand docteur, vient de fe et de minus ; il veut dire moins de foi.

La sorcellerie masculine, la plupart du temps, n'avait même pas l'hallucination ni l'hystérie pour excuse. Les sorciers étaient très souvent des paysans guérisseurs, ou bien des charlatans. Le cas de Gilles de Rais est typique. La tragique histoire du Barbe-Bleue[10] breton ne met en scène aucun halluciné, mais seulement une bande d'escrocs et un alcoolique sanguinaire.

Gilles de Rais, doyen des barons de Bretagne, possédait d'immenses domaines, entre la Loire et les limites du Poitou. Il avait une vive intelligence, aimait le théâtre et les arts, lisait et parlait avec aisance le latin. Vaillant homme, il passa une partie de sa jeunesse £ai se battre aux côtés de Richemont, d'Ambroise de Loré, de La Hire. Il fut un des compagnons de Jeanne d'Arc. Charles VII, le jour du sacre, le fit maréchal. Gilles de Rais avait alors vingt-cinq ans. Depuis ce temps il parut de plus en plus rarement à la cour et sur les champs de bataille. D'autres besognes l'occupèrent. Vaniteux, prodigue, entouré de fripons qui flattaient ses passions et grugeaient son bien, il se mit à rechercher la pierre philosophale, qui devait convertir en or ou en argent les métaux vils, et l'alchimie le conduisit à la magie et au satanisme. Au temps même de ses exploits guerriers, il commençait à consulter les grimoires des sorciers, pour évoquer les démons et acquérir d'eux science, puissance et richesse. Il avoua plus tard qu'il n'avait jamais réussi à faire apparaître le diable ; cercles magiques, offrandes, cédules signées de son sang, rien n'y faisait. Les évocateurs français et italiens qui vivaient à ses dépens réussissaient à voir parfois le démon, mais Gilles n'était jamais là.

L'excitation nerveuse créée par ces pratiques, les suggestions de son entourage de prêtres sacrilèges et de louches Antinoüs, le feu de luxure et de cruauté qui le brûlait, enfin des habitudes d'ivrognerie le conduisirent au crime. Pendant huit années, de 1432 à 1440, au plus fort de l'anarchie générale, il satisfit impunément ses passions. Des racoleurs et des racoleuses lui amenaient de jeunes mendiants, de petits bergers, des apprentis, des fils et des filles de paysans ou de marchands forains, enlevés dans les fermes ou trouvés sur les routes, dans le pays de Rais, l'Anjou, et jusqu'à Chinon et à Rennes. Au moins cent quarante enfants des deux sexes furent ainsi introduits dans les châteaux de Tiffauges, de Machecoul, de la Suze, de Champtocé, et même dans les maisons où Gilles ne faisait que passer. Amenés dans la chambre à coucher du sire de Rais, les malheureux étaient pendus, égorgés, tués à coups de bâton, coupés en morceaux, au milieu de débauches immondes. Ce monstre ne perdait pas, au paroxysme même de sa bestialité, le sens de l'art, et, maniant les têtes des enfants décapités, il disait son admiration pour les plus belles. Il conservait aussi sa foi, et partageait sa dévotion entre le diable et Dieu. Il avait fait déjà périr nombre de petits enfants et d'adolescents, quand il fonda à Machecoul un service en mémoire des Sains Innocens, pour le bien, salut et sauvement de son âme. À Pâques, il recevait la communion avec humilité, au milieu des pauvres, et plus tard ses juges l'étonnèrent en lui apprenant qu'il était hérétique. Voyant que le diable repoussait ses appels, il exprima un jour l'opinion que Dieu voulait le sauver malgré lui, et plusieurs fois il songea au pèlerinage de Jérusalem, pour obtenir rémission de tous ses péchés. Cette persistance du sentiment religieux, informe et grossier, mais indéracinable, se retrouve chez tous les brigands qui dévastaient alors la France. Le cas de Gilles de Rais ne mérite l'étude que parce qu'il n'est point exceptionnel. Il éclaire un des aspects du moyen âge finissant, avec son mysticisme violent, son élan acharné vers le surnaturel, son goût artistique raffiné, sa soif de volupté et d'or, son mépris de la souffrance humaine.

Pour les malfaiteurs de ce rang social, à l'époque de l'Écorcherie, l'impunité était la règle. Malgré les soins que Gilles prenait pour cacher ses crimes, la rumeur populaire l'accusait. Le duc de Bretagne Jean V aurait eu cent occasions d'ordonner son arrestation. Il se taisait. Il ne valait pas mieux que la plupart de ses contemporains, et il joua en cette affaire un rôle fort louche. Il mettait à profit la ruine de son vassal pour acquérir ses terres au rabais. Il semble même avoir assisté à des évocations diaboliques, que Gilles fit pour lui plaire.

Gilles de Rais se perdit en attaquant les immunités ecclésiastiques. Il viola le droit d'asile d'une église pour s'emparer d'un clerc[11] : c'était un double sacrilège. Jean de Malestroit, évêque de Nantes, se saisit de l'affaire. Il savait quels soupçons pesaient sur Gilles. Une rapide enquête suffit pour le convaincre. Le procès s'instruisit dès lors devant deux juridictions ; l'évêque et le vice-inquisiteur eurent à connaître des crimes de Gilles contre l'Église, contre la foi et contre les mœurs, et le duc de Bretagne, qui ne pouvait plus reculer, laissa le sénéchal de Rennes juger le sire de Rais comme meurtrier.

Gilles de Rais, d'abord très arrogant, se vit bientôt écrasé par la multiplicité et la concordance des témoignages. Parents éplorés, hurlant leur douleur, complices décrivant en détail les horribles forfaits et les appels au diable, tous disaient évidemment la vérité. Le jour où l'on menaça Gilles de le mettre à la question, il avoua. Il se jeta dans le repentir avec la même frénésie qu'il avait portée dans la débauche et le meurtre. Il fit une confession publique de tous ses crimes, supplia les assistants d'élever leurs fils dans la bonne doctrine et la vertu, et termina en demandant humblement aux parents de ses victimes de lui pardonner. Il ne fit rien d'ailleurs pour éviter le dernier supplice. Dans son esprit, le bâcher devait sans doute achever de le purifier. Il est évident que ses remords étaient sincères et qu'il espérait son salut ; en embrassant pour la dernière fois François Prelati, un de ses complices, il lui dit : Adieu, Françoys, mon amy ! Jamais plus nous ne nous entreverrons en cest monde ; soyez certain, mais que vous ayez bonne pacience et espérance en Dieu, que nous nous entreverrons en la grant joye du Paradis ! Il fut exécuté le 26 octobre 1440, dans la prairie de la Biesse, près de Nantes. Une foule immense chantait des psaumes et priait pour le pécheur repentant. On voit se refléter dans ce drame tout le tragique moyen âge, avec ses ignominies et ses élans grandioses de foi et de miséricorde[12]

 Les gens du roi, au temps de Charles VII, montrèrent dans l'examen des accusations de sorcellerie une prudence et une modération assez remarquables. Ce n'est point qu'ils les aient repoussées d'emblée, comme déraisonnables : un des favoris du roi, Guillaume Gouffier, et un Italien qui avait remplacé Jacques Cœur comme argentier, Otto Castellani, furent condamnés, l'un à l'exil et l'autre à la prison, pour avoir usé de sortilèges qui devaient affermir leur crédit à la cour ; mais on s'efforça de protéger les innocents contre le fanatisme ecclésiastique et populaire. En 1453, une épidémie décimait la population de Marmande ; le bruit se répandit qu'une femme de la ville, Jeanne Canay, était en commerce avec le démon. Les habitants, au milieu de la nuit, vinrent arrêter une douzaine de femmes, sur lesquelles planaient de vagues soupçons. Obéissant à l'émeute, les deux consuls et le baile mirent ces malheureuses à la question et les envoyèrent au bûcher. Le sénéchal d'Agen cita devant lui les consuls, et fit saisir leurs biens[13].

Le 1er novembre 1459, on incarcéra dans la prison épiscopale d'Arras une fille de joie, nommée Deniselle, dénoncée comme vaudoise[14] par un sorcier artésien, qui avait été exécuté à Langres quelque temps auparavant. Deniselle fut brûlée le 9 mai 1460, avec six autres personnes. Ce fut le signal d'une vaste persécution, menée avec acharnement par le doyen de Notre-Dame d'Arras, par l'évêque in partibus de Beyrouth et par l'inquisiteur Pierre le Broussart. L'évêque d'Arras, Jean Jouffroy, absent de son diocèse, laissa faire, et le comte d'Étampes, lieutenant de Philippe le Bon, autorisa les poursuites. Les juges se contentaient du témoignage d'une ou deux personnes pour emprisonner, mettre à la question, envoyer au bûcher. Huguet Aubry fut tenu au cachot onze mois, et mis à la question quinze fois ; il protesta sans cesse de son innocence ; on le condamna à vingt ans de prison, en disant que le diable lui avait donné la force de ne rien avouer. Plusieurs chroniqueurs contemporains accusent formellement les auteurs de cette persécution d'avoir voulu supprimer leurs ennemis, ou les riches dont ils convoitaient les biens. À ce tenoient fort les mains aucuns qui lors estoient du conseil dudit comte d'Estampes, dit Mathieu d'Escouchy. Le doyen d'Arras et l'évêque de Beyrouth paraissent avoir obéi plutôt à des mobiles de fanatisme. Le premier affirmait que le tiers de chrétienté et plus était vaudois, et qu'il savait des choses à faire frémir ; le second avait une telle imagination qu'il lui suffisait de regarder les gens pour savoir s'ils étaient vaudois. Enfin, le seigneur de Beaufort, qui avait beaucoup d'ennemis, ayant été dénoncé à son tour et emprisonné, son fils en appela à Charles VII. Le roi évoqua l'affaire. Les accusés encore en vie furent tirés de la prison épiscopale ; le Parlement de Paris les acquitta et les remit en liberté. Sur l'ordre de Charles VII, l'archevêque de Reims, l'évêque de Paris et Jean Bréhal, supérieur des Dominicains, se rendirent en Artois : c'étaient ceux-là mêmes qui avaient naguère prononcé la réhabilitation de Jeanne d'Arc, condamnée comme sorcière d'après la procédure inquisitoriale. Ils arrêtèrent les poursuites. Des actions civiles furent intentées en Parlement contre les juges d'Arras. Un arrêt, qui fut rendu seulement en 1491, réhabilita toutes les victimes, restitua à leurs héritiers les biens confisqués, ordonna l'érection d'une croix expiatoire.

Le Parlement avait agi avec d'autant plus de vigueur qu'il prétendait enlever à l'Église la connaissance des faits d'hérésie. Il réduisit à rien le rôle de l'Inquisition en France. La rigueur de la répression, à partir du XVe siècle, dépendit avant tout des dispositions du pouvoir royal. Jusqu'au temps de François Ier, il se montra relativement humain et clément à l'égard des sorciers. Au XVe siècle, le fanatisme populaire n'avait pas voix prépondérante. Nombre de gens refusaient de croire au sabbat, aux sales débauches et aux crimes prétendus des sorcières ; ces malheureuses n'étaient à leurs yeux que des possédées, affolées par le diable et qu'il convenait de soigner, non de punir. Selon le poète Martin Lefranc, le diable ne s'occupe des sorcières que pour leur troubler la cervelle :

Il n'est ne baston ne bastonne,

Sur quoy puis ! personne voler,

Mais quant le diable leur estonne

La teste, elles cuident (croient) aler.

D'après Sprenger, il y avait des sceptiques qui niaient même toute intervention du démon : Certains, dit-il, se sont efforcés d'établir que la sorcellerie n'existe pas, sinon dans la pensée de gens qui imputent à la sorcellerie des phénomènes naturels dont l'essence nous est inconnue. Et il se donne grand mal pour terrifier ses contradicteurs et démontrer que soutenir la réalité de la sorcellerie est une proposition si catholique, que soutenir obstinément le contraire est absolument une hérésie. Ce n'est encore qu'une menace : au XVe siècle, les chrétiens de bon sens ont encore le droit de parler mais l'ère des bûchers est déjà ouverte.

 

III. — LA PIÉTÉ. LES MYSTÈRES[15].

LES cœurs restés pieux et purs, affligés des maux qui accablaient la religion, se consolaient dans la dévotion et les bonnes œuvres : telle la bienheureuse Philippe de Chantemilan, qui abandonna son héritage aux pauvres et voua sa vie à la prière et au soin des malades. Il y avait aussi, dans le Clergé, des hommes d'action. Les uns, administrateurs experts et grands bâtisseurs, relevaient les églises de France de leurs ruines. Les autres travaillaient à épurer la foi chrétienne et à corriger les mœurs : tels les réformateurs qui apparurent, hors des limites du royaume, dans les États du duc de Bourgogne, prédicateurs comme Jean Brugmann, théologiens comme Denys le Chartreux, humanistes chrétiens comme les Frères de la vie commune ; tels les prêcheurs ambulants fournis par les ordres religieux, comme le Franciscain Richard, le Carme breton Thomas Couette, qui alla jusqu'en Italie faire entendre sa parole virulente, déplut au pape par la violence de ses attaques contre le relâchement du Clergé et du Saint-Siège, et finit sur le bûcher.

Ces frères prédicateurs étaient ce qui restait de vivant et d'actif dans le monachisme. Détestés par le Clergé séculier, auquel ils enlevaient ses ouailles et mille petits profits, ils étaient adorés du populaire. Les municipalités des plus petites villes, au XVe siècle, faisaient de gros sacrifices pour avoir chaque jour, pendant le carême, un sermon fait par un de ces prêcheurs nomades. Que prêchaient-ils ? Certains d'entre eux, comme frère Richard, étaient des illuminés, qui annonçaient l'avènement de l'Antéchrist. Thomas Couette était surtout un moraliste, qui poursuivait de ses invectives la dissolution du Clergé et le luxe des femmes. Ces prédicateurs fameux étaient des hommes aux robustes poumons, à la parole enflammée, qui prenaient sur la foule un ascendant extraordinaire. En 1429, à Paris, frère Richard prêcha tous les jours, cinq ou six heures de suite, pendant une semaine entière, en plein air, car aucune église n'eût été assez grande pour contenir ses auditeurs.

Le bon frayre qui alla prêcher à Saint-Léonard, en Limousin, le 3 décembre 1437, n'avait pas la célébrité d'un Richard et d'un Couette, et son éloquence était assez terre à terre ; Gerald Massiot n'en a pas moins analysé avec grand soin ce sermon dans son livre de raisons : pour aller en paradis, il faut faire sa prière en se levant ; il faut entendre la messe jusqu'à la fin, sans parler de ses affaires à son voisin, et sans s'approcher du prêtre ; il faut observer le repos du dimanche, se confesser une fois par mois, communier à Piques, faire l'aumône, vivre honnêtement. En faisant toutes ces choses ci-dessus écrites, ledit frère dit que vous entrerez en la gloire du paradis.

Le succès inouï des prédications populaires et mille autres indices nous montrent que la foi chrétienne, dans la France du XVe siècle, était restée générale et très vive. Elle avait été parfois déformée, mais non diminuée, par le trouble des esprits et la corruption des mœurs. Chose singulière, l'irrévérence envers le Clergé était complète : le peuple applaudissait des farces où les curés et les moines étaient vilipendés avec le cynisme le plus grossier ; mais personne n'attaquait le dogme ni les institutions ecclésiastiques essentielles, et la foule restait très attachée au Clergé tout en le décriant. La façon dont le peuple entendait le culte offrait les mêmes contradictions naïves : comme on trouvait qu'il y avait trop de jours fériés, on en prenait à son aise avec les cérémonies auxquelles l'Église voulait. obliger les fidèles. Nicolas de Clamanges écrivait :

Chacun peut voir avec quelle dévotion le peuple chrétien d'aujourd'hui traite les jours fériés. Peu de gens vont à l'église, très peu entendent la messe ; on n'en écoute souvent qu'une partie, on sort avant d'en avoir eu la permission du prêtre. Beaucoup se contentent, quand ils vont à l'église, de s'asperger le front d'eau bénite, ou bien de se mettre à genoux pour saluer la Vierge, ou bien de baiser l'image d'un saint peinte sur le mur. Ceux qui ont assisté à l'Élévation pensent que le Christ doit leur en être très obligé et s'en vantent comme d'un grand sacrifice..

En revanche, les mille pratiques de dévotion envers la Vierge et les Saints prenaient sans cesse plus d'importance. Le dogme de l'Immaculée Conception de Marie, accepté au XVe siècle par le Concile de Bâle et presque tous les chrétiens, a été imposé en quelque sorte par la volonté populaire, qui a triomphé de la résistance des docteurs dominicains. Malgré les difficultés et les périls de la route, les lointains voyages vers les pèlerinages célèbres étaient beaucoup plus fréquents que de nos jours. Si on ne pouvait aller jusqu'en Terre Sainte, on traversait toute la France, pour se rendre au Mont-Saint-Michel, à Saint-Eutrope de Saintes, ou bien, hors du royaume, à Saint-Jacques-de-Compostelle, à la Sainte-Baume en Provence, à Saint-Claude en Franche-Comté. Pour adorer les reliques célèbres, des foules immenses se pressaient, s'écrasaient. L'Italien Antoine Astesan, décrivant les grandes villes de notre pays, s'extasiait devant le nombre de reliques qu'elles possédaient, et l'auteur du Débat des hérauts d'armes estimait que c'était une des causes de la grandeur de la France.

Tous les testaments qui nous ont été conservés prouvent la profondeur du sentiment religieux. Malgré les extrêmes souffrances de ces temps si durs, les suicides étaient des faits rarissimes, signalés avec détails par les chroniqueurs. La peur de l'Enfer n'était d'ailleurs pas de tout profit pour la morale, et lui faisait subir d'étranges déformations. Elle est bien caractéristique de la mentalité populaire, cette anecdote, évidemment authentique, dont l'auteur des Cent Nouvelles nouvelles nous a laissé la spirituelle relation : un paysan ivre rencontre en route un prêtre ; il le force à recevoir sa confession et lui pose ensuite cette question : Si l'on meurt après avoir reçu l'absolution de ses péchés, va-t-on tout droit en Paradis ?Tout droit, répond le prêtre. L'ivrogne alors lui met un couteau dans la main, et le somme de le tuer. Le prêtre, menacé d'être tué lui-même s'il ne s'exécute pas, feint d'égorger le paysan, qui s'endort en rêvant qu'il siège parmi les bienheureux. — Par tous les moyens il s'agissait d'entrer au Paradis, et chacun se faisait de l'au-delà la même conception que Villon exprime, dans la prière de sa mère à Notre-Dame :

Au moustier voy [je vois à l'église], dont suis paroissienne,

Paradis paint, où mit harpes et luz,

Et ung Enfer où dampiez sont boulluz [où les damnés sont bouillis] :

L'ung me fait paour, l'autre Jaya et liesse.

La joye avoir me fay [fais-moi avoir la joie], haulte Dème,

A qui pécheurs doivent tous recourir.

C était la même image du monde que les grandes représentations théâtrales du temps, les mystères, offraient au public sous une naïve et luxueuse forme matérielle. Élevé de plusieurs pieds au-dessus de la scène, s'ouvrait du côté de l'Orient un décor magnifique, où l'on prodiguait les couleurs éclatantes, l'or et le velours ; des anges y chantaient, s'accompagnant de la harpe : c'était le Paradis. Toute la partie centrale de la scène, extrêmement vaste, était occupée par une série de petits décors où les acteurs se transportaient selon les besoins du drame ; ainsi, dans le Mystère de l'Incarnacion et Nativité de Nostre Saulveur, à la suite du Paradis s'élevaient à la file, d'Est en Ouest, la maison des parens Nostre Dame, son oratoire, la maison de Elizabeth, le logis de Symeon, le temple Salomon, etc., en tout vingt-quatre décors ; le dernier, à l'Ouest, était un orifice monstrueux, faict en manière d'une grande gueulle se cloant et ouvrant quant besoing en est pour donner passage aux diables ; on faisait là, de temps en temps, un tintamarre épouvantable, en choquant des cymbales, en roulant des tonneaux pleins de pierres, en tirant des coups de canon : c'était l'Enfer[16]. Dans ce décor, qui symbolisait la vie et les deux fins entre lesquelles l'homme peut choisir, se déroulaient des drames immenses. Le Mystère de la Passion, d'Arnoul Greban, comprend trente-cinq mille vers et met en scène deux cent vingt-quatre personnages, sans compter les figurants ; on y voit se succéder tous les principaux épisodes du Nouveau Testament, depuis l'Annonciation jusqu'à la Résurrection : la représentation en durait quatre jours.

Ces spectacles étaient égayés par des intermèdes bouffons souvent fort indécents. Cependant le but des mystères était certainement pieux, on les considérait comme des moyens d'édification. Aux municipalités, aux corporations, aux associations d'acteurs-amateurs qui en prenaient l'initiative, l'Église donnait son actif concours. Pour faciliter les représentations, elle changeait l'heure des offices, elle faisait taire ses cloches, elle prêtait ses chapes et ses chasubles. Presque toujours enfin des membres du Clergé comptaient parmi les acteurs. Lorsqu'on représenta la Passion de Jean Michel à Angers, deux chanoines tenaient les rôles de Dieu et de Judas, et un chapelain, celui de la Vierge ; on débuta en disant une messe, sur ung autel honnestement dressé, pour mieulx commancer et avoir sillence. Parfois le cycle des représentations se terminait par un Te Deum. La veille du jour où elles commençaient, avait lieu, à travers la ville, la montre des acteurs : Juifs, Sarrasins, Romains, prêtres, apôtres défilaient à pied, à cheval, en char, au son des fanfares, suivis de la troupe des diables, qui faisaient détoner des fusées ; et toute cette foule bariolée se rendait à la cathédrale pour y entendre une messe solennelle.

Les mystères soulevaient un enthousiasme inouï ; on ne peut guère le comparer qu'à celui qu'inspiraient aux Grecs les Jeux Olympiques. Les gradins, que l'on construisait en plein air, généralement sur la place publique, contenaient souvent quinze ou vingt mille spectateurs. Pendant la représentation, tout travail s'arrêtait, les maisons et les rues étaient vides : la population entière, sans compter les gens des alentours, assistait au mystère, et les meilleures places étaient occupées dès quatre heures du matin. Il fallait prendre des précautions spéciales pour garder la ville contre les voleurs. Au temps le plus affreux de la guerre de Cent Ans, en 1425, alors que l'Auvergne était dévastée par les routiers, on joua à Saint-Flour une Passion, et les gens des environs accoururent ; on ne laissa ouverte qu'une porte de la ville et l'on y mit une forte garde, pendant les trois journées que dura le spectacle. Toutes les classes de la société prenaient à ces plaisirs une part égale, et des nobles s'enrôlaient souvent parmi les acteurs, à côté des prêtres, des jeunes clercs et des artisans. Ces acteurs jouaient avec une ardeur que rien ne rebutait. Il arriva parfois que Satan fut brûlé par les feux de l'Enfer, que Jésus pensa périr vraiment sur la croix et que Judas faillit s'étrangler avec sa corde : pour rien au monde on n'eût interrompu la représentation ; c'était une cérémonie sacrée en même temps qu'un divertissement.

Rien ne montre mieux que l'histoire des mystères quelles profondes racines la religion avait alors dans les âmes, quelle atmosphère de surnaturel baignait la vie tout entière, et quelle naïve et familière intimité les Français du XVe siècle entretenaient avec la Divinité, les personnages bibliques, le monde des saints et des saintes.

 

IV. — LA CHARITÉ. LES HOPITAUX[17].

LA guerre de Cent Ans détruisit en partie le système d'assistance que la charité chrétienne avait créé et développé au moyen âge.

Outre les secours donnés par les églises et les monastères, les œuvres de bienfaisance soutenues par les laïques s'étaie nt multipliées en effet dès le XIe siècle. On avait dépensé beaucoup d'argent, beaucoup de dévouement et d'ingéniosité pour lutter contre la maladie et la pauvreté. On faisait l'aumône et l'on hébergeait des indigents dans sa maison, ou bien on contribuait par dons et par legs à la fondation et à l'entretien des hôpitaux. Ces hôpitaux, qui avaient comme directeurs et infirmiers des gens d'Église, servaient d'asiles pour les malades et les femmes en couches, d'hospices pour les pauvres, d'hôtelleries pour les pèlerins. Ils étaient innombrables. On en trouvait dans la plupart des villages ; Toulouse en comptait au moins sept vers 1430 ; Arras en avait une quinzaine. Les associations de bienfaisance revêtaient les formes les plus diverses. Les confréries d'artisans avaient souvent une caisse d'assistance mutuelle et faisaient en outre des dons importants aux pauvres de la ville. Il existait aussi des confréries non professionnelles, d'un caractère exclusivement religieux et charitable. La plus vaste association de ce genre fut l'ordre hospitalier du Saint-Esprit, qui se fonda à Montpellier vers la fin du XIIe siècle, couvrit de ses établissements charitables le midi de la France et la Bourgogne, et se répandit au dehors, en Franche-Comté, en Provence et en Italie. Certaines municipalités s'occupaient aussi d'assistance publique, avaient des bureaux de bienfaisance, des charités, comme on disait alors. Enfin, très fréquemment, les villes prenaient à leur service des médecins attitrés, auxquels elles payaient des appointements.

La guerre de Cent Ans ne tua pas l'esprit de charité ; on a vu que dans les testaments du temps de Charles VII les pauvres n'étaient jamais oubliés, la petite ville auvergnate de Felletin, qui n'avait guère au XVe siècle qu'un millier d'habitants, trouvait moyen de distribuer chaque année aux indigents 200 hectolitres de seigle. Mais les hôpitaux furent ruinés par la guerre. Ils étaient presque tous entretenus au moyen d'une exploitation agricole qui y était annexée, ou de rentes assignées sur des propriétés foncières : la désolation des campagnes les priva de ressources. De plus, les Anglais et les routiers saccagèrent sans vergogne les établissements eux-mêmes, emportèrent les lita, les draps, le mobilier. Ce fut le commencement d'une désorganisation générale du régime hospitalier. Une fois la guerre terminée, il aurait fallu beaucoup d'énergie et d'abnégation pour réparer toutes ces ruines ; or, les gens d'Église qui administraient et desservaient les Maisons-Dieu soulevèrent l'indignation générale par leurs concussions et leurs vices. L'Hôtel-Dieu de l'aria, notamment, fut le théâtre d'abominables scandales. La plupart des petits hôpitaux de campagne disparurent et ne furent jamais remplacés.

Personne au XVe siècle ne se dissimulait la nécessité d'une réforme de l'Église. Le Clergé conservait encore son empire sur les âmes ; ses richesses matérielles, diminuées par la guerre, pouvaient être en partie reconstituées. Mais il fallait établir une répartition équitable de ses ressources : c'était la condition première pour mettre fin à des scandales inouïs, souvent engendrés par la misère, et pour avoir des prêtres instruits et honnêtes. Alors pourrait s'engager une lutte fructueuse contre les superstitions populaires, qui déformaient le dogme et le culte ; alors on pourrait songer à relever les œuvres de charité chrétienne. À l'origine de toute la réforme était la question de la collation des bénéfices. Mais les hommes qui se succédaient sur le trône pontifical ne paraissaient pas disposés à guérir la plaie dont souffrait l'Église catholique tout entière. Les prélats et les docteurs, en majorité français, qui s'assemblèrent à Bâle en 4431, essayèrent de remédier au mal en établissant l'omnipotence des Conciles généraux, en diminuant les droits fiscaux du Saint-Siège et en restaurant les élections canoniques. La Pragmatique Sanction de Charles VII parut donner force de loi à leurs décisions en France ; mais elle ne fut qu'un leurre : on verra comment le plus grand effort qu'ait jamais tenté l'Église gallicane échoua, par la faute de la Monarchie.

 

 

 



[1] SOURCES. Denifle, La désolation des églises, monastères et hôpitaux en France, pendant la guerre de Cent Ans, t. I, 1897. G. Dupont, Le registre de l'officialité de Cerisy, Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XXX, 1880. Nicolas de Clamanges, De corrupto Ecclesiae statu, N de Clamangiis, opera, 1613. Martial d'Auvergne, Vigilles de Charles VII, t. II. Chronique du Bec, édit. Porée, 1883.

OUVRAGES À CONSULTER. Abbé Alliot, Visites archidioconales à Corbeil et Essonne au XVe siècle, Annales de Soc. archéolog. du Gâtinais, 1891. Simonnel, Le clergé en Bourgogne, Mémoires de l'Acad. de Dijon, 1865. B. Palustre, La Réforme de l'ordre de Fontevrault, Position des Thèses de l'École des Chartes, 1897. Depoin, Livre de raison de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise, 1900. Les histoires d'abbayes, notamment Ch. de Lasteyrie, L'abbaye de Saint-Martial de Limoges, 1901. Piaget, Martin le Franc, 1888, ch. V.

[2] Voir dans Denis, Lectures sur l'histoire de l'agriculture, 1880, p. 212, l'exemple des domaines en friche cédés par les Bénédictins de Jouarre à des roturiers, notamment à des bourgeois enrichis, qui les remirent en culture.

[3] Document publié dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, 5e série, t. IV, p. 335.

[4] L'ordre mixte de Fontevrault était gouverné par une abbesse.

[5] SOURCES. Procès publiés par l'abbé Lavanchy, Mémoires de l'Académie Salésienne, t. VIII, 1883, et l'abbé Jules Chevalier, Mémoire sur les hérésies en Dauphiné, 1890. Procès de Gilles de Rais, publié par De Maulde, à la suite de Gilles de Rais, par l'abbé Bossard, 1885. Fredericq, Corpus documentorum inquisitionis Neerlandicae, 1899-1896. Mémoires de Jacques du Clercq, édit. de Reiffenberg.

OUVRAGES À CONSULTER. Yves-Plessis, Bibliographie française de la Sorcellerie, 1900, indique les ouvrages français. Lea, History of the Inquisition, t. III, 1888 (traduction S. Reinach en préparation). J. Hansen, Zauberwahn, Inquisition und Hexenprozess im Mittelalter, 1900.

[6] Jean Le Fèvre a écrit en 1376 dans son Respit de la mort : Je fis de Macabré la dance. Macabré (et non Macabre) est évidemment un nom propre, peut-être le nom d'un des premiers artistes qui aient figuré la Danse des Morts. On ne connaît pas de Danse des morts peinte ou sculptée en France au XIVe siècle, mais il en a peut-être existé des très nombreuses œuvres exécutées sur ce thème au XVe siècle, il ne nous est resté qu'un nombre infime.

[7] Bulletin de la Commission archéologique de Narbonne, 1892, p. 548.

[8] Saint-Jorioz est en Savoie. Ce document est plus détaillé et plus caractéristique, mais absolument de même nature que les procès de sorcières jugés dans la France proprement dite pendant le règne de Charles VII.

[9] Mémoire de M. Jarrin, Annales de la Société d'émulation de l'Ain, t. X, 1877.

[10] Nous ne voulons pas dire que Gilles de Rais soit le prototype de Barbe-Bleue, comme l'a prétendu l'abbé Bossard. Le conte de Barbe-Bleue et de ses sept épouses parait être de source ancienne et populaire, et n'a en soi aucune analogie avec l'histoire de Gilles de Rais, qui ne se maria qu'une fois et laissa sa femme vivre à l'écart ; mais Il est certain qu'en Bretagne et en Vendée le peuple a amalgamé le conte de Barbe-Bleue et l'histoire du sire de Rais, et c'est là tout ce que prouvent les complaintes et les traditions, d'ailleurs curieuses, recueillies par l'abbé Bossard.

[11] C'était le frère d'un certain Geoffroy le Ferron, avec lequel Gilles de Rais avait des démêlés.

[12] Gilles avait eu beaucoup de complices. Deux seulement furent brûlés. D'autres s'enfuirent ou obtinrent leur grâce. François Prelati fut condamné à la prison perpétuelle. C'était un jeune clerc italien, délicat humaniste, alchimiste réputé, filou insigne. Il réussit à s'évader, et sous le nom de François de Montcatin, gagna les bonnes grâces de René d'Anjou, qui recherchait la transmutation des métaux. L'Italien l'abusa par d'enfantins tours de passe-passe et obtint en récompense la capitainerie de la Roche-sur-Yon ; mais il eut l'imprudence de s'emparer d'un trésorier de France et de le mettre à rançon. Le Grand Conseil évoqua l'affaire et François, condamné à mort pour ses anciens et récents méfaits. fut exécuté en 1446. Nous publierons prochainement une étude biographique sur François Prelati, d'après des documents inédits.

[13] Extraits du Trésor des Chartes, publiés dans la Bibl. de l'École des Chartes, 2e série, t. V.

[14] C'est-à-dire comme sorcière. D'après M. Hansen, on considéra les sorciers, au XVe siècle comme une secte hérétique particulière, dérivée des anciens Vaudois. Cf. Bourquelot. Les Vaudois du XVe siècle, Bibl. de l'École des Chartes, 2e série, t. III.

[15] SOURCES ET OUVRAGES À CONSULTER. Vie de Philippe de Chantemilan, édit. U. Chevalier, Documents historiques inédits sur le Dauphiné, t. VIII, 1894. Mougel, Denys le Chartreux, 1896. Anatole France, Frère Richard, Revue de famille, 1889. Abbé Galabert, Les mœurs chrétiennes au XVe siècle, Bulletin de la Société archéologique de Tarn-et-Garonne, t. XII, 1884. De Ribbe, La Société provençale à la fin du moyen âge, 1898. Petit de Julleville, Les Mystères, 1880. Germain Bapst, Essai sur l'histoire du théâtre, 1893.

[16] La mise en scène variait beaucoup selon les emplacements dont on disposait. M. G. Bapst a le premier attiré l'attention sur une miniature de Fouquet. Le Martyre de sainte Apolline (Collection de Chantilly), qui reproduit à n'en pas douter une scène de mystère. Ici, le théâtre est disposé en cirque. Le Paradis et le palais de l'empereur Decius sont tout simplement des loges prises dans la salle ; Dieu le père et les anges siègent au milieu des spectateurs ; l'empereur Decius est descendu de sa loge par une échelle et est venu contempler de près le martyre de la sainte.

[17] OUVRAGES À CONSULTER. Les monographies sont très nombreuses. Outre les ouvrages parus jusqu'en 1892, énumérés par M. Luchaire, Manuel des Institutions françaises, 1890, p. 138 et 143, on consultera principalement les travaux de M. Léon Legrand, insérés dans les Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, depuis 1886, dans la Revue des Questions historiques, 1898, t. I, et dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, 1896 et 1900. P. Le Cacheux, L'Hôtel-Dieu de Coutances, 1895-1899. A. Prudhomme, L'assistante publique à Grenoble, t. I, 1898. F. Autorde, Les Charités de Felletin, 1887. Abbé P. Brune, Histoire de l'ordre hospitalier du Saint-Esprit, 1892 (importante critique de L. Delisle : Journal des Savants, 1893).