HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME — LES PREMIERS CAPÉTIENS (987-1137).

LIVRE II. — LA RENAISSANCE FRANÇAISE (FIN DU XIe SIÈCLE ET COMMENCEMENT DU XIIe).

CHAPITRE II. — LES FRANÇAIS À LA CROISADE.

 

 

I. — CAUSES ET PRÉLIMINAIRES DE LA CROISADE[1].

PENDANT que les papes combattaient la Féodalité et les rois, au nom de la Réforme, ils groupaient les forces militaires de l'Europe et surtout de la France, pour les pousser contre le monde musulman. La même volonté détermina les deux mouvements, l'un dirigé contre l'ennemi du dedans, l'autre contre l'ennemi du dehors. Urbain II avait éprouvé la puissance de Rome dans la querelle des Investitures : il se crut assez maître de l'Occident pour intervenir en Orient et délivrer le tombeau du Christ. Le rêve que la Chrétienté faisait depuis plusieurs siècles allait enfin devenir une réalité, grâce à l'initiative d'un pape et à l'héroïsme de toute une nation : Gesta Dei per Francos, Dieu agissant par le bras des Francs, expression très ancienne d'un fait réel. Et Franc ne veut pas dire ici l'Occidental ou le Latin, mais le Français. La première des guerres saintes a été prêchée en France par un pape et des orateurs français. La grande masse des chevaliers qu'elle a jetés sur la route de Jérusalem sortait de nos provinces. La plupart des seigneuries latines établies en Syrie, avant comme après la conquête de la ville sainte, ont été fondées par des nobles français. La première croisade, c'est la France en marche ; il faut la suivre jusqu'en Orient.

Ceux qui assistèrent, à partir de 1095, à l'immense déploiement des armées chrétiennes, acceptèrent aisément l'idée que la croisade avait été méditée, près d'un siècle auparavant, dans les conseils de l'Église de Rome. On alla même jusqu'à croire que Charlemagne et Charles le Chauve avaient déjà donné l'exemple des expéditions en Terre-Sainte ; Sylvestre II et Sergius IV auraient prêché la conquête du Sépulcre ; plus récemment encore, le Normand Robert Guiscard se serait armé pour reprendre Jérusalem. En réalité Grégoire VII, lui-même, à qui l'on attribue si volontiers la paternité de l'idée de croisade, n'a fait que songer un instant (encore n'a-t-il pu donner suite à son dessein) à envoyer quelques corps de troupes au secours de Byzance pour obtenir, en retour, ce que les papes désiraient tant, la réunion de l'Église grecque à l'Église latine. L'honneur d'avoir eu l'idée de la croisade proprement dite[2] et de l'avoir exécutée, revient tout entier à Urbain II. Ce pape a voulu donner satisfaction aux plaintes venues de Jérusalem et à celles que rapportaient en Europe les pèlerins visiteurs du saint tombeau. Il s'est inquiété aussi du danger que la recrudescence des invasions musulmanes faisait courir au monde latin.

La situation des chrétiens de Syrie, très supportable, on l'a vu, jusqu'au dernier tiers du ne siècle, avait alors brusquement changé. En 1070, le Kharismien Anziz-ibn-Abik, seigneur de Damas, s'était emparé de Jérusalem, enlevée ainsi aux Khalifes du Caire. En 1078, la ville sainte tomba au pouvoir du Seljoukide Tutousch. Les maîtres tolérants de l'Égypte firent place à des fanatiques durs et tracassiers. En 1084, Antioche, le dernier rempart de la Syrie grecque, est prise à son tour par les Turcs. À dater de ce jour, un régime de vexations arbitraires, de cruautés, de persécutions insoutenables, commence pour les chrétiens fixés à Jérusalem comme pour ceux qui ne font que passer. La pensée de la croisade a pu, dès ce moment, s'offrir à l'esprit du pontife romain, et les populations de l'Occident, émues par les récits lamentables des pèlerins, ont dû concevoir l'idée d'une revanche, la possibilité d'une guerre générale faite aux ennemis de la foi pour leur arracher le tombeau du Christ.

Trois ans à peine après la chute d'Antioche, à l'extrémité opposée du bassin de la Méditerranée, se produisait un événement aussi grave, propre à renforcer l'impression de tristesse et, de crainte laissée par l'invasion turque. Une horde de musulmans africains, les Almoravides, envahissait l'Espagne ; le 25 octobre 1087, l'armée chrétienne était mise en pleine déroute à Zalacca. Il y avait longtemps que les Italiens et les Romains eux-mêmes vivaient sous la terreur des incursions sarrasines et des brigandages commis par les pirates d'Afrique. Quand l'Espagne parut sur le point de succomber tout entière, l'inquiétude fut portée au comble. L'émotion avait vite gagné tous les seigneurs féodaux de la France méridionale, amis et commensaux des rois espagnols. Le péril musulman, venu d'Espagne, fut sans doute le fait décisif qui détermina Urbain II. Une grande expédition en Syrie lui parut le meilleur moyen d'agir sur l'imagination des infidèles et d'arrêter, par diversion, le progrès des Almoravides. La Papauté croyait à l'unité politique du monde de l'Islam ; elle supposait, entre les musulmans d'Asie Mineure, de Syrie, d'Égypte et des côtes barbaresques, une solidarité qui n'existait pas. Si elle attendit l'année 1093 pour mettre son projet à exécution, c'est que les nécessités du conflit oh l'Église était engagée avec l'empire germanique ne lui permirent pas de la réaliser plus tôt.

Le moment était favorable. Tout ce qui s'était passé, depuis un demi-siècle, dans l'ordre politique, social et religieux, conduisait la France et la Chrétienté à la croisade. L'établissement de la théocratie romaine rendait possible la concentration des forces de l'Occident, disciplinées sous la haute direction du chef de l'Église. Les seigneurs avaient pris l'habitude des pèlerinages, et le nombre de ceux qui allaient jusqu'au Saint-Sépulcre, avec une escorte imposante, croissait toujours. La chevalerie et les associations de paix avaient aussi habitué les nobles à se laisser enrégimenter sous la bannière du Clergé. Les expéditions fameuses qu'ils venaient de tenter en Angleterre, en Italie, en Sicile, en Portugal, hantaient les imaginations, enflammaient les convoitises. Les mêmes causes qui les avaient amenées, nécessité de l'émigration, amour du pillage et des batailles, désir des acquisitions territoriales, concouraient à pousser les aventuriers de France et d'Europe sur la route de la Syrie. D'autre part, l'agitation qui commençait à se manifester dans les masses populaires, éprises de liberté, les rendait plus mobiles. Enfin les marchands de toutes les provinces et surtout des régions maritimes étaient séduits par la perspective d'ouvrir de nouveaux débouchés à leur commerce et d'ajouter les gains temporels aux bénéfices spirituels de la guerre sainte. Le projet conçu par le plus hardi des papes plaisait à tous. La foi profonde qui remplissait les âmes semblait en garantir d'avance le succès. Le 28 novembre 1093, à Clermont-Ferrand, Urbain II, entouré d'un grand nombre d'évêques et d'abbés et d'une foule de seigneurs et de chevaliers venus surtout de la France du Centre et du Midi, fit le récit des maux que souffraient les chrétiens et les pèlerins de Terre-Sainte et convia ceux qui l'écoutaient à prendre les armes contre les infidèles. Son discours est accueilli avec un enthousiasme indicible ; clercs et laïques se lèvent par milliers et demandent au Pape la bénédiction du pèlerin. Pour se conformer à la parole de l'Évangile qu'avait rappelée l'orateur : Chacun doit renoncer à soi-même et se charger de la croix, ils fixent sur leurs épaules des croix d'étoffe, en s'écriant : Dieu le veut ! Dieu le veut !

L'essor était donné. Une lettre circulaire fut envoyée de Clermont, premier acte officiel de la croisade : elle faisait part aux archevêques et à un certain nombre d'évêques des résolutions du concile. L'invitation à prendre la croix devait être transmise par les métropolitains à leurs suffragants et par chaque évêque aux dignitaires ecclésiastiques et aux feudataires laïques de son diocèse. On publia surtout les privilèges et les indulgences attachés à la prise de croix. C'était le ressort puissant de la croisade. Urbain II garantissait aux croisés la rémission de leurs péchés, l'amnistie générale, mieux encore, le salut dans l'autre monde pour ceux qui tomberaient les armes à la main. Leurs femmes, leurs enfants, leurs biens sont placés sous la protection générale du Clergé et sous la tutelle particulière de l'évêque diocésain. En même temps le Pape écrit aux grands barons français dévoués à l'Église. II aurait pris lui-même le commandement des armées chrétiennes s'il n'avait été retenu par l'intérêt de la grande cause qu'il soutenait dans la querelle des Investitures. Il délégua son pouvoir à l'évêque du Pui, Adhémar de Monteil. Toujours présent et agissant par lui-même ou par ses légats, Urbain II ne cessera jamais de diriger le mouvement. Il entendait être le chef effectif de tous ces féodaux qu'il enrôlait.

Les conditions du départ général furent réglées avec précision. Une lettre d'Urbain au comte de Flandre, Robert II, fixe au 13 août 1096 la mise en branle des soldats de la croix et leur donne rendez-vous à Constantinople pour les derniers jours de l'année. Itinéraires, moyens de transport, tout fut prévu et disposé d'avance : on assignait des voies différentes aux principaux corps d'armée, pour éviter que les pays ne fussent épuisés par le passage d'un trop grand nombre d'hommes. Le Pape prit soin d'intéresser à la croisade les républiques maritimes de l'Italie. Dès le mois de juillet 1096, il envoie à Gênes des ambassadeurs chargés de demander des secours en faveur des croisés et des chrétiens de Syrie. Il écrit à l'empereur Alexis Comnène pour l'engager à accueillir favorablement les Occidentaux et à leur fournir des vivres. Lui-même, dans l'hiver de 1095-1096, entreprend à travers la France du Midi et du Centre une véritable tournée de prédication, semant partout, comme il l'avait fait à Clermont, les paroles ardentes qui entraînaient les peuples. La croisade était bien une institution d'Église, créée, organisée, dominée par la Papauté[3].

Cependant les contemporains de ce grand événement et les chroniqueurs qui en ont écrit l'histoire n'ont pas cherché dans la poli-. tique du Saint-Siège l'explication humaine d'une nouveauté aussi extraordinaire. Hommes de foi, ils ne peuvent l'attribuer qu'à une cause surnaturelle. Foucher de Chartres affirme que la croisade a été prédite par les prophètes. Pour Guibert de Nogent, c'est par la seule impulsion du ciel que cette énorme armée de chrétiens marchant sans chef suprême, s'avançant non seulement hors des limites de leur pays natal, mais au delà même d'une multitude de nations intermédiaires qui parlaient toutes les langues, sont allés porter la guerre jusqu'au centre du monde. Persuadés qu'une force céleste dirigeait seule l'entreprise, ils oublient de dire comment et par qui elle fut préparée et ne voient que l'explosion d'enthousiasme par laquelle le peuple l'accueillit.

Les comtes songeaient encore à leurs préparatifs, dit Guibert de Nogent, et les chevaliers commençaient à peine à y réfléchir, quand déjà le peuple s'y portait avec une ardeur que rien ne pouvait arrêter. Personne, parmi les plus pauvres, ne songeait à l'insuffisance de ses ressources et aux difficultés d'un pareil voyage. Les Français souffraient alors de la famine : de mauvaises récoltes survenues coup sur coup avaient fait monter le prix du grain à un taux excessif. Tout à coup le cri de la croisade, retentissant partout en même temps, brisa les serrures et les chaînes qui fermaient les greniers. Les provisions, qui étaient hors de prix alors que personne ne bougeait, se vendirent pour rien quand tout le monde se leva et voulut partir. On ne saurait décrire ces troupes d'enfants, de. jeunes filles, de vieillards des deux sexes appesantis par les années, qui partaient ainsi pour la guerre sainte. Certes ils n'avaient ni l'intention ni la force de participer au combat : seulement ils se promettaient le martyre sous le fer ou dans les prisons des infidèles. Ils disaient aux guerriers : Vous, vous êtes vaillants et forts, vous combattrez : nous nous associerons aux souffrances du Christ et nous ferons la conquête du ciel. Rien de plus touchant que de voir ces pauvres croisés ferrer leurs bœufs comme des chevaux, les atteler à une charrette à deux roues sur laquelle ils mettaient leurs pauvres bagages et leurs petits enfants. À tous les châteaux, à toutes les villes qu'ils apercevaient sur le chemin, ceux-ci, tendant leurs mains, demandaient si ce n'était pas là encore cette Jérusalem vers laquelle on se dirigeait.

La folie de la croisade prit des proportions que n'avait pas prévues le chef de l'Église. Un homme personnifia cette ivresse des foules, un moine né à Amiens, Pierre l'Ermite, petit, maigre, brun avec sa barbe longue, sa robe de bure et ses pieds nus, l'idole des paysans et des bourgeois qui s'étouffaient autour de lui pour l'entendre parler. Il menait une vie d'ascète et prodiguait aux pauvres tout l'argent qu'on lui donnait. Quelque chose de divin, dit Guibert, se sentait dans ses moindres mouvements, dans tout ce qu'il disait : le peuple en vint à arracher pour en faire des reliques, les poils du mulet sur lequel il était monté. Il parcourut ainsi, dans l'hiver de 1095-1096, l'Auvergne, le Berri, le domaine capétien, la Lorraine, racontant, avec son éloquence de tribun, les souffrances des pèlerins à Jérusalem, gagnant, par grandes masses, des partisans à la croisade. Sa prédication effaça peu à peu dans l'esprit du peuple l'impression de celle d'Urbain II. L'image du Pape passa au second plan.

Il fallut peu de temps à la légende pour s'emparer de la vie de Pierre l'Ermite. On raconta que, bien avant le concile de Clermont, il était allé à Jérusalem où les infidèles l'avaient tourmenté comme les autres pèlerins. Endormi, un jour, dans l'église de la ville sainte, il aurait vu le Christ et reçu de lui l'ordre de se rendre auprès du Pape et de provoquer la délivrance des chrétiens de Syrie. Le patriarche grec de Jérusalem et ensuite le pontife romain l'auraient chargé de prêcher la guerre sainte et d'organiser, en Occident, la levée en masse. À vrai dire, Urbain II et les chefs laïques de la croisade, tout en utilisant le zèle de l'ermite, ne lui ont jamais confié la direction de l'entreprise. Lorsqu'il arriva à Cologne, au printemps de 1096, traînant après lui une bande de quinze mille hommes (l'écume de la France, dit un chroniqueur), Pierre n'avait reçu aucune mission de la Papauté.

L'impulsion irrésistible qui amenait aux bords du Rhin, avant l'époque fixée pour le départ de l'expédition, des hordes de paysans, de mendiants et d'aventuriers, est un des faits les plus extraordinaires de l'histoire du Moyen âge. Mais cette croisade dite populaire n'eut rien de commun avec la vraie croisade. Pierre l'Ermite et son lieutenant Gautier Sans-Avoir, partirent avec une multitude désordonnée de Français et d'Allemands, sans vivres, sans armes suffisantes, dans l'ignorance complète des dangers qui les attendaient. Ils traversèrent l'Allemagne du Sud, massacrant les Juifs sur leur passage, et semèrent de leurs cadavres les routes de la Hongrie et de la Bulgarie. Gautier saccagea la campagne de Belgrade ; Pierre laissa ses compagnons piller Semlin et se faire tailler en pièces par les indigènes à Nissa. Décimés, ils parvinrent enfin en Asie Mineure où la faim, la soif et les Turcs achevèrent la catastrophe. Pierre et quelques nobles allemands échappèrent seuls au désastre de Civitot ou d'Herzek (octobre 1096). Lamentable aventure, dont le seul résultat fut d'éveiller les défiances et les haines des populations de la vallée du Danube par laquelle une partie des croisés devait passer ! Cette rude leçon ne servit même pas à d'autres bandes de malheureux, celles de Gottschalk et du comte Emic, qui suivirent la même route, commirent les mêmes excès et périrent aussi misérablement.

Cependant les corps de troupes régulières, celles que commandaient les hauts barons de France, de Lorraine et d'Italie, sous l'autorité morale de l'évêque du Pui, se rassemblaient un peu partout. Ces contingents bénis par le Pape se composaient d'éléments de toute provenance, bons et mauvais. Il s'y trouvait, comme le dit Albert d'Aix, « des adultères, des homicides, des voleurs et des parjures, » pénitents avides de pardon, aventuriers en quête de gain. La passion religieuse et la noblesse du but sanctifiaient tout.

Jamais on ne saura avec exactitude combien d'hommes formaient cette armée, ni combien ont péri sur la route avant l'assaut donné à Jérusalem. La plupart des narrateurs contemporains parlent vaguement de multitudes incalculables, de guerriers aussi nombreux que les grains de sable de la mer ou que les feuilles qui tombent des arbres en automne. Guibert de Nogent donne un chiffre, mais sans être beaucoup plus précis : Ceux qui ont l'habitude d'évaluer la force des armées pensèrent qu'ils étaient rassemblés au nombre d'environ 100.000 chevaliers, cuirassés et portant le casque. Je ne crois pas que personne ait jamais pu faire le compte de la population des gens de pied, non plus que de ceux qui étaient au service des chevaliers.

Les calculs les plus vraisemblables des historiens modernes établissent que, de Nicée à Jérusalem, les croisés ont perdu plus de 600.000 hommes. De l'immensité de ce désastre il faudrait accuser les chefs de la croisade, s'il avait été en leur pouvoir de restreindre le nombre des combattants et de les choisir. Mais comment fixer des bornes à l'ardeur des pénitents et défendre à des chrétiens d'aller gagner le ciel en mourant pour leur Dieu ?

Quatre armées furent mises en mouvement et suivirent des itinéraires séparés. Raimond IV, comte de Toulouse, le légat du Pape et les Français du Midi, prirent la route de terre par la Lombardie et la Dalmatie. Godefroi de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, et son frère Baudouin, à la tête des Français du Nord, traversèrent l'Allemagne et la Hongrie ; les Normands d'Italie et les croisés italiens, sous la conduite de Bohémond de Tarente et de son neveu Tancrède, s'embarquèrent à Brindisi, passèrent par l'Épire, la Macédoine et la Thrace. Les Français du domaine royal et des fiefs voisins, dirigés par Hugue, comte de Vermandois, frère du roi de France, Étienne, comte de Blois, et Robert II, comte de Flandre, suivirent à peu près le même chemin. Les rois n'avaient pas pris part à l'entreprise. Urbain II, en 1096, se trouvait en lutte ouverte avec la plupart d'entre eux : Philippe Pr de France, Guillaume II d'Angleterre, Henri IV d'Allemagne étaient excommuniés. On ne peut dire pourtant que la royauté capétienne resta absolument étrangère à l'événement. Il y eut un essai d'entente préalable entre les princes, et au centre même de la Monarchie. Guibert de Nogent affirme que les principaux seigneurs du royaume tinrent des conférences à Paris avec Hugue de Vermandois, en présence du roi Philippe. Il n'est donc pas tout à fait vrai que les corps d'armée de la croisade, partis sous l'impulsion de résolutions spontanées, purement locales, sans le moindre concert, aient envahi l'Orient comme les bandes de sauterelles auxquelles un chroniqueur les a assimilés.

Faute de rois, la direction militaire fut dévolue forcément à un petit nombre de comtes et de ducs, à peu près égaux en dignité.

Godefroi de Bouillon et Robert de Flandre se montrèrent, parmi ces grands seigneurs, les plus dociles aux instructions du Pape, ceux qui se souvinrent le mieux que l'objet de la croisade était le recouvrement des lieux saints. Godefroi joua un rôle assez effacé dans la première partie de l'expédition : à la fin, il deviendra la figure la plus populaire de l'armée. Vigoureux chevalier, large de poitrine, blond avec des yeux bleus, des traits fins et la parole douce, il plaisait à tous par ses manières simples, son affabilité, son esprit délié et modéré. Son frère Baudouin, avec son teint brun, sa barbe noire, son nez busqué, lui ressemblait peu. Chez lui, l'ambition, âpre et persévérante, se prêtait à toutes les violences et à toutes les cruautés : très souple néanmoins, il aura l'intelligence de se plier, mieux que les autres princes, aux mœurs et aux usages de la population indigène sur laquelle il régnera. Bohémond et Tancrède, demi-Normands, demi-Siciliens, apparaissent avec les qualités et les défauts de leur double origine, rusés, querelleurs, ne songeant qu'à eux et d'une avidité sans scrupules, mais excellents soldats. Bohémond surtout, le guerrier à la haute taille, à la peau blanche, aux yeux d'un bleu vert, que dépeint la fille de l'empereur grec Anne Comnène, est un type fort original, fourbe achevé et sceptique au milieu de tous ces croyants. C'est lui qui s'entend le mieux à diriger les opérations de guerre ; dans les batailles on lui confie le commandement en chef ; il se tient derrière les combattants, à la tête de la réserve et son intervention, au moment décisif, assure la victoire.

Étienne de Blois, instruit et. lettré, présidera d'ordinaire les réunions des chefs de corps ; lui et le frère du roi de France, Hugue, un homme léger et brouillon, qui s'est fait revêtir du titre officiel de porte-drapeau de l'Église, seront les diplomates de la grande armée, chargés de négocier avec les Grecs et les Syriens : mais à tous deux il manquera le courage et la force physique nécessaires pour supporter cette dure campagne. Quant au comte de Toulouse, Raimond de Saint-Gilles, le roi de la France du Midi, il avait donné un grand exemple en faisait vœu de ne jamais revenir dans ses États. Mais par ses visées conquérantes, son insupportable orgueil, les haines qu'il sème partout autour de sa personne, il sera une cause permanente d'embarras et de dissolution pour la croisade. Anne Comnène a beau nous le montrer dans son style hyperbolique : brillant parmi les Latins comme le soleil au milieu des étoiles, c'est le moins sympathique de tous les princes chrétiens.

A la fin de l'année 1096, les forces de l'Europe latine se trouvaient concentrées sous les murs de Constantinople. La ville aux dômes dorés et aux palais de marbre, remplie des chefs-d'œuvre de l'art antique et des marchandises du monde entier, fut un sujet d'étonnement infini pour ces grossiers chevaliers d'Occident, qui n'aimaient que la chasse et la guerre et n'avaient jamais vu un pareil entassement de richesses. Les chefs de la croisade avaient eu, dès le début, l'idée de s'associer avec l'empereur de Byzance et de l'aider à chasser les Turcs de l'Asie Mineure avant de pénétrer en Syrie. On avait fait circuler en Europe une prétendue lettre d'Alexis Comnène au comte de Flandre, où l'empereur grec employait toutes les ressources de la rhétorique pour amener l'Occident à lui envoyer du secours. Malgré ce document excitatoire, fabriqué en vue d'émouvoir les Latins et de préparer l'alliance des deux religions chrétiennes, l'entente rêvée fut compromise du jour où les Grecs et les Francs se trouvèrent en face : les premiers saisis de peur devant cette multitude d'hommes de guerre qu'il fallait nourrir et transporter au delà du Bosphore, les seconds éblouis de ce qu'ils voyaient et fort tentés d'oublier Jérusalem pour se jeter sur cette proie facile. Bohémond, l'héritier de Robert Guiscard et de ses projets, l'ennemi juré de Constantinople, excitait ces convoitises, tout prêt à en faire son profit. Les Grecs ne voyaient dans leurs hôtes que des pillards insolents et brutaux ; ceux-ci reprochaient aux Byzantins leur perfidie, leur mercantilisme effronté, et les uns et les autres n'avaient pas tort.

La maladresse de quelques croisés aggrava encore le péril. Les procédés hautains de Raimond de Toulouse envers l'empereur grec faillirent amener, entre chrétiens, une guerre qui eut tout compromis. Alexis Comnène n'était pas assurément le fourbe cauteleux et poltron que la tradition représente : mais il ne comprenait pas assez de quel intérêt était pour lui l'union étroite avec les Occidentaux, l'action commune contre l'ennemi commun, le Turc. Il chercha toujours à se servir des croisés pour reprendre à l'infidèle, sans coup férir et sans bourse délier, l'Asie Mineure et les grandes villes syriennes. L'argent surtout lui tenait au cœur ; il ne cessait de se lamenter des énormes dépenses qu'il prétendait être obligé de faire pour alimenter de vivres l'armée latine. Le bon sens et. l'esprit conciliant de Godefroi de Bouillon, soutenu par le légat et par ceux qu'attirait avant tout la Terre-Sainte, eurent raison de ces difficultés. Les princes chrétiens consentirent, après de longues résistances, à reconnaître la suzeraineté de l'empereur grec et à lui faire publiquement hommage. Alexis s'engagea à joindre ses forces à celles des croisés et ceux-ci jurèrent de remettre entre les mains des Grecs les villes d'Asie Mineure et de Syrie qu'ils viendraient à conquérir. Le traité devait être violé des deux parts : mais l'Empereur avait hâte de se débarrasser de ces dangereux alliés et ne respira que lorsqu'ils eurent franchi le détroit (1097).

 

II. — L'EXPÉDITION[4].

L'EXPÉDITION vers Jérusalem devait durer plus de deux années (mai 1097-août 1099).

Il fallut s'arrêter d'abord devant Nicée. La ville était défendue par des remparts solides, de larges fossés et par les soldats du Seljoukide Kilidsj-Arslam. Au moment où les croisés allaient donner l'assaut, ils virent sur les murs le drapeau de l'empire grec. Alexis avait traité en secret avec les habitants et tout le bénéfice de cette première conquête lui resta. Mais la victoire de Dorylée, qui ouvrit aux Latins les plateaux du centre de l'Asie Mineure (1er juillet 1097) fut bien leur œuvre. Ici, comme dans toutes les batailles qu'on allait livrer aux infidèles, un plan de combat avait été adopté, et l'on suivit les règles prescrites par la stratégie élémentaire du XIe siècle. Le champ de bataille choisi en plaine, le camp appuyé à un marais, la défense faite par Bohémond d'engager des luttes particulières, la formation d'un corps de réserve placé sous ses ordres et dont le mouvement tournant décida le succès de la journée, tout prouve que l'action militaire ne fut pas abandonnée au hasard. Les récits des historiens laisseraient penser que la foule entière des pèlerins était en armes et se battait. En réalité, les chevaliers seuls, plus ou moins soutenus par quelques contingents de fantassins armés de lances, prirent part à la lutte[5]. Les grandes batailles de la croisade ne furent presque jamais que des combats de cavalerie livrés sur un terrain plat ; l'infanterie n'y joua qu'un rôle secondaire.

Les hauts barons qui commandaient l'armée n'étaient pas tellement imprévoyants, tellement ignorants des choses et des hommes, qu'ils songeassent uniquement à se battre. Leur correspondance, dont il reste une partie, ne permet pas de croire que la croisade soit toujours allée à la dérive. Ils avaient engagé une action diplomatique, parallèle à l'action militaire : dès l'entrée en Asie Mineure, leurs agents étaient envoyés aux princes chrétiens de la Syrie pour obtenir des renseignements précis sur les forces musulmanes. D'autre part, ils entamaient des négociations officieuses avec le vizir du khalife d'Égypte, ennemi naturel des Turcs qui lui avaient pris Jérusalem. Ils essayaient de diviser l'Islam, d'opposer les Fatimites aux Seljoukides, le Caire à Damas. Sage politique ! mais la terre d'Asie, les passions et les divisions qui allaient se faire jour dans cette immense cohue réservaient aux croisés d'effroyables épreuves.

La traversée du plateau désolé et brûlant de la Phrygie par une multitude que les guides grecs égaraient et trahissaient, à qui manquaient les vivres et l'eau potable, fut plus redoutable pour elle que les attaques des cavaliers turcs. Sous un soleil de feu nos chevaliers fondaient ; la soif faisait parfois cinq cents victimes par jour, les bêtes de somme mouraient en tel nombre qu'il fallut charger les bagages sur des béliers et sur des chiens. Le désordre augmenta, lorsque les chrétiens, sans cesse harcelés par les Turcs qui avaient pris le parti de ne plus risquer de batailles, s'engagèrent dans les défilés du Taurus. L'armée, diminuée de plus de moitié, atteignit enfin, après des souffrances indicibles, les premières plaines de la Cilicie. Mais alors éclata un autre fléau. En vue des riches campagnes et des villes opulentes qui allaient devenir leur proie, les barons chrétiens cessèrent de s'entendre.

Tancrède commença par vouloir s'approprier la ville de Tarse que Baudouin eut de la peine à lui arracher. Devant le mécontentement peu déguisé des autres chefs, Baudouin lui-même se décida à quitter l'armée. Il gagna la vallée de l'Euphrate et alla à Édesse (1098), après avoir massacré une partie des habitants. L'événement prouva que les chefs de la croisade songeaient plus à leur intérêt propre qu'à Jérusalem. La croisade pourtant y gagna : Édesse, poste avancé de la Chrétienté, maintenait l'Europe en communication constante avec la Mésopotamie et l'Arménie. À chaque pas, les querelles des princes compromettaient la sûreté des troupes et retardaient la marche en avant. Ils ne se disputaient pas seulement les villes : ligués les uns contre les autres, ils se battaient pour des niaiseries. Godefroi et Bohémond faillirent en venir aux mains pour rester maîtres d'une tente magnifiquement travaillée qu'avait envoyée un chef arménien. Indisciplinable entre tous, Tancrède agissait presque toujours seul, ne pouvant, dit Guibert de Nogent, supporter un compagnon de voyage.

Aux discordes des barons s'ajoutait l'antagonisme qui régnait entre la masse des soldats et l'aristocratie des chefs de corps. Après la prise de Nicée, l'empereur Alexis ayant comblé les princes de cadeaux, les combattants de rang inférieur qui n'eurent aucune part à ces largesses en éprouvèrent une extrême jalousie et conçurent de la haine contre ceux qui les dirigeaient. Un jour, la foule des pèlerins se retourna contre Baudouin et l'accabla d'une grêle de flèches si bien qu'il fut obligé de rentrer dans la tour qu'il occupait et de s'y cacher pour sauver sa vie.

L'armée arriva cependant devant la grande cité d'Antioche que défendaient son énorme enceinte flanquée de 400 tours, sa situation très forte sur la pente d'une montagne et une armée régulière commandée par un émir turc. Il fallait faire trêve aux divisions. Les croisés installèrent leurs tentes dans la plaine. Un premier combat livré près d'un lac (9 février 1098) prouva de nouveau la bravoure irrésistible des chevaliers chrétiens et l'habileté de Bohémond qui, ici encore, organisa la victoire. Mais l'armée avait été épuisée par la traversée de l'Asie Mineure. Les machines de guerre et les vivres lui manquaient. Au bout de huit mois de siège, affaiblis par la famine, par la maladie, par les sorties des assiégés, ils se trouvèrent moins avancés qu'au premier jour et une armée de 200.000 hommes, sous les ordres de Kerboghah, émir de Mossoul, s'ébranlait pour secourir Antioche. Il semblait que tout fût perdu, quand Bohémond entra secrètement en relations avec un renégat arménien de la garnison turque. Il proposa aux croisés de leur livrer Antioche, à condition que la seigneurie de la cité lui appartiendrait. Les autres chefs se récrièrent ; on avait juré de restituer Antioche à l'empire grec. Devant le péril imminent, ils durent subir les exigences du Sicilien qui, le 3 juin 1098, les introduisit dans la ville. Les croisés se livrèrent d'abord à tous les excès, se donnant de splendides festins, faisant danser devant eux les femmes des infidèles captifs ou massacrés, oubliant Dieu qui les avait comblés de ses bienfaits. Quelques jours d'orgies suffirent à épuiser les vivres ; la citadelle était restée au pouvoir des Turcs et l'armée de Kerboghah enferma bientôt complètement dans Antioche ceux qui s'en croyaient les maîtres.

Assiégés à leur tour, les chrétiens se défendirent avec énergie, tentèrent inutilement des sorties furieuses. Mais que pouvaient-ils contre la faim ? Après les chevaux, ils mangèrent le cuir et l'herbe. Des scènes de cannibalisme sont attestées par la plupart des chroniqueurs ; on vit des croisés se repaître des cadavres turcs. Kerboghah n'avait qu'à attendre, certain que la victoire finale ne pourrait lui échapper.

Dans ces engagements meurtriers entre chrétiens et infidèles on a peine à distinguer les Occidentaux de leurs adversaires. Des deux parts, même férocité. Les croisés achèvent les blessés sans miséricorde, coupent les têtes des morts et les attachent aux courroies de leur selle, se jettent sur les Sarrasins abattus et leur ouvrent le ventre pour y chercher de l'or. Les chefs de corps donnent à la populace l'exemple des exécutions barbares. Godefroi de Bouillon, un des moins durs, fait crever les yeux à vingt chevaliers ennemis. Bohémond ordonne qu'on rôtisse des prisonniers turcs : plus tard, il mutilera et massacrera tout aussi bien les Grecs catholiques qui ne voudront pas lui laisser prendre Laodicée. L'évêque du Pui, le légat Adémar, publie un édit qui accordait une récompense de douze deniers à quiconque lui apporterait une tête de Sarrasin : Quand il en avait reçu un certain nombre, il les faisait planter au bout de perches très longues sous les yeux mêmes de l'ennemi. La dépravation des mœurs, dans le camp chrétien, allait de pair avec la cruauté. Guibert de Nogent reproche ouvertement aux croisés leurs relations impies avec les femmes des musulmans, et s'il faut en croire Guillaume de Tyr, les clercs ne montraient pas plus de retenue que les soldats.

Ce séjour forcé à Antioche coûta aux croisés cent mille hommes, enlevés par la famine et la peste ; il faillit leur être plus funeste encore en démoralisant ceux qui survivaient. Non seulement les contestations des chefs, qui discutèrent des mois entiers pour savoir si on livrerait la ville à l'empereur grec ou si on la laisserait à Bohémond, devinrent plus âpres, à mesure que la situation s'aggravait, mais les désertions commencèrent. De nombreux chevaliers et même des barons, comme Étienne de Blois, s'échappaient la nuit pour regagner l'Europe. D'autres, comme lingue le Grand, le frère de Philippe Ier, se faisaient envoyer en négociateurs auprès de l'empereur grec et ne revenaient pas. Pierre l'Ermite lui-même, incapable d'endurer de telles souffrances, prit la fuite ; on eut de la peine à lui faire rebrousser chemin.

Des pénalités sévères furent établies contre les déserteurs, contre les traîtres à la croix. Albert d'Aix affirme même qu'un jour, où le découragement dépassait toutes limites, les princes se concertèrent en secret pour quitter la ville et la croisade et laisser la multitude des guerriers exposée, sans guide, aux coups des Turcs. Cette infamie eût été commise sans la résistance du légat du Pape, de Godefroi de Bouillon et de Robert de Flandre. Heureusement que les simples soldats, les gens du peuple, conservaient, avec l'idée fixe d'arriver à Jérusalem, la foi profonde dans le caractère divin de l'entreprise. Convaincus que Dieu était avec eux, les conduisait et devait leur assurer le succès, ils ne se laissèrent ébranler ni par les désastres, ni par les fléaux, ni par les tortures du siège, et de cette conviction leur vint le salut.

Cet état d'âme explique les innombrables légendes et le merveilleux de la croisade. Le miracle est partout et suit pas à pas l'armée chrétienne. Tout événement décisif est annoncé par une prophétie ou une vision, signalé par des croix lumineuses, par l'apparition d'un saint ou du Christ lui-même. Pour s'assurer la faveur céleste, on décrète des pénitences, des prières générales, on procède à la réforme des mœurs. Les peines les plus rigoureuses sont portées contre ceux qui se livrent au péché. L'armée croisée devient (pour quelques jours au moins) une armée de saints et, dans cet état, elle obtient et elle accomplit des prodiges.

A Antioche, le miracle se produisit juste à point pour arracher les chrétiens au désespoir qui allait tout perdre. Un pauvre prêtre de Provence, à qui saint André apparut, indiqua aux croisés l'endroit où était enterrée la lance même qui avait percé le flanc du Christ. On la découvrit en effet et l'enthousiasme religieux tourna au délire. Quelques sceptiques exigèrent pourtant que l'auteur de la découverte passât par l'épreuve du feu, et l'on ne sut jamais si le malheureux qui avait traversé les flammes en était sorti sans dommages, car il mourut bientôt après. Bohémond et d'autres mécréants soupçonnèrent de supercherie le comte de Toulouse, Raimond, et son entourage. Mais la masse des chrétiens crut à la sainte lance et tout fut sauvé.

Ce fut comme une transformation complète, écrivirent les princes à Urbain II, nous, auparavant exténués et mourants de faim, nous nous trouvâmes le lendemain pleins d'audace et ardents au combat. Après vingt-cinq jours de siège et de famine, la veille de la fête des apôtres Pierre et Paul, pleins de confiance dans la grâce divine, nous nous confessâmes de nos péchés et, franchissant les portes de la ville, nous allâmes au devant des Turcs. Ils nous voyaient tellement peu nombreux qu'ils croyaient que nous voulions, non pas combattre, mais prendre la fuite. Après avoir disposé nos hommes de pied et rangé la cavalerie sur les ailes, nous nous élançâmes avec impétuosité sur le gros de l'armée ennemie. La sainte lance, portée devant nous, nous permit de l'enfoncer dès le premier choc. Les Turcs essayèrent alors, suivant leur habitude, de nous envelopper avec leurs innombrables cavaliers, espérant nous prendre comme dans un filet et nous massacrer tous. La miséricorde de Dieu combattait avec nous et pour nous. Leur tactique ne leur réussit pas : au contraire, ils se virent cerner à leur tour, et par la grâce du Tout-Puissant, notre armée, si inférieure en nombre à la leur, fut complètement victorieuse. Nous nous emparâmes de leur camp, ainsi que de toutes les provisions et de toutes les richesses qu'il renfermait, et nous rentrâmes à Antioche tout joyeux. Le chef turc qui gardait la citadelle se rendit à Bohémond et consentit à se faire chrétien (28 juin 1098).

La bataille livrée à Kerboghah sous les murs d'Antioche fut un exploit militaire de premier ordre, comparable aux plus glorieux faits d'armes de tous les temps et de tous les pays. Bohémond eut une part considérable dans le succès obtenu : il avait divisé l'armée en quatre corps, et, pour éviter qu'on la tournât, appuyé ses ailes à la montagne et à un cours d'eau. Comme toujours, la cavalerie féodale joua le principal rôle ; les troupes de pied ne furent que l'avant-garde chargée d'engager l'action.

Malheureusement les croisés crurent nécessaire de se reposer plusieurs mois dans la ville, et, avec la victoire et la sécurité, les querelles entre les chefs se ravivèrent. Raimond s'obstinait à vouloir qu'Antioche fut rendue aux Grecs : ses soldats et ceux de Bohémond en vinrent aux mains dans les rues. On obligea le comte de Toulouse à quitter la ville ; mais quand les chrétiens, après un long siège, où ils eurent encore à souffrir de la faim, se furent emparés de la place forte de Marrah, Raimond et Bohémond se disputèrent avec acharnement cette nouvelle proie. La conquête du pays de Tripoli, où le Toulousain devait plus tard s'installer en maitre, fut une étape nécessaire ; les Pisans et les Génois suivaient la côte, s'arrangeaient enfin pour ravitailler les combattants.

Effrayés du petit nombre d'hommes qui leur restait, les princes ne se décidaient pas à marcher sur Jérusalem. La foule des croisés murmurait, s'indignait de la lenteur des opérations : chacun commença à dire à son voisin et bientôt ouvertement à tout le monde : Puisque les barons, soit par crainte, soit pour observer les serments qu'ils ont faits à l'Empereur, ne veulent pas nous conduire à Jérusalem, choisissons parmi les chevaliers un homme vaillant que nous servirons fidèlement et avec qui nous serons en sûreté. Si la grâce de Dieu nous seconde, rendons-nous aux lieux saints sous la conduite de ce chevalier. Quoi donc, ne suffit-il pas aux princes que, pendant notre séjour à Antioche, 200.000 hommes aient succombé ? Que ceux qui le veulent reçoivent l'or de l'Empereur ou les revenus d'Antioche. Quant à nous, marchons sous la conduite du Christ pour lequel nous sommes venus.

Il fallut bien céder au vœu du plus grand nombre et tourner droit sur la ville sainte. Les Fatimites du Caire venaient de l'enlever aux Seljoukides. Dans les négociations qui se poursuivaient depuis longtemps entre les barons latins et les musulmans de l'Égypte, il avait été convenu (au moins verbalement) que toutes les villes détenues avant l'invasion turque par les Égyptiens leur seraient restituées, sauf Jérusalem dont les chrétiens conserveraient la possession. Mais le traité resta lettre morte et le khalife du Caire devint l'ennemi quand il eut fait aux croisés l'offre dérisoire de les laisser approcher du Saint Sépulcre, sans armes, en simples pèlerins.

On devine l'immense joie qui saisit les Occidentaux à la vue de cette Jérusalem pour laquelle tant de milliers d'hommes étaient morts sans avoir pu l'atteindre. Calamités passées, souffrances présentes, fatigues d'une marche terrible, sous un ciel brûlant, à travers un pays désolé, sans arbres et sans eau, tout fut oublié. Après le premier moment d'ivresse, on s'aperçut que la ville, munie de solides remparts, défendue par une garnison formidable, résisterait pour le moins autant qu'Antioche. Les fontaines et les sources avaient été détruites par l'ennemi. La flotte génoise, par Jaffa, pouvait encore fournir des vivres, mais la soif allait consumer les assiégeants. La source de Siloé était remplie de soldats qui y tombaient et de cadavres d'animaux. Les hommes les plus forts se livraient des combats mortels sur le point où l'eau sortait à travers une fente de rochers et les faibles devaient se contenter de s'abreuver aux flaques fétides. Couchés autour de la source, des malades ne pouvaient crier, tant leur langue était desséchée : ouvrant seulement la bouche, ils tendaient des mains suppliantes à ceux qu'ils voyaient emporter de l'eau.

Les barons comprirent que, si l'on ne brusquait l'attaque, il fallait renoncer à toute espérance, et firent un héroïque effort, le dernier. De tous les prodiges de la croisade, le plus étonnant fut. la prise de Jérusalem, le 15 juillet 1099, par quarante mille hommes exténués.

Les horreurs commises par les chrétiens dans la ville sainte dépassèrent l'imagination. Si l'on se défie de l'exagération des chroniqueurs, on peut croire du moins une lettre officielle écrite de Laodicée, deux mois après, par le cardinal-légat Daimbert, Godefroi de Bouillon et Raimond de Saint-Gilles : Si vous désirez savoir, disent-ils au pape Urbain II, ce qu'on a fait des ennemis trouvés à Jérusalem, sachez que, dans le portique de Salomon et dans le temple, les nôtres chevauchaient dans le sang immonde des Sarrasins et que leurs montures en avaient jusqu'aux genoux. Il y eut quelque chose de plus atroce : le massacre méthodique des prisonniers, des femmes, des enfants et des vieillards qui eut lieu trois jours après, lorsque les Latins craignant d'être attaqués par des forces envoyées d'Égypte et trahis par les habitants de la ville, se décidèrent à tuer tout ce qui avait échappé aux fureurs de l'assaut. Ils se retournèrent ensuite contre les 2000 Égyptiens que les Fatimites avaient mis sur pied pour reprendre Jérusalem et les culbutèrent près d'Ascalon (12 août).

 

III. — LE ROYAUME LATIN DE JÉRUSALEM[6].

L'ENTRÉE à Jérusalem produisit un effet extraordinaire sur tous les chrétiens d'Occident. On y vit le signe le plus manifeste de la protection divine et de la puissance surnaturelle du pape, auteur et directeur suprême de l'expédition. Le Pape n'avait jamais cessé de correspondre avec ses légats et avec les chefs militaires de la croisade. On le tenait exactement au courant de la situation des troupes et du progrès des opérations. Il servait lui-même d'intermédiaire entre les soldats du Christ et leurs frères restés en Europe, annonçant les succès obtenus, déterminant de nouvelles prises de croix, poussant les retardataires à prendre le chemin de la Terre-Sainte. Dans chaque nation d'Occident, un haut personnage de l'Église était chargé de concentrer les informations venues d'Orient et de réchauffer le zèle des chrétiens qui, après avoir juré de combattre, ne se pressaient pas d'aller rejoindre les combattants. En France, ce rôle échut à Manassès II, archevêque de Reims. Les hauts barons qui commandaient les corps d'armée lui envoyaient des lettres importantes, véritables bulletins militaires : et c'est par lui, sans doute, que les Français apprirent l'heureuse nouvelle, la victoire finale de leurs chevaliers.

L'exaltation fut grande. Mais ce n'était pas tout que de posséder la ville sainte, il fallait s'y maintenir et en faire le centre d'une domination politique durable. Les Latins voulaient garder à tout prix une conquête qui avait coûté si cher ; c'était là peut-être le plus difficile : veiller autour du Saint Sépulcre, organiser une colonie de défenseurs et fonder un gouvernement.

Il fallut d'abord désigner le chef qui serait appelé à le diriger. Baudouin était déjà installé à Édesse, Bohémond à Antioche. On pouvait hésiter entre Raimond et Godefroi. Mais le comte de Toulouse s'était discrédité par son alliance suspecte avec Alexis Comnène ; il lui avait sacrifié plusieurs fois les intérêts de l'armée et de la conquête. On lui reprochait d'aimer l'argent, au point de s'être laissé corrompre par les Turcs. Godefroi, estimé pour ses qualités personnelles, soutenu par le Clergé, fut élu. Il refusa de porter la couronne royale et s'intitula simplement avoué du Saint Sépulcre ; mais il s'en fallut de peu que le royaume de Terre-Sainte ne devint, dès les premiers jours, une principauté ecclésiastique, régie par un patriarche, sous l'autorité du Pape. Daimbert, patriarche de Jérusalem, avait la conviction que l'Église romaine, seule, pouvait être souveraine du nouvel État. Il prétendit obliger le duc de Lorraine à lui céder, par un écrit solennel, la propriété de la ville de Jérusalem, de la citadelle et, de Jaffa. Nous verrons qu'on fit au Clergé sa large part ; mais le gouvernement de la principauté latine resta laïque et militaire. Ainsi le voulait la situation d'une colonie. entourée de périls et campée en pays ennemi.

Les croisés avaient rendu à l'empire grec Nicée avec une partie de l'Asie Mineure, et, par là, éloigné le danger qui menaçait Constantinople. Outre Jérusalem et la Palestine, transformées en royaume chrétien, ils s'étaient réservé les principautés d'Édesse et d'Antioche, auxquelles allait bientôt s'adjoindre celle de Tripoli : trois postes destinés à protéger les lieux saints contre un retour offensif des hordes turques. Par la prise de Jaffa, que Godefroi s'empressa de fortifier, ils commencèrent la conquête des ports syriens du littoral, indispensable à la sécurité des colons. Il fallait que les chrétiens d'Orient pussent rester en communication avec leurs frères de France et d'Europe dont ils devaient solliciter sans cesse l'argent et les renforts. Il ne leur importait pas moins d'avoir sous la main ces centres du trafic intercontinental, points de contact économique entre l'Europe et l'Asie.

Établis au Caire, à Alep, à Damas, à Mossoul, comme sur la côte syrienne, les musulmans étaient toujours redoutables, bien que leurs divisions les empêchassent de s'entendre et de jeter à la mer cette poignée d'étrangers. Pour dégager la route de l'Est, Bohémond essaya de s'emparer d'Alep et Godefroi prépara la marche sur Damas en rendant tributaire un émir qui barrait le chemin de la grande cité syrienne. Il eut même l'idée arrêtée d'entreprendre une expédition sur le Caire pour aller frapper le Fatimite au cœur de sa domination ; la mort seule l'empêcha de donner suite à son dessein.

Sa diplomatie ne fut pas moins utile aux colons que son activité guerrière. Il voulut non seulement la paix, mais l'alliance avec l'empire grec, persuadé que l'association de toutes les forces chrétiennes pouvait seule assurer la défaite définitive de l'islamisme. Dans sa pensée, les différentes principautés latines de Syrie devaient former une confédération d'états étroitement unis et appuyés sur Byzance. Il n'était pas facile de réagir contre un préjugé trop répandu parmi les croisés, celui qui représentait l'autocrator du Bosphore comme un monstre de perfidie qui ne rêvait pour les Latins qu'affronts et catastrophes. Godefroi parvint, dit-on, à se faire aimer d'Alexis qui l'appelait son fils et pensa même à l'adopter. Mais l'idée du Lorrain ne s'imposa ni à ses compagnons d'armes, ni à la plupart de ses successeurs. Bohémond, Tancrède et les princes qui régnèrent après eux à Antioche, pratiquèrent plutôt contre les Grecs la politique d'hostilité et de conquête dont les Normands de Sicile avaient l'habitude.

La désolation des chrétiens de Syrie fut générale, quand on apprit la mort de l'avoué du Saint-Sépulcre (18 juillet 1100), et la brusque terminaison d'un règne qui s'annonçait si bien. Malgré les intrigues du patriarche Daimbert, les barons de Jérusalem offrirent la couronne au frère de Godefroi, au maitre d'Édesse, Baudouin. Celui-ci, dit Foucher de Chartres, fut un peu attristé de la mort de son frère, mais encore plus heureux de recueillir son héritage. Il se garda bien de refuser le titre et les insignes de la royauté. Couronné solennellement à Bethléem (déc. 1100), il voulut paraître aux yeux de ses sujets indigènes, sous l'extérieur d'un souverain d'Orient. On le vit, à Jérusalem, vêtu du burnous tissé d'or, la barbe longue, marchant avec une escorte fastueuse et faisant porter devant lui un grand bouclier doré sur lequel était peint un aigle. Il se laissa adorer à l'orientale, et prenait ses repas, les jambes croisées, sur un tapis.

L'exemple venait de haut et fut suivi. Les barons de la colonie n'attendirent pas l'époque de Saladin pour revêtir la longue robe, passer leur temps au bain et se bâtir de luxueuses maisons dont le plan et la décoration étaient demandés aux artistes du pays. À peine installés, ils subirent dans leur costume, dans leur campement militaire, surtout dans leur façon de vivre, l'action du milieu où ils étaient transportés. Certains d'entre eux parlaient couramment l'arabe. Les princes chrétiens entretenaient, dans les cours des émirs du voisinage, des agents officieux, demi-espions, demi-ambassadeurs, chargés de les renseigner et au besoin d'ouvrir des négociations secrètes. Ils employaient même les services de leurs sujets musulmans et n'hésitaient pas à les admettre dans leur intimité.

Il s'en faut que les vainqueurs de Jérusalem aient gardé, au milieu de la population soumise, avec leurs haines de religion et de race, leur attitude de massacreurs. Ils ont essayé, au contraire, dès le début même de l'occupation, de se concilier l'élément le plus important de la population indigène, les Syriens, agriculteurs, marchands, industriels. Ceux-ci obtinrent la permission d'officier dans l'Église même du Saint-Sépulcre, à côté des catholiques ; ils reçurent d'importantes franchises commerciales, le droit de posséder la terre en toute propriété et celui d'être administrés et jugés par des magistrats spéciaux. Les musulmans eux-mêmes furent habilement ménagés. L'isolement des Latins au milieu de l'Islam, leur répugnance invincible pour les personnes, les mœurs et la langue des infidèles, pure légende ! Tous les princes chrétiens, surtout ceux d'Édesse et d'Antioche, entrèrent en relations d'alliances avec les chefs musulmans de la Syrie.

Les Francs s'attachèrent si vite et par des liens si étroits à cette terre d'Asie qu'un de leurs chroniqueurs, Foucher de Chartres, ne peut s'empêcher d'en manifester sa surprise. Voilà nos Occidentaux transformés en habitants de l'Orient ! Le Français et l'Italien d'hier ne sont plus maintenant qu'un Galiléen ou un Palestinien : l'homme de Reims ou de Chartres est devenu l'homme de Tyr ou d'Antioche. Nous avons déjà oublié nos lieux d'origine : c'est à peine si on les connaît : personne n'en entend plus parler. L'un possède déjà maison et famille, comme s'il était indigène ; l'autre a déjà pris pour femme, non pas une compatriote, mais une Syrienne, une Arménienne, parfois même une Sarrasine baptisée. Nous nous servons de toutes les langues du pays où nous sommes installés. Celui qui était pauvre là-bas se trouve ici, par la grâce de Dieu, dans l'opulence : et tel qui, en Europe, ne possédait même pas un village, règne, en Asie, sur une ville entière. Pourquoi revenir en Occident, puisque l'Orient comble nos vœux ?

Les barons établis en Terre-Sainte ne songent plus, en effet, qu'à défendre et à augmenter leur conquête. Tout en s'assimilant très DB vite au milieu oriental, ils conservent leur activité militaire ; les deux premiers successeurs de Godefroi de Bouillon, Baudouin Ier (1100-1118) et Baudouin II (1118-1131), ont été de prodigieux guerriers, toujours sur la brèche, se portant avec une rapidité incroyable du désert d'El-Arisch ou d'Elim aux rives du Jourdain qu'ils franchissent pour aller menacer Alep ou Damas, et revenant, de là, sur la côte syrienne, pour unir leurs efforts à ceux des marins vénitiens ou génois, puis repartant vers le Nord pour coopérer à la défense d'Édesse ou d'Antioche. Dans ces dernières principautés, Bohémond, Tancrède et Joscelin de Courtenai, constamment aux prises avec les atabeks de Damas et les émirs d'Alep et de Mossoul, font aussi, chaque année, des merveilles d'héroïsme : tantôt vaincus, tantôt vainqueurs, ils réussissent, en somme, à maintenir intactes leurs seigneuries, si dangereusement placées à l'avant-garde de la chrétienté latine. Le vieux Raimond de Saint-Gilles, qui s'obstine à prendre le pays de Tripoli, meurt à la peine (1105) ; mais ses fils Bertrand et Guillaume, tout en se disputant l'héritage, finiront par le conquérir. Pendant ce temps les marchands de France et d'Italie, Marseillais, Pisans, Génois et Vénitiens, aident les rois de Jérusalem à prendre les villes maritimes de la Syrie. Chaïfa (1100), Arsuf, Césarée (1101), Apamée (1106), Laodicée (1109), Sidon (1110), Tyr (1124), deviennent chrétiennes, mais au profit des marchands qui, dans chacun de ces ports, reçoivent des églises, des marchés, des rues, des quartiers entiers. Ils y sont les maîtres et on leur prodigue, en outre, des privilèges commerciaux et politiques qui leur assurent le bénéfice d'une indépendance. complète. Le gain le plus sûr de la croisade sera pour eux.

Nos barons d'Orient comptent avant tout sur eux-mêmes : mais tout en se battant avec ardeur, ils ne se laissent pas oublier de leurs frères d'Europe. À peine Godefroi de Bouillon était-il mort qu'ils appelaient les retardataires de la grande expédition ; et de nouvelles bandes de pèlerins français, italiens et allemands, sorte d'arrière-croisade, arrivaient par l'Asie Mineure (1101). Bien peu eurent la chance de parvenir à Antioche et ceux qui se dirigèrent de là sur Jérusalem furent massacrés ou pris à Ramlah (31 mai 1102), à peu de distance de la ville sainte. Cette seconde série de désastres refroidit l'ardeur des Occidentaux. Il fallut que Bohémond quittât Antioche pour venir en France chercher des renforts (1106), mission difficile où il ne réussit qu'à moitié. La chevalerie d'Europe, effrayée, hésitait à se sacrifier encore, et la royauté de Jérusalem n'eut plus d'espoir au dehors que dans les flottes italiennes et dans les pèlerinages isolés de certains rois ou princes féodaux. Ainsi parut en. Syrie le roi de Norwège, Sigurd, qui aida Baudouin Pr à prendre Sidon (1110). Réduits presque à leurs propres ressources, les princes chrétiens de la Terre-Sainte n'en réussirent pas moins à fonder et à faire durer une domination politique qui, au moment de sa plus grande extension, à la fin du règne de Baudouin II (1131), s'étendait sur toute la côte de la Méditerranée, d'Elim (ou Alla), sur la mer Rouge, à Samosate, sur l'Euphrate.

Cet empire latin, qui se créa si rapidement dans les circonstances les plus difficiles, était protégé sur ses frontières par de redoutables forteresses, chefs-lieux de seigneuries militaires, comme celles de Krak et de Montroyal, placées au sud de la mer Morte pour faire face au plus grand danger, les armées fatimites du Caire. Plus tard on achèvera de consolider l'œuvre par l'institution d'un organe nouveau, le moine-soldat, chargé de soigner les pèlerins et de se battre pour les défendre. L'ordre de l'hôpital de Jérusalem, ou de Saint-Jean, d'abord composé de garde-malades (1099), puis de chevaliers ; celui du Temple, fondé en 1119, organisé au concile de Troyes en 1128 ; enfin celui des Frères de la maison allemande ou des chevaliers teutons, très postérieur aux deux autres (1197), étaient des congrégations religieuses soumises aux obligations monastiques de la pauvreté individuelle, du célibat et de l'obéissance passive, mais recrutées parmi les nobles possédant terres et châteaux, et créées surtout en vue de la guerre. À côté des croisés de passage, qui retournaient en Europe après avoir accompli leur vœu, les chevaliers Hospitaliers, Templiers et Teutons, représentèrent la croisade permanente. L'armée féodale des barons de Syrie ne combattait que dans des conditions limitées de service militaire ; les moines guerriers fournirent au royaume latin une troupe de réserve toujours disponible, bien exercée, précieuse par sa connaissance de la région et de l'ennemi. Ils rendirent d'autres services. Beaucoup plus que les croisés eux-mêmes, ils ont été les véritables agents de transmission de la civilisation orientale en Occident.

Ce n'était donc ni l'entente des choses militaires, ni à certains égards, l'intelligence politique qui faisait défaut aux conquérants de la Syrie. Mais le malheur voulut que le pouvoir central manquât d'unité et de force, alors que la situation de la colonie chrétienne exigeait le plus absolu et le mieux armé des gouvernements.

Au lieu d'un véritable État, s'étaient établies quatre principautés : Jérusalem, Antioche, Édesse, Tripoli, les trois dernières rattachées par un lien purement nominal à la première. Les quatre souverains ont poursuivi le plus souvent une politique personnelle et l'on vit Tancrède et Baudouin d'Édesse, Bertrand et Guillaume de Toulouse, se quereller sous les yeux de l'ennemi. Près d'eux, une cinquième puissance, celle des marchands d'Italie et de France, n'obéissait à personne.

Dans le royaume proprement dit, à Jérusalem, une royauté sans autorité réelle préside à la hiérarchie des barons, des comtes et des chevaliers, organisée selon la rigueur des principes féodaux. Cette royauté, plus élective qu'héréditaire, apparaît affaiblie, dès le début , par l'esprit d'insubordination des vassaux, les règles étroites du service militaire dû au suzerain, l'absence d'un système régulier de finances. Les institutions monarchiques existent à peine : c'est la Féodalité qui domine, et comment s'en étonner ? Les nobles qui avaient formé l'armée de la croisade apportaient en Orient le régime des seigneuries, tel qu'il existait en France au XIe siècle, mais plus logique encore, comme il devait l'être sur ce terrain vierge, où son développement ne rencontrait ni l'obstacle des traditions du passé, ni le jeu des forces concurrentes.

A côté du roi de Jérusalem, les puissances ecclésiastiques occupent dans l'État latin une place si considérable qu'en réalité le patriarche partage le pouvoir avec le souverain. Le royaume restera un gouvernement mixte, une domination à deux têtes. Dès le règne de Baudouin Ier, l'histoire de Jérusalem est remplie des démêlés des rois avec le patriarcat et des tiraillements funestes dont ce dualisme est cause. Le premier patriarche Daimbert, deux fois déposé, deux fois réintégré dans sa fonction, est finalement remplacé par Ebremar. Celui-ci tombe à son tour, renversé par le synode de Jérusalem (1108). Le quatrième patriarche, Arnoul, subit le même sort, mais se fait remettre en place par le Pape (1116). Et quand le patriarche de Jérusalem n'est pas en guerre avec le Roi, il lutte avec les archevêques ou avec son voisin, le patriarche d'Antioche, qu'il accuse d'empiéter sur son territoire. En somme, la monarchie, dans la ville sainte, n'apparaît qu'en façade. Les rois ne sont maîtres ni de leur noblesse, ni de leur clergé. On est d'autant plus surpris qu'ils aient pu se maintenir à leur poste de péril et d'honneur, jusqu'en 1i89, pendant près de quatre-vingts ans.

Telle fut cette entreprise extraordinaire : des centaines de milliers d'hommes mis en mouvement par la foi, par l'esprit d'aventure, par la passion du gain ; la foi dominant chez les petits et, parmi les grands, ennoblissant quelques caractères ; une marche de l'Occident sur l'Orient et la rencontre à Constantinople d'une civilisation naissante avec la vieille civilisation byzantine ; en Syrie et en Terre-Sainte, le choc du christianisme contre l'Islam, des sièges prolongés, de grandes batailles, des souffrances inouïes, des violences, des perfidies, de l'héroïsme, des barbaries et des miracles. Jamais expérience historique n'en a tant appris à l'historien sur l'humanité, par la mêlée d'éléments si divers. Il y trouve, pour s'en tenir à la France, les plus utiles renseignements sur le caractère national : vigueur du peuple entier, manants, seigneurs et clercs, promptitude à accepter les idées généreuses, diversité des traits provinciaux, souplesse de l'intelligence française, qui sait si bien combiner la politique avec l'enthousiasme, s'adapter aux circonstances et aux milieux.

Tout cela, sans doute, n'apparaissait pas à l'esprit des acteurs de ce grand drame. Une chose seule était claire : le triomphe de la Papauté. Le succès final de la croisade avait consolidé la théocratie. Plus que jamais, après la fondation du royaume de Jérusalem, la Papauté avait le droit de dire, ce qu'Innocent II déclara fièrement, en 1139, aux évêques rassemblés pour le concile de Latran : Rome est la capitale du monde. Vous tenez vos dignités du Pontife romain, comme un vassal tient ses fiefs de son suzerain, et vous ne pouvez les conserver sans son consentement. Quiconque se sépare de l'Église romaine, lors même que, sur le reste, il s'estimerait exempt de tout blâme, devient par cela seul criminel et encourt la colère de Dieu.

 

 

 



[1] SOURCES. Recueil des Historiens des croisades, publié par l'Académie des Inscriptions. Riant, Inventaire critique des lettres historiques des croisades, Archives de l'Orient latin, t. I. 1881.

OUVRAGES À CONSULTER. De Sybel, Geschichte des ersten Kreuzzuges, 2e édit., 1881. Peyre, Histoire de la première croisade, 1859. Röhricht, Geschichte der Kreuzzuge im Umriss, 1899. Hagenmeyer, Chronologie de la première croisade, dans la Revue de l'Orient latin, 1899. Hagenmeyer, Peter der Eremite, 1879, traduit en français par Furcy Rainaud, 1883. De Smedt, Robert de Jérusalem, 1881. Monnier, Godefroy de Bouillon et les Assises de Jérusalem, 1874. Kugler, Zur Geschichte Gottfried von Bouillon, dans les Forschungen zur deutschen Geschichte, t. XXVI, 1886. Kugler, Boemund und Tankred, dans le t. XIV des Forschungen. De Saulcy, Tancrède, dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, année 1843. De Sydow, Tankred, ein Lebensbild ans den Zeiten der Kreuzzuge, 1880. Kugler, Kaiser Alexia, and Albert von Aachen, dans les Forschungen, t. XXIII, 1883.

[2] Le terme croisade, selon l'excellente définition donnée par le comte Riant (Inventaire des lettres historiques, p. 2), désigne expressément une guerre religieuse, prêchée au nom de l'Église, provoquée par l'octroi solennel de privilèges ecclésiastiques, faite par une armée plus ou moins cosmopolite, et visant directement ou indirectement le recouvrement des lieux saints.

[3] Beaucoup d'historiens s'en tiennent trop aisément aux pages éloquentes de Michelet sur les grands mouvements populaires issus de la prédication d'Urbain et de Pierre l'Ermite. Mais c'est mal comprendre la croisade que d'y voir simplement une agitation inconsciente des masses chrétiennes. Au lieu de s'absorber dans le récit des incidents passionnels et pittoresques de l'événement, il fallait rechercher d'abord comment la politique et la diplomatie l'ont fait naître et conduit, et dans quelle mesure elles ont été réellement impuissantes à contenir le courant déchaîné.

[4] OUVRAGES À CONSULTER. Otto Heermann, Die Gefechtsfuhrung abenctländischer Heere in Orient, im der Epoche des ersten Kreuzzags, 1888. Cf. Prutz, Kulturgeschichte der Kreuzzäge, 1883.

[5] On ne sait pas au juste combien de chevaliers furent engagés à Dorylée ; mais à la bataille du lac d'Antioche (9 février 1098) il n'y en avait que 700, à la grande bataille d'Antioche (28 juin 1098) 5 ou 600, à la bataille d'Ascalon (13 août 1099) 1.200, soutenus par 9.000 fantassins, et ce dernier engagement a été celui où la cavalerie féodale fut la plus nombreuse.

[6] OUVRAGES À CONSULTER. Röhricht, Geschichte des Konigreichs Jerusalem, 1888. Le même, Regesta regni Hierosolymitani, 1893. Dodu, Histoire des institutions du royaume de Jérusalem, 1895. Kühn, Geschichte der ersten Patriarchen von Jerusalem. Von Hasselt, Baudouin Ier, roi de Jérusalem, dans la Biographie nationale de Belgique, t. I. Wolff, König Balduin I von Jerusalem, 1884. Kühne, Geschichte des Furslentums Antiochia unter normann. Herrschaft (1828-1830), 1897. Les ouvrages sur Godefroi de Bouillon précédemment cités. Rey, Les Colonies franques de Syrie, 1884. Schlumberger, Numismatique de l'Orient latin, 1878. Prütz, Die Besitzungen des deutschen Ordens in heiligen Lande, 1877.