HISTOIRE DE FRANCE

TOME QUATRIÈME — LES PREMIERS VALOIS ET LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1422).

LIVRE PREMIER. — L'AVÈNEMENT DES VALOIS ET LES DÉBUTS DE LA GUERRE DE CENT ANS (1328-1350).

CHAPITRE IV. — CRÉCI ET CALAIS.

 

 

I. — LA FIN D'ARTEVELDE[1].

DURANT les trêves, il se fit de grands changements dans la situation politique. Le conflit entre la France et l'Angleterre, au lieu de s'étendre, comme on aurait pu le croire, se restreignit aux deux royaumes. L'Empire se retira d'une lutte où il n'avait ni profit ni intérêt : les grandes chevauchées de 1339 et de 1340 n'avaient rien donné ; les princes allemands n'avaient pu rançonner les gras pays de France. L'empereur Louis de Bavière fit sa paix avec le roi Philippe ; il s'engagea à relever le roi d'Angleterre de la dignité de vicaire impérial ; le roi de France promit de traiter l'empereur en allié et de le réconcilier avec le pape. Le 15 mars 1341, ces convenances étaient arrêtées à Vincennes ; le vicariat impérial fut révoqué le 35 avril 1341. Les archevêques de Mayence et de Trèves suivirent l'exemple de l'Empereur. Les ducs de Brabant et de Gueldre, le marquis de Juliers prorogèrent de très bonne grâce leurs trêves avec le roi de France, et les Anglais s'en plaignirent avec amertume.

En Flandre disparate le plus solide appui de l'alliance anglaise ; Jacques van Artevelde succomba à la suite de troubles provoqués ou du moins fomentés par la politique du roi de France, qui trouva des complices dans les ambitions et les haines locales. Pendant l'accalmie des années 1340 à 1344, les jalousies et les factions s'étaient réveillées dans le comté. La domination d'Artevelde était rude ; il vivait comme un prince, entouré d'hommes d'armes, menant grand train, ami des rois et des ducs ; il avait fait embellir son hôtel et marié ses filles à de riches seigneurs. Le petit peuple, les tisserands surtout, excités par le doyen du métier, Gérard Denis, qui visait à supplanter Artevelde, lui reprochaient de gaspiller l'argent qu'il recevait pour les affaires communes. Le comte de Flandre, Louis de Nevers, rentré dans sa terre, faisait aux Flamands les offres les plus tentantes. Le duc de Brabant tentait d'endoctriner les députés des villes. De 1342 à 1345, on sent l'agitation partout. Les habitants de Poperinghen et de Langenmark se soulèvent contre Gand et Ypres, et une guerre locale éclate. Termonde ouvre ses portes au comte. Une prise d'armes est préparée à Ardenbourg et à Audenarde. Un bourgeois de Gand accuse Artevelde d'excès de pouvoir et s'insurge avec ses amis : mais Artevelde avait avec lui les bannières de seize métiers, el les magistrats intervinrent ; ses ennemis furent bannis. Cependant tout le pays demeurait troublé, et depuis 1343, à cause de la reprise prochaine des hostilités, le commerce flamand était encore une fois menacé ; les débouchés se fermaient. A Gand, les foulons organisèrent une grève et se battirent avec les tisserands ; ils furent vaincus ; leur doyen et cinquante foulons furent tués le 2 mai 1345, dans la journée du Mauvais lundi.

Ainsi menacé, Artevelde semble avoir projeté la déchéance du comte de Flandre et de sa maison pour donner le comté de Flandre au prince de Galles, fils d'Édouard Iii. Mais c'était là selon les idées du temps la plus grande des forfaitures. Pourquoi dépouiller le fils de Louis de Nevers ? N'était-il pas élevé à Gand au milieu des vrais Flamands qui le surveillaient ? Car ils gardaient Louis le jeune fils, et disaient qu'ils le nourriraient à leur manière, et serait mieux abreuvé des conditions flamandes que son père.

Pour s'entendre avec Artevelde et peut-être pour le protéger. Édouard III, dans les premiers jours de juillet 1345, arriva avec une flotte à l'Écluse. Artevelde alla l'y retrouver et les députés des villes s'y présentèrent également. On ne sait ce qui fut dit sur la grande nef royale qu'Édouard ne quitta point ; mais Artevelde, quand il rentra à Gand le ri juillet, trouva la ville très agitée. Des bandes anglaises étaient signalées aux environs et le peuple s'en inquiétait.

Dans la soirée une foule de tisserands se rendit l'hôtel d'Artevelde, et l'environnèrent devant et derrière et montrèrent que de force ils voulaient entrer dedans. Artevelde parut à une fenêtre ; ils lui ordonnèrent de descendre : Et si j'étais là, demanda-t-il, que voudriez-vous dire ?Nous voulons que tu nous rendes compte du grand trésor de Flandre que tu as eu et levé depuis sept ans à ta volonté et nous dire quelle chose tu en as faite ni où tu l'as mis. Artevelde leur donna rendez-vous au troisième jour suivant, promettant de s'expliquer devant tout le peuple. Les assaillants lui refusèrent ce délai. Alors il annonça qu'il descendait ; mais au lieu de se montrer dans la rue, il essaya de passer par les écuries pour gagner le couvent des Mineurs. Donc s'éleva grand tumulte entre eux et rompirent de force les huis et passèrent tout outre et vinrent en l'étable et trouvèrent Jacquemon d'Artevelde, qui s'ordonnait pour monter et aller sa voie. Tantôt de fait ils l'assaillirent et lui donna [Thomas] Denis le premier coup de hache en la tête, par quoi il l'abattit. Édouard III, aussitôt qu'il apprit cette mort tragique, reprit la mer. Pour lui la perte était grande.

 

II. — REPRISE DE LA GUERRE[2].

PHILIPPE VI ne fit rien pour éviter le renouvellement des hostilités Il se montrait à ce moment-là bien hâtif homme, se laissant trop légèrement informer, docile surtout aux passions de sa femme qui faisait détruire ceux qui contre son plaisir allaient. Des procédures et des exécutions se succédèrent de 1343 à 1345. Le sire de Clisson, riche baron de Bretagne, du parti de Charles de Blois, fut appréhendé dans une joute à Paris, vaguement accusé de trahison, jugé en dehors de toute forme régulière et décapité aux Halles le 2 août 1343 ; sa tête fut exposée sur les murs de Nantes. Sa femme, Jeanne de Belleville, prit alors les armes et fit la guerre en Bretagne contre les partisans du roi de France. Des chevaliers et écuyers du parti de Montfort furent également saisis et exécutés le 29 novembre 1343. L'année suivante un autre Breton, maitre d'hôtel du roi, Henri de Malestroit, fut condamné et torturé à Paris. En Normandie, Godefroi d'Harcourt, sire de Saint-Sauveur, grand banneret et de grand lignage, un homme d'autrefois, à l'esprit très féodal, violent, aventureux, fut poursuivi pour avoir fait guerre privée à un de ses voisins malgré la défense formelle du roi. On racontait qu'il voulait se faire duc de Normandie sous la suzeraineté du roi d'Angleterre. Trois seigneurs normands, ses complices, condamnés le 31 mars 1344, furent décapités sans avoir été entendus. Godefroi d'Harcourt avait fui dès le mois de mai 1313 dans ses terres de Brabant. Banni, privé de ses biens, qui furent distribués à d'autres, il se tourna en 1345 vers Édouard III et lui fit hommage.

Il semble bien que Philippe VI, et, après lui, son fils et son petit-fils aient toujours eu à redouter des trahisons, auxquelles donnait prétexte la contestation de leurs droits à la couronne. Ainsi s'explique sans doute la violence de certains actes des deux premiers Valois. Quoi qu'il en soit, les exécutions ordonnées par Philippe VI eurent les plus fâcheuses conséquences. La trêve de Malestroit — de janvier 1343 — avait été conclue pour trois ans. Mais, dès 1344, les hostilités reprirent en Bretagne. Au printemps de l'année suivante, à la prière du parti de Montfort, Édouard III envoyait le comte de Northampton avec une armée. Le retour dans le duché, puis la mort de Jean de Montfort (26 septembre 1345) ne changèrent rien à cette lutte monotone et disséminée. Montfort laissait un fils que le roi d'Angleterre se chargea d'élever, tandis que Jeanne de Montfort, qui parait être devenue folle, était gardée dans un château du Yorkshire.

 En Guyenne, depuis le commencement de la guerre en 1331, les Français avaient pris un grand nombre de places autour de Bordeaux et y avaient mis garnison. A l'automne de 1344, en prévision de la reprise prochaine des hostilités, le duc de Normandie, fils aîné du roi, parcourut la vallée de la Garonne, organisa la défense des places fortes et s'efforça de rallier la noblesse méridionale. Édouard, de son côté, renonçant à ses projets d'invasion par le Nord, portait désormais son attention sur la Guyenne : il flattait les villes et les seigneurs ; il félicitait les communes de leur dévouement, renouvelait et augmentait leurs privilèges. Les gages des hommes d'armes étaient payés avec régularité aux seigneurs gascons toujours avides d'argent ; enfin des troupes et. des chefs arrivaient d'Angleterre dans les derniers mois de 1341 Le pape, voyant la paix fort compromise, se répandait en doléances inutiles. Édouard III, le 26 mai 1345, prenant prétexte des affaires de Bretagne, annonce à Clément VI que toute espérance d'entente est perdue et que, par représailles contre d'injustes exécutions, il défie dans les formes Philippe de Valois.

Le comte de Derby, envoyé par Édouard III pour conduire la guerre de Guyenne, débarqua à Bayonne vers le 25 juillet 1345. Très rapidement, tandis que ses archers chassaient devant eux les hommes d'armes français, il prit Bourg, Bergerac et Auberoche. En voulant reconquérir cette place, les Français furent battus et tirent de très grosses pertes. Les Anglais, en plein hiver, au mois de décembre, poussèrent jusqu'à Angoulême et y entrèrent. A en croire les historiens anglais, ils s'emparèrent de quarante, cinquante et même deux cent cinquante places fortes.

Les opérations, arrêtées en décembre, reprirent activement dès le mois de mars 1346. Cette fois les Français firent un grand effort. Une belle armée se réunit en Poitou sous les ordres du duc de Normandie. Près de cinquante mille hommes vont assiéger les Anglais dans Aiguillon, au confluent du Lot et de la Garonne, dans les premiers jours d'avril. Le chroniqueur liégeois, Jean le Bel, compare l'attaque de cette place aux sièges les plus fameux racontés dans les histoires d'Alexandre, de Charlemagne et de Godefroi de Bouillon. Les assiégeants attaquèrent par eau et par terre leur armée était divisée en quatre corps qui se relayaient de telle sorte que les Anglais n'eussent aucun répit ; de grands engins furent mis en batterie. Tout ce grand effort fut inutile : l'armée du duc de Normandie se retira le 20 août 1346, sans avoir remporté le moindre succès, à la nouvelle qu'Édouard III envahissait le royaume par la Normandie. Avant qu'elle fût partie, le comte de Derby avait repris l'offensive. Il pénétra jusqu'en Saintonge et en Poitou, tout en ravissant hommes et femmes sans nombre. Il s'empara sans bataille et sans labeur de Saint-Jean-d'Angeli, Lusignan, Poitiers, Saint-Maixent, car chacun fuyait devant lui. Il écrivait en Angleterre : Et avons des bonnes villes et châteaux qui nous sont rendus entour. Et ainsi avons fait une belle chevauchée, la Dieu merci ! Mais, si heureuses qu'aient été ces campagnes, Édouard III faisait mieux encore au Nord du royaume.

 

III. — CRÉCI[3].

CE n'était point par le Nord que le roi Édouard avait résolu d'attaquer. Le 7 juillet, mille navires réunis à Portsmouth avaient mis à la voile vers Bordeaux, où le comte de Derby demandait des troupes fraîches. Le vent les avait jetés sur la côte de Cornouailles d'où ils retournèrent à leur point de départ. Alors Édouard décida de prendre terre là où Dieu lui donnerait la grâce c'est-à-dire, comme les vents l'indiquaient, sur les côtes de la Manche du côté de la Normandie. Froissart dit que ce méchant conseil fut donné au roi d'Angleterre par Godefroi d'Harcourt.

Partie le 11 juillet, la flotte arriva par un très beau temps, le 12 juillet, en face de Saint-Vaast-la-Hougue. L'armée anglaise était plus solide que nombreuse : malgré les exagérations des chroniqueurs, elle n'avait guère plus de vingt mille hommes. Elle bouscula un corps français qui était sur la plage et ne rencontra aucune résistance sérieuse. Les gens d'armes du pays se sont retraits aux châteaux et aux villes de force, et les communes de la terre viennent tout plein à l'obéissance notre seigneur le roi, écrit l'archevêque de Stratford. Après un repos de six jours, qui permit à la vitaille d'arriver, l'armée se mit en marche en trois batailles. Godefroi d'Harcourt se faisait guideur, conduiseur et gouverneur de l'ost du roi Édouard à travers ce pays plantureux, où la moisson s'annonçait très belle. Les Anglais n'épargnaient rien sur leur passage. A Valognes, à Carentan, à Saint-Lô, qui avait très grande draperie et grosse et grand'foison de bourgeois, ils brûlèrent presque tout.

Le mardi 20 juillet, Édouard III arriva devant Caen. La ville était pleine de très grande richesse, de draperie et de toutes marchandises, de riches bourgeois et de nobles dames et de moult belles églises. Sauf Londres, il n'existait pas en Angleterre de ville aussi belle ni aussi grosse. Caen avait un château, mais point d'enceinte continue ; la ville était seulement protégée en partie par les canaux de l'Odon et de l'Orne. Édouard III fit offrir aux habitants les conditions les plus avantageuses ; mais ceux de Caen lui contredirent tous d'une volonté et d'un courage, en disant qu'au roi d'Angleterre ils n'obéiraient point. Cinq à six cents hommes d'armes défendaient la ville même, tandis que le reste gardait le château ; mais les habitants étaient décidés à combattre, et les femmes apportaient du vin aux hommes, afin qu'ils fussent plus forts. La résistance dura du matin jusqu'aux vêpres, tant que le peuple pouvait. Les archers anglais tiraient leurs flèches, ainsi menu que si ce fût grêle. Vers le soir, la ville fut emportée : le connétable Robert de Brienne et le comte de Tancarville furent faits prisonniers ; plus de cent chevaliers furent tués ou pris. Quant aux bourgeois ils périrent par milliers ; leurs cadavres gisaient dans les rues, dans les maisons et les jardins. Le pillage fut terrible. Les Anglais trouvèrent dans la ville quarante mille pièces de drap et des objets précieux sans nombre, qui furent envoyés en Angleterre pour la grande joie des daines anglaises. En même temps. la flotte arrivait à l'embouchure de l'Orne, après avoir fouillé tous les ports et pris ou brûlé près de cent navires.

Le roi d'Angleterre, sans s'attarder à prendre le château de Caen, poursuivit, sa route vers le cœur du royaume. Deux cardinaux vinrent au nom du pape lui proposer la paix ; il les reçut brièvement et passa outre. Il voulait traverser la Seine, se sentant isolé au Sud du fleuve ; sur la rive droite, il pourrait se rapprocher de la Flandre et recevoir des secours ou s'échapper. Parti de Caen le 31 juillet, il est le 7 août à Elbeuf, et, pendant cinq jours, il longe la rivière, cherchant un pont qui ne fût pas rompu. Arrivé à Poissy, il n'ose approcher davantage de Paris et se décide à réparer le pont détruit. Un petit corps d'armée de mille hommes d'armes et de deux mille hommes de pied, venus des communes du Nord pour garder le passage, ne put l'en empêcher. Le 16 août, les Anglais passaient la Seine et gagnaient le Nord par marches forcées de quatorze à quinze milles[4]

Que devenait pendant ce temps le roi de France ? Ce qu'il fit alors se comprend mal. Bien qu'une armée eût été envoyée en Guyenne au siège d'Aiguillon, le roi n'était pas sans ressources ; des hommes d'armes lui arrivaient chaque jour. Pourtant, pendant qu'Édouard III, sur la rive gauche de la Seine, paraît menacer à la fois Rouen et Paris, le roi de France se démène inutilement sur la rive droite. Il va jusqu'à Rouen avec ce qu'il a sous la main, puis il revient brusquement à Paris. Là, il est dolent et angoisseux ; il parait craindre la défection de quelques grands seigneurs, la trahison de certains bourgeois. Cependant il se décide à demander à son adversaire jour de bataille ; le roi d'Angleterre répond vaguement qu'il compte passer au Sud de Paris, par la route de Montfort l'Amauri. Philippe VI va naïvement l'y attendre, et c'est alors qu'Édouard III passe le fleuve à Poissy. Le roi de France se plaignit avec colère d'avoir été trahi. Aussi murmurait le peuple, et disait que cette manière d'aller et de retourner n'était mie sans trahison, pourquoi plusieurs pleuraient et non mie sans cause.

Édouard III voulait gagner rapidement la Picardie et l'Artois pour rejoindre et réconforter les Flamands, qui avaient fait au delà de l'Escaut une mauvaise campagne et qui étaient rentrés chez eux fort démoralisés. En quatre jours, du mercredi 16 août au samedi i9, l'armée anglaise fit cinquante quatre milles jusqu'à Sommereux, évitant Beauvais. La marche n'était plus aussi aisée qu'en Normandie ; il fallait combattre souvent contre les communes du pays qui étaient assemblées et bien armées. A partir de Poix, Édouard III ralentit son allure ; il approchait de la Somme, dont tous les passages étaient gardés. A Airaines, il s'arrêta pour faire reposer son armée.

La situation était critique pour lui. Philippe VI, avec une forte armée qui s'était enfin concentrée à Saint-Denis, était parti à marches forcées dans la direction d'Amiens. Il voulait acculer Édouard dans l'angle entre la Somme et la mer. Il arriva à Amiens, comme les Anglais s'installaient à Airaines, et, le 22 août, il crut les surprendre ; mais par lettres des traîtres qui étaient en la cour du roi, ils furent avertis et décampèrent, laissant sur place leur repas préparé.

L'armée anglaise fuyait à travers le Vimeu dans la direction de Saint-Valeri sur Somme. Édouard III se sentait perdu s'il ne passait pas la rivière. Il y avait un gué de basse mer au travers de l'estuaire de la Somme, à Blanchetache, en aval d'Abbeville, à gravier de blanche marne forte et dure, sur quoi on peut sûrement charrier. Un valet, nommé Gobin Agache, prisonnier des Anglais, voulant recouvrer sa liberté, révéla l'existence du gué et s'offrit à guider l'armée. Le 23 août, à minuit, le roi d'Angleterre fit sonner la trompette ; sur le point du jour, l'armée partait d'Acheux. Quand elle arriva au bord de l'estuaire, la marée était encore haute ; il fallut attendre. L'inquiétude était grande parmi les Anglais, que des coureurs français suivaient depuis le départ d'Airaines. Sur l'autre rive se tenaient des gens d'armes et des gens de communes, chargés de garder le gué, mais en nombre insuffisant. Ils combattirent à mer basse, au travers du gué et sur la plage. mais les archers d'Angleterre tirèrent si fort et si uniment qu'à merveille. Les Français perdirent deux mille hommes et se retirèrent ; la Somme était passée. Si maintenant il y avait bataille, les Anglais pouvaient choisir leur place et leur moment. Édouard III, le soir du 24 août, alla mettre ses tentes dans la forcit de Créci. Le roi de France était arrivé sur la rive gauche de l'estuaire après le passage des Anglais, au moment où la mer montait. ne put rien faire et retourna à Abbeville célébrer la fille de saint Louis.

Le vendredi août, Édouard III chercha une forte position où il pût se retrancher et attendre. Il la trouva entre Créci et Wadicourt, au-dessus de la Vallée des Clercs. Un vamp retranché fut établi, protégé par des chariots, des palissades et des abatis ; en avant, des tranchées furent creusées. Le roi donna à souper à ses principaux barons, puis entra dans son oratoire où il fit ses prières. Le samedi matin. Édouard III, son fils et les seigneurs entendirent la messe ; beaucoup communièrent. L'armée fut répartie en trois batailles, dont la première était commandée par le prince de Galles. Le roi d'Angleterre, sur un petit palefroi blanc, un ballon blanc à la main, passa de rang en rang, parlant à tous et souriant ; il défendit de quitter les rangs, pour quelque cause que ce fût. La revue passée. chacun mangea à son aise et but un coup tout à loisir ; les archers s'assirent tout à terre, leur bassinet et leur are devant eux, en eux reposant pour être plus frais et plus nouveaux, quand leur ennemi fendrait.

Le vendredi soir à Abbeville, Philippe VI réunissait aussi ses barons. Près de lui étaient le roi de Bohème et soli fils le roi des Romains, les comtes d'Alençon, de Blois, de Flandre, le duc de Lorraine, plusieurs prélats. La soirée se passa en grande récréation et en grand parlement d'armes. Le roi pria à tous les seigneurs qu'ils fussent amis et courtois, sans envie, sans orgueil et sans haine les uns aux autres. Le samedi, l'armée se mit en mouvement, mais tard après le lever du soleil. La route était longue d'Abbeville à Créci ; peut-être quelques faux renseignements firent-ils faire un détour inutile vers Noyelles. Lorsqu'on ne fut plus qu'à une petite distance des Anglais, la journée était avancée et le temps orageux : les chevaux, les cavaliers, les arbalétriers génois, étaient épuisés de fatigue, de faim et de soif. Quelques seigneurs, envoyés en éclaireurs, donnèrent des renseignements inquiétants sur la position des Anglais. Le roi et d'autres étaient d'avis qu'il fallait ajourner la bataille ; mais les seigneurs des premiers rangs voulurent combattre quand même, et avancèrent en désordre. Philippe VI lui-même, dès qu'il vit les Anglais, perdit son sang-froid : Si lui mua le sang, car trop les haïssait.

Ordre fut donc donné aux arbalétriers génois de commencer la bataille. A ce moment un orage éclata, à croire que le monde dût finir, et une volée de corbeaux grande et épaisse passa entre les deux armées, Comme un présage sinistre. Quand l'orage fut dissipé, le soleil aveugla les rangs français. La pluie avait détendu les cordes des arbalètes. Quelques canons amenés par Édouard III faisaient grand bruit et fumée. Les archers anglais tiraient à coup sûr dans la masse compacte de l'ennemi. Sous cette grêle de traits, si épaisse que ce semblait neige, les Génois sautaient, se retournaient les c... pour les flèches qu'ils sentaient, voulaient fuir, brisaient leurs arbalètes. Alors les seigneurs s'emportent contre ces gens de pied, cette ribaudaille, les bousculent et les frappent ; les chevaux se cabrent ou tombent dans des fosses préparées par l'ennemi. Du côté des Anglais, les hommes d'armes de la première bataille profitent du désordre pour attaquer ; les archers tirent de plus belle ; les coutiliers pénètrent dans les rangs et blessent les chevaliers français. La mêlée est si confuse que Jean le Bel et Froissart avouent leur impuissance à raconter la fin de la journée.

On se battit longtemps après la chute du jour. La chevalerie française, après quinze assauts pour rompre les rangs de l'ennemi, céda ; chacun s'enfuit où il put. Les pertes étaient insignifiantes du côté des vainqueurs. Du côté des Français, douze à quinze cents chevaliers, sans commun ni pédaille, au total environ trois mille huit cents combattants restèrent sur le terrain. Parmi les morts, on comptait plusieurs princes et des chevaliers de grand renom, le duc de Lorraine, le comte d'Alençon, frère du roi, le comte de Flandre, le roi Jean de Bohème. Froissart raconte que Jean et ses chevaliers avaient, pour ne pas se quitter, attaché leurs chevaux par les freins. Le roi aveugle avait frappé à coups redoublés aussi bien les siens que les ennemis. On le retrouva le lendemain, lui et ses compagnons, tombés les uns sur les autres.

Le roi de France avait eu deux chevaux tués sous lui et fut, dit-on, blessé par une flèche au visage ; l'Oriflamme fut lacérée. Vers le soir, Philippe voulut se jeter au milieu des ennemis ; deux seigneurs qui se tenaient à ses côtés l'arrêtèrent. Escorté de quelques chevaliers et de quarante-deux sergents d'armes, il se retira du champ de bataille où il risquait d'être pris sans honneur, et, à travers bois, il gagna le château de Labroye. Le pont était levé et la porte fermée, car il était tout nuit, et faisait moult brun et moult épais. Entendant un appel, le châtelain vint avant sur les guérites et demanda tout en haut qui c'était qui bûchait à cette heure. Philippe répondit : Ouvrez, ouvrez, châtelain, c'est l'infortuné roi de France ! Il se reposa jusqu'à minuit, but un coup, puis repartit à travers champs, et au galop de ses chevaux, il gagna Amiens. Peut-être avait-il quelque espérance de recommencer la lutte. Mais, le dimanche, il apprit combien était grand le désastre. Son armée était rompue ; il avait perdu les plus aimés et les meilleurs parmi ses proches. Quelques seigneurs vinrent le rejoindre, puis, au bout de quelques jours, prirent congé de lui. Il alla s'établir à l'abbaye du Moncel, à l'entrée de la forêt de Hallate, où il resta longtemps solitaire.

Édouard III, pendant toute la bataille, s'était tenu sur la hauteur, sans mettre même son bassinet. Le prince de Galles s'était battu comme un vieux chevalier. Le soir, le roi d'Angleterre félicita son fils et, en l'accolant et baisant, lui dit : Beau fils, Dieu vous donne bonne persévérance. Vous êtes mon fils, car loyalement vous vous êtes hui acquitté. Si êtes digne de tenir terre. Puis il défendit sur la hart de poursuivre les ennemis au delà du champ de bataille, de dépouiller les morts et d'y toucher avant le lendemain. La nuit fut passée sous les armes.

Le lendemain, il faisait grande bruine et telle qu'à peine pouvait-on voir loin un arpent de terre. Une reconnaissance anglaise tut envoyée ; elle se heurta à une troupe de gens de communes, venus d'Abbeville, de Saint-Riquier, de Rouen. Beauvais, qui ignoraient la défaite du roi. Ils furent battus, tués ou pris. Le dimanche fut employé à la recherche des morts. Édouard III fit faire de nobles obsèques au roi de Bohème et Godefroi d'Harcourt rendit les derniers devoirs aux princes français. Quand chacun se fut bien pourvu d'armes, un grand monceau fut fait avec ce qui restait et on y mit le feu. Le lundi 28 août, Édouard III leva son camp. Par petites étapes, en brûlant villes et villages, l'armée anglaise arriva le 4 septembre devant Calais.

 

IV. — CALAIS[5].

LE roi d'Angleterre, bien résolu à prendre Calais, jura qu'il ne s'en partirait par hiver ni par été, si l'aurait à sa volonté comme forte qu'elle fût. Il avait remporté une grande victoire, mais n'avait rien gagné ; Calais serait le prix de la journée de Créci. La ville était habitée par des marins entreprenants qui faisaient un commerce très actif sur la mer du Nord ; elle était admirablement située, à deux lieues de mer de Douvres ; c'était la plus commode entrée qui se pût trouver au royaume de France. Mais elle était très bien fortifiée, avec un double fossé que la mer remplissait à chaque marée ; tout autour, le terrain était sablonneux et mouvant, ce qui empêchait d'établir de grosses machines d'attaque. Il fallut renoncer aux moyens rapides et se résigner à prendre la ville par la famine. Les Anglais s'installèrent en conséquence. Une ville nouvelle s'éleva pour les abriter durant l'hiver ; on l'appela Villeneuve la Hardie. Chacun y eut son baraquement ou sa cabane. Les Flamands y vinrent faire un commerce fructueux ; il y avait marché le samedi et le mercredi.

Jean de Vienne, un vigoureux chevalier de Bourgogne, entré dans la ville aux premiers jours du siège en se dissimulant le long des dunes, commandait la défense. Des chevaliers d'Artois, entre autres Arnoul d'Audrehem, déjà célèbre pour sa bravoure, arrivèrent par mer. Jusqu'à l'entrée du printemps, la ville fut ravitaillée surtout grâce aux marins normands et, picards qui donnaient la chasse aux vaisseaux anglais, les capturaient parfois, leur échappaient toujours. Les Anglais durent établir un blocus rigoureux avec une flotte formée de la majeure partie des sept cent trente-sept navires qu'Édouard III avait fait recenser sur les côtes anglaises ; ils garnirent d'estacades les bas-fonds où passaient les barques des Picards. Les assiégés, serrés de si près, se débarrassèrent de tous les pauvres gens qui ne pouvaient être utiles à la défense. Plus de deux mille personnes sortirent ainsi, toutes en blanches chemises, et portaient gonfanons de monastères en signe d'humilité. Le roi d'Angleterre leur fit donner à manger et les laissa passer. Puis le siège continua, sans qu'on en pût prévoir la fin. Au moins un espoir de délivrance allait-il venir de quelque côté ?

L'Écosse donnait de grands embarras au roi d'Angleterre. Le roi David y était rentré depuis plusieurs années avec un certain nombre de chevaliers et d'écuyers français : il envahit le Northumberland à la fin de l'été de 1346, pendant qu'Édouard III était retenu au siège de Calais. L'effroi fut grand en Angleterre ; la reine Philippa, comme vaillante dame, organisa une armée, à laquelle Édouard envoya, de Calais, des renforts. Les Écossais parlaient avec dédain de l'armée de la reine où il y avait, disaient-ils, grand'foison de clergé ; mais, le 17 octobre, à Nevill's Cross, une bataille s'engagea, qui fut pour les Anglais une victoire décisive. David fut battu et fait prisonnier ; il avait reçu deux flèches dans la tête ; le fer de l'une d'elles ne put être extrait ; il le garda trente-deux ans et, dit Froissart, quand la lune se renouvelait, il avait par usage le chef moult douloureux. — Il n'y avait plus rien à espérer du côté de l'Écosse pour les assiégés de Calais.

Il semblait, au printemps de 1347, que la guerre de Bretagne, en inquiétant le roi d'Angleterre, pût faire une heureuse diversion. Charles de Blois avait mis le siège, à la fin du mois de mai, devant la Roche-Derrien, dont le comte de Northampton s'était emparé l'année d'avant. L'armée franco-bretonne était installée dans son camp comme dans une ville ; ses gros engins battaient les murailles et crevaient les toitures. Mais un corps de secours anglais s'approcha par sentiers et par bois, à grand ost, sous les ordres d'un chef très redoutable, Thomas de Dagworth. Charles de Blois l'attendait par une route où une partie des forces franco-bretonnes fut envoyée pour l'arrêter ; il arriva par un autre chemin, en pleine nuit, vers deux heures du matin, le 20 juin, attaquer le camp français. Il y eut surprise, puis radiée confuse ; les Français n'avaient pas de mot d'ordre pour se reconnaître ; on se battait à la clarté des cierges et des torches. Le résultat restait indécis ; mais, au jour, la garnison anglaise, du haut des murs, voit la bataille, prend les Français à revers et assure la victoire. Charles de Blois, adossé à une masure, reçut dix-sept blessures avant de se rendre à un chevalier breton. Son armée de quatre mille hommes de troupes régulières, sans compter la commune, avait été taillée en pièces par douze cents Anglais. Elle eut plus de sept cents morts, parmi lesquels les chefs des plus puissantes maisons féodales de Bretagne ; le reste se dissipa comme fumée. Charles de Blois resta un an en Bretagne, à Vannes et à Rennes, dans une rude prison, puis fut mené en Angleterre ; il chantait, pour se consoler, de mélancoliques chansons. La cause française était pour longtemps compromise en Bretagne.

Cependant Calais résistait toujours. Le dernier convoi de ravitaillement y était entré dans le courant d'avril. On y mangeait toutes ordures par droite famine. Les assiégés envoyaient au roi de France des appels désespérés. Une lettre, écrite par Jean de Vienne, fut trouvée par les Anglais sur le rivage à mer basse : Très cher et très douté seigneur, disait-il au roi, je me recommande à vous tant comme je puis plus, comme celui qui moult désire de savoir votre état, que Notre Seigneur maintienne en bien toujours par sa grâce. Et s'il vous plaît savoir l'état de notre ville de Calais, soyez certain que quand ces lettres furent faites, nous étions tous sains et haités [bien portants] et en grande volonté de vous servir et de faire chose qui fût votre honneur et profit. Mais, très cher et très douté seigneur, sachez que, comment que [bien que] les gens sont tous sains et haités, mais la ville est à grand défaut des blés, vins et chairs. Car sachez qu'il n'y a rien qui ne soit tout mangé, et les chiens et les chats et les chevaux, si que [de telle sorte que] de vivres nous ne puissions plus trouver en la ville, si nous ne mangeons chair des gens. Car autre fois vous avais écrit que je tiendrais la ville tant que y aurait à manger. Ci sommes à ce point que nous n'avons dont plus vivre. Si [aussi] avons pris accord entre nous que, si n'avons en bref secours, que nous issirons hors de la ville tous à champs, pour combattre, pour vivre ou pour mourir. Car nous avons mieux mourir aux champs honorablement que manger l'un l'autre.

Philippe VI se préparait à délivrer la vaillante ville, mais il y mettait une incroyable lenteur. Tandis que les restes de l'armée de Créci gardaient la frontière de Flandre, il avait passé tristement l'hiver au Moncel, à Vincennes et à Paris. Aux environs de Pâques, lui et son fils prirent congé de Monseigneur Saint-Denis. Il fallut trois mois pour rassembler la nouvelle armée, qui fut presque tout entière de noblesse et de chevaliers ; elle ne se mit en route que dans la seconde moitié de juillet. Le 27 juillet, elle arrivait à Sangate, en vue des Anglais et de la ville assiégée. Mais Édouard III avait eu le temps de se retrancher entre les marais, la mer et la ville. On ne pouvait atteindre son camp que par les dunes ou par un pont facile à défendre. De l'autre côté de Calais, au Nord, une grosse année flamande était accourue à l'appel du roi d'Angleterre. Philippe ne sut se résoudre à rien. Du haut des murs, les assiégés lui faisaient des signes ; la nuit, ils allumaient de grands feux. Il négocia trois jours inutilement avec deux cardinaux, venus pour proposer la médiation du pape. Puis il fit demander à son ennemi jour et lieu de bataille ; de là, de nouveaux pourparlers. Avant qu'ils fussent terminés, le jeudi matin 2 août, le camp français fut levé et la retraite ordonnée.

On a cherché les causes de ce soudain abandon. Un chroniqueur en accuse la male reine boiteuse de France, qui, par des lettres éplorées, aurait rappelé le roi vers elle ; mais sans doute Philippe VI était encore meurtri du souvenir de Créci. D'ailleurs de mauvaises nouvelles arrivaient de Bretagne, d'Écosse, de partout. Et puis le roi redoutait peut-être des trahisons nouvelles. Enfin, à Calais, il avait dû juger que la position du roi d'Angleterre était imprenable. Pour risquer la fortune, il aurait fallu au roi de France de l'audace et du génie.

Le roi disparu, il devenait inutile de perdre corps et âme par rage de faim. Le 3 août, devant la porte de Calais, Jean de Vienne alla parlementer avec Gautier de Masny[6] ; il demandait la permission pour la garnison et le peuple de sortir de la ville ; lui et ses chevaliers seraient prisonniers du roi d'Angleterre. Édouard III répondit : Ma volonté est telle que tous y mourront. Alors Masny et les barons le supplièrent d'adoucir un petit la pointe de son haïr. Gautier, Gautier, répondit-il, ceux de Calais ont fait mourir tant de mes hommes, qu'il faut que des leurs il en soit mort aussi. A la fin, il se contente d'exiger que six des bourgeois des plus notables de Calais, nus pieds et nus chefs, en leurs linges draps tant seulement, les harts au col, viennent ici et apportent les clés de la ville et du château en leurs mains, et de ceux, dit-il, je ferai ma volonté. Et le demeurant des hommes de la ville, je prendrai à merci.

Jean de Vienne rapporta ces conditions au peuple de Calais réuni à son de cloches sous la Halle. Quand ils furent tout venus et assemblés en la place, hommes et femmes, messire Jean de Vienne leur remontra moult doucement les paroles toutes telles que devant sont dites et récitées. Il ajouta que autrement ne pouvait être, et les pria d'avoir bref conseil. Alors tous se mirent à crier et pleurer si tendrement et si amèrement, qu'il ne fut si dur cœur au monde, s'il les vit et ouït eux démener, qui n'en eût pitié. Et n'eurent pour l'heure nul pouvoir de répondre ni de parler ; et mêmement messire Jean de Vienne en avait telle pitié, qu'il en larmoyait moult tendrement. Alors se leva en pied le plus riche bourgeois de la ville de Calais et de la plus grande recommandation, que l'on clamait sire Eustache de Saint-Pierre, et dit devant tous et toutes ainsi : Bonnes gens, grand'pitié et grand méchef serait de laisser mourir un tel peuple que ci a, par famine ou autrement, quand on y peut trouver aucun moyen. Et si serait grand'aumône et grand'grâce envers Notre Seigneur, qui de tel méchef les pourrait garder et esquiver. Je, endroit moi, ai si grande espérance d'avoir grâce et pardon envers Notre Seigneur, si je meurs pour ce peuple sauver, que je veux être le premier. Et me mettrai volontiers nu par ma chemise, à nu chef et à nus pieds, la hart au col, en la merci du gentil roi d'Angleterre. Un second bourgeois, qui avait deux demoiselles à filles, jeunes, belles et gracieuses, s'offrit, puis quatre autres, parmi les plus riches et les plus étoffés.

Le 4 août, la ville fut rendue. Jean de Vienne aussi ému que s'il vit tous ses amis en bière, fit dévêtir les six bourgeois en braies et en chemises, leur remit les clefs, et le cortège partit accompagné de toute la population en larmes. Au sortir des murs, les six bourgeois crièrent : Adieu, bonnes gens, priez pour nous ! Quand ils furent arrivés devant son logis, le roi d'Angleterre se tint tout coi ; car il avait le cœur si dur et si enfelonné (envenimé) de grand courroux qu'il ne put parler. Son premier mot fut pour commander en anglais de leur couper la tête. Aux prières des bourgeois il ne répondit rien. Masny et les barons intercédèrent en vain et l'exécution allait commencer, quand la reine, bien qu'elle fût durement enceinte, vint se jeter aux pieds d'Édouard III et le supplia en pleurant de lui accorder la vie des six bourgeois : Ha ! très cher sire, dit-elle, puis que j'apassai par deçà la mer en grand péril, ainsi que vous savez, je ne vous ai requis ni don demandé. Or vous prie-je humblement et requiers en propre don que, pour le fils à sainte Marie et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six hommes merci. Édouard se laissa enfin apitoyer. La reine emmena les bourgeois et leur fit bonne chère[7].

La ville fut aussitôt ouverte. Gautier de Masny en prit possession. Les chevaliers et écuyers furent mis en prison courtoise et ensuite conduits en Angleterre. Des vivres furent apportés aux habitants ; mais il y avait si longtemps qu'ils n'avaient mangé à leur faim, que trois cents moururent. Puis il fallut partir. Ce fut l'exode de toute une population : il ne resta que vingt-deux bourgeois, obligés à demeurer u pour renseigner les héritages ; parmi eux était Eustache de Saint-Pierre. Édouard III entra dans cette ville toute vide à grand'foison de menestrandies. Il donna au château de splendides fêtes à ses chevaliers et aux bourgeois de Flandre. Les hôtels de Calais furent distribués aux barons anglais ; le port fut dégagé : enfin des bourgeois furent amenés des principales villes d'Angleterre. Par là Édouard III voulut montrer que s'il avait pris Calais à grand'peine, il entendait le garder.

Philippe VI tint à honneur d'assurer le sort des infortunés bourgeois de Calais : tous biens meubles et héritages qui devaient venir en la main royale par forfaiture, et tous les offices à la disposition du roi et des ducs de Normandie et d'Orléans leur furent réservés. Des Calaisiens furent ainsi gratifiés de maisons et d'offices par tout le royaume.

Cependant les rudes campagnes de 1346 et de 1347 avaient épuisé les ressources des deux adversaires. Deux cardinaux vinrent parler de paix au nom du pape ; on les écouta enfin. Le 28 septembre, Édouard consentit une trêve générale d'un an : tous les alliés des deux rois y étaient compris ; des garanties spéciales furent données aux Flamands qui craignaient les représailles du roi de France. Le roi d'Angleterre rentra dans son royaume d'où il était parti depuis plus de quatorze mois. On négocia, sans pouvoir s'entendre, un traité définitif. La trêve fut renouvelée en 1348 et en 1349 ; elle durera jusqu'en avril 1351.

Sur ces entrefaites, la paix avait été rétablie en Flandre. Louis de Nevers avait été tué à Créci ; son fils, Louis de Maële, était rentré sans difficulté dans son comté. Mais les Flamands, qui le croyaient mieux abreuvé des conditions flamandes que son père, s'aperçurent bientôt qu'ils se trompaient. Ils voulaient lui faire épouser une des filles d'Édouard III, et même tout était prêt pour le mariage, quand, un matin, en suivant le vol d'un faucon, Louis de Maële disparut (28 mars 1347). Réfugié en France, il y épousa la fille du duc de Brabant. Aussitôt la Flandre s'insurgea et de nouveau reconnut Édouard III ; le duc de Normandie, qui arriva pour rétablir le comte, fut à moitié vaincu. Après la trêve de Calais, bien que la Flandre y fût comprise, les agitations continuèrent ; mais, comme Édouard III refusait de secourir ses anciens alliés, le comte fit des avances aux villes ; il vint à bout de toutes les résistances, et, le 13 décembre 1348, Dunkerque, Ypres et Gand, les dernières villes hostiles, reconnurent son autorité. Bien que Louis de Made fût un prince peu sûr, le danger que la Flandre devint indépendante du royaume ou fût accaparée par l'Angleterre paraissait conjuré.

 

 

 



[1] OUVRAGE À CONSULTER. A. Leroux, Recherches critiques sur les relations politiques de la France et de l'Allemagne de 1292 à 1378, 1882.

[2] OUVRAGES A CONSULTER. De la Borderie, Histoire de Bretagne, III, 1899. Delisle, Histoire du château et des sires de Saint-Sauveur-le-Vicomte, 1867. D. Vaissette, Histoire générale de Languedoc, nouvelle édition, IX, 1886.

[3] OUVRAGES À CONSULTER : G. Köhler, Die Entwischelung des Kriegswesens und der Kriegführung in der Bitterzeit, II, 1886. Wrotesley, Crecy and Calais, 1896.

[4] Pour cette marche, voir l'itinéraire dressé par M. Thompson dans son édition de la Chronique de Le Baker de Swynebroke, p. 256.

[5] OUVRAGES A CONSULTER. Bréquigny, Mémoires pour servir à l'histoire de Calais, Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres, XXXVII, 1767-1769. Lebeau, Dissertation sur le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre. Mémoires de la Société d'Agriculture de Calais, 1839. E. Molinier, Étude sur la vie d'Arnoul d'Audrehem, 1883, et Documents relatifs aux Calaisiens expulsés par Édouard III, Cabinet historique, XXIV, 1878.

[6] Sur Gautier de Masny, seigneur de Hainaut établi à la tour d'Angleterre, voir Dictionary of national Biography, XXXVI, p. 76, v° Manny.

[7] Bréquigny, dans les Mémoires pour servir à l'histoire de Calais, cités p. 84, a signalé le premier quatre documents qui semblent au premier abord infirmer le touchant récit de Jean le Bel et de Froissart. A bien examiner cependant, rien ne permet de révoquer en doute ce récit : tout fait croire que les six bourgeois se sont vraiment dévoués par amour pour leur ville, afin de saliver la population calaisienne de la vengeance d'Édouard III. Sur cette question, voir une note de S. Luce dans son édition des Chroniques de Froissart, IV, XXV, n. 1.