HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME — LES PREMIERS CAPÉTIENS (987-1137).

LIVRE II. — LA RENAISSANCE FRANÇAISE (FIN DU XIe SIÈCLE ET COMMENCEMENT DU XIIe).

CHAPITRE PREMIER. — LA RÉFORME ÉPISCOPALE ET LA QUERELLE DES INVESTITURES.

 

 

I. — LA RÉFORME AVANT GRÉGOIRE VII ET LES THÉORIES RÉFORMISTES[1].

LA période de notre histoire qui comprend le dernier quart du XIe siècle et le premier tiers du siècle suivant, a vu se produire, dans la société française, des changements profonds.

Un violent effort de l'Église pour se régénérer et rejeter les éléments féodaux ; la constitution définitive de la monarchie des papes, dont la réforme et la croisade inaugurent le pouvoir universel ; les tentatives de la grande féodalité pour fonder des gouvernements ; la résurrection de la Royauté en la personne de Louis VI ; le premier essai d'émancipation du peuple dans les campagnes et dans les villes ; l'éveil de la raison indépendante qui donne un caractère nouveau aux études théologiques et un regain de vigueur à l'hérésie ; les progrès décisifs de l'art manifestés par les premiers chefs-d'œuvre de la littérature en langue vulgaire, par le prodigieux épanouissement de l'architecture romane et par la création de l'architecture ogivale : tel est le spectacle auquel ont assisté les contemporains de Grégoire VII, de saint Bernard et de Louis le Gros.

La plupart de ces grands événements sont liés les uns aux autres ; ils attestent un mouvement universel de réaction contre le régime d'émiettement politique et d'asservissement social et intellectuel qui résultait de la Féodalité.

L'Église a pris l'initiative de cette transformation. La réforme ecclésiastique, en effet, a remué à la fois les papes, les évêques, les clercs, les moines, les empereurs, les rois, les barons et jusqu'aux bourgeois des villes. Elle a suscité une polémique ardente, de paroles et d'écrits, déchainé la guerre entre les différentes fractions de la société religieuse, ébranlé les pouvoirs laïques. La perturbation s'étendit à presque tout l'Occident. Elle amena une crise aiguë sous les pontificats de Grégoire VII, d'Urbain II et. de Pascal II (1073-1119) ; mais, à vrai dire, par les combats préliminaires, comme par les dernières secousses auxquelles elle donna lieu, la réforme n'a pas cessé d'inquiéter et de surexciter les âmes depuis le milieu du ne siècle jusqu'à la fin du XIIe, pendant près de cent cinquante ans.

En faisant la réforme, les directeurs de l'Église entreprenaient une double tâche : moraliser les clercs envahis par les habitudes de la vie féodale, et soustraire toutes les fonctions religieuses, depuis les hautes prélatures jusqu'au plus humble sacerdoce de paroisse, à la domination des seigneurs laïques. Ces deux progrès s'entraînaient l'un l'autre ; il importait à la fois de transformer les mœurs et de changer les institutions. L'avilissement du personnel ecclésiastique venait surtout de la façon dont il se recrutait, de la part que prenait la Féodalité, grande et petite, à la nomination des évêques, des chanoines et des curés, du trafic des bénéfices ouvertement pratiqué, c'est-à-dire de la simonie. Il ne s'agissait donc pas seulement de chasser l'esprit féodal de l'Église : il fallait encore mettre l'Église hors de la Féodalité. Le difficile était de lui restituer son indépendance, d'arracher les biens ecclésiastiques aux rois, aux barons, aux chevaliers qui avaient pris l'habitude de les donner ou de les vendre. Ceci aboutissait à modifier profondément l'organisation politique et financière des États et des seigneuries. Besogne redoutable ! La réforme comportait à proprement parler une révolution.

Elle fut terrible dans un pays comme l'empire d'Allemagne, où se rencontrèrent des souverains doués d'énergie et maîtres d'une grande partie des forces de leur nation, où les prélats étaient presque tous de hauts barons investis de vastes domaines et d'un pouvoir temporel de premier ordre. Ce clergé allemand, particulièrement attaché aux intérêts matériels, se trouvait sous la main de l'Empereur, dans sa vassalité directe : il lui fut possible, aidé par le chef de l'État, de repousser violemment les novateurs. La question de réforme se compliquait, en Allemagne, des prétentions des empereurs à dominer l'Italie et Rome, et même de leurs aspirations au gouvernement de l'Europe entière. Poursuivie avec un acharnement furieux sur le sol allemand et italien, la querelle des investitures fut, dès le début, le duel gigantesque des deux puissances générales de la chrétienté.

Dans les limites du royaume capétien, l'histoire de la réforme ne présente ni le même caractère, ni le même intérêt. La lutte fut, ici, moins ardente et moins dramatique, parce que la résistance des Français à la passion réformatrice ne put se concentrer dans la personne d'un roi puissant. L'autorité politique, en France, était affaiblie et dispersée : on y trouvait, en réalité, dix rois et dix États. Les Capétiens ne tinrent tête aux papes que par boutades, sans conviction ni esprit de suite. Nos évêques, dénués, sauf quelques exceptions, d'autorité temporelle, n'avaient pas les mêmes raisons que leurs confrères allemands de rejeter la réforme. L'opposition de certains d'entre eux se manifeste moins par la rébellion déclarée que par la force d'inertie : ils se dérobent, plus ou moins groupés derrière le roi de France qui les soutient, sans oser en venir à une lutte ouverte. Pas de grandes batailles : la guerre n'offre, en France, qu'une série d'opérations de détails, combats isolés, escarmouches obscures avec de petits souverains régionaux qui se défendent mal. Enfin, les papes, trop occupés avec les Allemands et les Italiens, ne viennent pas diriger les hostilités en personne. Urbain H, Pascal II, Gélase II, Calixte II, n'apparaissent chez nous qu'en exil, faute de pouvoir séjourner à Rome ou en Italie. Ils n'ont guère agi en France que par leurs moines ou leurs légats.

Les soixante premières années du XIe siècle ont été la période de préparation à la crise. L'abbaye de Cluni, que nous avons vu commencer la réforme pour son propre compte et sur elle-même, mit les esprits en éveil. Elle ne fut pas seule, d'ailleurs, à personnifier le progrès moral et religieux. Un lettré comme l'abbé de Fleuri, Abbon, était aussi un réformateur, à la fois théoricien et homme d'action. Dans son ouvrage intitulé Liber apologeticus, il s'élève avec véhémence contre le mariage des prêtres et l'achat des dignités d'Église, et nous avons vu que, peu satisfait de prêcher la bonne doctrine, il essaya de la mettre en pratique dans son prieuré de la Réole, où il périt, victime de ses convictions. Quelques évêques prennent part au mouvement : Gerbert et Fulbert de Chartres, adversaires déclarés de la simonie, ont été de vrais précurseurs de la réforme. Dans la France du Nord et la région belge, un évêque de Cambrai, Gérard Ier, un évêque de Liège, Wazon, devancent Grégoire VII en revendiquant la supériorité du pouvoir épiscopal sur le pouvoir impérial. Autant la vie est supérieure à la mort, autant l'onction qui fait le prêtre est au-dessus de l'onction qui fait l'empereur, fière déclaration, adressée publiquement par l'évêque de Liège au tout-puissant César, Henri III ! Hildebrand, le futur Grégoire VII, n'aurait-il pas puisé sa doctrine sur l'indépendance de l'Église à l'école de Wazon, autant qu'à celle des abbés de Cluni ?

Que voulaient avant tout ces moines et ces clercs ? Que le Clergé, à tous les degrés de la hiérarchie, menât une vie plus canonique et se résignât au célibat. L'idée que le sacerdoce est incompatible avec le mariage, et que le célibat, état moral très supérieur, s'impose à ceux qui ont charge d'âmes, n'avait jamais cessé d'être un dogme pour l'élite des esprits chrétiens. Au milieu du ne siècle, elle prenait une force irrésistible. Interdire aux prêtres, aux chanoines, aux évêques, le mariage et le concubinat, écarter les fils de prêtres des fonctions ecclésiastiques, rendre désormais impossible l'hérédité des prélatures et des cures paroissiales, la tâche était lourde et pouvait suffire aux plus entreprenants. Les réformateurs n'hésitèrent pas à la compliquer en déclarant absolument illicite le commerce des dignités et des biens d'Église. Comme la vente des bénéfices était devenue, pour les seigneurs de tous rangs, une source régulière et permanente de revenus, ils s'attaquaient par là à la hiérarchie laïque tout entière, au simple chevalier, patron d'une cure, comme au comte, au duc et au roi, maîtres temporels des évêchés et des chapitres.

Malgré la gravité de ses conséquences, la doctrine réformiste rallia d'abord la plupart des consciences vraiment religieuses, révoltées de voirie prêtre engagé dans les liens charnels, menant la vie d'un laïque, et les fonctions spirituelles mises à l'encan par des soldats. Le mouvement d'opinion se manifesta avec une telle force, que les rois eux-mêmes ne purent y résister et s'associèrent au Clergé pour le redressement des abus. Soit conviction personnelle, soit désir de se concilier les partisans de la réforme, nos rois, Hugue Capet et Robert, favorisent l'œuvre de Cluni. Ils font venir dans leurs domaines les abbés Maieul et Odilon, et, avec leur aide, corrigent les désordres de leurs propres monastères, à commencer par celui de Saint-Denis. Plusieurs seigneurs français suivent leur exemple et rivalisent de zèle pour soumettre les abbayes de leur ressort à la règle que Cluni s'était donnée. Mais il était plus facile de ramener des moines à une vie régulière que de châtier les vices de l'épiscopat et surtout d'empêcher les princes de pratiquer la simonie.

La prédication ne suffisait pas : il fallut que les directeurs de la réforme en vinssent à effrayer les récalcitrants. Les premières mesures de rigueur furent prises par le pape Léon IX, au concile de Reims (1049). Théoriquement, cette assemblée condamna, sous la forme la plus solennelle, non seulement le mariage des prêtres et la simonie, mais encore le service militaire du Clergé et la nomination directe des prélats par l'autorité seigneuriale. En fait, elle excommunia et déposa quelques-uns des évêques et des abbés français, reconnus coupables des excès les plus scandaleux. Le précédent était établi ; et dès lors les papes ne cessèrent pas d'intervenir dans les affaires du clergé français pour essayer de tout ramener, personnes et institutions, aux principes de la doctrine nouvelle.

Sous le pontificat de Victor II, une impulsion plus vive est donnée au parti réformiste : il avait trouvé son chef, le cardinal-diacre Hildebrand, et celui-ci, avant de devenir pape lui-même, tint réellement en mains, pendant vingt ans, le gouvernement de l'Église romaine. Son programme ne comportait pas seulement la réforme des institutions et des mœurs ecclésiastiques, mais encore la rupture des liens qui unissaient la Papauté à l'empire allemand et la transformation de l'Église universelle en une monarchie centralisée. Cette politique hardie se fit jour, dès 1059, dans le décret par lequel Nicolas II émancipait les élections pontificales de toute ingérence de l'aristocratie féodale de Rome et de l'influence excessive des rois de Germanie : acte révolutionnaire qui commença, de l'autre côté des Alpes, à soulever la tempête. Hildebrand n'en continua pas moins à travailler, en France comme partout ailleurs, au progrès de l'œuvre réformiste.

En 1056, il avait paru lui-même, comme légat, dans le royaume capétien, où il enleva leurs sièges à six évêques. À partir de l'avènement de Nicolas II, sa main énergique se décèle dans la succession ininterrompue des décrets lancés contre les prêtres simoniaques et mariés. Les conciles français, de plus en plus fréquents, multiplient les anathèmes et entreprennent l'épuration systématique de l'épiscopat. Sous Alexandre II (1061-1073), Rome intervient, tous les jours, dans les moindres détails du gouvernement ecclésiastique de la France : simoniaques et concubinaires sont exécutés sans pitié, et les réformistes agissent avec d'autant plus de passion que, dans le camp des rois et des barons atteints par les décrets, l'opposition grandissait.

Elle s'était manifestée dès les premières tentatives de Léon IX. Des chefs d'États seigneuriaux, comme Geoffroi Martel, comte d'Anjou, et Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, avaient refusé, nous l'avons vu, de se soumettre aux ordres du Pape. Les évêques sentant le danger que la réforme faisait courir à leur pouvoir temporel comme à leur indépendance, résistaient sourdement. Un simoniaque avéré, tel que Guifred, le métropolitain de Narbonne, donnait, depuis de longues années, les exemples les plus intolérables, sans qu'aucun des papes dirigés par Hildebrand eut le courage ou le pouvoir de l'arracher de son siège. En haut de l'édifice féodal, le roi de France, Henri Ier, dont nous avons fait ressortir l'attitude hostile à Léon IX, battait monnaie avec ses évêchés, si bien que le cardinal Humbert, auteur d'un manifeste contre les simoniaques (1038), épuise, pour l'invectiver, l'arsenal de ses métaphores. Il l'appelle le fléau de la France occidentale et le tyran de Dieu qui se conduit en fils de perdition et en antéchrist à l'égard du Christ. Il voit en lui cette queue du dragon qui entraîne d'innombrables et splendides étoiles du ciel, c'est-à-dire de l'Église des Francs, et les précipite ensuite dans les régions ténébreuses de la mort. Il le compare à un arbre nuisible, à Simon le Magicien, à Julien l'Apostat. Mais les injures passent et l'argent reste. Le parti réformiste, si indigne qu'il fût, n'osa pas en venir contre le roi de France à des mesures de rigueur. Henri continua ses pratiques lucratives, et son fils, Philippe Ier, les reprit après lui pour les étendre. C'était le moment où leur contemporain, l'empereur Henri IV, se mettait à vendre, lui aussi, ses monastères et ses évêchés.

La résistance du Capétien, de ses barons et d'une partie notable de son clergé fut bientôt d'autant plus visible que la doctrine des novateurs devenait tous les jours plus rigoureuse. Exaspéré des obstacles qu'il rencontrait, craignant de perdre les conquêtes déjà faites, s'il n'en faisait pas d'autres plus importantes, encouragé par l'avènement d'Hildebrand à la papauté sous le nom de Grégoire VII (1073), l'esprit de réforme alla jusqu'au bout de ses principes. La direction du parti ou plutôt de l'armée réformiste se concentra entre les mains des plus violents, de ceux qui pensaient que l'interdiction du mariage des prêtres et de la simonie ne suffisait pas. Ce programme, déjà si plein de difficultés et de périls, se trouva être celui des modérés, pour ne pas dire des tièdes. Les théoriciens intransigeants, comme le cardinal Humbert, Pierre Damien et Placide de Nonantola, en Italie, Geoffroi de Vendôme et Honorius d'Autun, en France, greffèrent sur la question du célibat et de la simonie celle de l'investiture, d'où devait sortir la rupture éclatante des relations de l'Église avec l'État.

Rois et princes féodaux s'étaient partout arrogé le droit, non seulement de désigner les titulaires des évêchés et des abbayes, mais de les investir de leur fonction spirituelle par des insignes religieux, tels que la crosse et l'anneau, et d'exiger d'eux, en retour, un véritable hommage de vassal joint au serment de fidélité.

La thèse radicale contesta à l'autorité laïque tout pouvoir de conférer l'investiture. Cette investiture étant un véritable sacrement, l'Église seule avait qualité pour la donner. Une main laïque, c'est-à-dire profane, ne peut toucher les insignes sacrés, crosse ou anneau, sans qu'il y ait souillure. Les réformistes du parti intransigeant ne comprennent même pas que les suzerains féodaux confèrent l'investiture temporelle, celle qui s'applique uniquement aux domaines, aux revenus, au pouvoir territorial et politique : car ils ne distinguent pas les deux investitures. Pour eux, le pouvoir du curé, de l'évêque, du bénéficiaire quel qu'il soit, ne saurait se décomposer ; il est un et irréductible. L'autorité religieuse du dignitaire ne se sépare pas de sa juridiction et de son autorité temporelles ; les biens de l'Église ne se séparent pas de l'Église. L'évêque gouverne à la fois les domaines épiscopaux et les consciences, parce qu'il est évêque, en raison de sa consécration, par la vertu du sacrement et des lois, nullement par la volonté d'un laïque. Comment celui-ci pourrait-il donner ce qui ne lui appartient pas ? Il ne peut être, à aucun point de vue, propriétaire d'une église. S'il la possède, en réalité, dans son domaine, c'est qu'il l'a usurpée. Il a sur le lieu saint un droit de patronage, un devoir de protection, nullement un droit de propriété, même pas un droit de suzeraineté. De ce principe il résulte qu'un dignitaire du Clergé à qui il est interdit de recevoir l'investiture de la main d'un laïque, ne doit pas lui prêter l'hommage féodal. Le prêtre ne peut être vassal : l'Église ne doit au souverain que le serment de fidélité exigé de tous les sujets.

Il ne s'agissait plus ici simplement de redresser des abus. En voulant placer l'Église hors des cadres féodaux, les réformistes changeaient, de fond en comble, la constitution de la société. Et non contents de résoudre en ces termes la redoutable question de l'investiture, ils présentaient sous un jour nouveau la prohibition de la simonie. Pour eux, la simonie n'est pas seulement une pratique détestable ; elle a le caractère d'une hérésie. Les ordinations faites par des simoniaques sont nulles et à recommencer ; les messes dites par des simoniaques ne comptent pas ; les sacrements conférés par eux n'ont aucune valeur. Les princes qui vendent des églises ou des dignités ecclésiastiques se rendent coupables, eux aussi, du crime d'hérésie et passibles d'excommunication. On juge du bouleversement qu'une telle doctrine amenait dans les consciences et dans le milieu social où l'on cherchait à l'imposer.

Mais la logique de la réforme entraînait d'autres conséquences. Si la féodalité n'a aucun droit sur les dignités et les terres ecclésiastiques, si l'Église est vraiment libre et dégagée de l'État, il est nécessaire que l'Église soit au-dessus de l'État. Car elle lui est supérieure par son institution divine, par sa fonction, qui est de servir d'intermédiaire entre le peuple et Dieu, par les vertus des hommes qui composent le double clergé. S'il est naturel que le pouvoir civil soit soumis au pouvoir religieux, il ne l'est pas moins que l'Église intervienne souverainement pour constituer et consacrer le pouvoir civil. Le roi légitime est celui qui est établi par la vertu du sacre et par le consentement de la hiérarchie ecclésiastique. L'Église, ayant le droit de donner la couronne, peut en priver le souverain laïque qui n'obéit pas à sa loi, délier ses sujets du serment de fidélité, exercer sur sa conduite publique et privée un contrôle de tous les instants. La théorie radicale du réformisme menait droit à la théocratie.

 

II. — LA CRISE GRÉGORIENNE[2].

LA guerre déclarée au pouvoir civil par les partisans de la Réforme durera prés de trente ans, jusqu'au pontificat de Pascal II (1099). Dans le camp opposé à celui des novateurs se trouve la majorité des évêques, les rois et les souverains féodaux, c'est-à-dire les laïques qui ne veulent pas être dépouillés de leur pouvoir sur l'Église, et les ecclésiastiques qui refusent de pousser l'indépendance jusqu'à la rupture avec l'État. Les uns sont devenus franchement hostiles à la Réforme, parce qu'elle les touche et menace d'ébranler l'ordre social : les autres, moins hardis, lui témoignent une froideur visible. Pour combattre le bon combat, il ne reste que la Papauté, un petit nombre d'évêques convaincus de la nécessité d'un changement ou dévoués à la politique romaine, et presque tout le clergé monastique dont la Réforme allait satisfaire à la fois les intérêts et les passions.

Depuis son avènement au siège de saint Pierre, Grégoire VII ne parut plus en France, mais il fut présent par ses lettres, ses décrets, ses conciles, ses moines, et surtout par ses légats. Ces personnages, investis d'un pouvoir discrétionnaire, ont tenu leur rôle avec une conviction, une vigueur, une rapidité de mouvement, un mépris du danger bien faits pour intimider les adversaires et surprendre les indifférents. Presque tous étaient d'origine monastique, clunistes ou imprégnés de l'esprit clunisien, cardinaux en service détaché, ou pourvus en Franco d'un siège épiscopal et d'une légation permanente : Pierre Damien, Hugue de Die, Amat d'Oloron, Lambert d'Arras, Mathieu d'Albano, Conon de Préneste. Pour se rendre compte de l'ardeur presque farouche avec laquelle opérèrent les lieutenants du Pape et des procédés qu'ils employaient, il faut étudier surtout la période du pontificat de Grégoire comprise entre 1076 et 1082.

Pendant ces six années, les légats Hugue de Die et Amat d'Oloron se partagent le territoire français, le premier agissant dans les provinces du Nord et du Centre, le second dans l'Aquitaine et le Languedoc. Parcourir les principales villes de leur ressort, convoquer des conciles, lancer l'anathème sur les prélats qui s'abstiennent, prononcer la suspension, l'interdiction ou la déposition des évêques concubinaires et simoniaques, exiger des barons la renonciation à l'investiture et condamner leur conduite privée quand ils violent les lois de l'Église, bouleverser les situations établies, semer partout derrière soi les malédictions et la haine : telle fut l'œuvre de ces apôtres. Après avoir renversé, ils reconstruisent. On les voit intervenir dans les opérations électorales, surveiller ou confirmer les élections, sacrer les évêques élus sous leur influence, parfois même introniser d'office les évêques de leur choix. Partout où passèrent ces représentants tout-puissants de la Papauté et de la Réforme, le fonctionnement de la hiérarchie fut profondément troublé, les juridictions régulières anéanties ou suspendues.

Le caractère révolutionnaire de cette campagne ne peut faire doute. Pour atteindre plus sûrement et plus vite les concubinaires et les simoniaques, les légats suppriment le privilège judiciaire des évêques et changent les règles établies pour l'instruction et le jugement. La délation, partout encouragée, devient un procédé normal. L'accusation portée contre un clerc ou un évêque est toujours accueillie, de quelque source qu'elle émane. On trouve exemplaire que les moines dénoncent leur abbé, les chanoines, leur évêque, les suffragants, leur archevêque. Plus d'une fois, les accusations sont reconnues fausses, ce qui n'empêche pas les délateurs de continuer. Nombre d'ecclésiastiques sont mis en suspicion et en danger, comme simoniaques, avec une légèreté incroyable ou une insigne mauvaise foi. On permet à l'évêque incriminé de se défendre, mais il ne lui suffit plus, comme autrefois, de prêter un simple serment pour prouver son innocence ; on exige qu'il produise une série de témoins à décharge, tenus de jurer en même temps que lui. Enfin l'anathème prononcé contre le prêtre ou l'évêque simoniaque entraîne maintenant ses effets les plus rigoureux. Les décrets de Grégoire VII, confirmés plus tard par Pascal II, défendent d'entendre la messe d'un clerc coupable de simonie ou de mariage. Les diocésains d'un évêque indigne sont autorisés à lui refuser l'obéissance et à demander les sacrements au prélat de la région voisine. Rien ne peut donner l'idée de la perturbation que produisit dans les âmes et dans la vie quotidienne des fidèles cette rupture subite des liens qui les unissaient à leur évêque, cette proscription en masse décrétée contre une moitié du clergé français.

Ce qui apparut en pleine lumière dans cette crise, ce furent les théories, l'ardeur militante et les actes de vigueur des réformistes. On voit moins clairement comment parlaient et agissaient les clercs et les laïques intéressés à maintenir l'ancien régime ; ce qui s'explique, les chroniqueurs se recrutant surtout parmi les moines, auxiliaires naturels de Rome. Des documents tels que la lettre des clercs de Noyon aux clercs de Cambrai et celle des clercs de Cambrai aux clercs de Reims sont rares, mais significatifs. Ils prouvent que, dans la région voisine de l'Empire et du théâtre principal de la querelle des Investitures, le clergé de second ordre et le bas clergé opposèrent aux décrets de réforme une résistance plus vive encore que celle des hauts prélats.

Invités à garder le célibat et à se restreindre à une seule prébende (1077), les clercs cambrésiens ripostent avec une âpreté singulière : Les Romains, disent-ils, s'attaquent à tout et ne reculent devant aucune entreprise. Voilà qu'ils osent amoindrir même la dignité royale, excommunier les métropolitains, déposer ou créer à leur gré les évêques, et cela sous le couvert de la religion ! Ils convoquent à cet effet de nombreux conciles et nous soumettent au tribunal de juges étrangers. Mais que sont ces prétendues réformes ? Des inventions, des suggestions de certains hommes qui conspirent pour détruire la religion catholique. Et ces hommes, qui sont-ils ? Des imposteurs qui font toutes choses par esprit de lucre et dont la main est toujours tendue pour recevoir. Si ces hommes détestent le mariage, c'est qu'ils pratiquent avec impiété des vices qu'on ne peut même pas nommer. Après cette sortie virulente contre les légats étrangers, les clercs se retournent contre leur évêque qu'ils accusent de n'être que l'instrument passif et aveugle des volontés de Hugue de Die. Leur conclusion est qu'il faut agir virilement et ne tenir aucun compte des arrêts de ces conciles qui leur infligent tant et de si grandes humiliations. Pour nous, ajoutent-ils, voici notre immuable décision. Nous voulons garder nos habitudes antérieures, permises par la sage modération de nos religieux ancêtres, et nous refusons de nous soumettre en quoi que ce soit à des prescriptions aussi dangereuses qu'inusitées.

Dans la France proprement dite, les légats rencontrèrent surtout l'opposition des archevêques. Ces hauts barons d'Église, rattachés par les liens les plus étroits à la Royauté et aux grands feudataires laïques, étaient plus engagés que les simples évêques dans les habitudes féodales. Par malheur, certains d'entre eux donnaient prise à toutes les attaques. Des hommes d'une immoralité notoire, comme Guifred, archevêque de Narbonne, et Raoul de Langeais, archevêque de Tours, n'étaient pas faits pour désarmer leurs adversaires et conserver du prestige à l'institution des métropolitains. Les pouvoirs extraordinaires confiés aux légats lui portèrent un coup funeste. Les suffragants d'un archevêque, heureux de se soustraire à sa domination, trouvaient avantage à se faire élire, confirmer, sacrer directement par les lieutenants du Pape ou par le Pape lui-même. On admettait qu'un évêque d'Amiens (en 1078) se fit sacrer à l'insu de son métropolitain, que les suffragants de l'archevêché de Tours portassent les accusations les plus graves contre le chef de leur province, que ceux de Reims se plaignissent du leur dans une lettre rendue publique. Attaqués par en haut et par en bas, les métropolitains sont amenés fatalement à repousser la doctrine romaine et les hommes qui la propageaient.

Ils commencent par ne pas paraître aux conciles convoqués par les légats de Grégoire VII, notamment à Autun et à Poitiers, abstention significative, qui ne resta pas longtemps impunie. Hugue de Die en interdit quatre d'un seul coup. Les archevêques frappés en appellent à Rome ; Richer, archevêque de Sens, un des prélats les plus dévoués à la cause monarchique, proteste contre les élections et les sacres faits par les légats. Il fait mieux que protester ; il ose agir. Hugue de Die ayant élu et sacré un évêque de Meaux, Richer, dont les droits sont méconnus, casse cette élection faite sans son aveu, choisit un autre évêque et lui donne la consécration légale. Mais l'exemple le plus frappant de la résistance vint du premier dignitaire de l'Église française, de l'archevêque de Reims, Manassès Ier.

Était-il le prêtre incontinent et le simoniaque endurci que certains chroniqueurs se plaisent à représenter ? Pour l'affirmer, il faudrait oublier que les historiens de ce temps sont plutôt favorables à la réforme, qu'ils tendent à exagérer les vertus des chefs du parti dont ils font des saints et des thaumaturges, et à déprécier, inconsciemment ou par système, les hommes de l'autre camp. Déféré en cour de Rome, impliqué dans un procès qui dura de longues années, Manassès s'est défendu et avec une vivacité extrême, dont témoignent ses lettres. Il n'ose rien dire contre l'autorité personnelle du pape, mais s'élève contre celle des légats. Il déclare ne reconnaître que le pouvoir des envoyés directs, nés à Rome et résidant près du Saint-Siège. Les autres, les légats français établis à demeure en deçà des Alpes, n'ont pas le droit, suivant lui, de le citer à leur tribunal. Grégoire VII lui répond que la curie peut choisir ses représentants partout où elle les trouve, Romains ou non, et qu'on doit obéir à tous ceux qu'elle a investis de pleins pouvoirs. Le légat et le Pape ne font qu'un.

Manassès se soumet pour la forme, mais il continue à ne pas se rendre aux conciles réformistes. Dans un mémoire apologétique adressé à son principal adversaire, le légat Hugue, il prend une attitude hardie : Si vous persévérez dans votre opiniâtreté, si vous prétendez nous excommunier ou nous suspendre au gré de votre caprice, je sais ce qu'il me reste à faire, ainsi que je l'ai écrit au Pape ; je m'en tiendrai à ce que dit saint Grégoire : qu'un pasteur se prive de la puissance de lier et de délier, quand il l'exerce arbitrairement et sans raison. Si vous m'excommuniez, j'affirmerai qu'en cela le privilège de Pierre ou du Pape, c'est-à-dire le pouvoir de lier et de délier, ne vous appartient pas. Le privilège de Pierre cesse de subsister toutes les fois qu'on ne juge pas selon l'équité.

De semblables paroles dans la bouche du plus haut personnage ecclésiastique de France étaient dangereuses pour la cause réformiste. Grégoire VII insista énergiquement auprès du roi Philippe Ier pour que Manassès, condamné dans plusieurs conciles, fût remplacé comme archevêque. Il ordonna au clergé de Reims et aux suffragants de la province de ne plus le reconnaître et d'élire un autre métropolitain. Manassès essaya quelque temps de se maintenir par les armes contre ceux qui avaient mission de l'expulser, mais n'étant pas soutenu par le roi de France, il tomba, victoire importante pour Rome et pour les légats. Ils avaient eu raison du primat des Gaules, de celui qui sacrait les rois : quel évêque pouvait désormais leur résister ?

Cependant la victoire ne leur resta pas toujours, et ils durent parfois la payer cher. Le métier d'apôtre de la réforme et surtout de légat avait des côtés périlleux, même en France, où les passions n'étaient pourtant pas surexcitées au même degré qu'au delà des Ardennes et des Alpes. Sous le pontificat d'Alexandre II, on avait déjà vu l'archevêque de Rouen, Jean, chassé de sa cathédrale par les prêtres concubinaires à qui il ordonnait de quitter leurs femmes. En 1078, au premier concile de Poitiers, présidé par Hugue de Die, les récriminations de l'archevêque de Tours contre les décisions du légat amenèrent un tumulte scandaleux. Les gens de l'archevêque enfoncèrent les portes de l'église et menacèrent les prélats réformistes de leur faire un mauvais parti. En 1100, dans la même ville, une autre assemblée, tenue par les cardinaux Jean et Benoît, qui étaient chargés de prononcer l'excommunication de Philippe Ier, eut à subir des violences plus graves. La sentence rendue, on commençait les prières habituelles pour la clôture du concile, lorsqu'un laïque, du haut des tribunes, jeta une pierre énorme sur les légats. Ils ne furent pas atteints, mais un prêtre placé à côté d'eux reçut le coup et tomba tout ensanglanté. Aussitôt, une foule hostile, entrant de force dans l'église, assaille les évêques et les abbés à coups de pierres. Quelques-uns s'enfuient : d'autres, plus intrépides, attendent la mort avec calme, attitude qui déconcerta leurs ennemis et les empêcha d'en venir aux derniers sévices. À Cambrai, un malheureux clerc nommé Ramird, qui prêchait contre les prêtres fornicateurs et simoniaques, fut brûlé vif comme hérétique par la populace. La foule manifestait son sentiment par des actes de sauvagerie que les hautes puissances de l'État et de l'Église réprouvaient, sans pouvoir les empêcher. Mais qui était responsable du sang répandu et du trouble profond jeté dans les &mes, sinon le parti intransigeant de la Réforme qui avait déchaîné les passions et recouru à la force pour obtenir un progrès moral ?

Grégoire VII, chef de ce parti, a commis, au nom de la vérité et de la justice, des actes excessifs qui ont nui à sa cause ; il a humilié, plus qu'il n'était nécessaire, ses ennemis vaincus, abusé des armes spirituelles et donné un dangereux exemple quand il appela des souverains laïques à exécuter ses décrets par la violence. Cependant ses rapports avec la France, son clergé, ses hauts barons et son roi, prouvent qu'il n'a pas été le personnage intraitable, outrancier, tout d'une pièce, que dépeint l'histoire traditionnelle. On lui a attribué l'attitude de ses légats, plus implacables que lui-même, sans remarquer qu'il est intervenu souvent pour tempérer leur zèle. On l'a jugé, avant tout, sur la rigueur des formules de ses décrets ou de ses manifestes, sur les emportements bibliques de certains passages de ses lettres ; mais il faut tenir compte de ce qu'il a fait, non de ce qu'il a dit, et l'on reconnaîtra qu'il fut moins intransigeant en actions qu'en paroles. Cet Italien appartenait à une race déliée et souple ; il a fait preuve en bien des cas d'une modération relative et d'une patience qui surprend.

En 1073, le légat Gérald d'Ostie dépose, au concile de Châlons, l'archevêque d'Auch et l'évêque de Bigorre. Grégoire lui écrit que si ces prélats n'ont commis d'autres fautes que d'avoir communiqué avec des excommuniés, ce n'est pas là une cause de révocation suffisante, et il exige que leur procès soit révisé. Gérard II, évêque de Cambrai, a reçu l'investiture des mains de Henri IV. Il le reconnaît formellement et donne au Pape cette excuse étrange qu'il ne savait pas (en 1077) que l'Empereur eût été excommunié et qu'il ignorait les décrets apostoliques sur l'investiture. Grégoire, considérant les bons antécédents du prélat, consent, malgré les représentations de Hugue de Die, à confirmer son élection. En 1078, le même pape rétablit sur leurs sièges l'archevêque de Reims, celui de Besançon, celui de Sens, l'évêque de Chartres, les archevêques de Bourges et de Tours que ses légats ont déposés. En 1080, il rend leurs fonctions aux évêques de Normandie, à l'évêque du Mans, à l'abbé de la Couture, tous condamnés par Hugue de Die. En 1082, bien qu'hostile à l'évêque simoniaque de Thérouanne, Lambert, il réprouve, en termes indignés, l'attentat commis par les habitants qui l'avaient odieusement mutilé et leur ordonne, sous peine d'excommunication, de donner satisfaction de leur forfait. Pendant assez longtemps, il a défendu Manassès de Reims contre son légat, et attendu bien des années avant de se résoudre à prononcer contre lui l'arrêt définitif. L'indulgence caractérisée avec laquelle il traita l'hérésiarque Bérenger de Tours, prenant ou affectant de prendre au sérieux ses rétractations, lui décernant même (1079), en dépit des fanatiques, un certificat d'orthodoxie, n'est pas le fait d'une intolérance fougueuse. Il avait l'esprit plus large que ses légats.

Avec les souverains féodaux, Grégoire montra plus de hauteur et moins de patience ; mais il sut, au besoin, faire fléchir les principes ou en tempérer l'application. Le duc de Normandie disposait de ses évêchés et de ses abbayes de la manière la plus despotique, la moins conforme à la lettre et à l'esprit des décrets sur l'investiture. Mais ce duc était Guillaume le Conquérant, celui que le cardinal Hildebrand avait encouragé à prendre l'Angleterre et que la prudence romaine avait intérêt à ne pas heurter. Grégoire recommande à ses légats d'agir doucement et de fermer les yeux à propos : Cet homme, leur écrit-il en 1080, ne se comporte pas en certaines choses aussi religieusement que nous le souhaiterions ; cependant, parce qu'il ne détruit pas et ne vend pas les églises, qu'il n'a pas voulu entrer dans le parti des ennemis du Saint-Siège et qu'il a fait serment d'obliger les prêtres mariés à quitter leurs femmes, et les laïques, propriétaires de dîmes, à les abandonner, il mérite plus de louanges et d'honneurs que les autres rois. Ici Grégoire subordonne volontairement la question de l'investiture à celle de la réforme des mœurs. Il fait un choix entre ses principes et tolère chez les Anglais ce qu'il interdit chez les Allemands.

Il traita plus durement le roi de France, Philippe Ier, moins puissant que Guillaume, et qui ajoutait au crime de l'investiture laïque celui de la simonie, sans parler de son immoralité notoire. À plusieurs reprises, Grégoire l'a invectivé, flétri, menacé des anathèmes apostoliques, jusqu'à déclarer que, s'il persévérait dans sa conduite, l'Église lui enlèverait sa couronne et délierait ses sujets du serment de fidélité. Mais il en est resté aux menaces. On ne l'a jamais vu mettre le domaine royal en interdit, encore moins frapper le Roi d'excommunication personnelle. Et pourtant, durant tout ce pontificat, Philippe a persisté dans ses pratiques simoniaques et n'a jamais renoncé complètement à l'investiture. Tout au plus s'est-il résigné, de temps à autre, à des simulacres de soumission que Grégoire, plus ou moins dupe, accueillait avec un empressement qui étonne. En réalité, le Pape l'épargna, comme ses prédécesseurs avaient ménagé Henri Ier.

La politique réelle de Grégoire VII, celle que révèlent ses actes, ne fut donc pas tout à fait d'accord avec les lettres impérieuses qu'il se croyait obligé d'écrire pour stimuler le zèle religieux et terrifier les récalcitrants. Elle se résume dans cette courte phrase de sa correspondance avec Hugue de Die : C'est la coutume de l'Église romaine de tolérer certaines choses et d'en dissimuler d'autres, et voilà pourquoi nous avons cru devoir tempérer la rigueur des canons par la douceur de la discrétion. Hugue, beaucoup plus radical (peut-être parce qu'il n'était pas pape ; il essayera de le devenir, mais sans succès), s'est plaint avec amertume de la modération de Grégoire VII. Que Votre Sainteté fasse en sorte que nous ne recevions plus d'affronts des simoniaques ou d'autres coupables, que nous avons suspendus, déposés ou condamnés et qui courent à Rome, où, au lieu d'éprouver une plus grande rigueur, ils obtiennent leur absolution à volonté et reviennent ensuite pires qu'ils n'étaient. L'histoire ne devra pas oublier que Grégoire fut accusé de tiédeur par ses légats.

Urbain II (1085-1099), un Français, ancien prieur de Cluni, autoritaire et inflexible, fut le vrai pape intransigeant de cette période. Au plus fort de sa lutte avec l'empereur Henri IV, en hostilité ouverte avec le roi anglo-normand, Guillaume le Roux, chassé de Rome, exilé à Bénévent, il n'hésite pas à déclarer la guerre à un troisième souverain, Philippe Ier. Nous avons vu comment il le condamna pour une affaire de vie privée, son union adultère avec Bertrade, osant l'excommunier, dans son royaume, en présence des évêques français rassemblés à Clermont et à Tours. Non seulement il sévit contre le Roi, mais il cesse de ménager les évêques royalistes. Il dépose Geoffroi, que Grégoire avait laissé sur son siège de Chartres. Il enlève le pallium, insigne du pouvoir métropolitain, à l'archevêque de Sens, Richer, pour le punir de s'obstiner à méconnaître la primatie de l'église de Lyon. Jusqu'ici Rome n'avait pas eu le courage de toucher à cet archevêque, bien qu'il eût fréquemment désobéi aux ordres des représentants du Saint-Siège. Au lieu de retenir Hugue de Die, dont les excès de pouvoir avaient inquiété Grégoire VII, Urbain II approuve son zèle et l'excite.

Ce n'est pas seulement l'investiture laïque qu'il prohibe en termes formels : il va jusqu'au bout de la doctrine radicale et défend aux prêtres et aux prélats de faire hommage au pouvoir civil : Grégoire n'avait pas nié aussi explicitement la sujétion féodale des évêques. La prédilection d'Urbain pour les moines et sa défiance de l'église séculière éclatent dans le dixième canon du concile de Nîmes qu'il présida en 1096. Il y dévoile tout entière et sans ambages la pensée des plus ardents réformistes : Les clercs, jaloux des moines, prétendent que ceux-ci, étant morts au monde pour se consacrer à Dieu, ne peuvent remplir les fonctions sacerdotales, donner l'absolution et le baptême ! Erreur grossière : ceux qui ont tout quitté pour Dieu sont, au contraire, en état d'administrer plus dignement le baptême, la communion et la pénitence, précisément parce que leur vie approche plus de celle des apôtres et qu'ils sont en rapports plus intimes avec la Divinité. Jamais la nécessité d'une association étroite entre la Papauté et les ordres religieux, base essentielle de la théocratie, n'avait été si hautement proclamée.

 

III. — LE TIERS PARTI. RÉSULTATS DE LA RÉFORME[3].

DANS les grandes querelles de politique ou de religion, le dernier mot reste d'ordinaire aux hommes qui représentent l'opinion modérée, l'esprit de conciliation et d'apaisement. On peut regretter seulement que le dernier mot vienne bien tard, comme le résultat de la lassitude générale, après que la société a été bouleversée et le sang répandu. La période critique du conflit des investitures s'est terminée par le triomphe d'un tiers parti, que composait surtout un groupe d'ecclésiastiques français, aussi attachés à la cause du progrès qu'éloignés des opinions extrêmes et violentes. La correspondance d'Ive de Chartres et le traité de la puissance royale d'Hugue de Fleuri (un moine, exception à noter) nous font connaître leurs idées. Partisans sincères de la Réforme, ils ont combattu la simonie, le mariage ou le concubinat des prêtres, l'immoralité des souverains, avec la même énergie que les plus ardents sectateurs de Grégoire VII et d'Urbain II. Et non pas seulement en paroles. Mêlés à la politique active, ils ont souffert pour la bonne cause. Ive de Chartres surtout a été persécuté, frappé, emprisonné par les adversaires des réformistes. Mais, d'autre part, ces hommes ont la conviction que l'union intime de l'Église et de l'État est indispensable à l'ordre social ; ils veulent que les droits du Roi soient respectés comme ceux du prêtre.

Ive de Chartres, dans une lettre adressée à Hugue de Die (1096), s'est exprimé avec une clarté et une force qui ne laissent rien à désirer. Les choses humaines ne peuvent être sauves ni sûres, sans la concorde du sacerdoce et de la Royauté. Et comment concilier les droits du Roi avec la liberté de l'Église ? Divisant ce que les radicaux considéraient comme un tout indissoluble, le tiers parti distingue et sépare les biens de l'Église, de l'Église même ; le pouvoir domanial et politique de l'évêque, de son autorité religieuse ; l'investiture féodale des terres et de la juridiction, de l'investiture spirituelle qui confère les droits ecclésiastiques. Ive n'admet pas que l'investiture laïque soit une hérésie. Il affirme même hardiment que la forme de l'investiture est chose indifférente en soi, parce que les rois, en la donnant, ne s'imaginent pas et ne peuvent pas s'imaginer qu'ils confèrent un avantage spirituel. Hugue de Fleuri proclame, comme Ive de Chartres, la nécessité de l'union des deux puissances, mais il va plus loin quand il dit : Le Roi représente, dans le royaume, l'image du Père, l'évêque, celle du Christ. Ainsi tous les évêques du pays doivent être soumis au Roi comme le fils est soumis au père. D'où la conséquence directe que le Roi a le pouvoir de nommer les évêques : Il peut, sous l'inspiration de l'Esprit saint, donner l'épiscopat à un clerc religieux.

La doctrine d'Ive de Chartres fut celle qui rallia peu à peu tous les esprits modérés. Non seulement elle prévalut dans l'entourage du roi de France, mais elle finit par franchir les monts et par inspirer, à Rome même, ceux qui dirigeaient la Chrétienté.

Le successeur d'Urbain, Pascal II (1099-1116), un moine italien devenu cardinal, porta aussi haut que son prédécesseur les vertus privées, le désintéressement personnel, les convictions religieuses. Mais il n'avait plus la même ardeur ni la même rigidité de conduite. En France, il s'empressa de faire prévaloir la politique de conciliation à laquelle le portaient, au fond, ses préférences. Il permit à ses légats, Richard d'Albano et Lambert d'Arras, de donner l'absolution à Philippe Ier et de le réconcilier solennellement avec l'Église, au concile de Paris (1103), bien qu'il ne pût se faire illusion sur la valeur du serment par lequel le Roi jura de renoncer à toutes relations avec Bertrade de Montfort. On vit le roi de France pieds nus, vêtu de l'habit de pénitent, courber la tête et protester de son repentir. Des historiens ont parlé, à ce propos, de Canossa français ; mais la doctrine grégorienne ne triomphait ici que dans la forme. Le Pape sanctionnait simplement le fait accompli ; il régularisait ce que l'intraitable Urbain II lui-même n'avait jamais pu empêcher.

En 1106, un envoyé de Pascal assista au mariage de la fille de Philippe, Constance, avec Bohémond d'Antioche. L'année suivante, Pascal lui-même vint en France et fut reçu solennellement à Saint-Denis par le Roi et par son fils Louis, qui humilièrent à ses pieds, dit Suger, la majesté royale, comme les princes ont coutume de le faire, en se prosternant et en abaissant leurs diadèmes devant le tombeau du pécheur Pierre. Un concile avait été convoqué à Troyes. Le Pape, entouré de tout le clergé français, le présida, lança de nouveau l'anathème contre l'empereur Henri V et renouvela les décrets de réforme (1107).

Ainsi se manifestait, pour la première fois, un revirement capital de la politique du Saint-Siège. Au lieu de continuer le combat contre la dynastie capétienne, la Papauté réformatrice jugeait plus avantageux de s'en faire une alliée, un point d'appui solide contre les violences des Impériaux et des Italiens. C'est depuis cette époque qu'on vit les papes, aux moments de crise, se transporter sur notre territoire, y installer leur gouvernement, y réunir des conciles, et, de ce lieu d'asile, foudroyer impunément leurs ennemis du dedans et du dehors. Le Capétien commençait à mériter ce surnom de fils aîné de l'Église qui devait rester attaché à tous ses successeurs jusqu'à la fin de l'ancien régime.

La question des investitures se résolvait, en France, d'elle-même, sans bruit, sans traité formel. Pascal II ne parait pas avoir conclu de concordat avec Philippe le' ou son fils Louis. Et pourtant, dès le commencement du XIIe siècle, Philippe ne pratiquait plus l'investiture spirituelle et cessait de recevoir l'hommage féodal des évêques. Non pas qu'il renonçât à toute ingérence comme à tout profit dans la nomination aux prélatures, mais cette ingérence ne se produisait plus sous les formes que le parti grégorien tenait pour illégales. L'Église pouvait, se déclarer satisfaite, puisque le principe restait intact et que les apparences étaient sauves. Philippe avait cédé, sur ce point, pour ne pas aggraver les difficultés que lui suscitait son mariage adultérin et parce qu'il subissait aussi l'influence du clergé royaliste qui composait le tiers parti. Le courant était décidément à la transaction. En 1107, Pascal II mettait fin à la longue querelle du gouvernement de l'Angleterre et d'Anselme de Cantorbéry, en acceptant le concordat de Londres. Henri Ier abandonnait, lui aussi, l'investiture par la crosse et l'anneau, mais, plus heureux que Philippe, il conservait le droit à l'hommage féodal de l'épiscopat.

Même dans la lutte avec l'Allemagne, Pascal II descendit à des concessions et à des compromis qui prouvaient que l'Age héroïque de la Réforme était passé.

Lorsque l'armée allemande eut envahi de nouveau l'Italie en 1111, sans rencontrer d'obstacle, Pascal, abandonné par la grande comtesse Mathilde, cette protectrice attitrée du Saint-Siège, désespérant d'obtenir le secours des Normands de Sicile, se trouva à peu près seul en face de l'ennemi. Dans l'entrevue de Sutri, les négociations du Pape et de l'Empereur aboutirent à une solution qui était logiquement la meilleure de toutes : l'Église renonçant à son domaine temporel, et l'Empereur à toute ingérence dans les élections et les investitures. Elle n'avait que le tort d'être impraticable : les évêques d'Allemagne furent les premiers à la repousser. Henri V n'avait paru l'accepter que pour amener Pascal à le couronner ; mais, malgré la résistance très justifiée du Pape, les scènes de violence et de meurtres qui ensanglantèrent l'église Saint-Pierre et les rues de Rome brisèrent la volonté de celui qui n'était pas le plus fort. Pascal se laissa arracher par Henri V le droit d'investir par la crosse et l'anneau.

C'était un éclatant démenti donné à la politique de combat que les papes soutenaient depuis un demi-siècle ; on cria à l'apostasie. Les clameurs d'indignation vinrent surtout de la France, où la Réforme comptait encore d'ardents prosélytes. La faiblesse de Pascal II fut condamnée sans ménagements par le fougueux abbé Geoffroi de Vendôme, par le légat Gérard d'Angoulême, par l'archevêque de Vienne, Gui, qui visait à la papauté. Elle provoqua cette virulente apostrophe de Jean, l'archevêque de Lyon : « Détestable pilote ! qui dans les temps calmes, exerces avec arrogance ton autorité et qui, dans la tempête, abandonnes le gouvernail et tous les agrès du navire. » On vit alors ce spectacle curieux : des réformistes français obligeant le Pape à désavouer ses concessions, à reconnaître sa faute. et dirigeant des conciles, comme celui de Vienne (1112) où ils usèrent contre l'Empereur et ses complices des armes spirituelles que Pascal II n'avait pas su manier assez hardiment. Les intransigeants de la Réforme n'étaient plus guidés par la Papauté : ils la remorquaient.

Néanmoins, les idées conciliantes du tiers parti français avaient fait un tel chemin qu'en 1119, l'archevêque de Vienne, élu pape sous le nom de Calixte II, après avoir montré tant d'ardeur à désavouer Pascal, s'empressa de suivre sa politique. Il entra, à son tour, dans la voie des transactions. Celle qui fut conclue en 1122, avec l'empire d'Allemagne, dans le concordat de Worms, dédoublait l'investiture et la partageait entre le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir laïque. L'Empereur investissait par le sceptre, le Pape par la crosse et l'anneau. Les deux pouvoirs n'intervenaient plus que par la présence de leurs mandataires dans l'élection des prélats, confiée désormais aux chapitres. L'œuvre de Calixte II faisait honneur à son habileté et à sa persévérance ; mais elle ne suffit pas, comme on l'a dit récemment[4], à lui assurer une place parmi les plus grands papes du Moyen âge. Si le compromis de Worms réglait la question de l'investiture, il ne résolvait pas le problème redoutable de la conciliation du pouvoir universel des papes avec les prétentions des empereurs au gouvernement de l'Europe. Il n'était, d'autre part, que la dernière et la plus solennelle application des principes posés par Ive de Chartres et son école. C'est dans les sages habitudes et les opinions conciliantes d'une partie du clergé de France qu'on alla chercher les éléments et les formules de la paix.

Cette politique d'accommodement entre l'Église et l'État était en opposition directe avec la conception radicale de la réforme. Il importe de savoir, en ce qui concerne la France, ce qu'avaient obtenu, au total, les promoteurs de l'action grégorienne, et dans quelle mesure échecs et victoires se balançaient.

On a montré que les Capétiens renonçaient aux intronisations scandaleuses et simoniaques, à l'investiture spirituelle, à l'hommage et au serment féodal des prélats. L'évêque est tenu seulement de leur prêter serment de fidélité ; cette formalité accomplie, il entre aussitôt en possession de tout le temporel du diocèse. Néanmoins la Royauté conserve toujours son droit sur l'élection : elle n'a pas été dépouillée, comme le voulaient les plus ardents des novateurs, de la collation des évêchés et de la haute propriété du domaine ecclésiastique. Il faut lui demander même son consentement, et, en temps de vacance du siège épiscopal, lui céder la régale, c'est-à-dire la jouissance des revenus diocésains. En réalité, le clergé reste uni au roi et dans une dépendance étroite de la monarchie.

Mais le clergé royal n'est qu'une petite partie de l'Église de France, où les évêchés relevant des seigneurs forment la majorité. Avant Grégoire VII, les ducs et les comtes jouissaient, dans leurs États, d'un pouvoir ecclésiastique aussi complet et souvent plus étendu que celui du souverain. L'attitude de la haute féodalité devant les revendications du parti réformiste différa suivant les régions et le tempérament des princes, et variables aussi furent les résultats obtenus. Un certain nombre de barons suivirent l'exemple du Roi, c'est-à-dire abandonnèrent l'investiture ancienne, la nomination directe aux évêchés et l'hommage féodal. D'autres allèrent jusqu'à se montrer les serviteurs particulièrement dévoués et obéissants de la Papauté : tels le duc d'Aquitaine, Gui Geoffroi, et le comte de Flandre, Robert II.

Ailleurs les résistances furent vives et de longue durée. Les comtes d'Anjou continuèrent longtemps, malgré les décrets, à donner l'investiture sous la forme primitive. La Normandie se montra encore plus réfractaire : là l'autorité féodale s'arrêtait à la réforme des mœurs et refusait de s'engager plus avant. Dans le synode normand de Lillebonne, que le duc Guillaume le Conquérant convoqua et présida lui-même (1080), il fut question de tout, sauf des investitures. En 1081, Hugue de Die et Amat d'Oloron inspectent la Normandie ; plusieurs évêques refusent de se rendre à leur convocation. En 1096, lorsque le concile de Clermont, où furent agitées à la fois les trois graves questions de la croisade, de la réforme et de la paix de Dieu, eût rendu ses décrets qu'on devait publier et exécuter dans toutes les provinces, l'archevêque de Rouen réunit les évêques de son ressort, leur fit connaître les principales décisions prises par la grande assemblée, mais se garda bien de promulguer le canon qui condamnait l'investiture. Il modifia même l'article relatif à l'hommage féodal : en interdisant cet hommage au clergé inférieur, il passa sous silence celui que les abbés et les évêques devaient au duc de Normandie.

Dans certaines régions du Midi de la France, le droit de propriété du comte ou du vicomte sur l'évêché demeura intact ; l'usage de l'hommage féodal des prélats fut conservé, et c'est à peine si, même au commencement du mie siècle, toutes les églises du Languedoc et des Pyrénées se trouveront affranchies de l'ancienne servitude. L'Église n'arrivait pas à se dégager de la Féodalité, encore moins à exercer sur les pouvoirs régionaux cette domination absolue que rêvaient les plus hardis de ses théoriciens.

La réforme des mœurs du clergé avait-elle mieux réussi ? Oui, si l'on considère le clergé supérieur, épuré, débarrassé d'une partie des éléments féodaux qui dénaturaient son caractère et son action, allégé de ses entraves temporelles les plus gênantes, recruté plus souvent qu'autrefois dans le monde monastique. L'épiscopat, sans doute, se relevait ; les prélats étaient mieux choisis par la raison que les élections ecclésiastiques étaient plus libres ; et encore venons-nous de constater que cette liberté, très limitée, n'était pas celle que le parti grégorien avait demandée. Mais le bas clergé bénéficia peu de la réforme. Moraliser la masse des prêtres de campagne, arracher aux laïques le patronage des églises rurales et la jouissance des dîmes était plus difficile que de régénérer l'épiscopat et de limiter le pouvoir ecclésiastique des hauts barons. L'entreprise effraya les novateurs les plus résolus.

Un fait significatif à cet égard se passa, en 1119, au concile de Reims, présidé par Calixte II. Le Pape avait présenté, sur la question des investitures, un canon ainsi formulé : Nous défendons absolument qu'on reçoive d'une main laïque l'investiture d'aucune église, ni d'aucun bien ecclésiastique. Dans ces termes absolus, la prohibition s'appliquait aux églises paroissiales aussi bien qu'aux évêchés et aux abbayes. À peine la lecture de l'article fut-elle achevée que des protestations très vives se firent entendre, venant d'un groupe de clercs et de la plupart des laïques qui assistaient à l'assemblée. Une discussion orageuse s'ensuivit, qui dura jusqu'à la fin du jour. Le lendemain, le Pape prononça un réquisitoire indigné contre ceux qui avaient ainsi manifesté leur opposition, les traita d'infidèles et de complices de l'esprit malin et les invita à se retirer pour laisser les vrais fidèles s'occuper de la liberté de l'Église. L'homélie fut écoutée avec recueillement : personne n'osa ouvrir la bouche. Ce qui n'empêcha pas le Pape de céder sur ce point même et de modifier le canon ainsi qu'il suit : Nous défendons expressément que l'investiture des évêchés et des abbayes soit donnée par des mains laïques. Aveu d'impuissance en ce qui concerne le bas clergé !

La réforme des mœurs du sacerdoce rural était pourtant décrétée en détail dans tous les synodes diocésains comme dans les conciles des légats. Mais prédications et prohibitions arrivaient à peine, comme un écho affaibli, aux oreilles des curés, des desservants et des chapelains. L'immoralité profonde des prêtres de campagne, tels que la dénote encore, au temps de saint Louis, le Journal des Visites de l'archevêque de Rouen, Eude Rigaud, atteste l'insuffisance des progrès accomplis.

L'œuvre grégorienne eut cependant des résultats décisifs : ce ne furent pas ceux que désiraient le plus ardemment les meilleurs esprits. Les changements effectués eurent un caractère politique autant que religieux ; quelques mots suffisent à les résumer. La réforme a porté une atteinte irrémédiable à l'ancienne hiérarchie chrétienne et donné au corps ecclésiastique un régime gouvernemental nouveau.

Il en sortit d'abord, fait de toute évidence, l'affaiblissement des métropolitains. On a montré plus haut le symptôme le plus visible de cette décadence : la fréquence croissante des confirmations et des consécrations épiscopales faites à Rome et par la main des papes. L'archiépiscopat, au lieu de rester un rouage actif et essentiel de la société religieuse, est devenu un pouvoir de surface et d'apparat. Mais l'épiscopat lui-même, que les réformistes sincères voulaient affranchir et purifier pour lui donner une forme nouvelle, s'est trouvé, après la crise, aussi amoindri qu'amélioré. Pendant que le personnel épiscopal gagnait en intelligence et en vertus, il perdait une partie de son indépendance. On le relevait devant la Féodalité pour l'abaisser devant les deux puissances directrices de la Réforme, la Papauté et les ordres religieux.

Pour mieux combattre les prélats simoniaques et concubinaires, la cour de Rome avait dû multiplier les exemptions et accélérer le mouvement qui poussait les moines à se rendre indépendants de l'évêque. L'hostilité des deux clergés se faisait jour, même au sein des conciles les plus ardents pour la Réforme. À Reims, en pleine séance publique (1119), l'archevêque de Lyon se lève avec ses suffragants et dénonce aux prélats l'abbé de Cluni qu'il accuse d'outrager son église en lui enlevant ses dîmes et en lui refusant la soumission qui lui est due. Plusieurs évêques se joignent à lui, formulent les mêmes plaintes contre la grande abbaye. Attaqué, l'abbé prend la parole pour se défendre : Notre église, dit-il, depuis sa fondation, n'a été soumise qu'à l'Église romaine. Les papes nous ont accordé des privilèges que ceux qui se plaignent voudraient abolir. Nos frères et moi ne travaillons qu'à conserver les biens du monastère, tels que saint Hugue et mes autres prédécesseurs les ont possédés. Nous ne causons aucun préjudice à personne, mais parce que nous défendons avec courage les biens que les fidèles nous ont donnés pour l'amour de Dieu, on nous appelle usurpateurs ! Au reste, pourquoi s'en mettre en peine ? Cluni est une église qui appartient spécialement au Pape, et c'est à lui à la défendre. Le Pape la défendit, en effet, et, sous la pression de son autorité, le concile maintint les privilèges monastiques qui étaient une négation formelle de l'ancien droit.

Dans les cités mêmes, sièges du pouvoir épiscopal, la Réforme favorisa les tentatives de révolte ou d'autonomie qui tendaient partout à le diminuer. Les chapitres cathédraux, ou corps de chanoines affectés au service de l'église principale, en profitèrent pour opposer leur juridiction à celle de l'évêque et empiéter sur ses prérogatives. Là où la guerre était déclarée aux prélats schismatiques, les papes réformateurs appuyaient les chanoines et, inconsciemment ou non, les aidaient à se constituer en corps privilégiés vivant de leur vie propre, affectant de ne reconnaître au-dessus d'eux que l'autorité de la cour de Rome. D'autres adversaires de l'épiscopat, les bourgeois et les petits nobles habitant la cité, gagnèrent beaucoup de leur côté à ces changements fréquents d'évêques et au désordre qui en résultait. Ils y trouvaient le moyen d'imposer leurs conditions à l'évêché, d'en obtenir l'adoucissement de leurs charges, et même de conquérir la liberté. À Cambrai, à Beauvais, à Reims (1080), à Thérouanne (1082), l'agitation réformiste tourna au profit du mouvement d'émancipation populaire, qui aboutit lui-même plus tard à la commune. Certes, Grégoire VII et ses successeurs n'ont pas cherché, par système, à développer l'esprit d'insoumission dans les bourgeoisies, pour venir plus facilement à bout de l'épiscopat. Ceux qui ont fait de Grégoire un démocrate, parce que sa correspondance offre quelques phrases pleines d'un mépris superbe pour les puissances monarchiques et féodales, ou empreintes de compassion pour les petits et les humbles, se sont singulièrement mépris. Mais il est hors de doute que les promoteurs de la Réforme, troublant profondément les situations établies, ont préparé les voies à l'affranchissement des villes, pour qui l'évêque était à la fois le maitre et l'ennemi.

C'est la monarchie des évêques de Rome qui recueillit naturellement le bénéfice des atteintes portées au principe aristocratique que les hautes prélatures représentaient dans l'Église. Tout concourait, sans doute, depuis longtemps, dans l'histoire du monde et de la société religieuse, à soumettre l'Occident à cette haute souveraineté qui prendra, vers la fin du XIIe siècle, la forme d'une véritable autocratie spirituelle. Mais Grégoire VII et ses successeurs, leurs moines et leurs légats, en attirant à eux, pour combattre la Féodalité, toutes les forces vives du grand corps ecclésiastique, en tendant avec violence tous les ressorts de cet organisme, en ont changé la constitution et l'ont changée à leur profit. De tous les résultats de la Réforme, le plus frappant, le plus complet, le plus indiscutable, c'est l'avènement de la théocratie.

 

 

 



[1] OUTRAGES À CONSULTER. Imbard de la Tour, Les Élections épiscopales en France du IXe au XIIe siècle, 1890. Becquete, La Cour de Rome et l'esprit de réforme avant Luther, t. I, 180. A. Gauchie, La Querelle des investitures dans les diocèses de Liège et de Cambrai, 1re partie, 1890. Will, Der Anfang der Restauration der Kirche, 1859-1864. Bröcking, Die französische Politik Papal Leo's IX, 1891. Auerbach, Die französische Politik der päpastlichen Kurie vom Tode Leo's IX. bis zum Regierungsantritt Alexanders II, 1893. Mirbt, Die Publizistik im Zeitalter Gregors VII, 1894.

[2] OUVRAGES À CONSULTER. Mervs, Zur Legation des Bischofs Hugo von Die unter Gregor VII, 1897. Compain, Étude sur Geoffroy de Vendôme, 1891. Wiedemann, Gregor VII and Erzbischof Manassès I von Reims, ein Beitrag Geschichte des franzœsischen Kirchenpolitik des Papales Grégor VII, 1885. Giry, Grégoire VII et les évêques de Thérouanne, dans la Revue historique, 1876. Gfrörer, Papst Gregorius VII und sein Zeitalter, 1859-1861. Delarc, Saint Grégoire VII et la réforme de l'Église au XIe siècle, 1892. Martens, Gregor VII, sein Leben und Wirken, 1895.

[3] OUVRAGES À CONSULTER. Esmein, La question des Investitures dans les lettres d'Ive de Chartres, 1889. Sieber, Bischof Ivo von Chartres und seine Stellung za den kirchen-politischen Fragen seiner Zeit, 1885. W. Schum, Die Politik Papsi Paschals II gegen Kaiser Henrich V, im Jahr 1112, avec un appendice sur le rôle joué par l'abbé Geoffroi de Vendôme dans la querelle des investitures, 1877. U. Robert, Histoire du pape Calixte II, 1891.

[4] Ulysse Robert, Histoire du pape Calixte II, p. 150.