HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — LES PREMIERS VALOIS ET LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1422).

LIVRE V. — LES LETTRES ET LES ARTS.

CHAPITRE II. — LES ARTS[1].

 

 

I. — LES MÉCÈNES ET LES ARTISTES[2].

LES arts ont été puissamment encouragés au XIVe siècle. Les papes d'Avignon, de Jean XXII à Clément VII, furent de généreux Mécènes. Ils voulaient très belle leur résidence où la vie était si douce. Comme ils avaient perfectionné les moyens de faire affluer l'argent de l'Église dans leurs caisses, ils disposaient d'énormes ressources. Avignon, dont la vie municipale avait été assez agitée, n'était pas riche en monuments : papes et cardinaux la remplirent de palais et d'églises. Le Comtat se couvrit de châteaux. Et la générosité de ces papes français se répandit encore sur leurs pays d'origine jusqu'à Marseille, Montpellier, Bordeaux, Limoges, la Chaise-Dieu.

Avant l'avènement des Valois au trône de France, Jean XXII (1314-1334) avait déjà fait faire de grands travaux au palais épiscopal qu'il habitait, à la Cathédrale, dans les églises et les couvents de la ville, à Sorgues, à Barbentane, à Noves dans le Comtat. Benoît XII (1334-1342), qui trouva insuffisant le palais épiscopal même transformé, commença cet étrange Château des Papes, où devaient vivre et, aux jours de péril, se défendre ses successeurs, jusqu'à la fin du siècle. Il en confia les premières décorations à un maître fameux, le plus sincère et le plus gracieux des maîtres siennois, Simone di Martino. C'est encore lui qui fit élever par Jean de Paris le tombeau de Jean XXII dont l'architecture est si belle.

Clément VI (1342-1352) fut le plus magnifique des papes d'Avignon. Grand seigneur vaniteux, il s'entoura d'un luxe royal. Sa cour fut éclatante ; les dames en rehaussaient l'éclat. Il fit construire les parties maîtresses du palais pontifical, la façade occidentale, la salle du Consistoire, la tour Saint-Jean. Pour jeter de la lumière sur les majestueuses parois de l'édifice, Simone di Martino et ses élèves, Matteo di Giovanetto de Viterbe et Simonet de Lyon, aidés par toute une pléiade d'artistes italiens et français, brossèrent, le premier dans la chapelle Saint-Jean, et les autres dans les chapelles Saint-Martial et Saint-Michel et dans la salle du Consistoire, de grandes fresques, où l'on admire encore les personnages aux figures expressives, les riches et lourdes étoffes, les paysages compliqués, dans un reflet d'or jaune et de bleu d'outremer. Des ciseleurs d'Italie, pourvus d'offices au palais, comme Marco di Lando, des orfèvres d'Avignon et même de Paris travaillèrent au mobilier d'art. Par reconnaissance envers l'abbaye de la Chaise-Dieu en Auvergne, où il avait passé de longues et pieuses années, le pape la dota d'une vaste église. La construction fut dirigée par l'architecte Hugues Morel et deux maîtres auvergnats. Malgré la rudesse du climat, on vit, en quelques années, s'élever ce long vaisseau aux robustes piliers sans chapiteaux, pauvrement éclairé par d'étroites ouvertures dans d'épaisses murailles, dont l'austérité s'harmonise si bien avec la tristesse de cette solitude. Clément VI envoya à deux reprises à la Chaise-Dieu son peintre préféré Matteo de Viterbe. Il voulait que l'église de cette abbaye fût le cadre grandiose d'un monument élevé, à sa propre gloire et à l'honneur des siens. Car il avait pour ses parents et pour ses compatriotes du Limousin une affection sans limites, et il déclara, dit-on, à son avènement, qu'il planterait dans l'église de Dieu un tel rosier de Limousin, qu'après cent ans il aurait encore des racines et des boutons. Son tombeau devait être le symbole de ce népotisme triomphant. Il le fit commencer à Avignon en 1346, et transporter à la Chaise-Dieu en 1351. Sur une table de marbre noir, s'allongeait l'effigie du pape, les pieds appuyés sur des lions, la tète posée sur un coussin et coiffée de la tiare à trois couronnes. Tout autour, se groupaient comme une garde d'honneur, quarante-quatre personnages, cardinaux, archevêques, évêques, barons et nobles dames, tous, à deux ou trois exceptions près, parents à des degrés divers du pontife[3]. Un encadrement d'une grande richesse entourait ce monument, dont il ne reste aujourd'hui que des débris. Le pape eut la joie de le voir terminé. Au printemps de 1353, un somptueux cortège, mené par cinq cardinaux de sa famille, conduisit à la Chaise-Dieu le corps de Clément VI, cousu dans une peau d'élan, et le déposa dans le tombeau qui l'attendait. Ce luxe et ces goûts ne disparurent pas avec Clément. Jusqu'aux derniers jours de la Papauté à Avignon, les maîtres de l'art français et italien trouvèrent auprès des pontifes une large hospitalité et de belles commandes.

Plus encore qu'aux chefs et aux princes de l'Église, l'art du XIVe siècle est redevable d'une protection efficace aux rois, aux princes, aux riches seigneurs et aux riches bourgeois. Les Valois se sont transmis le goût des belles choses. Jean le Bon a été un amateur plus éclairé que Philippe VI, et les fils de Jean le Bon, Charles V, les ducs d'Anjou, de Berri et de Bourgogne ont dépassé leur père. À la troisième génération, Louis d'Orléans, avec des ressources moindres, trouva moyen de renchérir sur son père Charles V.

L'amateur le plus passionné, celui qui peut le mieux donner une idée des goûts princiers de ce temps, ce fut Jean de Berri. Ses inventaires, quelques-unes des belles œuvres qu'il a commandées nous permettent d'apprécier sa généreuse influence. Jean de Berri a vécu soixante-seize ans (1340-1416). Comme Charles V, il préférait les plaisirs de l'intelligence à ceux de la chevalerie. Il eut l'art d'acquérir et surtout de se faire octroyer de vastes domaines, des rentes, de grands dons en nature et en argent ; il y ajoutait par de terribles exactions sur ses propres terres et sur celles que le roi lui donnait à administrer. Aussi a-t-il pu faire travailler toute une armée d'artistes. Il avait des orfèvres attitrés ; il était, en outre, en relations avec plus de quarante orfèvres ou marchands d'orfèvrerie de Paris, avec des orfèvres de Bourges, de Tours, de Limoges, des marchands italiens de Gênes, de Florence, de Venise ; il employait des tailleurs et graveurs de pierres fines, des brodeurs. André Beauneveu était maitre de ses œuvres de taille et de peinture. D'autres grands peintres furent appelés par lui, tels que Jacquemart de Hesdin, Pol de Limbourg et ses frères. Il entretenait des architectes et des maîtres de maçonnerie et de charpenterie. Des imagiers travaillaient pour lui l'albâtre, le bois, la pierre. D'excellents verriers exécutaient sur ses ordres de grandes verrières. Une fabrique spéciale faisait les beaux carreaux aux tons irisés qui décorent le palais de Poitiers. Des modèles de meubles en marqueterie étaient achetés en Italie, et imités par des ouvriers italiens ou français.

Aucun prince au XIVe siècle n'a entrepris plus de constructions de toute espèce : il a transformé son château de Mehun-sur-Yèvre dont il a fait une des plus belles résidences du monde ; il a reconstruit en Sologne le château de Concressault, dont les murs et les toits brillaient d'une ornementation polychrome de terre émaillée ; il a fait réédifier en partie le Palais de Riom, avec sa Sainte-Chapelle et ses belles verrières, le Palais de Poitiers avec sa grande salle, sa cheminée monumentale, ses sculptures, ses toits couverts de plomb peint et doré ; il a doté la cathédrale de Bourges de sa façade principale et de l'admirable verrière qu'elle encadre ; il a commencé, dans de majestueuses proportions, le Palais de Bourges, dont il put terminer la Sainte-Chapelle. À ces œuvres capitales, il faut encore ajouter le château de Bicêtre , si vanté des contemporains, les embellissements du Petit et du Grand Nesle à Paris, de l'hôtel de Genouilli, des châteaux de Nonnette, d'Usson, de Gien, etc.

Sa collection de pierres précieuses renfermait les plus beaux rubis du temps, de très gros diamants, de très belles perles, des agates, des jaspes, des grenats, des améthystes, des cristaux de roche, des pierres étranges comme la crapaudine, l'œil-de-chat ou le corail. Parmi ses joyaux de chapelle, la plus belle pièce était un joyau d'or de trois pieds et demi de haut, décoré des statues de la Trinité, de l'Annonciation, de saint Georges et de saint Michel, et aussi des images du duc de Berri et de la duchesse, le tout garni de rubis, de diamants, de saphirs et de perles. Épris de formes nouvelles et inédites, le duc ordonnait souvent de dépecer les joyaux qui ne lui plaisaient plus, pour en faire des combinaisons plus artistiques. Les plus remarquables étaient d'ordinaire destinés à recevoir des reliques plus fameuses qu'authentiques, comme le chef d'une des onze mille vierges, la jambe d'un des Innocents, un morceau du gril de saint Laurent, un fragment du buisson ardent de Moïse. Les joyaux de corps, fermails, ceintures, colliers, camées dépassaient encore en richesse les joyaux d'église. Le duc possédait des broderies d'ouvrage de Florence ou d'Angleterre, des tentures de cuirs de Castille et d'Aragon, des tapisseries à sujets religieux, romanesques, allégoriques ou historiques, dont plusieurs couvraient plus de cent mètres carrés, des vases byzantins et orientaux à légendes grecques, des médailles d'Auguste, de Tibère, de Constantin, d'Héraclius, imitées de l'antique sans doute par des artistes italiens, une véritable collection de numismatique, des horloges extraordinaires, un petit musée d'histoire naturelle, formé d'échantillons exotiques.

Mais la merveille, c'étaient ses manuscrits. Sur les trois cents qu'il possédait, plus de la moitié étaient richement décorés d'ornements et de miniatures. Il ne cessait d'en acheter et d'en donner. Il en faisait exécuter sous ses yeux : c'étaient les plus beaux. Les meilleurs peintres du temps, Beauneveu, Jacquemart de Hesdin, les frères de Limbourg couvraient de grandes miniatures des pages entières ; des spécialistes enluminaient les marges d'initiales et d'ornements d'une variété, d'une souplesse, d'un éclat qui n'ont jamais été dépassés. Des reliures somptueuses, des fermoirs ouvragés, avec pierres fines, émaux et figures en relief, protégeaient ces œuvres d'art. Le duc se plaisait à marquer son amour pour ses plus beaux livres, en y faisant peindre à profusion ses armoiries ou les animaux emblématiques qu'il avait choisis, l'ours et le cygne, et en y apposant sa signature autographe.

Jean de Berri fut évidemment le modèle des amateurs de son temps. Mais ce qu'il a fait, tous les princes de la maison de France et bien d'autres encore l'ont tenté dans la mesure de leurs moyens, et les arts en ont reçu un essor admirable.

 

II. — L'ARCHITECTURE[4].

L'ARCHITECTURE resta au me siècle un art vraiment français. Pas plus qu'au siècle précédent, on ne saurait y trouver la trace d'une influence étrangère. Auprès des papes, à Avignon, si les noms des peintres et des orfèvres sont italiens, il n'y a, parmi les architectes, que des noms français et provençaux. Et, d'autre part, les artistes de France continuent à répandre au loin, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Bohème, en Chypre, la gloire de l'architecture française.

Les temps héroïques de la construction gothique étaient passés. Depuis près de trois siècles, cette blanche moisson d'églises, dont s'émerveillait déjà Raoul Glaber, avait poussé sur la terre de France. Aussi est-il probable qu'au début du XIVe siècle, il restait peu de villes épiscopales, de paroisses riches et d'abbayes qui ne fussent dignement pourvues de sanctuaires, romans ou gothiques. D'ailleurs, il semble que le zèle des fidèles ait diminué. Il faut tenir compte aussi du fait que la guerre rendait difficiles des œuvres de longue haleine. Le me siècle a construit très peu de grandes églises, et même certaines églises, commencées sur des plans trop grandioses, restèrent interrompues, et les chantiers abandonnés ressemblaient à des ruines. Du moins, il se fit un grand travail pour compléter et embellir les constructions du siècle précédent : on bâtit des façades, des portails, des clochers, des lanternes, des fenêtres, des galeries, des chapelles latérales. L'œuvre architecturale du XIVe siècle se présente comme une mosaïque dont les pièces sont éparses, et il est difficile de l'apprécier dans son ensemble.

Cependant on constate le développement des tendances, déjà visibles à la fin du XIIIe siècle et qui se retrouvent surtout au Nord de la France, où l'art prend une sorte d'uniformité. Les constructeurs du me siècle cherchent à dépasser encore leurs prédécesseurs en habileté et en précision mathématique. Ils allègent les supports, évident les murs, augmentent et allongent les jours de toute espèce, afin de donner à la maçonnerie l'aspect d'une charpente légère et ajourée. Ils suppriment — le long des parois — les lignes horizontales, bandes, chapiteaux et cordons, disposent les supports comme une armature continue, qui s'élève, d'un seul jet, du sol à la clé de voûte, et amincissent en forme d'arêtes le profil des moulures, pour augmenter encore l'élancement de la nef. L'ornementation à grand relief, la statuaire perdent une partie de la place qu'elles occupaient auparavant ; aux images, s'ajoutent ou se substituent de tous côtés des ornements d'une extrême variété, empruntés à la flore locale, ciselés le plus souvent avec une vérité admirable.

Le chef-d'œuvre de cette architecture est Saint-Ouen de Rouen, une des rares églises nouvelles de ce temps. La première pierre en fut posée le 25 mai 1318. Les travaux furent poussés avec activité jusqu'en 1339, puis prolongés avec des interruptions, jusqu'au XVe siècle[5]. À la fin du XIVe siècle, l'édifice ne comprenait encore que le chœur, une faible partie du transept, la tour centrale et le portail du Midi, à peine la moitié de l'église. Mais le plan qui a été suivi pour le reste a si exactement complété cette première partie, il règne dans toute la construction une telle harmonie, qu'on peut très bien faire honneur au XIVe siècle de la conception générale du monument. Œuvre de réflexion et de science, sans imprévu et sans fantaisie, Saint-Ouen, avec sa grande nef régulière sans chapelle, son large transept, son chœur entouré de bas côtés et de chapelles rayonnantes, sa tour centrale, ses deux clochers, est une œuvre classique. Les lignes verticales sont puissantes, continues, ou du moins à peine coupées par de discrètes bandes d'ornement ; la nef s'élève d'un seul mouvement sur des supports d'une robuste sveltesse ; de larges fenêtres au premier et au second étage occupent presque entièrement l'intervalle des contreforts, réduisant les murs au minimum, et jettent dans l'église une claire lumière. De l'extérieur, on ne voit que larges baies, fleuronnées de meneaux délicats, enchâssées dans une armature élancée de contreforts et d'arcs-boutants. La tour elle-même est toute ajourée. L'ornementation, très riche aux portails et aux parois de la tour, est discrète partout ailleurs.

A Metz, en terre d'Empire, mais sur les plans d'un architecte français, s'élève une nef, élégante comme celle de Saint-Ouen, plus haute que celle d'Amiens, dont elle est inspirée. À Paris, grâce à la munificence de Charles V, les Célestins édifient une grande église, aujourd'hui disparue. Le château de Vincennes est pourvu d'une très pure chapelle, vrai reliquaire de pierre. Ailleurs, les merveilles du nue siècle se complètent : Reims poursuit, avec toute l'activité que les circonstances permettent, l'achèvement de sa façade ; la cathédrale de Rouen termine les deux portails de Libraires et de la Calende, Bourges, la partie antérieure de la nef, et dresse sa façade.

L'architecture civile prend un grand développement. Il faut aux municipalités urbaines des Hôtels de Ville ; au grand commerce, des Halles monumentales ; aux gros marchands, de belles demeures confortables et riches. Il faut des hôtels aux officiers de justice, de finances surtout, et aux banquiers et manieurs d'argent ; des hôtels encore aux seigneurs et princes ; des palais aux rois, dont la puissance a tant grandi et qui veulent vivre dans un cadre digne de leur majesté.

Les hôtels des seigneurs et des riches bourgeois gardent quelques souvenirs de l'architecture militaire : des tours, d'étroites ouvertures à l'extérieur, des créneaux, de hautes murailles d'enceinte ; mais ils sont accommodés pour une vie pacifique. De grandes baies s'ouvrent dans les cours ; les murs sont i décorés d'ornements délicats ; les salles et galeries sont garnies de peintures, de sculptures, de tapisseries, de cheminées monumentales, et les fenêtres, ornées de vitraux. Vers la fin du siècle, Paris est plein d'hôtels luxueux. À l'hôtel de Jacques Duché, dont la porte était entaillée d'art merveilleux, on voyait de grandes salles , des chambres richement meublées, des galeries pour les objets d'art, une chapelle, une sorte d'arsenal. Le faite en était orné de pinacles où étincelaient de belles images dorées. L'édifice était couronné par un belvédère, où étaient fenêtres de tous côtés pour regarder dessus la ville. Des marchands italiens, des seigneurs du Parlement et de la Chambre des Comptes, des chevaliers s'étaient fait construire d'aussi belles demeures. Guillebert de Metz, qui nous donne ces détails dans sa Description de Paris, écrite au début du XVe siècle, énumère avec admiration les hôtels princiers de la capitale, récents pour la plupart, ou du moins complètement restaurés : hôtels d'Artois, de Sicile, de Navarre, de Flandre, d'Alençon, de Hollande, etc.

Nous savons que Charles V s'était donné le luxe d'une nouvelle résidence royale, appropriée aux exigences, nouvelles aussi, de la vie de cour, en créant l'Hôtel Saint-Paul, composé d'hôtels anciens et de constructions neuves. Cet exemple fut suivi par Philippe le Hardi à Dijon, à Lille et à Hesdin, et par le duc de Berri à Riom et à Bourges. À Poitiers, Jean de Berri fit du vieux château un palais : la tour de Maubergeon n'y fut, comme on l'a dit ingénieusement, qu'un donjon honoraire, et la grande salle, avec son admirable cheminée, surmontée d'une galerie toute sculptée et ajourée, est un des chefs-d'œuvre de l'architecture du temps. Enfin, au XIVe siècle, s'élevèrent les hôtels de ville de Clermont, de Saint-Quentin, de Bruges, de Gand, les beffrois de Béthune, d'Amiens, de Douai.

L'architecture militaire avait un plus long passé, des traditions et des principes. Jusque vers le milieu du XVe siècle, l'intervention de l'artillerie à feu dans les sièges fut trop peu efficace pour qu'il fût jugé nécessaire de modifier le principe même de la fortification. Mais la lutte contre les Anglais, les exploits des Compagnies, les démolitions de la Jacquerie obligèrent à réparer ou à reconstruire les châteaux anciens et à en édifier un grand nombre de nouveaux. L'architecture féodale se transforme alors. Le château avait été longtemps une sorte de ville de refuge, que le seigneur ouvrait aux habitants en cas de guerre. On trouvait pêle-mêle dans l'enceinte des magasins, des maisons, des églises. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, il n'en est plus ainsi. C'est pour lui uniquement que le seigneur reconstruit son château ; il y met une sorte d'unité égoïste : tout y est disposé pour lui, pour ses serviteurs, ses gardes, sa sécurité en temps de guerre, son bien-être en temps de paix. Les éléments essentiels de la défense sont maintenus, mais tous les embellissements possibles sont recherchés avec passion. Le château est devenu une sorte de palais fortifié, où toutes les richesses et toutes les délicatesses de l'art cachent peu à peu la nudité des vieilles fortifications sous une décoration opulente. Par là, dès le début du XVe siècle, s'annoncent clairement les splendeurs de la Renaissance.

Le premier grand château du siècle, celui des papes d'Avignon, est encore bien austère, étouffé par ses hautes murailles et ses tours tout unies ; il est imposant par sa masse, d'une impression très grave. Les architectes qui l'ont élevé, de Benoît XII à Urbain V, ont voulu avant tout assurer au pontife un abri efficace. Tous les moyens de défense y sont réunis : épaisses courtines, tours d'angle, étroites meurtrières, mâchicoulis et créneaux, souterrains secrets. Et cependant une belle vie religieuse et mondaine pouvait déjà s'y organiser : la cour est majestueuse, les grands escaliers se développent avec ampleur ; tout autour serpente une élégante galerie aux voûtes finement nervées. Be vastes salles s'élèvent, d'un jet puissant, entre les lourdes parois. Partout des peintres italiens ont semé de claires décorations murales, et les fonds bleus, vifs et limpides des fresques, semblent prolonger les voûtes jusqu'au ciel même. Les meubles, les tentures, les orfèvreries de toute sorte faisaient oublier aux hôtes du palais les sombres contours de la forteresse.

Pour construire ou restaurer ses châteaux de Vincennes et du Louvre, Charles V trouva un architecte de premier ordre qui travailla beaucoup et fit école, Raymond du Temple. La plupart des grandes constructions royales et princières qui s'élevèrent jusque vers 1415, relèvent de lui, de son fils Jean ou de ses élèves. Le roi l'appelait son bien-aimé sergent d'armes et maçon ; il fut parrain d'un de ses fils. Raymond du Temple présida à la transformation du Louvre de Philippe Auguste. Les courtines furent surélevées pour donner à l'ensemble un aspect plus léger ; on y appuya des bâtiments nouveaux qui égayèrent la cour, et où furent, en face du vieux donjon, disposées des salles très variées, salles de parade, salles de collections, salles de bains, et la belle bibliothèque dont nous avons parlé. Mais la merveille, ce fut l'escalier à grande vis. Raymond du Temple le jeta entièrement hors d'œuvre en dedans de la cour, contre le corps de logis qui regardait sur le jardin, et il l'enrichit par dehors de basses tailles et de six grandes figures de pierre, chacune couverte d'un dais, posée dans une niche et portée sur un piédestal. Au premier étage, de côté et d'autre de la porte, étaient deux statues de deux sergents d'armes que fit Jean de Saint-Romain, et autour de la cage furent répandues par dehors, sans ordre ni symétrie, de haut en bas de la coquille, les figures du roi, de la reine et de leurs enfants mâles ; Jean de Liège travailla à celles du roi et de la reine. Enfin cette vis était terminée par des figures de la Vierge et de saint Jean, de la façon de Jean de Saint-Romain, et le fronton de la dernière croisée était lambrequiné des armes de France, de fleurs de lis sans nombre, qui avaient pour support deux anges et pour cimier un heaume couronné soutenu par deux anges[6]. La chambre du roi et la grande chapelle n'étaient pas moins délicatement ornées.

 Louis d'Orléans voulut faire une merveille de son château de Pierrefonds. La construction en fut commencée en 1390, peut-être par Jean Lenoir, élève de Raymond du Temple. Un système compliqué de défenses avancées, des ponts et des portes, huit tours vigoureuses, couronnées d'un double étage, un donjon original engagé entre deux tours, de hautes courtines assuraient la sécurité du château. Mais à l'intérieur que de majestueuses dispositions, que de splendides trouvailles ! La grande cour dans son irrégularité ingénieuse, le donjon avec ses grands appartements, la salle seigneuriale si imposante et si richement décorée, la chapelle, le grand perron, tout rappelle une existence magnifique, éclatante. Et pourtant le château de la Ferté-Milon, avec sa royale entrée, son tympan sculpté, ses grosses tours, eût sans doute dépassé Pierrefonds, s'il avait pu être terminé.

 

III. — LA SCULPTURE[7].

L'ARCHITECTURE était restée purement nationale ; au contraire, j sculpture ne put se passer de secours étrangers. Après avoir produit tant d'œuvres parfaites au lune siècle, elle était épuisée. De l'observation de la nature, où elle avait trouvé sa vérité et sa grâce, elle s'était efforcée de tirer des types généraux ; elle était donc nettement idéaliste, et un art idéaliste est vite à bout d'invention et d'effort. Le retour à la nature et au réel s'imposa. On a vu que, dès les dernières années du XIIIe siècle, il s'était préparé.

Le secours vint de tout près, de Hollande, de Brabant, de Liège, de Flandre et d'Artois ; mais peut-on dire que ce fût, à proprement parler, un secours étranger ? La Flandre et l'Artois étaient des fiefs relevant de la couronne de France ; une partie de ces deux pays parlaient notre langue.

Le réalisme était chez lui dans le pays de Flandre ; il était le produit de la race, du sol plantureux, de la richesse gagnée par les métiers et par le commerce. La politique et la guerre, surtout l'union du duc de Bourgogne et de l'héritière du comté, multipliaient les rapports entre ce pays et la France. Attirés par le prestige de la royauté et de la chevalerie française, peut-être aussi troublés, chez eux, par les crises économiques qui agitèrent les pays wallons et flamands, des artistes vinrent, par colonies souvent nombreuses, s'installer à Paris et dans quelques grandes villes, habitant volontiers le même quartier, ou bien s'en allèrent de ville en ville, de château en château.

Parmi ces artistes du Nord, il y en eut de très grands. Au début du siècle, Jean Pépin de Huy, tombier, entailleur d'albâtre, devenu bourgeois de Paris, dirige un grand atelier. Au temps de Charles V, André Beauneveu de Valenciennes, très célèbre déjà en son pays, vient s'établir à Paris. Il sculpte des statues royales pour les Jacobins et surtout pour Saint-Denis. Il est possible qu'il ait contribué à la décoration d'un nouveau pilier de la cathédrale d'Amiens. Après la mort du roi de France, son protecteur, il alla vivre auprès du duc de Berri à Mehun et à Bourges. Jean Hennequin de Liège travailla pour Charles V à Senlis, aux Célestins de Paris, à Saint-Denis, à la cathédrale de Rouen. Il est l'auteur des statues de Charles V et de Jeanne de Bourbon qui ornaient le grand escalier à jour du Louvre Auprès du duc de Berri, vivait, au commencement du XVe siècle, Jean de Rupi, dit de Cambrai, auteur de la statue tombale du duc de Berri et probablement aussi des statues agenouillées du duc et de sa femme, à la cathédrale de Bourges, et de celles de Louis de Bourbon et d'Anne d'Auvergne, à Souvigni. Et l'on trouve encore des artistes flamands, brabançons ou hennuyers, isolés ou par groupes, à Rouen, à Troyes, à Lyon, à Montpellier, dans la plupart des grandes villes du royaume.

Par eux, les images traditionnelles sont renouvelées. La Vierge, par exemple, prend des costumes et des attitudes variés, une expression familière et populaire : c'est une bonne mère, qui s'apprête à allaiter son enfant, le fait sauter sur son bras, ou joue doucement avec lui.

Le sculpteur du XIVe siècle est le plus souvent un portraitiste. Rois, princes, riches bourgeois veulent avoir sur leur tombeau leur statue ressemblante. Paris a sa corporation de tombiers-imagiers, très prospère, et qui a compté dans ses rangs quelques-uns des meilleurs artistes du siècle. Saint-Denis conserve une magnifique série des statues tombales des Valois et des membres de la famille royale, depuis Robert d'Artois jusqu'à Isabelle de Bavière. Celles des ducs et duchesses de Berri, de Bourgogne et de Bourbon, à Bourges, à Dijon et à Souvigni, celles des papes à Avignon, à Villeneuve et à la Chaise-Dieu, sont, pour la plupart, des chefs-d'œuvre de sincérité et de vie. La statue-portrait, substituée aux images de convention, décore aussi les murs des églises. Elle s'installe à l'intérieur des palais, par exemple, sur les pieds-droits de la fenêtre monumentale élevée au fond de la grande salle du Palais de Poitiers.

Les plus belles de ces images sont de marbre. Au Nord du royaume, c'est le beau marbre à grain serré, qui venait des bords de la Meuse. Les marbres taillés pour Avignon et la Chaise-Dieu ont la blancheur claire du carrare. Dans les tombeaux, souvent une table de marbre noir faisait ressortir l'éclat et le relief de la statue tombale. Au-dessous et au-dessus, se déroulaient des encadrements d'une très grande richesse, où se mélangeaient la pierre, le marbre, l'albâtre et même le bronze. Enfin, ce qui marque le mieux le parti pris de réalisme de cette statuaire, c'est la polychromie. Des mains des imagiers, les statues passaient le plus souvent à celles des peintres. Le bleu, le rouge, l'or surtout rappelaient avec exactitude le costume du défunt et l'opulence de ses joyaux. L'effacement des couleurs ne nous permet guère de juger aujourd'hui de l'effet de vie intense réalisé par ces œuvres.

La Bourgogne, où il n'y avait pas de traditions d'art bien établies, fut le pays où les artistes du Nord suivirent le plus librement leur inspiration. Philippe le Hardi leur confia la décoration de la Chartreuse de Champmol, dont il voulait faire le Saint-Denis de la nouvelle maison de Bourgogne. Le 20 août 1383, la duchesse et son fils aîné, le futur Jean sans Peur, posèrent la première pierre dans l'enclos choisi au bord de l'Ouche. Les travaux de sculpture commencèrent en 1384, sous la direction de l'imagier et valet du duc, Jean de Mar-ville. Des ateliers furent construits, une équipe d'ouvriers d'art fut réunie ; des marbres et des pierres furent recherchés sur les bords de la Meuse. Mais il semble que Marville, quand il mourut en 1389, n'avait guère achevé que les études préparatoires et des travaux de détail. Son successeur fut Claus Sluter, Allemand ou Hollandais, un des artistes qui avaient travaillé sous ses ordres. Il eut à mener ensemble plusieurs ouvrages : le tombeau du duc, le portail de l'église, le calvaire monumental élevé dans la cour.

La construction de l'église avait marché rapidement ; la dédicace eut lieu le 24 mai 1388. C'est au portail que Sluter s'attacha d'abord. De 1389 à 1393, il en tailla les admirables statues. En même temps, des artistes spéciaux exécutaient les sculptures d'ornement, qui devaient entourer les œuvres maîtresses. Il reste de ce portail la Vierge qui le surmontait, les effigies du duc et de la duchesse, les statues de saint Jean et de sainte Catherine. Le travail en est excellent, d'un réalisme vigoureux, exubérant. La vie éclate dans les figures du duc et de la duchesse, dans le beau vieillard qui représente saint Jean. Autour de la Vierge, qui est peut-être l'œuvre de Jean de Marville, flottent d'amples draperies, d'un relief profond, avec les majestueuses cassures, qu'aimaient les artistes flamands. On y distingue déjà le souci de creuser, d'agiter et de boursoufler les étoffes, que l'école de Bourgogne exagérera.

La valeur du Puits de Moise, auquel travailla Claus Sluter, de 1392 à 1405, est au moins égale. Mais, pour ce monument, Sluter eut un collaborateur d'un talent aussi grand que le sien, son neveu, Claus de Werve. Sluter a toute la gloire de l'invention ; son neveu a, pour une bonne moitié, le mérite de l'exécution ; deux sculpteurs flamands travaillaient en outre avec eux. Ce qu'on appelle le Puits de Moïse était un calvaire. Le piédestal, monté sur une pile hexagonale, nous est resté : il présente, sur chacune de ses six faces, une figure de prophète, portée sur une console décorée. Sur ce piédestal, se dressait tout un groupe de statues : un Christ en croix entre la Vierge, saint Jean et la Madeleine. L'ensemble était décoré de rouge, de vert, d'azur et rehaussé d'or. Ce calvaire fut, dès le XVe siècle, une œuvre célèbre et glorieuse ; des indulgences spéciales furent accordées à ceux qui allaient y prier. C'est la même vie qu'au portail de l'église, plus épanouie encore, la même recherche passionnée de vérité, les mêmes plis tumultueux des vêtements. Les personnages ont la taille ramassée et trapue, qui sera un des signes distinctifs de l'école tout entière.

 Sluter mourut au moment où s'achevait le monument. Claus de Werve se mit ensuite au tombeau de Philippe le Hardi, conçu peut-être par Jean de Marville, et commencé par Sluter, mais que les autres travaux avaient fait négliger. Il ne l'acheva qu'en 1412, après la mort du duc. Sur un beau dallage de marbre noir, se dresse un petit édifice rectangulaire. Chacun des côtés est décoré d'une galerie d'architecture richement sculptée, formant niches. Sous les niches, posées avec une savante irrégularité, se succèdent quarante-deux petites statues d'albâtre, représentant, avec leurs grands manteaux et leurs vastes capuchons, les pleurants qui, dans les grands enterrements, entouraient le cercueil. Tous, avec le même costume, ont des attitudes différentes, et expriment par leurs gestes autant de formes variées de la douleur funèbre. Au-dessus de cette sorte de socle, s'étend une large plaque de marbre noir, où s'allonge la statue gisante du duc, les pieds appuyés sur un lion couché ; de chaque côté de la tète, sont agenouillés deux anges, dont les grandes ailes déployées verticalement font l'effet le plus saisissant. Ce tombeau n'est pas d'une invention entièrement originale ; bien d'autres monuments funéraires antérieurs étaient entourés de personnages dans des attitudes douloureuses, mais aucun n'est comparable à celui de la Chartreuse de Dijon, pour l'admirable composition de l'ensemble, l'effort de l'imagination, la sincérité de l'observation, la variété, la vie.

Les œuvres de Dijon ont inspiré toute la sculpture française du XVe siècle. Les successeurs de Marville et de Sluter, Antoine le Moiturier, Jean de la Huerta, Jacques Morel et jusqu'à Michel Colombe, se rattachent à ces glorieux maîtres. Non seulement en Bourgogne, mais dans tout l'Est et le Midi, à Souvigni, à Bourg, à Avignon, à Montpellier, à Béziers, à Narbonne, à Toulouse, sur un grand nombre de monuments secondaires, se marque leur impérieuse influence. Le réalisme flamand avait acquis sur la riche et capiteuse terre bourguignonne une sorte d'audace, de violence, qui s'imposa un peu partout, mais surtout dans l'Est et dans le Midi.

Quelle part faut-il faire, à côté de ce grand et beau travail de la sculpture du mye siècle, aux artistes proprement français ? Beaucoup d'œuvres de ce temps ont péri, et il est assez difficile de reconstituer, avec les monuments qui ont survécu, une école française, plus difficile encore de retrouver, comme on a voulu le faire, les preuves d'une influence de cette école sur la sculpture italienne de la Renaissance. Certains morceaux français, comme le tympan qui surmonte la porte du château de la Ferté-Milon, sont des œuvres simples et fortes, d'un réalisme d'inspiration flamande, mais tempéré par la délicatesse du goût national.

Les sculptures mineures, ivoire, bois, bronze, métaux ordinaires ou précieux, étaient étroitement dépendantes à la fois de l'architecture et de la grande sculpture. C'étaient des arts de reflet. L'architecture a déterminé les ornements : les formes gothiques sont devenues comme des cadres obligatoires, simplifiés ou compliqués avec une extrême fantaisie ; elles s'appliquaient à merveille aux petits comme aux grands ouvrages. La statuaire a donné la direction pour l'expression et le groupement des personnages. Quelle que soit la matière, qu'elle soit sculptée, ciselée ou fondue, c'est la même tendance naturaliste qui prévaut. Mais le réalisme est ici beaucoup moins hardi et entreprenant ; les métaux, le bois, l'ivoire n'offrent pas la même souplesse que la pierre. La production, d'ailleurs, était beaucoup plus active : il fallait des modèles qui pussent se répéter à plusieurs exemplaires ; ces modèles étaient souvent anciens, du moins en retard sur la grande sculpture. Du reste, sauf certaines pièces exceptionnelles, les objets de ce genre les plus répandus étaient faits plutôt par des ouvriers, capables seulement de reproduire avec exactitude les modèles qu'ils avaient sous les yeux, et qui s'acquittaient d'autant mieux de leur tâche que ces modèles changeaient plus rarement.

 

IV. — LES ARTS DE LA COULEUR[8].

AU Moyen Age, on aimait à voir sur les monuments resplendir les tons chauds, les ors éclatants. Tant que le peintre n'avait pas succédé à l'architecte ou au sculpteur, l'œuvre ne semblait pas achevée.

Il nous est resté de la peinture du XIVe siècle, des décorations murales, surtout dans les édifices religieux, des tableaux et des miniatures. Sur les murs, la peinture était appliquée à fresque, en traits larges et vigoureux. Les tableaux étaient peints sur bois, sur soie ou sur toile légèrement recouverte de plâtre. Les miniatures se faisaient à l'œuf ou à la gouache, sur parchemin. Mais ces différences de technique et d'objet n'empêchent pas la peinture du me siècle de subir des influences communes.

Deux courants sont faciles à déterminer, l'un venant d'Italie, l'autre des Pays-Bas. Parmi les premiers Italiens qui travaillèrent à Avignon, le plus grand artiste fut le divin Memmi, plus exactement Simone di Martino, de Sienne. Il peignit le porche de la cathédrale et commença la décoration d'une chapelle du château. D'après certaines traditions, la fresque de la cathédrale fut inspirée des conseils de Pétrarque, et Laure de Noves y eut son portrait. Deux siècles plus tard, François Ier, la voyant, tressaillit d'admiration, ne se pouvant saouler de la regarder. Il n'en subsiste qu'un débris, où l'on reconnaît l'exquise douceur de Memmi. Ses élèves continuèrent et achevèrent la décoration de la chapelle Saint-Jean au palais pontifical. C'est le chef-d'œuvre de la peinture en France au XIVe siècle.

Parmi les élèves de Memmi à Avignon, Matteo di Giovanetto de Viterbe parait avoir eu un talent supérieur. Il travailla à Avignon jusqu'en 1367. Autour de lui, se groupèrent de nombreux artistes italiens, qui peignirent sous sa direction les Prophètes de la salle du Consistoire, les grandes scènes et les paysages de la chapelle Saint-Martial. Matteo de Viterbe et son école se reconnaissent à l'emploi dominant du bleu d'outremer, à l'expression des visages laids et grimaçants, à la richesse et à la bizarrerie des costumes imités de l'antique, à la place qu'ils donnent aux paysages d'architecture et de verdure. Il semble que, dans ces peintures, les personnages, avec leur type accentué et leur réalisme vigoureux, procèdent d'influences septentrionales ; mais le décor, les architectures et la vivacité des couleurs viennent d'Italie. Les autres parties du palais pontifical, les églises d'Avignon et de Villeneuve devaient posséder beaucoup de fresques du même genre. À la Chartreuse du Val de Bénédiction, aux portes de Villeneuve, dans la chapelle d'Innocent VI, il reste des peintures, fort effacées, il est vrai, qui représentent des scènes du Nouveau Testament. On a voulu en faire honneur à Simonet de Lyon. Très intéressantes, elles n'ont pourtant ni le charme ni la vigueur des grandes décorations du Palais des Papes.

L'influence italienne, si manifeste à Avignon, s'est propagée dans le Midi et dans le Centre. On la retrouve au cloître d'Abondance, à Saint-Nazaire de Carcassonne, à Saint-Julien de Brioude, aux Jacobins de Toulouse, dans les miniatures exécutées à Bourges pour le duc de Berri. On la devine même, sans en pouvoir définir les effets, jusqu'à Paris, où Philippe et Jean Rizuti travaillent pour le roi de France au début du xiv. siècle.

Le courant qui vint du Nord fut aussi très puissant. On trouve bien à Paris une lignée d'artistes aux noms vraiment français, Evrard, Girart, Jean et François d'Orléans, ou encore Colart de Laon, peintre de Charles VI et d'Isabelle de Bavière. Malheureusement leurs œuvres n'ont guère survécu. C'est à Girart d'Orléans peut-être qu'il faut attribuer le portrait de Jean le Bon conservé au Louvre, d'une facture si simple et si précise. Évidemment, ces artistes furent, à la fin du siècle, comme débordés par l'invasion venue des Pays-Bas. Jean Bandol de Bruges et André Beauneveu de Valenciennes travaillent pour Charles V ; le même Beauneveu, Jacquemart de Hesdin, Pol de Limbourg, pour le duc de Berri ; les Boulogne de Hesdin, Melchior Brœderlam d'Ypres, Jean de Beaumetz de Hainaut, le Wallon Jean Malouël, le Brabançon Henri Bellechose, pour le duc de Bourgogne, et ce sont les premiers artistes de leur temps.

La peinture murale parait avoir tenu une faible part dans leur œuvre. Dans les églises très ajourées, il n'y a de place pour elle qu'aux clés de voûte, nervures, gables et moulures. À défaut de vastes compositions religieuses, nous avons conservé quelques tableaux de ces artistes. On attribue à Jean de Bandol ou à André Beauneveu le magnifique parement d'autel peint sur soie, qui provient de la cathédrale de Narbonne, et à Malouël le panneau rond du Louvre, où est figuré le Christ mort entouré de l'Éternel, de la Vierge, de saint Jean, peinture que le duc de Bourgogne estimait particulièrement. Le réalisme en est émouvant ; les couleurs y ont la vivacité et la richesse de la peinture de manuscrits. De Henri Bellechose, qui continue la décoration de la Chartreuse de Champmol, entreprise par Malouël, il reste heureusement deux grands tableaux, la Vie de saint Denis et la Vie de saint Georges. On y a reconnu à la fois des influences italiennes et des influences allemandes. Si la composition est puérile et l'anatomie fort imparfaite, les figures sont traitées avec cette vérité charmante, qui est une des séductions de la peinture flamande primitive. Malouël et Bellechose furent dépassés par Melchior Brœderlam. Ses seules œuvres authentiques sont les volets peints pour un retable de la Chartreuse de Dijon, la Présentation au Temple, la Visitation et la Fuite en Égypte. Dans cette œuvre, la plus parfaite qu'ait produite jusque-là l'école flamande et bourguignonne, Brœderlam apparaît comme le vrai précurseur des Van Eyck.

La peinture de tableaux différait encore très peu de la miniature. L'enluminure des manuscrits fut une des gloires du XIVe siècle. Jamais le coloris ni l'ornementation ne furent plus riches, ni l'invention plus féconde. Tous les Valois ont aimé les manuscrits à peintures ; Charles V, les ducs de Berri et de Bourgogne y ont mis une véritable passion. Là encore, les artistes du Nord tiennent le premier rang. Jean Bandol a peint une des plus belles Bibles de Charles V, celle qui est aujourd'hui conservée à la Haye ; il y a placé un portrait du roi, qui parait saisissant de vérité. André Beauneveu a décoré de douze figures de prophètes en grisailles un des psautiers du duc de Berri, aujourd'hui à la Bibliothèque Nationale, où il a mis toute la fermeté et toute l'ampleur de sa main de sculpteur. À Jacquemart de Hesdin, des travaux récents ont restitué des œuvres de premier ordre, qui le classent parmi les grands peintres de son temps, comme les Très belles, grandes et riches Heures du duc de Berri ; on y reconnaît son talent clair, simple et fort. Mais le chef-d'œuvre du genre, ce sont les Très riches Heures du duc de Berri, conservées à Chantilli, et dont les premières miniatures, les plus remarquables, sont de Pol de Limbourg, de ses frères, et aussi sans doute de quelques artistes restés inconnus. Les pages les plus connues, le Paradis terrestre, les Semailles, la Fenaison, sont des tableaux achevés. Comme les panneaux de Brœderlam et les sculptures de Sluter et de Werve, ces miniatures sont des œuvres d'exception qui dominent tout l'art de leur temps, le devancent et le conduisent vers des horizons nouveaux.

La peinture n'était pas la seule forme de décoration polychrome alors en faveur. Il faut compter encore la tapisserie et l'art du vitrail. Pour la tapisserie, les métiers étaient nombreux surtout à Paris, à Arras, et à Bruxelles, où se fournissaient les églises, les rois et les princes. Les ateliers des maîtres les plus connus fabriquaient, en même temps que les beaux tapis à images de haute lisse, des tapis ordinaires à armoiries, à dessins d'ornement ou même unis. Nicolas Bataille à Paris, Martin Bernard à Arras ont été chefs de très grands ateliers. Bataille est l'auteur des tapisseries de l'Apocalypse données par Louis d'Anjou à la cathédrale d'Angers, le plus bel ensemble qui nous soit resté du siècle ; Martin Bernard, de la tapisserie de la Journée de Roosebeke commandée par le duc de Bourgogne. Bataille, en treize années, vendit plus de deux cent cinquante tapisseries à Charles VI. Les dimensions étaient considérables. La Bataille de Roosebeke avait deux cent quatre-vingt-cinq mètres carrés, l'Apocalypse d'Angers de sept cents à neuf cent cinquante mètres carrés. Les prix étaient fort élevés : l'aune, qui ne coûtait pas plus de 16 sous pour les tapis ordinaires, montait à environ 10 livres tournois pour les beaux morceaux comme l'Apocalypse, ou même à 20 livres pour une tapisserie des Sept Vices à grandes images battues d'or destinée au duc de Berri. Les dessins étaient souvent exécutés par les grands artistes : Jean de Bandol a fait les cartons de l'Apocalypse. Les sujets étaient très variés : scènes religieuses, allégoriques ou pastorales, actualités de toute sorte, comme le voyage de Marco Polo, la bataille des Trente, l'histoire de du Guesclin, la bataille de Liège.

L'art du vitrail n'a pas le même éclat. Les verrières du XIVe siècle n'ont ni l'importance ni la beauté de celles du XIIIe. C'est un art en transformation. Sous l'influence du réalisme ambiant, par suite aussi de l'habileté croissante des ouvriers, il s'y fait une évolution capitale Aux petits tableaux et aux petits sujets commencent à succéder les grandes scènes et les grands personnages. Le perfectionnement des ligatures permet d'augmenter la surface des morceaux dans ces mosaïques de verres de couleur, et, avec cet agrandissement de surface, le dessin se précise et se complique. Les verriers du XIIIe siècle ne se souciaient que d'assembler des couleurs ; leurs successeurs du mye, pour satisfaire à leurs goûts de dessinateurs, ont été obligés d'atténuer les tons, de multiplier les blancs, les jaunes, les gris. C'est ce qu'on voit aux verrières des cathédrales de Bourges, de Chartres, de Carcassonne, de Limoges, d'Évreux, de Troyes, de Lyon, de la Sainte Chapelle de Riom. Malheureusement, bien des œuvres très soignées, comme les riches verrières des Célestins de Paris, ont été détruites. Et ce qui est le plus regrettable encore sans doute, c'est la disparition des vitraux à sujets profanes, qui ornaient les palais et les châteaux, ceux de l'hôtel Saint-Paul, du Louvre, du Palais de Bourges, du château de Bicêtre et de tant d'autres résidences princières.

En résumé, la vie intellectuelle, au XIVe siècle n'a point d'originalité. Des choses continuent ou finissent : rien de nouveau ne semble s'annoncer.

La pensée théologique et philosophique est épuisée. Le fond est apparu, de l'éternel débat entre la foi et la raison : à savoir qu'elles sont inconciliables. De plus en plus, se manifeste l'impuissance de la raison abstraite à expliquer par voie transcendantale et déduction logique Dieu et l'univers. Comme l'observation et l'expérience n'ont pas succédé au raisonnement, comme le raisonnement a donné tout ce qu'il pouvait donner, les esprits, qui ne se réfugient pas dans le mysticisme, sont condamnés au perpétuel rabâchage. Très pénible est le spectacle de l'activité stérile de l'Université.

L'imagination poétique est à bout d'invention. Le poème épique s'allonge sans ordre, sans direction, comme une armée de ce temps-là ; il est énorme et irréel. Le poème lyrique est un pur artifice, un jeu savant, d'où l'âme est presque toujours absente. Il y a du faux et du pédantesque dans cette littérature, comme dans les mœurs chevaleresques. La poésie du Moyen Age semble donc près de finir sa carrière, comme la chevalerie.

Cependant, il serait singulièrement injuste de prononcer, à propos du XIVe siècle, le mot de décadence. Le génie français, qui a créé la grande architecture du Moyen Age, soutient son prodigieux effort, et même, peu à peu, de lui-même, accommode les édifices aux conditions nouvelles de la vie, par une sorte d'évolution naturelle, docile à l'évolution des mœurs. La peinture aussi et, surtout la sculpture sont en marche vers des destinées nouvelles.

Partout, des influences étrangères se font sentir, qui bientôt seront très puissantes : celle des Pays-Bas dans les arts, celle de l'Italie et de l'Antiquité, dans les lettres.

Ces influences peuvent devenir dangereuses, il est vrai, si elles oppriment l'esprit indigène, et le danger apparaît nettement dans la façon dont les écrivains pratiquent le culte de l'Antiquité. Élèves superstitieusement dociles des maîtres d'autrefois, c'est une autorité qu'ils cherchent et qu'ils suivent. Ils apprennent des leçons et les récitent. Ils se composent ainsi des manuels avec des textes de morale ou de politique, lesquels s'ajoutant à tous les Compendia scolastiques, constituent comme un magasin immense de notions et de pensées toutes faites épargnant la peine de chercher, épargnant la peine de penser par soi-même.

Ainsi se forme une littérature bâtarde, sorte de Renaissance avortée, mêlant les restes de la puérilité subtile du Moyen Age à une gauche imitation de l'Antiquité latine, dénuée de sujets et vide de pensées, incapable de grandeur et d'énergie, et tout aussi incapable de vraie beauté[9].

Toutefois, en quelques esprits, l'Antiquité latine, la seule qui soit alors accessible, produit déjà comme une révélation de sagesse et de beauté. Les premiers humanistes en France apparaissent au XIIIe siècle.

D'autre part, des écrivains, ceux qui racontent des choses qu'ils ont vues ou sur lesquelles ils se sont renseignés, ceux qui discutent des questions politiques ou morales où ils sont directement intéressés, ont laissé des œuvres dont la place demeure considérable dans la littérature nationale. En dépit de toutes les difficultés, sans modèles, sans règles, alors que la langue est encore incertaine et la syntaxe en formation, ils parlent avec clarté, justesse, aisance, et, souvent, avec une grâce exquise. Ils savent narrer, et le plaisir qu'ils y trouvent est si vif qu'il se communique au lecteur ; ils savent décrire, et leur description atteint sans effort au dramatique ; ils savent raisonner, persuader, et parfois s'approchent de l'éloquence. Ils ont du bon sens, de la finesse et de la malice. Toutes les qualités nationales apparaissent chez ces prosateurs du XIVe siècle.

Pourquoi l'esprit français n'a-t-il pas réglé alors le compte des choses mortes, et marché dans des voies nouvelles ? Pourquoi ses naturelles qualités, visibles dans des livres et dans des œuvres d'art, n'ont-elles pas prévalu partout ? Pourquoi n'a-t-il pas appris à penser, à se régler, à s'ordonner ? Pourquoi l'école a-t-elle continué à ânonner, et la poésie à se parer d'oripeaux à la fois fastueux et pauvres, de fanfreluches prétentieuses, de vieux galons dédorés, si bien qu'un jour, cette défroque paraissant odieuse, sera dédaigneusement jetée aux ordures, et tout notre passé médiéval, injurié et renié ?

A ces questions si intéressantes, il ne peut être répondu que par des conjectures. Parmi celles qui se présentent, une surtout séduit l'historien, bien qu'elle ne suffise pas à tout expliquer. L'époque de la guerre de Cent Ans fut une crise terrible dans notre vie nationale. Les souffrances matérielles furent atroces, et le désordre moral prodigieux, dans l'Église, dans l'État, dans la société, partout. Aucun guide n'apparaissait ; aucune espérance n'était permise ; c'était la fin confuse d'un ancien monde, un crépuscule, sans pressentiment d'aurore. L'activité intellectuelle ne savait où se prendre ; elle avait des percées de génie naturel, mais s'épuisait en redites des siècles passés, — les grands siècles du Moyen Age et les siècles lointains et incompris de l'Antiquité.

 

FIN DU TOME IV-1

 

 

 



[1] SOURCES. De Laborde, Les ducs de Bourgogne, Preuves, 1849-1852. Dehaisnes, Documents et extraits concernant l'histoire de l'art dans la Flandre, l'Artois et le Hainaut, 1886. J. Guiffrey, Inventaires du duc de Berry, 1896.

OUVRAGES À CONSULTER. Renan, Discours sur l'état des Beaux-Arts au XIVe siècle (Histoire littéraire de la France, XXIV) 2e édit., 1865. Dehaisnes, Histoire de l'art dans la Flandre, l'Artois et le Hainaut avant le XVe siècle, 1886. Courajod, Leçons professées à l'École du Louvre, III, 1902. Gonse, L'Art gothique, 1890.

[2] OUVRAGES À CONSULTER. Articles d'E. Müntz sur les arts à la cour des papes à Avignon dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de France, 1885, le Bulletin monumental, 1885, la Gazette archéologique, 1886, 1887, 1888, la Revue archéologique, 1888, 1890, le Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, etc. Faucon, Notice sur la construction de l'église de la Chaise-Dieu, Bulletin archéologique, 1885. Champollion, Louis et Charles, ducs d'Orléans, 1844. De Champeaux et Gauchery, Les travaux d'art exécutés par Jean de France, duc de Berri, 1894.

[3] Faucon, Notice sur la construction de l'église de la Chaise-Dieu, Bulletin archéologique, 1885, p. 418.

[4] SOURCES. De Baudot et Perrault-Dabot, Archives des monuments historiques, en cours ce publication.

OUVRAGES À CONSULTER. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle, 1875. Choisy, Histoire de l'architecture, II, 1899. J. Quicherat, Mélanges d'archéologie et d'histoire, II, 1888. Le Roux de Lincy et Tisserand, Paris et ses historiens, 1867. Robert, Le château de Pierrefonds, 1900.

[5] Quicherat : Mélanges d'archéologie et d'histoire, II, Documents inédits sur la construction de Saint-Ouen de Rouen.

[6] Sauval, Histoire et Recherches des Antiquités de la ville de Paris, 1724, II, 23.

[7] OUVRAGES À CONSULTER. Courajod et Marcou, Catalogue raisonné du musée de sculpture comparée du Trocadéro, XIVe et XVe siècles, 1892 (on trouve dans cet ouvrage une bibliographie abondante des travaux antérieurs à 1892). Courajod, Leçons professées à l'École du Louvre, III, 1901. Chabeuf, Dijon, monuments et souvenirs, 1894.

[8] OUVRAGES À CONSULTER. Pour les peintres d'Avignon, voir les travaux d'E. Müntz, indiqués au commencement du chapitre. Durrieu, Les Miniatures de Beauneveu, Le Manuscrit, 1894, et Un dessin du Musée du Louvre, attribué à André Beauneveu, Mélanges Piot, I, 1894. De Lasteyrie, Les Miniatures de Jacquemart de Hesdin, ibid., IV, 1898. Delisle, Les Livres d'Heures du duc de Berri, Gazette des Beaux-Arts, 2e période, XIX, 1884. De Champeaux, Les peintres de la cour de Bourgogne, 3e période, XIX, 1898. Guiffrey, Histoire de la Tapisserie, 1886, et Nicolas Bataille, tapissier parisien du XIVe siècle, Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, X, 1877.

[9] G. Paris, Préface aux tomes I et II de l'Histoire de la langue et de la littérature française des Origines à 1900, publiée sous la direction de Petit de Julleville, 1896, p. g et h.