HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — CHARLES VII. LOUIS XI ET LES PREMIÈRES ANNÉES DE CHARLES VIII (1422-1492).

LIVRE II. — LA SOCIETÉ ET LA MONARCHIE À LA FIN DE LA GUERRE DE CENT ANS.

CHAPITRE II. — LA BOURGEOISIE ET LA NOBLESSE.

 

 

I. — FORMATION D'UNE CLASSE MOYENNE. MŒURS DE LA BOURGEOISIE ET DE LA PETITE NOBLESSE[1].

AU commencement du XIe siècle, l'évêque Adalbéron écrivait que la société comprend deux espèces de gens : les nobles et les clercs, et, d'autre part, les misérables serfs qui travaillent pour les nourrir. Cette classification n'était plus exacte au mue siècle ni même au XIIe ; la guerre de Cent Ans la fit définitivement oublier. Au XVe siècle acheva de se constituer, entre la haute Noblesse et le peuple, une classe moyenne, où les parvenus et les anoblis se mêlèrent aux gentilshommes campagnards. Formée ainsi d'éléments hétérogènes, cette partie de la société française avait cependant, au temps de Charles VII et de Louis XI, des mœurs et des idées communes : elle formait vraiment une classe.

C'étaient les faits économiques qui avaient modifié la hiérarchie sociale. On se rendait bien compte, au XVe siècle, de la toute-puissance de l'argent et on s'en plaignait déjà :

Il n'est chose qu'argent ne face !

s'écrie un personnage du Mystère de la Passion, qui fut représenté pour la première fois vers 1451. L'opinion se montrait aussi haineuse que de nos jours contre les riches ; les Juifs restaient toujours sous le coup d'une expulsion, et la disgrâce de Jacques Cœur montre qu'ils n'excitaient pas seuls la jalousie publique. L'organisation du travail était machinée pour assurer le nivellement et, la médiocrité des conditions. L'Église défendait le prêt à intérêt. Tout était combiné pour empêcher l'accumulation des capitaux en quelques mains. Aussi les gens très riches étaient-ils moins nombreux qu'à notre époque. Il en existait cependant, et, à côté d'eux, il y avait beaucoup de bourgeois possédant une large aisance. Quelques-unes de ces opulentes familles du XVe siècle émergent dans l'histoire : tels les Cœur, les Bureau, les Rolin, qui furent de grands personnages à la cour de France et à la cour de Bourgogne, les Alorge de Rouen, les Clabault d'Amiens, les Claveurier de Poitiers et tant d'autres.

C'est qu'en effet il y avait des métiers lucratifs, notamment la PAR LES MÉTIERS draperie, la boucherie, l'orfèvrerie ; les maîtres de ces corporations étaient des bourgeois cossus. Dans le commerce proprement dit, les merciers, les marchands de sel, les armateurs arrivaient fréquemment à la fortune. Plusieurs familles du Lyonnais et du Dauphiné s'enrichirent par l'exploitation des mines. Quant au commerce de l'argent, que l'Église ne pouvait sérieusement empêcher, il était encore, dans beaucoup de villes, aux mains des Juifs et des Italiens ; mais les opérations de banque et de crédit étaient pratiquées aussi par les bourgeois français, qui ne laissaient point dormir leurs capitaux. Au XVe siècle, le numéraire étant très rare, très recherché, le taux de l'intérêt atteignait couramment 20 p. 100. Les rentes constituées sur les terres étaient fréquentes, beaucoup de propriétaires fonciers ayant besoin d'emprunter. Les bourgeois enrichis achetaient des cens, des redevances, des droits de justice, c'est-à-dire que, sur telle terre, les cens, les redevances, les amendes payés par les paysans, revenaient, non plus au seigneur, mais au bourgeois qui avait acheté ces revenus. On commanditait les marchands et les changeurs. L'Église elle-même, avec des réticences et des scrupules, violait ses principes. En 1422, le pape Martin V consulta des docteurs pour savoir si les ordres religieux qui achetaient des rentes et les laissaient plus tard racheter pour le même prix ne commettaient pas le crime d'usure. Certaines maisons religieuses, expliquait-il, ont acheté des pensions annuelles perpétuelles, commodes pour entretenir leurs frères de certaines villes ; elles paient ces pensions plus ou moins cher, ici 24 florins, là 23 ou même 20, au juste prix, selon le cours des endroits, et elles donnent aux vendeurs la liberté de racheter ces pensions pour le même prix. Pierre d'Ailly et Gerson, interrogés, répondirent que ces contrats étaient licites, pourvu que les ordres religieux n'eussent pas en vue le rachat des rentes par les vendeurs[2].

La Bourgeoisie acquit à la fin du moyen âge une réelle puissance foncière. C'était un autre moyen de placer ses capitaux. Durant les accalmies de la guerre de Cent Ans, les habitants des villes achetèrent des fiefs ou des parts de fiefs ; une fois les Anglais expulsés, ils se firent construire de belles maisons de campagne et prirent goût, peu à peu, à l'agriculture. Les riches avaient d'immenses propriétés rurales. Jacques Cœur était un grand seigneur terrien. L'ancien avocat Nicolas Rolin, qui devint chancelier du duc Philippe le Bon, possédait quarante domaines[3].

La carrière de Nicolas Rotin et celle de Jacques Cœur montrent le profit qu'on pouvait tirer des offices. L'acquisition des charges de finance et de justice fut, dès le XVe siècle, un des plus vifs désirs de la bourgeoisie. Thomas Basin nous dit que la rage des offices avait saisi une foule de Français à la fin du règne de Charles VII. Maintes gens en demandaient, qui auraient pu se contenter de leur honnête négoce. Louis XI, à son avènement, se vit assiégé de quémandeurs qui voulaient garder leurs emplois ou en obtenir de nouveaux. Ceux qui en tenaient auparavant avaient pris l'habitude de les considérer comme une propriété assurée pour toute leur vie, comme si c'était des rentes annuelles faisant partie de leur patrimoine. Les offices, à entendre Thomas Basin, étaient la source de scandaleux profits : Sous le roi défunt (Charles VII), presque tous les possesseurs d'offices s'étaient enrichis dans tout le royaume, liberté entière leur étant malheureusement laissée de piller les pauvres sujets et de commettre des concussions. Commynes, plus froid, n'est guère moins sévère. Il nous montre les Parisiens, au moment où la guerre du Bien Public va éclater, se demandant s'il ne serait pas bon d'embrasser le parti bourguignon, pour parvenir à quelques offices ou estatz, qui sont plus désirez en ceste cité là que en nulle aultre du monde : car ceulx qui les ont les font valoir ce qu'ilz peuvent, et non pas ce qu'ilz doivent ; et y a offices sans gaiges, qui se vendent huyt cens escuz ; d'aultres, où il y a gaiges bien petitz, qui se vendent plus que leurs gaiges ne sauroient valoir en quinze ans. La vénalité des offices, avec tous ses abus, commence ; le roi la repousse dans ses ordonnances, n'en veut point pour son Parlement ; mais en pratique, pour nombre de charges secondaires, il ferme les yeux sur ce trafic, ou bien il en profite. Dès la fin du XVe siècle, le pli sera pris.

De la ploutocratie des marchands sortait ainsi une aristocratie de robe. La famille provençale des Guiran la Brillane offre un exemple typique de cette transformation. Au commencement du XVe siècle, Guilhem Guiran était épicier à Aix ; il eut neuf enfants : l'aîné devint président au Parlement d'Aix ; le second se fit éleveur de troupeaux ; le troisième remplaça son père dans le commerce des épices ; le quatrième, enrichi dans la draperie et la banque, épousa une demoiselle noble et fut grand maitre d'hôtel de René d'Anjou, et le cinquième devint commandeur de Saint-Jean de Jérusalem à Montélimar. Les descendants de l'épicier d'Aix prirent le nom du domaine de la Brillane et, aidés par des généalogistes inventifs, se découvrirent de très nobles ancêtres[4]

Au milieu du XVe siècle, les offices ne conféraient pas encore la noblesse, mais leurs titulaires obtenaient fréquemment des lettres d'anoblissement, soit du roi, soit des grands vassaux indépendants, comme les ducs de Bretagne et de Bourgogne. D'ailleurs beaucoup de roturiers, pendant la guerre de Cent Ans, s'étaient arrogé la noblesse pour la simple raison qu'ils avaient acheté des terres nobles. Si l'on examine les registres des tabellions de Normandie, province où ces mutations de fiefs étaient très fréquentes, on constate qu'un certain temps après avoir acquis une seigneurie, tel ancien marchand de Rouen a pris la qualification nobiliaire, sans avoir acheté de lettres d'anoblissement. En 1470, Louis XI déclarera nobles tous les possesseurs de fiefs. Ce ne sera pas une mesure révolutionnaire : le roi ne fera que consacrer, moyennant finance, des usurpations qui jusqu'alors n'avaient rien rapporté au fisc.

En même temps que la Bourgeoisie s'enrichissait, la vieille Noblesse se ruinait. À l'époque des premières croisades, beaucoup de seigneurs étaient déjà écrasés de dettes. Au XVe siècle, la majorité des nobles est aux abois. C'est la fin de la guerre de Cent Ans qui marque peut-être le temps de leur plus grande détresse. Non seulement des pays naturellement pauvres comme la Bretagne, ou dévastés de fond en comble par la guerre comme la Normandie, mais toutes les provinces nous offrent des exemples à peine croyables de leur dénuement. En Gascogne, les châteaux de la Misère sont nombreux. Bertrand, dernier seigneur de Preignan, sollicite des consuls d'Auch le titre de bourgeois, parce qu'il pourra ainsi faire prendre des fagots, pour se chauffer, dans le bois municipal, et avoir de la farine à bon compte. Ses créanciers, ne pouvant rien obtenir de lui, l'ont fait excommunier[5]. Nous avons conservé un registre de comptes de la famille de Verdusan, petite dynastie féodale qui a joué un rôle assez glorieux dans l'histoire de Gascogne. Ce livre a été commencé en 1359 et clos en 1478 ; il énumère les droits honorifiques des Verdusan sur la paroisse d'Ayguetinte, les redevances qu'ils touchent, et l'on y voit ensuite comment les dots des filles ont été payées. Les redevances en argent, que paient les trente-neuf tenanciers, s'élèvent en tout et pour tout à cinquante-six sous de Morlaas et trois sous tournois[6]. Marguerite de Verdusan épouse, à la fin du règne de Charles VII, Arnaud Bernard d'Arcisas ; son père s'acquitte de sa dot par d'infimes petits acomptes ; à partir de 1470 il ne peut plus donner que cinq ou six écus à la fois, ou bien l'équivalent en blé, en vin. En Provence, il est question dans des actes du XIVe siècle de nobles mendiants, nobiles mendicantes. Une statistique des revenus des fiefs bourguignons, dont les éléments furent fournis par les seigneurs eux-mêmes en 1474, sur l'ordre de Charles le Téméraire, nous apprend que beaucoup de nobles n'avaient que quarante livres, ou vingt, voire cinq livres de rente. Marie Dayne, parente du duc, descendue et extraite du sang de Flandre, avait épousé Guillaume de la Marche, parent du fameux chroniqueur Olivier de la Marche ; après la mort de son mari, qui était criblé de dettes, elle dut, pour vivre, se faire cabaretière.

Les causes de cet appauvrissement des nobles sont faciles à découvrir. C'étaient d'abord des faits auxquels leur volonté n'avait aucune part : des faits économiques, la diminution des redevances et le progrès inévitable des classes laborieuses ; un fait politique, la guerre, qui avait atteint par contrecoup les nobles en atteignant leurs tenanciers. Les châteaux d'ailleurs n'avaient pas été plus épargnés que les chaumières. N'oublions pas enfin que les Anglais avaient imposé à leurs prisonniers nobles des rançons énormes, qui avaient ruiné totalement maintes familles. Un acte de 1465 nous montre au vif une de ces infortunes causées par la guerre. Il y est question d'un écuyer du Quercy, Raymond-Bernard de Gaulejac, seigneur de Puich-Calvet et de Lunegarde, qui avait refusé de jurer fidélité aux Anglais : Lesdits Anglois lui prindrent son hostel et chastel de Puchecalvel et l'abatirent et demolirent tellement qu'ilz n'y lessèrent que une tour, en laquelle lui, son père et tout leur mesnage se tenoient et faisoient leur demeure en grande povreté et nécessité. Fait prisonnier par les Anglais cinq fois en une seule année, Raymond Bernard ne put payer ses rançons qu'en aliénant la plus grande partie des biens de la famille. Dans une supplique au roi Louis XI, Raymond Bernard déclarait qu'il se trouvait à peu près réduit à la mendicité[7].

Beaucoup de familles nobles se sont éteintes à la fin du moyen lige, mais un plus grand nombre ont survécu, la plupart ont été très fécondes, et leur accroissement a été encore une cause de misère. La loi d'hérédité qui régissait les grandes baronnies n'existait pas pour les petits et moyens fiefs. En pays coutumier[8], le droit d'aînesse n'était pas absolu, et le principal héritier devait laisser une part à ses frères et à ses sœurs. Dans le Perche, on ne connaissait même pas le droit d'aînesse ; le fief était partagé entre tous les frères, en lots égaux. En pays de droit écrit, c'était la loi générale : à la mort du père, on partageait tout, les terres, la maison seigneuriale, les droits sur le moulin, le four, la cuve, la justice, le péage, toutes les redevances féodales, à moins que les frères ne s'entendissent pour vivre dans l'indivision. Tel fief du Languedoc ou de la Provence faisait vivre plus de trente seigneurs. Comme le numéraire était rare, surtout aux mains de la Noblesse, il arrivait souvent que les filles fussent dotées en terres ; les patrimoines fonciers s'émiettaient ainsi à l'infini.

Enfin l'aristocratie féodale travailla joyeusement à sa ruine par ses folles dépenses. Jamais elle n'avait su compter. Au XIIe siècle comme au XVe, les poètes célèbrent la prodigalité comme une vertu essentielle de la Noblesse. Les princes de la maison de Valois, et principalement les cadets des rois, en donnèrent et en imposèrent l'exemple. Pour tenir leur rang, les plus riches familles durent s'endetter, engagèrent, comme le faisaient les rois eux-mêmes, leur vaisselle précieuse, leurs bijoux, leurs terres, et se ruinèrent au profit de leurs prêteurs roturiers.

Pendant la guerre de Cent Ans, le pillage était une ressource : les nobles besogneux pouvaient se faire écorcheurs. Quand la paix fut revenue, il leur fallut chercher autre chose. Souvent ils quémandèrent une pension du prince ; Charles VII et Philippe le Bon soutenaient ainsi d'illustres familles : mais beaucoup de gentilshommes se mirent au travail au lieu de mendier. Certains s'adonnèrent à l'agriculture, administrèrent avec rigueur leur seigneurie, entamèrent une série de procès contre leurs tenanciers. Un bon nombre firent des études dans les Universités et devinrent gens de loi. Il y eut des professions industrielles qui se convertirent en métiers nobles : notamment celles de maître de forges, de maître verrier. Sous le règne de Louis XI, qui fera d'intelligents efforts pour aider à ce mouvement, on verra un sire de Bueil s'occuper du commerce maritime des céréales. En Provence, où l'on avait depuis longtemps devant les yeux l'exemple de la laborieuse aristocratie marseillaise et italienne, beaucoup de vieilles familles, au XVe siècle, entrèrent dans des sociétés marchandes. Des gentilshommes totalement ruinés n'hésitèrent pas à se faire artisans ou fermiers, à mettre leurs enfants en apprentissage. Les Valavoire, dont les titres de noblesse remontaient au XIe siècle, étaient marchands de chausses à Sisteron.

Dans une société aussi mouvante, où des éléments d'origine si diverse venaient se rejoindre, où les questions d'argent prenaient une telle importance, il était impossible que la Noblesse et la Bourgeoisie formassent dans la vie quotidienne deux classes séparées. À Moissac, les statuts de 1489 distinguaient, parmi les habitants, les Grands, c'est-à-dire les nobles, les clercs et les riches bourgeois, et les Petits, c'est-à-dire les roturiers de condition plus humble. La catégorie des anoblis était un premier milieu où la fusion se faisait. Le jurisconsulte provençal Guilhem Rici, seigneur de Menerbe, avait un frère roturier, éleveur de bestiaux. D'autre part, les mariages mixtes étaient extrêmement fréquents, non seulement dans le Midi, où la moyenne Noblesse ne se distinguait presque plus de la Bourgeoisie, mais aussi dans le Centre, le Nord et l'Est. On voyait des demoiselles épouser des marchands, des nobles épouser des paysannes. Un certain nombre de coutumes champenoises, rédigées à la fin du XVe siècle, ayant adopté le principe que le fils d'une mère noble était noble, cette consécration d'un usage d'ailleurs très ancien souleva une vigoureuse protestation, exagérée sans doute dans la forme, mais qui prouve combien les mariages mixtes étaient nombreux dans cette province En admettant, disait-on, que les enfants issus d'un serf puissent ainsi ère déclarés nobles, le nombre des nobles se multiplierait en peu de temps de telle façon que personne ne paierait plus la taille, l'impôt, et ne prendrait part aux charges publiques : il ne faudrait pas beaucoup d'années pour que tous les Français fussent nobles, depuis l'écorcheur et le porcher jusqu'à l'homme de condition plus vile encore[9].

La petite Noblesse était unie à la Bourgeoisie par toutes sortes d'intérêts communs. En un temps où la monarchie n'était pas encore assez forte pour garantir partout les faibles, ceux-ci avaient souvent besoin de s'entendre, quelle que fût leur généalogie. Dans les consulats du Midi, il arrivait fréquemment que la petite Noblesse fût représentée. À Castelnau-de-Montratier, il y avait quatre consuls nobles et quatre consuls populaires, et, lorsque le seigneur de la ville voulait augmenter une taxe ou violer les coutumes, tous les habitants de la baronnie, nobles ou roturiers, s'unissaient contre lui[10].

Le rapprochement de la Noblesse et de la Bourgeoisie se marquait encore dans la façon de vivre. C'était l'état de fortune qui décidait des habitudes et des mœurs. Les bourgeois très riches, comme Jacques Cœur et Nicolas Rolin, avaient le même train de maison que les grands seigneurs. La moyenne Noblesse menait à peu près la même existence que la moyenne Bourgeoisie.

Hors des cours princières, où le moindre écuyer essayait d'éclipser son voisin et où les vanités de l'étiquette régnaient déjà, la vie quotidienne était très simple. Dans les châteaux des gentilshommes campagnards et dans les maisons des bourgeois, les inventaires de ce temps nous le prouvent, c'était le renie mobilier, très peu abondant et peu confortable ; c'était le même régime, frugal, sauf les jours de grandes fines. Les documents que nous avons conservés sur la vie privée des uns et des autres nous révèlent des idées et des soucis pareils, une nem absence de haute culture intellectuelle, une nième conception naïve de l'existence.

Ces documents sont d'abord les livres de raisons[11] et les archives des notaires. Le plus instructif des livres de raisons de cette époque est le mémorial commencé en l'année 1426 jar Etienne Benoist, bourgeois de Limoges. Il est écrit en patois limousin. Au début du cahier sont pieusement recopiées des règles de morale et de conduite données par un grand-oncle, qui vivait au XIVe siècle. L'oncle prescrit de rester honnête et de se confesser souvent. Il donne des conseils pratiques sur le contrat do mariage et recommande de bien choisir sa femme : Ne prends pas femme qui ait le cou mince, car les enfants s'en ressentent ; ni femme qui ne soit convenable de sa personne ; ni femme qui soit de plus haut lieu que toi, même et particulièrement femme noble. Suivent des principes commerciaux et des avis sur la gestion de la fortune : il faut tenir à jour ses écritures ; éviter de faire un serment à l'occasion d'une vente ; s'abstenir du commerce maritime ; fuir les procès et les bâtisses ; enfin éviter les charges municipales, et avoir le moins d'affaires possible avec les grands et. les gens d'Église. Les autres livres de raisons, trop rares, qu'on a gardés de ce temps, reflètent des pensées semblables, des principes d'existence identiques. Ce sont en général des notes de famille ; des mentions d'événements locaux, comme une disette, la venue d'un prédicateur étranger ; des comptes ; des copies de reconnaissances, d'actes commerciaux, de recettes médicales ; le tout entremêlé parfois de réflexions morales et de prières. Dans ces registres, de même que dans les testaments et les contrats que les anciennes archives de notaires nous offrent en grand nombre, le bourgeois du XVe siècle apparaît comme un homme positif, très dévot, très préoccupé du sort des siens et de sa vie future.

Les enfants sont presque toujours nombreux. Bien que les familles du XVe siècle fussent décimées par de terribles épidémies de peste et de petite vérole, sans compter les misères de la guerre, on remarque dans la plupart des testaments que les enfants survivants sont au nombre de sept, huit, souvent même dix ou douze. Le notaire Jean Chaudet inscrit presque régulièrement chaque année sur son registre la naissance d'un fils ou d'une fille. Johan Martin, seigneur de Puyloubier, dictant ses dernières volontés, se plaint naïvement des grands et variés fardeaux qui lui incombent, par suite du nombre de ses enfants. Que Dieu soit loué de tout ! On ne songeait pas à cette époque à limiter sa famille.

La puissance paternelle était grande. Les ancêtres étaient environnés de respect ; on les connaissait par leur nom en remontant le cours de plusieurs siècles, et on parlait d'eux religieusement. En 1250, écrit l'agriculteur Janme Deydier, régnait un mien grand aïeul qui s'appelait Guilhem Deydier. Étienne Benoist, quand il parle d'un de ses aïeux, l'appelle Monseigneur. Le père de famille fait toujours son testament : car il veut régler lui-même l'avenir de sa femme et de ses descendants, et veiller au salut de son âme. Après avoir ordonné que ses dettes soient payées, réglé minutieusement ses funérailles, énuméré les messes et les prières qui doivent être dites pour lui, les legs qu'il fait à l'Église et aux pauvres, il organise la destinée des siens, en spécifiant souvent qu'il veut garantir sa famille contre les dissensions intimes et la rapacité des procureurs. Le père de Jaume Deydier, dans son testament, commence par s'occuper de sa fille Marguerite, qui est mariée. Il s'agit d'assurer le paiement de sa dot, grosse difficulté ; tous les membres de la famille devront y contribuer. Le petit Johannet, fils cadet, sera prêtre, le père le veut : Je prie qu'il soit prêtre, je l'ordonne autant qu'il est en moi. Le fils aîné, Jaume, recueillera la part principale de l'héritage ; mais il n'en sera pas maitre tout de suite, bien qu'il soit déjà marié : sa mère, Delphine Fournier, et son oncle maternel, géreront le patrimoine, à charge de fournir tout le nécessaire à Jaume et à son ménage. Cette délégation de la puissance paternelle à la mère était très fréquente ; on en trouve de nombreux exemples en Provence, en Roussillon, en Limousin, dans le pays Dunois. Le testament de Deydier date de 1477 ; ce fut seulement en 1491 que Delphine Fournier mit Jaume en possession de son héritage.

La famille, nombreuse par elle-même, était élargie par de cordiaux usages. Au XVe siècle, un enfant avait plusieurs parrains et plusieurs marraines : Jeanne d'Arc avait quatre parrains et quatre marraines. Ces liens subsistaient toute la vie, on en a la preuve dans les testaments. En Provence, les amis intervenaient officiellement dans les grands actes, et l'assentiment qu'ils donnaient à un mariage était indiqué par le notaire ; ils contribuaient fréquemment à la dot, payaient pour une part la robe de la mariée. Les domestiques apparaissaient souvent comme témoins et comme légataires dans les testaments.

Faut-il conclure de ces documents que la vie bourgeoise, au xv siècle, offrait un exemple incomparable de pureté patriarcale, un modèle à jamais perdu de toutes les vertus ? Les tableaux idylliques tracés par quelques érudits sont-ils vrais ? Les pères et les mères de famille étaient-ils toujours chastes, les filles innocentes, les fils respectueux, les domestiques fidèles ?

Il faut d'abord remarquer que les livres de raisons n'étaient tenus que par les pères de famille les plus soigneux et les plus posés ; ils ne peuvent ainsi nous dépeindre la classe moyenne que dans sa partie saine et. sérieuse. Et puis, les auteurs des livres de raisons se gardaient évidemment de confier le secret de leurs défauts et de leurs faiblesses à ces mémoriaux que leurs enfants devaient lire un jour. Quant aux testaments, ils nous représentent les chefs de famille dans l'exercice du plus grave et du plus mélancolique devoir, face à face avec l'idée de la mort ; ce sont de ces actes où, les formules d'usage aidant, l'homme du niveau moral le plus médiocre prend de la grandeur et se transfigure. Enfin ces documents eux-mêmes, si on les examine sans parti-pris, révèlent-ils toujours des âmes du plus haut vol ? Il s'en faut.

Dans les testaments, le sentiment religieux apparaît souvent bien mesquin, bien intéressé, malgré les belles phrases que le notaire copie dans sa Bible : ces bourgeois ont peur de l'Enfer et donnent une part de leur fortune aux pauvres, mais ils savent trop bien calculer pour qu'on puisse leur attribuer une âme évangélique. Il faut renoncer à croire que les veuves pleuraient éternellement leurs maris : les testaments prouvent que l'immense majorité se remariait. Il faut renoncer à croire que la Bourgeoisie était chaste : les testaments mentionnent une quantité incroyable de bâtards. Voici un bourgeois qui vit en concubinage avec sa chambrière et lègue une propriété aux deux filles qu'il a eues d'elle. Voilà un mari ou une femme qui fait un codicille secret en faveur de ses enfants naturels. Le plus souvent, l'époux ou l'épouse sait que son conjoint a des enfants nés hors du mariage, et sanctionne les legs qui leur sont faits. C'est un événement si commun qu'il est accepté comme normal. On peut d'ailleurs trouver que ces mœurs étaient moins hypocrites et à certains égards moins dures que les nôtres. Quant aux domestiques, il est fort probable que, comme aujourd'hui, on n'en trouvait aisément et on n'en gardait longtemps que dans les pays pauvres, où la loi de l'offre et de la demande ne venait pas contrarier trop vivement les intérêts des maîtres. Le Ménagier de Paris et bien d'autres documents attestent qu'il y en avait beaucoup d'infidèles et de corrompus, qui changeaient souvent de maison. Les gens du XVe siècle se plaignaient déjà des insupportables exigences des nourrices. La grande ordonnance de 1351 défend aux placeuses, sous peine de pilori, de louer une nourrice ou une chambrière plusieurs fois dans une même année. Ainsi se trouvent vérifiés les portraits que les Farces du temps nous tracent, dépeignant l'avidité et l'ivrognerie des nourrices, les vices des chambrières, gourmandes, dépravées et méchantes, qui se moquent de leur maître, médisent de lui et aident sa femme à le tromper. Nous voici déjà bien loin de l'idylle du bon vieux temps.

Les documents judiciaires nous en écartent encore davantage. Ils jettent une lumière crue sur les plus vilains aspects de cette société, l'extrême brutalité et le dévergondage du grand nombre, les mœurs infâmes de quelques-uns. Le crime de sorcellerie, et le crime de sodomie qui s'y associe habituellement, ne sont pas aussi ordinaires sans doute que l'imagine le pessimisme des inquisiteurs. Mais à quels spectacles de sauvagerie ne nous font pas assister les lettres de rémission ! Une fois la guerre finie et les écorcheurs dispersés, subsistent les effets de cent ans de combats acharnés, d'atroces luttes civiles, de pillages et de passe-temps barbares. Des crises aussi prolongées rendent les hommes ou plus violents et plus méchants, ou bien plus serviles et plus lâches. Les lieus de famille ne se sont-ils pas détendus ? On est tenté de le croire en parcourant les registres des officialités. L'impression qu'on éprouvait en lisant les livres de raisons s'atténue alors singulièrement. On voit que beaucoup de jeunes gens se marient sans le consentement de leurs parents, et que l'adultère, la bigamie, le concubinage sont extrêmement fréquents. En général, l'Église agit d'office pour punir ces désordres ; ceux qui en pâtissent réclament peu son intervention, sans doute parce qu'ils sont cuirassés d'indifférence. L'adultère est très commun et pourtant les demandes en séparation restent exceptionnelles. Le mari trompé se contente de battre sa femme, sauf le cas où il tolère ses débordements et en profite ; et la femme trahie recourt simplement à la peine du talion. C'est du moins ce qu'assurent les littérateurs du XVe siècle. Quelques époux plus sages préfèrent pardonner : tels ceux dont nous parle le doux philosophe qui a écrit le Ménagier de Paris.

La meilleure preuve de la dureté et de la brutalité des mœurs est dans la pratique de l'esclavage, qui reparaît au me et au XVe siècle en Roussillon, en Guyenne, en Languedoc, en Provence. Les marchands italiens, catalans, français, font la traite, amènent non seulement des Turcs, des Égyptiens et des nègres, mais un grand nombre de Russes et de Circassiens des deux sexes. Les esclaves et. les enfants des esclaves sont vendus et revendus par actes notariés. À Montpellier, une jeune Turque de vingt ans est donnée pour cinquante francs d'or ; une autre est échangée contre deux charges de cassonade. On emploie les esclaves surtout dans les villes, comme domestiques. Les femmes servent aux plaisirs de leurs propriétaires. En Roussillon, la plupart des esclaves féminins sont des blanches, venues des rives de la mer Noire. Une fois qu'elles ont eu des enfants de leurs maîtres, elles sont revendues avec un bon bénéfice comme nourrices ; et les petits bâtards sont confiés à la charité publique : en 1456, à l'hôpital Saint-Jean de Perpignan, il y a cinquante nourrices occupées à allaiter les enfants que les bourgeois de la ville ont eus de leurs esclaves[12].

Les mœurs féminines sont une bonne mesure de la moralité générale. Elles étaient fort grossières à l'époque de la guerre de Cent Ans. C'est ce que les conseils et les récits du Ménagier de Paris, bien que relativement discrets, permettent déjà d'entrevoir. C'est surtout ce que prouvent et expliquent les méthodes d'éducation alors en usage. Au temps de Charles V, le chevalier et la dame de la Tour-Landry, pour enseigner à leurs filles la réserve et la chasteté, leur racontaient tous deux des histoires de corps de garde, en un style d'une dégoûtante obscénité. Le traité de Gerson Adversus corruptionem juventutis nous montre que ces étranges pratiques étaient générales et que les parents du moyen âge n'observaient guère la maxime latine sur la révérence due aux enfants. Menait-on les jeunes filles au sermon : le prédicateur n'avait pas plus de respect pour leurs oreilles. Un jongleur venait-il conter devant elles ses fabliaux, allaient-elles écouter les comédiens : il leur fallait entendre les propos les plus orduriers. Certainement elles assistaient aux grandes fêtes, aux représentations de mystères, aux entrées solennelles des princes. Or, dans certains mystères, il y avait des personnages qui jouaient nus. Lorsque Louis XI entra dans Paris à son avènement, nous dit Jean de Roye, on avait placé sur son passage, dans la fontaine du Ponceau, trois bien belles filles, faisans prosonnages de seraines (sirènes) toutes nues. La naïveté de ces spectacles apprenait aux filles à ne pas rougir facilement. Les misères du temps achevaient de les démoraliser, d'endurcir leur cœur, de déséquilibrer leur cerveau. Les horreurs de la guerre de Cent Ans ont façonné un petit nombre d'âmes sublimes, comme Jeanne d'Arc, comme sainte Colette, comme la bienheureuse Philippe de Chantemilan ; mais leur effet général a été de multiplier les pauvres folles qui se vouaient au diable, et les sanglantes viragos. Il y avait des Écorcheurs : il y eut des Écorcheuses. En l'an 1441, raconte un moine de Saint-Cybard, la dame de Gourville fit venir les gens du seigneur de Pons jusques au nombre de vingt hommes de guerre et les mist dedans sa place, et le lendemain lesdicts gendarmes pilhèrent toutes les chambres des bonnes gens de Gourville, et puys myrent le feu dedans et les firent ardre (brûler), et firent gaster toutes les mestives (moissons) des bonnes gens et de l'abbaye de Sainct-Cybart, tellement que tous les habitants dudict lieu de Gourville et environ furent déshérités, et puys, quant ce fut faict, ladicte dame dia qu'elle estoit bien aise, car elle estoit vengée des villains de Gourville[13].

L'assassinat de l'écorcheur Guillaume de Flavy par sa femme fut une des causes célèbres de l'époque[14]. Ce procès nous introduit dans un monde bien étrange. Vers le commencement du règne de Charles VII, vivait un certain Robert d'Aurebruche, qui était d'une famille fort mêlée, car il avait parmi ses parents de riches gentilshommes et de simples artisans et il était veuf d'une paysanne. Il consentit à épouser en secondes noces une fille noble, Anne de Francières ; on voulait arracher la demoiselle à la vie scandaleuse qu'elle menait avec un prêtre. Une foiz, on lui demanda s'il se vouloit marier, et après soupper lui fist-on fiancer ladicte Anne de Francières ; et environ deux jours aprez furent mariez ensemble. Et s'en allèrent demourer en une mestairie près Reims, et illec faisoient le charbon et le portoient vendre à Reims. Quelques années après, un héritage les fit subitement riches. Leur fille Blanche, bien qu'elle n'eût encore que dix ans, fut aussitôt demandée par plusieurs gentilshommes ; Guillaume de Flavy obtint sa main. C'était un notable écuyer : il était capitaine de Compiègne, au moment où Jeanne d'Arc fut prise par les Anglais et ce fut lui qui fit lever le pont avant que l'héroïne eût pu regagner la porte. Ce fut lui qui organisa le pillage méthodique du Valois. Ce fut lui encore qui fit mourir dans une prison le maréchal de Rieux. Le chroniqueur Jacques du Clercq nous dit qu'il était vaillant homme de guerre, mais des pires en vilenies, en femmes et luxure, en robber, piller, faire noyer, pendre et faire mourir gens.

Flavy exigea que ses beaux-parents lui fissent donation de tous leurs biens ; il promettait de leur payer une rente. Il maltraita de telle façon sa belle-mère qu'elle en mourut. Robert d'Aurebruche, laissé dans la plus complète misère, écrivit au roi pour que Flavy fût contraint de lui servir la pension autrefois promise. Son gendre, ayant appris cette démarche, le battit énormément et l'enferma dans un cachot, où le malheureux mourut de faim, après avoir mangé les semelles de ses souliers. Flavy continuait à entretenir des concubines, qu'il introduisait devant sa femme dans le lit conjugal. Il contraignit Blanche à vendre plusieurs de ses propriétés. Il prétendit aussi l'obliger à se dépouiller de la terre de Janville, en faveur de deux filles naturelles qu'il voulait doter. Elle refusa , il l'accabla de coups et la séquestra pendant deux mois. D'ailleurs elle ne valait pas mieux que lui ; elle battait ses demoiselles de compagnie ; elle estoit fort sur sa bouche, et mesmement au regart de boire ; et souvent, elle estant a table, quant avoit bien beu, elle retenoit du vin en sa bouche et le gectoit ès visaiges de ceulx qui estoient presens.... Il faut renoncer à poursuivre la citation.

Elle était jolie et riche. Un capitaine de Charles VII, Pierre de Louvain, la prit pour maîtresse et convoita sa fortune. Au bout. de quatre ou cinq ans, les deux amants décidèrent de se débarrasser de Guillaume de Flavy, et s'entendirent avec deux domestiques, le bâtard d'Orbendas et le barbier Boquillon. Enfin, le 9 mars 1449, comme Flavy, qui était usé et impotent, faisait la sieste, Blanche introduisit dans sa chambre le bâtard d'Orbendas et le barbier. Elle prit un oreiller et essaya d'étouffer son mari, avec l'aide du bâtard, qui monta sur lui. Flavy se mit à crier, appelant ses valets. Alors le bâtard lui coupa la gorge et s'enfuit, accompagné du barbier. Quand on entra dans la chambre, on vit Blanche, couverte de sang, encore assise sur le visage de son mari, car sa robe était entortillée entour le corps de Guillaume de Flavy et elle n'avait pu se lever. Elle trouva moyen de rejoindre son amant et de l'épouser. Les frères de la victime les firent arrêter ; mais douze cents écus, offerts au bon moment à un favori du roi, André de Villequier, valurent à Blanche d'Aurebruche des lettres de rémission, et Pierre de Louvain, en faveur de ses services passés, rentra en grâce ; il fut armé chevalier pendant la campagne de Guyenne.

La famille de Flavy se vengea elle-même. Elle s'aboucha d'abord avec deux spadassins, un nommé Doubte et un ancien prêtre appelé Pierre Fremery. Ils attaquèrent Pierre de Louvain dans une rue de Bordeaux et ne réussirent pas à le tuer ; ils furent pendus. Les Flavy furent quelque temps enfermés au Châtelet ; une fois délivrés, ils traquèrent de nouveau leur ennemi. Enfin Raoul de Flavy, en 1464, rencontra Pierre de Louvain dans un bois et le tua de sa main Un des derniers actes qui nous renseignent sur cette affaire nous montre Blanche d'Aurebruche demourée désolée et despourveue de conseil et chargée de huit petitz enfans, demandant à Louis XI un délai pour lui prêter hommage ; car, dit le roi dans des lettres du 18 août 1464, elle n'ose partir de son hostel, parceque ledit de Flavy s'est vanté et vante qu'il la murtrira et ses dis enfans, pareillement qu'il a fait ledit de Louvain[15]. Enfin Raoul de Flavy fut banni du royaume, et sans doute Blanche d'Aurebruche vécut dès lors tranquillement. Le roi la protégeait, et les contemporains, blasés, ne s'étonnaient plus de rien.

Les œuvres littéraires du milieu du XVe siècle sont pour une bonne part violemment hostiles aux femmes. Ici la critique des documents dévient pour l'historien particulièrement délicate. On doit évidemment tenir peu de compte des Farces ; ces portraits, parfois fins et amusants, confinent à la caricature. Les sermons, les œuvres d'édification, les opuscules de polémique contiennent comme toujours la description outrée, poussée au noir, des défauts féminins. L'historien ne peut rien tirer non plus des Cent Nouvelles nouvelles, écrites sur le modèle des contes italiens, œuvre d'imagination grivoise plus que d'observation. Il est permis sans aucun doute d'accorder plus de valeur au livre des Quinze Joyes de Mariage, qui est le chef-d'œuvre de la prose française à cette époque. Ce tableau si remarquable des mœurs de la Bourgeoisie et de la petite Noblesse est dû à un psychologue sérieux et profond, d'ailleurs amèrement misanthrope et surtout misogyne. La plus sage femme du monde, dit-il, au regart du sens, en a autant comme j'ay d'or en l'œil. Le célibataire qui se marie ressemble à l'homme libre qui, sans nécessité, trouve l'entrée d'une estroicte chartre douloureuse, plaine de larmes, de gémissemens et d'angoisses, et se boute dedens. Parfois il est victime d'une machination infâme : attiré par les roueries d'une mère qui sçait tout le Vieil Testament et le Nouvel, il épouse une fille dont la vertu a été endommagée par un pouvre clerc ou par un homme marié, auquel on ne peut demander réparation ; et il a son premier enfant deux ou trois mois après les noces. Qu'il épouse une fille ou une veuve, n'importe, généralement sa femme cherche tous les moyens de le contrarier, refuse de recevoir ses amis, bat comme plâtre les enfants qu'il préfère. Elle ne lui sait aucun gré des peines qu'il prend et se plaint sans cesse de son sort. Elle le ruine par ses dépenses, son luxe vaniteux, ses toilettes, et s'il lui refuse une robe, elle se prostituera plutôt que de s'en passer. Pour le tromper et pour l'abrutir, elle trouve la connivence de sa mère, des domestiques et des voisines. Si par aventure il a su la mâter, elle prend sa revanche quand il devient vieux. Le voici perclus, cloué dans son fauteuil ; sa femme alors se venge. Elle l'enferme dans sa chambre, le prive de tout, dit à chacun que le proudomme est tourné en enfance ; elle s'entend avec le fils ainé pour gouverner la maison à sa guise, et le filz travaille à faire mettre le bonhomme en curatelle. Dans cette série de quinze petits tableaux vigoureux et cruels, le vieux romancier prête à la femme de son époque toutes les bassesses, toutes les férocités. Avant de terminer, il a tout de même une parole de pitié pour elle, de sévérité pour celui qui la rend hypocrite et méchante : les hommes, dit-il, font aux femmes grans tors, griefs et oppressions, généralement par leurs forses, et sans raison, pour ce qu'elles sont febles de leur nature et sans deffense. Il avait bien vu que dans une société où tant de femmes ne valaient rien, beaucoup d'hommes ne valaient pas grand'chose.

 

II. — L'ARISTOCRATIE. VIE DE CHATEAU ET VIE DE COUR[16].

NOUS n'avons pas de livres de raisons qui nous fassent connaître, pour ce temps, la vie, les idées et les mœurs de la haute Noblesse rurale[17]. Il ne songeait pas à tenir de livre de raisons, ce Raymond-Bernard II, huitième baron de Montpezat et de Madaillan, qui passa son existence à faire la guerre à ses voisins, à épouvanter par ses ravages les petits nobles, les moines et les paysans de l'Agenais. Il y eut sans doute dans les campagnes, à la fin du règne de Charles VII, bien d'autres barons pillards, dont les instincts de rapine avaient survécu au temps des Écorcheurs et de la guerre anglaise.

La vie de cette classe, au XVe siècle, nous est connue surtout par les documents judiciaires, qui ne peuvent l'éclairer que d'un triste jour. Ils nous montrent la dame d'Estouteville, après la mort de son infidèle et avare époux, dépouillée de ses biens par ses fils, et quittant le château où elle les a mis au monde, poursuivie par leurs injures et n'emportant riens, sinon sa robe percée au coude. Louis d'Amboise, vicomte de Thouars, beau-père du duc de Bretagne, vit en concubinage avec trois sœurs et les laisse maltraiter sa femme légitime, Marie de Rieux. Louis de Montmorency veut tuer son frère Jean, parce que celui-ci a obtenu de leur père un testament en sa faveur. La dame d'Astarac fait périr les deux bâtards qu'elle met au monde quelques années après la mort de son mari. Anne d'Apchon dispute âprement à une foule de compétiteurs les biens de son mari, le vicomte de Narbonne, tombé en enfance. Elle abandonne le malheureux à la cruauté des valets. Quand le vicomte estoit auprès du feu et se chauffoit, les serviteurs de sa femme chauffoient ung bastonet et le luy bailloient et luy faisoient bruller les doigts, en grande vilipende et dérision dudit vicomte.

Nous avons peu de documents qui reposent de toutes ces infamies, parce que le mal est toujours plus connu que le bien et aussi parce que vraiment la haute société d'alors a été foncièrement brutale et corrompue. La correspondance de Marie de Valois, exquis et. précieux recueil, nous introduit cependant au foyer d'un couple uni et fidèle. Marie de Valois, seconde fille de Charles VII et d'Agnès Sorel, épousa en 1458 un grand seigneur qui frisait la quarantaine, Olivier de Coëtivy, sénéchal de Guyenne, frère du cardinal Main. Sous le règne de son frère Louis XI, qui détestait en elle le souvenir d'Agnès, elle connut avec son mari des jours très durs et fut même chassée de son cher château de Taillebourg, où elle avait été élevée. Les pénibles tribulations de son existence, les fatigues de couches nombreuses qui devaient la mener au tombeau à trente-sept ans, n'attristent pas les lettres délicieuses écrites à Olivier de Coëtivy, pendant les longues absences qui les séparaient. Ce sont des billets affectueux, où elle parle de son jardin, demande des affiquets pour se faire belle, donne des nouvelles de ses enfants. Le dernier février 1464, elle annonce à son mari la naissance d'un second fils :

Vous plaise savoir que le premier vendredi de caresme il pleut à Dieu me faire grâce et me délivrer d'ung beau filz, environ huit heures de nuit, et lequel enflant est tant beau que merveillez. Més, Monseigneur, comme vous savez, il ne se fault pas esmerveiller s'il est beau, car tout le monde dit qu'il vous ressemble très-fort, et pour ce autrement ne pourroit estre ; et. me semble que vous me devez beaucoup louer, veu que je vous ay fait deux si beaux filz l'un après l'autre. Si ce fust une fille, j'en deisse (j'en dirais) tous les maulx du monde, veu la peine qu'il m'a donné, més puisque c'est ung filz j'aurois honte de m'en plaindre..

Au plus fort des persécutions royales, elle parle gaiement de sa fille Marguerite, qui a toujours bon bec, et se moque de quelque quinze paysans mal à point, qui ont la prétention d'assiéger le château. Cette bâtarde du triste Charles VII, spirituelle, simple et brave, vivait à la campagne, entourée de ses enfants, au milieu de la nature, loin de la Noblesse fastueuse et dévergondée qui remplissait les cours princières, et qui a paru aux chroniqueurs du XVe siècle seule digne de figurer dans l'histoire.

La cour du roi et celles des riches barons étaient devenues des lieux d'attraction pour la Noblesse. Les fils de famille les choisissaient de préférence pour se mettre en pagerie, et se former aux belles manières. La vie de cour était d'ailleurs pour les ambitieux le chemin le plus sûr qui conduisit à la fortune. Comme pour doubler les convoitises, le nombre des offices inutiles croissait continuellement. Aux parasites habituels, joignez les hôtes de passage, les voyageurs de marque reçus en grande pompe avec toute leur suite, les chevaliers errants en quête de gloire, et vous aurez une idée de l'étincelante et mouvante cohue qu'était une cour princière à la fin du moyen âge. Cette brillante société courtoise s'était formée en France dès la fin du XIIIe siècle ; mais elle a eu son plein épanouissement à la fin de la guerre de Cent Ans, où elle avait joué un si piètre rôle. C'est à travers le prisme de son faste et de ses prouesses que nos poètes romantiques ont aperçu le moyen âge. Elle est curieuse à étudier ; car la grossièreté foncière de l'homme du XVe siècle ne disparaissait point sous le vernis de l'honneur mondain, et les règles de la courtoisie n'étaient nullement un frein à la violence des passions. La vie chevaleresque nous offre un perpétuel contraste entre une étiquette déjà minutieuse et gourmée et la brutalité des mœurs, entre une législation pédantesque du point d'honneur et l'immoralité la plus ouverte, entre le luxe et la saleté.

La cour la plus brillante de l'Europe, au milieu du XVe siècle, était celle de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Aucune région en effet n'était aussi riche que les Pays-Bas, qui lui appartenaient, et Philippe était le plus prodigue des hommes. Il passa son règne dans un long éblouissement. Sa cour, comme plus tard celle des rois de France, fut le rendez-vous des seigneurs de ses immenses domaines ; ils imitaient ses vices et dissipaient leur patrimoine en dépenses extravagantes. En retour, Philippe le Bon tolérait leurs pires incartades, leur faisait épouser de riches héritières, les comblait de titres, de sinécures et de pensions.

Sa cour fut vraiment une préfiguration de la cour de Versailles. Tout y était réglé pour relever la majesté du prince. C'est là que fut inventée ou tout au moins développée l'étiquette des monarchies chrétiennes. Depuis le lever jusqu'au coucher, les ducs de Bourgogne vivaient entourés de leurs officiers et de leurs hôtes, et chacun devait se conformer aux status ordonnez et débatus par les grands princes et nobles, aussi par les hérauts et roys d'armes. Ainsi parle Madame Aliénor de Poitiers dans son traité des Honneurs de la Cour, code des bienséances observées à la cour de Philippe le Bon[18]. La chronique d'Olivier de la Marche et les relations officielles nous montrent que ces lois étaient appliquées ; Charles le Téméraire fut le plus cérémonieux des hommes. Notons cependant que cette étiquette si rigoureuse s'accommodait, de réalités fort grossières. Il est bon de relire la description que l'auteur du Curial nous a laissée de la vie de cour au XVe siècle : La salle d'ung grant prince, écrit-il, est communément infaicte, et reschauffée de l'alaine des gens. L'uissier y donne de sa verge sur les testes de ceulx qui y sont[19].

L'habillement est à la fois très coûteux et très incommode. Jean Jouvenel dit que la robbe d'une dame ou d'une damoiselle à la cour est le revenu d'un duché ou comté. Le luxe des vêtements masculins, des armures, du harnais des chevaux, dépasse toute imagination. Jamais les modes ne furent plus gênantes qu'à ce moment-là. Les femmes étaient coiffées du hennin, bonnet conique monté sur une carcasse de fil d'archal, qui atteignait de 70 à 80 centimètres de hauteur ; les hommes portaient des habits courts et serrés et d'interminables souliers à la poulaine. Les nobles, s'écriait un contemporain, resamblent maintenant cinges (à des singes), et n'ont point de honte d'estre ainsi défigurés, qui monstrent le devant et le derrière, sans avoir honte ne vergogne, et les piés ainsi crochus. Je ne vois en ce fors que (je ne vois là que) la forme et figure de l'ennemi d'enfer[20].

Le mobilier des grands seigneurs avait une valeur énorme. La vaisselle de Philippe le Bon représentait 30.000 marcs d'argent, et ses tapisseries de Flandre constituaient un trésor inestimable ; mais on n'avait aucune idée du confort. Les salles d'habitation, trop vastes, ne pouvaient être protégées contre le froid. Un prince avait tant de résidences diverses qu'aucune d'elles n'était complètement aménagée. Quand le duc de Bourgogne allait d'un de ses palais à l'autre, il fallait transporter à sa suite un immense bagage ; les chambres, c'est-à-dire les tapisseries, voyageaient avec lui, pour voiler la nudité du château où il séjournait. Souvent, au cours de cette vie nomade que menaient tous les princes d'alors, il fallait s'accommoder de logis répugnants.

Les divertissements variaient selon les goûts du prince. Les jeux, les banquets, les pas d'armes plaisaient assez médiocrement à Charles VII. Le comte de Foix Gaston IV et le duc de Bourgogne étaient grands amateurs, au contraire, de fêtes et de tournois. Philippe le Bon, assure le prieur Jean Maupoint, veilloyt de nuyt jusques au jour et faisoit de la nuyt le jour pour veoyr dances, festes et aultres esbatemens toute la nuyt. Et continua ceste vie et ceste manière jusques à la mort. Les précieux registres des comptes ducaux nous donnent le détail des bals, des jeux, des combats d'animaux, des représentations de mystères et de farces qui se succédaient à la cour de Bourgogne. Ils nous décrivent la fameuse galerie du château de Hesdin, où les hôtes de Philippe le Bon ne pouvaient circuler sans être victimes de plaisanteries du goût le plus étrange. Il y avait une série d'engins et d'automates chargés de mouiller les gens, de les battre de verges, de les couvrir de farine ou de suie. Dès l'entrée de la galerie, il y avait huit conduiz pour moullier les dames par dessoubz.

Entre toutes les fêtes imaginées par Philippe le Bon, la plus follement luxueuse fut peut-être le Banquet du Faisan, donné à Lille l'année qui suivit la prise de Constantinople par les Turcs. Le pape et l'empereur avaient convié les chrétiens à se réunir pour une croisade contre les infidèles. Ce fut, pour les barons bourguignons et. flamands, le prétexte d'interminables festins ; le duc eut à cœur de donner le plus magnifique. Le 17 février 1454, il reçut ses convives dans la plus vaste salle de son hôtel, ornée de précieuses tapisseries représentant les travaux d'Hercule. Trois tables étaient dressées, portant de bizarres et luxueux entremets pour charmer les yeux et les oreilles. La plus petite avait une forest merveilleuse, ainsi comme si c'estoit une forest d'Inde, remplie d'animaux qui se mouvaient automatiquement. La table longue offrait aux yeux huit entremets, entre autres un château de Mélusine, d'où tombait de l'eau d'orange, et ung pasté, dedans lequel avoit vingt-huit personnaiges vifz, jouant de divers instrumens, chascun quant leur tour venoit. Sur la table moyenne, on voyait un navire, une fontaine, ung petit enfant tout nu sur une roche, qui p... eaue rose continuellement, et une église, renfermant quatre musiciens vivants, qui chantaient et jouaient de l'orgue. Des intermèdes variés, des scènes de chasse au faucon, de petites représentations théâtrales interrompaient de temps en temps le festin. Le dernier intermède rappela aux convives le but de leur réunion : à un signal donné, un éléphant caparaçonné d'étoffes de soie entra dans la salle, portant sur son dos un écuyer du prince, le fameux Olivier de la Marche, costumé en dame, avec des habits de deuil ; c'était Sainte-Église. L'éléphant était conduit par un géant, un méchant Sarrasin qui tenait l'Église en captivité. Arrivée auprès du duc, celle-ci récita un beau discours en vers, pour demander protection. Puis on présenta à Philippe le Bon un faisan en vie, orné d'un riche collier d'or, car aux grans festes et nobles assemblées, on présente aux princes, aux seigneurs et aux nobles hommes le paon, ou quelque aultre oyseau noble, pour faire veuz utiles et valaibles. Philippe et tous les chevaliers présents jurèrent d'aller combattre le Grand Turc.

La chasse et les tournois étaient, en temps de paix, les issues données à la fougue brutale de la Noblesse. Philippe le Bon faisait des dépenses considérables pour sa vénerie ; il avait vingt-quatre veneurs et valets de chiens en Bourgogne, il en entretenait vingt autres en Brabant, tous grassement. payés. À sa cour, c'étaient incessamment des joutes, des tournois, des pas d'armes. Il prenait un plaisir passionné à présider ces jeux souvent encore sanglants, où les chevaliers apaisaient leur amour enfantin de la gloire mondaine. Au XIIe et au XIIIe siècle, les tournois étaient de vraies batailles ; au XVe, c'étaient plutôt de fastueux spectacles, réglés dans tous leurs détails par les rois d'armes, et précédés de cinq journées de cérémonies ; mais la brutalité chevaleresque n'était pas moindre que jadis. On n'employait plus guère que des armes émoussées ; cependant il y eut des exemples de joutes, c'est-à-dire de combats singuliers, à fer émoulu, à la cour même de Charles VII. En 1447, Louis de Bueil et l'écuyer anglais Jean Châlons joutèrent ainsi devant le roi ; à la sixième course, Louis de Bueil fut tué. Aussi, deux ans après, lorsque le comte de Saint-Pol fit  publier son pas de la Belle Pèlerine, le comte de Foix dut-il renoncer, sur l'ordre formel du roi, à relever le défi.

Le bon chevalier Jacques de Lalaing essuya lui-même les rebuffades de Charles VII. Défense fut faite de se présenter au pas d'armes qu'il voulut tenir à Paris, l'année de la mort de Louis de Bueil. Le jeune Jacques de Lalaing était l'incarnation de la chevalerie bourguignonne, en ce qu'elle avait de naïvement ambitieux, de cérémonieusement brave. La vie de ce don Quichotte, qui mourut à trente-deux ans, célébré dans toute la chrétienté comme la fleur des chevaliers, se passa à chercher des adversaires en France, en Navarre, en Castille, en Aragon, en Portugal, en Écosse, en Angleterre, en Italie, pour parvenir à la haute vertu de prouesse et bonne renommée. Ce paladin eut la tête fracassée par un boulet de canon, en combattant pour son duc contre les Gantois révoltés. Sa mort causa d'universels regrets, car il était doux, humble, amiable et, courtois, large aumosnier et pitoyable. Son épitaphe le pare même d'une vertu exceptionnelle :

Prit chasteté pour pilier de sa gloire,

Sçachant qu'ordure y est contradictoire.

Cette contradiction, en général, n'arrêtait guère les preux du XVe siècle. La doctrine de l'amour platonique, exposée dans les ouvrages didactiques de l'époque, était tout à fait conventionnelle.

Sachez, dit Guillaume de Lalaing à son fils, que peu de nobles hommes sont parvenus à la haute vertu de prouesse et à bonne renommée, s'ils n'ont dame ou damoiselle de qui ils soient amoureux ; mais, mon fils, gardez que ce ne soit de folle amour, car à tous jours vous seroit tourné à grande vilainie et reproche. En réalité, la folle amour, l'amour libre, était pratiqué universellement et les princes donnaient l'exemple. Charles VII, à la fin de sa vie, traînait à sa suite une espèce de sérail. Le roi René contribua à la repopulation de la Provence. Philippe le Bon entretint tour à tour vingt-quatre maîtresses, et avoit de bastards et de bastardes une moult belle compaignie. Le duc d'Alençon avait un valet de chambre qui le pourvoyait, et qui lui vendit même sa fille. Durant les huit dernières années du règne de Charles VII, nous connaissons cinquante-neuf lettres de légitimation sorties de la chancellerie royale, pour absoudre les unions libres les plus scandaleuses. Le péchié de luxure, dit Jacques du Clercq, regnoit moult fort et par especial ès princes et gens maniés ; et estoit le plus gentil compagnon, qui plus de femmes sçavoit tromper et avoir au moment. Le mariage était considéré dans la Noblesse comme une simple affaire d'argent et de convenance ; les plus énormes disproportions d'âge n'effrayaient pas ; on prenait ses compensations au dehors. La reine Marie d'Anjou donnait aux femmes trompées l'exemple d'une sérénité peu ordinaire : nous la voyons, en 1455, envoyer de superbes étrennes à la maîtresse de son mari, Mademoiselle de Villequier.

Les mœurs et les idées de la société courtoise au XVe siècle, son culte des beaux vêtements et des bijoux, sa conception à la fois conventionnelle et brutale de honneur mondain, son goût pour les cérémonies et les plus fastidieux détails de la héraldique[21], ses idées sur la galanterie, enfin les critiques et les sarcasmes des gens qui du dehors la regardaient s'agiter prétentieusement, tout cela revit dans l'Histoire du petit Jehan de Saintré et de la Dame des Belles Cousines, qui a été écrite à la fin du règne de Charles VII par Antoine de La Sale. La dame des Belles-Cousines est une jeune veuve, très riche, que notre auteur place à la cour du roi Jean le Bon. Elle cherche à former un adolescent, qui plus tard lui fasse honneur : elle vouloit en ce monde faire d'aucun jeune chevalier ou escuyer ung renommé homme. Elle distingue Jehan de Saintré, petit page de treize ans, assez pauvre et tout naïf, qui jusque-là n'avoit senty ne gousté des amoureux desirs nullement. Après s'être bien moqué de lui avec ses suivantes, elle l'enjôle, l'endoctrine, lui enseigne les préceptes de l'amour platonique et de la courtoisie avec un grand luxe de citations pédantesques. Devenue la dame par amours de ce Chérubin, elle lui donne des rendez-vous très secrets, car le secret est l'indispensable condiment de la galanterie chevaleresque. Quand vous me verrez, dit cette noble dame, que d'une espingle je purgeray mes dens, ce sera signe que je vouldray parler à vous. Durant ces entrevues, elle le comble de baisers et de cadeaux : au XVe siècle, l'amoureux pauvre est entretenu par sa maîtresse et est un peu son domestique.

Enfin Jehan est mis hors de page et commence sa vie chevaleresque. Sa dame lui met au bras un riche bracelet : il s'engage à aller combattre en Espagne tout chevalier qui entreprendra de le délivrer, de lui ôter son bracelet. Alors commence la série des joutes victorieuses, d'où les adversaires de Saintré sortent toujours meurtris, celui-là le pied percé, celui-ci la main mutilée, d'autres tout pâmés à force d'avoir perdu leur sang. Notre héros va en Orient et tue de sa main le Grand Turc ; sa gloire n'a plus d'égale. La dame des Belles Cousines lui réserve au retour l'accueil le plus tendre, car il n'a jamais fait que suivre ses conseils et obéir à ses ordres. Mais voici que le petit Jehan de Saintré s'émancipe ; sans consulter sa dame, il décide de partir pour trois ans avec quatre chevaliers et cinq écuyers, afin de chercher des combats à outrance. Quand il en informe la dame des Belles Cousines, celle-ci tombe malade du déplaisir qu'elle a, durant l'absence de son ami, elle se retire dans ses terres.

Un monastère dont elle était la patronne avait pour abbé un grant, gros et très-puissant de corps moynne. Il reçut en son abbaye la dame des Belles Cousines, la retint à dîner, lui fit grande chère, lui plut. Elle rentra chez elle et toute nuyt ne cessa de soy plaindre, gemir et souspirer, tant desirant estoit de revoir damp (seigneur) abbez. Enfin, elle le fit venir, disant qu'elle voulait se confesser à lui, et en tout bien et en tout honneur, a jeu sans villennie, damp abbez la confessa très doulcement.

Saintré, à son retour, la trouve chassant en compagnie de l'abbé ; il ignore la chute honteuse de sa dame et s'étonne douloureusement qu'elle le repousse. L'abbé, ironique, invite le jeune seigneur à dîner. Durant le repas, au grand contentement de sa maîtresse, le moine se gausse des chevaliers de cour, qui, pour acquérir les grâces des dames, pleurent, souspirent et gemissent, et puis s'en vont de l'une a l'aultre, et prennent une emprise[22] d'une jartière, d'ung bracelet, d'une rondelle ou d'ung navet, que scay-je ? Ils se font donner bien de l'argent et s'en vont se chauffer en Allemagne, ou faire bonne chère en Espagne. Puis ont ung vieil menestrier ou trompette qui porte un vieil esmail, et luy donnent une de leurs vieilles robbes ; et crye a la court : Monseigneur a gaigné ! Monseigneur a gaigné, comme vaillant, le pris des armes ! Après avoir essuyé, pendant un long repas, les moqueries de son rival et de la dame des Belles Cousines, le seigneur de Saintré est obligé d'accepter une lutte avec l'abbé, bien qu'il s'en défende, car il n'a pas pratiqué ces jeux de vilains. L'abbé détache allègrement ses chausses, et, avant la lutte, vient saluer sa dame. Après sa reverence faicte, riséement fist ung tour, en saillant (sautant) en l'air, monstrant ses grosses cuysses pellues et venues comme ung ours. En un tour de main, il terrasse, deux fois de suite. le chevalier. Et puis dist à ma dame : Et nostre juge, agje bien fait mon devoir ? Qui est le plus loyal ?Qui l'est ? dist ma dame, vous, qui l'avez gaigné.

Ces pages furent écrites par Antoine de La Sale en 1459 à Genappe, c'est-à-dire à la petite cour du dauphin Louis, qui, brouillé avec son père, vivait en Brabant, de la pension que lui faisait le duc de Bourgogne. Lorsque l'abbé se moque de l'emprise, des joutes et de toutes les puérilités chevaleresques, on croit entendre Louis XI lui-même, le roi bourgeois, le seul souverain du moyen âge qui détesta ouvertement l'esprit féodal et les mœurs nobiliaires. C'est peut-être bien à contrecœur qu'Antoine de La Sale, l'auteur d'un très sérieux Traité des anciens tournois et faictz d'armes, a fait, pour plaire à son hôte, la part si large aux sarcasmes de l'abbé contre les paladins. Il faut remarquer que l'Histoire du petit Jehan de Saintré a été composée sur la prière de Jean d'Anjou, duc de Calabre, et. dédiée solennellement à ce preux, dont toute la vie s'inspira des doctrines chevaleresques. Du reste, notre auteur, à la fin de son livre, venge Saintré et la chevalerie : le seigneur abbé, invité à dîner par sa victime d'un jour, est contraint d'accepter une vraie joute ; en présence de la dame des Belles Cousines, Saintré le renverse et lui perce de sa dague la langue et les joues. Enfin, devant toute la cour royale, il dévoile la félonie de sa dame. L'honneur mondain et l'amour pur sont vengés. Il n'est donc pas vrai qu'Antoine de La Sale ait voulu sonner le glas de la chevalerie à panache. Aussi bien n'était-elle pas près de mourir.

 

 

 



[1] SOURCES. Registres et livres de raisons du XVe siècle : Registre de la famille de Verduzan, Revue de Gascogne, 1888 ; Livre de raisons d'Étienne Benoist, Bull. de la Soc. archéolog. du Limousin, t. XXIX ; livre des Massiot, Livres de raison limousins et marchois, publiés par Louis Guibert, 1888 ; de Gérald Tarneau, Chartes et mémoriaux pour servir à l'histoire de la Marche et du Limousin, publiés par Leroux et Bosvieux, 1886 ; de Jean Chaudet, Mém. de l'Acad. de Besançon, 1886 ; des Dupré, Annales de l'Acad. de Mâcon, 3e série, t. II ; de Guillaume de Bagnols et des Perrotte de Cairon, Bull. historique et philologique, 1886 et 1898. Anciens livres de raisons de familles bretonnes, publiés par Parfouru, 1898. — Les anciennes archives de notaires commencent à être explorées : Lucien Merlet, Les testaments au XIVe et au XVe siècle, Bull. du Comité des trav. historiques, Section des sciences économiques, 1889. — Les registres d'officialités, très curieux pour l'histoire des mœurs, sont encore peu exploités ; consulter : l'Inventaire de la série G des archives de l'Aube ; G. Dupont, Le Registre de l'officialité de Cerisy, Mém. de la Sec. des Antiq. de Normandie, t. XXX ; Lucien Merici, Registres des officialités de Chartres, Bibl. de l'École des Chartes, 4e série, t. II. — Parmi les chroniqueurs : Mémoires de J. du Clercq, édition de Reiffenberg, 1835. — Les principaux textes littéraires, dans les meilleures éditions, sont énumérés aux bibliographies de l'Histoire de la Littérature française, de Petit de Julleville, t. I et II.

OUVRAGES À CONSULTER. Outre les ouvrages indiqués ci-dessus, chapitre I, § 2 et 3 : Louis Guibert, La famille limousine d'autrefois, 1883. André Joubert, La vie privée au XVe siècle en Anjou, 1884. A. Samouillan, Olivier Maillart, sa prédication et son temps, 1891. J. d'Arbaumont, articles de la Revue nobiliaire, 1865 et 1866. Beaune et d'Arbaumont, La noblesse aux États de Bourgogne, 1864. R. de Belleval, Nos pères, 1879. A. Franklin, La vie privée d'autrefois, en cours de publication depuis 1887. P. Viollet, Histoire du droit civil français, 1893.

[2] Féret, La Faculté de théologie de Paris, t. IV, p. 107.

[3] Rameau, Une famille du Gâtinais, Bull. de la Soc. d'économie sociale, 1875, p. 714. Bigarne, Le Chancelier Rolin, 1860. D'Arbaumont, Nicolas Rolin, Rev. nobiliaire, 1865. À Alais, on réservait le titre de Bourgeois aux habitants de la ville qui vivaient de leurs revenus fonciers ; c'étaient, pour la plupart, des marchands retirés des affaires (Bardon, Histoire d'Alais de 1341 à 1461, p. 299).

[4] De Ribbe, Les Guiran la Brillane, Annales des Basses-Alpes, nouv. série, t. VI.

[5] Branet, Un gentilhomme bourgeois d'Auch, Rev. de Gascogne, 1894.

[6] Le sou de Morlaas valait 3 sous et 3 deniers tournois. Vers 1450, un sou tournois valait 0 fr. 28 de notre monnaie, valeur intrinsèque ; un sou de Morlaas valait donc 0 fr. 91.

[7] Bulletin historique et philologique, 1899, p. 305.

[8] Les statuts du midi avaient généralement subi l'influence du droit romain à un degré plus considérable quo les coutumes du nord de la France. On a appelé pays de droit écrit les pays où le droit romain e ainsi prévalu, et pays coutumiers ceux où on en a tait un moindre usage (Viollet, Hist. du droit civil français, 1893, p. 149).

[9] Texte cité par A. de Barthélemy, Recherches sur la noblesse maternelle, Biblioth. de l'École des chartes, 5e série. t II, 1861. p 30. Comparez : Guilhiermoz, même recueil, 1889, p 509.

[10] Limayrac, Histoire de Castelnau de Montratier, 1885. - On trouve des exemples analogues dans l'histoire d'Agen et de ses luttes contre les puissants barons de Montpezat.

[11] Liber rationam, littéralement, livre de comptes.

[12] Brutails, L'esclavage en Roussillon, Nouv. Revue historique de Droit, t. X, 1886. L. Guiraud, Jacques Cœur, 1900.

[13] Lièvre, L'Angoumois à la fin de la guerre de Cent Ans, Bulletin historique et philologique, 1889. p. 93.

[14] A. Ledieu, Esquisses militaires de la guerre de Cent Ans, les Flavy, 1887.

[15] Acte publié par M. Bonnassieux, Bibliothèque de l'École des Chartes, 1876, p. 60.

[16] SOURCES. Lettres de Marie de Valois, publ. par Marchegay, dans : Annuaire de la Soc. d'émulation de la Vendée, 1874 ; Revue des Soc. savantes, 4e série, t. IX ; Bull. de la Soc. archéol. de Nantes, t. X. Même Bulletin, t. XII, lettres de Jeanne d'Orléans, comtesse de Taillebourg. Intéressantes aussi. — Les chroniques bourguignonnes (surtout les mémoires d'Olivier de la Marche) et l'Histoire de Gaston IV, de Guillaume Leseur. Le livre des faits de Jacques de Lalaing, inséré par Kervyn de Lettenhove au t. VIII des Œuvres de Chastellain. Traicté de la forme et devis comme on faict les tournois (recueil d'œuvres d'Antoine de La Sale et autres ; seize reproductions de miniatures du XVe siècle), publié par B. Prost, 1878. Œuvres du roi René, édition (peu critique) de Quatrebarbes, 1845-1850. De Laborde, Les ducs de Bourgogne, 1849-1852 (Recueil de documents ; le troisième volume est consacré à la maison d'Orléans ; ces documents ont été analysés par Douët d'Arcq : Bibliotb. de l'École des Chartes, 3e série, t. I et IV).

OUVRAGES À CONSULTER. Em. Rousse, Les Silly de fa Roche-Guyon, 1898. A. de Bellecombe, Histoire des seigneurs de Montpezat, 1898. De Rarante, Histoire des ducs de Bourgogne, édition Gachard, 1838. J. Foster Kirk, Histoire de Charles le Téméraire, traduction Flor-O'Squarr, t. I, 1866. E. Lameere, La cour de Philippe le Bon, Annales de la Soc. d'archéol. de Bruxelles, 1900. E. Picard, La vénerie et la fauconnerie des ducs de Bourgogne, Mém. de la Société Éduenne, 1880. Courteault, Gaston IV, 1895. Lecoy de La Marche, Le roi René, 1875. Quicherat, Histoire du costume, 1875. Viollet-le-Duc, Dictionnaire du mobilier, 1868-1875, 2e édit.

[17] À défaut de livres de raisons, les registres de comptes nous donnent quelques secs renseignements. M. Samaran s'est servi des registres du receveur de Fezensaguet pour décrire La vie de château en Gascogne au XVe siècle, dans les Mélanges d'histoire méridionale dédiés à M. L. Couture, 1902.

[18] Ce traité a été imprimé par Lacurne de Sainte-Palaye, Mémoires sur l'ancienne Chevalerie, t. II, p. 183, édition de 1759.

[19] Le Curial, édition Heuckenkamp, 1899, p. 21. M. Piaget (Romanis, 1901, p. 45 et suiv.) a démontré, contre M. Heuckenkamp, que Le Curial était bien une œuvre originale d'Alain Chartier.

[20] Vie et miracles de Philippe de Chantemilan, édition U. Chevalier, 1894, p. 16.

[21] Les principales publications sur le blason au XVe siècle sont celles de Vallet de Viriville, L'Armorial de Gilles Le Bouvier dit Berry, 1866, et de Lorédan Larchey, Ancien armorial équestre de la Toison d'or, 1890.

[22] Entreprise chevaleresque, dont le signe est un objet donné par la dame.