HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — LES PREMIERS VALOIS ET LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1422).

LIVRE III. — CHARLES V ET LE RELÈVEMENT DE LA ROYAUTÉ.

CHAPITRE IV. — LA REVANCHE DU TRAITÉ DE CALAIS[1].

 

 

I. — RUPTURE DU TRAITÉ DE CALAIS[2].

LE traité de Calais avait été exécuté tant bien que mal dans la plupart de ses parties essentielles. Une clause cependant, qui ne paraissait pas de bien grande importance, avait été négligée.

On a vu que les renonciations définitives des deux rois aux territoires et aux droits qu'ils se cédaient mutuellement, ainsi que la ratification de la paix, ne devaient être faites qu'après la remise effective de ces terres et de ces droits. Un délai avait été convenu pour les échanger, et le dernier terme, que les Anglais commirent l'erreur de croire suffisant, avait été fixé à la Saint-André, 30 novembre 1361, un peu plus d'un an après l'établissement du traité définitif à Calais. Mais le roi d'Angleterre se trouva engagé dans une impasse : aux prises avec toute sorte de difficultés pour exécuter ses propres engagements, il laissa les Français traîner en longueur l'opération de la remise des territoires. A la Saint-André de 1361, son représentant principal, Chandos, n'avait pas encore pris possession du Limousin, du Périgord, du Querci et du Rouergue. Si, à cette date, les renonciations étaient échangées, le roi de France pouvait considérer l'exécution du traité comme achevée et refuser d'abandonner tout ce qui restait à livrer ; si elles ne l'étaient point, les droits de ressort et de souveraineté sur les pays cédés aux Anglais restaient au roi de France, tels qu'il les avait eus jusqu'en 1360. Le roi d'Angleterre, entre deux maux, choisit le moindre : le terme fixé passa, sans qu'il y eût échange de renonciations ni de ratifications. Les Anglais pouvaient, il est vrai, invoquer les lettres du 27 juillet 1361, par lesquelles le roi Jean avait ordonné aux habitants des pays cédés de porter leur hommage au roi d'Angleterre, mais justement le rédacteur de cet acte y avait inséré une courte réserve, qui alors n'avait soulevé aucune protestation : Sauf et réservé à nous le droit de souveraineté et dernier ressort jusque les renonciations soient faites. Ainsi, jusqu'à nouvel ordre, le roi de France pouvait revendiquer, sur les pays cédés, ces droits de ressort et de souveraineté, qui maintenaient le roi d'Angleterre, pour ces pays, dans la condition de vassal. Jean le Bon, fermé aux subtilités juridiques, faillit accorder au roi d'Angleterre renonciations et ratifications ; mais il mourut sans l'avoir fait.

Charles V avait un tout autre esprit que son père ; il tenait un moyen de renier le traité, quand il lui plairait, et n'était pas homme à le laisser perdre. Édouard III soupçonnait les intentions du nouveau roi : à partir de 1366, il parut ombrageux et malveillant.

L'occasion qu'attendait le roi de France se présenta du côté de la Guyenne en 1368. L'expédition d'Espagne avait été ruineuse pour le gouvernement du prince de Galles : il fallut demander aux habitants de nouveaux subsides, et les États furent réunis à Saint-Émilion en octobre 1367, puis à Angoulême en janvier 1368 ; un fouage de dix sous par feu fut établi pour cinq ans. Mais les députés de plusieurs villes n'avaient pu aller aux assemblées à cause des Compagnies qui tenaient les champs, et de puissants barons s'étaient abstenus de s'y présenter, Jean d'Armagnac entre autres. A celui-ci qui était déjà son créancier pour 200.000 florins, le prince demanda de laisser courir l'imposition sur ses terres ; Jean d'Armagnac s'excusa en disant que sa pauvreté était si grande que lui et les siens n'avaient que manger ; qu'il avait une fille à marier ; enfin qu'il avait consulté longuement les plus grands clercs du monde, les plus savants en divinité, en décrets et en lois : tous approuvaient qu'il refusât la demande du prince. Si l'on en croit Jean d'Armagnac, le prince de Galles ne répondit à ses excuses que par des menaces brutales, et le roi d'Angleterre, auquel il s'adressa, et le prince, auquel il recourut de nouveau, toujours demeurèrent en leur dur propos. Alors, n'ayant plus d'autre recours, il se décida, en avril 1368, à faire appel au roi de France, comme au légitime souverain du pays ; d'autres seigneurs gascons l'imitèrent. De là va sortir la guerre.

Aussitôt après avoir fait parvenir son appel, Jean d'Armagnac partit pour Paris, accompagné de seigneurs gascons en grand nombre. La cour de France leur fit grande fête ; le roi leur donna des festins et des joutes, et leur fit des cadeaux. D'autre part, en mai, Arnaud Amanieu, sire d'Albret, le plus riche et le plus fier des barons de Gascogne, épousa la sœur de la reine de France. Le 1er juin, il promit de combattre les ennemis du roi, et reçut 10.000 francs d'or et une rente annuelle de 4.000 livres tournois. Armagnac, le 30 juin, en son nom et au nom de ses adhérents, conclut un traité secret, par lequel le roi promettait sa protection à tous ceux qui en avaient appelé à sa justice, confirmait les privilèges de la Guyenne, garantissait ses alliés contre toute espèce de fouage pendant dix ans, donnait sa foi et parole de roi qu'il n'abandonnerait jamais les droits souverains pour lesquels les seigneurs gascons risquaient leurs corps et leurs terres ; de leur côté, les Gascons juraient de toujours reconnaître cette souveraineté, s'interdisaient toute paix particulière, et promettaient d'aider et servir le roi, même en dehors de la Guyenne. Le lendemain 1er juillet, Jean d'Armagnac recevait des domaines en Gascogne, le comté de Bigorre, des avantages divers, le tout à conquérir en terre anglaise. Les Gascons quittèrent la cour de France, largement pourvus d'or et d'honneurs.

Cependant le roi de France voulait gagner du temps. Il mit, à exposer ses droits, les formes les plus lentes. Jean d'Armagnac avait adressé son appel depuis plus de deux mois, quand la première décision fut prise en Conseil, le 30 juin 1368 : trente-sept membres votèrent la réception de l'appel, mais cette décision fut tenue secrète. En même temps, Charles V faisait consigner dans un mémoire tous les arguments qu'il entendait produire, et toutes les infractions à la paix qui purent être recueillies à la charge d'Édouard III. Sa thèse était que le roi de France n'avait pas à proprement parler renoncé à la souveraineté et au ressort ; il en avait seulement suspendu l'usage, en subordonnant l'abandon définitif à des conditions qui n'avaient pas été exécutées : donc l'appel de Jean d'Armagnac était légitime. Cette argumentation faisait dire au duc de Lancastre : Notre adversaire n'est pas un sage prince, ce n'est qu'un avocat ; à quoi Charles V répondit : Si nous sommes avocats, nous leur bâtirons tel plaid que la sentence les ennuiera.

Le roi de France mit onze mois à rompre officiellement avec les Anglais. Le 18 novembre 1368, il prit publiquement sous sa sauvegarde les seigneurs qui en avaient appelé à sa souveraineté. Le lendemain, les lettres qui ajournaient le Prince Noir devant le Parlement pour le 2 mai 1369 étaient rédigées, mais le roi les garda par devers lui. Enfin, en décembre, il révéla ses intentions dans des lettres écrites aux seigneurs et villes de Querci et de Rouergue. En même temps, il demanda au comte de Flandre de publier la décision qu'il avait prise touchant l'appel des Gascons, ce que le comte refusa d'ailleurs assez sèchement. Le 28 décembre 1368, une assemblée, composée de quarante-huit personnes des plus notables du royaume se réunit. A l'unanimité, il y fut déclaré que le roi pouvait et devait recevoir l'appel des barons de Gascogne, qu'y faillir serait péché mortel.

C'est alors que les lettres d'ajournement furent envoyées au prince de Galles. Jean de Chaponval et Bernard Palot, l'un chevalier, l'autre juge criminel à Toulouse, se présentèrent à Bordeaux au mois de janvier 1369. Quand le prince eut ouï cette lettre, il fut plus émerveillé que devant et, croûta et regarda de côté sur les dessus dits Français. Puis il dit : Nous irons volontiers à Paris, puisque commandé nous est du roi de France, mais ce sera le bassinet en tête et soixante mille hommes en notre compagnie. Les deux messagers furent mis en prison.

Depuis plusieurs mois un grand mouvement se produisait contre les Anglais dans leurs domaines du Midi. Après la remise des territoires, la domination anglaise s'était établie sans difficulté ; elle n'avait pas d'abord été rigoureuse ; mais l'installation du prince de Galles à Bordeaux, le faste de sa cour, son expédition d'Espagne avaient coûté cher, et le pays, dont les charges avaient été aggravées, était mécontent. Jean d'Armagnac, revenu dans le Midi en septembre 1368, était allé partout réveiller les sympathies françaises. Le duc d'Anjou, lieutenant du roi à Toulouse, avait écrit aux villes devenues anglaises, et plaidé auprès d'elles la cause du roi de France. L'archevêque de Toulouse, Geofroi de Vayroles, et son frère Gaucelin l'avaient secondé. Les Anglais se plaignaient des émissaires français, qui apparaissaient partout et des défections qui se préparaient.

Dès le milieu de septembre 1368, en effet, la ville et le bourg de Rodez ont adhéré à l'appel des seigneurs gascons. Au mois de novembre, Archambaud, comte de Périgord, a reconnu la souveraineté du roi de France, et, moyennant une très grosse somme, lui a promis son concours. Habilement sollicités, les nobles de Rouergue ont suivi l'exemple des pays voisins ; beaucoup d'entre eux sont allés se mettre à la solde du duc d'Anjou ou de Jean d'Armagnac. Cahors, entraîné par l'archevêque de Toulouse, s'est joint à l'appel, le 15 janvier 1369. Le 18 mars, d'après un rôle contemporain, plus de huit cents localités s'étaient ralliées à la souveraineté française, et ce rôle n'est certainement pas complet. Sauf quelques villes, parmi lesquelles Montauban et Millau, l'Armagnac, le Rouergue, le Querci, une partie de la Gascogne ont, en ce qui les concerne, dénoncé le traité de Calais dès le printemps 1369. Certes, les intérêts blessés par les charges nouvelles ont beaucoup contribué à ce mouvement, mais il semble bien qu'il y eut alors dans le Midi une manifestation de sentiments français.

Le duc d'Anjou, dès la fin de 1368, avait rassemblé des hommes d'armes et engagé des chefs de compagnies, dont beaucoup étaient venus de Languedoc et quelques-uns d'Italie. Les États de Languedoc, tenus à la fin de février 1369, votèrent l'argent nécessaire à l'achèvement des préparatifs. Le duc d'Anjou, pour donner courage à tous, annonça l'entrée en campagne de du Guesclin. Le duc de Beni fut nommé lieutenant général du roi, pour le fait de la guerre en Berri, Auvergne, Bourbonnais, Forez, Touraine, Anjou, Maine et Normandie. Sur les frontières de la Touraine et du Poitou, qui relevaient de son commandement, les hommes d'armes français se mirent en mouvement.

Le prince de Galles s'apprêtait de son côté, mais il était alors, comme dit Froissart, plein d'hydropisie et de maladie incurable qu'il avait conçue en Espagne, et il ne pouvait plus chevaucher. Au mois de décembre 1368, il avait fait revenir Chandos de Saint-Sauveur-le-Vicomte et l'avait envoyé à Montauban, à l'entrée du Rouergue, au point le plus menacé. Les chefs des Compagnies, qui avaient fait campagne avec le prince en Espagne, se tenaient à sa disposition. Dans les premiers jours de janvier 1369, avant que les deux rois eussent échangé leurs défis, Anglais et Français en venaient aux mains en Rouergue : le fils de Jean d'Armagnac prenait la Roquevalsergue ; le 17 janvier, les Anglais étaient battus à Mont-Alazac ; des compagnies françaises emportaient Roquecezière. Si Millau n'avait pas résisté, tout le Rouergue eût été reconquis.

Au Nord, dans les premiers mois de 1369, un des conseillers intimes de Charles V, Guillaume de Dormans, s'en allait en Ponthieu, de ville en ville. Un complot contre les Anglais y était préparé. Le 29 avril, des bourgeois d'Abbeville ouvraient les portes à un corps de six cents lances, commandé par le comte de Saint-Pol et le maitre des arbalétriers. En huit jours, Rue, le Crotoi, Saint-Valeri et tout le Ponthieu, sauf Noyelle, étaient aux mains des Français.

Cependant les deux rois négociaient encore avec courtoisie. Le 24 décembre 1368, Charles V envoie à sa très chère et aimée sœur, la reine d'Angleterre, d'excellents fromages de France, et au roi, le 26 avril 1369, cinquante pipes de vin. Mais cette fois le cadeau lui fut retourné. Enfin le 9 mai, accompagné de la reine et du chancelier, le roi de France tint une assemblée d'États généraux dans la Chambre du Parlement. Dix-huit prélats et cinq princes des fleurs de lis étaient présents. Le chancelier, puis son frère Guillaume de Dormans, exposèrent la cause du conflit et prouvèrent le bon droit du roi. Puis Charles V se leva et par sa bouche dit à tous que, s'ils voyaient qu'il eût fait chose qu'il ne dût, qu'ils le disent et il corrigerait ce qu'il avait fait. Un jour et deux nuits étaient donnés à l'assemblée pour réfléchir et préparer son avis. Dès le lendemain, les orateurs des Trois États, tous d'un accord, chacun par sa bouche, répondirent que le roi avait raisonnablement fait ce qu'il avait fait et ne le devait ni pouvait refuser. Le 11 mai, au matin, Charles V fit lire les réponses et déclarations qu'il comptait envoyer au roi d'Angleterre ; elles furent approuvées. Des prières et des processions furent ordonnées dans tout le royaume ; le roi y assista à Paris en grande humilité. Enfin, le 21 et le 25 mai, il adressa au roi d'Angleterre des lettres qui équivalaient à un défi, et, le 3 juin, Édouard III reprenait le titre de roi de France.

 

II. — LES ALLIANCES[3].

LE roi de France, qui était un grand négociateur, avait cherché des alliés. Il importait beaucoup que l'alliance des Flamands avec les Anglais, qui avait été si dangereuse pour le royaume au temps de Philippe VI, ne se renouvelât pas. Or, le roi n'était pas sans inquiétude de ce côté, au moment de son avènement. Le comte Louis de Maële ne se souciait pas de s'exposer aux infortunes qu'avait values à son père sa fidélité envers le roi de France, et, d'ailleurs, il n'aimait pas Charles V ; il inclinait donc vers l'Angleterre ; mais Charles avait résolu de se l'attacher à tout prix.

Louis de Maële n'avait qu'une fille, Marguerite, héritière des comtés de Flandre, de Bourgogne, d'Artois, de Nevers et de Rethel. Elle était veuve de Philippe de Rouvres, le dernier duc de Bourgogne. Sa main avait été naturellement très recherchée. Jusqu'à la mort du roi Jean, le comte de Flandre n'avait pas osé donner suite à un projet de mariage entre sa fille et un fils d'Édouard III, Aymon, comte de Cambridge ; mais, aussitôt après l'avènement de Charles V, il parut très pressé de célébrer cette union. Le roi demanda au pape de l'aider à la rompre, et Urbain V y mit beaucoup de zèle. Aymon de Cambridge et Marguerite de Flandre étaient parents au troisième degré : Urbain refusa à Édouard III toute dispense, révoqua celles qui avaient été accordées, et ordonna aux archevêques de Canterbury et de Cambrai d'interdire la célébration du mariage. Or ce même pape avait autorisé l'union du duc de Bar et de Marie de France, parents au même degré. Enfin Aymon et Marguerite furent déliés de tous les serments qu'ils avaient pu se faire, et déclarés libres de contracter mariage partout ailleurs.

Au lieu et place du comte de Cambridge, Charles V fit proposer son propre frère, Philippe, duc de Bourgogne. Philippe de France avait succédé à Philippe de Rouvres dans son duché ; il semblait tout naturel qu'il le remplaçât près de Marguerite de Flandre. Louis de Maële refusa son assentiment, et le roi de France dut faire intervenir Madame d'Artois, comtesse douairière de Flandre. Un jour, à en croire un chroniqueur flamand, après avoir prié en vain son fils, jeta la dame jus son mantel et ouvrit sa robe par devant et prit sa droite mamelle en sa main et puis dit à son fils : Je, comme comtesse d'Artois, vous prie et commande que vous fassiez la volonté du roi, et voici ma mamelle dont je vous allaitai, et je promets à Dieu que si vous ne faites la volonté du roi et la mienne, que tantôt la couperai au dépit de vous et la jetterai aux chiens, et si ne jouirez jamais de la comté d'Artois. Le comte se mit à genoux et lui dit : Madame, vous êtes ma mère, faites-en votre bon plaisir. Mais il mit son obéissance à très haut prix : en vertu du contrat conclu à Gand le 12 avril 1369, Charles V promettait de restituer au comte de Flandre Lille, Douai et Orchies, enlevés à la Flandre au temps de Philippe le Bel, et de payer en plus la grosse somme de 200.000 deniers d'or de France. Si le comte de Flandre, ni sa fille n'avaient pas d'héritiers mâles, les villes pourraient être rachetées par le roi de France pour un prix fixé d'avance. Il est vrai que Charles V avait fait signer à son frère, le 7 septembre 1368, une convention secrète, par laquelle Philippe s'engageait à lui restituer, à la mort de Louis de Maële, les deux plus importantes des villes cédées, Lille et Douai. Mais, de son côté, Marguerite de Flandre fut obligée par son père, le 27 mars 1369, de jurer devant témoins qu'elle ne consentirait jamais à l'aliénation de ces villes flamandes.

Le 7 juin 1369, le duc de Bourgogne partit pour la Flandre, après avoir fait de gros emprunts afin de pouvoir y paraître avec magnificence. A Bruges, il distribua follement de superbes présents et donna chaque jour des festins. De là, il alla à Gand, où, le 19 juin, fut célébré le mariage. Il y eut festoiement et joutes sans fin ; le grand banquet de noces coûta 2.705 livres tournois ; il avait fallu demander au roi de France des hérauts, des violons et de grands chevaux de joute, et, au comte d'Eu, son argenterie.

Plus tard apparurent les conséquences, funestes à la royauté française, de ce mariage ; mais ce fut en des circonstances extraordinaires, qui auraient fort bien pu ne pas se produire, et que personne ne pouvait prévoir. Charles V, en liant le comte par ce mariage, en empêchant un prince anglais de s'établir en Flandre, avait fait un acte de bonne politique, qui facilita singulièrement la reprise des opérations contre les Anglais.

La Castille, qui prenait à revers la Guyenne, et qui avait une bonne marine, pouvait être une excellente alliée contre les Anglais. Charles V s'était assuré l'alliance de cette couronne en soutenant don Enrique. Avant même que celui-ci eût définitivement triomphé de don Pedro, il avait signé un traité, qui devait, pour longtemps, unir la France et la Castille contre les Anglais : le 20 novembre 1368, au camp devant Tolède, il fut convenu que les deux rois s'aideraient réciproquement dans leurs guerres : don Enrique devait fournir une flotte de vingt nefs ; les prises seraient partagées, mais les conquêtes sur les Anglais resteraient au roi de France. Au mois de juin de l'année suivante, une convention additionnelle précisa encore les conditions de l'alliance. De plus, don Enrique, par deux traités conclus en 1371 et 1373, procura un nouvel allié à Charles V : le roi Ferdinand de Portugal s'engagea à joindre cinq galères à la flotte castillane, toutes les fois qu'elle ferait campagne pour le roi de France. Un fait imprévu resserra encore l'union. Le duc de Lancastre[4], troisième fils d'Édouard III, à la recherche d'une couronne royale, épousa en 1371 la fille aînée de don Pedro de Castille, héritière des droits paternels, et qui se tenait tout égarée à Bayonne. Aussitôt Lancastre prit le titre de roi de Castille. Directement menacé par les Anglais de Guyenne, don Enrique, sous l'inspiration de du Guesclin, conclut avec Charles V de nouveaux traités. La campagne de 1372 sera inaugurée par les exploits de la flotte espagnole sur la côte de l'Aunis.

Le roi de France ne pouvait espérer une alliance aussi effective avec l'Empereur ; Charles IV était trop prudent pour se compromettre dans le conflit entre la France et l'Angleterre. Cependant le roi, fidèle à l'ancienne amitié des Luxembourg et des Valois, lui témoignait beaucoup de déférence ; les deux souverains échangeaient fréquemment des ambassades et des messages. Quand la guerre reprit contre l'Angleterre, Charles V tint à s'assurer au moins la bienveillance de l'empereur. Au début de 1372, un traité fut signé : Charles IV y promettait des hommes d'armes. Suivant son habitude, il ne les fournit point, ce qui ne dut pas étonner Charles V ; du moins, de ce côté, aucune hostilité n'était à redouter.

Édouard III s'était engagé dans la guerre contre Philippe VI avec l'alliance de la Flandre et de l'empereur. Charles V, quand il recommença les hostilités, pouvait compter sur la fidélité du comte de Flandre et des Flamands, garantie par le duc de Bourgogne, sur la sympathie de l'empereur et l'alliance active de la Castille.

 

III. — DU GUESCLIN CONNÉTABLE.

LORSQUE la guerre fut nettement engagée, les armées françaises et anglaises retrouvèrent leurs champs d'opérations ordinaires.  En 1369, elles combattent, au Midi, en Querci, en Périgord et en Rouergue ; à l'Ouest, sur les confins du Poitou, du Berri et de la Touraine ; au Nord, dans le pays de Calais. Enfin le projet d'une descente en Angleterre est repris, et Charles V préside lui-même aux préparatifs à Rouen et sur les bords de la Seine maritime.

 Les Français l'emportèrent à l'Ouest et au Sud. De 1369 à 1371, le Poitou fut cerné ; le duc de Berri, Jean de Bueil et Jean de Kerlouët, bien qu'ils eussent à faire à Chandos, devenu sénéchal du Poitou, furent vainqueurs plusieurs fois. Le Limousin fut en partie reconquis. Au Midi, le duc d'Anjou fut secondé par le vieux comte d'Armagnac et son fils Jean II, puis par du Guesclin, que cinq messages successifs rappelèrent de la Castille, où il était occupé à prendre possession des fiefs espagnols qu'il avait reçus du roi Enrique. La conquête du Rouergue fut achevée, après six défaites des Anglais, en 1369. Montauban se soumit au mois de juin, et Millau au mois de novembre, après avoir négocié à perte de vue et consulté même des jurisconsultes de Bologne. Agen avait ouvert ses portes, dès le mois de février, entraînant la plus grande partie de l'Agenais. La prise de Tarbes, en octobre, livrait aux Français le comté de Bigorre. Le Périgord était entamé à la suite d'une chevauchée de du Guesclin ; la ville de Tulle, la vicomté de Turenne se soumettaient.

Les Anglais essayèrent de troubler cette reconquête méthodique. A l'automne de 1369, le duc de Lancastre, parti de Calais, traversa la Picardie et la Normandie pour aller détruire sur les bords de la Seine les armements commencés ; une flotte anglaise le suivait le long de la côte. Ce fut la première de ces chevauchées, qui devaient se renouveler les années suivantes. La tactique de Charles V fut de laisser passer l'ennemi, comptant sur le temps et la maladie pour le décimer Lancastre, cette fois, souffrit peu, parce qu'il n'alla pas loin : après avoir tenté sans succès de prendre Harfleur, et s'être arrêté six jours au Chef-de-Caux pour embarquer son pillage, il s'en retourna, harcelé par les paysans cauchois.

L'année suivante, en 1370, Knolles renouvela cette tentative, cette fois en grand. Il partit d'Angleterre avec seize cents hommes d'armes et plus de deux mille cinq cents archers. Il faisait voile vers le pays de Caux ; mais, les vents étant contraires, il dut aborder à Calais. De là, il se mit en marche aux derniers jours de juillet, traversa, tout en pillant, l'Artois et la Picardie. La moisson venait d'être terminée et les granges étaient pleines. Les Anglais faisaient, sans eux trop lasser ni travailler, deux ou trois lieues le jour, et, quand ils trouvaient une grasse marche, ils y séjournaient deux ou trois jours ; c'est ce que Froissart appelle chevaucher courtoisement. Ils ne pillaient pas tous les villages et bourgs ouverts qu'ils rencontraient, mais ils forçaient à se racheter ceux qu'ils épargnaient. Au reste ils n'eurent pas l'occasion de combattre. Toutes les places étaient garnies, bien gardées, bien avitaillées ; Arras, Noyon, Reims, Troyes regardèrent passer l'armée de Knolles sans s'émouvoir. A la fin d'août, les Anglais étaient arrivés dans l'Auxerrois. Comme ils n'avaient que faire plus au Sud, ils se dirigèrent vers Paris, et, le 22 septembre, arrivèrent devant les murs. Le roi Charles de France bien pouvait voir de son hôtel de Saint-Paul les feux et les fumières qu'ils faisaient au large. Mais il n'y eut que des escarmouches sous les remparts et point de sortie. Le 25 septembre, les Anglais disparurent dans la direction de l'Ouest, et se répandirent à travers la Beauce, comme s'ils voulaient regagner la Normandie ou la Bretagne.

L'émotion cependant avait été très vive. Charles V résolut alors de donner à du Guesclin la direction de la guerre, à la place du vieux connétable Moreau de Fiennes. Un conseil de princes, de seigneurs, de gens d'Église et de bourgeois de Paris approuva son dessein. Ses courriers allèrent chercher Bertrand dans la vicomté de Limoges. Quand on le vit arriver à Paris avec un vêtement de drap griset, qu'il avait mis pour ne pas être pris par les hommes de Knolles, en traversant la Beauce, le peuple de Paris trouva qu'il avait bien pauvre mine ; mais le roi, dès qu'il aperçut le chevalier qui avait cœur d'empereur, se leva et, le prenant par la main, lui annonça qu'il le faisait son connétable. Du Guesclin répondit qu'il n'en était mie digne et que c'était un pauvre chevalier et petit bachelier, au regard des grands seigneurs et vaillants hommes de France, comment (malgré) que fortune l'eût un petit avancé. Il passa la nuit à l'hôtel Saint-Paul, dans une chambre ornée en son honneur d'une tapisserie à fleurs de lis d'or.

Le lendemain, 2 octobre 1370, devant une grande assemblée de conseil et de chevalerie, il recommença à vouloir s'excuser : Cher sire et noble roi, il est bien vérité que je suis un pauvre homme et de basse venue. Et voici mes seigneurs, vos frères, vos neveux et vos cousins, qui auront charge de gens d'armes en ost et en chevauchées ; comment oserai-je commander sur eux ? Le roi lui répondit : Messire Bertrand, messire Bertrand, ne vous excusez point par cette voie. Car je n'ai ni frère, ni neveu, ni comte, ni baron en mon royaume, qui n'obéisse à vous. Et si nul en était au contraire, il me courroucerait tellement qu'il s'en apercevrait. Et il remit à Bertrand l'épée de connétable.

Du Guesclin partit aussitôt et fit route vers Caen. Charles V lui avait donné la paye de quinze cents hommes d'armes : il s'en présenta trois mille ; le connétable fit venir sa vaisselle d'or et d'argent et l'engagea pour les payer. Knolles gagnait lentement la Bretagne par la vallée du Loir. Il avait été obligé, par suite dé disputes entre ses lieutenants, de disloquer son armée et marchait en avant, à une journée de marche au moins de Thomas de Granson, maréchal d'Angleterre, qui commandait le second corps et l'arrière-garde.

Parti de Caen le dimanche 1er décembre, du Guesclin, par un temps affreux, chevaucha jour et nuit, et, en deux jours, arriva au Mans. Là, il apprend que les Anglais de Granson n'ont pas dépassé Pontvallain : Knolles aura beau s'arrêter, presser Granson de le rejoindre, appeler les capitaines anglais qui sont du côté de la Loire : le connétable est sûr de couper les ennemis en deux. Au delà du Mans, à Fillé, il rencontre un héraut anglais qui vient lui demander jour de bataille ; on le fait tant boire qu'il reste et se couche sans penser à mal. En pleine nuit, le connétable, à travers un pays difficile, coupé de haies, force sa marche ; une partie des siens se perd en route ; des chevaux crèvent de fatigue ; la pluie tombe à torrents ; il vente un froid vent, fort et cuisant. Au matin, du Guesclin tombe sur les ennemis : là eut bataille fière et merveilleuse ; fut grand le froissis des lances. Le connétable n'avait guère plus de deux cents lances ; le reste était demeuré en arrière. Il avait grand'peine à enfoncer les Anglais, quand parurent les retardataires, le maréchal d'Audrehem, Jean de Vienne et Olivier de Clisson. La victoire fut complète ; tout ce qui ne fut pas tué fut pris.

Deux jours après, du Guesclin avait traversé la Loire et arrivait à Saumur ; il chassa l'ennemi jusqu'à Bressuire en Poitou. En même temps, Clisson harcelait Knolles qui regagnait sa forteresse de Derval en Bretagne. A la suite de ces échecs, Knolles, dénoncé à Édouard III, dut lui verser, pour conserver sa bonne grâce, 10.000 marcs d'argent.

A l'été de 1370, les Anglais avaient été menacés aussi de perdre le Limousin. Le 4 août, le duc de Berri, du consentement de l'évêque et des habitants, était entré dans Limoges. Le prince de Galles jura sur l'âme de son père de faire expier cet outrage à tous ceux de la cité. Il partit de Cognac avec une solide armée de Gascons et de routiers. Le duc de Berri avait quitté Limoges, où il n'était resté qu'un jour. Les habitants l'appelèrent à leur secours, mais il ne bougea pas. Dans les derniers jours de septembre, les ennemis étaient devant la ville, et commença tout le pays à frémir contre eux. Le prince était malade ; il avait fallu l'amener en litière. Comme les murailles étaient très solides, il fit venir des mineurs, qui travaillèrent sans relâche. Au bout de trois semaines, le 19 septembre, un grand pan du mur s'écroula ; Anglais et gens des Compagnies se précipitèrent dans les rues tout appareillés de mal faire. On raconte que plus de trois mille personnes furent décollées le premier jour. Là eut grand' pitié ; car hommes, femmes et enfants se jetaient à genoux devant le prince et criaient : Merci ! gentil sire, merci ! mais il était si enflammé d'haïr que point n'y entendait, ne nul ni nulle n'était ouï, mais tous mis à l'épée.

De Limoges, le prince de Galles retourna à Angoulême, où il apprit la mort de son fils acné. Sa maladie ne faisait qu'empirer ; ses médecins lui conseillaient de retourner en Angleterre. Il partit au commencement de 1371, ayant perdu presque tout le pays où il était venu en vainqueur. Il laissa en Guyenne ses frères Lancastre et Cambridge. En Angleterre, il alla s'établir au château de Berkampstead, où, pendant quatre années, il acheva de mourir dans la solitude.

 

IV. — LA CONQUÊTE DU POITOU[5].

DE 1371 à 1373, le connétable reconquit le Poitou et la Saintonge, avec ses fidèles Bretons, Clisson, Kerlouët, Mauni, Beaumanoir, dont le trouvère Cuvelier a raconté les exploits.

L'alliance de la Castille fut alors très utile aux armes du roi de France. Lorsqu'en juin 1372 une belle flotte anglaise, sous les ordres du comte de Pembroke, chargé de commander en Guyenne, se présenta devant la Rochelle, elle trouva la rade occupée par une flotte espagnole de vingt galères, que venait d'y amener l'amiral de Castille, Boccanera. Dedans était grand'foison de brigands qui avaient arbalètes et canons, grands barreaux de fer et plommées de plomb ; ils poussaient en avant des brûlots chargés d'huile et de graisse. Le combat fut très dur ; interrompu par la marée basse, il reprit au jusant. Comme on était en morte-eau, les grands vaisseaux anglais ne pouvaient entrer dans le port. Les Rochelais, qui n'aimaient pas les Anglais, ne bougèrent pas pour les secourir. La flotte du comte de Pembroke fut en partie brûlée, et son chef, fait prisonnier ; les Espagnols s'emparèrent de 20.000 marcs d'argent qui étaient destinés à payer la campagne de Guyenne. Quand ils mirent à la voile pour regagner l'Espagne, les Rochelais admirèrent ces élégantes galères, dont on voyait les bannières aux armes de Castille caresser les vagues.

Parmi les aventuriers dont Charles V utilisait les services, il y avait un réfugié gallois, Owen de Galles, qui se prétendait descendant et droit héritier de l'antique maison des princes de Galles, spoliée par les rois d'Angleterre. Le roi l'avait envoyé au printemps avec une petite flotte rejoindre les escadres de don Enrique sur la côte d'Espagne. A Santander, Owen vit débarquer le comte de Pembroke et les autres prisonniers anglais, ferrés et encouplés comme chiens en laisse en une corde. Il aurait bien voulu entraîner les Castillans dans le pays de Galles ; mais ils aimaient mieux, dirent-ils, aller en Grenade, dans les détroits du Maroc et en Perse que dans ce pays perdu. Il fallut qu'Owen se contentât d'aller opérer avec eux sur les côtes de Poitou, ce qui fut beaucoup plus profitable pour la France. Avec les barges d'Owen, partirent de Santander, vers la fin de juillet, quarante gros navires et huit galères, sous la conduite de l'adelantado de Guipuzcoa, Ruy Diaz de Rojas.

Pour agir de concert avec les flottes, le connétable était revenu au mois de juin en Poitou. Des hommes d'armes lui arrivèrent de Berri, d'Anjou et d'Auvergne ; il eut bientôt trois mille lances. Avec lui, chevauchaient les ducs de Berri et de Bourbon, que Cuvelier compare à des lions conduits par un aigle. Chauvigny et ses cinq châteaux, Lussac, Moncontour, Sainte-Sévère, dont le siège donna lieu à des luttes homériques, furent emportés. Quelques jours après, le 7 août, Poitiers était menacé. Les habitants étaient restés français de cœur :

Qui les aurait ouvers, ainsi c'un porc lardé,

On aroit en leur tuer la fleur de lis trouvé.

Le maire, la garnison et les fonctionnaires anglais voulaient résister, mais du Guesclin arriva devant la porte avant qu'aucun secours anglais eût pu s'introduire. Il parla aux bourgeois, et, sur leur requête, leur promit le renouvellement des privilèges et coutumes octroyés depuis le temps de saint Louis. Le 7 août 1372, Bertrand et le duc de Berri faisaient leur entrée dans la ville. Les Anglais s'étaient réfugiés dans le château, qui fut emporté d'assaut.

Il fallait aussi prendre la Rochelle. Le captal de Buch et le sénéchal anglais de Poitou opéraient dans les environs de la ville, avec des forces réduites, pendant qu'Owen de Galles et la flotte castillane bloquaient la côte. Le captal surprit un petit corps d'hommes d'armes français, qui assiégeait Soubise à l'entrée de la Charente ; mais Owen, avec quatre cents hommes d'armes, tombe sur le captal, au milieu de la nuit, à la lumière des torches. Le captal moult iré tenait une hache et frappait à droite et à senestre ; il ne frappait homme qu'il ne posât à terre. A la fin il fut obligé de se rendre ; c'était un redoutable ennemi de moins. Français et Espagnols se disputèrent âprement ce grand prisonnier.

Mis sous bonne garde en une abbaye, le captal se déconfortait moult et disait : Ah ! ah ! Guyenne, tu es perdue vraiment ! Les possessions anglaises étaient en effet bien compromises. Soubise se rendit le 23 août ; les habitants de la Rochelle, quand ils apprirent cette nouvelle et furent bien sûrs qu'il n'y avait plus d'armée anglaise dans le voisinage, s'établirent dans le château de leur ville, dont ils avaient fait sortir par ruse la garnison anglaise. Owen se présenta alors pour recevoir leur soumission ; mais les Rochelais ne voulaient se rendre qu'à un prince des fleurs de lis. Il en vint trois, les ducs de Berri, de Bourgogne et de Bourbon. Du Guesclin était  à quelques lieues, bloquant par prudence cette fière commune. Les bourgeois réclamèrent des privilèges de toute sorte, et prirent leurs précautions pour l'avenir : ils démolirent en quelques heures le château, où le roi de France aurait pu mettre une garnison ; il est vrai qu'ils promirent de bâtir pour leur souverain, en dédommagement, un plus bel hôtel qu'on n'en pouvait trouver à cent lieues à la ronde. Impatienté par leurs lenteurs, du Guesclin leur parla rudement, sans les émouvoir ; tout ce qu'ils demandaient dut leur être promis au nom du roi. Le 18 septembre enfin, les princes firent leur entrée, bannières au vent, adoubés de toutes armes. Mais un fil de soie barrait encore la rue : avant de le franchir, il fallut renouveler toutes les promesses. Charles V, du reste, tint sans faute les engagements pris par ses frères et par son connétable.

Dans le courant de septembre, Saint-Maixent, Angoulême, Saint-Jean-d'Angeli, Saintes, Melle, Civray, Marans, Fontenay-le-Comte firent leur soumission. Comme des nobles poitevins, demeurés fidèles à l'Angleterre, étaient réunis au château de Surgères, toutes les forces françaises de la région les y assiégèrent. Le 28 septembre, une Crève était conclue jusqu'au 30 novembre suivant : si, à cette date, le roi d'Angleterre ou son fils n'était pas venu les secourir, les nobles poitevins devaient se soumettre au roi de France.

Depuis longtemps, en effet, Édouard III voulait faire un grand effort pour arrêter la conquête française. Le 11 août 1372, il demandait aux évêques d'Angleterre des processions et des prières, et, au commencement de septembre, il s'embarquait à Sandwich. Mais des vents contraires soufflèrent durant tout le mois ; à peine fut-il possible d'apercevoir les côtes du Cotentin. La flotte rentra au port : 900.000 livres avaient été dépensées en pure perte. A la fin de novembre, les seigneurs poitevins n'avaient rien vu venir.

Le 1er décembre la forteresse de Surgères fut donc rendue. Le même jour, à Loudun, dans l'église des Frères Mineurs, les signataires de la convention du 28 septembre prêtèrent foi et hommage au roi de France, représenté par le duc de Berri et par le connétable. Quelques-uns y mirent des conditions, auxquelles Charles V souscrivit. Il y eut amnistie générale et tous les privilèges dont jouissait le comté au temps de Louis IX et d'Alphonse de Poitiers furent confirmés. La Saintonge et le comté d'Angoulême furent réunis à la couronne ; le Poitou, au contraire, fut laissé au duc de Berri comme apanage.

Les Anglais gardaient encore quelques places comme Niort, Chizé, Mortagne, Lusignan. Au début de 1373, du Guesclin assiégea Chizé. Les garnisons anglaises de Niort, de Lusignan et autres lieux forts organisèrent un corps de secours de sept cents hommes d'armes ; le connétable accepta le combat le 21 mars, et fit prisonniers presque tous les Anglais. Ce succès décida la reddition de Chizé, de Niort, de Lusignan, de la Roche-sur-Yon, de Cognac, etc. A part quelques places sans importance, le Poitou, l'Aunis, la Saintonge avaient été reconquis en trois années.

 

V. — GUERRE ET TRÊVES[6].

EN Bretagne, Jean IV était resté anglais au fond du cœur. Charles V avait eu pourtant grand soin de faire hâter l'exécution des clauses du traité de Guérande et de donner satisfaction à toutes ses plaintes ; le duc n'en avait pas moins continué de prendre conseil auprès d'Édouard III. Il avait donné, en 1363, deux belles baronnies à Robert Knolles et des terres et des places fortes sur la frontière du Poitou à un autre capitaine anglais. Olivier de Clisson lui avait demandé une forêt ; il l'avait offerte à Chandos : Je donne au diable, dit Clisson, qui n'était pas endurant, si jà Anglais sera mon voisin, et il courut à Gâvre, y démolit le château de Chandos et en fit porter les pierres à Blain, pour construire son propre donjon. Édouard III agissait en Bretagne comme s'il avait été chez lui ; il demandait encore, au mois de janvier 1366, que Brest et les plus fortes places de la côte fussent gardées par bons et suffisants Anglais, et, en invitant le duc à venir en cette prochaine saison d'été, pour chasser et soi déduire avec lui, il lui conseillait de laisser dans son pays deux ou trois Anglais bons et loyaux, comme gouverneurs de par lui et gardiens.

Jean IV se trouva bien embarrassé, quand Charles V recommença la guerre contre le roi d'Angleterre, d'autant plus qu'Édouard III était son créancier pour des sommes importantes. Charles V fit tout pour mettre le duc à l'aise ; le 28 janvier 1370, il l'autorisa même à rester en Bretagne pendant les hostilités. Un peu plus tard, pour donner à Jean l'occasion de dissiper les soupçons que sa conduite faisait naître, il lui envoya un de ses secrétaires. Mais le duc répondit d'une façon ambiguë. En 1372, le débarquement d'une ambassade anglaise en Bretagne augmente la défiance du roi. A une nouvelle demande d'explications, le duc répond par de nouvelles excuses ; il annonce l'envoi d'ambassadeurs, et, en attendant, adresse à son suzerain un beau cadeau de son poisson de Nantes, pour la nouveauté, s'excusant que plus n'en y a[7]. Mais, quelques mois plus tard, le 19 juillet 1372, un traité d'alliance offensive et défensive était conclu entre le duc de Bretagne et le roi d'Angleterre : Édouard III promettait d'envoyer à Jean IV trois cents hommes d'armes à la première réquisition et de céder au duc les marches, c'est-à-dire la partie Nord du Poitou. Quelques jours après, Jean de Nevill arrivait. en Bretagne comme lieutenant du roi d'Angleterre, avec des pouvoirs supérieurs à ceux mêmes du duc.

A l'automne de 1372, Jean de Nevill ayant occupé Brest avec une escadre et six cents hommes d'armes, du Guesclin, les ducs de Bourbon et de Berri arrivèrent de Poitou pour l'en chasser. Entre Gaël et Rennes, la duchesse de Bretagne fut prise avec escorte et bagages ; le duc de Bourbon la fit remettre en liberté, disant qu'il ne faisait pas la guerre aux dames, mais il garda l'original du traité d'alliance entre le duc de Bretagne et le roi d'Angleterre, que la duchesse portait avec elle. Charles V en fit envoyer des copies par tout le duché, où les Anglais étaient détestés. La plus grande partie de la noblesse bretonne se mit du côté du roi de France ; les villes et les châteaux fermèrent leurs portes au duc. Jean IV, abandonné, s'embarqua pour l'Angleterre le 28 avril 1373, à Concarneau. Vers le 8 août, il envoyait à Charles V des lettres de défi, où il se déchargeait de la foi et hommage qu'il lui devait, et le réputait son ennemi.

La guerre fut vigoureusement menée avec les forces que la conquête du Poitou rendait disponibles. Au printemps de 1373, du Guesclin entra dans Rennes, Dinan, Guingamp, poussa jusqu'auprès de Brest, revint par Quimper, Concarneau, Hennebont. Le conte de Salisbury était débarqué à Saint-Malo : le connétable accourut par Ploërmel et Josselin, et le força à se rembarquer, puis il alla, dans une rapide croisière, s'emparer de Jersey, qui d'ailleurs fut presque aussitôt perdu ; puis il occupa Redon, Guérande et Nantes. Mais Brest échappa à Clisson, qui croyait cependant avoir si bien établi le blocus qu'un oiselet par terre n'en fût point issu, qu'il ne fût vu ; six vaisseaux anglais parvinrent à ravitailler la garnison. A la fin de 1373, il ne restait aux Anglais que quatre places : Brest, Derval, Aurai et Bécherel, et même Bécherel, que des capitaines anglais tenaient depuis 1350, se rendit en 1374.

Cette même année, Édouard III envoyait en France une grosse expédition qui avait demandé trois mois de préparatifs : elle amenait grand'foison de charrois, qui porteraient parmi le royaume de France tout ce qui leur serait de nécessité. Le duc de Lancastre et Jean de Bretagne la commandaient. Après avoir pénétré en France par Calais, ils devaient aller secourir les places qui tenaient encore en Normandie, en Bretagne et en Poitou.

Dans les premiers jours d'août 1373, Lancastre quitta Calais à la tête de dix à quinze mille combattants. Mais, cette fois encore, les places étaient bien gardées partout, et l'ordre était donné de laisser passer l'ennemi sans rien risquer. Les Anglais, ne voyant rien devant eux, craignant des surprises, marchaient en ordre serré, ne faisaient pas plus de trois ou quatre lieues par jour, s'attendaient, et tous les soirs se retrouvaient ensemble. Ils passèrent devant Saint-Orner, Aire, Saint-Quentin. A Roye, ville ouverte, ils ne purent prendre l'église qui avait été fortifiée. Le duc de Bourgogne se tenait à Amiens et barrait l'entrée de la Normandie. Lancastre prit alors le chemin qu'avaient suivi les invasions précédentes, par le Vermandois, la Champagne et la Bourgogne. A défaut de bataille, les Anglais incendiaient et rançonnaient les villages et vivaient grassement de leur butin, car c'était le temps des récoltes et des vendanges.

Cependant Charles V a rappelé de Bretagne le connétable et Clisson, avec la plus grande partie de leurs troupes. Il réunit, au commencement de septembre, à Paris, un Grand Conseil, auquel assistent les ducs d'Anjou et de Bourbon. La tactique royale y est vivement critiquée : c'est une honte, dit-on, pour le royaume de France, où il y a tant de bons et braves chevaliers, d'y laisser passer impunément une armée ennemie ; mais le roi consulte du Guesclin et Clisson, qui s'opposent à toute grande action générale, disant que mieux vaut pays pillé que terre perdue. Charles V leur remet de nouveau tout le fait du royaume, et les envoie rejoindre le duc de Bourgogne à Troyes.

La chevauchée anglaise continue ; Lancastre maintenant cherche à gagner Bordeaux. Après un échec que lui inflige Clisson devant Sens, il remonte la Loire jusqu'auprès de Roanne, puis traverse l'Auvergne et le Limousin. Là seulement, il peut prendre deux villes fortifiées, Tulle et Brive. Mais l'hiver était venu ; l'Auvergne et le Limousin étaient de pauvres pays où l'on ne trouvait guère à se nourrir ; plus de trois cents chevaliers durent aller à pied et jeter leurs armes dans les rivières ou les dépecer ; la plus grande partie des bagages avait été perdue au passage de la Loire. Enfin, les Anglais avaient toujours à leurs trousses des hommes d'armes qui allaient le soir se refaire dans les places fortes, tandis qu'eux bivouaquaient sur le plat pays ; six mille chevaux seulement sur trente mille arrivèrent à Bordeaux, après une campagne de cinq mois. L'impression de cet échec fut si vive chez les Anglais, que le duc de Lancastre fut accusé de s'être fait payer par le roi de France et d'avoir conclu avec lui un pacte secret, pour s'assurer la couronne d'Angleterre à la mort d'Édouard III.

La chevauchée de Lancastre passée, les Français reprirent l'offensive avec succès. Dans le Midi, le duc d'Anjou acheva, au début de 1374, la conquête du comté de Bigorre. A l'été, secondé par du Guesclin, il poussa une pointe jusqu'à la Réole, dont il s'empara. Les Français étaient ainsi établis dans une forte position sur la Garonne, à moins de quinze lieues de Bordeaux.

Au même temps, un gros effort était tenté en Normandie contre le puissant château de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Depuis l'année 1369, cette forteresse était la base d'opération des Anglais en Basse-Normandie : de là, ils allaient piller la campagne jusqu'à Bayeux ; la moisson était troublée chaque année, et les paysans sans cesse rançonnés. Il avait été convenu que du Guesclin viendrait en 1372 faire le siège, mais il fut retenu en Poitou et en Bretagne. A partir du mois d'août 1374, l'amiral Jean de Vienne, assisté de plusieurs commissaires royaux, entreprit cette difficile conquête.

Il commença par entourer la place de fortes bastilles, où il établit ses hommes d'armes. Les États de Normandie, réunis plusieurs fois, en 1374 et 1375, consentirent tous les sacrifices qu'on leur demanda. L'hiver fut employé à préparer une artillerie formidable. Le printemps venu, les grands boulets de pierre lancés par les canons fabriqués à Caen épouvantèrent les Anglais. Ils convinrent, le 21 mai 1375, que, s'ils n'étaient pas secourus avant le 3 juillet, ils évacueraient la place, après, toutefois, qu'ils auraient reçu un peu plus de soixante mille francs. En attendant, par précaution, Jean de Vienne fit venir de nouveaux canons. Des renforts lui arrivèrent, notamment des milices communales amenées de très loin. Dans l'intervalle, aux conférences tenues à Bruges pour la trêve générale, le sort de Saint-Sauveur avait été réglé tout autrement ; mais la lettre qui en informait le capitaine anglais ne dut pas arriver à temps. Comme l'argent était prêt, la place fut rendue aux Français.

Pendant ces six années de guerre, les papes Urbain V et Grégoire XI n'avaient cessé de faire des efforts pour rétablir la paix. Charles V avait montré des dispositions très conciliantes ; mais Édouard III avait refusé l'arbitrage du pape et celui de l'empereur. Après la perte du Poitou, l'occupation de la Bretagne par les Français, l'échec de la chevauchée de Lancastre et la prise de la Réole, il se décida enfin à écouter Grégoire XI. Des conférences furent tenues à Bruges, au printemps de 1375. Édouard III y envoya le duc de Lancastre, l'évêque de Londres, quatre chevaliers et deux docteurs en droit ; le roi de France était représenté par le duc de Bourgogne, l'évêque d'Amiens, le comte de Sarrebrück et Arnaud de Corbie. Le 27 juin, une trêve d'un an fut conclue.

La trêve stipulait, outre la levée du siège de Saint-Sauveur et la mise en liberté du captal de Buch, l'ouverture de nouvelles conférences pour un accord définitif. On parla donc de paix ; mais les Anglais réclamaient les ressort et souveraineté que leur avait promis le traité de Calais, et c'était pour les reconquérir que Charles V avait fait la guerre. Il se fit dire par son Grand Conseil que, s'il consentait à cet abandon, ce serait contre son serment et son honneur et au détriment de son âme. Les conférences n'avancèrent à rien : on parlementa vainement pendant plus d'un an, à Bruges, à Montreuil-sur-Mer et à Boulogne. On y gagna seulement un an de trêve de plus, jusqu'au printemps de 1377.

C'est durant ces négociations que le prince de Galles, depuis longtemps atteint d'un mal incurable, mourut à Westminster le 8 juin 1376. Trois mois après, ce fut le tour du captal de Buch, qui avait tant combattu pour les rois de Navarre et d'Angleterre. Depuis l'affaire de Soubise, Charles V le tenait prisonnier, sans vouloir le mettre à finance courtoise ; le captal eut tant de mélancolies et d'abusions, qu'il entra en une langueur qui le mena jusqu'à mort. Le roi Édouard, enfin, s'affaiblissait de corps et d'esprit, dominé par le plus avide de ses fils, le duc de Lancastre, et par Alice Perrers, la Dame du Soleil. Au mois de mai 1377, son état empira. Sa mat-tresse lui promettait de longues et vertes années, et ne lui parlait que de chasses et de faucons ; quand elle s'aperçut qu'il allait mourir, elle lui arracha un anneau magique qu'il portait au doigt et s'enfuit. Un pauvre prêtre demeura seul auprès du roi, qui expira en baisant le Crucifix, le 21 juin 1377.

 

VI. — AFFAIRES DE NAVARRE ET DE BRETAGNE[8].

A la fin des trêves, la guerre se fit un peu partout. Charles V rêvait toujours de la transporter chez les Anglais. Après avoir fait de grands préparatifs à Rouen et à Honfleur, Jean de Vienne, avec le concours d'une flotte castillane, alla, dans l'été de 1377, ravager Rye, Lewes, Folkestone, Portsmouth, puis, dans une deuxième course, toute l'Ile de Wight ; mais il ne put prendre Calais. Les Anglais, surpris en plein changement de règne, avaient eu grand'peur.

Au Nord du royaume, le duc de Bourgogne, qui, de son côté, avait pris pour objectif Calais, se contenta d'emporter Ardres avec une puissante artillerie. Au Midi, le duc d'Anjou poussa jusqu'à Bergerac, très forte place que défendait Bertucat d'Albret, et y entra le 2 septembre. En moins de trois mois, il conquit, jusqu'au nombre de cent trente-quatre, que villes, que châteaux et autres grosses forteresses et notables. Bordeaux se trouvait découvert et cerné. Mais ces progrès furent arrêtés par les affaires de Navarre et de Bretagne.

Au mois de mars 1378, Charles V reçut des lettres d'aucuns grands seigneurs, l'informant que le roi de Navarre avait conçu et machiné de le faire empoisonner. Un chambellan, que Charles le Mauvais venait d'envoyer en Normandie, Jacques de Rue, dévoué à son maitre depuis l'enfance, fut dénoncé, arrêté et amené, le 25 mars, à Corbeil. On trouva dans ses coffres des documents compromettants. Écroué au Châtelet de Paris, interrogé par commissaires spéciaux, le prisonnier raconta tout ce qu'il savait. Sa déposition, précise et sincère, fut consignée sur trois rôles de parchemin, et Jacques de Rue la signa.

Moins d'un mois après, alors que la procédure contre le roi de Navarre était commencée et que les troupes royales s'emparaient de ses châteaux en Normandie, une autre capture fut faite. Pierre du Tertre, secrétaire et conseiller du roi de Navarre, réfugié dans une tour du château de Bernai, se rendit au duc de Bourgogne et au connétable, avant que sa femme ait eu le temps de brûler sa correspondance. Mené au Temple de Paris, il rédigea un long mémoire sur les négociations auxquelles il avait pris part, et donna même la traduction de plusieurs lettres chiffrées qui avaient été saisies ; comme de Rue, il signa sa déposition. Ainsi fut révélé tout un long passé de perfidies et de crimes.

Depuis la reprise de la guerre, en effet, Charles le Mauvais avait multiplié les intrigues. Il était allé conclure avec le duc de Bretagne une alliance suspecte. Puis, pendant des mois, il avait négocié à la fois avec le roi d'Angleterre et avec le roi de France, cherchant à les duper tous les deux. Passé en Angleterre au mois d'août 1370, il avait signé avec Édouard un traité d'alliance, par lequel il se faisait promettre Saint-Sauveur-le-Vicomte, sept châteaux en Poitou et la vicomté de Limoges, et même, si Édouard conquérait la France, la Champagne, la Bourgogne, Mantes, Meulan, le Mans, etc. Mais le prince de Galles ayant refusé d'approuver la cession du Limousin et du château de Poitiers, l'affaire en était restée là.

Charles le Mauvais s'était alors retourné vers la France. Au mois de mars 1371, à Vernon, après trois jours de conférences, il s'était agenouillé devant Charles V et lui avait prêté hommage pour toutes ses terres de France ; or, au même moment, il faisait tenter une embuscade aux portes de Meulan pour s'emparer de la place. Et puis, au mois d'août, il avait recommencé ses démarches auprès des Anglais, et les avait continuées pendant trois ans, sans qu'Édouard III, excédé de ces vaines négociations, eût paru y attacher de l'importance. A cela s'ajoutaient des crimes ou des soupçons de crimes : en 1370, il aurait sollicité un physicien et subtil clerc cypriote de donner du poison à Charles V ; en 1372, il avait fait assassiner son bailli à Évreux, parce qu'il le soupçonnait d'être le protégé du roi de France ; en 1373, la reine Jeanne de Navarre, sa femme, sœur de Charles V, puis le cardinal de Boulogne étaient morts subitement. On racontait même qu'il avait voulu empoisonner son fils aîné.

Au début de 1378, le roi de Navarre avait envoyé en Normandie ce fils aîné, Charles, alors âgé de seize ans, pour faciliter par sa présence le règlement des questions d'argent et. de territoires, toujours pendantes entre les deux rois. C'est quelques jours après, que Jacques de Rue était parti de Navarre avec des instructions secrètes. Tout était combiné pour l'empoisonnement du roi de France : le poison, fourni par une juive de Navarre, devait être administré par un valet de chambre et un officier de cuisine, aussitôt après Pâques. En même temps, l'alliance avec l'Angleterre devait être enfin conclue ; un mariage était projeté entre Richard II, successeur d'Édouard III, et une fille du roi de Navarre ; Charles serait le lieutenant du roi d'Angleterre à Bordeaux et recevrait Bayonne et la terre de Labourt ; des châteaux de Normandie seraient livrés aux Anglais, et les hostilités contre le roi de France seraient commencées brusquement, de manière à surprendre les places françaises de la Seine.

Dès qu'il connut les aveux des agents navarrais, le roi de France manda près de lui, à Senlis, le jeune Charles de Navarre et lui fit lire la déposition de Jacques de Rue. L'enfant s'indigna et assura Charles V de sa fidélité. Le roi fit jurer aux capitaines navarrais de Normandie, qui avaient accompagné le prince, de remettre à première réquisition les places qu'ils commandaient. Jean de Bueil alla en Languedoc saisir Montpellier. Au risque de faire manquer la campagne du duc d'Anjou dans le pays de Bordeaux, Charles V envoya le connétable et le duc de Bourgogne s'emparer des places navarraises de Normandie. D'avril à juillet 1378, Évreux, Couches, Pacy, Bernai, Carentan, Avranches, Pont-Audemer, Mortain, etc., sont occupés. A Gavray, avec toute l'artillerie navarraise, on trouve le trésor de Charles le Mauvais et trois couronnes royales de France. Il ne reste aux Navarrais que Cherbourg, qui, sur l'ordre du roi de Navarre, avait été remis le 27 juillet aux Anglais.

Le duc de Lancastre, à la fin de juin 1378, vint au secours des Navarrais avec trois mille hommes d'armes, un plus grand nombre d'archers et quatre cents canons. Il assiégea Saint-Malo, menaçant ainsi la Bretagne et la Normandie. Du Guesclin, accouru avec quinze cents lances, fit beaucoup de mal aux Anglais, trop à l'étroit sur une langue de terre, et la place fut bien défendue par sa garnison, que commandait le corsaire malouin Morfouace. Après plus d'un mois de siège, les ennemis, découragés, se retirèrent. Jean de Vienne détruisit une flotte anglaise devant Cherbourg ; mais du Guesclin ne put s'emparer de la ville même.

A Paris, justice était faite : de Rue et du Tertre, condamnés par le Parlement, furent traînés du Palais aux Halles ; là, sur un échafaud, le bourreau leur coupa la tête et les quatre membres, lesquels quatre membres de chacun d'eux furent pendus à huit potences au dehors de quatre portes de Paris et les têtes ès Halles et le demeurant au gibet. Les Navarrais reçurent l'ordre de quitter la Normandie sous peine d'être traités en rebelles ; mais le roi accorda un grand nombre de rémissions, et même, le 30 juillet, un pardon général.

D'autre part, Charles V avait réclamé l'aide de son allié le roi de Castille contre Charles le Mauvais. Enrique attaqua les Anglais à Bayonne avec une très grosse flotte, pendant que le connétable de Castille assiégeait Pampelune, capitale de la Navarre. Charles le Mauvais alla chercher à Bordeaux une armée anglaise, qui arriva lentement aux environs de Bayonne. Le siège de Pampelune fut alors levé par les Castillans, mais Enrique reparut en si grande force en 1379 que le roi de Navarre fut obligé de traiter : il remit en gage au roi de Castille ses principaux châteaux. Après, il lui fallut payer les Anglais qu'il avait appelés à son secours, faire des emprunts, donner des villes en caution ; il était ruiné, dépouillé de ses domaines de France ; son royaume était livré à ses créanciers. Il acheva en 1387, misérable et déshonoré, une vie qui avait été si funeste au roi de France et à lui-même.

Quand il en eut fini avec le roi de Navarre, Charles V s'attaqua au duc de Bretagne, alors refugié auprès du comte de Flandre. Il l'ajourna au 4 décembre 1378 pour comparaître en son Parlement dûment garni de pairs. Les lettres d'ajournement furent cousues aux portes des cités et villes fortes de Bretagne. Les débats, commencés le 9 décembre en présence du roi, occupèrent huit séances. Jeanne de Penthièvre, qui s'était fait représenter, réclama le duché pour son fils Henri ; mais, par arrêt du 18 décembre, Jean IV fut déclaré félon et sa terre confisquée et réunie au domaine.

Charles V avait de bonnes raisons pour désirer cette réunion : la Bretagne avait été pour les ennemis une porte ouverte sur la France. Mais il offensait le vivace patriotisme des Bretons, et méconnaissait ainsi les services que tant de ces braves gens lui avaient rendus. Guillaume de Saint-André, dans son Livre du bon duc Jean de Bretagne, exprime le sentiment public de son pays à la nouvelle que le vieux royaume de Conan Mériadec, plus ancien que celui de Clovis, allait perdre son indépendance. Il rappelle le dévouement des gars bretons, blessés, rompus et détranchés, les uns borgnes et les autres tors ; leurs visages ressemblaient à une écorce ; ils avaient tant couru que hors des jacques (tuniques) saillait la bourre ; leurs chemises étaient trop moites de sueur ; ils étaient plus blessés devant que derrière, tandis que les Français, bien peignés, le visage tendre, la barbe soignée, dansaient en salles jonchées et chantaient comme sirènes. Les Bretons sont lourds et sots, ajoutait Guillaume de Saint-André, mais ils vont aviser et leurs épées bien aiguiser, pour défendre leurs libertés jusqu'à la mort. Partout on s'apprête ; on met les châteaux en état ; on vend le bœuf et la vache pour quérir coursiers et chevaux.

Charles V désigna le duc de Bourbon, Jean de Vienne, Bureau de la Rivière et Jean le Mercier pour aller prendre possession du duché, et, quelques jours après Pâques 1379, il fit venir près de lui du Guesclin, Clisson, Laval, Rohan et d'autres seigneurs bretons. Il leur rappela les félonies du duc Jean, leur expliqua la procédure suivie et justifia la sentence finale. Il exigea d'eux des promesses et des serments : sur l'Évangile et la Vraie Croix, il leur demanda que les villes, châteaux et forteresses qu'ils tenaient et gardaient de par le roi, qui étaient de la domaine du duché de Bretagne, ils rendissent, baillassent et délivrassent aux seigneurs que le roi envoyait par deçà.

Mais ces barons, si puissants qu'ils fussent, n'étaient pas toute la Bretagne. Le vicomte de Rohan, qui s'était aussitôt repenti de son serment, et Jeanne de Penthièvre elle- même organisèrent la révolte. Quatre chefs militaires et quatre chefs civils furent secrètement désignés pour commander la résistance ; au mois de mai 1379, ils rappelèrent le duc Jean IV. Parti de Southampton avec deux cents hommes d'armes, il débarqua à Dinard, le 3 août, à l'entrée de la Rance. Les côtes de la baie étaient couvertes d'une foule de nobles, de clercs, de bourgeois et de paysans revêtus de leurs plus beaux costumes. Quand le duc descendit à terre, ils s'agenouillèrent.

Les hostilités, qui commencèrent peu après, furent insignifiantes. Des bandes bretonnes allèrent piller les frontières de Normandie et de Bretagne. Une flotte espagnole, envoyée par Charles V, fit d'inutiles tentatives devant Guérande et le Croisic, puis à l'entrée du Morbihan. Du Guesclin n'avançait à rien : Marri était, plus ne pouvait, étant trop Breton pour agir contre la Bretagne, trop Français pour abandonner son roi ; il cherchait à négocier, et le duc d'Anjou, envoyé à la frontière de Bretagne comme lieutenant du roi, aurait voulu également traiter.

II est possible que Charles V ait alors douté de la fidélité de du Guesclin. Le connétable avait des ennemis auprès du roi ; le sire de la Rivière insinuait qu'il était de la bande du duc de Bretagne. Jean le Mercier renchérissait sans doute : tout récemment le connétable l'avait traité d'ordeux gars, traître et larron au roi de France. Lorsque du Guesclin vit qu'il était ainsi desservi, il en eut moult grand deuil et voulut s'éloigner, retourner même, disait-on, en Espagne. Mais le mécontentement du roi avait été exagéré : de sa part, les ducs d'Anjou et de Bourbon allèrent à Pontorson trouver du Guesclin et celui-ci, quoiqu'on en ait dit, garda son épée de connétable. Il alla servir le roi hors de Bretagne, contre les Compagnies.

 

VII. — LA MORT DE DU GUESCLIN[9].

LES brigands, reparus avec la guerre, avaient repris le cours de leurs exploits dans les pays voisins des frontières anglo-françaises, surtout sur le versant méridional du Massif Central. A côté des chefs qui ont un passé déjà bien rempli, mais qui semblent infatigables, comme les deux Gascons Bertucat d'Albret et Bernardon de la Salle, une nouvelle génération de capitaines apparaît, qui vaut l'ancienne. Froissart a raconté les exploits odieux du Breton Geoffroi Tête-Noire et de l'écuyer limousin Aimerigot Marchès. Le mal qu'ils firent fut infini. Les consuls de Bergerac nous ont laissé des souffrances endurées par leur pays, du 20 février 1379 au 13 juin 1382, une liste curieuse qu'ils ont appelée le Livre de vie : c'est la remembrance des grands maux et dommages faits et infligés aux habitants de la ville et de la châtellenie de Bergerac par les personnes et malfaiteurs ci-dessous nommés, et les jours et ans pendant lesquels ces dommages ont été faits, donnés et perpétrés, et la nature de ces dommages. Ils ont été inscrits ici pour qu'on s'en souvienne, afin que, dans l'avenir, quand le temps sera venu, les dits malfaiteurs puissent âtre punis par bonne justice, et il est à penser qu'ils ne porteront ces péchés en enfer, mais que, pour tous les autres qui voudraient nous faire dommages, ils serviront d'exemple. Toute cette énumération est navrante, et c'est l'histoire de bien des pays : Millau est épuisé de rançons et d'impositions ; il faut raser les faubourgs et s'enfermer dans les murs ; autour de Saint-Flour, les brigands établis à Carlat sont les maîtres ; comme il n'y a plus de travail possible, des gens des faubourgs, des paysans s'organisent en bandes et maraudent pour leur compte.

Le connétable partit donc, en 1380, pour le Languedoc avec trois cents hommes d'armes. Il traversa la partie la plus éprouvée de l'Auvergne et du Gévaudan. Dans les premiers mois de l'année, Bertucat d'Albret et Pierre de Galard avaient établi leurs compagnies aux diocèses de Saint-Flour et de Mende, à Chaliers et à Chateauneuf-de-Randon. Le duc de Berri aida le connétable à prendre Chaliers au début de juillet ; puis du Guesclin alla mettre le siège devant Château neuf.

Là, il tomba malade et bientôt se sentit mourir. Il remit son épée au maréchal de Sancerre pour qu'il la portât au roi. Cependant la place était à bout de ressources ; les clés furent apportées au connétable en son pavillon où il était couché malade au lit de mort, et les reçut au nom de son souverain seigneur le roi de France. Puis il se recommanda à Dieu, à la Vierge, au roi, aux frères du roi et à tout le noble sang de France et généralement à tous, nobles, prélats et peuple de tout le royaume de France. Et bientôt après les saints sacrements eus et reçus moult dévotement, finit ses jours et rendit son esprit à Dieu. D'après une autre version, il était mort quand les clés furent remises, ce qui fait dire à la Chronique du bon duc Loys de Bourbon : Oncques n'assiégea place, qu'à lui ne se rendît, vif ou mort. Le corps de du Guesclin, après avoir été embaumé, fut porté à Paris, puis déposé à Saint-Denis dans un caveau, tout auprès de celui qui devait recevoir les restes de Charles V.

 

 

 



[1] SOURCES. Chronique du bon duc Loys de Bourbon, éd. Chazaud, 1876. Rymer, Fœdera, conventiones.... inter reges Angliae et alios quosvis imperatores, reges, etc., éd. de la Haye, III, 1740.

OUVRAGES À CONSULTER. Denifle, La guerre de Cent Ans et la désolation des églises en France, I, 1899. C. Benoist, La politique du roi Charles V, 1886. Terrier de Loray, Jean de Vienne, 1878. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier, 1888. De la Roncière, Histoire de la marine française, 1900. D. Vaissette, Histoire générale de Languedoc, nouv. édit., IX, 1885.

[2] OUVRAGES A CONSULTER. Petit-Dutaillis et Collier, La Diplomatie française et le traité de Brétigny, Moyen Âge, nouvelle série, 1897. Moisant, Le Prince Noir en Aquitaine, 1887. Rouquette, Le Rouergue sous les Anglais, 1887. Clément-Simon, La Rupture du traité de Brétigny et ses conséquences en Limousin, 1898. Breulis, Jean Ier d'Armagnac, Revue des Questions historiques, LIX, 1896.

[3] OUVRAGES A CONSULTER. D. Plancher, Histoire de Bourgogne, III, 1748. Kervyn de Lettenhove, Histoire de Flandre, III, 1847. Le Glay, Histoire des comtes de Flandre, II, 1848. Vernier, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, son mariage avec Marguerite de Flandre, Bulletin de la Commission historique du département du Nord, 1899. Daumet, Étude sur l'alliance de la France et de la Castille, 1898. Leroux, Recherches critiques sur les relations politiques de la France et de l'Allemagne, 1292-1978, 1882.

[4] Jean de Gand avait hérité, en 1362, des biens et des titres du duc de Lancastre, cousin d'Édouard III.

[5] OUVRAGES A CONSULTER. E. Petit, Campagne de Philippe le Hardi en 1372 dans le Poitou, l'Angoumois, l'Aunis, etc. Mémoires de la Société bourguignonne de géographie et d'histoire, II, 1885. Denys d'Aussy, Campagnes de Du Guesclin en Poitou et en Saintonge, Revue de Saintonge, X, 1890. De la Roncière, Histoire de la marine française, II, 1900.

[6] OUVRAGES A CONSULTER. De la Borderie, Le règne de Jean IV, duc de Bretagne, 1893. Delisle, Histoire du château et des sires de Saint-Sauveur-le-Vicomte, 1887. Mirot, La Politique pontificale et le retour du Saint-Siège à Rome, 1899.

[7] De la Borderie, Le règne de Jean IV, p. 11-19.

[8] SOURCES. Secousse, Preuves de l'histoire de Charles le Mauvais, 1755. Grandes Chroniques de Saint-Denis (Chronique de Pierre d'Orgemont), édit. Paris, VI, 1838. D. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l'histoire civile et ecclésiastique de Bretagne, 11, 174s.

OUVRAGES A CONSULTER. Secousse, Mémoires pour servir à l'histoire de Charles le Mauvais, 1758. De la Borderie, Le règne de Jean IV, duc de Bretagne, 1893.

[9] OUVRAGES A CONSULTER. Rouquette, Le Rouergue sous les Anglais, 1887. P. Durrieu, Les Gascons en Italie, 1885. Labroue, Le Livre de vie et les seigneurs du Périgord blanc, 1891. Boudet, La Jacquerie des Tuchins, 1895.