HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — LES PREMIERS VALOIS ET LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1422).

LIVRE PREMIER. — L'AVÈNEMENT DES VALOIS ET LES DÉBUTS DE LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1350).

CHAPITRE V. — LE GOUVERNEMENT DE PHILIPPE VI[1].

 

 

I. — L'HOTEL DU ROI ET LES OFFICES[2].

PHILIPPE VI séjournait d'ordinaire à Paris ou à Vincennes, ou s'en allait chasser dans les forêts voisines à Saint-Germain, à Montmorenci et à Hallate. Il a très peu voyagé. Go :tee à cette vie ordonnée, l'Hôtel, dans les premières années du règne, eut une grande splendeur. En 1358, pour le service de la Paneterie, par exemple, on compte cinq panetiers, un clerc de la paneterie des nappes, un clerc de la paneterie du commun, trois porte-chappes, deux sommeliers, deux aides, un oublier, une lavandière, un charretier de la paneterie des nappes, en tout dix-sept personnes, qui touchent des gages, reçoivent de l'avoine, des chandelles, du bois. L'Échansonnerie, la Cuisine de bouche, la Fruiterie, l'Écurie, la Fourrière qui forment avec la Paneterie les Six Métiers de l'Hôtel, et, d'autre part, la Chambre aux deniers, la Chapelle, la Vénerie sont aussi bien garnies. A la tête de ces services sont le grand maitre de l'Hôtel, les maîtres de l'Hôtel et les chambellans, — on ne trouve pas moins, en 1332, de treize maîtres de l'Hôtel et chambellans, —tous bien pourvus de gages et de provisions. L'Hôtel compte, en outre, les titulaires des sinécures honorifiques qu'on appelle les Grands Offices, des chevaliers, toute sorte de clercs, d'huissiers et de valets, des sergents, des ménestrels, des sommeliers, des charretiers, des archers, des arbalétriers, jusqu'à des valets des arcs, une lavandière du chef du roi, un porteur de l'arbalète du roi, un garde des petits chiens du roi, un maitre des oiseaux de cage. Un grand nombre d'officiers et de gens attachés à l'Hôtel ont un ou plusieurs valets, aides ou pages et ont droit à des fournitures variées. Un service particulier, l'Argenterie, avec un argentier et un clerc, était chargé des meubles, vêtements et joyaux et traitait avec les marchands. La reine, le duc de Normandie, fils aillé du roi, le duc d'Orléans, son autre fils, avaient chacun leur hôtel. L'entretien de ces maisons coûtait cher. Pour l'année 1330 les dépenses montaient à 265.873 livres parisis ; vers 1335, elles atteignaient 271.933 livres parisis, soit plus du tiers du revenu ordinaire du royaume.

Dès l'année 1334, le roi avait dû supprimer aux gens de l'Hôtel leurs droits et avantages, ne leur laissant que leurs gages. La guerre imposa de plus sérieuses économies[3]. En 1350, la Papeterie n'a plus qu'un panetier, un clerc, un oublier, un sommelier, un aide de nappes, un garde-chambre, un porte-Chappe, un aide de paneterie, huit personnes, au lieu de dix-sept en 1328. L'Échansonnerie n'en a plus que neuf au lieu de vingt-six, la Cuisine dix-neuf au lieu de quarante-sept, la Fruiterie sept au lieu de onze, la Fourrière seize au lieu de vingt et un, soit une diminution de soixante-trois personnes, A l'Écurie seulement, un groupe s'est augmenté : trente-neuf valets y gardent palefrois, coursiers et sommiers, mais c'est l'équipage de guerre. 'fout le reste est restreint : le grand maitre de l'Hôtel ne prendra plus rien pour ses écuyers ; au maitre fauconnier, on rabat 5 sols parisis par jour ; les quatre chapelains ne prendront plus de vin pour ne pas donner mauvais exemple, etc.

Les conséquences de la guerre sont partout visibles. Avant la guerre, le personnel des secrétaires, notaires et sergents d'armes, occupés à la rédaction ou à l'exécution des actes, s'était prodigieusement multiplié. En 1343, il n'y avait pas moins de quatre-vingt-dix-huit notaires : le 8 avril, il fut ordonné qu'aucun nouveau notaire ne serait nommé jusqu'à ce que le nombre en fût ramené à trente. Les sergents d'armes, de trois cent cinquante qu'ils étaient, furent réduits à cent par voie d'extinction. Le Parlement comprenait cent quatre membres en 133e, cent soixante-sept en 1340, cent trente-cinq en 1341, cent soixante-douze en 1343 : à partir de 1345, il n'y aura plus que quatre-vingt et un membres recevant des gages. Pareille réduction est faite à la Chambre des Comptes en décembre 1346.

D'autre part, le roi réduisit les augmentations de gages, que les officiers avaient obtenues depuis Philippe le Bel. En juin 1339, il est ordonné que les notaires et les sergents d'armes ne prendront désormais gages, robes et manteaux que pour le temps qu'ils serviront à l'Hôtel. En 1337 et en 1345, le roi fit une sorte de banqueroute en suspendant pour une année le paiement d'une partie des gages ; en 1337, les officiers des Hôtels du roi et de la reine et les sergents d'armes furent seuls exceptés de la suspension ; en 1345, elle s'appliqua à ceux qui avaient au moins 3 sous parisis de gages par jour, et atteignit les conseillers, gens des Comptes, trésoriers, gens de Parlement, chancelier, notaires, sénéchaux, baillis, vicomtes, maîtres des forêts, juges, viguiers, prévôts, châtelains, procureurs, receveurs, gruiers, grenetiers, etc.

On surprend ici des faits intéressants, qui se retrouveront dans toute l'histoire de la monarchie. Les offices tendent à se multiplier indéfiniment, sans doute par l'effet du développement et des services publics, mais probablement aussi par l'incurie du roi, qui laisse faire, et cède à la passion de ses sujets pour les emplois, car la justice et l'administration sont déjà pour les Français des carrières préférées. De là, le danger que le royaume ne soit trop administré. Puis, les frais de gouvernement augmentent sans cesse ; le roi ne peut les payer. Il essaye de réduire le nombre des officiers, mais il n'y réussira pas. Il réduit ou suspend les gages : la conséquence est que les officiers se dédommagent sur les sujets, et que ce royaume, trop administré, est exploité par ses administrateurs.

 

II. — LES FINANCES[4].

CES économies diminuaient les charges du domaine ; mais eussent elles été entièrement réalisées, la cour et le gouvernement auraient coûté encore trop cher pour que le domaine pût suffire en outre aux frais de la guerre. Philippe VI fut constamment obligé de se procurer des ressources extraordinaires.

Le gouvernement royal usa de tous les procédés pour obtenir l'argent dont il avait besoin. Il en demanda avec les formes les plus humbles et les plus modestes ; il fit appel amiablement et en détail à la bonne volonté de ses sujets de toute catégorie. Les villes surtout étaient sollicitées, et traitaient, isolément ou par groupes, pour les sommes les plus variées et parfois les plus minces. Des commissaires circulaient à travers le royaume, s'adressant à tout le monde, clergé, nobles ou villes. Ils avaient toute latitude pour faire des concessions, choisir les modes d'imposer les moins pénibles, distribuer des lettres de non-préjudice, fournir toutes les garanties, confirmer les privilèges et même en offrir de nouveaux. Mais c'était là une procédure très compliquée ; le gouvernement royal recourut à des assemblées générales ou particulières, qui devaient traiter pour le royaume ou pour une province, c'est-à-dire aux États Généraux ou Provinciaux.

Sous Philippe VI, le recours aux États, pour obtenir des subsides, commença à devenir en quelque sorte une obligation à laquelle le roi ne pouvait guère se soustraire. La Normandie donna l'exemple aux autres pays et au royaume. Cette province avait obtenu de Louis X une charte, qui, non sans ambigüité d'ailleurs, devait la mettre à l'abri des tailles, impositions ou exactions quelconques. Or, à la veille de la guerre avec l'Angleterre, en 1337, le roi voulut lever, on ne sait comment, une imposition. Les Normands, réunis à Pont-Audemer, s'excusèrent en invoquant leur charte. On négocia ; la Normandie, moyennant une sorte de don gracieux, fit confirmer ses libertés. Nouvel essai d'imposition royale en 1339 ; nouvelle résistance des Normands. Jean, duc de Normandie, pour gagner les barons et gens d'Église, leur offrit d'exempter leurs terres. niais les trois ordres restèrent étroitement unis pour la défense de leurs privilèges. Après de longs pourparlers, il fut convenu à Rouen, à Pâques 1339, que les Normands fourniraient au duc de l'argent, des navires et des hommes pour une nouvelle conquête de l'Angleterre. En même temps, il était établi très nettement que désormais, en dehors de l'arrière-ban, levé seulement en cas d'invasion, le roi ne pourrait de son chef percevoir aucune imposition en Normandie : de là résultait pour lui, s'il avait besoin d'argent, l'obligation d'obtenir le consentement des prélats, seigneurs et bonnes villes. C'est par des contrats de cette sorte qu'ont été fondées en d'autres pays les libertés publiques ; mais cette Charte demeura particulière à la Normandie, et, d'ailleurs, ne fut pas toujours observée, il s'en faut.

Philippe VI convoqua souvent les États Généraux, mais aucune assemblée ne nous est connue avec détail avant celle de 1346. Le 2 février de cette année, les États Généraux de Languedoïl — car le Languedoc eut presque toujours des États à part — furent réunis à Notre-Dame-des-Champs près de Paris. Les lettres de convocation, où le roi s'attendrissait sur les misères publiques et faisait de belles promesses, donnaient à craindre une nouvelle demande de subside ; aussi les gens des États commencèrent-ils par se plaindre d'une aide de quatre deniers pour livre sur la vente des marchandises, et de la gabelle établie en 1343 et qui courait encore. Comme ils craignaient que cette contribution ne durât à perpétuité, le roi les assura qu'il n'en serait rien ; au contraire, dit-il, pour la déplaisance que ces aides font à notre peuple, voudrions moult que bonne voie et convenable fût trouvée par laquelle on mit bonne provision sur le fait de notre guerre. Il proposa que chaque pays, par le concours des prélats, barons et bonnes villes, payât un certain nombre d'hommes d'armes, et en faisant le dit nombre, toutes gabelles, impôts et maltôtes et toutes autres charges cesseraient. Mais, à l'exception des Normands, qui accordèrent la requête, tout en reculant à deux années plus tard la levée du subside, les députés présents ne se crurent pas autorisés à voter de nouvelles charges. Il fut décidé qu'ils retourneraient en leur pays, afin que, par bon avis de ceux à qui ils s'en conseilleraient, ils pussent faire meilleure et plus certaine réponse.

Ces États, qui n'ont rien accordé, ont cependant présenté des griefs, et le roi a dû prendre des engagements par l'ordonnance du 15 février 1346 : ni lui, ni la reine, ni le duc de Normandie ne feront plus d'emprunts ; le nombre des sergents sera diminué ; les nouveaux sergents seront établis avec le concours et l'avis des gens du pays ; les prises ou fournitures obligatoires de vin, grains, bêtes et autres denrées ne pourront être faites strictement que pour le roi et son lignage ; la juridiction des mens des requêtes de l'Hôtel, des maîtres des eaux et forêts qui, abusant de leur juridiction spéciale, soustraient les causes ordinaires à leur juge naturel, est restreinte ; certains abus de procédure des baillis et des sénéchaux sont interdits. Le roi, d'ailleurs, fut obligé de convoquer une série d'assemblées provinciales pour avoir la réponse des États sur l'aide des hommes d'armes, et il n'obtint presque rien.

Pendant le même mois de février 1346, le duc de Normandie avait tenu les États de Languedoc à Toulouse ; il les tint encore en mai et en juillet. Le succès fut meilleur qu'en Languedoïl : le Languedoc promit un fouage de dix sous par feu et, à la place de toute autre imposition, la solde d'un homme d'armes par cent feux ; les nobles qui serviraient à la guerre seraient exemptés. Mais une ordonnance dut promettre au Midi la réforme d'un très grand nombre d'abus.

Lorsqu'il convoqua de nouveau les États de Languedoïl, pour le 30 novembre 1347, le roi avait subi les désastres de Créci et de Calais. Cette fois, il demanda des députés pourvus d'instructions plus étendues, qui leur permissent de voter sans retourner dans leurs villes. De Reims, on lui envoya en effet une délégation avec pouvoir de faire et accorder tout ce que métier sera. Mais le roi entendit des paroles sévères qu'il avait méritées. Dans leurs remontrances, les bonnes villes annoncent qu'elles vont dire plusieurs choses dont on a murmuré grandement sur le roi et son état ; elles demandent à être excusées de leur hardiesse : Vous disons vérité selon nos consciences ; mais leur langage est très net : Très puissant sire, disent-elles, vous devez savoir comment et par quel conseil vous avez vos guerres démenées [conduit vos guerres], et comment vous, par mauvais conseil, avez tondis perdu et néant gagné, ja fût ce [bien qu'il] qu'il ne fût homme ni prince vivant au monde qui, si vous eussiez eu bon conseil, vous dut avoir pu aucune chose méfaire [aurait été capable de vous faire mal] ni à vos sujets.... Et vous souvienne comment vous avez été mené à Amiens, à la belle assemblée que vous y fites, à Buironfosse,... et depuis partout ; comment vous êtes allé en ces lieux honoré, à grande compagnie, à grands coûts et à grands frais, et comment on vous y a tenu honteusement et ramené vilainement et fait donner tondis trêves, ja fût ce que les ennemis fussent en votre royaume et au-dessous [inférieurs]. Et toutefois on vous faisait accroire ce qu'on voulait, qui tout était faux, par quoi vous êtes incliné à donner trêves, et par tels conseils avez été déshonoré[5]. Jamais la royauté n'avait entendu de telles paroles de ses bonnes villes. Cependant les États, bien qu'ils eussent envie de ne rien accorder, ne pouvaient refuser un subside. Ils convinrent qu'il était bon que le roi fit tôt une grande armée par mer pour aller en Angleterre et aussi par terre, et que volontiers lui aideraient des corps et des biens. Mais on ne put tirer d'eux rien de plus précis. Il fallut encore envoyer des commissaires pour obtenir des États Provinciaux les engagements qui n'avaient pas été pris à Paris.

Le roi fit plusieurs fois à ces assemblées provinciales de grandes concessions. Déjà, en avril 1345, il proposait aux États de Vermandois que l'aide fût levée, cueillie et gardée jusques à temps qu'il en sera besoin, par la manière qui leur semblera plus aisée et par telles personnes comme ils ordonneront. Ces offres sont renouvelées l'année d'après au bailliage de Sens : les habitants lèveront l'aide, feront leurs comptes et paieront les gens d'armes comme ils l'entendront. Les États de Vermandois, tenus en mars 1348, se réservent toute l'administration et l'emploi du subside : nobles, clercs, officiers, tout le monde paiera l'imposition établie sur la vente des marchandises ; cet octroi d'un subside ne tirera pas à conséquence et ne sera pas enregistré à la Chambre des Comptes pour ne pas constituer un précédent. Le bailliage de Vermandois est divisé en cinq parties ; dans chacune il y aura trois députés, trois élus, un de chaque ordre, qui administreront le subside ; ces élus établiront les collecteurs, receveurs et sergents nécessaires ; ils auront une juridiction contentieuse ; le receveur désigné par eux leur rendra compte ; quant à eux, ils ne rendront compte à personne, pas même à la Chambre des Comptes ; enfin les recettes seront distribuées par le conseil, avis et ordonnance des gens des États et non autrement. Au même moment, les États de Normandie, qui avaient encore accordé un subside pour la conquête de l'Angleterre, obtenaient une autonomie financière à peu près égale. La royauté besogneuse se mettait en tutelle.

La résistance des États et leurs plaintes s'expliquent par le développement de la fiscalité royale, qui s'annonçait comme un fléau. Les taxes les plus variées troublaient les habitants du royaume dans la quiétude que leur promettait la disparition progressive de l'arbitraire féodal. Alors que les obligations envers les seigneurs étaient partout réglées ou rachetées, l'imprévu reparaissait d'un autre côté. Tout était atteint. On voyait se succéder ou se superposer les systèmes les plus variés : répartition pure et simple entre les habitants d'une somme convenue avec les officiers royaux, imposition directe par foyer avec taux et durée variables, taxe sur la sortie des vins perçue dans les ports, imposition sur la vente des marchandises, à raison de 4, 6 et 8 deniers par livre, taxes spéciales sur les boissons et enfin gabelle du sel.

Sur certains points du domaine, comme à Carcassonne ou à Agen, le roi avait déjà le monopole du sel. Le 16 mars 1341, cette gabelle locale devint générale. Des commissaires allèrent par tout le royaume acheter et accaparer le sel pour le revendre au compte du roi dans des entrepôts ou greniers ; la prison et la confiscation menaçaient les récalcitrants. Deux ans après, une administration fut organisée. Jusqu'en 1347, le sel, sauf quelques exceptions locales, dut passer par les greniers royaux : les producteurs l'y amenaient ; les marchands au détail l'y prenaient et, dans l'intervalle, le roi percevait son droit, sa gabelle.

Tout cela ne suffisait pas aux besoins de ces dures années. Le clergé, dont les domaines étaient déjà soumis au paiement des subsides, subit encore des impositions spéciales en tant que clergé, sous le nom de décime, ou dixième du revenu des bénéfices. Les papes, qui les accordaient, vivaient à Avignon ; ils étaient Français, et le roi avait sur eux grand pouvoir. L'Église de France paya une première décime à l'avènement de Philippe VI, puis aussitôt, une seconde pour les nécessités du gouvernement ; elle paya pendant six ans pour la Croisade, et le roi garda l'argent, bien qu'il n'y eût pas de Croisade ; elle paya encore et sans interruption pour la guerre contre l'Angleterre depuis 1338. En 1330, la décime donna un produit net de 65990 livres tournois. Le pape, tout en se plaignant et en protestant, renouvelait d'ordinaire la concession tous les deux ans ; le clergé ne cessait de gémir, mais payait toujours[6].

En outre, le roi est obligé d'emprunter. Son principal préteur est le pape, qui, du 26 novembre 1335 à la fin de février 1350, avance 592.000 florins d'or[7] et 5.000 écus ; Philippe VI s'adresse même aux membres de la famille pontificale. Les évêques, les abbayes, les chapitres, les villes sont également sollicités et s'exécutent. Le roi continue d'emprunter les sommes les plus minimes il des seigneurs. à des bourgeois, à des officiers. Tous ces prêts n'étaient pas volontaires ; au début de 1346, des commissaires installés à Reims contractaient des emprunts par force et par violence, et les plaintes furent très vives. Le roi recommandait à ses agents de parler doucement et gracieusement ; mais tout le monde aurait préféré aux belles paroles des garanties, car les remboursements se faisaient très mal.

La pire des ressources, c'étaient les mutations des monnaies[8]. On en compte plus de vingt-quatre, de 1337 à 1350. Les mauvais exemples donnés par Philippe le Bel et ses fils furent dépassés. A de courts intervalles, les espèces antérieures furent démonétisées et on en fabriqua de nouvelles. A chaque mutation, tout changeait : la valeur intrinsèque et la valeur légale, la forme et le nom des monnaies. Les pièces les plus diverses d'or et d'argent se succédaient.

Au début du règne, sur les réclamations des villes et des marchands, une bonne et forte monnaie avait été établie comme au temps de saint Louis. La valeur absolue de la livre tournois, déduite des espèces d'or, monta, de 1328 à 1330, de 11 fr. 62 à 19 fr. 39, et, déduite des espèces d'argent, de 8 fr. 68 à 17 fr. 37. Mais avec la guerre commença le remuement des monnaies. De 1337 jusqu'à juin 1342, le trouble fut constant. La livre tournois ne correspondait plus en 1342 qu'à 4 fr. 72 d'or et 3 fr. 47 d'argent. Trois ans de forte monnaie, de 1343 à 1346, donnèrent un court répit. Les variations firent de nouveau tomber la livre tournois, en 1347, à 10 fr. 80 d'or et à 5 fr. 79 d'argent. La forte monnaie du reste n'apportait ni moins de déceptions ni moins de misères que la mauvaise ; car, si des mesures transitoires étaient prescrites, les contrats se trouvaient bouleversés. Ainsi, par le retour à la forte monnaie, l'emprunteur de 10 sols tournois, qui, avant Noël 1329, avait reçu pour 86 francs d'argent, devait rendre, après Pâques 1330, l'équivalent de 173 francs. Inversement, au temps de la faible monnaie, l'emprunteur de 10 livres tournois, en 1336, qui avait reçu la valeur de 137 francs d'argent, se libéra, en 1342, avec 34 francs. Pour échapper à ces incertitudes, il s'établit, à côté du cours légal, un cours commercial volontaire pour les paiements à terme entre particuliers. Les livres des frères Bonis, marchands de Montauban, en offrent un exemple curieux : comme l'écu d'or était la monnaie la plus sûre, la moins variable, ils y ramenaient régulièrement les monnaies diverses qui leur étaient données en paiement par leurs débiteurs, à quelque échéance que ce fût. De leurs livres, nous pouvons ainsi tirer le cours réel en monnaies d'argent de l'écu d'or à Montauban[9] : de 1345 à 1350, ce cours varie près de cent soixante fois, se pliant à toutes les influences économiques. Grâce à leurs habitudes prudentes, les frères Bonis, très bien informés par leurs vastes relations, évitaient toute perte sérieuse et même pouvaient se constituer une importante réserve en bonnes monnaies. Mais les débiteurs, qui n'avaient entre les mains que des monnaies d'argent récentes et très affaiblies, étaient lésés et appauvris.

La fiscalité royale ajoutait à ces misères des vexations qui en eau :meurs étaient la conséquence. Le roi prétendait fixer le prix des marchandises, des denrées et des journées de travail ; il obligeait à stipuler les contrats en monnaie de compte et non en espèces courantes ; il prohibait toute exportation d'or ou d'argent ; il défendait aux marchands étrangers, sauf aux marchands de chevaux, de draps et de pelleteries, d'emporter en numéraire le produit de leurs ventes ; il interdisait aux orfèvres de faire de grands objets d'or et d'argent sauf pour les églises, et d'acheter les métaux précieux à plus haut prix que les hôtels des monnaies ; il ordonnait à ses sujets de porter à ses hôtels un tiers de leur vaisselle d'argent et de convertir en monnaie toute celle qui faisait partie des successions ouvertes ou à ouvrir ; il enjoignait de conduire le blé des greniers particuliers aux marchés avec défense d'en garder pour plus de quinze jours, afin de déjouer les spéculations sur les monnaies ; il ajournait de son autorité le paiement des loyers, rentes, ventes de bois, etc.

Enfin, en janvier 1349, le gouvernement royal recourut au plus triste procédé : il ordonna aux officiers des monnaies d'abaisser secrètement le titre, c'est-à-dire la quantité de métal fin nécessaire aux monnaies d'or et d'argent. Le 19 mai 1349, il est ordonné de faire encore les nouveaux deniers d'or à 22 karats pendant six ou sept jours seulement, et, passé ce temps, à 21 karats, de telle sorte que le public soit insensiblement trompé ; et les maîtres des monnaies écrivent aux gardes des hôtels : Faites jurer avant toutes œuvres le maitre et ses facteurs et le tailleur que cette chose ils tiennent secrète. Et prenez garde que la chose dessus dite soit tenue si secrète que les dessus dits deniers ne perdent de leur cours.

Au moins le roi tirait-il de là un grand profit ? On ne saurait exactement le dire. En tant que créancier ou débiteur, il souffrait, comme tout particulier, de ces variations : ce qu'il gagnait d'un côté, il le perdait nécessairement de l'autre. Le bénéfice le plus clair venait de la fabrication, et, à cet égard, il y eut bien des déboires : au début des grandes variations, le produit du monnayage fut assez considérable ; mais, avec l'affaiblissement constant des espèces, le prix du marc d'or et d'argent augmenta, ce qui fit souvent disparaître la meilleure partie du gain. Quant au peuple du royaume, les résistances locales, l'appréhension des villes à l'arrivée des commissaires qui venaient pour réformer les monnaies, l'établissement d'un cours volontaire à côté du cours légal, malgré les menaces et les amendes, montrent combien les suites d'un tel régime pouvaient être malheureuses. Si elles n'amenèrent pas la ruine générale, c'est surtout parce que les actes royaux ne reçurent pas partout leur plein effet.

 

III. — LES ORDONNANCES. LE PARLEMENT. LA JUSTICE ECCLÉSIASTIQUE.

PAR un contraste singulier, qui se retrouvera souvent au cours de notre histoire, le progrès des institutions royales a continué pendant les malheurs et misères du règne. C'est précisément dans les dix dernières années, au plus fort de la guerre, que se placent les actes les plus considérables : ordonnances sur l'administration, depuis les notaires jusqu'aux baillis, en douze articles, du 8 avril 1342, — sur la juridiction du Parlement, en treize articles, de décembre 1344, — sur le Parlement, la Chambre des Enquêtes, les huissiers, les avocats, les procureurs, en soixante-dix articles, du 11 mars 1345, — sur les impositions, les prises, les maîtres des requêtes de l'Hôtel, les baillis, les sergents, en treize articles, du 15 février 1346, — sur les eaux et forêts, en quarante-deux articles, du 29 mai 1346, — sur l'exercice de la justice à Lyon, en trente articles, d'avril 1347, — sur les trésoriers et receveurs, du 28 janvier 1348, etc.

Dans toutes ces ordonnances, qui, le plus souvent, renouvelaient des actes du temps de Philippe le Bel ou de Philippe le Long, et qui, du reste, furent loin d'être entièrement appliquées, il convient de relever la tentative intéressante qui fut faite pour régler le choix et garantir la compétence des officiers royaux. Les notaires du roi, chargés de l'expédition des actes, seront examinés par le chancelier pour savoir s'ils sont suffisants à faire lettres en latin comme en français. Les recommandations, que font trop aisément les conseillers du roi pour les charges de bailli, de sénéchal et autres offices, ne seront point suivies d'effet, avant que le roi ait été bien avisé et informé par d'autres que par les requérants ; les nominations se feront en Grand Conseil, par bonne élection. Les receveurs qui paraissent avoir laissé fort à désirer, en ce temps où les institutions financières ne faisaient que s'ébaucher, sont suspendus en 1348 et examinés par les gens des Comptes, et les bons seulement seront replacés ; et même, en juillet 1349, par crainte d'abus à la Chambre des Comptes, le roi décide que les receveurs seront choisis comme les baillis et sénéchaux. Au Parlement, nul n'entrera, s'il n'est reconnu par le chancelier et le Parlement lui-même comme suffisant à exercer cet office.

Après les règlements de 1345, le Parlement se trouva achevé dans ses traits essentiels. Auparavant, bien qu'il eût son personnel habituel, il n'avait pas de cadre fixe. Désormais trois présidents et trente maîtres, à la Chambre, et quarante, aux Enquêtes, seront pourvus d'offices réguliers et permanents. Tous ceux qui venaient d'ordinaire à la Chambre, n'en furent point brusquement expulsés ; mais, n'ayant point de gages, ils disparurent rapidement. Par une conséquence naturelle, le roi renforça les dispositions prises sommairement par ses prédécesseurs pour assurer la dignité de sa cour de justice. Président et maîtres, après qu'ils seront assis en la Chambre, ne se lèveront pour aller parler ou conseiller avec autres, ni ne feront venir à eux aucune personne grande ou petite ; il doit leur suffire de soi lever une fois en la matinée pour une personne ; il ne faut point qu'ils aillent tournoyant, ébatissant ou piétoyant par salle du Palais ; aucun ne doit se lever avant le président. Le travail commencera de grand matin. Quand le président siège, personne ne doit le déranger ; quand il parle, il faut le laisser parler, jusqu'à ce qu'il ait fini. Le secret des délibérations est obligatoire ; il doit être juré. La police est faite par les six huissiers de service : ordre leur est donné de mener en prison tous ceux qui noiseront en la chambre du Parlement ; ils ne souffriront mie que les clercs des avocats ou d'autres y fassent leurs écritures ; défense leur est faite de vendre l'entrée du Parlement ou de la refuser pour cause de ce qu'on ne leur fourre la paume.

L'organisation des Enquêtes devient définitive. Auparavant elles n'avaient pas le personnel spécial : des clercs rapportaient — soit les enquêtes ordonnées au cours des débats par la Chambre même du Parlement, soit les causes venues en appel des cours inférieures — devant des maîtres du Parlement, délégués à cet effet et qui jugeaient. Il y a désormais une Chambre des Enquêtes homogène et indépendante, dont les membres sans distinction rapportent et jugent enquêtes et procès. Le travail y est réglé avec précision : même discipline et même tenue qu'à la Chambre. Dans le même temps, un vieux maître, peut-être Pierre Dreue, doyen des maures en 1336-1337, rédigeait le Sigle de la Chambre des Enquêtes et le Style des commissaires ou enquêteurs, et par là fixait la procédure des enquêtes, des rapporta et des jugements[10]

Philippe VI continua la lutte, depuis longtemps commencée, contre la juridiction ecclésiastique, qui cherchait à accaparer la majeure partie des procès sous prétexte que tel acte était un péché dont l'Église était juge, ou que telle personne, ayant le privilège de cléricature, ne pouvait être jugée qu'en cour d'Église. Quantité de laïques se disaient ou se faisaient clercs pour devenir justiciables des cours ecclésiastiques. Les tribunaux laïques se plaignaient de la concurrence qui diminuait pour eux les profits de la justice, car il y avait au fond de cette querelle des intérêts qui la rendaient plus âpre[11].

Pour tenter de concilier ces intérêts contraires, Philippe VI convoqua à Vincennes une assemblée où se réunirent cinq archevêques, seize évêques et des barons. Pierre de Cugnières, conseiller du roi, fit, le 15 décembre 1329, deux longs discours, l'un en latin, l'autre en français, sur le texte fameux : Rendez à César ce qui est à César. Contre les justices d'Église, il formula soixante-dix griefs principaux : ces justices, disait-il, prétendaient connaître, sous prétexte de péché, des cas d'usure, d'adultère, de contrat accompagné de serments, de convention matrimoniale, de testament avec legs pieux, — toutes matières d'ordre temporel ; elles acceptaient ou réclamaient comme leurs justiciables de soi-disant clercs, qui ne portaient ni habits ecclésiastiques ni tonsure. Pierre de Cugnières attaqua encore l'usage déplacé de l'excommunication dans des causes pécuniaires ou contre les juges royaux qui n'étaient pas dociles aux injonctions de l'Église ; enfin il s'en prit aux notaires ecclésiastiques, qui empiétaient d'une façon scandaleuse sur les droits de la justice laïque en recevant des actes, apposant des scellés, ou faisant des inventaires dans les domaines du roi ou des barons.

Pierre Roger, archevêque de Rouen, et Pierre Bertrand, évêque d'Autun, défendirent la juridiction de l'Église. Le premier avoua franchement que l'Église tenait aux revenus de ses justices ; il ajouta que, s'il arrivait qu'on retranchât aux ecclésiastiques la juridiction dont ils jouissaient, le clergé serait réduit à l'indigence ; à la fin, il déclara que les évêques étaient déterminés à combattre les soixante-dix articles jusqu'à la mort. Pierre Bertrand essaya de montrer que l'Église jouissait de sa juridiction non seulement par privilège des rois, mais de droit divin ; il promit cependant la correction des abus. Pierre de Cugnières, le 5 janvier 1330, répliqua que le roi respecterait ce qui était de droit et de coutume louable. Les évêques réclamèrent un peu plus de précision. Le roi fit affirmer de nouveau qu'il maintiendrait les droits dont il avait une connaissance positive, ce qui n'était ni plus clair ni plus rassurant ; il accorda un délai aux prélats pour réformer les abus de leurs justices et s'engagea à ne rien entreprendre sur elles jusque-là ; mais si rien n'était fait dans ce délai, il trouverait lui-même tel remède qui donnerait satisfaction à Dieu et à son peuple.

Les idées qui avaient inspiré Pierre de Cugnières à la conférence de Vincennes dirigèrent la politique royale. Non seulement le roi laissa faire le Parlement dans la poursuite des abus signalés, mais il le stimula. Il enjoignit sous main à la cour de faire ce que justice lui commanderait. Des prélats, comme les archevêques de Lyon et d'Auch, des chanoines, des abbés furent poursuivis, condamnés à des amendes et à la saisie de leur temporel ; les arrêts de leurs justices furent cassés. Le clergé se plaignit plus que jamais. Les conciles de 1336, 1337, 1344, 1347 décrétèrent l'excommunication contre ceux qui troubleraient la justice ecclésiastique : leurs noms seraient publiés à la messe tous les dimanches ; la sépulture religieuse devait leur être refusée ; le coupable qui ne se serait pas repenti serait, au bout d'un an, considéré comme hérétique et poursuivi comme tel. Le gouvernement de Philippe VI ne parait pas s'être inquiété de ces menaces.

 

IV. — MONTPELLIER ET LE DAUPHINÉ[12].

PHILIPPE VI ne respecta guère l'intégrité de son domaine, malgré les précautions prises dans plusieurs ordonnances pour la protéger même contre la volonté du roi. A son fils Jean, il donna la Normandie, le Maine et l'Anjou, ce qui n'était que demi-mal, puisque Jean était l'héritier de la couronne. Mais son second fils, Philippe, reçut le duché d'Orléans, les comtés de Valois, de Beaumont-le-Roger et d'autres terres encore. Le frère du roi, le comte d'Alençon, fut aussi gratifié généreusement. A ces apanages s'ajoutèrent encore des douaires, des dots, des dons de terres, de maisons et de droits. Du moins, Philippe VI eut la bonne fortune de compenser ces diminutions par deux acquisitions très importantes.

Montpellier avec le port de Lattes était une place de commerce très active. Déjà avant les croisades, on y voyait des Syriens, des Juifs, qui y vivaient très libres, et des Sarrasins admis à la résidence moyennant une faible taxe. Au me siècle, Benjamin de Tudela énumère les peuples qui viennent y commercer, Anglais, Italiens, Grecs, Africains, Asiatiques. On y fabrique des draps rouges pour l'Orient ; on y travaille les métaux précieux. Du port de Lattes, près de la ville, partent des convois pour Constantinople, Chypre, Rhodes, les Baléares, l'Espagne, Tunis et le Maroc ; ils emportent des vins, des huiles, des draps, des essences et électuaires ; ils rapportent des épices, des soieries et des pierres précieuses. Les marchands de Montpellier vont aux foires de Champagne, en Flandre et jusqu'à Londres. Ce sont des marchands et gens de métier qui gouvernent la commune. Au milieu de cette population commerciale, vivaient de puissantes écoles, les Universités de Droit et de Médecine, pourvues de statuts et de privilèges, célèbres dans le Midi, en Italie et en Espagne.

Depuis le milieu du XIIIe siècle, la souveraineté du roi de France était reconnue à Montpellier. De plus, en 1293, l'évêque de Maguelonne avait vendu à Philippe le Bel tous les droits qu'il possédait soit comme suzerain, soit comme seigneur d'une petite partie de la ville. Mais la seigneurie sur le reste de Montpellier appartenait à une branche cadette de la maison d'Aragon, qui régnait à Majorque et en Roussillon. Le roi de Majorque, Jayme HI, fit, au temps de Philippe VI, tout ce qui était possible pour compromettre cette possession. Vassal de l'Aragon et de la France, il se rendit insupportable à ses deux suzerains. Avec le roi de France, le conflit commença sans doute par de petites querelles sur la justice, le service militaire, l'expédition des actes ou la monnaie. Jayme III eut le grand tort de s'allier avec le roi d'Angleterre, puis, malgré la défense du roi, d'organiser des joutes à Montpellier, en mars 1341 ; il fit même arracher dans la ville les panonceaux et chasser les notaires royaux ; enfin il écrivit au roi de France pour renier sa suzeraineté. Philippe VI trouva les lettres de don Jayme fort sauvages. Le roi de Majorque ayant récusé la juridiction du Parlement, Montpellier et Lattes furent mis sous séquestre et occupés par l'évêque de Beauvais, Jean de Marigni, le 6 juin 1341. Il est vrai que, peu après, le séquestre fut levé.

C'est alors que don Jayme se brouilla, par surcroît, avec son cousin, le roi d'Aragon, Pierre le Cérémonieux, qui lui intenta perfidement un procès et, en février 1343, déclara Montpellier, le Roussillon et Majorque réunis à la couronne d'Aragon. Don Jayme, menacé de toutes parts, n'eut d'autre ressource que de se rapprocher du roi de France. En 1343, il lui fit des propositions de vente pour ses domaines de Languedoc ; mais Philippe VI craignait alors l'alliance des rois d'Angleterre et d'Aragon, et il aima mieux attendre.

Cependant, don Jayme, engagé dans une guerre contre l'Aragon, ne vivait plus guère que d'aumônes. Les habitants de Montpellier, le pape et le roi de France entretenaient sa famille et sa cour. Au début de 1349, Philippe VI étant venu à Avignon, Jayme renouvela ses offres de vente. Philippe se montra bon prince et acheta Montpellier et Lattes pour 120.000 écus d'or, bien que les aliénations faites par don Jayme en eussent réduit le revenu à 3.715 livres tournois. En mai 1349, le chancelier de France et plusieurs conseillers du roi allèrent prendre possession. Don Jayme ayant été tué, le 25 octobre 1349, en essayant de reconquérir Majorque avec l'argent de Philippe VI, l'acquisition de Montpellier devint définitive.

L'acquisition du Dauphiné fut l'épisode le plus important de la politique suivie dans l'ancien royaume d'Arles par les Capétiens. Parmi les territoires qui, dans cette région, relevaient plus ou moins réellement de l'Empire, le Dauphiné était un véritable État, s'étendant des Alpes et de la Durance au Rhône, jusqu'aux portes de Lyon et de Vienne. Humbert II, dauphin de Viennois — c'est le titre que portait le seigneur du Dauphiné — qui régnait depuis 1333, était un chevalier vaniteux, qui voulait tenir grand état.

Au début de son règne, Philippe VI fit un pas en avant de ce côté. La ville de Vienne, très importante par sa position en travers de la vallée du Rhône, à un de ses défilés les plus étroits, avait pour seigneur, sous la suzeraineté de l'Empire, son archevêque ; mais celui-ci partageait l'exercice de certains droits avec le dauphin. Des conflits résultaient de cette situation compliquée, et l'archevêque chercha un appui auprès du roi de France. Le port et la ville de Vienne étaient commandés par la forteresse de Sainte-Colombe, de l'autre côté du Rhône ; le roi de France, par une convention de pariage avec l'archevêque, le 17 août 1333, obtint le droit d'y mettre garnison et d'y élever des fortifications, sous prétexte que Sainte-Colombe était mal habité. Les officiers du roi arrivèrent, renversèrent les vieilles portes, établirent un marché, des foires, une justice où ils jugèrent au nom du roi et de l'archevêque, et ils bâtirent une forte tour qui menaçait la rive dauphinoise. Le chapitre de Vienne et le dauphin protestèrent sans succès. Humbert Il finit par accepter une indemnité.

Deux ans après, en 1335, le dauphin perdait son fils unique. Il imagina de céder à fonds perdu ses États au comte de Provence, roi de Sicile, moyennant 120.000 florins, 3.000 florins de pension et un château en Provence, pour y passer l'hiver. Mais le roi de Sicile refusa, trouvant le prix trop élevé et les conditions peu précises. Au mois d'août 1338, Humbert fit une tentative pour se rendre tout à fait maître de la ville de Vienne ; c'était une grande imprudence, car il allait avoir affaire au roi de France. Et le dauphin n'avait pas d'amis : l'empereur Louis de Bavière, qui aurait pu le défendre s'accorda avec Philippe VI en 1341 ; les comtes de Savoie et de Valentinois étaient alliés au roi de France et combattaient dans son armée ; le roi de Sicile, comte de Provence, n'osait se compromettre dans les affaires dauphinoises. Pétrarque conseillait sagement à Humbert II de se réconcilier avec Philippe VI et de se mettre à son service.

Le dauphin, en effet, se rapprocha du roi de France. Il s'excusa de ses intrigues, promit des hommes d'armes, et négocia la vente de ses domaines. D'ailleurs Philippe VI était déjà presque chez lui en Dauphiné ; il y avait répandu des pensions et gagné la plupart des seigneurs. Une première convention faite à Avignon, en présence de Jean, duc de Normandie, au début de 1343, stipule que, si le dauphin meurt sans héritier, le Dauphiné reviendra à Philippe, second fils du roi, ou à un des fils du duc de Normandie ; en retour, le roi de France donnera à Humbert 120.000 florins, plus des pensions et rentes montant à 22.000 livres, et il payera ses dettes ; le Dauphiné gardera son autonomie, son nom, ses armes, ses liens avec l'Empire. A peine la convention conclue, Humbert commença à faire des difficultés pour la ratifier, mais des commissaires royaux arrivèrent pour en assurer l'exécution immédiate. Le 30 juillet 1343, le dauphin se décida enfin à jurer le traité. Avec lui, les seigneurs dauphinois allèrent au couvent de Saint-Pierre hors les portes, à Vienne, s'incliner devant les représentants de l'autorité royale et prêter serment de fidélité au roi de France[13].

La convention de 1343 créait une dynastie capétienne indépendante en Dauphiné, mais ce n'était qu'une transition. Un acte du Il avril 1344, approuvé par le pape et par Humbert II, disposa que le dauphin de Viennois serait le fils allié du roi de France, ou le roi de France lui-même, si celui-ci n'avait pas de fils. L'acte donnait pour raison que le Dauphiné est assis ès frontières du royaume.

Avec l'argent qu'il avait reçu de Philippe VI, Humbert alla combattre les Turcs, en qualité de capitaine général du Saint-Siège. Au bout de peu de temps, il avait tout dissipé et ses créanciers le harcelaient. Il lui restait ses droits viagers sur le Dauphiné : il les abandonna en faveur de l'aisé des petits-fils de Philippe VI, le futur Charles V. pour la somme de 200.000 florins et 24.000 livres de rentes. Le 16 juillet 1349 à Lyon. Humbert renonçait solennellement à ses domaines ; le nouveau dauphin, Charles de France, confirmait le statut delphinal et jurait les libertés dauphinoises. La royauté capétienne touchait à la frontière des Alpes.

Pour l'extension du domaine, comme pour la politique intérieure, il y avait des traditions établies, transmises et suivies. C'est pourquoi, même après un règne malheureux, la France se trouva plus près de l'achèvement territorial.

 

V. — LA PESTE[14].

LES dernières années du règne de Philippe furent affligées d'une grande calamité. La peste à bubons, la peste noire, qu'en ce temps on ne savait pas mieux arrêter que guérir, arriva, d'Asie et d'Égypte, à Gênes et à Pise. La contagion, dans le courant de 1347, gagna la France méridionale par les Alpes et les ports de Provence. Dans le fort de l'épidémie, à Avignon, quatre cents personnes mouraient par jour. Le pape Clément VI était resté bravement dans sa ville, d'où les cardinaux s'étaient enfuis. De mars à août 1348, à Narbonne, trente mille personnes succombèrent. A Béziers, tous les officiers municipaux furent frappés presque en même temps. A Montpellier, il fallut donner des lettres de bourgeoisie aux marchands italiens pour repeupler la ville. Bientôt le Nord fut atteint ; le mal y dura environ un an et demi, peu plus, peu moins. Paris, où huit cents personnes mouraient par jour, perdit plus de cinquante mille âmes. De là, la peste gagna l'Angleterre et la Flandre. Malgré les consultations des Facultés de médecine de Paris et de Montpellier, malgré une grande consommation d'aloès et de myrrhe, la mortalité en France atteignit peut-être la moitié de la population ; partout il fallut agrandir les cimetières et en créer de nouveaux.

Les imaginations furent troublées par le fléau. Bien rares furent ceux qui, comme le chroniqueur Jean de Venette, ne voulurent pas croire aux fables qui coururent alors. Les uns attribuaient le mal à l'apparition d'une comète qui s'était montrée en 1345, ou à la conjonction de Jupiter et de Saturne dans le Verseau. D'autres accusaient les Juifs d'avoir empoisonné les sources et les puits, ce qui fut, une occasion de les persécuter et de les brûler, notamment à Narbonne et à Carcassonne. Il fallut que le pape Clément VI interdit ces violences ; lui-même il donna asile aux Juifs sur les terres de l'Église romaine : sous les ailes du pape, ils étaient en sûreté.

Comme il arrive d'ordinaire en ces sortes de crises, il se produisit une épidémie de folie mystique. Les Flagellants tout nus, chantant et se frappant de courroies à nœuds durs de cuir, farcis de petites pointelettes de fer, allaient par les villes et les villages des pays du Rhin et de la Meuse. Le pape et l'Université de Paris condamnèrent leurs extravagances. Le roi de France leur interdit l'entrée du royaume. Naturellement aussi, quand le danger fut passé, il y eut un débordement de vie. Jean de Venette raconte qu'ou célébra un nombre inouï de mariages qui furent d'une fécondité étonnante ; beaucoup de femmes eurent deux et trois enfants à la fois. Mais le chroniqueur ajoute que, par une conséquence dernière et mystérieuse de la peste, les enfants nés alors n'eurent que vingt à vingt-deux dents.

 

VI. — MORT DE PHILIPPE VI.

POUR le roi, des deuils de famille s'ajoutèrent aux malheurs du royaume. Il vit mourir Bonne de Luxembourg, sa belle-fille, femme du duc de Normandie, la reine Jeanne de Navarre, enfin Jeanne de Bourgogne, la male reine de France. Il est vrai que Philippe VI oublia vite sa femme, puisqu'il se remaria trente jours après avec Blanche de Navarre.

Au mois d'août 1350 il tomba malade, nous ne savons de quel mal ; le 22, il mourut à l'abbaye de Coulombs, près de Dreux. D'après Jean de Venette, il avait fait venir ses fils à son lit de mort et les avait entretenus longuement, les adjurant de soutenir sa juste cause contre le roi d'Angleterre et de bien gouverner le royaume. Son corps fut porté à Notre-Dame de Paris, puis enseveli à Saint-Denis.

Ce roi chevaleresque avait été un roi très médiocre. Peut-être lui a-t-il manqué d'avoir été élevé pour le trône. Il ne semble pas avoir trouvé autour de lui les conseils qui auraient pu suppléer à son inexpérience. On n'aperçoit pendant son règne aucune personnalité qui marque, et c'est alors que se formèrent les tristes conseillers du roi Jean. Philippe était sans doute capable de comprendre et de continuer la tradition capétienne, mais non pas de faire face aux dangers extraordinaires qui survinrent. Surpris par la forte organisation militaire de ses ennemis, incapable de réformer les mœurs militaires françaises, qu'il pratiquait lui-même, il inaugura la série de nos grands désastres.

 

 

 



[1] SOURCES. Ordonnances des rois de France de la troisième race, II, 1729. Viard, Gages des officiers royaux vers 1329, Bibliothèque de l'École des Chartes, LI, 1890. Moranvillé, Rapports à Philippe VI sur l'état des finances, Bibliothèque de l'École des Chartes, XLVIII, 1887. Viard, Journaux du Trésor sous Philippe VI, Documents inédits, 1900. Viard, Lettres d'État de Philippe VI, Annuaire-Bulletin de la Société de l'Histoire de France, 1898. Viard, Documents parisiens du règne de Philippe VI, 1899-1900. Delisle, Actes normands de la Chambre des comptes, Société de l'Histoire de Normandie, 1871. Varin, Archives administratives de la ville de Reims, Documents inédits, II, 1849. D. Vaissette, Histoire générale de Languedoc, nouvelle édition, X, 1885.

[2] OUVRAGES À CONSULTER. Viard, L'Hôtel de Philippe de Valois, Bibliothèque de l'École des Chartes, LV, 1894. O. Morel, La Grande Chancellerie royale et l'expédition des lettres royaux, 1338-1400, 1900.

[3] Dès 1329-1330, Philippe VI parait avoir été frappé de l'extension excessive qu'avaient prise tous ces services ; il y a trace d'une enquête générale ordonnée par lui. Mais il est visible que cette enquête n'eut aucun effet immédiat. O. Morel, La Grande Chancellerie, 1328-1400, p. 91, note de M. Viard.

[4] OUVRAGES À CONSULTER. Vuitry, Études sur le régime financier de la France, nouvelle série, I et II, 1883. Viard, Les ressources extraordinaires de la Royauté sous Philippe VI, Revue des Questions historiques, XLIV. 1888. Hervieu, Recherches sur les premiers États Généraux, 1879. Coville, Les États de Normandie au XIVe siècle, 1794.

[5] La copie de ces remontrances, conservée dans un cartulaire des Archives municipales d'Arras, est malheureusement interrompue quelque ligne plus loin au commencement du second article. Ce fragment a été publié par Guesnou, Documents inédits sur l'invasion anglaise, Bulletin historique et philologique, 1897.

[6] Pour les détails, voir l'article cité de Viard, Les ressources extraordinaires de la royauté sous Philippe VI, Revue des Questions historiques, XLIV, 1899.

[7] Sur le florin pontifical, voir J.-P. Kirsch, Ine papetlichen Kullektorien in Deutschland mahrend des XIV Jahrhunderts, Introduction. 1894, et Montz, L'Argent et le luxe à la Cour pontificale d'Avignon, Revue des Questions historiques, LXVI, 1899.

[8] Les définitions nécessaires ont été données dans le volume précédent à propos du régime monétaire de Philippe le Bel (t. III, 2e partie, p. 230-232). Les réserves qui ont été formulées à ce propos s'appliquent aussi bien à l'histoire monétaire de la guerre de Cent Ans. Les indications qu'on trouvera ici sont très générales et provisoires.

[9] Forestié, Le livre de comptes des frères Bonis, I, XLV.

[10] Voir Guihiermoz, Enquêtes et procès. Études sur le fonctionnement du Parlement, 1892.

[11] J. Roy, La conférence de Vincennes, Mélanges Léon Renier, 1897. P. Fournier, Les officialités au Moyen Âge, 1880.

[12] OUVRAGES À CONSULTER. A. Monnier, La réunion de Montpellier à la France, Revue historique, XXIV, 1884. Lecoy de la Marche, Relations politiques de la France avec à royaume de Majorque, II. Guiffrey, Histoire de la réunion du Dauphiné à la France, 1868. P. Fournier, Le royaume d'Arles, 1891.

[13] Guiffrey, Histoire de le réunion du Dauphiné à la France, p. 44-45.

[14] OUVRAGES À CONSULTER. Gasquet, The Great Pestilence, 1893. Denifle, La Guerre de Cent Ans et la désolation des églises en France, I, 1899.