HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — LES PREMIERS VALOIS ET LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1422).

LIVRE II. — LES CRISES DU RÈGNE DE JEAN LE BON[1].

CHAPITRE I. — LES MALHEURS DU ROI JEAN[2].

 

 

I. — LES DÉBUTS DU ROI JEAN.

JEAN, fils aîné de Philippe VI et de Jeanne de Bourgogne, était né  en 1319. Depuis 1332, il portait le titre de duc de Normandie, qui rappelait de si glorieux souvenirs. La même année, à treize ans, il avait épousé Bonne de Luxembourg, fille du roi Jean de Bohème, qui en avait seize. De très bonne heure il put apprendre son métier de roi. Il fut chef de guerre en Hainaut contre les Anglais en 1340, puis en Bretagne contre Jean de Montfort en 1341. En 1344, il alla en Languedoc comme lieutenant du roi et seigneur de la conquête des parties du Languedoc. Ces débuts avaient été inquiétants. Le futur roi de France s'était montré très avide d'argent et s'en était procuré par tous les moyens, sans respecter aucun droit. Il n'avait pas réussi à la guerre. Au printemps de 1346, avec de grandes forces, il avait assiégé inutilement, quatre mois durant, la place d'Aiguillon. A cette occasion, il avait montré, par sa résistance aux bons conseils, combien il était lent à informer et dur à ôter d'une opinion.

Jean alla se faire sacrer à Reims, le 26 septembre 1330. A son retour à Paris, les fêtes qu'on lui donna furent suivies d'un acte imprévu et tragique. Le connétable Raoul de Brienne, comte d'Eu et de Guines, un des plus courtois et des plus gracieux chevaliers de France et des plus larges, fait prisonnier à Caen en 1346 et frappé d'une rançon énorme, revint en France à la fin d'octobre 1350. Jean reçut fort bien celui qui tant avait perdu et travaillé pour le roi et pour son royaume. Mais un jour, à l'hôtel de Nesle, le connétable fut arrêté en présence du roi par le prévôt de Paris, et Jean jura que jamais ne dormirait qu'il ne lui aurait fait couper la tête. Le 18 novembre, au jour levant, à l'hôtel de Nesle même, sans autre forme de procès, devant le duc de Bourbon et plusieurs barons, Robert de Brienne fut décapité. Plusieurs chroniqueurs ont rapporté les bruits qui circulaient alors dans le peuple, car la noblesse n'osait rien dire. Selon les uns, le connétable fut victime de l'ambition de Charles d'Espagne — dont il sera parlé tout à l'heure — à qui le roi ne refusait rien. Selon les autres, il aurait perdu au jeu les sommes données par le trésor royal pour sa rançon, et, afin de recouvrer sa liberté par la trahison, il aurait entretenu une correspondance avec le roi Édouard et le duc de Glocester et promis de livrer aux Anglais son château de Guines. Quoi qu'il en soit, cette exécution clandestine avait l'air d'un meurtre.

Le roi alla ensuite visiter le pape à Avignon, puis il entreprit, au début de 1351, une sorte de tournée en Languedoc. Chemin faisant, il distribua les dépouilles de sa victime, et fit connétable Charles d'Espagne. Ce personnage appartenait à la maison de la Cerda et descendait des rois de Castille et des rois de France. C'était un vaillant et beau chevalier, à peu près du même âge que le roi, et il avait été élevé avec lui. Le grand nombre et la qualité des faveurs dont il fut comblé étonnèrent et furent suspectes. On disait que le roi n'avait autre Dieu que lui.

Au reste, le roi Jean s'entourait mal.

Avant son avènement, il avait donné sa confiance à Simon de Buci, fils d'un obscur homme de loi. Simon, magistrat docile, était devenu très vite premier président au Parlement ; Jean rayait fait son conseiller et son chancelier en Normandie et l'avait emmené en Languedoc en 1344. Buci, en Languedoc et en Normandie, avait certainement abusé de ses pouvoirs, puisqu'il fallut lui donner des lettres de rémission. Sous le nouveau règne, il fut appelé au Conseil Secret, dont il devint le membre le plus exact et le plus influent. Il reçut de grandes gratifications aux moments où les finances royales étaient dans le pire état. Après une grave maladie qu'il fit en 1353, le roi, pour lui éjouir le cœur, lui accorda un pardon général, et, par de nouvelles lettres de rémission, le déclara innocent comme au jour de son baptême.

Robert de Lorris, fils d'un paysan du Gâtinais, fut fait chevalier, chambellan du roi, mettre des Requêtes, maître des Comptes, membre du Grand Conseil. Il reçut des domaines, des châteaux, des maisons et de grosses sommes d'argent. Tous les profits lui étaient bons ; il empruntait les chevaux de l'Hôtel royal, qu'il oubliait régulièrement de faire rentrer dans les écuries du roi. Il maria ses enfants dans les plus nobles familles. En 1354, ce favori, que le roi chargeait des plus grandes affaires, fut soupçonné de trahison et se sauva. L'année suivante, le vendredi saint, il reparut, et supplia le roi très humblement, genoux fléchis et mains jointes, en grands pleurs et larmes, de tout lui pardonner en la remembrance de Jésus-Christ ; Jean pardonna et Lorris continua de trahir. — Jean Poilevilain, autre conseiller très écouté, souverain mettre des monnaies et mettre des Comptes, avait été en prison sous Philippe VI pour plusieurs cas criminels et civils, et, par prudence, s'était fait donner des lettres de rémission avant que l'affaire fût jugée.

Enfin, Nicolas Braque, bourgeois de Paris, maure des monnaies, maître des Comptes, trésorier, maure d'hôtel et conseiller, s'était rendu coupable d'odieuses vengeances personnelles ; il avait tenté d'assassiner un garde des monnaies trop consciencieux ; très avide d'argent, il avait fondé une sorte de compagnie de change, qui acquérait à vil prix des créances sur le Dauphin, puis en obtenait par faveur le remboursement intégral. Devenu, avec le titre de trésorier, le véritable gouverneur des monnaies et finances, il révéla à sa compagnie les secrets de la fabrication des monnaies et traita directement avec elle pour l'achat du billon et des matières précieuses. Il peupla l'administration de ses créatures, officiers de son amitié et accointance, qui n'étaient à ce bons et profitables, ni suffisants[3].

Le roi laissa le champ libre à ces mauvais conseillers. Il était tout occupé de fêtes, de banquets et de tournois, et il aimait à la passion les riches habits, les belles pièces d'orfèvrerie et les meubles précieux. Inspiré sans doute par quelque souvenir de la Table Ronde, ou bien pour imiter l'ordre de la Jarretière, que venait de fonder Édouard III, il créa l'ordre de l'Étoile à l'honneur de Dieu, de Notre-Dame et en exhaussement de chevalerie et accroissement d'honneur. Le siège de cette compagnie, composée des cinq cents plus suffisants chevaliers du royaume, fut établi à Saint-Ouen dans le manoir des Valois, appelé la Noble Maison, d'où vint le nom de chevaliers de Notre-Dame de la Noble-Maison. Les insignes étaient une cotte blanche, un surcot vermeil ou blanc, un chaperon vermeil et un anneau orné d'émaux de dessin fort compliqué. Les chevaliers devaient lever bannière vermeille semée d'étoiles avec une image de Notre-Dame brodée en blanc. Tous les ans, une grande fête de l'ordre sera célébrée la veille de la fête de Notre-Dame de mi-août, à la chapelle de la Noble Maison. Un banquet sera donné dans la salle du manoir, ornée des armes et timbres des chevaliers. A cette fête plénière, devra chacun des compagnons raconter toutes ses aventures, sur son serment, qui avenues lui étaient en l'an, aussi bien les honteuses comme les honorables ; deux clercs enregistreront les récits.

La première grande fête fut fixée au 6 janvier 1352. Le roi avait fait les frais des costumes. La Noble Maison fut ornée de tapisseries, de tentures d'or et de velours, d'étoiles et de fleurs de lis d'or, de meubles d'apparat dorés et sculptés à jour. Il y eut messe solennelle, et des banquets où la grosse gaîté des chevaliers de ce temps se donna carrière ; car la vaisselle d'or fut froissée et brisée, et, de plus, des draps d'or et d'argent furent volés. Pendant ce temps-là les Anglais entraient par trahison à Guines, dont le capitaine festoyait à Saint-Ouen parmi les chevaliers de l'Étoile.

 

II. — LE ROI DE NAVARRE[4].

LE ROI JEAN trouva son plus grand ennemi dans la famille royale.  Le roi Charles de Navarre n'avait pas encore vingt ans. Il était arrière-petit-fils de Philippe le Hardi par son père Philippe d'Évreux et petit-fils de Philippe le Bel par sa mère Jeanne de France : saint Louis, comme on a dit, était deux fois son aïeul. Par sa mère Jeanne de France, fille de Louis X, il était le male le plus proche des derniers Capétiens directs, et, s'il était né quelques années plus tôt — il naquit en 1332 — ses droits auraient, en 1328, primé ceux du roi d'Angleterre. Ses père et mère avaient abandonné toute prétention à la couronne en reconnaissant pour rois d'abord Philippe V, puis Philippe VI ; mais Charles considérait que ses parents n'avaient pu légitimement renoncer, avant sa naissance, à un droit qui n'appartenait qu'à lui seul. Il se croyait donc des titres à la couronne de France.

Il était petit de taille, dit le Religieux de Saint-Denis qui le vit de près, d'un esprit vif et d'une grande pénétration ; il avait une éloquence facile et naturelle. Son adresse était merveilleuse ; il avait une rare affabilité qui le distinguait de tous les autres princes. Il possédait le royaume de Navarre, et, en France, le comté de Mortain, le comté d'Évreux à titre de pairie, Nonancourt, Longueville avec plusieurs terres dans le pays de Caux, et, dans les vallées de la Seine et de l'Eure, Mantes, Meulen, Nogent-le-Roi, Anet, Paci, Bréval, etc. Il avait perdu son père, le comte d'Évreux, en 1343, puis sa mère Jeanne de France, en 1349, et restait livré à lui-même[5].

Le roi Jean fut d'abord très bon pour lui ; il le déclara majeur. lui accorda la jouissance de ses revenus, le fit son lieutenant en Languedoc, de juin à octobre 1351, enfin le maria à sa propre fille qui n'avait que huit ans. La petite reine reçut un trousseau magnifique, des robes de soie brochée d'or et de velours, des gobelets et des aiguières d'or, des tapis, des chaperons brodés de perles, des boutons d'or et de diamants. Mais Jean ne donna pas la dot promise et refusa à son gendre les terres qu'il sollicitait. Au même moment, il comblait de ses grâces son favori le connétable Charles d'Espagne et lui donnait le comté d'Angoulême, que la reine Jeanne de Navarre avait possédé jusqu'en 1349. Alors Charles de Navarre prit en haine le connétable.

Un jour, en présence du roi, le connétable démentit Philippe de Navarre, frère de Charles. Une lutte au couteau aurait suivi, si le roi n'était intervenu. En se retirant, Philippe de Navarre dit à son adversaire que bien se gardât des enfants de Navarre. Peu de temps après, le connétable fut surpris dans Laigle par une troupe que conduisaient les frères de Navarre, et où se trouvaient les d'Harcourt et d'autres chevaliers de Normandie. Charles n'entra pas dans la ville ; mais Philippe et ses compagnons pénétrèrent jusqu'à Charles d'Espagne, et tant angoisseusement, vilainement et abominablement, l'appareillèrent, qu'ils lui firent quatre-vingts plaies (8 janvier 1354). Le roi de Navarre se vanta publiquement de ce meurtre : il écrivit aux bonnes villes, à l'Université, au Conseil du roi, au pape pour annoncer qu'il avait accompli une juste vengeance. Le roi Jean resta quatre jours sans prononcer un seul mot ; puis il jura moult grand serment que jamais en son cœur joie n'aurait, jusqu'à ce qu'il en fût vengé.

Pendant que Jean faisait instruire l'affaire par la Cour des pairs, Charles de Navarre — Charles le Mauvais, comme on l'appelait — envoyait un messager au fils d'Édouard III, duc de Lancastre, alors à Malines, qui tout de suite lui avait offert son appui[6]. Il correspondait aussi avec le roi d'Angleterre, auquel il écrivait : Et si ai de beaux et bons châteaux en Normandie et ailleurs, fort bien garnis et bien appareillés ; et certes, si [le roi Jean] commence, je lui porterai tel dommage qu'il ne l'amendera jamais. Et plus loin : Veuillez présentement mander à vos capitaines de Bretagne que, tantôt que j'enverrai devers eux, ils soient tout prêts d'entrer en Normandie à mon aide, et leur y baillerai si bonne et si sûre entrée comme ils voudront. Et, très cher cousin, veuillez savoir que tous les nobles de Normandie sont passés avec moi à mort et à vie.

Le roi Jean s'inquiéta. Si Charles le Mauvais s'entendait avec les Anglais, il pourrait les faire entrer en Normandie et les mener aux portes de Paris, dans ses villes de Mantes et de Meulan. Plusieurs princes s'entremirent et un accord fut conclu à Mantes, le 22 février 1354. Les stipulations, réglées par Robert de Lorris et l'évêque de Laon, en étaient humiliantes et désastreuses pour le roi de France, qui donnait au roi de Navarre le comté de Beaumont, les châtellenies de Breteuil et de Conches, les vicomtés de Pont-Audemer et d'Orbec, le Clos de Cotentin, avec les vicomtés de Valognes, de Coutances et de Carentan. Charles devait posséder ces terres aux mêmes droits qu'un duc de Normandie ; il pourrait y tenir échiquier, c'est-à-dire cour souveraine, deux fois par an. Les complices du meurtre du connétable étaient pardonnés et devenaient vassaux du roi de Navarre. Charles le Mauvais ne faisait d'autre concession que de souscrire à une renonciation définitive à la Champagne. On s'étonna fort de tout cela, et les négociateurs furent soupçonnés de s'être laissé corrompre. Le roi de Navarre en conçut beaucoup d'orgueil, et, quand il alla à Paris recevoir son pardon, le 4 mars suivant, il fit une figure hautaine.

Moins d'un an après, les brouilleries recommençaient. Charles le Mauvais, lui aussi, était très mal entouré ; il n'avait pour le conseiller que des intrigants et des aventuriers. Il trouva l'exécution du traité de Mantes trop lente. Au mois d'octobre 1354, le pape intervient pour sauvegarder la paix, mais en novembre la rupture est consommée. Le roi de Navarre quitte brusquement la cour, se retire en secret en Normandie, puis gagne Avignon et, de là, se réfugie dans le royaume de Navarre. Le roi Jean envoya des hommes d'armes occuper les forteresses navarraises de Normandie.

A Avignon, Charles avait rencontré le duc de Lancastre. Dans des conférences secrètes qui se renouvelèrent à l'insu du pape durant quinze nuits, une invasion commune en Normandie fut projetée, et même on convint d'un partage du royaume de France : Édouard III deviendra roi de France ; le roi de Navarre aura la Normandie, les comtés de Champagne, de Brie, de Chartres, de Bigorre, de Toulouse, les sénéchaussées de Languedoc et fera hommage à Édouard. Peu après, il y eut un commencement d'exécution : Lancastre, avec une flotte qu'il avait été chercher en Angleterre, s'avança jusqu'à Guernesey ; Charles le Mauvais amena des hommes d'armes à Cherbourg. Le roi de France, qui n'était pas prêt, s'humilia une seconde fois. Un accord fut conclu à Valognes, le 10 septembre 1355 : moyennant quelques formalités sans importance, le roi de Navarre obtenait une amnistie entière pour lui, ses frères et ses partisans. Les héritiers de Charles d'Espagne étaient abandonnés par le roi, qui promettait, en outre, satisfaction à Charles le Mauvais pour toutes ses réclamations d'argent.

 

III. — LA GUERRE DE 1351 A 1355[7].

LES faiblesses s'expliquent sans doute par la guerre contre les Anglais, qui avait recommencé la seconde année du règne de Jean.

Les trêves conclues entre Philippe VI et Édouard III avaient expiré en avril 1351. Pour se procurer de l'argent, le roi avait tenu en personne à Montpellier, le 8 janvier 1354, les États de Languedoc. Les députés s'étaient plaints beaucoup des officiers royaux et sans doute n'avaient rien accordé. Les États de Languedoïl s'étaient réunis à Paris le 46 février. Le clergé seul avait octroyé des subsides. Les nobles et les députés des villes avaient demandé à retourner dans leurs pays pour conférer avec ceux de leur condition. Pour avoir la réponse, au mois d'avril et de mai, Jean avait convoqué une série d'assemblées provinciales, qui, moyennant de belles promesses et de larges concessions, s'étaient engagées enfin à financer. En même temps, d'août 1350 à mai 1351, la valeur des monnaies était abaissée, si bien que la valeur absolue de la livre tournois en espèces d'argent tomba de 5 fr. 79 à 4 fr. 34.

Des lieutenants furent envoyés aux frontières. Un règlement très précis sur les gens d'armes fut publié : la solde était fixée pour les bannerets, chevaliers, écuyers, valets et gens de pieds ; les gens d'armes devaient être répartis en routes d'au moins vingt-cinq, sous les ordres d'un capitaine ; il est ordonné que la revue de leurs armes et de leurs montures sera faite en détail deux fois par mois à l'improviste ; on ne pourra changer de chef sans perdre ses gages, ni se retirer sans autorisation ; les capitaines, les lieutenants du roi et les maréchaux jureront d'observer cette ordonnance et seront punis sans épargne s'ils l'enfreignent. C'était un effort sérieux pour mettre de la discipline dans la cohue militaire.

Cependant la campagne de 4351 fut insignifiante. En Bretagne seulement, il y eut une action d'éclat. Au mois de mars, deux capitaines, l'un Anglais, Bremborough, établi à Ploërmel, l'autre Français, Beaumanoir, établi à Josselin, se défièrent ; la cause du défi fut, parait-il, l'indignation qu'inspiraient à Beaumanoir les traitements infligés par les Anglais aux paysans. Chacun des deux adversaires devait amener avec lui trente compagnons. La rencontre eut lieu le 25 mars 1351 à la Mi-Voie, près de Ploërmel[8]. Les compagnons de Beaumanoir étaient de race bretonne ; Bremborough avait avec lui vingt Anglais, six Allemands et quatre Bretons. La bataille dura toute la journée ; les adversaires ne s'arrêtèrent qu'un moment pour se désaltérer. A la seconde attaque, les Bretons prirent l'avantage. On sait le mot de Geofroi du Bois à Beaumanoir, qui se plaignait de la soif : Bois ton sang, Beaumanoir, et la soif te passera ! Au soir, tous les combattants étaient blessés ; Bremborough et six Anglais avaient été tués ; le reste demeura prisonnier des Bretons. Ce fut pour les contemporains comme le jugement de Dieu. Mais un combat singulier ne pouvait changer le cours des événements. Les opérations continuèrent en Bretagne : au mois d'août On le maréchal Gui de Nesle tenta de surprendre Mauron, entre Ploërmel et Montfort. Comme presque toujours, les Français avaient l'avantage du nombre et pourtant ils se laissèrent battre. Parmi leurs huit cents morts, était la meilleure partie de la noblesse bretonne fidèle à la France. Après cette bataille, les hostilités languirent.

D'ailleurs des trêves suspendirent la guerre entre les deux rois, à partir du 30 septembre 1351. Trois années furent employées à négocier une paix que, malgré tout le zèle d'Innocent VI, les exigences des Anglais et les incertitudes du roi Jean rendirent impossible : c'est à la fin de la troisième année que le Navarrais avait négocié avec Lancastre le partage de la France.

En 1355, comptant sur l'appui du roi de Navarre, Édouard III entreprit une nouvelle invasion ; mais il débarqua trop tard à Calais, à la fin d'octobre. On était jà bien avant dans l'hiver. Charles le Mauvais venait de se réconcilier à Valognes avec le roi de France. Édouard fit en Artois une courte campagne, afin d'avoir hâtive bataille. Le roi Jean de son côté avait réuni une armée à Arnicas. Les deux adversaires échangèrent des provocations ; mais quand Édouard III offrit la bataille, Jean la refusa, et quand Jean la proposa, Édouard III n'y était plus décidé.

La guerre fut plus sérieuse dans le Midi. Les seigneurs gascons, fidèles à l'Angleterre avaient réclamé, à la fin des trêves, la présence du prince de Galles ; ils étaient inquiets des progrès de Jean d'Armagnac, un des plus puissants barons du Midi que le roi de France avait pris à son service et qui avait enlevé aux Anglais un grand nombre de places fortes[9]. Le 20 septembre, le prince de Galles — le Prince Noir, comme on l'appela à cause de la couleur de son armure — était donc arrivé à Bordeaux, comme lieutenant de son père.

Il allait commander en chef pour la première fois. Il avait alors vingt-cinq ans, les belles manières de la chevalerie, des goûts de luxe et de faste, avec la dureté anglo-saxonne. Le 5 octobre, il partit avec quatorze mille hommes d'armes, traversa Langon, Baza.t, Castelnau et alla ravager l'Armagnac : Si, écrit-il, n'était nulle journée que villes, châteaux et forteresses n'étaient pris par aucune de nos batailles. De là, les Anglos-Gascons revinrent sur la Garonne et passèrent à une lieue de Toulouse. Piller cette belle terre de Languedoc était le rêve de tous les pauvres Gascons des Landes, car était moult riche et plantureuse n. Ils se déversèrent sur le pays entre Toulouse et Carcassonne. Les habitants de Carcassonne voulurent défendre les quartiers des bords de l'Aude ; le prince fit brûler la basse ville, malgré les prières des gens d'Église et l'offre d'une rançon de 250.000 écus d'or. Capestang se racheta pour 40.000 écus à livrer dans les cinq jours ; mais, avant l'expiration du délai, la ville reçut des renforts, ferma ses portes et refusa de payer. Les Anglais passèrent leur chemin. Le 8 novembre, ils arrivaient près de la mer de Grèce, à Narbonne, qui leur rappela Londres ; le bourg seul fut pris et brûlé. A Montpellier et à Avignon, on était affolé. Deux évêques, ambassadeurs du pape, se présentèrent au camp du prince, qui les fit attendre deux jours avant même d'ouvrir leurs lettres d'audience ; puis, quand il les reçut, il les renvoya à son père qui venait de débarquer à Calais. Au reste, il ne savait que devenir : Et illec, dit-il, primes notre conseil vers où nous pourrions mieux traire.

L'hiver approchait, et deux armées françaises se mettaient en campagne. Le prince se dirigea vers Bordeaux par une autre route. Il s'engagea par une autre route, passant à Limcux, Mazères, Mezin, et regagna la Garonne. Les Anglais rentrèrent ainsi dans leurs marches sans avoir été inquiétés. Le 28 novembre, à Mézin, l'armée fut licenciée pour l'hiver. Le 9 décembre, le prince arrivait à Bordeaux, très glorieux de cette lucrative chevauchée, qui avait ruiné plus de cinq cents localités : au dire d'un conseiller du Prince Noir, depuis le commencement de la guerre, on n'avait pas encore vu telle destruction.

 

IV. — LES ÉTATS DE 1355[10].

UNE nouvelle attaque était certaine pour l'année suivante, et le trésor royal était vide. Les États des divers pays avaient accordé, au début de 1335, des subsides qui, perçus avec difficulté, suffisaient à peine à la défense locale. Le 26 septembre, le roi avait dû surseoir pour six mois au paiement de ses dettes et des gages de ses officiers. Il n'était plus possible d'altérer davantage les monnaies, à moins de les réduire à néant : quatre-vingt-un actes les avaient modifiées depuis 1330 ; la livre tournois, qui représentait encore 17 fr. 37 en espèces d'argent en 1336, était descendue jusqu'à 1 fr. 73. Et des ordonnances, pour compenser les effets de cette dépréciation, rendaient les prix obligatoires et contraignaient dans les villes toute personne saine à travailler pour gagner sa vie, sous menace de bannissement, de prison ou de marque au fer chaud.

Depuis dix ans, toutes les fois qu'ils avaient été convoqués, les États Généraux s'étaient montrés de plus en plus exigeants et de plus en plus avares de subsides, et, d'autre part, des États Provinciaux avaient, comme on l'a vu, réclamé et obtenu l'administration des subsides accordés par eux. Ces dispositions d'esprit, cette défiance, ces empiétements sur l'autorité royale devaient inquiéter le roi, mais il ne pouvait se passer du concours de ces assemblées. Les États de Languedoïl furent donc convoqués pour la fin de novembre. Ils se réunirent dans la Chambre du Parlement, grande salle longue de cent vingt pieds, large de cinquante, au milieu de laquelle était la Table de Marbre ; le long du mur étaient rangées les statues des rois de France. Le roi donna la parole à son chancelier, Pierre de la Forêt, archevêque de Rouen, qui requit une aide pour les frais de la guerre, et promit forte monnaie et durable. Les trois ordres répondirent, chacun par la bouche de son orateur, qu'ils étaient tous prêts de vivre et de mourir avec le roi et de mettre corps et avoir en son service. L'orateur des bonnes villes fut le prévôt des marchands de Paris, Étienne Marcel.

Étienne Marcel était un drapier[11] ; il appartenait donc à l'aristocratie bourgeoise de la Cité, les drapiers formant un des six grands métiers du commerce parisien. Son grand-père, Pierre Marcel, habitait dans l'île de la Cité, paroisse Saint-Barthélemi : à la taille de 1292, il fut un des plus imposés de Paris. La famille de Marcel était alliée aux grandes familles bourgeoises, aux Coquatrix, aux Poilevilain et autres, qui avaient fourni à la royauté un grand nombre de ses officiers de finances. Marcel tenait donc par des liens de parenté à ce monde de financiers bourgeois, dont il devait tare l'ennemi acharné.

Il était né au plus tard vers 1316, et s'était marié deux fois, d'abord à Jeanne de Dammartin, puis à Marguerite des Essarts, fille de Pierre des Essarts, riche bourgeois en relations d'affaires avec. Philippe VI et Jean le Bon. Sa seconde femme lui avait apporté une très grosse dot de 3.000 écus d'or ; il eut d'elle six enfants. Il était établi dans la Cité, rue de la Vieille-Draperie, en face du Palais, et faisait partie des grandes confréries de Notre-Dame et des Pèlerins de Saint-Jacques, qui réunissaient l'élite de la bourgeoisie parisienne. Son commerce le mettait en relations avec les drapiers de Gand et de Bruxelles ; il y avait d'ailleurs à Paris beaucoup de drapiers flamands. On peut penser que Marcel avait de l'admiration pour les grandes communes de Flandre et qu'il savait l'histoire d'Artevelde. Au reste, l'homme qui allait jouer un si grand rôle nous est mal connu : aucune miniature ne nous donne la physionomie authentique du prévôt des marchands ; aucun témoignage écrit ne nous révèle clairement son caractère ni ses intentions.

Les trois ordres, après avoir entendu le chancelier, demandèrent à parler ensemble, s'il était utile, mais sans se fondre en une seule assemblée. Les délibérations paraissent avoir duré assez longtemps dans les premiers jours de décembre. Les États, à la différence de ceux qui avaient précédé, se crurent le pouvoir de traiter, et ils accordèrent le subside nécessaire à l'entretien de trente mille hommes d'armes.

L'ordonnance du 28 décembre 1355 nous fait connaître en détail comment fut établi ce subside ; c'est la première partie de l'œuvre des États : elle est capitale. Pour la solde de ces trente mille hommes d'armes, il sera levé une imposition de 8 deniers par livre sur toutes les marchandises vendues, et une gabelle sur le sel. Les impositions seront payées par tout le monde, sans ce que nul s'en puisse dire franc ou exempt, de quelque état, condition ou dignité qu'il soit ou de quelconque privilège qu'il use. Nous voulons, dit le roi, que nous-même, notre très chère compagne, la reine, notre très cher fils, le duc de Normandie, et tous nos autres enfants et ceux de notre lignage contribuent pareillement aux dites gabelles et impositions.

La concession faite en 1348 à la Normandie et au Vermandois est étendue à tout le pays de Languedoïl : dans chaque diocèse seront ordonnées et députées par les Trois États certaines personnes bonnes et honnêtes, solvables et loyales ; ces députés procéderont à l'assiette et surveilleront la levée du subside. Au-dessus d'eux seront ordonnées et établies par les États neuf personnes bonnes et honnêtes, de chacun État trois, qui seront généraux et superintendants sur tous les autres. Ils ne seront chargés d'aucune recette, ni de faire compte aucun, mais ils formeront une juridiction devant laquelle les députés particuliers porteront tous les litiges. La recette sera confiée à des receveurs spéciaux, choisis dans chaque pays par les députés des États. A côté des superintendants seront placés deux receveurs généraux, prud'hommes et bien solvables, désignés par les États ; si bien que tout le personnel de l'impôt est issu des États et ne relève que d'eux seuls.

De l'argent, rien n'ira au roi ni à ses officiers ; tout est destiné aux troupes. Défense est faite aux officiers royaux de toucher aux deniers du subside. Les députés ne bailleront, dit le roi, ni distribueront le dit argent à nous ni à autres fors aux gens d'armes. Tout ordre contraire à ces dispositions sera nul et non avenu : Et si, par importunité ou autrement, aucun impétrait lettres ou mandements de nous ou d'autres au contraire, les dits députés, commissaires ou receveurs jureront aux Saints Évangiles de Dieu qu'aux dites lettres ou mandement n'obéiront.

Les États ont pris encore d'autres précautions. Ils doivent se réunir après trois mois, le 1er mars 1356, pour voir et ouïr le compte de ce qui sera fait, baillé et distribué et pour décider s'il y a lieu de maintenir et d'augmenter l'imposition ; ils se réuniront encore le 30 novembre 1356 à la Saint-André, pour aviser de nouveau sur le fait de nos guerres, l'aide n'ayant été votée que pour une année. Évidemment, et non sans raison, ils n'ont aucune confiance dans l'administration royale ; ils se substituent à elle.

Ils ont obtenu du roi Jean d'autres concessions beaucoup plus graves encore, et qui limitaient singulièrement l'exercice du pouvoir royal. Le roi reconnaît que si, au temps à venir, il a autres guerres, la délibération des Trois États devra précéder toute levée d'aide convenable. L'arrière-ban, représenté le plus souvent par une taxe en argent, ne sera crié que par le conseil des députés ou de plusieurs des Trois États, et seulement en cas de pure et évidente nécessité. Indirectement, par l'intermédiaire des neuf superintendants qui les représentent, les États ont part au choix des généraux maîtres des monnaies. Ce sont leurs délégués qui organisent les troupes royales, reçoivent les montres et payent les hommes d'armes. La royauté n'étant pas capable de faire la police du royaume, le peuple y pourvoira. Le droit de résistance par voie de coalition est reconnu à tous contre les officiers royaux qui voudraient prendre l'argent du subside, contre ceux qui indûment s'arrogeraient le droit de prise, et contre les soldats pillards : Et si ceux sur qui l'on voudra prendre, est-il dit à propos des prises abusives, ne sont pas assez forts pour résister aux preneurs, ils pourront appeler aide de leurs voisins et des villes prochaines, lesquelles se pourront assembler par cri ou autrement, selon ce que bon leur semblera, sans son de cloche, pour résister aux preneurs, et s'ils voulaient battre, vilainer ou faire force, l'on se pourrait revenger par semblable manière, sans encourir peine et amende.

Telle est la première grande tentative faite par les États Généraux contre l'absolutisme commencé de la royauté. lis avaient porté indirectement contre le régime un jugement d'une très grande sévérité, mérité par les prodigalités du roi, les pilleries des petits officiers, les scandaleux excès des grands et la mauvaise police du royaume. Mais l'œuvre qu'ils entreprenaient allait être tout de suite compromise par l'insuccès même des impositions, au payement desquelles toute leur action était subordonnée.

La levée du subside, en 1356, rencontra en effet une vive opposition ; il y eut résistance à Melun, à Arras, en Normandie. Quand les États se réunirent, comme il avait été dit, le 1er mars, on y constata que l'imposition ne rentrait pas. Un nouveau subside fut voté à la place des précédents ; c'était un impôt sur le revenu, progressif en sens inverse de la richesse, puisque le revenu de 10 livres était taxé à raison de dix pour cent, tandis que le revenu de 1.000 livres l'était à 2.20 pour cent ; et même les nobles ne payaient rien au delà de 5.000 livres de revenu, ni les non-nobles au delà de 1.000 livres. Une pareille disposition révèle toute la puissance, dans les assemblées, des privilégiés et des bourgeois enrichis. L'administration de ces taxes fut encore attribuée aux députés des États. Puis l'assemblée fut ajournée au 8 mai ; quand elle se réunit, elle apprit que l'aide nouvelle se levait aussi mal que la précédente. Deux nouvelles taxes sur le revenu, au taux moins inique de quatre pour cent au-dessous de 100 livres et de deux pour cent au-dessus, furent encore octroyées.

D'autre part, les États des sénéchaussées du Midi furent convoqués à Toulouse, le 26 mars 1356. Après huit jours de discussion, ils accordèrent pour un an une imposition sur les marchandises et une gabelle, mais sous conditions : le dauphin viendra diriger la guerre en Languedoc ; le subside sera établi et levé par les villes et leurs députés ; personne n'en sera exempté. Les concessions étaient donc analogues à celles qui avaient été faites aux États de Languedoïl. Mais les deux parties du royaume avaient une vie politique séparée, et, par là, se trouvait affaiblie l'action politique qui semblait s'engager contre le pouvoir royal.

 

V. — L'EXÉCUTION DE ROUEN[12].

PENDANT que le gouvernement était aux prises avec les États, des bruits de complots commencèrent à circuler. Charles de Navarre avait, disait-on, associé le dauphin Charles[13] à ses projets ; il voulait l'envoyer en Allemagne près de l'Empereur, puis, pendant son absence, s'emparer du roi. Un chroniqueur accuse, d'autre part, le roi Jean d'avoir fait résoudre en Conseil la mort du roi de Navarre et de ses deux frères ; mais par un de ceux qui furent au Conseil fut dit secrètement aux enfants de Navarre qu'ils ne vinssent au dîner, si cher comme ils aimaient leur vie (s'ils tenaient à leur vie). Le dauphin aurait révélé à son père les projets du roi de Navarre, et c'est en récompense qu'il aurait reçu pour apanage, le 7 décembre 1355, le duché de Normandie. Il est impossible de savoir ce que valent ces racontars. Une fois de plus, on joua la comédie d'une réconciliation. Les deux rois et le dauphin jurèrent paix l'un à l'autre sur le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ consacré, lequel fut parti en trois parties, dont chacun eut sa part et l'usa corporellement.

Mais on sent tout de suite la main de Charles le Mauvais, dans les résistances qui se produisent en Normandie. Les demandes de subsides, présentées par le dauphin, aux États de ce pays sont accueillies par des protestations violentes. Les d'Harcourt, surtout le comte Jean et Godefroi, font de l'opposition au nouveau duc. On refuse par toute la Normandie de payer les impositions. Le roi de Navarre cherche à entraîner les villes dans un complot, qui devait le rendre maître du duché.

Le 5 avril 1336, à Rouen, où il tenait sa cour, le dauphin donnait un grand banquet ; les plus grands seigneurs du duché et le roi de Navarre y assistaient. Au milieu du repas, un sergent, du pommeau de sa masse, frappa contre le manteau de la porte et cria en haut tant qu'il put : Ohé ! ohé ! de par le roi que nul ne soit si hardi, qui de sa place se meuve, sous peine de la hart. Et l'on vit apparaître le maréchal d'Audrehem, l'épée à la main, puis le roi Jean se précipita vers le maitre dais et par-dessus la table prit le comte d'Harcourt par son corset de blanchet au droit de la poitrine et lui déchira : Or te tiens-je, dit-il, faux traître. Aujourd'hui ferai faire de toi justice, que saches que ta vie définira aujourd'hui. Puis il empoigna aux cheveux le roi de Navarre, et le secouant : Or sus !  traître, tu n'es pas digne de seoir à la table de mon fils. Par l'âme de mon père, je ne pense jamais à boire ni à manger, tant comme tu vivras. Les convives, levés et muets de terreur, regardaient ; un écuyer du roi de Navarre, Colinet Doublet, mit la dague au poing et si férit sur le roi, qu'il le sembla tuer ; mais il était si fort armé qu'il ne lui put mal faire. — Prenez-moi ce garçon et son maitre aussi, cria le roi, qui alla se mettre à table dans une autre salle.

Pendant qu'il mangeait, le bourreau prépara des charrettes ; le comte d'Harcourt, Colinet Doublet et trois autres y montèrent. Les prisonniers furent conduits au Champ du lardon. Le roi et le dauphin se tenaient à un jet de caillou des victimes, pour les bien voir en face. Le comte d'Harcourt demanda inutilement à parler au roi ; quand le bourreau le frappa, si sembla qu'il eût féru sur une potée de beurre, tant était gras, et eut six horions avant que la tête pût choir à terre. Restait le roi de Navarre, qu'on ne pouvait traiter ainsi. Avec quelques-uns de ses chevaliers, il fut promené de château en château, et enfin enfermé à Arleux en Picardie. Le peuple ne comprit pas ce drame et s'émut de pitié pour les victimes. On parla bien d'un complot avec les Anglais ; mais le comte d'Harcourt avait nié jusqu'à la mort, et le roi d'Angleterre protesta auprès du pape. L'affaire était et est restée mystérieuse. Le roi Jean poursuivait-il contre le roi de Navarre et le comte d'Harcourt la vengeance du meurtre de Charles d'Espagne ? Avait-il reçu quelque révélation sur le projet de partage que le roi de Navarre avait, en 1355, proposé au roi d'Angleterre ? Voulait-il enfin, avant la reprise des opérations militaires, couper court aux intrigues et aux résistances qui troublaient la Normandie ?

Le résultat le plus clair fut de rendre intéressant le roi de Navarre et de jeter définitivement ses partisans dans l'alliance anglaise. Les maisons d'Harcourt et de Navarre, qui tenaient la majeure partie de la Basse-Normandie, s'unirent et appelèrent Édouard III à leur aide. D'après un chroniqueur favorable au parti navarrais, Philippe de Navarre, très loyal chevalier du reste, reprit dans les formes son hommage au roi de France et le défia comme gentilhomme doit.

Jean ordonna la saisie des biens de Charles le Mauvais, de ses frères et de ses partisans. Godefroi d'Harcourt était alors sous le coup de poursuites devant le Parlement : un arrêt le bannit du royaume et confisqua ses domaines. Avant le 9 juin 1356, les troupes royales étaient entrées dans Évreux, capitale des fiefs navarrais en Normandie. Ce même mois, le duc de Lancastre, par mer, et Robert Knolles, par la Bretagne, amenèrent des renforts à Philippe de Navarre et à Godefroi. Anglais et Navarrais, partis du Cotentin, avancèrent en ravageant le pays jusqu'à Verneuil, aux limites de la Normandie, dans la direction de Paris. Le roi Jean arriva lentement, avec une lourde armée de près de cinquante mille hommes, pour repousser la colonne volante du duc de Lancastre. Près de Laigle, on se toucha presque ; la nuit les deux camps voyaient leurs feux. Mais le roi de France n'attaqua point, et l'ennemi rentra tranquillement à Montebourg le 13 juillet.

Godefroi d'Harcourt, cinq jours après, reconnaissait Édouard III comme roi de France et lui léguait ses biens. Mais, au mois de novembre, au gué de Saint-Clément sur la Vire, en attaquant une petite troupe royale, il fut abandonné par ses hommes ; il ne voulut ni se sauver ni se rendre : Aujourd'hui en suaire d'armes sera mon corps enseveli, dit-il, et il fut tué après avoir fait une admirable défense.

 

VI. — POITIERS[14].

LE roi Jean avait été sans doute arrêté en Normandie par les nouvelles qui commençaient à lui arriver du Midi.

Le prince de Galles avait conçu le projet très hardi d'aller, en partant de Guyenne, rejoindre le duc de Lancastre en Normandie. Il quitta Bordeaux au mois de juillet, avec une petite, mais solide armée, et traversa le Périgord, le Limousin, le Berri, la Touraine. Le 7 septembre, il était au bord de la Loire à Amboise, cherchant à passer le fleuve. On raconte que le duc de Lancastre et Philippe de Navarre étaient venus sur l'autre rive et que les deux armées se voyaient, mais il n'y avait ni gué ni pont qui ne fût gardé ou détruit, et le roi de France approchait.

Un mois après avoir quitté la Normandie, Jean concentrait ses forces à Chartres. De nouveaux hommes d'armes arrivaient du Hainaut, de Lorraine, d'Allemagne et d'Écosse. Nul chevalier ni écuyer n'était demeuré à l'hôtel, s'il ne voulait être déshonoré. Du 8 au 10 septembre, cette armée passa la Loire à Meung, à Orléans, à Blois, à Tours, à Saumur. Les Anglais, menacés d'être tournés et jetés sur la Loire, reculèrent dans la direction du Sud, afin de barrer à l'ennemi le chemin de la Guyenne, fut-ce au prix d'une bataille. Le 16 septembre, à Châtellerault, le prince de Galles apprenait que le roi l'avait dépassé et gagnait Poitiers. Il se remettait en marche ; le 17, il bousculait l'arrière-garde française et, à marches forcées, devançant ses bagages, allait s'établir à quelques kilomètres au Sud-Est de Poitiers, près de Maupertuis, sur une position très forte, comme avait fait Édouard III à Créci.

Le 18 septembre, l'armée anglaise était retranchée sur le rebord d'une sorte de plateau ondulé, appelé les Plains de Maupertuis, défendu sur les côtés par des pentes assez roides, coupées de haies et de fossés, et, en arrière, par la rivière du Miausson. Le matin du 19, le prince de Galles fit occuper aussi tout à côté une colline qui dominait son camp. Les Français arrivèrent sur le plateau. Les Anglais étaient environ dix mille, les Français cinquante mille, s'il faut en croire certains textes, en tout cas fort supérieurs en nombre à leur adversaire[15]. Le roi Jean, très confiant, monté sur un blanc coursier, regardait de fois en autres ses gens et louait Dieu de ce qu'il en voyait si grand'foison et disait tout en haut : Entre vous, quand vous étiez à Paris, à Chartres, à Rouen ou à Orléans, vous menaciez les Anglais et vous souhaitiez le bassinet en tête devant eux. Or y êtes vous, je vous les montre !

Eustache de Ribemont, bon chevalier, mais d'esprit borné, chargé du service de reconnaissance, explora de façon fort insuffisante la position des Anglais. Sur ses avis, la bataille fut décidée. Cependant de sages avertissements étaient donnés au roi de France. Le maréchal Jean de Clermont déclarait que ce serait folie d'assaillir les Anglais où ils sont ; il valait, mieux les cerner et les affamer. Mais comme le maréchal d'Audrehem semblait douter de son courage : Vous ne serez hui si hardi, dit Clermont, que vous mettiez le museau de votre cheval au c... du mien.

L'armée française était divisée en plusieurs batailles, la première commandée par le duc de Normandie, la seconde par le duc d'Orléans, frère du roi, la troisième par le roi lui-même ; elles devaient agir successivement. L'attaque fut faite par des hommes d'armes à cheval montés sur fleur de coursiers, ayant à leur tête le maréchal de Clermont, qui fut frappé à mort dès le début. Puis la première bataille entra en ligne. De leurs deux positions les archers anglais, bien à couvert, tiraient, en croisant leur tir, sur l'épaisse colonne des hommes d'armes français. Après une lutte acharnée, la bataille du duc de Normandie fut mise en déroute. Le second corps d'armée, commandé par le duc d'Orléans, ne fit rien et se déroba ; aucun récit ne parle de lui. Alors le roi, voyant cette déroute, fait mettre pied à terre aux chevaliers de sa bataille. Les Anglais semblaient épuisés ; leurs archers n'avaient plus de flèches, ils arrachaient celles des blessés ou se battaient au glaive. Mais avec quelques hommes d'armes et cent archers, un de leurs plus hardis capitaines, le captal de Buch[16], profitai :d d'un pli du terrain, tourna la dernière bataille française et y jeta le désordre. Sur le front, le roi Jean combattait en vaillant chevalier. Jean Chandos avait dit au prince de Galles : Adressons-nous devers votre adversaire le roi de France. Bien sais que par vaillance il ne fuira point. Le groupe où se tenait le roi de France était serré entre une carrière et une vigne. Godefroi de Charni, le parfait chevalier, abattit le premier qui voulut porter la main sur Jean, mais il fut tué, tenant la bannière de France entre ses bras. Enfin Jean et son troisième fils Philippe, qui ne l'avait point quitté, se rendirent à un chevalier d'Artois. A trois heures, tout était fini : Et là fut morte toute la fleur de la chevalerie de France, vingt-deux bannerets, deux mille quatre cent vingt-six hommes d'armes.

Le prince de Galles avait fait dresser sa bannière sur un haut buisson et corner ses ménestrels. On tendit pour lui un pavillon vermeil, où il se rafraîchit. Comme il demandait ce qu'était devenu le roi de France, ses deux maréchaux montèrent sur un tertre et aperçurent une grande flotte de gens d'armes tout à pied et qui venaient moult lentement. C'était Jean, que se disputaient des Anglais et des Gascons. Les maréchaux le dégagèrent et l'amenèrent au prince qui s'inclina devant lui et lui fit donner vin et épices, en signe de grand amour. A la nuit, il lui offrit un souper à Savigni et le combla de politesses chevaleresques. Le lendemain, soucieux avant tout de mettre en sûreté le roi de France, il reprit le chemin de Bordeaux à petites journées. Son armée était chargée de butin et encombrée de prisonniers. L'hiver était trop prochain pour qu'on pût faire le voyage d'Angleterre. Le prince et le roi Jean demeurèrent. à l'abbaye de Saint-André, à Bordeaux, jusqu'au Carême.

En avril 1337, après avoir conclu une trêve de deux ans, Jean et le prince s'embarquèrent ; la flotte resta vingt-quatre jours en route, et débarqua à Plymouth le 4 mai. Le 25, le roi Jean entrait à Londres, monté sur un blanc coursier, le plus beau et le plus grand qui fût en toute Angleterre, très bien armé et appareillé de tous points, et le prince de Galles sur une petite noire haquenée à côté de lui. La foule était si grande que le cortège, qui avait traversé à neuf heures le pont de Londres, arriva au palais de Westminster à midi seulement. Jean fut installé à l'hôtel de Savoie. Il devait rester en Angleterre trois ans et deux mois, qu'il passa à l'hôtel de Savoie, puis aux châteaux de Windsor, de Hertford et de Somerton, finalement à la Tour de Londres.

A l'hôtel de Savoie, le roi Édouard et la reine Philippa le visitaient souvent. Comme il n'était surveillé que de loin, il allait chasser et déduire toutes les fois qu'il lui plaisait autour de Londres. A Windsor, les seigneurs français prisonniers venaient lui tenir compagnie. Il assistait aux joutes et aux tournois. La dernière année seulement, en 1359, le régime devint plus sévère ; le roi fut obligé de renvoyer en France trente-cinq valets et serviteurs, mais il en gardait encore trente-six près de lui. Sa table était garnie des épices les plus rares ; de France, on lui envoyait de l'huile, des venaisons et du vin. Il avait des orgues, achetait une harpe et entretenait des ménestrels. Il s'offrait le plaisir d'un combat de coqs. L'acquisition d'une horloge portative l'intéressa vivement. Il lisait des romans de chevalerie, consultait son astrologue et se faisait égayer par son fou. Il était bon du reste et bienveillant ; il s'occupait de ses serviteurs malades, payait pour eux les médecins, les remèdes, et les enterrements, distribuait des aumônes, le plus souvent secrètes, aux couvents du voisinage. Il fit donner quelque argent à une pauvre femme de Londres, à qui un des lévriers du roi, qui allait ébattre, épandit son lait. Pour lui permettre de vivre ainsi, ses sujets, surtout les bourgeois des villes, lui envoyaient beaucoup d'argent, mais pas assez encore. Comme le vin de France était fort goûté en Angleterre, Jean en fit venir de Languedoc et le vendit ; et même il écoula ses mauvais vins, que ses maîtres d'hôtel placèrent en caché. Puis il se mit à vendre des chevaux. De la sorte, il attendit l'heure de la délivrance.

 

 

 



[1] SOURCES. Grandes Chroniques de Saint Denis (Chronique de Pierre d'Orgemont), VI, 1834. Jean de Venelle, Chronique, à la suite des continuations de Guillaume de Nangis, éd. Giraud. II, 1843. Richard Lescot, Chronique, éd. Lemoine, 1896. Chronique Normande, éd. Monnier, 1882. Chronographia regum Francorum, éd. Muranvillé, II, 1893, Chronique des quatre premiers Valois, éd. Luce, 1862. Jean le Bel, Les Vrayes Chroniques, éd. Polain, 1863. Froissart, Chroniques, éd. Kervyn de Lettenhove, V et VI, 1866, et éd. Luce. IV et V, 1873, 1874. Récits d'un bourgeois de Valenciennes, éd. Kervyn de Lettenhove, 1879. Pierre Cochon, Chronique Normande, éd. de Baurepaire, 1870. Robert d'Avesbury, De gestis mirabilibus regis Edwardi III, éd. E.-M. Thompson, 1889. Le Baker de Swynebroke, Chronicon, éd. E.-M. Thompson. 1889. H. Knighton, Chronicon, éd. Lumby, 1889. Matteo Villani, Istore florentine, éd. Racheli, 1857. Le héraut Chandos, Le prince Noir, éd. Fr. Michel, 1863. Secousse, Preuves de l'histoire de Charles le Mauvais, 1758. Rymer, Fœdera, etc., éd. de Londres, IV, 1869.

OUVRAGES À CONSULTER. La guerre de Cent Ans et la désolation des églises de France, I, 1899, très important pour l'histoire militaire jusqu'en 1380. Luce, La Jeunesse de Bertrand du Guesclin, 1876. B. Monnier, Étude sur la vie d'Arnoul d'Audrehem, 1883.

[2] OUVRAGES À CONSULTER. N. Valois, Le Conseil du Roi aux XIVe, XVe et XVIe siècles, 1888. L. Pannier, La Noble Maison de Saint-Ouen, 1872.

[3] Noël Valois, Le Conseil du roi aux XIVe, XVe et XVIe siècles, 1888, p. 7-15.

[4] OUVRAGES À CONSULTER. Secousse, Mémoires pour servir à l'histoire de Charles le Mauvais, 1758. Dupont, Histoire du Cotentin et de ses Îles, II, 1873. Izarn et Prévost, Le compte des recettes et dépenses du roi de Navarre en France et en Normandie de 1367 à 1370, Introduction, 1885. Delachenal, Premières négociations de Charles le Mauvais avec les Anglais, 1354-1355, Bibliothèque de l'École des Chartes, LIX, 1900.

[5] Le personnage de Charles le Mauvais aurait besoin d'être étudié d'une façon très approfondie. Perrens a tenté sa justification dans son ouvrage sur Etienne Marcel, 2e édit., 1875, et E. Meyer, son apologie, Charles, roi de Navarre, comte d'Évreux, 1898. Ni l'un ni l'autre n'est arrivé à un résultat satisfaisant.

[6] Cet appel ne dut pas prendre le duc de Lancastre à l'improviste. La correspondance entre les deux princes fait supposer que dans quelque circonstance antérieure, Charles le Mauvais avait déjà laissé entendre qu'il recourrait volontiers à l'alliance anglaise. Delachenal, Premières négociations de Charles le Mauvais avec les Anglais, Bibliothèque de l'École des Chartes, LXI, 237.

[7] OUVRAGES À CONSULTER. De la Borderie, Histoire de Bretagne, III, 1899. Moisant, Le Prince Noir en Aquitaine, 1894. D. Vaissette, Histoire générale de Languedoc, nouv. édit., IX, 1885.

[8] Voir le curieux poème, La bataille de XXX Anglais et de XXX Bretons, éd. Crepelet, 1835.

[9] Voir Breuil, Jean Ier d'Armagnac, Revue des Questions historiques, LIX, 1896.

[10] SOURCES. Ordonnances des rois de France, III, 1732.

OUVRAGES A CONSULTER. A. Desjardins, Les États Généraux, 1350-1614, 1873. Picot, Histoire des États Généraux, 2e édit., I, 1888. Vuitry, Études sur le régime financier de la France, nouvelle série, II, 1883.

[11] Les renseignements les plus authentiques sur la famille d'Etienne Marcel ont été donnés par Desprez, Les enfants d'Etienne Marcel, et I. Le Grand, La veuve d'Etienne Marcel, dans le Bulletin de la Société de l'histoire de Paris, 1897.

[12] OUVRAGE A CONSULTER. Delisle, Histoire du château et des sires de Saint-Sauveur-le-Vicomte, 1867.

[13] Le roi Jean avait alors quatre fils : l'aîné, Charles, né le 21 janvier 1337, dauphin de Viennois, va devenir duc de Normandie, c'est le futur Charles V ; le second, Louis, deviendra duc d'Anjou en 1356 ; le troisième, Jean, duc de Berri en 1360 ; le quatrième, Philippe, recevra le duché de Bourgogne en 1363.

[14] SOURCES. Eulogium historiarum, éd. Haydon, 1858-1863. Chronicle of London, éd. H. Nicolas, 1827. Douët d'Arcq, Comptes de l'Argenterie des rois de France au XIVe siècle, 1831. Duc d'Aumale, Notes et documents relatifs à Jean, roi de France, et à sa captivité, 1836.

OUVRAGE À CONSULTER. G. Köhler, Die Entwickelung des Kriegswesens und der Kriegführung in der Ritterzeit, II, 1886.

[15] L'histoire de la bataille de Poitiers présente encore beaucoup de difficultés. Voir les études critiques de E.-M. Thompson, dans les notes de la Chronique de le Baker de Swynebroke, p. 322-384, et du P. Denifle, La désolation des églises, etc., p. 120-134.

[16] Le captalat de Buch était le nom d'un des fiefs les plus importants de la région de Landes, près du bassin d'Arcachon.