HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — LES PREMIERS VALOIS ET LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1422).

LIVRE III. — CHARLES V ET LE RELÈVEMENT DE LA ROYAUTÉ.

CHAPITRE II. — CHARLES V[1].

 

 

I. — LE ROI[2].

CHARLES V avait le visage de beau tour, un peu longuet, le front grand et large, un front d'homme d'études, les yeux bridés et petits, mais bien assis, châtains et arrêtés en regard, le nez haut, long et sinueux, les os des joues saillants, la bouche non trop petite, les lèvres minces et fermées, le menton épais, entouré d'une barbe ni blonde ni noire. Une pâleur clair brune donnait à ce visage un aspect délicat. Le corps était mal proportionné, lourd et maigre.

Étant en fleur de jeunesse, il avait eu une grave et longue maladie ; le bruit courut qu'il avait été empoisonné par le roi de Navarre. Toute sa vie demeura très pâle et très maigre et sa complexion moult dangereuse de fièvre et de froidure d'estomac, et, avec ce, lui resta de sa dite maladie la main droite si enflée que pesante chose lui était non possible à manier. Il souffrait en outre de fréquentes névralgies très douloureuses.

Ce roi n'était pas fait pour les belles apertises d'armes dont le récit enchantait l'imagination de Froissart. Christine de Pisan, qui a écrit un Livre de Chevalerie d'après Frontin et Végèce, s'efforce de prouver que Charles V fut vrai chevalereux ; en sa naïve érudition, qui entasse raisonnements et citations, elle parle de son héros comme d'un Grec ou d'un Romain. La vérité — elle l'avoue du reste elle-même —, c'est que Charles n'avait ni la vigueur ni l'humeur de Philippe VI ou de Jean le Bon. Il aimait à vivre dans une tranquillité sereine et majestueuse. Il se plaisait aux longs offices, aux promenades peu fatigantes, aux doctes conversations. Il passait, dit Christine, le plus de temps à recoi (repos) en ses riches palais. Aucune fois arrivait, et assez souvent au temps d'été, que le roi allait ébattre en ses villes et châteaux hors Paris ; mais c'était à quelques lieues hors les murs, à Vincennes, à Saint-Ouen, à Saint-Germain-en-Laye, à Melun, à Montargis. Ses plus longs voyages furent en Normandie. En seize années de règne, il n'a pas dépassé Rouen et Tancarville à l'Ouest, la Fère au Nord, Reims et Auxerre à l'Est, Orléans au Sud. Par cette manière, dit Philippe de Mézières, qui fut son ami, eut de Dieu mainte belle victoire sur les ennemis, lui séant en sa chaire.

Charles V fut un roi de belle vie, bien ordonnée. L'heure de son découcher à matin, raconte Christine de Pisan, était règlement comme de six à sept heures. Tout de suite il faisait le signe de la croix et, comme très dévot, rendait ses premières paroles à Dieu en aucunes oraisons. Puis, tout en se vêtant, avec ses chambellans et serviteurs se trufflait de paroles joyeuses et honnêtes. Une fois peigné, vêtu et ordonné selon les jours, on lui apportait son bréviaire, et il disait avec son chapelain ses heures canoniales selon l'ordinaire du temps. Vers huit heures, allait à sa messe, laquelle était célébrée glorieusement chacun jour à chant mélodieux et solennel. Il passait alors un long temps retrait en son oratoire, tandis qu'étaient continuellement basses messes devant lui chantées.

A l'issue de sa chapelle, il recevait toutes manières de gens riches et pauvres, dames ou damoiselles, femmes veuves ou autres, qui avaient des requêtes à lui présenter, et les écoutait avec bienveillance.

Aux jours fixés pour les séances, il se rendait à son Conseil, qu'il présidait avec beaucoup de solennité. Puis, environ dix heures, s'asseyait à table. Son manger n'était mie long et moult ne se chargeait de diverses viandes. Vin clair et sain, sans grand fumet, buvait bien trempé et non foison, ni de divers. A la fin du repas il oyait volontiers instruments bas pour réjouir les esprits, si doucement joués comme l'art de la musique peut mesurer son. Au dîner succédaient les réceptions : Là trouvait-on souvent maintes manières d'ambassadeurs d'étranges pays et seigneurs, divers princes étrangers, chevaliers de diverses contrées, dont souvent il y avait telle presse qu'en ses chambres et salles grandes et magnifiques, à peine se pouvait-on tourner. Là, lui étaient apportées nouvelles de toutes manières de pays ou des aventures et faits de ses guerres ou d'autres batailles. Il se faisait aimer de tous par sa grande politesse. Au cours des réceptions, sauf pour les cas réservés au Conseil, il passait grâces, signait lettres de sa main, donnait dons raisonnables, octroyait offices vacants aux licites requêtes. Deux heures passaient ainsi ; après quoi, il allait se reposer pendant une heure.

Après son dormir, par manière d'hygiène, étaient un espace, avec ses plus privés, ébattements de choses agréables, visitant joyaux ou autres richesses. Lorsqu'il avait entendu vêpres, si était en été, aucunes fois entrait en ses jardins, esquels aucunes fois venait la reine vers lui, ou on lui apportait ses enfants. Là parlait aux femmes et demandait de l'être de ses enfants. Aucunes fois lui présentait-on là dons étranges de divers pays, artillerie ou autres harnais de guerre, ou marchands venaient apporter velours, drap d'or et toutes autres manières de belles choses étranges. En hiver, s'occupait souvent de lire belles histoires de la Sainte Écriture ou des faits des Romains ou moralités des philosophes et d'autres sciences, jusqu'à heure de souper, auquel s'asseyait d'assez bonne heure et était légèrement pris. Après lequel une pièce (quelque temps) avec les barons et chevaliers s'ébattait, puis se retrayait et allait reposer.

Cette vie royale était conduite par une intelligence passionnée de mesure et de dignité. Il avait, dit Christine, chère en tous ses faits la noble vertu d'ordre et de convenable mesure. En toutes ses allées et venues était tout ordre et mesure gardés, car ja ne laissa ses quotidiennes besognes à expédier ainsi comme à Paris. Et s'il vivait avec cette régularité majestueuse, ce n'était non mie tant au goût de sa plaisance, que pour garder, maintenir et donner exemple à ses successeurs à venir que par solennel ordre se doit tenir et mener le très digne degré de la haute couronne de France.

Charles V parlait très bien, sans aucune superfluité de parole. Il avait toutes les vertus d'un sage : prudence, justice, bénignité et clémence, débonnaireté, humilité, sage largesse, sobriété, chasteté. Et ces éloges de Christine de Pisan, tous les témoignages les confirment. Le Vieux Pèlerin, Philippe de Mézières, aime à rappeler les longs entretiens qu'il eut avec le roi en chevauchant de Paris à Melun, ou sur les belles routes qui menaient aux résidences royales ; et lui qui avait tant couru le monde, tant vu et tant pensé, se gardait bien de parler, mais écoutait et, non pas sans larmes de dévotion, la sapience et prudence du sage Salomon.

Ce roi si sage était, comme dit le Vieux Pèlerin, dévot et vrai catholique. Son modèle était saint Louis : Par-dessus tout, dit-il dans le préambule de l'ordonnance sur la majorité des rois, demeure gravé dans notre cœur en caractères indélébiles le souvenir du gouvernement de notre très saint aïeul prédécesseur, patron et spécial défenseur, le bienheureux Louis, fleur, honneur, bannière et miroir non seulement de notre race royale, mais de tous les Français, dont la mémoire sera bénie jusqu'à la fin des siècles, de cet homme que n'a touché, grâce à la faveur divine, la contagion d'aucun péché mortel. Sa vie doit être notre enseignement. Dans un livre d'heures qui lui a appartenu, on lit une longue oraison à saint Louis, faite à son usage, où, dans son indignité et son insuffisance, il prie son prédécesseur d'obtenir pour lui un peu de cette lumière divine qui lui est nécessaire pour gouverner son peuple.

Le roi Charles avait grande dévotion à la Vierge, qu'il appelait souveraine médiatrice. A la requête du Vieux Pèlerin, il institua dans son royaume la fête de la Présentation, déjà célébrée dans l'Église d'Orient. Il visitait souvent l'abbaye de Saint-Denis et suivait les processions qui s'y faisaient. Il allait à la Sainte-Chapelle baiser les reliques. Un jour, tandis qu'il en faisait l'inventaire, il trouva une ampoule qu'une inscription en grec et en français disait contenir quelques gouttes du sang du Christ. Savants et théologiens furent consultés, et, si grand était le désir du roi de posséder un tel trésor qu'en dépit de l'opinion des docteurs, le liquide mystérieux fut déclaré vrai sang du Christ. Charles, au dire de Christine, avait le dessein de se faire prêtre aussitôt que le dauphin serait en âge de régner. Il avait dans ses exercices de piété une régularité ecclésiastique. Malgré sa mauvaise santé, il jeûnait toute l'année un jour par semaine. Le vendredi saint, il montrait la vraie croix au peuple : Chaque année il lisait par manière d'oraison la Bible tout entière, et ainsi le fit quinze ou seize ans sans faillir. Maintes fois, au plus beau et au plus grand délit (plaisir) de sa chasse, quand il était l'heure de retourner à sa grand'messe, il disait au Vieux Pèlerin : Laissons ces délits et allons à la messe.

Mais cette piété était mesurée et sage. C'est un honneur pour Charles V d'avoir modéré l'Inquisition : le 27 mars 1373, Grégoire XI lui reprocha d'empêcher l'action des inquisiteurs en Languedoc, de se mêler des jugements rendus par eux, de délivrer les prisonniers ; encore en 1378, le roi approuva ses officiers du Dauphiné de s'être opposés à la destruction des maisons des hérétiques. En 1359, au temps de sa régence, il avait permis aux Juifs de rentrer en France, d'où ils étaient bannis depuis la peste de 1348. Le roi Jean leur ayant accordé des privilèges, en échange de l'or qu'il tira d'eux pour sa rançon, Charles V les leur conserva. Hugues Aubriot, l'ancien bailli de Dijon, devenu prévôt royal de Paris, et l'homme de confiance du roi, les protégea efficacement, si bien qu'il fut accusé d'avoir commerce avec de belles juives. Lorsqu'il fallut faire les finances de la guerre reprise avec l'Angleterre, le roi s'abstint de confisquer les biens des Juifs ; leurs privilèges furent même renouvelés le 18 mai 1370. Une partie des manuscrits hébraïques, confisqués jadis, furent restitués par ordre spécial du roi. Charles V prescrivit en outre, comme Jean le Bon, qu'ils ne pussent être contraints d'aller à aucun service ou prédication de chrétiens. Il apportait en ces matières un esprit politique supérieur, et comme par un instinct de tolérance.

Charles V, autant que l'ordre et la convenable mesure aimait la magnificence, et pour la même raison : pour honorer la couronne de France. Il vécut dans un décor superbe. Les services de son Hôtel étaient abondamment pourvus ; chambellans, huissiers et sergents d'armes, valets de toute sorte y étaient en très grand nombre. Les achats faits pour les Six Métiers de l'Hôtel et l'Argenterie montaient à des chiffres considérables, et toutes choses étaient largement payées. Il entoura de la même splendeur la reine Jeanne de Bourbon, qu'il aima tendrement : c'était merveille de voir en quelle dignité était cette reine, couronnée et atournée de grandes richesses de joyaux, vêtue ès habits royaux, larges, longs et flottants, ornés et resplendissants de riches pierres et perles précieuses en ceintures, boutonnières et attaches.

Ce luxe, où toujours était toute honnêteté gardée, éclatait aux grandes fêtes, surtout aux réceptions de princes étrangers. Lorsque Charles IV vint à Paris en 1378, les officiers de l'Hôtel étaient parés de vêtements superbes. La Sainte-Chapelle étincelait de luminaires et de pierreries, le jour où l'Empereur alla y visiter les reliques. Au grand banquet qui fut donné au Palais, la salle était garnie de tapisseries merveilleuses sur lesquelles se détachaient les statues des rois. Pendant le repas, des tableaux vivants figurèrent la prise de Jérusalem par Godefroi de Bouillon. L'Empereur avait demandé à Charles V un de ses beaux livres d'heures ; il en reçut un grand et un petit. En autre, le roi fit cadeau à ses hôtes de joyaux tels qu'on savait faire à Paris, tout en or, garnis de pierreries et d'émaux.

Charles V croyait que rien ne prouve mieux la grandeur d'un roi que ses trésors d'orfèvrerie, d'émaillerie, de joaillerie et de tapisserie. Il a fait rédiger, en 1379 et 1380, l'inventaire de ses joyaux, vaisselles et meubles conservés au Louvre, à Saint-Paul, à Vincennes, à Beauté, à Saint-Germain, à Melun. C'est un éblouissement de merveilles. Au seul trésor de Melun, du reste le plus considérable, on compte vingt-sept croix d'or, vingt-sept croix d'argent, soixante-douze statuettes ou groupes d'argent, soixante-trois chapelles (ameublement d'autel et vêtements sacerdotaux) de couleurs différentes, quarante-sept couronnes royales, sept douzaines de plats d'or, six douzaines d'écuelles d'or. Au total, le roi possédait 3.879 marcs d'or, 6 184 marcs d'argent vermeil, 6.127 marcs d'argent blanc, sans compter les pierres fines et les camées. L'inventaire compte 327 folios et se divise en 3 906 articles, dont beaucoup énumèrent un grand nombre d'objets.

A ce roi magnifique, le Palais de saint Louis et de Philippe le Bel ne suffit plus ou ne plaît plus ; il l'entretient avec soin, mais n'y va qu'aux circonstances solennelles. Pour lui, il a créé l'hôtel Saint-Paul. A l'est de Paris, hors de l'enceinte de Philippe-Auguste, depuis 1361, il avait acquis de ses deniers plusieurs hôtels contigus. Devenu roi, il avait aussitôt réuni le tout à son domaine. Dès ce moment, il témoignait de son amour, plaisance et singulière affection pour sa nouvelle résidence, qu'il appelait l'hôtel solennel et des grands ébattements. C'était une vraie ville que cet hôtel, ou plutôt ces hôtels juxtaposés sans plan d'ensemble, sans symétrie, mais admirablement disposés pour tous les besoins de la vie. On y trouvait des appartements très divers, des salles et chambres en nombre infini, chambres de conseil, de parade ou de retraite, chambres à armoires, études, etc. La grande chapelle était ornée de douze statues d'apôtres en pierre, la chapelle de la reine d'exquises peintures figurant des terrasses, des arbres, des lis, des roses, des enfants parmi la verdure, des fleurs et des fruits. Les bains ou étuves avaient des lambris et des cuves de bois d'Irlande garni de dorures. Douze galeries réunissaient les divers bâtiments ; entre elles s'étendaient des cours, six préaux, sept ou huit grands jardins soigneusement parés, une vaste cerisaie, une ménagerie avec des cages pour les lions, des volières pour les tourterelles, rossignols et autres oiseaux, un aquarium[3].

Le Louvre, transformé et embelli, devint un palais luxueux. De très belles sculptures furent placées sur les murailles nues ; un escalier extérieur, œuvre exquise de Raymond du Temple, jeta dans la sombre cour une note gaie[4]. Ce château demeura cependant comme la citadelle des rois à Paris, avec un arsenal, des collections d'armes et de fortes enceintes. A Vincennes, de grandes constructions étaient commencées ; Charles V acheva le donjon et la chapelle. A quelques lieues de là, sur les bords de la Marne, il fit élever la maison de Beauté, gracieuse villégiature, intime et frais retrait où il alla passer les plus douces heures de sa noble vie. Ailleurs encore, à Montargis, à Melun, dans les églises et monastères de Paris, il maçonna fort.

Le plus remarquable en ce prince c'était sa grande curiosité intellectuelle. Il était vrai disciple de sapience, vrai philosophe, vrai inquisiteur de choses primeraines. Il goûtait les hautes spéculations ; il appréciait infiniment l'Université de Paris et ses savants clercs : le recteur, les clercs et les maîtres solennels mandait souvent, pour ouïr la doctrine de leur science. Il était curieux d'astrologie et de médecine. Gervais Chrétien, son physicien, homme très savant, était très estimé de lui pour sa science et ses doctes propos. Maitre Gervais ayant fondé un collège, le roi y créa deux bourses d'écoliers pour les mathématiques et fit don de tout un matériel d'astronomie, astrolabes, équatoriaux, sphères et autres instruments. Les clercs où a (qui ont) sapience, disait-il, on ne peut trop honorer, et tant que sapience sera honorée en ce royaume, il continuera à prospérité, mais quand déboutée y sera, il décherra.

Charles V a réuni une magnifique librairie, point de départ des grandes collections royales. L'inventaire en est très instructif. Les textes sacrés, Bibles en latin et en français avec ou sans commentaires, évangéliaires et épistoliers, bréviaires, missels, rituels, livres d'heures, y étaient naturellement en abondance ; très rares, au contraire, les ouvrages de théologie scolastique. Les préférences du roi se portaient évidemment vers la morale, le droit, les sciences, l'histoire, en général vers toute la littérature didactique. Charles V avait des traductions françaises des Institutes, du Code, du Digeste, des Novelles, du Décret et des Décrétales, du Miroir de Guillaume Durand, le Songe du Verger en latin et en français ; — en fait de littérature morale, dans le texte ou dans des traductions latines et françaises, les principaux traités d'Aristote, le Timée de Platon, Sénèque, saint Augustin, saint Grégoire, le Policratique de Jean de Salisbury ; — des compilations encyclopédiques comme le Livre des propriétés des choses, l'Image du monde, le Trésor de Brunetto Latini, l'Art démonstratif de Ramon Lull, Euclide, l'Arithmétique de Boèce ; — une immense collection de livres astronomiques et astrologiques, la suite à peu près complète des ouvrages scientifiques traduits de l'arabe, trente volumes sur la géomancie, quatre sur la chiromancie, des traités sur les météores, l'aimant, les pierres, les plantes et les animaux, dix bestiaires, sept lapidaires, environ soixante volumes de médecine et de chirurgie, dix exemplaires de la traduction de Végèce ; — un atlas catalan, cinq exemplaires de Marco Polo, des récits de voyage ; — Josèphe, Valère Maxime, Tite-Live, des compilations d'histoire universelle, une très riche série de chroniques en vers et en prose sur l'histoire du royaume et des pays voisins, une véritable bibliothèque sur les Croisades ; — des poètes, Ovide, Lucain, des romans d'aventures, le Roman de Renart et le Roman de la Rose ; — des grammaires élémentaires et des dictionnaires, dont un à l'usage particulier du roi.

Charles V fit établir sa bibliothèque au Louvre dans une des tours du château, la tour de la Fauconnerie, restaurée par Raymond du Temple. Deux, puis trois étages furent occupés par les livres et richement décorés. Les murailles du premier étage furent recouvertes avec du bois d'Irlande, et la voûte garnie de bois de cyprès. L'entrée de chaque pièce était fermée par une porte haute et épaisse ; toutes les fenêtres étaient garnies en treillis de fer d'archal pour défense des oiseaux et autres bêtes[5]. Le roi avait encore des livres à Melun, à Vincennes, à Beauté, à Saint-Germain, dans ses coffres et bagages. Il avait confié la garde de ses livres à un sien valet de chambre, Gilles Malet, qui a rédigé le premier inventaire de la Bibliothèque royale : celui, spécialement sur tous autres, souverainement bien lisait et bel pointait (marquait la ponctuation) et entendant homme était. C'est avec Gilles Malet que le roi allait passer une partie de ses loisirs. Vous avez, lui dit Raoul de Presles, toujours aimé sciences et honoré bons clercs et étudié continuellement en divers livres et sciences, si vous n'avez eu autres occupations. Et l'auteur du Songe du Verger ajoutait : Quand tu peux retraire de la cure et de la grande pensée que tu prends pour ton peuple général et la chose publique, secrètement lis ou fais lire aucune bonne écriture ou doctrine. Le roi mettait son nom sur les livres qui lui étaient le plus précieux, comme les Éthiques d'Aristote, Tite-Live, les Institutes, le Gouvernement des princes de Gilles de Rome, le Songe du Verger, les Grandes Chroniques, etc.

La preuve que Charles V voulait mettre la science à la portée de toutes les intelligences et d'abord de la sienne, c'est l'abondance des traductions qu'il fit faire : Vous avez fait translater, dit Raoul de Presles, plusieurs livres, tant pour plaire à vous comme pour profiter à vos sujets. C'est pour le profit et utilité du royaume que Raoul mit en français la Cité de Dieu de saint Augustin ; Denis Foulechat traduisit le Policratique de Jean de Salisbury ; Jacques Beauchant de Saint-Quentin, nommé sergent d'armes du roi à cause de son amour des livres, translata le Livre des Voies de Dieu et un traité de Sénèque : de Remedio animae ; Jean Doudin, des dialogues de Pétrarque ; Jean Goulain, les Collations de Cassien, le Livre de l'Information des princes et d'autres ouvrages ; Simon de Hesdin, Valère Maxime. Le plus fameux des traducteurs fut Nicolas Oresme, qui employa plusieurs années de sa vie à traduire Aristote : de 1370 à 1377, il a travaillé à la version française des Éthiques, de la Politique, du Traité du Ciel et du Monde, des Économiques. Le roi a surveillé ces travaux ; dans un de ses mandements et comptes royaux, il déclare que la Politique et les Économiques lui sont très nécessaires et pour cause.

Mais on ne connaîtrait pas Charles V tout entier, si on ne le jugeait que par ses vertus privées, sa modération, son très vif sentiment de la dignité royale, sa piété et sa grande culture intellectuelle. Il y a chez lui d'autres traits, plus délicats à définir parce que ses panégyristes ne les ont pas fait ressortir, mais que sa première régence avait annoncés. Magnifique, il ne sut pas être économe ; avec des finances mieux organisées que celles d'aucun de ses prédécesseurs, il fut souvent à court d'argent ; il aima mieux percevoir des impositions très lourdes pour son peuple, ou emprunter, que de rien diminuer de son luxe royal et de ses générosités. D'une intelligence très active et très souple, dépourvu des préjugés naïfs de la Chevalerie, il aima, en politique, les combinaisons mystérieuses, préféra l'habileté à la franchise, les finesses juridiques à la bonne foi. Il fut en son temps un ennemi très redouté, plus encore pour sa subtilité, ses chicanes d'avocat, ses menées secrètes que pour sa puissance, très réelle cependant. Bien qu'il invoquât l'exemple de saint Louis, il fut très différent du saint roi : il n'eut ni sa simplicité, ni sa grâce enjouée, ni sa droiture.

 

II. — LES THÉORIES POLITIQUES[6].

C'EST peut-être le trait le plus original du caractère de Charles V qu'il ait voulu raisonner son gouvernement et le conduire selon des principes. Il recherchait l'entretien de ceux qui pouvaient lui fournir des idées. Un petit groupe de spéculatifs vivait autour de lui.

Le maître des requêtes de l'Hôtel, Raoul de Presles, homme très pieux et très cultivé, est l'auteur d'un Compendium morale reipublicae, où il décrivait le gouvernement de l'ancienne Rome, et d'une sorte de songe philosophique, Musa, où il mêlait les souvenirs antiques à la légende chrétienne de saint Denis. Charles V lui avait demandé des traductions de la Cité de Dieu et de la Bible ; Raoul de Presles y ajouta de longs commentaires où il dissertait sur les sujets les plus variés. Il rédigea d'autres ouvrages encore, parmi lesquels un traité sur les deux puissances, — la temporelle et la spirituelle, le De utraque potestate.

Philippe de Mézières, petit chevalier picard, avait séjourné en Orient, et cherché par tous les moyens à réveiller en Occident l'enthousiasme des Croisades ; il était devenu chancelier du royaume de Chypre. Charles V admirait son esprit, sa culture, sa piété ; il l'appela près de lui en 1373, le fit entrer dans son Conseil, le désigna pour le conseil de Régence et lui confia en partie l'éducation du dauphin. Pour être plus sûr de le garder, il lui donna deux hôtels à Paris et une maison de campagne à Charenton, où Mézières se fit une retraite paisible. Il avait déjà beaucoup écrit ; il fut l'auteur, ou, du moins, l'inspirateur le plus probable du Songe du Verger, où étaient exposées et débattues toutes les idées politiques du temps. A la mort de Charles V, il s'enferma aux Célestins de Paris, pour s'occuper de son salut.

L'esprit le plus éclairé et le plus élevé de ce petit groupe fut un homme d'église, Nicolas Oresme, grand-maître du collège de Navarre à Paris, doyen de la cathédrale de Rouen, puis évêque de Lisieux. Le roi assista à son sacre épiscopal et l'employa dans les missions les plus délicates. Son œuvre comprend des traités de théologie, de sciences naturelles et physiques, de politique et d'économie politique, des ouvrages sur l'astrologie, des traductions d'Aristote. Il croyait à l'utilité des spéculations théoriques et vantait les effets salutaires de la science politique. En tête d'une de ses traductions d'Aristote, il félicite hautement Charles V de s'intéresser à de telles études ; il proteste contre l'idée répandue que la science est inutile dans la pratique. D'autre part, il condamne les sciences chimériques et trompeuses comme l'astrologie judiciaire et tout ce qui s'y rattache ; elles sont surtout dangereuses pour les rois, car si le prince y mettait toute sa cure, il ne serait pas réputé pour sage, mais pour fantastique.

Les plus importantes des idées que Raoul de Presles, Philippe de Mézières, Nicolas Oresme et d'autres encore ont soutenues dans leurs entretiens avec le roi et dans leurs livres, ont dirigé la politique royale.

L'idée de la bonne policie, c'est-à-dire de la belle ordonnance du gouvernement, très chère à ces hommes d'étude qui la trouvaient dans Aristote, surtout dans la Politique, a inspiré toute l'activité législative de Charles V. L'application s'en trouve dans l'ensemble des grandes ordonnances sur le sacre, la majorité des rois, l'organisation et la procédure du Parlement et du Châtelet, la Chambre des Comptes, la comptabilité, la levée des aides, l'armée royale, les eaux et forêts, la juridiction ecclésiastique et ses abus, les prises, la police de Paris, les juifs, les lépreux. Il y a là un effort méthodique, une sorte de code complet de droit administratif, comme il en faut à un gouvernement bien agencé. Charles V a fait cette déclaration dans le préambule de l'ordonnance pour la régence : L'office des rois est de gouverner et administrer sagement toute la chose publique, non mie partie d'icelle mettre en ordonnance et l'autre laisser sans provision convenable.

Cette monarchie doit être tempérée, légale, κατά νόμον, et non point tyrannique. La tyrannie, Oresme et Mézières l'exècrent autant qu'Aristote. Le Songe du Verger flétrit le tyran : Quand les œuvres du prince ne tendent pas au profit commun du peuple, mais à son propre et singulier profit, il doit être appelé tyran, il ne seigneurie pas justement. Mais dans quelles conditions un roi, qui se soucie de n'être point un tyran, peut-il lever des impositions sur ses sujets ? Sur ce point des idées très opposées furent successivement émises auprès de Charles V. Au début du règne, Oresme reconnaît aux sujets, à propos des mutations des monnaies, le droit de consentir toute charge extraordinaire : toutes les fois que le cas se présente, il est à déterminer, dit-il, par la communauté ou par la plupart d'icelle, expressément ou taisiblement, quand, quelle et comment grand nécessité appert (apparaît). Expressément à ce se doit assembler la communauté, s'il est possible et que faculté y soit. Ce n'est qu'au cas où toute consultation est impossible, que le roi peut, de son chef, réclamer l'aide ; mais c'est alors par manière de prêt, duquel ça en arrière il doit faire pleine restitution. Quelques années plus tard, le Songe du Verger soutient des idées très différentes. L'un des deux interlocuteurs, le Clerc, demande par quelles raisons et par quel droit peut le roi de France gabelle, fouages ni impositions de ses sujets demander, et dit que c'est là fait de tyrannie. Mais le Chevalier affirme que les rois mêmement qui ne reconnaissent souverain en terre, comme est le roi de France, peuvent tailles extraordinaires, gabelles, fouages et impositions mettre à leurs sujets. Seulement il faut que ce soit à cause, comme est pour la défense de la chose publique, et il est nécessaire que le produit tout entier soit converti pour cette défense et non pas en autres usages... Car s'ils le font autrement, le sang et la sueur de leurs sujets crieront contre eux au dernier jour du jugement. L'impôt royal est donc fondé sur la nécessité, mais, de cette nécessité, le roi seul est juge. Et le Clerc, à son tour, déclare plus loin que le prince n'est pas un tyran quand il se passe d'assemblées, s'il a de justes raisons d'agir ainsi, s'il craint surtout qu'elles ne mettent le trouble dans l'État, danger qu'Aristote lui-même présente comme très redoutable.

Nous verrons que la politique financière de Charles V fut comme le reflet de ces idées contradictoires. Tout en ayant l'air de respecter le principe posé par Oresme que les contributions extraordinaires doivent être consenties par la communauté, il chercha à échapper à cette obligation, et prépara la permanence de l'impôt.

Pour les actes les plus graves du gouvernement, Charles V pense que le conseil de plusieurs est nécessaire à un roi qui ne veut pas être un tyran. Aristote le lui enseigne : La majorité, dont chaque membre n'est pas un homme remarquable, est cependant au-dessus des hommes supérieurs, comme un repas à frais communs est plus splendide que celui dont un seul homme fait la dépense. Le roi réunit donc volontiers de grands conseils, où il appelle des nobles, des hommes de justice et d'église, des officiers royaux, des bourgeois, des maîtres de l'Université. Comme il le dit lui-même, nous avons pour donner des conseils à la majesté royale des hommes illustres et super-illustres, lettrés, sages et savants, dont les pensées et les actions sont l'honneur du monde. Les préambules des actes les plus importants rappellent les délibérations qui les ont précédés : De tant comme les grands faits et les grandes besognes sont faites par conseil de plusieurs sages hommes, de tant sont-elles plus sûres et plus certaines ; et aussi nous et nos prédécesseurs nous sommes toujours gouvernés et nous gouvernons en tous nos faits par conseil de grand nombre de sages hommes, clercs et laïques. Ses prédécesseurs ont fait des déclarations analogues ; mais Charles V parait avoir eu, bien plus que les deux premiers Valois, le souci de s'entourer de conseils, et il semble qu'il y eut là, chez lui, une méthode réfléchie et personnelle, plutôt que la simple obéissance à une ancienne tradition.

Même pour nommer les grands officiers de la couronne, il recourait à ces conseils. En 1372, il réunit deux cents personnes environ, prélats, barons et autres, à son hôtel de Saint-Paul. En présence de cette assemblée, le chancelier, Jean de Dormans, demanda à être relevé de sa charge. Un scrutin fut ouvert pour lui désigner un successeur, et toutes les voix se portèrent sur Guillaume de Dormans, son frère. Puis, Pierre d'Orgemont fut élu chancelier du Dauphiné. En 1373, Guillaume de Dormans étant mort, le roi tint son grand et général Conseil au Louvre ; cent trente personnes environ étaient présentes. Le roi leur dit qu'il les avait réunies pour élire son chancelier, et puis fit tous aller dehors.... Et après, par voie de scrutin, fit chacun de ceux de son Conseil venir à lui, et par serment jurer aux Saints Évangiles de Dieu, que tous touchèrent, prélats et, autres, de lui nommer et conseiller selon leur avis et élire la plus suffisante personne qu'ils sauraient nommer. Le greffier Nicolas de Villemer inscrivit les suffrages sous les yeux mêmes du roi. Tout ouï et écrit, il fut constaté que Pierre d'Orgemont était élu par cent cinq suffrages sur cent trente. Voilà bien l'application de la maxime d'Aristote qui veut que toute magistrature soit élective. Or, la traduction de la Politique d'Aristote, commandée par le roi, était presque achevée au début de 1372. N'est-ce pas une curieuse coïncidence ?

Le Traité de la première invention des monnaies de Nicolas Oresme, dans sa rédaction latine, est du début du règne ; la version française ne fut faite que quelques années après. Bien qu'il se déclare le moindre et le plus ignare et le plus inscient de tous pour traiter pareille matière, Oresme s'est décidé à écrire sur les monnaies par bon courage et vouloir qu'il a au bien universel. Son court traité en français commence par un exposé très ingénieux, et d'une langue très claire, sur les origines et la circulation des monnaies. Après avoir montré la nécessité d'une monnaie publique, l'auteur proteste contre une théorie souvent exprimée au Moyen Age, que la monnaie est la propriété du prince qui l'a marquée de son effigie. La monnaie, dit-il, est le bien du détenteur dont elle représente le travail, la richesse, pareillement comme est son pain ou le labeur de son corps, lesquels sont en sa libre et franche puissance. Par suite, ainsi que la monnaie appartient à la communauté, pareillement se doit-elle faire et forger aux dépens de la communauté. C'est la justification du bénéfice que le roi prend sur les monnaies, et qu'on appelle le droit de seigneuriage.

Cependant c'est de cette source légitime que sont sortis les abus scandaleux des mutations ; c'est parce qu'il fait fabriquer la monnaie, lui donne son effigie et retient les frais de fabrication, que le roi s'est arrogé le droit de modifier et d'altérer les espèces monétaires. Ces mutations, déclare Oresme, sont illégitimes. De même que l'on doit le moins possible muer les premières lois, statuts, coutumes et ordonnances touchant la communauté, il est certain que le cours et le prix des monnaies doit être au royaume comme une loi et une ferme ordonnance, qui nullement ne se doit muer ni changer. C'est une pratique scandaleuse et à la communauté moult dommageable de faire mutation de figure en faisant nouvelle monnaie et défendant le cours de la vieille, en un mot de démonétiser les espèces en cours. C'est une exaction injuste et tyrannique de changer le rapport de l'or à l'argent, car si le prince muait à sa volonté la proportion d'icelui or, il, par sa volonté, pourrait attraire à soi indûment les pétunes et substances de ses sujets. C'est encore un procédé condamnable que de troubler le cours légal, de telle sorte que les mots deniers, sols, livres qui signifient le prix, le poids et la valeur, ne représentent plus que des valeurs changeantes et incertaines. Mais il n'est rien de plus grave que les mutations de poids et de titre : changer le poids est simplement illicite et inique ; l'image et la suscription du prince gravées sur les monnaies sont en effet la garantie du poids, qualité et bonté de la matière ; donc si la vérité ne répondait au poids, qualité et bonté, il appert tantôt que ce serait une fausseté très vile et déception frauduleuse. Quant à l'altération du titre, elle est plus condamnable encore, car elle est plus sophistiquée et moins apercevable. Ainsi, muer la monnaie, de quelque façon et sous quelque prétexte que ce soit, c'est comme si le roi me pouvait ôter ma robe ou autre chose, c'est droitement tyranniser et fait de parfait tyran. Le prince doit punir les faux monnayeurs et les voleurs : Comment donc ne doit pas celui avoir grande vergogne, si on trouve en lui la chose qu'il devrait punir en un autre par très laide et infâme mort ?

Ces principes exposés avec cette force et cette précision, Oresme avait dû les méditer depuis longtemps : il avait vécu près de Jean le Bon ; il a joué un rôle, mal défini pour nous, dans la formation intellectuelle de Charles V. Ainsi s'explique la très nette conception du droit et des intérêts de son peuple, qui, depuis son avènement, guida ce prince dans son régime monétaire. Lieutenant du roi, puis régent, presque sans ressources et obligé de faire face aux plus grands besoins, il avait abusé des mutations de monnaies ; durant la dernière invasion d'Édouard III, au printemps de 1360, il avait fait descendre la valeur de la livre tournois, déduite des espèces d'argent, à 0 fr. 41. Mais, le danger conjuré, la livre tournois, espèces d'argent, remonte à 4 fr. 34, en mai 1630, et à 6 fr. 31, à la fin d'affin. Au reste, pour le paiement de la rançon du roi Jean il fallut établir une bonne monnaie et la garder : la valeur de la livre tournois en monnaie d'argent fut maintenue à 8 fr. 68 ; les espèces furent reconstituées d'une façon régulière. Charles V, définitivement converti aux idées d'Oresme, s'en tint à ce régime. Les rares ordonnances monétaires qu'il fit publier durant ses seize années de règne, ne modifièrent que des détails, et multiplièrent peu à peu les espèces nécessaires à la circulation. Lorsque la guerre reprit avec l'Angleterre et qu'il fallut trouver beaucoup d'argent, il n'ordonna aucune mutation. Il envoya aux hôtels des monnaies, de 1369 à 1373, une bonne partie de sa vaisselle d'argent, pour satisfaire aux besoins de numéraire ; de plus, par traité avec les changeurs, de 1370 à i379, il se procura 90.000 marcs d'argent, qui permirent de frapper 540.000 livres d'espèces d'argent, valant 4.644.000 francs, valeur intrinsèque. C'était de bonne et honnête administration.

 

III. — LES COLLABORATEURS[7].

CHARLES V, comme le lui conseillait, du reste, l'auteur du Songe du Verger, n'a pas abandonné aux philosophes le soin de mettre en pratique les théories qu'il se plaisait à entendre. A côté des Oresme, des Philippe de Mézières, des Raoul de Presles, il a fait place aux hommes de gouvernement.

Nous avons vu qu'il eut successivement pour chanceliers Jean de Dormans et Guillaume, son frère, puis Pierre d'Orgemont. Les deux frères de Dormans étaient les fils d'un simple procureur au Parlement de Paris. Jean était clerc, et Guillaume, laïque ; ils avaient commencé par être avocats au Parlement. Tous deux passèrent par la chancellerie du dauphin, avant d'arriver à la chancellerie de France, que Jean occupa pendant sept ans, Guillaume pendant. un an. Ils furent très dévoués à leur prince : Jean ne quitta point le dauphin pendant les années critiques de la captivité du roi ; Guillaume, dont Charles V appréciait les talents diplomatiques, fut chargé d'accompagner le roi Jean à son dernier voyage en Angleterre ; il y retourna plus tard pour les affaires du royaume. Le fils de Guillaume, Milon, fort jeune encore, fut successivement évêque d'Angers, de Bayeux et de Beauvais, puis président à la Chambre des Comptes. Il était prud'homme et moult beau langagier. En leurs mains, ni l'autorité, ni les droits, ni la diplomatie du roi ne paraissent jamais avoir souffert, et peut-être leur présence successive dans les plus hautes charges a-t-elle contribué à cette unité de vues, qui fut une des forces du règne.

Pierre d'Orgemont, d'une modeste famille de Gonesse, débuta, lui aussi, comme avocat au Parlement, puis il parcourut tous les degrés de la cour souveraine jusqu'à la première présidence. Magistrat retors, partisan intraitable de l'autorité royale, il fut impopulaire ; les États de 1357 l'avaient désigné parmi les conseillers qu'il fallait châtier. Lorsqu'après la mort de Guillaume de Dormans, Pierre d'Orgemont reçut l'office de la Chancellerie, il avait soixante-dix ans qu'il portait vaillamment. C'était une forte cervelle, disait Philippe de Mézières, et si obstinée qu'on aurait plus tôt retourné la roue d'un moulin. Il sut au reste faire une grosse fortune : propriétaire à Gonesse d'un beau manoir et d'un troupeau de cinq cent quatre-vingt-douze bêtes à laine, seigneur de Méri-sur-Oise et plus tard de Chantilly, il avait à Paris deux hôtels de richesse princière. C'est lui qui a rédigé, sous l'inspiration de Charles V, la fin des Grandes Chroniques françaises de Saint-Denis ; il révèle une habileté et une finesse de premier ordre dans ce plaidoyer discret en faveur de son maitre, où la clarté et l'art de présenter les faits sans manquer à l'exactitude, donnent l'illusion de l'impartialité.

Le roi alla chercher en Bourgogne, pour le faire prévôt royal de Paris, Hugues Aubriot, qui, dans le bailliage de Dijon, avait exercé une dure justice contre les brigands des Compagnies. La prévôté de Paris était une grande charge alors très difficile : il fallait rétablir l'ordre dans la ville, y relever l'autorité royale, assurer la défense et la salubrité. Tout était en mauvais état, depuis les troubles qui avaient suivi la bataille de Poitiers. Aubriot, forte nature bourguignonne, était courageux, actif, justicier sans défaillance, dévoué corps et âme à son roi et à son office, sans préjugés. On l'accusa de renier Dieu, de ne croire qu'au diable, parce qu'il ne ménageait guère les gens d'Église et violait sans scrupule leurs privilèges ; on affirma qu'il avait commerce avec des filles juives, parce qu'il avait fait rendre à leurs mères des enfants juifs baptisés de force ; on incrimina ses mœurs de la pire façon, parce qu'il avait voulu imposer aux filles de mauvaise vie de sévères règlements. Mais si les clercs de toute espèce, les écoliers et suppôts de l'Université le calomniaient, les gens de métier l'aimaient, pour la terreur qu'il inspirait à tous les amateurs de bruit et de désordre. Il avait l'entière confiance du roi, qui le récompensa largement. En janvier 1374, Charles le fit chevalier et l'anoblit ; il lui acheta un hôtel tout près de l'hôtel Saint-Paul. Au Conseil, il l'écoutait volontiers ; dans les cérémonies, il le plaçait souvent près de lui et l'entretenait à voix basse. Le prévôt, d'ailleurs, menait grand train ; sa fortune était énorme, son hôtel rempli de meubles, de tapisseries magnifiques et de curiosités de toute sorte.

Mais le plus intime conseiller, le vrai ami du roi fut Bureau de la Rivière, de très noble famille nivernaise. Dès 1364, il était chambellan de Charles V. C'était un homme doux, courtois, débonnaire et patient aux pauvres gens. On disait que voir Bureau de la Rivière, c'était voir le roi lui-même : Car, vrai, qui boute l'un, il va l'autre boutant. Point de grande affaire politique où le sire de la Rivière ne fut mêlé. Il s'en va très souvent en mission, en Flandre, en Normandie, en Bretagne ; il prend part à toutes les conférences pour la paix avec l'Angleterre ; il est attaché à l'empereur Charles IV durant son séjour à Paris. Il engage pour le roi ses richesses, lui prête des pièces d'orfèvrerie, garantit des emprunts, que son maître fait à des Lombards. En reconnaissance de tant de services, Charles V le combla de dons et de faveurs, lui conféra la garde de son fils et lui réserva une place au pied de son tombeau.

Nous n'avons nommé que les plus intimes collaborateurs de Charles V. Bien d'autres ont travaillé avec lui et pour lui. On ne saurait dire cependant que ses choix aient été toujours heureux. Il a envoyé ses frères comme lieutenants dans diverses parties du royaume, et les services qu'ils y rendirent ne compensèrent pas toujours les abus de leur gouvernement. La longue administration du duc d'Anjou en Languedoc, depuis la fin de 1364, fut une calamité pour ce pays, déjà si éprouvé par la guerre[8]. Charles V tint à garder quelques-uns des officiers que les États avaient poursuivis : outre Pierre d'Orgemont, on trouve près de lui Nicolas Braque, financier véreux, dont la compétence devait être bien grande, pour que Jean le Bon et Charles n'aient pas pu se passer de son concours. Mais Charles V préféra le plus souvent des hommes nouveaux, d'origines très variées du reste : Jean de Vienne, de grande noblesse franc-comtoise, qui fut amiral de France ; — l'abbé de Fécamp, Jean de la Grange, homme d'argent, très détesté du peuple ; — Arnaud de Corbie, parent sans doute de ce Robert de Corbie qui avait été l'ami d'Étienne Marcel ; c'était un magistrat fort intelligent, qui devint en 1373 premier président du Parlement ; — Jean le Mercier, de petite bourgeoisie, qui fut trésorier des guerres, puis général conseiller des aides. La plupart de ces officiers ont fait de très grosses fortunes. Fut-ce par concussion ? Les renseignements qu'on a réunis sur quelques-uns d'entre eux ne permettent pas de les incriminer nettement. Pour ceux en qui il avait confiance, le roi était d'une extrême générosité, et ses largesses paraissent bien avoir été la principale source de leurs fortunes.

 

 

 



[1] SOURCES. Grandes Chroniques de Saint-Denis (Chronique de Pierre d'Orgemont), éd. Paris, VI, 1838. Christine de Pisan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, collection Michaud et Poujoulat, II, 1896. Ordonnances des rois de France, IV, V et VI, 1734-1741. Delisle, Mandements et actes divers de Charles V, 1874. Labarte, Inventaire du mobilier de Charles V, 1879.

[2] OUVRAGES A CONSULTER. Leclerc et Renan, Discours sur l'état des Lettres et des Beaux-Arts au XIVe siècle (Histoire Littéraire de la France, XXIV), 2e édit., 1865. Delisle, Le Cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, I, 1868. Luce, La France pendant la guerre de Cent Ans, 1890-1893. E. Petit, Les séjours de Charles V, Bulletin historique, 1888. Ch. Benoist, La politique du roi Charles V, 1886.

[3] Lecaron : L'Hôtel Saint-Pol, Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, VI, 1879.

[4] Sur la valeur artistique des travaux faits au Louvre, voir au livre V, chapitre II, II, L'Architecture.

[5] Delisle, Le Cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, I, p. 20.

[6] SOURCES. N. Oresme, Traictié de la première invention des monnoies, éd. Wolowski, 1864. Le Songe du Verger, publié par Brunet, Les Preuves des libertés de l'Église Gallicane, II, 1731.

OUVRAGES À CONSULTER. Leroux de Lincy et Tisserand, Paris et ses historiens, 1867. Jorga, Philippe de Mézières, 1898. Meunier, Essai sur la vie et les œuvres de N. Oresme, 1857. S. Luce, La France pendant la guerre de Cent Ans, I, 1890. Vuitry, Études sur le régime financier de la France, nouvelle série, II, 1883.

[7] OUVRAGES À CONSULTER. P. Anselme, Histoire généalogique de la maison royale de France, 1726. Aubert, Le Parlement de Paris de Philippe le Bel à Charles V, son organisation, 1887. L. Pannier, Méry-sur-Oise et ses seigneurs au Moyen Âge, Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, I, 1875. Le Roux de Lincy, Hugues Aubriot, prévôt de Paris, Bibliothèque de l'École des Chartes, t. XXIII, 1862. E. Deprez, Un prévôt de Paris sous Charles V, Hugues Aubriot, Positions des Mémoires présentés à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris, 1896. A. Picard, Bureau de la Rivière, Positions des thèses de l'École des Chartes, année 1889.

[8] Sur le duc de Berri, voir Boudet, Thomas de la Marche, p. 172.