HISTOIRE DE FRANCE

TOME TROISIÈME — LOUIS VII - PHILIPPE-AUGUSTE - LOUIS VIII (1137-1226).

LIVRE II. — PHILIPPE-AUGUSTE ET LOUIS VIII.

CHAPITRE VI. — LA FIN DU RÈGNE.

 

 

I. — L'EXPÉDITION DU PRINCE LOUIS EN ANGLETERRE[1].

APRÈS avoir raconté la bataille de Bouvines, la Chronique inédite de Béthune dit de Philippe-Auguste : Oncques puis ne  fut qui guerre lui osât mouvoir : mais il vécut depuis en grande paix. En effet, pendant les neuf dernières années de sa vie (1214-1223), le roi de France ne fait plus la guerre en personne. Ce n'est pas que l'âge ait brisé sa vigueur ni diminué son appétit d'acquisitions territoriales ; il n'avait, après sa grande victoire, que quarante-neuf ans. Mais il voulait organiser et consolider ses conquêtes, ne plus s'avancer qu'à coup sûr, sans rien risquer. Sa diplomatie continue d'agir ; son armée se montre encore en Angleterre et en Languedoc, mais ce n'est plus lui qui la commande. Il dirige les affaires de loin, sans sortir de ses châteaux de Paris, de Melun, de Saint-Germain, de Compiègne ou d'Anet. Sur la scène, on ne voit plus que l'héritier du royaume, le prince Louis, chargé de l'action extérieure, avec une indépendance apparente qui ne fut, pour Philippe-Auguste, qu'un moyen de tenter encore la fortune sans engager sa personne ni sa responsabilité directe.

L'insurrection qui avait triomphé, après Bouvines, du despotisme de Jean-sans-Terre, permettait au roi de France de reprendre le projet qui lui tenait tant au cœur : l'annexion de l'Angleterre. Mais il ne voulait pas entrer en lutte ouverte avec Innocent III. Les prétentions du prince Louis, mari de Blanche de Castille, à la couronne anglaise, lui fourniront le moyen de reprendre l'entreprise sans se compromettre. Il suffira que le fils ait l'air d'agir de sa propre initiative, ce qui permettra au père, tout en l'aidant sous main, de le désavouer en cas d'insuccès. Une comédie commença, qui allait durer deux ans (1215-1216).

Après qu'il eut signé sa déchéance, Jean eut un accès de rage et de désespoir. Une chronique anglaise rapporte qu'il s'écria : Maudite soit la misérable et impudique mère qui m'a engendré ! Pourquoi m'a-t-on bercé sur les genoux ? Pourquoi une femme m'a-t-elle nourri de son lait ? Pourquoi m'a-t-on laissé grandir pour mon malheur ? On aurait dû m'égorger au lieu de me nourrir. Il grinçait des dents, roulant les yeux, mordait et rongeait des morceaux de bois. Les routiers qui sont à sa solde se moquent de lui pour exciter sa fureur. Voici, disent-ils, le vingt-cinquième roi d'Angleterre, celui qui n'est plus roi, pas même un roitelet, mais l'opprobre des rois. Voici le roi sans royaume, le seigneur sans seigneurie, celui dont la vue fait vomir, parce qu'il est devenu corvéable, la cinquième roue d'un chariot, un roi de rebut. Pauvre homme, serf de dernière classe, à quelle misère, à quel esclavage te voilà réduit !

Cependant Jean-sans-Terre ne perdit pas la tête. Il usa, au contraire, de toutes les ressources d'une diplomatie fort habile à diviser ses adversaires. Pour ajouter aux raisons que le Pape avait de le protéger, il déclare prendre la croix, plaçant ainsi sa personne et ses terres sous la sauvegarde des lois chrétiennes. Innocent III défend son vassal et protège le croisé. À Étienne Langton, l'archevêque de Cantorbery, qui dirige la noblesse anglaise, il ordonne, dans une lettre demi-menaçante, d'apaiser le conflit ; aux nobles d'Angleterre, de cesser leurs conciliabules illégaux, de payer l'impôt de l'écuage et de se réconcilier avec leur Roi. Pour Licher de séparer la cause du Clergé de celle des laïques, Jean accorde à l'Église anglaise une complète liberté d'élection, tout de suite confirmée par une bulle d'Innocent. Mais il était trop tard. Les Anglais sentirent le piège et restèrent unis.

A Rome, les envoyés de Jean se plaignirent de l'attentat commis par des vassaux rebelles à leur Roi et au Pape, leur haut suzerain : Jean, disaient-ils, n'a cédé qu'à la force ; les barons, au mépris de la protection apostolique, se sont emparés de la capitale du royaume et menacent de saisir le reste. Quand Innocent III les eut entendus, et qu'il eut pris connaissance des articles de la grande Charte, il fronça le sourcil avec colère et s'écria : Hé quoi ! les barons d'Angleterre s'efforcent de détrôner un roi qui a pris la croix et qui s'est mis sous la protection du Saint-Siège apostolique ! ils veulent transférer à un autre le domaine de l'Église romaine ! Par saint Pierre, nous ne pouvons laisser une telle audace impunie. Le 24 juin 1215, une bulle datée d'Anagni, considérant que les barons d'Angleterre n'avaient tenu aucun compte de l'appel adressé par Jean à la cour de Rome, ni de la souveraineté de l'Église romaine, annula simplement la grande Charte : Au nom du Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, par l'autorité des apôtres Pierre et Paul et par la nôtre, sur l'avis commun de nos frères, nous réprouvons complètement et condamnons cette charte ; défendons, sous peine d'anathème, que le Roi prenne sur lui de l'observer ou que les barons, avec leurs complices, en exigent l'observation : déclarons nulle et cassons tant la charte elle-même que les obligations ou cautions, quelles qu'elles soient, faites pour elle ou relativement à elle ; voulons enfin qu'en aucun temps cette charte ne puisse avoir aucune force. Et le même jour, Innocent III écrivait aux barons d'Angleterre que le traité imposé par eux au roi Jean, par violence et par crainte, était non seulement vil et honteux, mais encore tellement injuste et illégal qu'il devait être à juste titre réprouvé de tous.

Jean ne s'abandonnait pas. Sachant le danger qui le menaçait du côté de la France, il tâchait de se concilier Philippe. En avril 1215, il avait payé 66.000 marcs à des marchands français qui prétendaient avoir été dépouillés, au mépris de la trêve de Chinon, par des vassaux de l'Angleterre. En juillet, il écrivait à son très cher seigneur Philippe, illustre roi de France, pour lui annoncer que les autorités de Londres laisseraient les marchands de France emporter de la ville, sans être inquiétés, leurs marchandises et leur argent. En septembre, il lui envoyait une ambassade, et lui donnait toutes les garanties pour la sécurité des marchands français venus dans l'île. Il écrivait ce billet : Nous vous envoyons le prieur de Coventry et notre chambrier de Reading pour vous faire savoir que, si nous avons des torts envers vous, nous sommes prêts à les réparer.

Par malheur Jean n'était pas seul à négocier avec la France ; les promesses des insurgés tentaient Philippe-Auguste. Dès le début des troubles, il avait écrit aux barons d'Angleterre pour les engager à continuer la résistance et à rester unis. Il offrait de leur envoyer des machines de guerre et d'empêcher le départ des chevaliers que Jean appelait de France à son secours. Il correspondait secrètement avec Étienne de Langton. Ces menées n'échappèrent pas à Innocent III, qui défendit à Philippe et à Louis de favoriser des sujets rebelles. Le roi de France s'arrangea de manière à ne pas se brouiller avec Rome, tout en poursuivant ses intrigues de l'autre côté de la Manche. Assurés de son appui, les barons redoublèrent d'audace.

Un jour, raconte l'Histoire des rois d'Angleterre et ducs de Normandie, les Vingt-Cinq (c'étaient les surveillants que la grande Charte avait donnés au roi d'Angleterre) vinrent à la Cour du Roi pour rendre un jugement. Le Roi était au lit, malade, au point de ne pouvoir marcher. Il pria les juges de venir conférer dans sa chambre. Ils s'y refusèrent, cela étant contraire à leur droit, et mandèrent au Roi que, s'il ne pouvait se tenir sur ses pieds, il n'avait qu'à se faire porter. Le Roi se fit porter dans la salle où les Vingt-Cinq avaient pris séance : pas un ne se leva au moment de son entrée, parce que cela aussi était contre leur droit. Tels sont, ajoute le chroniqueur, les actes orgueilleux et les outrages dont ils l'accablaient tous les jours.

Quand les barons apprirent que la grande Charte avait été cassée par le Pape, ils prirent les armes. Jean-sans-Terre fut mis hors la loi. Cette fois, les Anglais se résolurent à changer de dynastie. Louis de France ne pouvait-il pas faire valoir sur l'Angleterre les droits de sa femme Blanche de Castille, nièce de Jean ? Des négociations s'échangèrent, pendant les mois de septembre et d'octobre 1215, entre le roi de France et les barons anglais. Philippe exigea vingt-quatre otages, fils de nobles, qu'il fit, sous bonne garde, interner à Compiègne. Alors seulement il permit au prince royal, que les révoltés avaient élu à Londres, de s'engager à fond avec eux. Louis leur enverra d'abord des troupes, et, au printemps prochain, il s'embarquera.

Des hommes de loi aux gages de Philippe-Auguste ou de son fils rédigent, pour le répandre en Angleterre et à Rome, un long mémoire justificatif destiné à prouver que le trône anglais est vacant depuis le jour où la Cour des pairs de France a condamné Jean-sans-Terre à mort comme coupable du meurtre d'Artur. Le fils de ce condamné, Henri, n'a donc aucun droit à remplacer son père, et Louis de France, élu par la Noblesse et le Clergé, — d'ailleurs neveu du roi déposé, — est le légitime propriétaire de la couronne anglaise. Ce manifeste était un mensonge d'avocat, mais il s'agissait de se donner l'apparence du droit.

Le Pape, bien qu'il ne fût peut-être pas dupe de cet artifice, ne voulait pas courir le risque d'une rupture ouverte avec le roi de France. Il se contenta d'excommunier nominativement les nobles rebelles et les bourgeois de Londres, et de suspendre l'archevêque de Cantorbery. Aux seigneurs de France et d'Angleterre, à Philippe-Auguste lui-même, il adressa des lettres pressantes, comminatoires, pour les engager à ne pas secourir et même à combattre les insurgés. Jean n'était plus que le protégé du sous-diacre Pandolfo et du cardinal Galon de Beccaria. C'était la Papauté et ses légats qui, sous le nom du Plantagenêt haï, discrédité, régnaient en Angleterre.

L'historien officieux, Guillaume le Breton, prétend que l'entreprise de Louis fut tout d'abord désapprouvée par son père[2]. L'anecdotier connu sous le nom de Ménestrel de Reims affirme, contre toute vérité, que Philippe refusa d'accueillir les ouvertures des barons anglais, sous prétexte qu'il avait assez de terre. Assez de terre ! c'était bien mal connaître le roi de France ! Le roi dit qu'il ne s'en mêlerait pas. Quand messire Louis vit que son père ne voulait pas s'en mêler, il lui dit : Sire, s'il vous plaisait, j'entreprendrais cette besogne. — Par la lance Saint-Jacques, répondit le roi, tu peux faire ce qu'il te plaît, mais je crois que tu n'en viendras pas à bout, car les Anglais sont traîtres et félons, et ils ne te tiendront pas parole. — Sire, dit messire Louis, que la volonté de Dieu en soit faite. La vérité est que, dans cette affaire, le père et le fils étaient absolument d'accord.

A l'assemblée de Melun (avril 1219), le légat du Pape, Galon, se présente pour dissuader le roi de France de permettre à son fils de s'embarquer pour l'Angleterre, propriété de l'Église romaine en vertu du droit de seigneurie. — Le royaume d'Angleterre, » répond sur le champ Philippe, n'a jamais été le patrimoine de saint Pierre ni ne le sera. Le trône est vacant depuis que le roi Jean a été condamné, dans notre Cour, comme ayant forfait par la mort d'Artur. Enfin, aucun roi ni aucun prince ne peut donner son royaume sans le consentement de ses barons, qui sont tenus de défendre ce royaume. Et si le Pape a résolu de faire prévaloir une pareille erreur, il donne à toutes les royautés l'exemple le plus pernicieux. Le lendemain, Louis de France parait à l'assemblée : après avoir jeté un regard de travers sur le légat, il va s'asseoir à côté de son père. Galon prie le prince de ne pas aller en Angleterre occuper le patrimoine de l'Église romaine, et le Roi, de s'opposer au départ de son fils. Le Roi répond : J'ai toujours été dévoué et fidèle au seigneur Pape et à l'Église de Rome, et me suis toujours employé efficacement à ses affaires et à ses intérêts. Aujourd'hui ce ne sera ni par mon conseil ni par mon aide que mon fils Louis fera quelque tentative contre cette église. Cependant, s'il a quelque prétention à faire valoir sur le royaume d'Angleterre, qu'on l'entende, et que ce qui est juste lui soit accordé.

Alors un chevalier, chargé de parler au nom de Louis, se lève et fait valoir les arguments produits dans le fameux mémoire. Le légat les réfute, et termine par une nouvelle sommation au Roi et à son fils de ne pas se mêler des affaires anglaises, mais cette fois il ajoute une menace d'excommunication. Louis se tourne vers son père : Seigneur, je suis votre homme-lige pour le fief que vous m'avez assigné en deçà de la mer, mais il ne vous appartient pas de rien décider au sujet du royaume d'Angleterre. Je m'en rapporte au jugement de mes pairs pour savoir si vous devez me forcer à ne pas poursuivre mon droit, et un droit de telle nature que vous ne pouvez m'en rendre justice. Je vous prie de ne vous opposer en rien à la résolution que j'ai prise d'user de mon droit, car je combattrai pour l'héritage de ma femme, jusqu'à la mort, s'il le faut. Cela dit, il quitte l'assemblée avec les siens. Il ne restait plus au légat qu'à demander à Philippe-Auguste un sauf-conduit jusqu'à la mer. Je vous le donne volontiers, dit le Roi, pour la terre qui m'appartient, mais si par malheur vous tombez entre les mains d'Eustache le Moine (un célèbre pirate, au service de la France) ou des autres hommes de mon fils Louis, qui gardent la mer, vous ne me rendrez pas responsable des choses fâcheuses qui pourront vous arriver. — À ces mots, ajoute le chroniqueur Roger de Wendover, le légat se retira, tout en colère, de la Cour du Roi.

Cependant Philippe-Auguste, continuant la comédie, confisqua ou feignit de confisquer la terre du prince royal, l'Artois, et les domaines des chevaliers qui s'embarqueraient avec lui. En même temps, il laissait Louis réunir 1200 chevaliers ; du nombre étaient la plupart des héros de Bouvines : Guillaume des Barres, Saint -Pol, Guillaume des Roches, le vicomte de Melun, Couci, Sancerre, la Truie. Si le Roi avait dirigé lui-même l'entreprise, il n'aurait pas choisi d'autres soldats.

Il fournissait aussi l'argent. Les sommes destinées à payer la campagne furent levées avec rigueur dans toutes les provinces royales. Dans l'Artois, la taxe de guerre fut perçue au nom du Roi. Tous les hauts barons qui refusèrent de payer furent obligés de consentir un emprunt forcé. Le duc de Bourgogne, Eude III, versa mille marcs. En Champagne, la comtesse Blanche, régente au nom de son fils mineur Thibaut IV, refusa de rien payer sous prétexte qu'elle ne voulait pas contribuer à une attaque contre un prince croisé. Quelques jours après, comme elle était à table avec son fils, une troupe de chevaliers et de sergents force les portes et la défie de la part de Louis de France ; elle s'enfuit, épouvantée, dans sa chambre. Philippe-Auguste sévit contre les auteurs de ce coup de main. Il désavoua ses agents et son fils, une fois de plus. Mais comment toutes ces levées d'hommes et d'argent se seraient-elles faites si le roi de France ne l'avait pas permis ? Aussi le pape Innocent III, après avoir excommunié Louis, s'apprêtait à frapper Philippe. La mort ne lui en laissa pas le temps (16 juillet 1216).

Lorsque Louis de France débarqua, le 21 mai 1216, à Stonor, dans l'ile de Thanet, la situation des barons insurgés était compromise. Jean-sans-Terre avait fait venir du continent 15.000 routiers, commandés par deux aventuriers, Savari de Mauléon et Fauquet de Bréauté. Ces brigands avaient saccagé l'Angleterre, rançonnant les paysans, souillant les églises, commettant toutes les atrocités. Avec leur aide, Jean prit Rochester, dévasta le Northumberland et bloqua presque les barons dans Londres. Mais, à l'arrivée des Français, dont il n'avait pas osé empêcher le débarquement, tout changea. Le prince royal entra à Londres sans coup férir, reçut à Westminster les hommages des évêques, des nobles, des bourgeois, et confirma les privilèges et la grande Charte, sans prendre pourtant le titre de roi. L'archevêque de Cantorbery, Étienne Langton, toujours à Rome, ne pouvait le sacrer, et d'ailleurs Louis était excommunié. Mais, qu'importait le titre ? On le prendrait après la victoire. L'activité du légat Galon et ses anathèmes n'empêchèrent pas la grande majorité des nobles et des évêques de se grouper autour du Français. Les routiers, que Jean-sans-Terre commençait à payer mal ou à ne plus payer, l'abandonnèrent. Tout l'est de l'Angleterre, sauf trois villes, Lincoln, Windsor et Douvres, était au pouvoir de Louis, qui se crut assuré de la couronne, lorsque Jean mourut, le 19 octobre 1216.

Or, la mort de Jean devait avoir des conséquences tout opposées. Il laissait un fils de neuf ans, Henri, qui n'était pas responsable des crimes de son père. Un conseil de régence, dirigé par le cardinal Galon, légat du nouveau pape Honorius III, et par le vieux comte de Pembroke, Guillaume le Maréchal, est aussitôt constitué. Jusqu'ici, écrit, en décembre 1216, le pape Honorius, nous avons montré beaucoup de sollicitude pour la défense du royaume d'Angleterre, propriété du Siège apostolique, mais il faut maintenant nous en occuper plus activement, puisque Jean, d'illustre mémoire, a remis entre nos mains et sous notre tutelle son fils et sa royauté. Il ne convient pas qu'on puisse nous comparer au mercenaire qui, à la vue du loup, laisse là ses brebis et s'enfuit.

Galon fait sacrer et couronner à Westminster le jeune Henri III ; aussitôt après, onze évêques abandonnent le parti de Louis de France. Le nouveau souverain prend la croix. Honorius l'appelle son très cher fils, pupille du Saint-Siège et croisé. Galon est le chef officiel du conseil de régence. Sa signature et son sceau figurent au bas des actes administratifs. Très habilement, il fait jurer au jeune Roi les articles de la grande Charte, oubliant fort à propos que cette constitution avait été flétrie et cassée par Innocent III. En même temps, il négocie avec les nobles rebelles pour les détacher de Louis et des Français excommuniés ennemis de Dieu et de l'Église ; la guerre qui leur est faite est légitime et sainte : c'est une croisade. Les partisans d'Henri III, les chevaliers du Christ, reçoivent du cardinal l'ordre de porter une croix blanche sur la poitrine. Ceux qui ont fait vœu de partir en Terre Sainte pourront remplir leur engagement sans quitter l'Angleterre même, en se battant contre les étrangers.

Certains chroniqueurs anglais ont affirmé que Louis de France dut sa défaite à son mauvais gouvernement ; il aurait traité l'Angleterre en pays conquis, s'appropriant les biens des barons, persécutant les églises qui refusaient d'adhérer à sa cause. En réalité, il s'est conduit, notamment à l'égard du Clergé, avec toute la modération possible. L'état de guerre et la brutalité des mœurs du temps expliquent qu'il ait été obligé de punir durement certaines défections et de rançonner quelques établissements religieux pour subvenir aux frais de sa campagne, mais il n'y eut pas de spoliation méthodique. L'impopularité des Français et de leur chef, au début même de l'expédition, est une légende. Le grand malheur, pour Louis de France, est d'avoir eu affaire à Rome et à ses légats.

Au reste, la fortune des armes lui fut presque toujours contraire. Il ne réussit pas à prendre Douvres, dont la possession lui était nécessaire. Il alla faire une courte apparition sur le continent pour y chercher de l'argent et des renforts (janvier 1217). Philippe-Auguste, visiblement refroidi pour une entreprise qui n'avançait pas et subissant les éternels assauts d'Honorius III et de ses légats, fit, sans abandonner son fils, moins d'efforts pour lui venir en aide. Continuant son rôle, il affecta de ne pas parler au prince royal excommunié, mais ne l'empêcha point de faire ses affaires et de se rembarquer. Quand il reprit la campagne, le 22 avril, Louis commit l'imprudence de diviser ses forces devant des ennemis bien commandés. Pendant qu'il essayait de s'emparer de Douvres, le gros de son armée s'attaquait au château de Lincoln, défendu par les royalistes de Guillaume le Maréchal et les bandes de Fauquet de Bréauté. Les mesures habiles de ce routier décidèrent du succès. Quatre cents chevaliers du parti de France durent se rendre, et parmi eux, la plupart des chefs de l'insurrection anglaise. Un poète du temps a célébré cette victoire, qu'il attribue à Dieu même, protecteur de la dynastie légitime. Le sacre a donné au jeune Henri une maturité soudaine. Conduits par Galon, le cardinal, astre de justice et miroir de raison, les fidèles qui portent sur leur poitrine la croix blanche s'élancent contre les sacrilèges et une sainte conversion transforme les lièvres en lions. C'est Dieu qui a combattu pour l'enfant.

Le 24 août ne, une flotte française composée de six grands vaisseaux et de soixante-dix barques transportait une centaine de chevaliers et un certain nombre de sergents, sous le commandement du pirate Eustache le Moine. Elle rencontra dans le port de Calais la flotte d'Henri III, forte de dix-huit vaisseaux. La nef d'Eustache le Moine fut prise avec tous les chevaliers qu'elle contenait, beaucoup de Français capturés ou noyés. Eustache fut décapité et sa tête promenée sur une pique dans tout le pays de Cantorbery. Vaincu sur terre comme sur mer, le fils de Philippe-Auguste se décida enfin à abandonner l'entreprise. Le 11 septembre, il signait le traité de Lambeth. Le cardinal et les régents, trop heureux de voir partir les Français, acceptèrent un article secret qui accordait à Louis une indemnité de guerre de 10.000 marcs.

La dynastie des Plantagenêts continua donc à régner, humiliée, il est vrai. Vassale et tributaire du Saint-Siège, elle était obligée de reconnaître la grande Charte, imposée par une coalition de nobles, de clercs et de bourgeois. L'Angleterre était si appauvrie qu'elle mit plus de trois ans à payer l'indemnité promise. Sur le continent, contente de garder ses possessions de Saintonge et de Gascogne, elle ne fit, tant que vécut Philippe-Auguste, aucun effort pour rompre la paix et reprendre les territoires perdus. Le traité conclu à Chinon en 1214 fut renouvelé en 1220 pour quatre ans. Le roi d'Angleterre semblait accepter, au moins provisoirement, le fait accompli.

 

II. — LES PRÉLIMINAIRES DE LA CROISADE DES ALBIGEOIS[3].

C'EST à la fin du règne de Philippe-Auguste que le comté de Toulouse, la seule grande domination féodale qui eût gardé véritablement son indépendance, a été entamé par les armes et la politique du Conquérant et de son fils. Une série d'événements extraordinairement tragiques, où la Royauté d'abord ne prit aucun parti, leur permit d'étendre leur autorité sur ce pays lointain, qui semblait habité par un autre peuple et vivre d'une autre civilisation.

Dès le milieu du XIIe siècle, l'Église avait, dans les vallées du Rhône et de la Garonne, un ennemi qu'il n'était plus possible de négliger. Des croyances nouvelles, issues soit d'un radicalisme religieux poussé à l'extrême, soit d'une importation de dogmes étrangers ; s'étaient élevées contre la doctrine et la discipline catholiques. La religion vaudoise avait gagné de proche en proche les pays riverains du Rhône, et la religion albigeoise le Languedoc, les Pyrénées orientales et centrales et la Gascogne. La France du Midi avait déjà sa langue, sa littérature, sa civilisation spéciale : il semblait qu'avec la communauté de foi fût sur le point de disparaître le seul lien qui rattachât les gens du Midi à ceux du Nord.

Vers 1170, un riche marchand de Lyon, Pierre Valdo, saisi, comme tant d'autres, de la passion de réformer l'Église, faisait transcrire à ses frais, en langue vulgaire, les Évangiles, certains livres de la Bible et des extraits des premiers Pères. C'était une manifestation nouvelle de la tendance qui poussait les âmes d'élite à retourner au christianisme et à l'Église du premier âge. Valdo laisse son commerce et ses biens pour vivre dans la pauvreté et, prêcher le pur Évangile. Il entraîne un groupe de disciples, parle dans les rues, sur les places, dans les maisons. Il ne se sépare pas d'abord, et peut-être n'a-t-il jamais eu l'intention de se séparer de l'Église romaine. C'est un réformateur laïque, un purificateur de la foi. Cependant l'archevêque de Lyon lui interdit cette prédication, et, comme il persiste, l'excommunie. Pierre Valdo en appelle au Pape. Alexandre III, plus indulgent que l'archevêque, le loue d'avoir fait vœu de pauvreté et l'autorise même à prêcher, pourvu que le clergé de la ville le lui permette et le lui demande. Valdo et ses disciples se résignent, pendant quelque temps, à subir ces conditions ; mais le pape Lucius III excommunie comme hérétiques les pauvres de Lyon ; c'est ainsi qu'on appelait les disciples de Valdo. Alors quittant Lyon et le pays lyonnais, ils se répandent en Franche-Comté, en Bourgogne, en Dauphiné, jusqu'en Lorraine au Nord, jusqu'en Provence et en Narbonnaise au Sud. À la fin du XIIe siècle, l'Église avait affaire aux Vaudois, à la fois à Metz, à Strasbourg et à Montpellier.

Ces Vaudois qui, deux siècles plus tard, seront relégués dans les hautes vallées des Alpes, vivront jusqu'au XVIe siècle et donneront des précurseurs à la Réforme. Ils ont pu durer si longtemps, parce que, s'ils étaient séparés de l'Église catholique, ils demeuraient aux moins des chrétiens. À la vérité, ils n'admettaient ni la présence réelle, ni l'ordination, ni le culte des saints, ni le purgatoire ; ils ne pratiquaient ni le jeûne ni l'abstinence ; leur culte se réduisait à la prédication, à la prière, à la lecture de l'Évangile et des livres saints ; ils reconnaissaient à tout homme en état de sainteté le pouvoir de confesser et d'absoudre, mais ils n'avaient point une métaphysique et une théologie antichrétiennes ; enfin, le valdisme était une religion de pauvres gens et semblait par là moins redoutable. Tout autre fut le caractère et très différente la destinée de l'autre hérésie.

La religion des Languedociens et des Gascons, dite des Albigeois, a des origines obscures. Les Albigeois n'ont pas écrit leur histoire : on ne sait ce qu'ils étaient et ce qu'ils pensaient que par les récits de leurs persécuteurs et les procès-verbaux des tribunaux qui les condamnèrent. Ce qui est certain, c'est que le terrain avait été préparé pour l'hérésie, dans cette partie de la France, par la prédication de Pierre de Bruys et de Henri de Lausanne. En 1163, le concile de Tours dénonce les progrès menaçants d'une croyance qui, de Toulouse, se répandait comme un cancer sur les contrées voisines. Les évêques du Midi réclament l'aide du bras séculier, mais les seigneurs du Languedoc refusent leur concours. Le clergé languedocien confère avec les chefs de l'hérésie, au château de Lombers, près d'Albi ; il essaye inutilement de les intimider pour les convertir.

En 1167, les Albigeois se sentent assez nombreux et assez forts pour tenir une sorte de concile à Saint-Félix de Caraman, où ils achèvent de fixer leur discipline, leur organisation et leur culte. On vit même apparaître dans l'assemblée un évêque hérétique de Constantinople, Nicétas, venu, semble-t-il, pour établir un lien permanent entre les cathares de la France méridionale et ceux de l'empire grec. Le comte de Toulouse, Raimond V, écrivit en 1177 au chapitre général de Cîteaux pour lui signaler le développement effrayant de l'hérésie. Elle a pénétré partout. Elle a jeté la discorde dans toutes les familles, divisant le mari et la femme, le fils et le père, la belle-fille et la belle-mère. Les prêtres eux-mêmes ont cédé à la contagion. Les églises sont désertées et tombent en ruines. Pour moi, je fais tout le possible pour mettre fin à un pareil fléau ; mais je sens que mes forces restent au-dessous de cette tâche. Les personnages les plus considérables de ma terre se sont laissés corrompre. La foule a suivi leur exemple et abandonné la foi, ce qui fait que je n'ose ni ne puis réprimer le mal[4].

L'hérésie des Albigeois procédait du manichéisme et nous en avons déjà marqué les caractères essentiels. Elle admettait deux morales, l'une pour les Parfaits, l'autre pour la masse des simples croyants. Comment cette religion de provenance asiatique a-t-elle fait des adeptes dans la patrie des troubadours et de l'amour libre ? Comment a-t-elle enfanté les saints, les inspirés, les martyrs qui bravèrent l'Inquisition ? Le phénomène n'est pas facile à expliquer. Les hérétiques proprement dits, qui pratiquaient les observances du catharisme, trouvèrent appui dans la masse des catholiques tièdes ou à demi ébranlés. L'ensemble formait, dans la population du Midi, une minorité imposante, redoutable par le rang et l'influence des nobles qui la dirigeaient. Déjà en 1178, Louis VII et Henri II faillirent commencer la croisade des Albigeois. Le roi de France et le roi d'Angleterre résolurent une expédition en Languedoc, mais ils se ravisèrent, on ne sait pourquoi, et s'arrêtèrent à une demi-mesure. Des ecclésiastiques et des prédicateurs, dirigés par le légat Pierre de Pavie, l'abbé de Clairvaux, Henri, les archevêques de Bourges et de Narbonne, les évêques de Bath et de Poitiers, escortés de gens de guerre que devaient commander le comte de Toulouse, le vicomte de Turenne et le seigneur Raimond de Castelnau, reçurent la mission de se rendre dans les pays contaminés, de prêcher et de convertir, de rechercher les propagateurs de l'hérésie et de les condamner.

Dès le mois d'août 1178, ils arrivent à Toulouse, où les hérétiques, maîtres de la ville, réduisaient presque les catholiques à cacher leur foi. Ils sont mal accueillis ; on les montre au doigt, on les injurie dans la rue. Mais le légat ordonne à l'abbé de Clairvaux de prêcher cette foule hostile. Il exige que le clergé et la noblesse de Toulouse dénoncent les hérétiques avérés et même les suspects. En tête de la liste, grossie tous les jours par des délations anonymes, se trouvait un des plus riches habitants de la ville, un vieillard, Pierre Moran, surnommé Jean l'Évangéliste parce qu'il était un des apôtres de la nouvelle doctrine. Il est choisi par le légat pour servir d'exemple. Cité devant le tribunal de la mission, Pierre Moran jure d'abord qu'il n'est pas hérétique, puis, dans les explications embarrassées qu'il donne, il laisse entendre qu'il n'accepte pas le dogme de la présence réelle. Aussitôt il est déclaré coupable d'hérésie et livré au bras séculier, c'est-à-dire au comte de Toulouse.

L'accusé se résigne à une abjuration publique dans la basilique de Saint-Sernin. Au jour fixé, l'église est envahie par la foule ; le légat obtient à peine l'espace de quelques pieds carrés nécessaire pour dire la messe. Pierre Moran apparaît, pieds nus, torse nu, et s'avance vers l'autel, l'évêque de Toulouse et l'abbé de Saint-Sernin lui donnant la discipline à coups de verges. Il se prosterne aux pieds du légat, abjure son erreur et anathématise lui-même les hérétiques. On le réconcilie avec l'Église, mais les conditions sont dures : tous ses biens confisqués ; obligation de quitter le pays sous quarante jours et d'aller à Jérusalem servir les pauvres pendant trois ans. En attendant son départ, il fera chaque dimanche le tour des églises de la ville, nu-pieds et se flagellant lui-même, restituera les biens pris au Clergé ou acquis par l'usure et démolira un de ses châteaux où les hérétiques avaient coutume de se réunir. Il parait que la pénitence fut scrupuleusement accomplie. Pierre Moran, revenu à Toulouse trois ans après, rentra en possession de sa fortune et exerça même encore des charges publiques. Au dire des missionnaires, d'autres hérétiques notables allèrent se dénoncer eux-mêmes au légat et obtinrent en secret la faveur d'être réconciliés.

Ce succès acquis, l'abbé de Clairvaux se rend dans la région d'Albi et, de Carcassonne, où l'hérésie était ouvertement protégée par Roger II Trencavel, vicomte de Béziers, qui avait mis en prison l'évêque d'Albi et le faisait garder par les sectaires. L'abbé de Clairvaux réclame la mise en liberté du prisonnier et prêche contre l'hérésie. Le vicomte s'était retiré prudemment à l'extrême limite de son fief ; sa femme, ses enfants, ses chevaliers étaient restés au château de Castres. L'abbé de Clairvaux y pénètre, déclare Roger Trencavel traître, hérétique, parjure et, finalement, l'excommunie.

Cette hardiesse détermine la soumission de deux hérétiques de marque, Raimond de Bauniac et Bernard Raimond. Ils se plaignent au légat d'avoir été injustement bannis par le comte de Toulouse et demandent un sauf-conduit pour aller se justifier. Les missionnaires les font comparaître à Toulouse, dans l'église Saint-Étienne, où ils lisent une longue profession de foi. Ils déclarent ne pas croire à l'existence d'un double principe, représentant le bien et le mal, mais à un Dieu unique, créateur du visible et de l'invisible. Ils reconnaissent que tout prêtre, même adultère et criminel, a le pouvoir de consacrer l'hostie et d'opérer la transsubstantiation ; que les enfants sont sauvés par le baptême et que toute autre imposition des mains est hérétique ; que le mariage n'est pas un obstacle au salut ; que les archevêques, évêques, moines, chanoines, ermites, Templiers et frères de Saint-Jean de Jérusalem seront sauvés ; qu'il faut visiter les églises, vénérer les saints, respecter les ministres du culte et leur payer la dîme. Credo d'une orthodoxie rigoureuse, qui nous fait connaître indirectement la doctrine mémo des Albigeois.

Raimond de Bauniac et Bernard Raimond sont ensuite conduits à l'église Saint-Jacques, plus vaste, où se trouvait réunie une foule considérable ; ils relisent leur profession de foi. Croyez-vous de cœur, leur dit le légat, ce que votre bouche vient d'affirmer ?Nous n'avons jamais enseigné une autre doctrine, répondent-ils. Mais le comte de Toulouse et d'autres fidèles, clercs et laïques, se lèvent et affirment qu'ils en ont menti. Des témoins jurent qu'ils les ont entendus prêcher contre la foi. Sommés de confirmer leur dire par serment, les deux hommes s'y refusent : cela même était un signe de catharisme. Le légat et les évêques renouvellent alors à la lueur des cierges, l'excommunication et la peine de l'exil qui les avait déjà frappés.

Cependant les résultats de la mission de Pierre de Pavie furent à peu près nuls[5]. Le Pape fut obligé, deux ans après, d'envoyer dans le Languedoc une nouvelle mission, dirigée par le même abbé de Clairvaux, Henri, devenu cardinal et légat. L'hérésie gagnait peu à peu toute la Noblesse. Si les hauts barons n'osaient se déclarer, ils laissaient leurs femmes et leurs fils entrer dans la secte, protégeaient ses ministres et affichaient leur mépris du culte catholique et de ses représentants.

Le comte de Foix, Raimond Roger, vivait entouré d'hérétiques. Sa femme avait embrassé la religion vaudoise. De ses deux sœurs, l'une était vaudoise et l'autre cathare. Il va un jour s'installer dans le monastère de Saint-Antonin de Pamiers avec ses routiers, ses bouffons et ses courtisanes. Il enferme l'abbé et les chanoines dans l'église, gaspille les provisions du couvent et couche, avec toute sa suite, dans l'infirmerie. Au bout de trois jours, il chasse les religieux presque nus, avec défense aux habitants de Pamiers de les recevoir ; puis il détruit le dortoir et le réfectoire et emploie les matériaux à reconstruire les fortifications de son château. Devant une procession qui passe avec des reliques, il reste à cheval, tenant la tête haute. De l'église d'Urgel il enleva, dit le chroniqueur, toutes les fournitures, croix et vases sacrés ; il brisa même les cloches et ne laissa rien que les murailles. Les chanoines durent lui payer une rançon. Il permit à ses routiers de briser les jambes et les bras d'un crucifix pour s'en faire des pilons, avec lesquels ils broyaient le poivre et les herbes qu'ils mettaient dans leurs sauces. Dans une autre église, son écuyer s'amusa, en sa présence, à placer son heaume sur la tête du Christ, à lui passer le bouclier, à lui chausser les éperons ; puis, saisissant sa lance, il chargea la sainte image et la cribla de coups, en criant : Rachète-toi.

D'autres grands seigneurs, le vicomte de Béziers et de Carcassonne (qui s'appelait aussi Raimond Roger), le comte Bernard de Comminges, le vicomte Gaston VII de Béarn, se conduisaient comme le comte de Foix.

Le comte de Toulouse, Raimond VI, qui succéda en 1194 à Raimond V, fut l'ami des hérétiques que son père avait persécutés. À en croire les chroniqueurs catholiques, il dépouillait les églises et détruisait les monastères. L'abbé de Grandselve, Arnaud Amalric, lui ayant signalé un hérétique de Toulouse coupable d'avoir souillé un autel et blasphémé en public, Raimond lui répondit que pour des faits de ce genre, il ne sévirait jamais contre un compatriote. Il permettait à des prédicateurs albigeois de prêcher la nuit dans son palais, faisait élever son fils à Toulouse dans la religion nouvelle et prodiguait faveurs et argent aux Cathares. On affirme même qu'il avait adhéré à l'hérésie et se faisait accompagner dans ses expéditions militaires par des évêques albigeois cachés sous l'habit laïque, afin de pouvoir, en cas de blessures mortelles, recevoir d'eux l'imposition des mains.

Et pourtant il est hors de doute que ce même Raimond VI comblait de bienfaits les congrégations religieuses. Il était surtout l'ami des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, et s'affilia même à leur ordre en 1218 déclarant que, s'il entrait jamais en religion, il ne choisirait pas d'autre habit que le leur. Des témoignages authentiques établissent qu'il avait fait de sa fille Raimonde une religieuse au couvent de Lespinasse, et que, même excommunié, il restait à la porte des églises pour assister au moins de loin aux cérémonies religieuses. Lorsqu'il rencontrait sur son chemin un prêtre portant l'eucharistie à un malade, il descendait de cheval, adorait l'hostie et suivait le prêtre. Lorsque les premiers franciscains s'établirent à Toulouse, il les réunit un jour de jeudi saint dans la maison d'un de ses amis, les servit à table de ses propres mains et poussa l'humilité jusqu'à leur laver et à leur baiser les pieds.

En réalité ce grand seigneur, intelligent et lettré, fut un assez triste personnage, qui avait tous les vices de la noblesse de son temps. Sa cour était remplie de ses concubines et de ses billards. Comme beaucoup de Méridionaux, il était indifférent en matière religieuse et, par là, tolérant. Il est possible que, suivant les circonstances et ses intérêts, il ait incliné vers la doctrine des Albigeois et encouragé ses ministres, tout en restant attaché publiquement à la religion paternelle et en la pratiquant comme le faisaient tous les hauts barons.

Innocent III essaya d'abord de ramener les hérétiques par la persuasion. Dans le clergé du Midi, des hommes comme Azevedo, évêque d'Osma, et le chanoine Dominique, le fondateur de l'ordre des Frères Prêcheurs, reconnaissaient que la corruption des curés et des prélats était une des causes principales de l'hérésie. Ils voulurent retourner à la simplicité de l'Église primitive et s'en allèrent par le Languedoc, pieds nus et mendiant leur pain, pour prêcher et discuter avec les ennemis de la foi. Mais d'autres, l'abbé de Cîteaux, Arnaud Amalric, le troubadour converti, Folquet de Marseille, l'archidiacre de Maguelonne, Pierre de Castelnau, réclamaient l'extermination des Albigeois. Ce furent eux qui, à la fin, décidèrent le Pape à employer les moyens violents.

L'idée première d'Innocent III fut de s'adresser au roi de France. La croisade, si Philippe-Auguste en avait pris la direction, aurait été un acte régulier, accompli en commun par le Pape et par la suprême autorité laïque du pays. Mais, prié par Innocent en 1204, en 1203, en 1207, avec des instances toujours plus vives, le roi de France refusa. Nous verrons qu'il professait à l'égard des hérétiques les sentiments de ses contemporains et n'hésita pas, quand l'occasion s'offrait, à les brûler, mais il avait, au moment des appels du Pape, ses affaires particulières. Il poursuivait alors l'expropriation de Jean-sans-Terre : Il m'est impossible, répondit-il à Innocent III, de lever et d'entretenir deux armées, l'une pour me défendre contre le roi d'Angleterre, l'autre pour marcher contre les Albigeois. Que le seigneur Pape trouve de l'argent et des soldats, qu'il oblige surtout les Anglais à rester en paix, et l'on verra.

Pendant ce temps, au Midi, les événements prenaient une tournure grave. Folquet de Marseille, l'implacable ennemi des hérétiques, était nommé au siège épiscopal de Toulouse (février 1206). En 1207, par deux fois, le légat d'Innocent, Pierre de Castelnau, excommunia Raimond VI. Or, le 12 janvier 1208, un écuyer du comte, fanatisé, tuait le légat d'un coup de lance dans une hôtellerie des bords  du Rhône. Avant de mourir, dit l'auteur de la Chanson de la Croisade, Pierre, levant ses yeux au ciel, pria Dieu en présence de tout le peuple de pardonner ses péchés à ce félon sergent. Quand il eut reçu la communion, vers le chant du coq, il mourut après, à l'aube naissante. L'âme s'en est allée au Père tout-puissant. À Saint-Gilles, on l'enterre avec force cierges allumés, avec force kyrie eleison que chantent les clercs. Quand le Pape apprit que son légat avait été tué, sachez que la nouvelle lui- fut pénible. -De l'affliction qu'il en eut, il tint la main à sa mâchoire et invoqua saint Jacques de Compostelle et saint Pierre de Rome. Quand il eut fait son oraison, il éteignit le Cierge. Là fut frère Arnaud, l'abbé de Meaux et maitre Milon, qui parle en latin, et les douze cardinaux tous en rond. Là fut prise la résolution par suite de laquelle tant d'hommes ont péri éventrés, et mainte dame a été dépouillée de son manteau et de sa jupe.

Cet acte inouï, le meurtre d'un représentant direct du Saint-Siège, décida du sort des Albigeois.

Le comte de Toulouse — rien ne prouve qu'il ait été le complice du crime — se trouva dans la situation du roi d'Angleterre, Henri II, après le meurtre de Thomas Becket. Sans affirmer explicitement sa culpabilité, Innocent III la présume dans les lettres qu'il écrit, après l'attentat, aux évêques, aux barons du royaume et à Philippe-Auguste : Quoique le comte de Toulouse soit déjà excommunié depuis longtemps pour plusieurs crimes énormes, cependant certains indices font penser qu'il est coupable de la mort de ce saint homme. Il a menacé publiquement de le faire mourir ; il lui a dressé des embûches ; il a admis le meurtrier dans son intimité, ainsi qu'on l'assure, et lui a fait de grands présents. Pour cette raison, nous le déclarons excommunié et, comme les saints canons ne veulent pas qu'on garde la foi à celui qui ne la garde pas à Dieu, après l'avoir séparé de la communion des fidèles, nous délivrons de leur serment, par l'autorité apostolique, tous ceux qui lui ont promis feauté, société ou alliance. Tous les catholiques, sauf le droit du seigneur principal, ont la permission non seulement de poursuivre sa personne, mais encore d'occuper et de garder ses domaines.

Paroles graves, où se trouvaient en germe, légitimés d'avance, tous les faits qui vont suivre. La réponse de Philippe-Auguste, très curieuse, est bien du politique qu'il était. Il exprime brièvement ses regrets de la mort de Pierre de Castelnau, un homme de bien, et son indignation contre le comte de Toulouse, un mauvais vassal ; »mais on voit qu'il est ému surtout de la prétention du Pape à disposer des fiefs de Raimond VI excommunié : Condamnez-le comme hérétique ; alors seulement vous aurez le droit de publier la sentence et de m'inviter, moi, le suzerain du comte, à confisquer légalement les domaines de mon feudataire. Or, vous ne nous avez pas encore fait savoir que vous teniez le comte pour convaincu d'hérésie. Philippe refusait la responsabilité et la charge de la guerre du Languedoc ; mais il ne voulait pas qu'un autre que lui prît possession des biens de son vassal.

Il était difficile de convaincre Raimond VI du crime d'hérésie. Nous avons montré que, comme d'autres grands seigneurs du Midi, il favorisait les hérétiques sans répudier ouvertement l'ancienne religion. Quand il vit la noblesse catholique s'apprêter à obéir au Pape, il essaya de détourner l'orage par une profession d'orthodoxie et une soumission complète aux exigences d'Innocent. À Valence, puis à Saint-Gilles, en présence du légat, il accepta humblement les conditions les plus dures : remettre sept de ses châteaux entre les mains des représentants de l'Église romaine ; reconnaître au Saint-Siège la propriété du comté de Melgueil ; s'engager par serment à expulser les hérétiques, et prendre part à l'expédition dirigée contre ses propres sujets. Le 18 juin 1209 eut lieu la pénitence solennelle. Le souverain du Languedoc, nu jusqu'à la ceinture, une étole au cou, se plaça à l'entrée de l'église de Saint-Gilles. Le légat Milon prit les deux bouts de l'étole et, tirant après lui le pénitent, l'introduisit dans la nef en le frappant d'une poignée de verges. Puis il lui donna l'absolution.

Mais la féodalité du Nord et, du Centre avait terminé ses préparatifs : la guerre sainte commença (juillet 1209).

 

III. — LA GUERRE SAINTE. SIMON DE MONTFORT ET LA CONQUÊTE DU LANGUEDOC[6].

UNE armée de 50.000 hommes, réunie à Lyon sous les ordres du légat Arnaud Amalric, descendit le Rhône. On y voyait les archevêques de Reims, de Sens, de Rouen, les évêques d'Autun, de Clermont, de Nevers, de Bayeux, de Lisieux, de Chartres, le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et de Saint-Pol, le chevalier Guillaume des Barres et le comte de Leicester, Simon de Montfort. Ce dernier, catholique plus passionné que les évêques, était un de ceux qui, lors de la quatrième croisade, avaient abandonné l'armée chrétienne et refusé de marcher sur Constantinople pour ne pas enfreindre la volonté du Pape. À défaut du roi de France, le commandement suprême avait été donné au légat.

Le 21 juillet, les croisés arrivaient devant Béziers, la ville du vicomte Raimond Roger, un des fauteurs de l'hérésie. Là s'opéra la jonction de la grande armée avec un autre corps d'envahisseurs qui venait du côté d'Agen sous la conduite de l'archevêque de Bordeaux et avec les troupes réunies en Auvergne par l'évêque du Pui. Comme le comte de Toulouse, le vicomte proteste de son orthodoxie, rejette sur ses officiers la responsabilité des faveurs prodiguées aux hérétiques, s'excuse auprès du légat. Mais l'abbé de Cîteaux ne l'écoute même pas, et le siège commence. Il s'agissait de faire, au début de l'expédition, un exemple terrible. La ville fut prise. Sept mille personnes, des femmes, des enfants, des vieillards, massacrés dans la seule église de la Madeleine où l'effroi les avait jetés ; la plupart des hommes valides exterminés ; la ville pillée par les goujats de l'armée, les ribauds, tellement acharnés au butin que les chevaliers, enrageant de ne pas avoir leur part, furent obligés de les jeter dehors à coups de trique, comme des chiens ; les ribauds, pour se venger, mettent le feu à la ville, qui brûla tout entière en long et en travers, tel fut le premier acte des croisés[7]. Chaque pas en avant de l'armée d'invasion fut marqué par une boucherie. Quand on pouvait mettre la main sur les Cathares qui, dans leur hiérarchie, se donnaient le nom de Parfaits, la joie était grande. Les récits d'exécutions sauvages abondent dans la Chanson de la Croisade et la Chronique de Pierre de Vaux-Cernai.

Après la prise du château de Laveur (mai 1211), le seigneur Amalric de Montréal et quatre-vingts chevaliers sont attachés au gibet ; mais les fourches patibulaires, mal plantées, tombent. Simon de Montfort, pressé d'en finir, ordonne que ceux qui n'ont pu être pendus soient simplement égorgés. Les pèlerins les saisissent et, en un clin d'œil, les massacrent sur place. Giraude, dame de Laveur, vieille femme très charitable, fut jetée dans un puits que l'on combla : Dame Giraude, dit le poète Guillaume de Tudèle, fut prise, qui crie et pleure et braille ; ils la jetèrent en travers dans un puits, bien le sais-je, et ils la chargèrent de pierres. Pierre de Vaux-Cernai termine le récit de ces horreurs en disant : C'est avec une allégresse extrême que nos pèlerins brûlèrent encore une grande quantité d'hérétiques. Aux Casses, près de Castelnaudary, il y avait beaucoup d'hérétiques parfaits. Les évêques, à leur entrée dans le château, voulurent les prêcher et les arracher à l'erreur. Ils ne purent en convertir un seul et se retirèrent. Les pèlerins brûlèrent soixante de ces infidèles avec une très grande joie. La foule des croisés est convaincue et désintéressée. Pour expier ses péchés et défendre la foi, elle a fait avec enthousiasme le voyage du Languedoc, infiniment plus facile et moins périlleux que celui de Jérusalem. L'occasion d'une croisade intérieure est de celle qu'il ne faut pas laisser échapper. C'est au chant du Veni creator Spiritus, que les hérétiques sont attaqués et leurs châteaux assaillis. Comment les croisés ne croiraient-ils pas que Dieu est avec eux ? Des miracles s'accomplissent à chaque pas.

 Le corps du martyr Pierre de Castelnau, au moment de sa translation, est retrouvé aussi sain et intact que s'il eût été enterré le jour même et répand au loin une odeur suave. La multiplication des vivres s'opère au profit des croisés : leurs cinquante mille hommes ont du pain en abondance, dans un pays où les moulins n'existent plus. Un jour, sur l'ordre de Simon de Montfort, on attache au poteau pour y être brûlés deux hérétiques, un parfait, prêtre albigeois, et un de ses disciples, pauvre homme qui, épouvanté, déclara adjurer l'hérésie et vouloir rentrer dans le sein de l'Église romaine. Montfort décida qu'on le brûlerait tout de même, en vertu de ce raisonnement captieux : s'il est sincèrement converti, il expiera ses péchés dans la flamme, qui purifie tout ; s'il n'est pas sincère, son supplice sera le juste châtiment de sa perfidie. On allume le feu. Le parfait est consumé en un moment ; l'homme qui avait abjuré sent ses liens rompus et sort du bûcher avec une simple trace de brûlure au bout des doigts. Des croisés reçoivent des traits en pleine poitrine sans être blessés. Lorsqu'une troupe s'installe pour assiéger un château ennemi, les sources, auparavant insuffisantes, se mettent à couler abondamment. Eux partis, l'eau reprend son débit naturel. Puis ce sont des croix lumineuses que les catholiques aperçoivent en grand nombre sur les murailles récemment blanchies d'une église de Toulouse ; une colonne de feu brille et descend sur les cadavres de croisés tués en embuscade ; on retrouve tous ces corps gisant sur le dos, les bras étendus en forme de croix. Comment Pierre de Vaux-Cernai ne croirait-il pas aux faits merveilleux qu'il rapporte ? Le légat du Pape et l'évêque de Toulouse, témoins oculaires, s'en sont devant lui portés garants.

De ces croisés, beaucoup, une fois le vœu accompli et les quarante jours d'ost écoulés, se retirent sans être guère plus riches qu'au départ. Mais il en est qui restent dans l'espoir de faire fortune et de s'établir. Pour ceux-là, et surtout pour les directeurs de l'entreprise, la croisade conduit à la conquête, à la prise de possession des terres et des dignités féodales enlevées à l'hérétique. À prêcher la guerre sainte, le troubadour Folquet de Marseille avait déjà gagné l'évêché de Toulouse. Le légat du Pape, Arnaud Amalric, se fait investir de l'archevêché de Narbonne et défend avec âpreté son pouvoir temporel et. le titre de duc qu'il revendiquait contre son compagnon d'armes, Simon de Montfort. Il en vient à l'excommunier.

Le plus heureux des envahisseurs fut ce petit seigneur de Montfort-l'Amauri, que ses talents d'homme de guerre et de politique et sa conviction farouche, placèrent bien vite au premier plan. Aussitôt après la prise de Béziers et de Carcassonne (septembre 1209), le légitime possesseur de ces deux villes, le vicomte Raimond Roger, jeté en prison, disparut on ne sait comment. Le premier soin des catholiques victorieux fut d'attribuer ce fief à l'un des leurs. Le duc de Bourgogne le refusa ; les comtes de Nevers et de Saint-Pol répugnèrent également à le prendre. Il n'y a personne qui ne croie se déshonorer en acceptant cette terre dit la Chanson de la Croisade. Simon de Montfort, après s'être fait prier, se résigna au déshonneur. Il devint vicomte de Béziers et de Carcassonne, en attendant mieux. La croisade avait maintenant son chef laïque. Simon, d'une vigueur de corps et d'esprit sans pareille, se montre partout à la fois, payant de sa personne comme le dernier des soldats, et en même temps diplomate plein de ressources, organisateur très dur, mais très intelligent, des pays soumis.

Cependant le comte de Toulouse, n'osant rompre avec le Pape et les catholiques ni se décider à se mettre à la tête des troupes albigeoises, n'agissait pas. Simon en profite pour enlever villes et places avec une rapidité foudroyante : en 1209, Limoux, Montréal, Fanjeaux, Castres, Carcassonne (dont il fait sa résidence principale), Mirepoix, Saverdun, Lombez et Albi ; en 1210, les châteaux. de Minerve et des Termes ; en 1214, ceux de Cabaret et de Lavaur. Il tente même une attaque sur Toulouse. Raimond VI montre alors un peu d'énergie. Il marche sur Carcassonne avec le comte de Foix : mais Simon arrête celui-ci à Castelnaudary et remporte une victoire complète. Les conséquences en furent graves. L'Agenais, après la reddition du château de Pennes, est envahi. Moissac, Castelsarrasin, Muret, Verdun, Saint-Gaudens ouvrent leurs portes aux croisés. Raimond VI ne gardait plus que Toulouse et Montauban (1212).

À ce moment intervint, pour sauver le comte de Toulouse et l'indépendance du Languedoc, le roi d'Aragon, Pierre II. Les deux versants des Pyrénées n'étaient alors qu'une même patrie. Languedoc, Catalogne, Aragon avaient les mêmes goûts pour la poésie et la même langue littéraire. Il se faisait, par-dessus les Pyrénées, un échange actif et continu de troubadours et de chevaliers, d'idées, de chansons et de marchandises. Les seigneuries de l'Espagne du Nord et de la France du Midi étaient étroitement liées par l'enchevêtrement des fiefs, les traités politiques et les mariages. L'Aragon ressentit donc vivement le coup porté à la noblesse du Languedoc. Pierre II s'inquiétait des agrandissements de Simon de Montfort, et, comme il prétendait, de son côté, à la domination du Midi, il avait intérêt à protéger son beau-frère Raimond VI. Mais avant de soutenir ouvertement le comte de Toulouse, il s'efforça d'arrêter la croisade en conciliant les adversaires. Innocent III, effrayé des succès de Montfort, las de céder aux exigences des chefs croisés, inquiet du sang répandu, approuva cette politique.

Le Pape ordonne à Simon de Montfort de s'acquitter envers le souverain espagnol des devoirs féodaux auxquels était tenu le vicomte de Béziers. Il l'informe que le même roi se plaint des ravages commis par l'armée catholique dans les États de ses vassaux, les comtes de Foix, de Comminges et de Béarn. et l'exhorte à les réparer. Il enjoint même au vainqueur du Languedoc de lâcher sa proie et de se rendre à la croisade contre les Sarrasins d'Espagne[8]. Visiblement Innocent III estime qu'on est allé trop loin dans la voie où il a lui-même engagé la Féodalité et l'Église. Mais il était trop tard pour réagir. La bulle du 1er juin 1213, exigée sans doute par le parti intransigeant, révoqua tout ce que Rome avait accordé elle-même au roi d'Aragon en faveur des barons du Languedoc et de Raimond VI.

Pierre II avait tenté aussi d'agir directement sur les évêques du Midi réunis au concile de Lavaur. Il se rendit auprès d'eux et les pria de restituer terres et châteaux aux comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges. Puis il leur adressa un mémoire où il faisait l'apologie des seigneurs dépossédés, exposait leurs griefs et en demandait réparation. Les évêques refusèrent d'absoudre Raimond VI ; ils repoussèrent toutes les réclamations du roi d'Aragon. Une tentative auprès de Philippe-Auguste n'ayant pas eu plus de succès, Pierre se déclara ouvertement pour les Albigeois et se résigna à la guerre.

Simon de Montfort, après avoir pris l'un après autre tous les petits châteaux qui entouraient Toulouse, se préparait è investir la ville. Pierre II, avec le comte de Toulouse et le comte de Foix, 2.000 chevaliers et 40.000 sergents, se présenta pour assiéger Muret (sept. 1213), et Montfort sortit pour la défendre. En passant devant l'église du château, le chef des croisés voit l'évêque d'Uzès qui disait la messe : il entre et, interrompant le sacrifice, il se met à genoux, les mains jointes, et dit tout haut : Mon Dieu ! je vous offre et donne mon âme et mon corps. Il n'avait avec lui qu'environ mille cavaliers, tant chevaliers que sergents. Folquet, évêque de Toulouse, s'avance, la mitre en tête, revêtu de ses habits pontificaux et tenant dans ses mains un morceau de la vraie croix. Aussitôt chacun descend de cheval et vénère la relique. L'évêque de Comminges, craignant que la longueur de la cérémonie ne ralentit l'ardeur des croisés, prend cette relique des mains de l'évêque de Toulouse et, monté sur une élévation, il bénit toute l'armée en disant : Allez, au nom de Jésus-Christ. Je vous servirai de témoin et je vous serai caution au jour du jugement que tous ceux qui mourront dans ce glorieux combat obtiendront la récompense éternelle de la gloire des martyrs, sans passer par le purgatoire.

La bataille s'engagea dans la plaine basse et marécageuse des Pesquies, au pied des remparts de Muret (12 sept.). Raimond VI aurait voulu qu'on attendit de pied ferme, dans le camp, l'attaque des croisés. Le roi d'Aragon, qui ne s'accordait pas très bien avec son allié, rejeta dédaigneusement cette tactique. Le choc fut si violent, dit Guillaume de Puylaurens, que le bruit des armes ressembla à celui que fait une troupe de bûcherons lorsqu'ils tachent d'abattre, à grands coups de cognées, les arbres des forêts. L'avant-garde des croisés ayant vivement attaqué celle des coalisés, qui se replia sur les ailes, le gros de l'armée, où se trouvait le roi d'Aragon, fut découvert, et deux chevaliers, qui avaient juré sa mort, finirent par l'atteindre. Il se battit vaillamment, mais fut tué avec tous ceux qui l'entouraient. Simon de Montfort, à la tête de l'arrière-garde, se jeta alors, avec sa furie ordinaire, sur l'armée albigeoise déjà désemparée, la prit de flanc et la mit en déroute. Pendant que les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges s'enfuyaient, les bourgeois de Toulouse et les sergents à pied essayèrent vainement d'emporter le château de Muret. Repoussés, ils se précipitèrent sur les bateaux qui les avaient amenés : mais la plupart se noyèrent, les autres furent massacrés ou pris.

D'après la Chanson de la Croisade, les coalisés auraient à peine résisté. Pierre s'écrie : Je suis le Roi ! Mais on n'y prit pas garde, et il fut si durement blessé et frappé que le sang coula jusqu'à terre. Alors il tomba mort tout étendu. Les autres à cette vue se tiennent pour trahis. Qui fuit ça, qui fuit là : pas un ne s'est défendu, et les Français leur courent sus et les ont tous taillés en pièces. Le carnage dura jusqu'à Revel. Le fils du vaincu, le roi Jacques Ier d'Aragon, parle aussi, dans sa chronique, de ceux qui prirent lâchement la fuite. Mais il nous révèle que l'armée royale ne sut pas se ranger en bataille, que les opérations furent mal dirigées, et que son père, épuisé par les excès de la nuit précédente, ne pouvait se tenir debout.

C'en est fait de l'indépendance du Languedoc. Simon poursuit méthodiquement sa conquête. En 1214, il enlève Marmande et Casseneuil, s'installe dans le Querci et dans le Rouergue, envahit même le Périgord. Puis il prend Montauban, entre dans Toulouse et dans Narbonne (1215). Les évêques et les abbés languedociens lui ouvrent d'eux-mêmes leurs diocèses et leurs villes. Simon les gagnait à sa cause en leur donnant terres et châteaux. L'abbé de Moissac, Raimond, reconnaît, dans un acte de septembre 1212, que Dieu a justement attribué à Simon de Montfort les domaines du comte Raimond. Le conquérant partagea avec cet allié les possessions comtales de Moissac.

Peu à peu, les bourgeois du Midi se résignèrent aussi au changement de maître, quand ils virent que Simon était mieux qu'un batailleur. Dans une assemblée réunie par lui à Pamiers, en novembre 1212, il avait commencé à réorganiser le pays conquis. Quatre ecclésiastiques, quatre nobles français, deux chevaliers et deux bourgeois indigènes furent élus et chargés de rédiger un code de bonnes coutumes »applicables au nouvel État. Les Statuts de Pamiers consolidaient la conquête et soumettaient le Languedoc à une domination à la fois militaire et sacerdotale : le service d'ost et les impôts y étaient réglés avec un soin minutieux, et la suprématie de l'Église hautement établie par le nombre et l'importance des privilèges et des exemptions attribués aux clercs. Le peuple languedocien, mieux protégé contre les grands, moins tyrannisé en détail, accepta la domination nouvelle. Elle diminuait l'anarchie féodale que les comtes de Toulouse n'avaient jamais su réprimer.

Simon de Montfort devait sa victoire à lui-même, mais aussi à la médiocrité de son adversaire. Raimond VI ne mit aucune fermeté, aucun esprit de suite, dans cette lutte de dix ans. Sa conduite fut une succession incohérente d'actes de résistance ouverte, d'opposition sourde et de plate soumission aux ordres des légats et de la Papauté. Il aurait dû, dès le début, organiser franchement la résistance de la nationalité du Midi contre l'étranger, en groupant autour de lui la noblesse hérétique et celle qui protégeait l'hérésie. Mais il fallait rompre avec l'Église et il ne l'osa ou ne le voulut jamais. Au reste, cette attitude lui valut la protection d'Innocent III.

Dans cette affaire, la politique du Pape parait singulièrement embarrassée. Il a ordonné la croisade, approuvé, au cours de la guerre, les actes des légats et de Montfort, et fulminé, à diverses reprises, contre le comte de Toulouse et ses adhérents. Il prend sa part des bénéfices de l'entreprise. En septembre 1209, lorsque Simon de Montfort a été élu vicomte de Béziers et de Carcassonne par les croisés, il a imposé ses sujets de trois deniers par feu pour en faire présent à l'Église romaine et au Pape, à titre de redevance annuelle. Innocent III accepte lé cadeau et confirme le donateur dans la possession des terres conquises. Il agit de même après la prise d'Albi et la soumission de l'Albigeois. Dans ses lettres du 11 septembre 1212, il remercie Montfort du don de 1.000 marcs que celui-ci vient de lui offrir, et envoie un collecteur recevoir dans la province les revenus de l'Église romaine. Et néanmoins nous l'avons vu soutenir le roi d'Aragon contre Montfort et tenter une réaction. Il est certain qu'il n'approuvait pas les violences de ses légats. Tandis qu'en Languedoc, les conciles d'Avignon (1209), de Saint-Gilles (1210), d'Arles (1211), de Lavaur (1213), de Montpellier (1215), anathématisent le comte de Toulouse et ses alliés et le déclarent, à la fin, exproprié de tous ses domaines, à Rome, Innocent III reçoit Raimond VI, son fils, et ses ambassadeurs.

L'auteur de la Chanson de la Croisade a vu clair dans la conscience troublée du Pape. Son récit des grandes scènes du concile de Latran[9] où se débat, devant l'Église assemblée, la question de l'expropriation des vaincus (novembre 1215) est curieux et dramatique. Les prélats et Folquet, l'évêque de Toulouse, disent à Innocent : Seigneur, si tu leur rends leurs terres, nous sommes tous demi-morts ; si tu le donnes à Simon, nous sommes sauvés. — En cette affaire, répond Innocent, je suis en désaccord avec vous. Contre droit et raison, comment aurais-je l'injustice de déshériter le comte de Toulouse qui est vrai catholique, de lui enlever sa terre et de transporter son droit à autrui ? Il ne me semble pas que ce soit raison : mais je consens à ceci : Que Simon ait toute la terre des hérétiques, du Rhône jusqu'au Port ; qu'il n'ait pas celle des catholiques, des orphelins et des veuves !À ces mots, il n'y a prélat ou évêque qui ne se récrie. L'évêque de Toulouse prend la parole : Sire, Pape véritable, cher père Innocent, comment peux-tu, de cette façon déguisée, déposséder le comte de Montfort, qui est fils de Sainte Église et ton partisan, qui supporte les peines, les fatigues, les luttes et chasse l'hérésie ? Ce que tu lui octroies équivaut à une spoliation, car tu commences par favoriser le comte Raimond. Tu le tiens pour catholique, homme de bien et pieux, et aussi les comtes de Comminges et de Foix ! Or donc, s'ils sont catholiques et si tu les prends pour tels, la terre que tu octroies à Simon, tu la lui reprends au même moment. Livre-lui la terre tout entière, à lui et à sa lignée, sans réserve. Et si tu ne la lui donnes pas en toute propriété, je demande que partout passe glaive et feu dévorant.

L'archevêque d'Auch dit après Folquet : Cher et puissant seigneur, écoutez ce que dit l'évêque, qui est sage et savant. Si le comte Simon perd la terre, ce sera une injustice et un désastre. Plus de trois cents évêques disent au Pape à leur tour : Sire, tu nous donnes à tous un démenti. Nous avons prêché au peuple que le comte Raimond est mauvais, que mauvaise est sa conduite et que, pour cela, il ne conviendrait pas qu'il ait terre à gouverner. — Seigneurs, réplique Innocent, vos cruels sentiments, ces prédications pressantes et brûlantes auxquelles vous vous livrez contre mon gré, je ne sais rien de tout cela, et je ne dois pas consentir à vos désirs, car jamais, par la foi que je vous dois, il ne m'est sorti de la bouche que le comte Raimond dût être condamné ni ruiné. Et s'il est condamné (ce qui n'est pas), pourquoi son fils perdrait-il la terre et l'héritage ? Jésus-Christ, roi et seigneur, a dit que le péché du père ne retombe pas sur le fils, et s'il a dit non, oserons-nous dire oui ?

Le Pape prolonge sa résistance : mais la grande majorité des membres du concile est contre lui. La sentence est enfin rendue. Simon de Montfort gardera ce qu'il a pris, mais le comte Raimond VI ne sera pas complètement dépossédé. Son fils aura toutes les possessions des comtes de Toulouse au delà du Rhône. Si ce fils se montre dévoué à Dieu et à l'Église, ajoute le Pape, s'il n'est envers eux ni orgueilleux ni traître, Dieu lui rendra Toulouse, et Agen, et Beaucaire. Il semble bien qu'Innocent III se soit montré supérieur à l'Église par ses sentiments de justice et d'humanité.

 

IV. — LES CAPÉTIENS DANS LE LANGUEDOC. MORT DE PHILIPPE-AUGUSTE. L'HOMME ET LE ROI[10].

DANS cette terrible affaire d'Albigeois, il se trouva que tout le monde travaillait, sans le savoir, pour le roi de France. Avec une patience de politique, observant de loin, intervenant sans intervenir, Philippe-Auguste attendait la fin.

Au commencement de l'année 1213, son fils, le prince Louis, avait fait comme tant d'autres barons de France son vœu de croisade[11]. Philippe lui laissa prendre la croix ; il donnait ainsi quelque satisfaction aux évêques, qui s'obstinaient à solliciter son intervention, et à l'opinion, étonnée de voir le roi de France rester étranger à cette guerre religieuse. Mais cette prise de croix ne fut suivie d'aucun effet. Au plus fort de la lutte contre Jean-sans-Terre et la coalition européenne, Philippe ne pouvait disperser les forces de la Royauté. Et pourtant, il surveillait les événements du Midi. Il traitait Simon de Montfort en officier royal ; il lui donnait des ordres comme à un bailli. En septembre 121.4, Montfort, à Figeac, rendait la justice au nom du roi de France, car le Roi, dit le moine de Vaux-Cernai, lui avait confié en beaucoup de choses le soin de ses intérêts propres. Au reste nous savons que Philippe ne reconnaissait qu'à lui seul, suzerain général, le droit de confisquer une des hautes baronnies du royaume.

En {215, vainqueur de la coalition, il laissa le prince royal accomplir son vœu. Il avait intérêt à montrer au Midi une armée capétienne. En voyant arriver le prince royal, les chefs de la croisade s'inquiétèrent ; mais l'attitude de Louis les rassura. Il venait, en pèlerin, sans rien exiger pour lui-même, seconder Simon de Montfort. Il lui assure la prise de possession du duché de Narbonne, au détriment de l'archevêque Arnaud Amalric ; il l'aide à s'emparer de Toulouse, qu'il aurait volontiers brûlée, d'accord avec l'évêque Folquet, si Montfort n'avait mieux aimé garder une ville qu'il pouvait rançonner et exploiter à sa guise. Pour tant de services, le prince Louis se contente d'une relique possédée par l'abbé de Castres : la mâchoire de saint Vincent. Il s'en revint, avec ce trophée, retrouver Philippe-Auguste. Le fils du roi de France, dit la Chanson de la Croisade, fut très bien accueilli, désiré et fêté par son père et par les autres. Il est venu en France sur son cheval arabe et conte à son père comment Simon de Montfort a su se pousser et s'enrichir. Le Roi ne répond mot et ne dit rien. Il pensait davantage.

Cependant, le décret du concile de Latran ayant laissé au comte de Toulouse et à son fils leurs domaines de la vallée du Rhône, Beaucaire, Nîmes et la Provence, ils essayèrent de les reconquérir. Simon de Montfort, qui voulait tout l'héritage, les devança. Il parait sur la rive gauche du Rhône ; Montélimar, puis l'énorme forteresse de Crest se rendent à merci (1217). Là il apprend que les Toulousains se sont révoltés et qu'ils ont rappelé le comte Raimond. Il court les assiéger. Le siège dura tout un hiver (1217-1218) ; les Toulousains serrés de près auraient sans doute fini par succomber, mais, d'une machine de guerre manœuvrée par des femmes de Toulouse, une pierre alla tout droit où il fallait, et frappa si juste le comte de Montfort sur le heaume d'acier qu'elle lui mit en morceaux les yeux, la cervelle, les dents, le front, la mâchoire, et le comte tomba à terre, sanglant et noir.

Brusquement, tout est remis en question. Le fils de Simon, Amauri, n'était pas de taille à remplacer son père. Il lève le siège de Toulouse. Raimond VI reprend partout l'avantage. On massacre les Français dans le Toulousain et dans le Comminges. À la fin de l'année 1218, le pape Honorius III supplie, à plusieurs reprises, Philippe-Auguste de se décider enfin à intervenir, mais Philippe préférait employer son argent et ses hommes à garder ses conquêtes d'Aquitaine. Il se contente d'autoriser son fils à faire une seconde expédition.

Le fanatisme des chevaliers du Nord, depuis dix ans qu'on se battait dans le Languedoc, ne s'était pas adouci. Le massacre de Marmande, auquel participa Louis de France, fut plus effrayant encore que celui de Béziers, car il n'eut même pas pour excuse la fureur d'un assaut. La garnison s'était rendue à Amauri de Montfort et au prince royal. L'auteur de la Chanson de la Croisade raconte que Louis de France tenait un conseil de guerre dans sa tente, pour décider du sort des habitants. Un évêque demanda qu'ils fussent tous mis à mort comme hérétiques. On sauva cependant, grâce à l'intervention de quelques barons, le comte d'Astarac, qui avait commandé la défense, mais le reste fut condamné à périr : Aussitôt le cri et le tumulte s'élèvent ; on court dans la ville avec des armes tranchantes, et alors commence l'effroyable tuerie. Les chairs, le sang, les cervelles, les troncs, les membres, les corps morts et pourfendus, les foies, les poumons brisés, gisent par les places, comme s'il en avait plu. La terre, le sol, la rue sont rouges du sang répandu. Il ne reste ni hommes ni femmes, jeunes ou vieux, aucune créature n'échappe à moins de s'être tenue cachée. La ville est détruite, et le feu l'embrase. L'historien Guillaume le Breton avoue les mêmes horreurs, en deux lignes : On tua tous les bourgeois, avec les femmes et les petits enfants, tous les habitants, jusqu'au nombre de cinq mille.

Au sortir de cette boucherie, le prince royal alla camper devant Toulouse, le 14 juin 1219, mais, le 1er août, après un blocus inutile, il retourna en France. Raimond VI avait battu les catholiques à Basiège, en Lauraguais ; son fils reprenait, l'un après l'autre, les châteaux, les villes, les pays perdus (1219-1221). L'œuvre de la conquête se désagrégeait peu à peu. Alors le fils de Simon de Montfort se résigne à léguer ses domaines au roi de France. Le légat Conrad de Porto et les évêques du Midi insistent auprès de Philippe-Auguste pour qu'il accepte. Il se contente d'envoyer au secours d'Amauri 200 chevaliers et 10.000 hommes de pied sous les ordres de l'archevêque de Bourges et du comte de la Marche (1222). Évidemment, il voulait terminer à son profit l'affaire du Languedoc, sans s'y engager à fond.

D'ailleurs, au mois de septembre 1222, il sentait les premières atteintes de la maladie qui devait l'emporter. Il légua ses joyaux à l'abbaye de Saint-Denis et des sommes importantes aux chrétiens de Syrie, à l'Hôtel-Dieu de Paris et aux pauvres. Il n'oubliait ni sa femme Ingeburge, pourtant bien délaissée, ni son fils légitimé, Philippe Hurepel. Il recommandait au prince Louis, son héritier, de n'employer les ressources du trésor qu'à la défense du royaume. Il laissait enfin 50.000 livres pour dédommager les personnes qu'il avait injustement dépouillées ou qui avaient été victimes de ses extorsions. Il vécut encore presque un an, bien que la fièvre ne le quittât plus. En juillet 1223, le légat Conrad, l'évêque Folquet de Toulouse et beaucoup d'autres prélats s'étaient réunis à Paris pour y délibérer sur l'affaire d'Albigeois qui prenait décidément mauvaise tournure. Philippe, alors au château de Paci-sur-Eure, se proposait d'assister au concile, mais son mal s'aggrava. Le Roi se fit saigner (11 juillet) et, allant mieux, négligea de garder la diète qu'on lui avait prescrite. Le mercredi 12, on l'administra, puis on l'emmena à Paris, où il voulait mourir. Il n'eût pas le temps d'y arriver. La mort le prit, le 14, à Mantes, et le lendemain les funérailles du conquérant furent célébrées à l'abbaye de Saint-Denis. On rapporte, dit un contemporain, qu'avant de mourir, Philippe appela auprès de lui son fils Louis et lui prescrivit de craindre Dieu et d'exalter son église, de faire bonne justice à son peuple, et surtout de protéger les pauvres et les petits contre l'insolence des orgueilleux.

C'est chose difficile que de faire un portrait de ce personnage, si grand dans notre histoire. Le sceau de Philippe, avec la tête royale vaguement esquissée, imberbe, et les cheveux flottants sur les épaules, est une imitation évidente et voulue de celui de Louis VII. On voyait encore au XVIIIe siècle, dans l'abbaye de la Victoire, près de Senlis, une statue agenouillée du vainqueur, dont Montfaucon nous a conservé le dessin. Elle le représentait les mains jointes, avec une large face, des cheveux bouclés, des sourcils très accentués, un nez fin et légèrement pointu. Mais il n'y a aucune preuve que cette statue ait été commandée par Louis VIII ou par saint Louis, et l'ensemble du monument rappelle plutôt les figures sculptées ou peintes du temps de Philippe le Bel ou de Philippe de Valois. N'allons pas non plus chercher un portrait de Philippe-Auguste dans ces longues effigies, d'attitude hiératique, qui ornent les portails des églises du XIIIe siècle. Aucune n'est caractéristique et ne peut donner lieu à une attribution assurée.

Parmi les historiens de cette époque, un seul a retracé le portrait physique et moral du Roi. C'est l'auteur de la Chronique de Tours, le chanoine de Saint-Martin, Païen Gatineau, un homme intelligent, consciencieux, et qui a vu de près Philippe-Auguste et son successeur. Philippe, dit-il, était un bel homme, bien découplé, d'une figure agréable, chauve, avec un teint coloré et un tempérament très porté vers la bonne chère, le vin et les femmes. Il était large envers ses amis, avare pour ceux qui lui déplaisaient, fort entendu dans l'art de l'ingénieur, catholique dans sa foi, prévoyant, opiniâtre dans ses résolutions. Il jugeait avec beaucoup de rapidité et de droiture. Aimé de la fortune, craintif pour sa vie, facile à émouvoir et à apaiser, il était très dur pour les grands qui lui résistaient, et se plaisait à nourrir entre eux la discorde. Jamais cependant il n'a fait mourir un adversaire en prison. Il aimait à se servir de petites gens, à se faire le dompteur des superbes, le défenseur de l'Église et le nourrisseur des pauvres.

D'autre part, Gille de Paris, précepteur de Louis VIII, à là fin d'un poème latin, le Carolinus, dédié à son élève, nous a laissé ce jugement sur Philippe-Auguste : Oui, sans doute, personne, à moins d'être un méchant et un ennemi, ne peut nier que, pour notre temps, Philippe ne soit un bon prince. Il est certain que, sous sa domination, le royaume s'est fortifié et que la puissance royale a fait de grands progrès. Seulement, s'il avait puisé à la source de la mansuétude divine un. peu plus de modération, s'il s'était formé à la douceur paternelle, s'il était aussi abordable, aussi traitable, aussi patient qu'il se montre intolérant et emporté, s'il était aussi calme qu'actif, aussi prudent et circonspect qu'empressé à satisfaire ses convoitises, le royaume n'en serait qu'en meilleur état. Lui et ses sujets pourraient, sans trouble et sans tumulte, recueillir les fruits abondants de la paix. Les rebelles que l'orgueil dresse contre lui, ramenés par la seule raison, obéiraient à un maitre juste et ne demanderaient qu'à se soumettre au joug.

Gille de Paris révèle, très librement, un autre aspect du règne : Ô France, tourmentée par les agents financiers de ton prince, tu as eu à supporter de dures lois et de terribles moments. Il condamne sans hésiter la conduite de Philippe envers la malheureuse Ingeburge. On s'étonne que le Roi persiste dans un amour défendu et que la femme qu'il a abandonnée ne puisse pas revenir au lit légitime. Voilà ce que l'opinion n'approuve pas et contre quoi proteste le cri public. Et des paroles aussi hardies s'adressaient au fils même du Roi ainsi mis en cause ! Le clerc s'aperçoit pourtant qu'il est allé un peu loin, et il termine par ces mots adressés à la France : Regarde, cependant, partout ailleurs ; les autres rois, qui gouvernent à leur guise, sont encore de pire condition. Ils imposent au pauvre peuple, comme à l'Église, un joug encore plus despotique. Reconnais, en somme, que tu es gouvernée par un prince d'humeur bienveillante et ne te plains pas, obéissant à un tel roi, de ne pas être courbée sous la triste domination de Richard, ou rongée par la dure tyrannie d'un roi allemand.

Quant aux historiographes, Rigord ou Guillaume le Breton, à les entendre, Philippe-Auguste, souverain parfait, aurait laissé l'exemple de toutes les vertus. Rigord célèbre sa douceur et même sa continence. Le Breton affirme qu'il n'a jamais pressuré son peuple et qu'il est impossible de savoir si c'est le Roi qui a le plus aimé ses sujets ou les sujets qui ont le plus aimé leur roi. Ne croyons pas davantage les chroniqueurs anglais qui flétrissent les perfidies de Philippe pour faire mieux ressortir les vertus chevaleresques de Richard Cœur-de-Lion, ni le poète Bertran de Born, qui raille à tout propos le roi de France pour son inertie et sa couardise. Rigord et le Breton sont des panégyristes, les Anglais et le troubadour, des ennemis. Le précepteur de Louis VIII et le chanoine de Tours sont d'honnêtes témoins. Le jugement qu'ils portent, commenté, complété par les documents et par les faits permet d'exprimer la vérité sur le Roi et sur le règne.

Philippe-Auguste était religieux et même dévot à la façon de son temps. Avant de partir pour la croisade, il prie et pleure sur le pavé de la basilique de Saint-Denis, et il suit, avec des soupirs et des  larmes, comme le plus humble de ses sujets, les processions pour faire cesser les inondations de la Seine. Jamais il ne part en campagne sans être allé déposer sur l'autel de Saint-Denis une belle étoffe de soie ou d'autres cadeaux somptueux. À Bouvines, il est entré dans la petite église avant la bataille pour y prier ; il a donné aux soldats sa bénédiction. En bon croyant, il déteste l'infidèle, l'hérétique. S'il a toléré les Juifs par calcul, il les a persécutés aussi par fanatisme. En 1192, dit Rigord, Philippe, enflammé d'un saint zèle pour la foi, arrive à l'improviste au château de Brie-Comte-Robert et livre aux flammes plus de 80 Juifs qui s'y trouvaient réunis. En 1210, il fait brûler les sectateurs de l'hérésiarque Amauri de Chartres. Son édit de 1181 a été le point de départ de l'interminable série des ordonnances royales dirigées, pendant tout l'ancien régime, contre les blasphémateurs ; saint Louis les fera marquer au fer rouge ; Philippe leur laisse l'alternative d'être jetés à la rivière ou de payer une certaine somme aux pauvres du Christ. Il est l'oint du Seigneur, le défenseur de la foi, celui qui enrichit l'Église et la protège contre ses ennemis. Aussi en sa faveur les miracles se multiplient : pour lui les moissons détruites repoussent plus abondantes, les torrents desséchés se remplissent subitement ; les eaux des fleuves s'écartent et laissent passer l'armée royale. Lors de ses funérailles, à un endroit où les porteurs qui menaient son corps à Saint-Denis s'arrêtèrent pour se relayer, il se fit des guérisons merveilleuses. On y construira plus tard un sanctuaire, le prieuré de Saint-Julien-la-Croix-le-Roi.

D'autre part, ce roi ne permet pas à Sainte Église d'empiéter sur les droits de sa couronne. Il défend la juridiction laïque contre celle des clercs. II brave les armes spirituelles, même lorsqu'elles frappent en lui le révolté contre les lois et les mœurs chrétiennes, l'homme qui a répudié injurieusement sa femme légitime. Il conduit sa politique comme il lui plaît, la maintient envers et contre tous, part pour la croisade et en revient à l'heure qu'il a choisie. Dans les affaires d'Angleterre, il est le lieutenant du Pape, tout le temps que son intérêt y trouve satisfaction ; dès que le Pape veut lui arracher la proie qu'il croit tenir, il se soumet en apparence, mais, par un détour, il rentre dans ses voies.

Les anecdotes qui ont couru sur le compte de Philippe-Auguste dans la société ecclésiastique et bourgeoise du XIIIe siècle le représentent comme un prince assez débonnaire, qui avait la repartie prompte et ne manquait pas d'esprit. Un jour qu'il s'agissait d'une élection d'évêque, Philippe entre au chapitre, tenant en main la crosse pastorale, parcourt les rangs des chanoines et aperçoit parmi eux un homme maigre et de triste mine : Tiens, lui dit-il, prends ce bâton, pour que tu deviennes aussi gras que tes confrères. Un histrion vient le trouver, le priant de lui accorder un secours, parce qu'il était de sa famille. Comment es-tu mon parent, dit Philippe, à quel degré ?Je suis votre frère, seigneur, par Adam, le premier homme : seulement son héritage a été mal partagé et je n'en ai rien reçu. — Eh bien ! reviens demain et je te donnerai la part qui t'est due en toute justice. Le lendemain, Philippe l'appelle devant toute sa cour et lui remet un denier : Voilà la juste portion que je te dois ; quand j'en aurai donné autant à chacun de nos frères, descendus d'Adam comme toi et moi, c'est à peine si, de tout mon royaume, il me restera un denier.

Il ne faudrait pourtant pas croire à la débonnaireté de Philippe-Auguste. Saint Louis a raconté à Joinville ce mot de son grand-père Philippe : Il me disait qu'on devait récompenser ses gens, l'un plus, l'autre moins, selon les services qu'ils rendent, et il ajoutait que nul ne peut être bon gouverneur de sa terre s'il ne savait aussi hardiment et aussi durement refuser qu'il saurait donner. Durement refuser, ne devait guère coûter à Philippe-Auguste, car il n'avait pas l'âme tendre, l'homme qui a mis à la retraite son père Louis VII, relégué sa mère dans son domaine de douairière, épousé trois femmes par raisons politiques et s'est conduit inhumainement avec les deux premières, Élisabeth et Ingeburge. Il a aimé en son fils Louis l'héritier qui continuerait son œuvre, mais il s'est défié de ce fils, pourtant exemplaire, comme il s'est défié de tout le monde.

L'auteur d'une compilation d'histoire romaine en langue française, comparant Philippe-Auguste à César, remarque qu'on pouvait bien appeler monseigneur Philippe de France le vallet maupigné, autrement dit le garçon mal peigné, parce que, dans sa jeunesse, il était toujours hérissé. Il nous apprend aussi que Philippe avait autant de sens que Julius César, mais qu'il n'était pas lettré. Philippe, en effet, s'il n'était pas un illettré, au sens étroit du mot, s'il savait lire et écrire en français, n'avait pas eu le temps de s'instruire, ayant été, dès l'âge de quatorze ans, jeté dans la politique et la guerre. Il ne comprenait pas le latin : Innocent III se plaint à plusieurs reprises d'avoir été trahi par ceux qui traduisaient ses lettres au Roi. En ce temps de poètes et d'artistes, a-t-il aimé la poésie et les arts ? La tradition le représente se divertissant après le repas aux chansons du trouvère Elinand, mais cette sorte de plaisir littéraire était goûtée par les plus grossiers des féodaux. Tout au plus peut-on dire qu'il savait le prix de la culture qu'il n'avait pas reçue. Il fit donner à son fils, Louis VIII, une éducation qui parait avoir été supérieure à celle de la plupart des souverains et des hauts barons de son temps.

Tout considéré, Philippe fut un homme de guerre et un politique ; soldat quand il le fallait, mais sans folie chevaleresque, organisateur de troupes, constructeur d'engins et de murs ; politique de premier ordre, dans le gouvernement de son royaume — où il fit prévaloir son autorité sur tous, féodaux, clercs et bourgeois — et dans sa diplomatie, qui travailla avec une étonnante activité la Chrétienté entière. Ni dans son gouvernement ni dans sa diplomatie il n'a été gêné par un sentiment ou arrêté par un scrupule. Il est une force toute entière appliquée à ses fins, un vigoureux, qui aime la table, le vin et les femmes, s'emporte parfois aux accès de colère et aux coups précipités, mais sait reculer et se ressaisir ; il est sage, prudent, sapiens, prudens, comme disent les chroniques. La combinaison de cette habileté avec cette puissance naturelle explique les grands succès de ce règne : le domaine royal étendu vers les frontières du royaume, l'autorité royale s'exerçant jusqu'à ces frontières, la victoire sur la Féodalité, l'Angleterre et l'Empire coalisés, la dynastie établie solidement, la France fondée.

 

V. — LE RÈGNE DE LOUIS VIII[12].

LOUIS VIII, le nouveau roi de France, avait trente-six ans. Il était de petite taille, pâle, maigre, débile, de tempérament froid et chaste ; très pieux, et, par là tenant plus de son grand-père Louis VII que de Philippe-Auguste, il avait, comme celui-ci l'esprit de décision, l'entente des affaires, l'âpre ambition d'augmenter son domaine. Élevé à l'école paternelle, fils très docile, il continua l'œuvre de Philippe par les mêmes moyens. Rien ne fut changé ; il garda les ministres de son père, et son règne ne fut qu'un prolongement et un achèvement.

Louis fut sacré le 6 août 1223 à Reims, et les Parisiens firent à leur roi un accueil enthousiaste. Le changement de règne s'accomplit sans difficulté. Il n'est personne, dit Nicolas de Brai, qui ne respecte la majesté royale. La Normandie ne lève pas la tête : la Flandre ne refuse pas de courber humblement le cou sous le joug d'un tel maître. Seule, la féodalité remuante du Poitou menaçait la paix, et l'Angleterre ne s'était pas résignée à la perte du continent.

Henri III continuait à s'intituler duc de Normandie et comte d'Anjou, comme si Bouvines eût été une victoire imaginaire. Ses conseillers eurent même la naïveté, aussitôt après la mort de Philippe-Auguste, d'envoyer une ambassade sommer le fils de restituer ce que le père avait pris. Louis rappela simplement aux Anglais que jadis, par un jugement légal, les barons de France avaient condamné Jean-sans-Terre à perdre toutes ses possessions continentales, sentence rendue et exécutée bien avant la naissance d'Henri III. Il laissa même entendre qu'il était disposé à continuer l'œuvre de son père, et peut-être même à rappeler, un jour, ses droits sur la couronne d'Angleterre.

C'était un hardi début de règne, mais les circonstances se présentaient bien. L'Angleterre était troublée par les mécontentements qu'avait provoqués l'administration d'Hubert de Bourg, et surtout par la révolte du chef des routiers, Fauquet de Bréauté. Le Pape, tuteur d'Henri III, avait besoin en Languedoc de Louis VIII. Le roi de France était donc libre d'agir. C'est au Poitou qu'il s'en prit d'abord.

Les Poitevins s'étaient partagés entre les deux dominations. Poitiers avait gardé fidélité à la France : mais Niort et Saint-Jean-d'Angeli, un instant conquises par Philippe-Auguste, étaient retournées, entre 1214 et 1223, à l'Angleterre. La Rochelle ne s'était jamais soumise. Il fallait donc reprendre ces villes, alors très riches et très peuplées. Les Anglais ne pouvaient être chassés d'Aquitaine tant que le port de la Rochelle resterait ouvert à leurs marchands et à leurs soldats. D'ailleurs le pays était dans la plus complète anarchie ; villes et barons se faisaient une guerre perpétuelle. Guillaume l'Archevêque, seigneur de Parthenai, crevait les yeux aux Niortais qui tombaient entre ses mains. L'Angleterre ne pouvant assurer la paix, les communes du Poitou et de la Saintonge commencèrent à regarder du côté de Paris.

La Noblesse aussi se détachait d'Henri III. Le plus puissant de tous ces barons, Hugue de Lusignan, comte de la Marche et d'Angoulême, mari d'Isabelle, la veuve de Jean-sans-Terre, réclamait Niort à Henri III et voulait le rappel du sénéchal d'Aquitaine, Savari de Mauléon, administrateur un peu rude, détesté des Poitevins. Louis VIII n'eut qu'à enchérir sur les offres que le roi d'Angleterre faisait à ce seigneur dangereux. D'autres barons, les vicomtes de Thouars et de Châtellerault, furent achetés. Les évêques de Limoges, de Périgueux, de Cahors, tenaient pour le roi de France, et leurs bourgeois lui étaient déjà tout acquis.

De Lorris, Louis VIII annonça à ses hommes de Limoges qu'il ceignait l'épée pour faire triompher le droit ; il convoquait leur milice à Tours pour le 24 juin 1224. L'armée qui s'y concentra était nombreuse, et tout le grand baronnage s'y trouvait : les comtes de Champagne, de Bretagne, de Blois, de Chartres, l'archevêque de Sens et beaucoup d'évêques, sans compter les conseillers et les chevaliers de l'entourage ordinaire du Roi. L'expédition devait être sérieuse et longue. Le plan de Louis VIII était de conquérir tout le Poitou et de franchir la Garonne pour aller attaquer Bordeaux. À ce moment, Guillaume le Breton, qui terminait sa Philippide, conseillait au Roi d'anéantir pour toujours la domination anglaise en allant jusqu'aux Pyrénées. Il l'encourageait même à passer la Manche pour déposséder Henri III.

Louis se dirigea sur la Rochelle, en traversant la terre du vicomte de Thouars, avec qui il traita. Niort, défendue par Savari de Mauléon, se rendit après un siège très court (5 juillet), et Saint-Jean-d'Angeli sans résistance. Arrivés devant la Rochelle, les barons français étaient déjà las de la guerre et menaçaient de se retirer. Thibaut de Champagne, le futur ennemi de la Royauté, fut celui qui montra le plus d'impatience. Mais, sur l'insistance des évêques, le siège commença (13 juillet).

Savari et sa garnison de deux cents chevaliers auraient pu tenir bon ; certaines communes de Gascogne, Bayonne entre autres, leur avaient envoyé des renforts, mais la fidélité des Rochelais n'était pas solide. Le parti français qui se trouva dans la ville intrigua avec l'ennemi. Le chroniqueur Wendover assure que les bourgeois, payés par Louis VIII, se livrèrent. À coup sûr, le gouvernement de l'Angleterre ne secourut pas la Rochelle. Le premier ministre d'Henri III, Hubert de Bourg, envoya quelque argent au lieu d'expédier des hommes et des vaisseaux. C'est qu'il avait les mains liées par la révolte du routier Fauquet de Bréauté, peut-être soudoyé par Louis VIII, et que le pape Honorius lui-même défendit mollement son pupille Henri III. Il écrivait au roi de France pour lui reprocher d'oublier la Terre Sainte et de rompre la paix nécessaire à la croisade ; mais il ne mettait nullement en doute la légitimité de la conquête du Poitou. Il prit même le parti de Fauquet contre ceux qui l'accusaient de trahison. Le 3 août, la garnison de la Rochelle fit une capitulation honorable. Quelques jours après, les bourgeois juraient fidélité à leur nouveau maure.

Dès lors toute résistance cessa dans le Poitou. Nobles et villes se soumirent à l'envi : conquête rapide, due à l'argent de Louis VIII autant qu'à ses armes. Le Roi s'en alla en Poitou, dit Philippe Mousket, avec le comte de la Marche : maint écrin, maint tonneau plein de deniers il menait avec lui, pour mieux terminer la guerre. Nous avons encore les chartes par lesquelles des châtelains, comme Guillaume de la Motte et Bos de Matha, vendirent leur hommage au fils de Philippe-Auguste, pour une rente de cent livres tournois.

Restait à conquérir la Gascogne. De Poitiers, où il resta, attendant l'issue de la campagne, Louis VIII envoya l'armée royale et le comte de la Marche dans le Midi. Saint-Émilion, Saint-Macaire, Langon, la Réole, Bazas même, en pleine terre gasconne, ouvrirent leurs portes, ou envoyèrent leur soumission. Jamais les soldats capétiens n'étaient allés si loin de ce côté, depuis le couronnement de Louis VII à Bordeaux ; mais c'était Bordeaux qu'il fallait prendre, et rien ne put fléchir les Bordelais, ni prières, ni menaces, ni argent. Ils avaient trop d'intérêt à rester sous la domination de l'Angleterre, leur grand débouché pour les vins. D'ailleurs ils ne voulaient pas imiter les Rochelais avec qui ils étaient en concurrence, et qu'ils détestaient. Le comte de la Marche, à qui la seigneurie de Bordeaux avait été promise, reprit le chemin du Nord, et Louis VIII celui de Paris (septembre 1224). Il y fut accueilli presque comme Philippe-Auguste après Bouvines.

L'Aquitaine en effet semblait acquise. À l'exemple de son père, Louis récompensa largement la noblesse poitevine et saintongeoise par des pensions, les bourgeoisies par des privilèges. Limoges obtient la confirmation coutumes et libertés dont elle jouissait au temps d'Henri II et de Richard. Saint-Jean-d'Angeli reçoit une charte semblable à celle que Philippe-Auguste lui avait donnée en 1204. Saint-Junien, Niort, Poitiers eurent leur part des libéralités royales. La Rochelle surtout fut comblée, Louis promit, en confirmant ses libertés, de ne jamais la distraire de son domaine et de respecter ses fortifications. Il accorda son sauf-conduit à tous les marchands qui s'y rendraient. Nombre de riches bourgeois reçurent des exemptions et des privilèges individuels. Mais le roi de France laissa chez eux une garnison et il leur donna, pour les garder et les surveiller, ce même Savari de Mauléon qui avait essayé de les défendre au nom d'Henri III. Las d'être appelé traître par les Anglais, l'aventurier s'était tourné, lui aussi, vers le plus fort, et avait livré au Roi ses châteaux.

La Gascogne ne fut pas oubliée. Les gens de la Réole obtinrent l'exemption de toute coutume en Poitou et l'assurance de rester toujours attachés au domaine. La même faveur fut accordée à Saint-Émilion. Dans l'une et l'autre ville s'élevèrent d'ailleurs des forteresses commandées par des Français. Cependant le roi d'Angleterre ne se résignait pas à être dépouillé. En 1224-1225, il traita avec tous les ennemis de la France. Un imposteur s'était fait passer en Flandre pour le comte-Baudouin, empereur de Constantinople, qui avait disparu depuis 1205 ; Henri III négocia avec ce faux Baudouin. Vous savez sans doute, lui écrivit-il, que le roi de France nous a enlevé une partie de notre héritage et, plein d'espoir, nous vous sollicitons de vouloir bien nous assister contre lui en aide et conseil, au lieu et à l'époque qu'il sera nécessaire ; nous sommes prêts de notre côté à vous tendre, selon nos forces, un bras secourable. Il s'allia avec les comtes d'Auvergne, spoliés par Philippe-Auguste, et même avec le propre cousin de Louis VIII, le comte de Bretagne, Pierre Mauclerc, qu'il gagna en lui donnant une partie du comté de Richmond et en promettant d'épouser sa fille Yolande. Il alla enfin jusqu'à proposer à Raimond VII, le comte de Toulouse excommunié, de le soutenir secrètement contre ses ennemis.

Honorius III recevait de lui lettres sur lettres et ambassades sur ambassades ; il se décida, pour lui plaire, à prendre un ton plus, ferme avec Louis VIII : Faites attention, lui écrivit-il en 1223, la fortune peut changer : songez au sort d'Otton de Brunswick vaincu par le jeune Frédéric II. Commencez par rendre le Poitou, quitte à faire valoir vos droits, une fois la croisade terminée. Louis se contenta de répliquer qu'il avait rompu la trêve avec l'Angleterre sur l'avis de ses barons et qu'il avait conquis le Poitou parce que le Poitou lui appartenait en vertu de la sentence prononcée contre Jean-sans-Terre. Le légat du Pape, Romain, cardinal de Saint-Ange, envoyé à Paris, n'obtint pas une meilleure réponse. Il osa demander, pour le roi d'Angleterre, la restitution de la Normandie, de l'Anjou et de l'Aquitaine : Pas un pouce de la terre que mon père m'a laissée en mourant ne sera rendu aux Anglais, dit Louis VIII, et le légat se garda d'insister. En réalité, ce que Rome voulait avant tout c'était que Louis s'engageât à fond dans l'affaire d'Albigeois.

Tout en négociant, Henri III essayait de reprendre par les armes le territoire perdu (1225-1226). Les marines des deux pays se donnaient la chasse et chacune faisait de bonnes prises sur les marchands de la partie adverse. Le frère du roi d'Angleterre, Richard de Cornouailles, arriva en Gascogne (mai 1225) avec une petite armée. La Réole tomba, par traîtrise, entre ses mains, et les bords de la Garonne, peu à peu, redevinrent anglais. À la Rochelle, un parti anti-français faillit livrer la ville à l'ennemi ; quatre bourgeois furent pendus. Les Français essayèrent inutilement de s'introduire dans Bordeaux, en corrompant l'archevêque. Le Poitou leur restait, à défaut de la Gascogne, et aussi le Limousin et le Périgord. Mais, pour combien de temps ? Lorsque Louis VIII se mit, en campagne contre les Albigeois (1226), Hugue de Lusignan, le comte de la Marche, commençait à se lasser de l'alliance française. Louis VIII n'avait fait que préparer, pour son fils, la conquête du pays aquitain.

La grande affaire du règne fut l'intervention française en Languedoc. Dès la fin de l'année 1223, le Pape et les évêques du Midi appelaient Louis au nom de la gloire de sa race, pour le plus grand bien de son honneur et de son salut. Le Roi fit ses conditions : la croisade sera conduite par des évêques du domaine capétien ; l'Église en paiera les frais — 60.000 livres parisis de contributions annuelles pendant dix ans — ; le Roi et son armée auront pleine liberté d'agir en Albigeois ; les croisés jouiront des mêmes indulgences que s'ils allaient à Jérusalem ; les domaines du comte de Toulouse et des autres seigneurs du Languedoc, hérétiques ou fauteurs d'hérésie, reviendront au Roi ou à ceux qu'il désignera.

Honorius III trouva-t-il ces exigences trop dures ? En 1224, après s'être tant avancé, il recula. Il parut même se rapprocher de Raimond VII et vouloir l'amener à résipiscence. Il ne demandait plus au roi de France que de menacer le comte : Raimond craint tellement la puissance de Votre Grandeur, écrivit-il à Louis VIII, que s'il vous ait prêt à employer toutes vos forces contre lui, il n'osera plus tergiverser et obéira aux ordres de l'Église. Le Roi répondit assez sèchement que, puisqu'on refusait ses propositions, il ne se mêlait plus de l'affaire, et que c'était à l'Église à chercher les moyens de ramener le comte de Toulouse dans la bonne voie (mai 1224).

Au fond, le Pape ne se souciait pas de voir le roi de France confisquer la croisade. La guerre et ses horreurs lui répugnaient autant qu'à Innocent III. De plus, il hésitait entre l'entreprise d'Albigeois et celle de Terre Sainte qu'il négociait avec l'empereur Frédéric II. À la fin, la nécessité impérieuse d'arrêter le progrès des hérétiques le contraignit à employer Louis VIII, et le cardinal de Saint-Ange, le légat romain, fut chargé de renouer les négociations (mai 1223).

Ce légat prit tout de suite un grand ascendant sur le Roi, dont il devint un des conseillers les plus écoutés, l'accompagnant dans ses voyage et paraissant à ses cotés quand il recevait l'hommage de ses barons. Cette influence d'un étranger ne plut pas à tous. Les étudiants de l'Université de Paris, dont il avait brisé le sceau parce qu'il ne voulait pas leur accorder l'indépendance politique et judiciaire aux dépens du chancelier de Notre -Dame, s'ameutèrent un jour contre lui et l'assiégèrent dans le palais de l'évêque. Il eut de la peine à sortir de Paris sain et sauf. Cet homme habile et énergique engagea l'Église romaine dans la voie de la politique française, beaucoup plus avant que le Pape n'aurait voulu. Il organisa les grandes assemblées de Paris et de Bourges, où l'on devait prendre les résolutions décisives (janvier-mai 1226).

Raimond VII y vint inutilement s'humilier, demander l'absolution, promettre de détruire l'hérésie. On se garda de l'absoudre. Au contraire, le légat lança contre lui la condamnation définitive. Amauri de Montfort, venu aussi pour revendiquer les biens de son père Simon, céda ses droits à Louis VIII. Le roi de France obtint, à peu de choses près, tout ce qu'il avait exigé : subsides, indulgences, pleine et entière disposition des terres dont il se rendrait manie. On eut de la peine à obtenir du Clergé, comme toujours, le paiement de la dîme de ses revenus ; il protesta, supplia, maudit la croisade ; quelques nobles aussi résistèrent. Le Roi et le légat tinrent bon, et l'expédition se prépara (mai 1226).

A Bourges se réunirent les archevêques de Sens et de Reims, les évêques de Tréguier, de Limoges, de Noyon et d'Arras, les comtes de Champagne et de Bretagne, et les seigneurs de Courtenai, Sancerre, Beaujeu, Saint-Pol, Bourbon, Couci. Du Midi terrifié arrivèrent, bien avant que Louis VIII fût parti, les soumissions écrites. Nous sommes avides de nous mettre à l'ombre de vos ailes, écrivait au Roi le petit seigneur de Laurac. Des hérétiques, des suspects, ou même des nobles qui craignaient simplement l'invasion des gens du Nord avaient couru jusqu'à Bourges, jusqu'à Paris. Tous les grands et petits seigneurs des Pyrénées, en France comme en Espagne, abandonnaient la cause albigeoise. Seuls les comtes de Foix et de Carcassonne, trop compromis, les villes de Toulouse, d'Agen, de Limoux, restèrent fidèles au comte Raimond.

A la fin de mai, l'armée royale quitta Bourges pour gagner le Languedoc par Lyon et la vallée du  Rhône, itinéraire habituel des croisés depuis 1208. En suivant la rive gauche du fleuve pour le franchir à Avignon, on effrayait les hérétiques, dont le Dauphiné et la Provence étaient remplis, en même temps qu'on montrait la bannière de Saint-Denis et les forces royales aux populations du royaume d'Arles, sujettes de l'Empire. Cette marche n'était pas sans danger ; l'Empereur pouvait prendre ombrage de ce passage armé sur son territoire, et Avignon, gouvernée par un podestat, fière de son indépendance, admirablement défendue par son enceinte et ses grosses tours, était en situation et en humeur de refuser le passage. Il s'y trouvait beaucoup d'hérétiques, cathares et vaudois, et de partisans de Raimond VII. Louis VIII compta que Frédéric II, alors ami de la France et du Pape, ne contrarierait pas les opérations de la croisade. Quant aux Avignonnais, il conclut avec eux un accord, aux termes duquel il serait admis avec son clergé et un petit groupe de chevaliers à pénétrer dans la ville ; on lui fournirait des vivres, et des otages lui seraient livrés en garantie. Le 7 juin, les croisés établirent leur camp à une petite distance d'Avignon et commencèrent, sur un pont de bois, le passage du fleuve. Mais quand le roi de France et le légat se présentèrent pour entrer dans la ville, ils trouvèrent les visages, hostiles et les portes fermées.

Il est à croire que les habitants d'Avignon avaient été effrayés par quelque incartade de la chevalerie, ou pris de peur devant le flot l'hommes toujours grossissant. On les somma vainement de tenir leur promesse. Alors, le cardinal de Saint-Ange enjoignit au Roi de purger Avignon de l'hérésie et de venger l'injure du Christ, et les machines de siège furent mises en position.

L'entreprise coûta cher. Derrière leurs solides remparts, les bourgeois, bien pourvus de vivres, brûlèrent les machines des Français et firent des sorties meurtrières ; les assiégeants, mourant de faim dans un pays que le comte de Toulouse avait dévasté, exténués par la chaleur torride, décimés par les maladies, fondaient à vue d'œil. Un assaut, tenté le 8 août, ne réussit pas, et 3.000 hommes, avec le comte de Saint-Pol, y furent tués. Le Roi fit creuser un fossé profond autour de la ville et, renonçant à la prendre de vive force, la tint bloquée. À la fin d'août, les Avignonnais, ainsi affamés et craignant la destruction totale et le sort de Béziers ou de Marmande, se rendirent. Il n'y eut pas de massacre, mais le châtiment fut rude : démolition des remparts, des tours, de 300 maisons fortifiées ; les fossés comblés ; défense de refaire les fortifications pendant cinq ans ; les armes et les machines de guerre livrées aux vainqueurs ; les habitants frappés d'une contribution de 6.000 marcs d'argent, obligés de payer la construction d'un château élevé contre eux et d'accepter comme évêque un moine de Cluni, à qui la ville dut faire un cadeau de mille marcs. Enfin, la bourgeoisie était condamnée à faire pénitence et à entretenir trente chevaliers en Terre Sainte pendant trois ans.

La chute d'Avignon fit du bruit. Une telle crainte, une telle stupeur, dit Nicolas de Brai, frappèrent les peuples de tout le pays que les villes jusqu'alors indomptées et toujours rebelles envoyèrent leurs députés avec des présents, pour déclarer qu'elles se livraient et qu'elles étaient prêtes à obéir. Ainsi firent Nîmes, Beaucaire, Narbonne, Carcassonne, Montpellier, Castres. La noblesse du Languedoc, de plus en plus terrifiée, multipliait ses lettres et ses actes de soumission. Sicard de Puilaurent et les bourgeois de sa ville écrivent à Louis VIII qu'ils se roulent à terre pour baiser les pieds de Sa Glorieuse Excellence ; qu'une plénitude de bonheur a rempli leurs âmes au point que l'on ne peut traduire de tels sentiments par la parole ni par la plume. Nous baignons de nos pleurs, ô illustre seigneur, les pieds de Votre Majesté et nous supplions Votre Altesse, avec des prières pleines de larmes, de recevoir miséricordieusement vos esclaves sous le voile de vos ailes. Le comte de Comminge et le comte de Foix eux-mêmes abandonnaient Raimond VII. Il semblait que la guerre sainte dût finir avant d'avoir commencé, faute de combattants.

Mais il s'était passé devant Avignon un incident grave. Le comte de Champagne, Thibaut, et le comte de Bretagne, Pierre Mauclerc, étaient arrivés en retard, après le commencement du siège. Thibaut s'était plaint de la longueur des opérations, et il avait intrigué avec les assiégés. Sa quarantaine terminée, il était parti au milieu des huées, malgré la défense du légat, et bien que le Roi, disait-on, l'eût menacé, s'il se retirait, d'aller brûler la Champagne. Un essai d'entente secrète s'était produit entre certains chefs d'États seigneuriaux : c'était le début d'une réaction que les succès de Philippe-Auguste et de son fils avaient fait naître, et que la première occasion favorable transformera en insurrection.

Arrivé dans le Languedoc par Béziers et Carcassonne, Louis VIII traversa le théâtre de la guerre albigeoise sans rencontrer d'autre obstacle qu'une courte résistance des habitants de Limoux : véritable promenade militaire dans ce pays de l'hérésie d'où les hérétiques semblaient avoir disparu. Ceux qui persévéraient dans le catharisme, n'osant se montrer, laissaient passer l'orage. Les évêques et les abbés du Languedoc conduisaient le Roi comme par la main, lui ouvraient toutes les portes, s'entremettant auprès des bourgeois et de la Noblesse pour les amener à se soumettre. On a dit avec raison que le clergé méridional livra à Louis VIII le Languedoc hérétique, comme le clergé du VIe siècle avait livré à l'orthodoxe Clovis le midi arien[13].

Louis ne pouvait trop récompenser de tels auxiliaires. À l'évêque d'Uzès, il donne tout ce que la maison de Saint-Gilles tenait de l'évêché ; à l'archevêque de Narbonne, une rente de 400 livres ; à l'évêque de Nîmes, la ville de Milhau ; à l'évêque de Mende, les régales de son diocèse. Il s'associe étroitement par un pariage à l'abbé de Saint-Antonin de Pamiers, promettant ; si on lui garantissait la moitié des revenus de la ville, de défendre les droits des religieux. Il maintient au prieuré de Prouille (la fondation de saint Dominique dont il sera question plus bas) les biens que lui avaient assigné Simon et Amauri de Montfort. Jamais n'était apparue plus étroite l'union de l'Église et de la Royauté.

Pour l'organisation du pays conquis, Louis, n'eut qu'à compléter les mesures prises par Simon de Montfort. Celui-ci avait créé des postes de sénéchaux à Beaucaire, à Carcassonne, à Agen, à Toulouse. Le roi de France fit de Beaucaire et de Carcassonne les chefs-lieux de la domination royale dans le Languedoc. Il conserva la division des sénéchaussées en vigueries et, en baillies, et, comme l'avait fait Montfort, diminua ou supprima les libertés municipales des villes du Midi. À Beaucaire, il remplaça les consules par des syndics plus  dépendants. Les cités les plus importantes, sauf Toulouse, furent surveillées par des garnisons.

On a vu qu'en 1212, Simon de Montfort avait soumis les pays hérétiques à un régime assez dur de centralisation et à la domination des évêques. Les Statuts de Pamiers restèrent plus que jamais, la loi générale du Languedoc. Dans la nouvelle assemblée de Pamiers, qui se tint en octobre 1226, Louis VIII fit proclamer le principe que tous les fiefs et, domaines-à-confisquer sur l'hérésie appartiendraient de droit au Roi, et prit des mesures pour donner plus d'efficacité à l'excommunication. L'excommunié qui résistait était puni d'une amende et même de la confiscation totale. Déjà, en avril 1226, il avait rendu une ordonnance qui, pour la première fois en France, condamnait officiellement l'hérétique convaincu à la peine du feu.

Toutes choses ainsi réglées à son profit et au profit de l'Église, le Roi reprit le chemin de Paris en passant par l'Auvergne (oct. 1226). Mais une maladie, contractée peut-être au siège d'Avignon, qui avait été fatal à tant de croisés, s'aggrava en route. Louis VIII, terrassé par la dysenterie, mourut le 8 novembre à Montpensier[14].

Pendant ce règne si court, mais si plein, la Royauté n'avait pas seulement accru ses ressources et son territoire : le progrès des institutions monarchiques continua. Le pouvoir du Roi devenait assez solide pour que Louis VIII pût faire ce que n'avait pas osé Philippe-Auguste : relever les grands offices de la couronne et leur donner des titulaires. Le frère Guérin, le principal conseiller du père et du fils, fut enfin chancelier en titre, et la bouteillerie, si longtemps vacante, échut à un parent du Roi, Robert de Courtenai. Cependant la Royauté prenait toutes ses précautions contre les velléités d'indépendance des officiers. En 1223, le maréchal Jean Clément jurait à son maitre qu'il ne retiendrait pas les chevaux confiés à ses soins, et ne prétendrait, pour lui et ses successeurs, à aucun droit héréditaire sur sa fonction.

Louis VIII réunit les assemblées de barons et de prélats dans les mêmes conditions que ses prédécesseurs, avec cette différence pourtant qu'il ne convoqua plus ses fidèles, comme c'était l'usage avant lui, à dates fixes, notamment aux grandes fêtes religieuses ; il les manda quand il eut besoin de les consulter ; et, d'autre parts assemblées tenues par lui paraissent compter moins d'évêques et plus de petites gens. Quant à la Cour du Roi proprement dite, elle ne fait plus guère que juger. Pour la première fois se manifestent les prétentions des pairs de France à connaître seuls des procès où l'un des leurs était impliqué. En 1211-1225, lors du procès célèbre de la comtesse de Flandre et de Jean de Nesle, ils voulurent faire prononcer l'exclusion des officiers de la Couronne. La comtesse réclama d'ailleurs contre la procédure suivie à son égard : au lieu d'être ajournée par deux chevaliers, elle aurait dû, dit-elle, l'être par ses pairs. La Cour du Roi, c'est-à-dire Louis VIII et ses conseillers intimes, décida que, selon la coutume de France, ces prétentions n'étaient pas fondées. Elle résista aussi aux archevêques et aux évêques qui, dans l'assemblée de Melun du 8 novembre 1225, revendiquèrent le droit de juger, dans les affaires mobilières, toutes les personnes qui seraient citées devant eux par les gens d'Église. — Le roi affirma, dit le chanoine de Tours, que cette prétention était complètement déraisonnable, puisque les affaires de biens meubles où n'intervenaient pas des questions de serment, de foi jurée, de testament ou de mariage, étaient des causes purement laïques qui ne regardaient pas le Clergé.

Ceci n'empêche pas l'historien Nicolas de Brai d'affirmer que le Roi au cœur de lion qui gouverne le royaume de France fut en tout temps le bouclier de la sainte Église. On ne pouvait dire moins d'un prince qui dirigeait la croisade contre l'hérétique. En réalité, Louis VIII, moins violent que son père à l'égard du Clergé, a montré autant de fermeté et s'est efforcé, dans les conflits des clercs avec les bourgeois et les nobles, de tenir la balance égale.

Il a fait respecter strictement le droit de la Royauté sur le service d'ost et sur la régale dus par les diocèses. Quand il reçut l'hommage des évêques d'Angers, du Mans et de Poitiers, il promit de délivrer les biens diocésains à ces nouveaux élus, aussitôt qu'ils seraient confirmés, mais déclara que s'ils ne lui juraient pas fidélité dans les quarante jours, il leur reprendrait leurs revenus et en jouirait jusqu'à soumission complète. Il n'eut de démêlés qu'avec l'archevêque de Rouen, qui voulait empiéter sur la juridiction des baillis royaux, et avec les trois évêques normands de Coutances, d'Avranches et de Lisieux, qui avaient abandonné l'armée d'Aquitaine, en 1224, sous prétexte qu'ils ne devaient pas le service militaire personnel. Au reste, comme ses prédécesseurs, il prodigua aux églises l'argent, la terre et les privilèges ; il les défendit même contre ses officiers, enlevant, par exemple, à ses baillis et prévôts d'Orléans toute juridiction sur l'abbaye de Saint-Mesmin, parce qu'elle était sous sa protection personnelle. Il protège enfin l'abbé de Corbie contre ses bourgeois, les chanoines de Saint-Victor contre la commune de Villeneuve-le-Roi, mais, d'autre part, il empêcha le chapitre de Laon d'extorquer de l'argent aux hommes du village de Paissi. Sa politique envers l'Église, une fois les droits royaux reconnus et respectés, fut ne politique de déférence et d'équité.

À l'égard des classes populaires et des inférieurs, il a continué Philippe-Auguste et n'a point innové. L'allégation de Nicolas de Brai qu'il aurait délié les serfs du joug de la servitude au moment où il devint roi, est fort exagérée : mais il a supprimé la mainmorte dans le Berri et affranchi, tous les serfs d'Asnières-sur-Oise. Son ordonnance du 8 novembre 1223 sur les Juifs Pst assez rigoureuse, puisqu'elle décide que les intérêts des dettes contractées envers les Juifs ne courront plus, qu'on leur remboursera seulement les capitaux empruntés, et qu'ils n'auront plus le droit d'avoir un sceau pour authentiquer leurs créances. En revanche, Louis VIII a favorisé l'établissement en France des banquiers italiens. En 1224, il accordait aux Lombards d'Asti la permission de résider à Paris pendant cinq ans, avec sauf-conduit sur la terre du Roi, et le privilège de n'être justiciables que de sa personne. C'est la première charte connue d'un roi de France qui soit relative à l'établissement des Lombards dans le domaine capétien. Du règne de Louis VIII date aussi le plus ancien document authentique sur les maîtres et les ouvriers de la Monnaie de Paris. La charte royale de novembre 1225 règle l'organisation des ateliers monétaires, les rapports des membres de la corporation, leurs devoirs et leurs privilèges et les amendes encourues en cas d'infractions.

 

 

 



[1] SOURCES. Les principales sont : le poème sur Guillaume le Maréchal, l'Histoire des ducs de Normandie et des rois d'Angleterre, la Chronique de Roger de Wendover, contenue dans celle de Mathieu de Paris (édition Luard), et la correspondance d'Honorius III, dans Pressuti, Regesta honorii III, 1888.

OUVRAGES À CONSULTER. Petit-Dutaillis, Étude sur la vie et le règne de Louis VIII, 1894, 1re partie.

[2] Patre penitus dissentiente.

[3] SOURCES. Pour ce paragraphe et le suivant : La Chronique de Pierre de Vaux-Cernai, dans le recueil des Historiens de France, t. XIX, et celle de Guillaume de Puylaurens, ibid. La Chanson de la Croisade contre les Albigeois, par Guillaume de Tudèle et un poète anonyme, édition Paul Meyer, 1 vol., 1875-1879. La Correspondance d'Innocent III, dans la Patrologie latine de Migne, t. CCXIV-CCXVII. Le Catalogue des actes de Simon et d'Amaury Montfort, publié par A. Monnier, dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, 1879. Cf. De Smedt, Les sources de l'histoire de la croisade des Albigeois, dans la Revue des Questions historiques, 1874, et P. Meyer, Introduction à l'édition de la Chanson de la Croisade.

OUVRAGES À CONSULTER. Preger, Ueber die Verfassung der französischen Waldesier in der älteren Zeit, 1891 (t. XIX des Abhandlungen der historischen Classe der königlich Bayerischen Akad. der Wissenschaften). Schmidt, Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois, 1849. Douais, Les Albigeois, leurs origines, action de l'Église au XIIe siècle, 1879. Dulaurier, Les Albigeois ou les Cathares du midi de la France, dans le Cabinet historique, 1880. Ch. Molinier, L'Inquisition dans le midi de la France, étude sur les sources de son histoire, 1881. Hurter, Geschichte Papal Innocenz III und semer Zeitgenossen, 3e édition, 1841-1843. Balme et Lelaidier, Cartulaire et histoire diplomatique de saint Dominique, 1893, 2 vol.

[4] Cette lettre permet, avec d'autres témoignages précis, de réfuter l'opinion d'érudits (parmi eux M. A. Monnier, dans la préface du t. VI de la nouvelle Histoire du Languedoc) qui pensent que les textes contemporains auraient exagéré le nombre des hérétiques. Ceux-ci n'auraient formé, en réalité, dans le Languedoc, qu'une minorité infime. L'auteur d'un livre récent sur l'histoire des tribunaux de l'Inquisition, M. Tenon, professe l'opinion contraire et, selon nous, avec raison.

[5] Parum profecerunt, dit le chroniqueur Robert de Torigni, l'abbé du Mont-Saint-Michel, toujours si bien renseigné.

[6] OUVRAGES À CONSULTER. Outre la plupart de ceux qui sont cités au paragraphe précédent : Dom Vaissète, Histoire du Languedoc, édit. Privat, t. VI et les notes de M. A. Molinier. Douais, La soumission de la vicomté de Carcassonne par Simon de Montfort et la croisade contre Raimond VI, 1884. Marcel Dieulafoy, La bataille de Muret, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. XXXVI, 2e partie.

[7] Si le fameux mot : Tuez-les tous, Dieu saura reconnaître les siens, attribué par un moine cistercien au légat Arnaud Amalric, fut, comme tant de paroles historiques, fabriqué après l'événement, les croisés se sont conduits exactement comme s'il avait été prononcé.

[8] Lettres du 15 et du 17 janvier 1213.

[9] Ou du moins des conférences préparatoires qui l'ont précédé, selon la remarque très juste de M. A. Monnier (Histoire du Languedoc, VI, 479).

[10] OUVRAGES À CONSULTER. Petit-Dutaillis, Étude sur la vie et le règne de Louis VIII, 1894 (1re partie).

[11] M. Petit-Dutaillis pense que le prince royal fit son vœu sans l'aveu de son père et malgré lui. Il est difficile de croire que le prince, docile et toujours tenu en laisse, ait pu risquer de lui-même une telle manifestation d'indépendance.

[12] SOURCES. Nicolas de Brai, Gesta Ludovici VIII, poème historique, dans le recueil des Historiens de France, t. XVII (les Gesta Ludovici VIII en prose ne sont qu'une compilation sans valeur de la fin du XIIIe siècle). La Chronique de Tours, probablement de Païen Gatineau, chanoine de Tours, dans le recueil des Historiens de France, t. XVIII. Le Speculam historiale de Vincent de Beauvais, édit. de 1624. La Chronique rimée de Philippe Mousket, édition Reitfenberg, dans la Collection des chroniques belges, 1836-1838. Les chroniques anglaises de Raoul de Coggeshall et de Roger de Wendover, précédemment citées, et celle du chanoine de Barnwell, édit. Stubbs.

OUVRAGES À CONSULTER. Petit-Dutaillis, Étude sur la vie et le règne de Louis VIII, 2e partie, 1894. Nous ne pouvons que suivre de près cette excellente monographie qui épuise le sujet.

[13] Petit-Dutaillis, Louis VIII, p. 323.

[14] Quand on ouvrit, en 1793, la tombe du fils de Philippe-Auguste, à Saint-Denis, on y  trouva le bois pourri d'un sceptre, un squelette enveloppé d'un suaire grisâtre orné de galons d'or et sur le crâne une calotte blanche entourée d'une bande d'étoffe tissée en or.