HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME — LES PREMIERS CAPÉTIENS (987-1137).

LIVRE PREMIER. — LA FÉODALITÉ ET L'ÉGLISE (XIe SIÈCLE).

CHAPITRE IV. — L'ÉGLISE.

 

 

I. — LES ÉVÊQUES[1].

L'HISTOIRE de l'Église française, au début du XIIIe siècle, est surtout celle de l'épiscopat, organe essentiel du sacerdoce, ressort principal du gouvernement chrétien. Mais les évêques n'ont plus le même pouvoir ni le même prestige qu'autrefois. Les prétentions des papes et les tentatives d'autonomie des moines ont déjà diminué leur autorité spirituelle. Plus dangereux pour eux a été le changement même que l'ordre social a subi du fait de la féodalité.

Devenus grands propriétaires et seigneurs, ils se sont laissés envahir par l'esprit du nouveau régime. Les mœurs et les habitudes des nobles ont exercé sur eux l'action la plus dissolvante, la plus contraire à la nature et aux intérêts de leur fonction. Cette décadence de l'épiscopat ne se présente pas, il est vrai, dans toutes les provinces, sous une apparence identique. Ici l'évêque se distingue à peine d'un baron ; là, il a pu conserver quelque chose de son caractère spirituel, de son indépendance et de sa dignité. Il semble bien pourtant que, par la faute des circonstances, le nombre des mauvais prélats dépasse alors, de beaucoup, celui des bons. Le danger qui menace l'épiscopat est visible ; aussi à Rome, comme dans certains monastères, un courant d'opinion s'est formé depuis longtemps, qui entraîne le monde chrétien à une réforme de l'Église. Arracher les évêques aux intérêts temporels qui les absorbent, aux habitudes féodales qui les avilissent ; empêcher le Clergé d'en venir à se séculariser lui-même, tel est le vœu général des partisans du progrès religieux. Cette grave question ne sera vraiment résolue que dans la seconde moitié du XIe siècle, par l'union intime des congrégations monastiques avec la papauté ; mais elle s'agitait bien auparavant dans les consciences ! Elle plane au-dessus de l'Église, influe sur ses pensées, sur ses actes et deviendra peu à peu la préoccupation unique de tous les esprits éclairés.

A l'époque carolingienne, le roi des Francs nommait les évêques, et le palais régissait l'Église. A l'époque féodale, le Capétien n'a gardé son autorité sur les évêques que dans les provinces ecclésiastiques de Sens, de Reims, de Lyon, de Tours et de Bourges. Partout ailleurs, en Normandie, en Bretagne, en Aquitaine, en Gascogne, en Languedoc, le duc ou le comte s'est substitué au Roi. Comme le Roi, il choisit l'évêque ; il lui confirme par l'anneau et la crosse, insignes de sa fonction spirituelle, la juridiction et le gouvernement du diocèse. L'évêque élu lui fait hommage. L'évêché par là se transforme en fief et le prélat en feudataire, soumis à toutes les obligations des vassaux. A sa mort, et pendant tout le temps de la vacance du siège, le duc ou le comte nomme aux bénéfices inférieurs et, en vertu du droit de régale, jouit des revenus épiscopaux. C'est ainsi que l'ordre traditionnel a été brisé et que l'Église est entrée dans la Féodalité.

L'ancien droit attribuait aux fidèles et aux clercs le pouvoir d'élire l'évêque. Ce sont maintenant les puissances féodales qui imposent au peuple et au clergé diocésains des candidats souvent peu recommandables, qu'ils repoussent ou n'acceptent que par force. A peine reste-t-il un semblant de consultation électorale. Encore le Roi ou le duc ne se donne-t-il pas toujours la peine de jouer cette comédie.

En 1081, l'évêché du Mans devint vacant par la mort de l'évêque Arnaud. L'élection appartenait au comte du Maine, duc de Normandie, Guillaume le Conquérant. Celui-ci fait venir un de ses chapelains, Samson de Bayeux et lui dit : L'église du Mans est veuve de son pasteur. Par la permission divine, je veux t'y installer et te donner le gouvernement pontifical, à toi que j'ai aimé et nourri dès ton enfance et que je désire élever au rang des plus grands de cet État. Le clerc refuse cet honneur dont il se déclare indigne. Guillaume insiste : J'ai pourtant pris à ton égard une décision ferme et je ne changerai pas de volonté que tu ne reçoives cet évêché ou ne me désignes quelqu'un qui l'accepte à ta place. Samson indique aussitôt un clerc de la chapelle ducale et engage le maitre à lui donner la fonction. Le duc fait alors appeler ce clerc, de petite naissance et d'extérieur modeste. Il l'examine et, après avoir hésité un peu, lui confère l'évêché. Quelle indépendance pouvait montrer à l'égard du pouvoir laïque l'évêque arrivé par cette voie ? Encore fallait-il que l'Église se déclarât satisfaite, si le seigneur, en désignant le clerc qui lui plaisait, se préoccupait quelque peu des aptitudes et du mérite. Il arrivait souvent que l'appui prêté à un candidat ou la nomination d'office n'était que le résultat d'un marché. L'évêché n'était pas donné, mais vendu.

Dans la France du ne siècle, comme partout alors, la simonie est passée dans les mœurs. Les seigneurs de certaines régions du Midi considèrent même le pouvoir de nommer l'évêque comme un droit lucratif, attaché au fief ou au patrimoine seigneurial, aussi légitime que celui qu'on prélève sur les marchandises ou sur les récoltes. C'est une propriété qu'on peut transmettre par héritage, vendre, engager, donner, aliéner de toutes façons. Tantôt l'aîné de la maison est seul à en jouir, tantôt la famille entière l'exerce par indivis et s'en partage le bénéfice. Rien n'empêche de le constituer en dot : on a vu des femmes posséder l'évêché, désigner le titulaire, et céder la fonction au plus offrant. Ce sont là, il est vrai, des exceptions. Mais brutale ou dissimulée, la simonie existait et prenait mille formes. En 1049, au concile de Reims, on accuse un évêque de Nevers d'avoir usé de procédés simoniaques. Il avoue que ses parents ont dépensé de grosses sommes pour le faire nommer, mais déclare qu'il n'en savait rien. L'évêque de Coutances reconnaît qu'un de ses frères a acheté pour lui l'épiscopat, mais ajoute aussi qu'il ignorait l'opération. Ayant appris ce qui s'était passé, il a voulu s'enfuir pour ne pas être criminel ; mais son frère l'a saisi de force et l'a fait ordonner malgré lui. L'évêque de Nantes avoue, devant le concile, qu'il a distribué beaucoup d'argent pour remplacer son prédécesseur. Plus tard, sous le règne de Philippe Ier, l'évêque de Noyon, menacé d'une enquête publique, confesse, lui aussi, avoir acheté sa fonction.

A la cour de France, la vente se fait cyniquement, au grand jour. La reine Bertrade, criblée de dettes, attend, pour désintéresser ses créanciers, qu'on ait pourvu à certain siège épiscopal. Un naïf, l'abbé de Bourgueil, Baudri, l'historien poète, arrive près du Roi, les mains vides, pour demander cet évêché. Il s'étonne de n'être pas admis, tandis qu'on reçoit son compétiteur, dont la bourse bien garnie garantit le succès. S'il faut en croire Ive de Chartres, Philippe Ier aurait accueilli les plaintes de l'abbé par ce mot admirable : Attendez que j'aie fait mon profit avec celui-ci ; vous tâcherez ensuite de le faire déposer comme simoniaque, et nous verrons alors à vous contenter.

L'élection de Guifred de Cerdagne comme archevêque de Narbonne, coûta 100.000 sous d'or. En 1038, à Albi, les vicomtes Bernard et Frotaire disposent de l'évêché pour une somme moins considérable, sans même attendre que l'évêque soit mort. Le contrat de vente est des plus curieux. Nous donnons cet évêché pour le moment où mourra l'évêque Amelius, de façon que Guillaume (l'acquéreur) le possède sa vie durant, soit qu'il se fasse sacrer, soit qu'il fasse sacrer un autre à sa place. Peu importe aux vendeurs que l'acheteur jouisse personnellement ou non de la crosse et de la mitre : l'essentiel, pour eux, est d'être payés. Aussi prennent-ils leurs précautions. Ils retiendront en gage, jusqu'à solde complète de la somme convenue, la moitié du domaine de l'évêché. Quand Guillaume aura tout payé, il rentrera en possession de toute la seigneurie. Que devient, dans cette transaction commerciale, le caractère spirituel de l'épiscopat ?

La plupart de ces acheteurs d'évêché sont des fils de familles nobles, des cadets de grandes maisons seigneuriales. Mais la vente n'est pas toujours nécessaire. Si le candidat a pour père ou pour proche parent le comte ou le duc qui commande la province, il peut arriver au but sans bourse délier. Un certain nombre de barons ont réussi, en effet, à mettre l'évêché dans leur famille ; ils en ont fait une sorte d'apanage réservé à leurs fils puinés, parfois à leurs bâtards. Accaparant entre leurs mains le pouvoir laïque et le pouvoir ecclésiastique de la région, ils ont trouvé une étrange manière de simplifier les relations du temporel et du spirituel. Telle fut la politique suivie par les hauts seigneurs du Languedoc et de la Gascogne, par les vicomtes de Limoges, par les comtes de Bretagne, par les ducs de Normandie. Ces derniers surtout l'ont pratiquée en grand avec un parfait dédain des prescriptions canoniques. Le duc Richard Ier fait de son fils Robert un archevêque de Rouen, de son neveu Hugue un évêque de Bayeux, de son autre neveu Jean, un évêque d'Avranches, de son petit-fils Hugue, un évêque de Lisieux. Le duc Richard II donne l'archevêché de Rouen à son fils Mauger ; Guillaume le Conquérant, l'évêché de Bayeux à son frère utérin, Odon. Pour ces évêchés patrimoniaux que le père réserve et lègue à ses fils, peu importe que le titulaire ait l'âge légal. Mauger, l'archevêque de Rouen, atteint à peine l'adolescence. Guifred de Cerdagne est archevêque de Narbonne à dix ans. Il suffit que le jeune baron soit voué aux ordres. Il exercera sa fonction quand il pourra, comme il pourra. En attendant, le père ou le tuteur administre l'évêché et en touche les revenus.

Tout naturellement, les évêques, de leur côté, essayeront de transmettre leur fonction et leur domaine à des parents ou même à des héritiers directs : car les mœurs de l'époque permettaient le mariage des clercs, et les prélats eux-mêmes avaient quelquefois femme et enfants. Des dynasties d'évêques se perpétuaient sur un même siège ; l'épiscopat se transformait en caste. En Bretagne, au début du Xe siècle, un comte de Cornouailles, Benoît, réunit à son comté l'évêché de Quimper. Il meurt en 1026 et laisse l'évêché à son fils Orscand. Ce dernier se marie à son tour, et son fils aîné, Benoît, lui succède dans la dignité épiscopale. Comté et évêché se confondent et ne forment plus qu'une même seigneurie. En 1049, l'évêque de Nantes, Budic, avoue publiquement que son père, Gautier, avait été évêque avant lui et que lui-même fut investi de la prélature lorsque son père vivait encore. L'épiscopat héréditaire en arrivait à employer le même procédé que la féodalité laïque : l'association anticipée du successeur[2]. En Gascogne, à la fin du Xe siècle et au commencement du XIe, un baron issu de la famille ducale possédait non pas un évêché, mais huit sièges épiscopaux et les transmit à son héritier. Aucune atteinte plus grave ne pouvait être portée à la loi ecclésiastique, aux anciennes traditions, à l'ordre établi.

Ces barons, métamorphosés en prélats, gardent sous la mitre le tempérament batailleur, l'instinct de cupidité, les appétits matériels de leurs congénères. La plupart n'ont qu'un souci : exploiter leur évêché et pressurer leurs diocésains. De ces évêques féodaux, Guifred de Cerdagne est le type accompli. Archevêque de Narbonne pendant plus d'un demi-siècle (1016-1079), il a toujours traité sa province en pays conquis. Il vend aux laïques les châteaux, les villas, les terres, les droits de l'archevêché et même les propriétés du chapitre cathédral, qui ne lui appartiennent pas. Il a un frère, Guillaume, qu'il voudrait bien faire évêque, car il trouve que le métier est bon. Il achète très cher pour lui l'évêché d'Urgel, qu'il paye en vendant les tableaux, les croix, les reliquaires d'or et d'argent, les patènes, les calices de ses propres églises. A qui les vend-il ? A des juifs, et, quand les juifs ne se présentent pas, à des Espagnols. Les clercs de son diocèse, appauvris par ses exactions, sont presque réduits à la mendicité. Tout, pour Guifred, est objet de lucre : fautes commises par les infracteurs de la paix de Dieu, ordination des clercs et des évêques, justice, devoirs féodaux, rien n'échappe. Cet évêque extraordinaire, qui avait acheté son église en bloc et la revendait tous les jours en détail, préside, solennellement et sans rire, des synodes où l'on flétrit la simonie.

Devant le concile de Reims et le pape Léon IX, comparut, en 1049, parmi d'autres prélats incriminés, Hugue Ier de Breteuil, évêque de Langres. Le diacre de l'Église romaine, qui jouait dans l'assemblée le rôle de ministère public, l'accusa d'avoir acheté sa crosse, vendu les ordres sacerdotaux, versé le sang dans les guerres et commis plusieurs homicides, de s'être arrogé des droits matrimoniaux sur des personnes mariées, d'avoir été, non le pasteur, mais le tyran des clercs de son diocèse. Le réquisitoire s'appuyait sur des témoignages précis. Un prêtre se présente et affirme que, lorsqu'il était encore laïque, Hugue de Breteuil, déjà évêque, lui a enlevé sa femme et en a fait ensuite une religieuse. Un autre clerc dépose, sous serment, que l'évêque l'a livré à ses complices, qui l'ont tourmenté, pour lui arracher une somme de dix livres, jusqu'à enfoncer des clous très pointus dans les parties les plus délicates de son corps. Sans se démonter, l'évêque de Langres, tirant à part les archevêques de Besançon et de Lyon, les prie de vouloir lui servir de caution. L'archevêque de Besançon consent à plaider sa cause devant le concile, mais à peine a-t-il commencé que, pris d'un enrouement, il devient tout à coup aphone. Le moine qui raconte ces faits suppose que saint Remi lui-même, dont les reliques étaient présentes, a privé miraculeusement de la parole un fidèle pour l'empêcher de défendre un scélérat. L'archevêque de Lyon voyant que son collègue ne peut prononcer un seul mot, se lève à son tour et déclare que l'évêque de Langres avoue avoir vendu les ordres et extorqué les dix livres, mais se refuse à confesser qu'il ait fait mettre la victime à la torture et repousse les autres accusations. Comme la nuit approchait, le pape remet l'affaire au jour suivant. Le lendemain on constate avec surprise que l'accusé n'a pas reparu. Deux évêques vont le chercher et reviennent sans lui. Redoutant un débat public sur ses crimes, Hugue de Breteuil avait pris la fuite. L'assemblée entière prononça sur-le-champ contre le coupable la sentence d'excommunication.

De ces évêques immoraux du XIe siècle, la galerie serait longue à parcourir. Il est vrai que la plupart des chroniques, recueils de faits divers, révèlent plutôt les mauvais côtés des institutions et des hommes. Les gens vertueux n'ont pas d'histoire. Sur ce fond de prélats simoniaques, issus d'une origine viciée et vivant selon leur origine, se détachent quelques figures respectables. On connaîtrait peu, sans doute, ces derniers évêques, s'ils s'étaient contentés de ne pas donner prise au scandale et de remplir honorablement leur tâche. Mais la place qu'ils ont tenue dans la littérature ou la politique les a signalés à l'attention des contemporains.

Fulbert de Chartres (1007-1029), le plus célèbre de tous, était un disciple de Gerbert et un étudiant de la grande école de Reims. A la fois grammairien, dialecticien, rhéteur, épistolier, poète latin, cosmographe, mathématicien, canoniste, médecin même, il embrassa et enseigna toutes les connaissances de son temps. On peut croire que ce savoir encyclopédique n'était pas très profond et que ses admirateurs l'ont exagéré, comme d'autres ont grandi la science de Gerbert. Il avait, du moins, au plus haut degré, le don et l'amour de l'enseignement ; même devenu évêque, il ne renonça pas au professorat. Chef de l'école de Chartres, il forma un grand nombre d'hommes distingués, fournissant d'écolâtres, d'archidiacres, de doyens de cathédrales et même d'évêques, les églises de France et des pays voisins. Ce professeur était adoré de ses élèves qui l'appelaient volontiers leur Socrate. Il leur communiquait la science dans les promenades familières qu'il faisait avec eux autour de la cathédrale et prenait sur ces jeunes esprits une influence sans limites. Sa réputation le mit en rapport avec tous les grands personnages du temps, même avec le roi de Hongrie, Étienne Ier. Un de ses correspondants habituels, le duc d'Aquitaine, Guillaume V, essaya vainement, par tous les moyens, de l'attirer à Poitiers, pour donner par là un lustre incomparable à son école de Saint-Hilaire.

D'une santé débile, affligé des maladies les plus diverses, Fulbert aurait dû vivre en homme de paix, voué aux occupations de l'esprit et aux choses de Dieu. Une légende le représente miraculeusement sauvé d'un mal affreux par quelques gouttes de lait que la Vierge Marie, entrant dans sa chambre de malade, et lui donnant le sein comme à un enfant, aurait déposées sur sa langue. Ce vertueux personnage s'est trouvé mêlé plus que personne aux affaires terrestres et plongé, malgré lui, dans le tourbillon de la vie militante. Chef d'un diocèse important, voisin de Paris, il fut l'homme de confiance du roi Robert, qui l'employa souvent, dans les moments de crise, pour se dispenser d'agir par lui-même. Son existence agitée, nullement conforme à ses goûts, fut une lutte continuelle. A Chartres, il se débat contre la petite féodalité, toujours prompte à piller les propriétés de l'évêché. Hors de son diocèse, il intervient journellement dans les démêlés des comtes d'Anjou, des comtes de Blois, des ducs d'Aquitaine, et s'efforce de maintenir la paix générale, arbitre toujours écouté avec respect, rarement obéi. Soutien de la couronne capétienne, il travaille à protéger celui qui la porte non seulement contre ses ennemis extérieurs, mais contre ses propres défaillances, mission ingrate dans laquelle il ne réussit qu'à moitié. Il eut le malheur de vivre dans une des périodes les plus troublées de l'histoire de France ; au moins a-t-il fait tout son devoir et donné à son siècle l'exemple de la moralité. Bien que l'Église ne l'ait jamais canonisé, ni même béatifié, le peuple le regardait comme un saint[3].

Une grave question s'agitait alors dans l'Église et commençait à diviser les meilleurs esprits. Quels devaient être les rapports de l'épiscopat avec le Saint-Siège ? Les évêques étaient-ils tenus à une soumission absolue envers la puissance romaine ? Devaient-ils accepter toutes les nouveautés prêchées par le parti qui voulait la monarchie des papes et la réforme profonde du clergé dans sa discipline et dans ses mœurs ? Ou bien était-il permis de rester fidèle aux traditions comme aux intérêts particuliers du corps épiscopal, et de demander le maintien rigoureux de l'ancienne hiérarchie ? Devant ce problème, vital pour l'Église, les prélats français s'étaient partagés.

A la tête des conservateurs apparaît Arnoul d'Orléans (972-1003), nature vigoureuse, homme d'autorité et politique militant. Toute sa vie se passa à défendre ses droits d'évêque contre les rébellions des abbayes, ses droits de propriétaire contre les usurpations de la noblesse locale et l'indépendance du clergé français contre les papes. Conseiller intime et ami de Hugue Capet, il fut de ceux qui l'aidèrent avec le plus de dévouement à se mettre en possession de la couronne et à conserver intact le pouvoir enlevé au dernier Carolingien. Plus ardemment que personne il soutint la Royauté nouvelle dans ce concile de Saint-Basle, où se débattit le procès de l'archevêque de Reims, Arnoul, accusé d'avoir trahi le Capétien et livré Reims à Charles de Lorraine (991).

La question de fait ne soulevait aucune difficulté : le crime était patent, l'inculpé avait tout avoué. Mais il s'agissait de savoir si les évêques de France avaient le droit de juger un de leurs collègues et de le condamner à la perte de sa fonction, ou si un évêque ne pouvait être traduit que devant le pontife siégeant à Rome ou devant un concile présidé par les délégués du Saint-Siège. Ce qui était en jeu à Saint-Basle, c'était l'autorité des conciles nationaux et la liberté de l'épiscopat. Arnoul plaida la cause française, l'abbé de Fleuri, Abbon, la cause ultramontaine ; deux avocats dignes l'un et l'autre de leur mission. Le discours de l'évêque d'Orléans est un acte de hardiesse incontestable, car il y fait le procès de la Papauté, mais sans parti pris d'agression. Sa philippique s'attaque moins à l'institution qu'aux personnes. Il flagelle les papes féodaux du Xe siècle, les Jean XII et les Boniface VII, ces hommes de sang et de boue, les protégés des courtisanes et des brigands de la Campagne romaine. Il a bien le droit de se demander si c'est à de pareils monstres que sont obligés de se soumettre tant d'évêques connus du monde entier par leur savoir et leurs vertus.

Quand l'évêque d'Orléans entre au vif de la question spéciale, il la résout avec une timidité qui étonne. Il n'ose pas établir, en principe, que le jugement d'un évêque coupable appartient à ses confrères assemblés sans le concours et l'approbation du Saint-Siège. Il se contente de montrer qu'en fait de pareils jugements ont déjà été rendus et que les papes n'ont pas infligé de blâme aux évêques qui les avaient prononcés. Il invoque même, pour justifier l'initiative prise à Saint-Basle, des circonstances atténuantes, rappelant que Hugue Capet et son clergé, avant de se réunir, avaient prié le pape Jean XV de donner son avis et qu'ils ne se sont résolus à faire office de juges qu'en désespoir d'obtenir de lui une décision. Pourquoi cet excès de prudence ? C'est qu'Arnoul est embarrassé par les fausses décrétales, ce recueil de documents apocryphes, fabriqués par un clerc du Mans au temps de Charles le Chauve, dans l'intérêt de la Papauté. Il y croit, comme tous les fidèles, et serait fort en peine d'en prouver la non authenticité. Il se heurte surtout à la prétendue lettre du pape Damase, qui décide que les causes des évêques et toutes les affaires ecclésiastiques de quelque importance devront être déférées en cour de Rome et jugées par la Papauté.

Telles sont les conditions dans lesquelles s'est produite cette manifestation d'opposition gallicane, dont beaucoup d'historiens ont exagéré l'audace et la portée, car Arnoul n'était pas l'ennemi des papes et le discours de 991 n'annonce que de fort loin la Pragmatique Sanction et les décrets du concile de Bâle. Mais cette plaidoirie, toute de circonstance, a eu plein succès. Hugue Capet et ses évêques ont jugé, condamné et destitué l'archevêque de Reims, au profit de Gerbert, qui le remplaça. Lorsque Robert le Pieux, réagissant contre la politique de son père, laissa la Papauté replacer sur le siège de Reims celui qui en avait été chassé, l'évêque d'Orléans, plus royaliste que le Roi, continua à soutenir Gerbert et mourut fidèle à ses opinions.

Fortifiée par de tels exemples, l'opposition épiscopale, n'osant pas toujours s'attaquer au Pape, s'en prenait à ses envoyés, aux légats, qu'elle accusait d'excéder leurs droits. Ce ne fut pas sans de vives résistances que Foulque Nerra fit dédier, en 1012, son église abbatiale de Beaulieu, par un représentant du pape Sergius V. Les évêques français, scandalisés, reprochèrent ouvertement à la cour de Rome de s'être laissée corrompre et d'avoir violé les canons. Tous eurent horreur de voir un homme, appelé à gouverner la ville des apôtres, fouler aux pieds les lois canoniques, lorsqu'un usage, fondé sur les autorités les plus anciennes et les plus nombreuses, interdit aux évêques le droit d'exercer leur ministère dans le diocèse d'un autre, à moins d'y être autorisés par leur collègue. Qui soutient ainsi contre Rome les prérogatives de l'épiscopat ? Il est curieux que ce soit un moine, le chroniqueur Raoul Glaber.

Plus hardi encore fut l'évêque d'Angers, Eusèbe Brunon (1047-1081), qui défendit contre la Papauté, avec une singulière vivacité d'allures, la politique religieuse de son suzerain, le comte d'Anjou, Geoffroi-Martel. En 1050, Léon IX avait frappé d'interdit toutes les possessions de ce haut baron. Eusèbe, envoyé à Rome pour obtenir le retrait de la sentence, ne put arracher au Pape que des concessions dérisoires. Il écrivit alors à l'archevêque de Tours une lettre des plus énergiques. Après toutes ces démarches, dit-il, j'ai encore, mais en vain, envoyé des messagers à Rome. Il m'a fallu constater que les dernières résolutions du Saint-Siège étaient pires que les premières. Qu'est-ce donc que le Pape veut que je fasse ? De quel côté pense-t-il que je me tournerai ? S'imagine-t-il que j'ignore que nous avons un pontife suprême, ce juste Jésus qui domine tout, et en dehors et au-dessus duquel je ne dois rien au siège apostolique ? Je sais très bien que le serviteur est au-dessous du maitre, et que ce qui m'est permis par le Christ, du moment que je suis son serviteur, ne peut, en aucune façon, m'être défendu par le Pape. Me croit-il assez aveugle pour ne pas voir que l'obéissance n'est pas due dans les choses qui ne sont pas de Dieu, quand même l'ordre serait donné par un ange descendu du ciel ? Celui qui obéit au prophète, malgré le précepte divin, ressentit les morsures du lion.

Cet évêque, qui avait l'audace d'en appeler du Pape au Christ, ne craignit pas non plus de justifier Bérenger de Tours, condamné par plusieurs conciles. Les amis du pape Léon IX ont accusé Eusèbe Brunon de partager les opinions de l'hérésiarque. Rien ne le prouve. Il était surtout coupable, à leurs yeux, de personnifier l'indépendance de l'épiscopat et de s'être associé au pouvoir civil pour résister aux ordres de Rome. Mais cette dernière protestation d'une liberté à son déclin resta isolée et sans écho.

Rien ne pouvait empêcher les papes de fonder leur monarchie universelle sur la soumission des consciences chrétiennes et des églises. Tout le Moyen âge tendait à cette fin. Depuis l'époque carolingienne, la papauté ébranlait l'aristocratie épiscopale, par en haut, en ruinant le pouvoir des métropolitains, et, par en bas, en favorisant les tentatives d'indépendance des chapitres et des abbayes. L'exemption était le procédé habituel qui enlevait les chanoines et les moines à l'obédience de l'évêque et les plaçait dans la sujétion immédiate de saint Pierre et de ses représentants. Non pas qu'on puisse accuser ceux-ci d'avoir prémédité un plan de combat contre les chefs des diocèses. Mais à la diminution graduelle de l'autorité épiscopale correspondait, par la force des choses, un accroissement continu des prérogatives du Saint-Siège. Le clergé de France, à quelques exceptions près, cédait à l'irrésistible évolution qui concentrait à Rome toutes les pensées et toutes les énergies du monde religieux.

 

II. — LE CLERGÉ MONASTIQUE ET SON CONFLIT AVEC L'ÉPISCOPAT[4].

SI l'épiscopat était divisé sur la question de ses rapports avec le  Saint-Siège, le monde monastique, en grande majorité, était Ultramontain. La France du XIIIe siècle fut donc le théâtre d'un conflit prononcé et des plus vifs entre les évêques et les abbayes.

La dissidence entre les deux clergés, le séculier et le régulier, n'était qu'une des formes d'un antagonisme aussi ancien que leur existence. Elle résultait non seulement des différences qui les séparaient, mais aussi de la concurrence des intérêts temporels. Entre les deux grandes fractions de la société ecclésiastique, la générosité des fidèles avait dû se partager. Les églises cathédrales n'étaient plus seules à attirer la terre ou l'argent des donateurs. Les abbayes s'enrichirent même plus vite que les évêchés, lorsque s'accrédita l'idée que les moines représentaient un idéal de vie chrétienne supérieur, une conception religieuse plus pure et plus détachée des passions terrestres.

Dans le démêlé qui mettait le clerc aux prises avec le moine, la question de droit est difficile à résoudre. L'évêque étant régulièrement investi du pouvoir spirituel, illimité, sur toute l'étendue de son ressort, la dépendance des abbayes était légale et canonique. En plaçant le moine hors du diocèse, dans une condition exceptionnelle, on violait la loi et la hiérarchie. Aux bulles pontificales qui limitaient leur autorité, les évêques pouvaient opposer le cas de légitime défense et maintenir leurs prérogatives sans sortir du droit. D'autre part, comment ne pas reconnaître que certaines revendications des moines étaient fondées, et que lorsqu'ils demandaient, par exemple, une part sur les dîmes du diocèse, leur exigence n'avait rien de déraisonnable ni de contraire à la justice ? Nombre de monastères et de prieurés s'étaient chargés, dès cette époque, du service religieux dans les campagnes. Si l'on partage les biens temporels, disait l'abbé de Fleuri, Abbon, ils doivent servir à récompenser ceux qui supportent, jour et nuit, le poids du sacerdoce dans les églises.

L'exemption monastique, elle-même, trouvait, à la rigueur, son excuse dans la situation nouvelle de l'épiscopat. Avant l'âge féodal, tant que les évêques conservèrent leur puissance entière et gouvernèrent la société par leurs synodes, ils eurent la force de maintenir sous leur dépendance les abbayes et ceux qui les dirigeaient. Entre le clerc et le moine, une harmonie relative avait pu subsister. Tout changea dès que le régime féodal eût prévalu. La plupart des évêques devinrent de vrais barons, soucieux avant tout d'intérêts temporels, visant à transformer leur pouvoir en suzeraineté et à exiger des monastères, aussi bien que des chapitres, un service ordinaire de vasselage. L'épiscopat que les moines avaient devant eux n'était plus celui de la primitive église, mais une puissance bâtarde, où le temporel semblait vouloir dominer et annuler le spirituel. Ils devaient rester des diocésains obéissants, mais ne pouvaient ni ne voulaient devenir des vassaux. Peut-être la rupture radicale avec l'évêché leur fut-elle imposée comme une nécessité de fait, devant laquelle s'inclinèrent la tradition et la loi. A mesure que le clerc s'enfonçait dans le siècle, le moine, par esprit de réaction, redoubla d'efforts pour en sortir. Le dissentiment dégénéra en lutte ouverte. On se battit sur tous les terrains.

Au temporel, les abbés refusèrent de reconnaître la suzeraineté de l'évêque, de lui payer des redevances qui avaient trop l'air d'un service de fief, et de subir la lourde dépense de l'hospitalité forcée, du gîte et de la procuration. Ils voulurent leur part des dîmes ecclésiastiques dont les clercs prétendaient garder le monopole. Au spirituel, ils cherchèrent tous les moyens d'échapper à l'obédience du chef du diocèse. Ils protestaient contre son droit de visite, de correction, d'excommunication, essayaient de lui interdire l'entrée des bâtiments claustraux, déclaraient ne vouloir recourir à son office que dans les cas de nécessité absolue. De pareilles prétentions, contraires à l'ordre traditionnel, auraient pu rester aussi vaines qu'elles étaient peu légales, si elles n'eussent trouvé un appui dans la politique des papes et dans celle des rois.

Les abbayes exemptes, mises sous la protection de saint Pierre, payant un cens à Rome, affranchies de toute obligation matérielle envers le chef du diocèse, passèrent assez vite de la liberté temporelle, qui seule leur fut d'abord attribuée, à la liberté religieuse, que l'ancienne loi de l'Église ne permettait pas. Comme elles ne pouvaient se priver complètement du ministère épiscopal, elles en arrivèrent à cette étrange situation de réclamer et d'accepter les services de tout autre prélat que leur diocésain. Elles excluaient impitoyablement leur chef naturel pour laisser entrer l'évêque d'à côté, ou l'étranger que Rome déléguait. De là de nombreux conflits, d'interminables procès qui relevaient presque toujours de la juridiction du Pape. On devine que le juge, le plus souvent, donna tort à l'épiscopat.

Au commencement du XIe siècle, le roi Capétien croyait, lui aussi, à la supériorité religieuse du moine : il admirait les efforts de certains religieux, notamment des abbés de Cluni, pour introduire dans les cloîtres l'ordre, la régularité, la perfection de la vie chrétienne ; il était donc fortement tenté de favoriser les monastères et d'y grandir le pouvoir de l'abbé en l'émancipant. Dans les cités de son domaine, son autorité se heurtait à celle de l'évêque, tandis qu'elle avait moins à redouter la concurrence des chefs d'abbaye. Sous Robert le Pieux, la Royauté se fit ouvertement l'auxiliaire des moines et se plut à les défendre contre leurs ennemis. Le corps épiscopal se plaignit de cette partialité, avec une amertume dont témoigne le poème satirique écrit par l'évêque de Laon, Ascelin ou Adalbéron.

Adalbéron reproche au souverain de prendre systématiquement ses évêques parmi les gens de basse naissance, rustres, grossiers, paresseux, difformes, abreuvés de honte. — Qu'ils soient, dit-il, au gré du pouvoir absolu, comblés de richesses, couverts de pierres précieuses, coiffés de mitres splendides. Quant aux évêques, ces gardiens de la tradition, les voilà contraints de garder le froc ; qu'ils aillent dire les oraisons, s'incliner, observer le silence monastique, et baisser le front ; qu'ils aillent, ces ministres dépossédés, suivre sans fin la charrue, l'aiguillon à la main, en chantant les chants d'exil de notre premier père. Une place de prélat se trouve vacante : vite, qu'on y consacre un pâtre, un marinier, le premier venu, qu'importe ! Qu'aucun de ceux qui sont instruits dans la loi divine n'aspire à l'épiscopat ; il nous faut un prélat ignorant des saintes Écritures, qui n'ait jamais consacré un jour à l'étude, et sache seulement compter sur ses doigts les lettres de l'alphabet. Voilà quels doivent être les puissants du Royaume, les précepteurs qu'il faut que le monde adore et devant qui les plus fameux monarques sont tenus de s'incliner.

Ces ignorants auxquels s'en prend l'évêque étaient les religieux inconnus que Robert allait chercher au fond des cloîtres. Adalbéron et son parti détestent ces moines et surtout l'abbé de Cluni, Odilon, qu'ils accusaient de vouloir réunir toute l'Église régulière sous sa loi. Ils le représentent comme un chef d'armée, qui transforme ses moines en soldats et les lance à l'assaut du monde. Robert croit être le roi de France et, par suite, le maître des abbayes du royaume ! Quelle erreur ! Adalbéron fait dire à un moine : Je guerroie par ordre de mon roi, et mon seigneur et roi, c'est Odilon, abbé de Cluni. Et il met en scène le général des moines organisant ses troupes et les préparant à la grande bataille. Suspendez à votre cou le bouclier arrondi et attachez par-dessus vos vêtements une cotte d'armes formée d'un triple tissu. Portez vos javelots derrière le dos et votre épée entre les dents. Puis viennent des recommandations grotesques. Odilon prescrit aux jeunes gens de se placer sur des chars à marche lente, et à la foule des vieillards de monter de rapides coursiers. Deux doivent être portés par un âne ; d'autres par un chameau, et, si cela ne suffit pas, vous autres trois, grimpez sur un buffle. Et dans cet attirail s'avance au combat la ridicule armée monastique. Le roi de France lui-même est menacé par une invasion sans précédents !

Le conflit des deux clergés ne se limita pas à des luttes de paroles et d'écrits. Évêques et moines en vinrent aux mains.

En 987, l'évêque d'Orléans, Arnoul, et l'abbé de Fleuri, Oibold, toujours en guerre, se disputaient un clos de vigne. Les gens de l'évêque réussissent à s'en rendre maîtres, mais l'abbaye, hors d'état de résister par la force, veut pourtant récolter son vin. Le temps des vendanges étant venu, les moines arrivent, en procession dans le clos, leur abbé en tête, précédé lui-même de plusieurs hommes qui portent sur leurs épaules les châsses les plus vénérées du monastère. A cette vue, les gardiens, saisis d'une sainte terreur, restent immobiles, et les moines font leur récolte en toute sûreté. Mais les gens de l'évêque guettent leur revanche. Une nuit que l'abbé se rendait à Saint-Martin de Tours, ils fondent sur lui, l'accablent d'outrages, et blessent à mort une partie de ses hommes. En 1008, l'évêque d'Orléans, Foulque, manifesta l'intention d'entrer dans le monastère de Fleuri, à l'approche de la fête de saint Benoît, pour y exercer son office pastoral. Les moines indignés, invoquent leur saint, se jettent sur la suite du prélat el assomment quelques-uns de ses gens à coups de bâtons. Foulque en appelle à ses confrères et au Roi. L'archevêque de Sens réunit un concile pour juger les inculpés. Les moines produisent, pour se justifier, une bulle pontificale qui défendait à l'évêque d'Orléans de se présenter dans leur abbaye sans y avoir été appelé. Une vive discussion s'engage : quelques évêques trop zélés veulent arracher la bulle des mains des moines pour la jeter au feu ; l'abbé de Fleuri est, excommunié. Mais celui-ci a fait appel au pape Jean XVIII. Le roi de France reçoit l'ordre de défendre contre les évêques un monastère placé sous la sauvegarde et dans le patrimoine de saint Pierre. Le moine devenait inviolable, du moment que Rome le protégeait.

Même réunis en conciles, les évêques pouvaient difficilement défendre leurs droits, puisque le Roi et le Pape étaient contre eux. En 995, un synode provincial, présidé par l'archevêque de Sens, Séguin, devait résoudre cette question : les moines ont-ils le droit de participer aux Mmes ? L'épiscopat commit la faute grave de choisir, pour le lieu du concile, la ville de Saint-Denis, siège d'une abbaye de premier ordre, ardente pour ses privilèges, très hostile aux revendications des clercs. La population de Saint-Denis, qui vivait des aumônes de ses moines, complote une sorte de coup d'État. Au moment où les évêques délibéraient et allaient, sans doute, consacrer, une fois de plus, les principes chers à leur parti, les hommes du monastère font irruption dans la salle. Une telle frayeur, dit Aimoin, saisit les pères qu'ils prirent la fuite. L'archevêque Séguin, qui avait la prétention d'être le premier prélat de la Gaule, ne fut que le premier à fuir. Frappé d'un coup de hache entre les épaules, couvert de boue par la foule, il parvint à grand'peine à s'échapper. Quant aux autres évêques, la peur leur donna des ailes, et, dans leur déroute , abandonnant un succulent et très copieux dîner qu'ils s'étaient fait préparer, ils ne se crurent en sûreté que derrière les murs de Paris.

Les coupables furent excommuniés par les évêques et le monastère mis en interdit. Cette affaire donna lieu, dans les deux camps, à un débordement de colères et d'injures. L'abbé de Fleuri, Abbon, accusé d'être la cause indirecte de l'outrage fait à l'épiscopat, se défendit dans une lettre apologétique, à laquelle Arnoul d'Orléans répondit par un factum des plus violents. Sur ces entrefaites, l'archevêque de Reims, le fameux Gerbert, étant venu à Saint-Denis rendre visite aux rois Hugue et Robert, fut invité par eux à célébrer la messe dans l'abbaye interdite. Il s'y refusa énergiquement. Il voulait rester fidèle à l'opinion de ses collègues, dût-il s'exposer, comme il l'a dit lui-même, à la morsure des chiens du palais.

Les mêmes incidents se produisaient partout : mais nulle part la lutte ne fut plus vive qu'en Bourgogne, dans ce foyer intense de vie monastique, où rayonnaient les grandes abbayes indépendantes de Vézelai et de Cluni. Les abbés clunisiens, soutenus par le Pape, rivalisèrent d'opiniâtreté avec les évêques de Mâcon, encouragés par tout l'épiscopat. Plusieurs conciles, entre autres celui d'Anse (1025), donnèrent tort aux abbés et refusèrent de reconnaître la validité des privilèges accordés par le Saint-Siège, comme étant contraires aux canons. Rome et Cluni, cependant, l'emportèrent. En 1063, un évêque de Mâcon reconnaissait humblement, devant le légat Pierre d'Ostie et tout un synode, qu'il s'était trompé, qu'il avait mal lu et mal compris les bulles pontificales et qu'il se soumettait à leurs prescriptions. Puis il se prosterna sur les dalles de l'église, implorant l'indulgence. On le condamna au pain et à l'eau pendant sept jours. Mais avec les successeurs de cet évêque, moins dociles, les luttes recommencèrent ; tout le XIIe siècle en sera rempli.

Le conflit de l'abbaye de Pothières et des évêques de Langres amena des scènes d'une violence inouïe. En 1069, l'évêque Hugue Rainard arrive devant Pothières, bien résolu à entrer de force dans l'abbaye qu'on refusait de lui ouvrir. L'abbé et ses moines s'étaient solidement barricadés. L'évêque donne ordre à ses hommes d'armes de briser les portes. Le bourg abbatial est pillé, ses habitants égorgés, leurs maisons incendiées, l'abbaye elle-même livrée aux flammes. Suivant une autre version, l'évêque désespérant de réduire par la force un monastère que protégeaient de hautes murailles et de larges fossés, aurait eu recours à la ruse. Il déguise ses soldats en clercs et s'avance avec eux, précédé des croix, des gonfanons et de l'eau bénite. Les gens de Pothières accourent à leur rencontre pour leur faire honneur. A peine la procession est-elle introduite que les prétendus clercs jettent leurs manteaux, tirent l'épée et fondent sur les habitants sans défense.

Le scandale fut retentissant. L'évêque déféré en cour de Rome et le procès ouvert, comme l'accusé s'obstinait à ne pas comparaître, l'abbé de Pothières attendit cinq ans la réparation de son désastre. Grégoire VII finit cependant par condamner Hugue Rainard à rester éloigné de son siège épiscopal, jusqu'à ce qu'il eût crié merci à l'abbé et à ses moines. Revenu en Bourgogne, il se soumit, offrit de restituer ce qu'il avait pris et de payer le dommage causé. Force lui fut de rebâtir à ses frais l'église abbatiale et de faire des rentes au monastère qu'il avait détruit.

La querelle entre clercs et moines se retrouve enfin dans un débat qui passionna les chrétiens du XIe siècle[5]. Saint Martial avait-il été un des 72 disciples des apôtres ? La Gaule fut-elle évangélisée par lui au Ier siècle de l'ère chrétienne ? Oui, disaient les moines de Limoges, qui voulaient même que leur saint eût été plus encore, c'est-à-dire un apôtre. — Non, soutenait l'évêque de Limoges, Jordan, dont la cathédrale était dédiée à saint Étienne. Celui-ci n'était qu'un martyr, et le martyr est très inférieur à l'apôtre. Les moines de Saint-Martial de Limoges, forts de la supériorité de leur patron, en inféraient qu'ils ne pouvaient être soumis à l'autorité de leur évêque. Ce dernier, excommunié dans plusieurs conciles pour n'avoir pas reconnu l'apostolat de saint Martial, ne se soumit qu'après une longue résistance. Cette controverse religieuse, à laquelle prit part aussi le clergé de la France du Nord, ne fit que marquer la rivalité des deux sociétés entre lesquelles se partageait l'Église, lutte de principes et d'intérêts.

 

III. — CLUNI[6].

LA grande maison de Cluni est le type de l'abbaye exempte et la plus haute expression de la puissance monastique. Elle eut, sur les peuples comme sur les rois, une autorité sans égale, justement parce qu'elle représentait, mieux qu'aucune autre abbaye, la résistance à la Féodalité et le mépris des intérêts d'en bas. Lorsque la papauté entreprendra de régénérer l'Europe croyante, en la soumettant à son pouvoir, les moines de Cluni, dont les aspirations se confondaient avec les siennes, lui serviront de missionnaires et de soldats. De là, pour leur communauté, une rapidité de développement qui tint du prodige, au point d'alarmer l'Église séculière. Cette prospérité inouïe était due aux institutions que les Clunistes s'étaient données, mais aussi, pour une grande part, aux hommes remarquables qu'ils eurent la bonne fortune ou l'habileté de prendre pour chefs.

Le premier caractère du monachisme nouveau était l'indépendance absolue à l'égard des puissances laïques. Il importait de réagir contre un des abus les plus caractéristiques du Xe siècle : l'étrange conduite des ducs et des comtes, devenus abbés pour mieux exploiter le bien des moines, le cloître envahi et assujetti par les profanes. Cluni, l'abbaye modèle, devait être comme une île autonome au milieu de l'océan des juridictions et des servitudes féodales. Guillaume d'Aquitaine, son fondateur, avait reconnu cette nécessité dans l'acte même de donation (910) : Il m'a paru bon de décider, par la présente charte, qu'à dater de ce jour, les moines seront soustraits à toute domination temporelle, qu'elle vienne de nous, de nos parents, ou même du Roi. Cluni était bien placée pour n'obéir à personne, dans ce pays de Bourgogne, zone neutre entre la France et l'Allemagne, où l'action du Roi et celle de l'Empereur s'équilibraient si bien qu'elles s'annulaient. Le duc de Bourgogne n'avait qu'une autorité nominale ; son suzerain, le roi de France, luttait, sans succès, contre la haute féodalité ou les Normands ; quelles circonstances plus favorables ? Charles le Simple, contemporain de la fondation de Cluni, ignora ou laissa faire. Louis d'Outremer ne put que confirmer le privilège qui écartait de l'abbaye toute suprématie temporelle (939). Cluni, dès sa naissance, ne releva d'aucun maître séculier.

Il fallait que les moines pussent élire leur abbé, librement, à l'abri de toute influence laïque et de toute pression venue du dehors. Ici encore le fondateur a posé le principe[7]. Mais la pratique sans réserves de cette liberté électorale eût présenté quelque danger. On pouvait craindre que les moines investis de ce droit ne cédassent encore aux mœurs du temps en laissant une porte ouverte b l'intervention extérieure. Aussi les premiers abbés se recrutèrent eux-mêmes par désignation anticipée. Chacun d'eux choisissait un coadjuteur et le recommandait, avant de disparaître, aux suffrages de la communauté. Leur autorité était telle que ce choix ne manqua jamais d'être ratifié par le chapitre : ainsi succédèrent à Bernon (910-927) les abbés Odon (926-948), Maieul (948-994) et Odilon (990-1049). Ensuite ce procédé fut abandonné, mais l'élection fut toujours garantie contre le caprices ou les surprises du scrutin. On prit l'habitude de considérer, comme virtuellement désigné pour l'abbatiat le haut dignitaire qui, sous le nom de grand prieur, remplaçait l'abbé empêché ou malade. Hugue Ier ou saint Hugue, qui succéda à Odilon en 1049, était en possession du priorat. Il fut élu par acclamation.

Échappant à l'autorité spirituelle de l'évêque de Mâcon, leur diocésain, les Clunistes devaient appartenir cependant, par quelque endroit, à l'organisme ecclésiastique. Le fondateur les rattacha, dès le début, au centre même de la chrétienté, c'est-à-dire à l'Église romaine. La donation de 910 plaçait le monastère sous la protection des apôtres Pierre et Paul et leur cédait tous les droits de propriété que Guillaume d'Aquitaine exerçait sur sa villa de Cluni. Les moines, tenus de payer, tous les cinq ans, à Rome même, un cens de dix sous d'or pour l'entretien du luminaire de l'Église apostolique, appartenaient au domaine du Saint-Siège, mais comme un bien inaliénable assujetti seulement pour être protégé. Et quelle sujétion plus légère et moins dangereuse pouvait subir l'abbaye nouvelle que celle d'une autorité assez imposante pour que sa protection fut efficace, même à distance, trop éloignée, d'autre part, et matériellement trop peu puissante, pour devenir un sujet d'alarmes ! Ce n'était pas la première fois, sans doute, qu'un monastère français se trouvait mis sous la dépendance du Pape, mais l'exemple de Cluni devint contagieux. On s'explique dès lors l'intimité des relations établies entre la Papauté et les chefs de l'abbaye, l'étroite communauté d'idées et d'intérêts qui les unissait, les fréquents voyages des abbés en Italie, leurs longs séjours dans la capitale des apôtres. Conseillers et diplomates officieux de la puissance romaine, ils l'assistent dans les circonstances graves, et lui servent d'intermédiaires auprès des rois. Vienne la crise réformiste et l'on verra le lien se resserrer. Unis pour la guerre comme pour la paix, papes et abbés s'attaqueront aux mêmes abus, lutteront contre les mêmes ennemis, repousseront les mêmes assauts. L'identification sera complète, quand Urbain II, un cluniste militant, portera sur le siège de saint Pierre l'irrésistible ardeur de sa foi.

Les papes ne sont pas en reste avec Cluni. Depuis que Jean XI a solennellement confirmé, en 931, les clauses de la charte de fondation, tous ses successeurs du Xe et du XIe siècles ont légiféré à l'envi en faveur du grand monastère. Ils lui reconnaissent le droit de frapper une monnaie spéciale, l'enlèvent à l'obédience du diocésain, défendent à tout évêque de l'excommunier, confèrent au chef de l'abbaye les insignes épiscopaux et le titre d'archi-abbé. Des légats sont envoyés, avec mission spéciale de défendre l'ordre et de châtier ceux qui l'attaquent. On encourage de toutes façons les fidèles qui veulent enrichir ces moines ; car donner à Cluni, n'est-ce pas donner aux saints apôtres, propriétaires de l'abbaye, et à l'Église universelle ? De tous les points de la France et. du monde pleuvent les libéralités et les legs. Une foule de monastères nouveaux sont dédiés à Saint-Pierre et incorporés à l'église clunisienne. Des abbayes déjà florissantes se placent d'elles-mêmes sous son joug pour jouir des bienfaits attachés à l'observance de sa règle et à la protection du Saint-Siège.

Cinquante ans après sa fondation, la modeste maison religieuse où Guillaume d'Aquitaine plaçait les douze moines prêtés par l'abbé Bernon, la petite abbaye cachée entre les hautes collines boisées de la vallée de la Grosne, attirait les regards et les richesses de l'Europe entière. Au bout de deux siècles, elle était la capitale du plus vaste empire monastique que la Chrétienté eût jamais connu. De ses possessions françaises, Cluni fera sept provinces[8] ; hors de France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Pologne, l'Italie, surtout l'Espagne, se rempliront de ses prieurés. L'influence extraordinaire que les Clunistes avaient prise sur les âmes, dans toutes les classes sociales, peut se mesurer à l'étendue de sa domination.

Cet empire formait un organisme, autre nouveauté introduite dans le monde religieux. Pour agir puissamment et régner au loin, Cluni s'était faite congrégation. Par ce temps de morcellement indéfini de la juridiction et de la souveraineté, le système de l'isolement était périlleux pour le clergé des cloîtres ; il le laissait sans défense devant les seigneuries laïques. L'intérêt vital du monachisme voulait qu'on en fit un corps capable de se mouvoir et d'agir avec harmonie et promptitude, sous l'impulsion d'une volonté maîtresse. On trouva le principe d'unité et le ressort de centralisation dans le pouvoir déféré au chef de la communauté.

L'omnipotence de l'abbé était un principe essentiel chez les moines d'Occident[9] ; le gouvernement d'une abbaye bénédictine ressemblait singulièrement à une monarchie absolue. Il suffisait donc, pour organiser la congrégation de Cluni, d'appliquer le pouvoir direct de l'abbé à tous les monastères de l'ordre. Dans les maisons dépendantes, le titre d'abbé est supprimé : leurs chefs prennent le nom significatif de prieurs. Il n'y a qu'un abbé pour tout le corps, celui de la métropole, souverain immédiat de la grande abbaye comme de toutes les petites[10]. Le chef de l'établissement affilié n'est pas directement élu par ses moines : il est nommé par l'abbé général. Ce droit de nomination était une nouveauté hardie, qui s'opposait à la tradition, à la règle bénédictine, au principe sacré de la liberté de l'élection abbatiale. Il soulèvera de vives résistances et de terribles orages. Une domination aussi vaste, aussi rigoureusement concentrée, ne se fonde pas seulement par la paix.

Un certain nombre d'abbayes ne se laissèrent pas englober, sans protester, dans le cadre de la congrégation. Elles refusèrent de perdre le rang que leur assignaient le nombre de leurs prieurés, la réputation de leurs reliques, l'antiquité de leur origine. Au lieu d'accepter de bonne grâce les abbés et les moines qu'on leur envoyait de Bourgogne, elles s'obstinèrent à garder leur autonomie. L'opposition se produisit au nord comme au midi de la France, encouragée par des évêques jaloux et inquiets de cette puissance conquise par un monastère exempt. Des conflits d'une violence extrême prouvèrent aux Clunistes qu'ils assumaient une tâche trop lourde et que le monde religieux n'était pas tout entier disposé à entrer dans leur obédience.

L'abbaye de Saint-Martial de Limoges commença la lutte en 1063 : à peine s'avouera-t-elle vaincue en 1240. Beaulieu en Limousin, Saint-Bertin en Flandre, Lézat en Languedoc, résistèrent à l'annexion. Les désordres allèrent parfois jusqu'à l'effusion du sang. Désir d'échapper à la réforme et aux rigueurs de la règle cluniste, esprit d'indépendance et de particularisme régional, tout explique l'intensité de ces querelles. Mais Cluni brisa ou tourna les obstacles, et la victoire devait lui rester. Si l'œuvre de centralisation ne fut pas toujours désintéressée et s'accomplit, en plusieurs points, avec une âpreté condamnable, les abbés généraux, soutenus par l'opinion, puisant leur énergie dans la conviction intime de l'utilité et de la grandeur de l'entreprise, s'opiniâtrèrent à ne pas céder et à retenir surtout la nomination directe des prieurs. Leur but était d'arracher les cloîtres à la simonie, à l'irrégularité, au désordre moral et matériel et de régénérer le corps monastique en le façonnant à l'obéissance, avant d'en faire l'instrument de la réforme et de l'émancipation de l'Église. En dépit de toutes les difficultés, la congrégation s'organisa et vécut.

Entre l'abbé et les maisons affiliées, le contact est fréquent et régulier. Il s'établit surtout par la « visite » du chef suprême, garantie d'unité et d'ordre, mais devoir absorbant autant que pénible. Quand l'ordre eût pris un développement considérable et se fut étendu à toutes les régions de la France et aux pays étrangers, il fallut que l'abbé passât sa vie sur les grandes routes. Tenant en mains les fils qui faisaient mouvoir hommes et choses, il se crut d'abord obligé de tout voir et de tout faire par lui-même. Des moines comme Odon, Maieul, Odilon et Hugue, semblent avoir eu le don d'ubiquité.

L'organisation de la visite se compléta par celle du chapitre général, assemblée des prieurs ou abbés dépendants, tenue périodiquement à Cluni sous la présidence de l'archi-abbé. Les textes du XIe siècle permettent de constater, dès le gouvernement d'Odilon, l'existence de ces synodes imposants, où affluaient, avec les Clunistes, les évêques et de hauts personnages d'Église. Mais l'institution du chapitre général ne prendra qu'au début du XIIIe siècle un caractère régulier. Elle se fixera alors pour toujours, avec son organisme complexe de corps politique, administratif et judiciaire, avec son personnel de visiteurs et de définiteurs et ses pouvoirs sans cesse grandissants. Les chapitres généraux tendront même, au XIVe siècle, à devenir une sorte d'assemblée représentative, soumettant l'abbé général à son contrôle et limitant cette monarchie. Rien de semblable au XIe, l'âge d'or de la congrégation, époque où le synode n'est qu'un corps consultatif, comme l'était la curia solennelle dont s'entourait le roi de France. L'autocratie de l'abbé demeure entière et incontestée.

L'observance d'une règle commune est le lien moral qui unit les membres de l'ordre[11]. Celle de Cluni renouvela la règle générale de Saint-Benoît pour l'accommoder aux transformations que subissait la vie religieuse.

Cette loi d'un grand peuple monastique n'avait pas le caractère inflexible qu'on serait tenté de lui attribuer. Elle comportait une certaine souplesse d'application : car les premiers abbés furent des hommes intelligents que leur amour de l'unité n'aveugla pas au point de leur faire méconnaître la nécessité de laisser place aux diversités régionales. On ne pouvait se contenter d'imposer la règle, il fallait la rendre supportable, sinon aimable, seul moyen pour la maison-mère d'assurer la durée de sa domination. Quand l'abbé Hugue Ier en transmit le texte au monastère de Spire, il autorisa et même engagea l'abbé allemand à la modifier par retranchement, addition ou changement, sur tous les points où il jugerait nécessaire d'avoir égard aux usages particuliers du pays.

Une première modification générale consista dans l'importance extrême qui fut donnée aux travaux de l'esprit. Le travail manuel n'exista plus à Cluni que dans une mesure restreinte, juste assez pour que le moine n'oubliât pas le précepte d'humilité qui était une des bases de son institut. La règle obligeait le Cluniste à écosser des fèves, à arracher les mauvaises herbes, à faire le pain, mais ces exercices duraient peu de temps. Les heures qu'il ne consacrait pas à l'oraison et aux offices, il les employait surtout à apprendre le chant, à copier les manuscrits, à lire les ouvrages de la littérature sacrée et même de la littérature profane[12]. Le travail des mains et surtout celui du défrichement, indispensable dans le système des monastères isolés, alors qu'une grande partie du territoire avait besoin d'être mise en culture, ne s'imposait plus, au XIe siècle, comme une nécessité impérieuse. Pour une congrégation telle que Cluni, propriétaire de vastes domaines et d'un peuple de colons et de serfs, l'exploitation des terres n'exigeait plus au même degré le labeur personnel des moines. D'ailleurs, l'œuvre clunisienne ne visait-elle pas surtout à empêcher l'Église de s'absorber dans la poursuite des intérêts matériels et à réagir contre cette société féodale où l'abaissement de l'esprit allait de pair avec la brutalité et la grossièreté des mœurs ?

La lutte contre l'ignorance était un des premiers articles du programme réformiste. Il importait que Cluni dominât par l'esprit et répandit autour d'elle la lumière en même temps que la moralité. Voulant agir sur les intelligences, la grande abbaye fut un lieu d'enseignement, une école, où des maîtres réputés donnaient l'éducation et l'instruction aux novices. Dans ces puerorum scholae, la discipline était rude. Les maîtres de Cluni, comme tous ceux du Moyen âge, punissaient de corrections corporelles les moindres manquements à la règle. Mais l'idée religieuse appuyait cette discipline et la faisait accepter de tous. Les détails minutieux dans lesquels entre, à cet égard, le législateur de l'ordre, prouvent assez qu'on y prenait souci de la santé physique des enfants autant que de leur développement moral.

Par un autre côté, Cluni donnait un exemple salutaire au monde monastique : la règle y mit à un niveau très élevé les devoirs d'hospitalité et de charité. Elle ne créa pas sans doute, mais elle développa, sous forme d'obligations régulières et permanentes, les institutions d'assistance publique et d'aumônerie. Deux fonctionnaires importants avaient la direction spéciale du service des hôtes et des pauvres : le gardien de l'hôtellerie, qui recevait les cavaliers, et l'aumônier, chargé d'accueillir les gens de pied et les mendiants. Tous les jours, les pauvres de la localité et ceux de l'extérieur prenaient part à d'abondantes distributions d'aumônes. Un des rédacteurs de la règle clunisienne, Udalric (1018-1093), a supputé que, l'année où il écrivit ses Coutumes, 17.000 indigents furent assistés. Les maisons affiliées suivaient l'exemple de la métropole. A Hirschau, un des prieurés d'Allemagne, les moines trouvèrent le moyen, dans une des années les plus mauvaises, de secourir encore trente pauvres par jour. L'abbé Odilon vendait les vases sacrés de son trésor en temps de disette pour subvenir aux besoins des affamés. Partout où passait saint Hugue, des troupes de misérables accouraient et recevaient de lui de l'argent et des vivres. Les abbés de Cluni ne cessaient de répéter et, mieux encore, de pratiquer la maxime de saint Ambroise : que l'argent de l'Église n'est pas fait pour être entassé, mais pour être distribué à ceux qui en ont besoin.

Ainsi parlaient et agissaient, du moins, les Clunistes des premiers siècles. L'immense popularité dont Cluni jouissait auprès des classes inférieures contribua encore à la prospérité d'un ordre que grandissait la protection des papes et que l'Europe entière enrichissait.

Il eut, en outre, ce bonheur spécial d'avoir été organisé et dirigé, au XIe siècle, par des hommes supérieurs, vrais religieux, apôtres dévoués à leur œuvre, admirables de vigueur et de longévité. Maieul administra Cluni pendant quarante-six ans, Odilon pendant cinquante-neuf ans, Hugue pendant soixante ans. Ils ont rendu à leur maison le grand service de durer, et de donner par là au gouvernement de l'abbaye la stabilité, l'unité de direction, la permanence des traditions. Les quatre premiers abbés ont été mis par l'Église au nombre des saints ; mais le Moyen âge les avait déifiés presque de leur vivant, faisant de ces héros des thaumaturges, des êtres extraordinaires qui échappent aux nécessités de la vie humaine. La protection divine ne les quitte pas. Odon, priant au tombeau de saint Martin de Tours, est assailli par des renards qui le mordent, mais un loup énorme survient, les met en fuite, et reste désormais le fidèle compagnon du saint. Un voleur veut, pendant la nuit, dérober le cheval d'Odilon, mais le cheval et le voleur ne peuvent plus bouger, restent cloués devant la porte de l'abbaye. Au point du jour, Odilon sort et surprend le coupable toujours immobile : Mon ami, lui dit doucement l'abbé, il n'est pas juste que vous ayez perdu toute une nuit à garder mon cheval, et il lui jette des pièces de monnaie. Quand les fleuves, grossis par l'inondation, barrent la route à l'homme de Dieu, il les traverse à pied sec. On a vu Odilon renouveler le miracle de la multiplication des poissons à Saint-Martin de Tours, et celui des noces de Cana dans un monastère d'Italie. Un jour que l'abbé Hugue ter traversait les Alpes pour se rendre à Rome, une vieille femme, cachée dans le creux d'un arbre, effraye la mule qui le portait. Hugue et, sa monture tombent, au milieu de l'épouvante générale, dans un affreux précipice. Tout à coup on aperçoit l'abbé accroché aux branches d'un arbuste : on le saisit, on le remonte, et l'arbre, qui s'était trouvé si à point pour son salut, disparaît, sans qu'on sache comment. Véritable féerie que la vie de ces premiers abbés !

Sous ce nuage de légendes édifiantes, leur personnalité physique et morale ne nous apparaît pas toujours bien nette. Cependant, au ne siècle, certaines figures se dessinent. Odilon , petit homme maigre, nerveux, au teint pâle, dévoré d'une flamme intérieure que décelaient sa physionomie mobile et ses yeux vifs, fut un orateur médiocre, mais un écrivain habile et. fécond. En lui se manifestent au plus haut degré les qualités communes à tous les créateurs de Cluni : la charité, la douceur, la foi robuste dans l'œuvre monastique, l'amour simultané de l'enseignement et de la vie active, une endurance et une mobilité incroyables. On le voit sur tous les grands chemins de l'Europe, tombant à l'improviste dans les monastères les plus éloignés pour y corriger abus et scandales, aidant les rois et les papes à réformer les cloîtres déchus, ou à résoudre les plus hautes questions de la religion et de la politique, et, malgré cette besogne, épuisante pour l'esprit comme pour le corps, atteignant, en pleine possession de lui-même, une vieillesse avancée.

Son successeur, Hugue Ier (1049-1109), de belle stature, beau parleur, diplomate souple et persuasif, né pour la politique et les affaires, a été l'ami et le collaborateur de Grégoire VII. Nul n'a plus contribué à la grandeur de Cluni, ni travaillé plus activement à la fondation de la théocratie romaine. Avocat de la Papauté, il parle pour elle dans tous les conciles, et ne cesse de la réconforter de sa présence et de ses avis. Sa réputation de sainteté l'a rendu l'homme nécessaire, l'arbitre toujours choisi pour régler les démêlés les plus délicats ou les plus graves. Hauts barons, évêques, rois, papes, ont recours à ses lumières et à sa justice. Par l'ascendant de son autorité personnelle, autant que par la puissance de son ordre, ce moine traite d'égal à égal avec les chefs du monde laïque comme avec ceux de l'Église. Son indépendance est absolue. Il refusa la dignité pontificale : elle ne lui aurait pas donné plus de pouvoir qu'il n'en possédait sur la Chrétienté.

Contre la volonté formelle de Grégoire VII, il n'hésite pas à faire du duc de Bourgogne, Hugue Ier, un moine de Cluni. Il aurait aussi voulu attirer à son cloître le roi de France, Philippe Ier. L'abbé jugeait avec raison que le royaume ne perdrait rien à voir ensevelir dans le monastère un roi vieilli que son fils remplaçait déjà et qui ne régnait que pour le scandale. Mais Philippe ne donna pas suite à son dessein. Au contraire, quand le roi de Castille, Alphonse VI, voulut plus sérieusement abdiquer et se vouer à la vie monastique, l'abbé de Cluni lui représenta qu'il avait une tâche à remplir : la guerre contre les musulmans, la délivrance religieuse et politique de l'Espagne, et il le retint sur son trône. Hugue réprimande les rois, comme le fait Grégoire VII, mais il ne les injurie pas sous prétexte de zèle apostolique. Il leur dit la vérité avec douceur et respect : Ô Roi digne d'être aimé, écrit-il à Philippe Ier, ouvrez pleinement votre âme à la crainte du Seigneur. Hélas ! les périls qui environnent votre vie sont sans nombre ! la mort se présente sous toutes les formes et il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant. Donc, changez de vie, corrigez vos mœurs, approchez-vous de Dieu par une vraie pénitence et une parfaite conversion. Guillaume le Conquérant, voulant avoir en Angleterre des moines de Cluni, propose à Hugue, s'il le faut, de les payer au poids de l'or. Mot imprudent, par ce temps de guerre ardente faite aux simoniaques ! L'abbé de Cluni lui répond sans aigreur, avec une fermeté hardie : Devant Dieu, l'or est sans valeur, l'argent sans profit. Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il perd son âme ? A aucun prix, très cher seigneur, je ne veux vendre la mienne. Or, ce serait la vendre, assurément, que d'envoyer un seul de nos frères là où je suis convaincu qu'il se perdrait. J'ai, du reste, grand besoin de moines pour les diverses localités qu'il nous faut pourvoir. Plutôt que d'en vendre, je donnerais de l'argent pour m'en procurer. Guillaume se le tint pour dit et n'insista pas. La congrégation pénétra en Angleterre par une autre voie.

C'est vraiment le XIe siècle qui est l'apogée de l'ordre de Cluni. Plus tard, le prestige de ses moines s'affaiblira : au XIIe siècle apparaîtront les premiers signes de décadence. L'abbaye sera en proie à la guerre civile, en concurrence avec des ordres nouveaux. La surabondance des biens temporels y attiédira la ferveur et relâchera la discipline. On verra le pouvoir abbatial, clef de voûte de l'édifice, ébranlé par l'autorité croissante des chapitres généraux. Au XIIIe et au XIVe siècles, on s'éloignera bien plus encore de l'organisation primitive. Le Pape et le Roi en arriveront à nommer alternativement le chef du grand monastère. Cluni perdra son indépendance, et, avec elle, tombera d'une chute irrémédiable l'institution entière qui ne fut vivante que par la liberté.

 

IV. — LA PAIX ET LA TRÊVE DE DIEU[13].

GRACE aux ordres religieux et surtout à Cluni, l'Église réussissait déjà à soustraire une partie de ses membres aux influences

féodales. Elle voulut, par surcroît, faire prévaloir, dans le monde profane, les principes religieux et moraux qu'elle représentait. Il lui fallait prévenir ou réparer les maux qu'entraînait fatalement la constitution de la société laïque. Remplaçant l'État qui n'existait plus, elle devait travailler sans relâche à refréner les instincts violents de la classe noble dont la guerre était l'occupation, le plaisir et le fléau. Pour remplir cette grande mission sociale, le clergé oublia ses propres dissensions. Uni devant les laïques, toujours prêt à se dévouer et à lutter contre le désordre, il créa les institutions de paix.

L'honneur d'avoir conçu l'idée de la paix de Dieu et trouvé les moyens d'exécution revient aux évêques d'Aquitaine et de Bourgogne. En 989, un concile réuni à Charroux, sous la direction d'un archevêque de Bordeaux, lance les trois décrets suivants : Si quelqu'un entre de force dans une église et en enlève quelque chose, qu'il soit anathème ! Si quelqu'un vole le bien des paysans ou des autres pauvres, sa brebis, son bœuf, son âne, etc., qu'il soit anathème ! Si quelqu'un frappe un diacre ou un clerc, qu'il soit anathème ! En 990, à Narbonne, un autre concile sévit contre les nobles qui envahissent les terres d'Église et violentent les membres du Clergé. La même année, les évêques réunis au Pui se préoccupent aussi d'assurer la tranquillité du paysan, celle du marchand et surtout l'inviolabilité des propriétés épiscopales, canoniales et monastiques. Au concile d'Anse, en 994, il s'agit de protéger l'abbaye de Cluni et ses sujets contre les excès des seigneurs, car il ne convient pas que les saints cénobites qui vivent en ce lieu soient exposés à la malignité des hommes. A Poitiers, en 1026, l'épiscopat veut obliger les laïques à restituer à la sainte église de Dieu et aux monastères ce qu'ils leur ont dérobé. La plupart des dispositions législatives, plus développées et plus précises, auxquelles ont abouti les délibérations du concile de Narbonne (1054), concernent encore les biens et les personnes de l'Église. La paix de Dieu, on le voit, est faite surtout pour les serviteurs de Dieu. Les clercs et les moines devaient recueillir le premier bienfait des mesures de sauvegarde qu'on prenait dans l'intérêt de tous.

Les contemporains trouvèrent naturel que l'Église ne s'oubliât pas. La sécurité du Clergé était au Moyen âge une nécessité publique, la garantie même de la prospérité générale. En le défendant, on croyait se concilier la faveur divine et écarter les fléaux qui menaçaient. l'humanité. Dès le XIe siècle, un grand nombre d'assemblées de paix ont été réunies pour mettre fin à des pestes et à des famines dont souffraient cruellement les diverses provinces. Tout ne se bornait pas à des conciliabules d'évêques et d'abbés. On exhibait les reliques les plus vénérées de la région. Une foule immense accourait pour se guérir de ses maladies ou pour implorer du ciel, par la prière faite en commun devant les châsses, le terme des calamités publiques.

L'Église s'aperçut bientôt que les prescriptions brèves des premières assemblées de paix et les menaces d'anathèmes ne suffisaient pas et, qu'une sanction par les actes était nécessaire. Elle organisa une ligue pour le maintien de la paix, un pactum pacis où entrèrent prélats et seigneurs. D'après les dispositions votées à Poitiers, en l'an mil, les méfaits des particuliers durent être déférés à la justice de l'évêque ou du comte sur le territoire duquel ils s'étaient produits. Si celui-ci était impuissant à faire ou à obtenir justice, il pouvait demander le concours de tous ceux qui, ayant assisté au concile, étaient entrés dans le pacte. Les forces réunies des associés devaient être déployées contre le contempteur de la paix jusqu'à ce que satisfaction complète eût été donnée au droit.

Pour que l'action de la ligue devint efficace, il fallait que les engagements pris au concile fussent réellement tenus. Le fait d'apposer son sceau aux résolutions écrites ou de donner des otages n'entrainait pas encore, semble-t-il, une obligation assez impérieuse. On demanda aux membres du pactum un serment solennel et explicite, juré sur les reliques des saints. La ligue de la paix prenait le caractère d'une association assermentée, troisième étape dans le développement de l'institution.

Depuis le concile de Verdun-sur-Saône, tenu en 1016 par les évêques bourguignons, l'usage d'exiger le serment de tous ceux qui assistaient auge assemblées de paix tendit à se généraliser. Je n'envahirai en aucune manière les églises, ni les celliers des églises, sinon pour y saisir le malfaiteur qui aura violé la paix ou commis un homicide ; je n'assaillirai pas les clercs et les moines qui ne portent pas des armes séculières. Je n'enlèverai ni bœuf, ni vache, ni aucune autre bête de somme. Je ne saisirai ni le paysan, ni la paysanne, ni les marchands ; je ne leur prendrai pas leurs deniers et ne les obligerai pas à se racheter. Je ne ferai pas en sorte qu'ils perdent leur avoir à cause de la guerre de leur seigneur et je ne les fouetterai pas pour leur enlever leur subsistance. Depuis les calendes de mai jusqu'à la Toussaint, je ne saisirai ni cheval, ni jument, ni poulain dans les pâturages. Je ne détruirai ni n'incendierai les maisons, je ne déracinerai ni ne vendangerai les vignes sous prétexte de guerre. Cette édifiante énumération de choses défendues est le début d'un serment de paix, celui que l'évêque de Beauvais, Warin, soumit au roi Robert en 1023.

Certains prélats s'inquiétèrent pourtant de ces ligues assermentées qu'on étendait à un si grand nombre de personnes. Ne pouvaient-elles pas donner à la bourgeoisie de toute une ville des moyens de résistance et d'action dangereux pour l'épiscopat lui-même ? Telle fut sans doute la secrète pensée d'un évêque de Cambrai, Gérard Ier (1013-1051). A ceux qui le pressaient de s'associer au pack et de le faire jurer dans son diocèse, il répondit que cette mesure lui semblait imprudente et que l'épiscopat sortait de son rôle. Ce n'était pas au Clergé à faire jurer la paix, à l'imposer et à punir les fauteurs de désordre : c'était l'affaire du Roi. La mission des clercs est de prier : celle du Roi, d'agir et de combattre. Et puis, contraindre une foule à jurer, n'était-ce pas provoquer de nombreux parjures et risquer d'être enveloppé soi-même dans ce crime ? Gérard oubliait que, si l'Allemagne avait encore une vraie royauté, celle de France n'était plus qu'un nom et ne pouvait remplir sa tâche. Il fallait donc que l'Église s'en chargeât.

La paix de Dieu fut accueillie avec enthousiasme par tous les opprimés. Raoul Glaber montre la multitude affluant aux conciles et criant, les mains tendues vers le ciel : Paix, paix, paix ! tandis que les évêques levaient leurs crosses. L'institution grandissait, prenait des proportions imprévues. Non contente d'excommunier individuellement le noble qui violait la paix, l'Église jeta l'interdit sur toute l'étendue de son ressort féodal. Une grève du clergé refusant la messe, les sacrements, privant les fidèles du baptême et de la sépulture ! situation intolérable. Presque fatalement le coupable était amené à faire sa soumission.

En 1038, au concile de Bourges, l'archevêque Aimon donna à l'association de paix, dans tous les diocèses de sa province, une organisation régulière. Tout. fidèle âgé de quinze ans et au-dessus devait jurer la paix et entrer dans les milices diocésaines chargées de punir les infracteurs : service obligatoire, même pour les clercs. Ils étaient. tenus de marcher contre l'ennemi, à la tête de leurs paroissiens. Ici, pour la première fois, la population entière d'un pays apparaît associée au pacte, comme une sorte de garde nationale destinée à tenir la Féodalité en respect. Ailleurs, un lien de paix, sous forme d'étroite alliance, était créé entre des villes qui se garantissaient mutuellement protection et sécurité[14].

Pour légitimer l'agitation dont elle avait pris l'initiative et apaiser tous les scrupules, l'Église propagea l'idée que la paix était d'institution divine et comme le produit d'une révélation spéciale. Un évêque déclara avoir reçu du ciel une lettre qui lui ordonnait d'établir le règne de la paix sur la terre. Dans le décret du concile d'Arles, de 1041, l'archevêque Raimbaud parle de la paix et de la trêve de Dieu que la miséricorde divine, dit-il, nous a transmise d'en haut et que nous nous engageons à observer strictement. La simple paix des documents de la période primitive, fondée par l'épiscopat, jurée sur les reliques, devient dès lors la paix de Dieu, parce que Dieu l'a révélée directement à ses prêtres, chargés, à leur tour, de l'enseigner et de l'imposer au monde chrétien.

Cependant, divine ou humaine, la paix ne fut pas accueillie de tous avec la même faveur. Le Clergé et les classes populaires adhéraient naturellement aux ligues : mais on ne pouvait compter, il s'en fallait, sur le concours sincère de tous les seigneurs. Aussi l'Église ajouta-t-elle à la paix de Dieu la trêve de Dieu qui, sans se confondre avec elle, la compléta. La paix avait pour but de soustraire aux violences certaines catégories de victimes qu'il était défendu de comprendre dans les guerres, que les seigneurs devaient respecter en tout temps. La trêve interdisait la guerre pendant certaines périodes soigneusement fixées.

La trêve de Dieu remonte au moins à l'an 1027. Le concile d'Elne, réuni cette année, confirme les clauses ordinaires sur la protection des clercs, des moines et des femmes, mais il y ajoute la disposition suivante : Dans tout le comté ou évêché d'Elne, il est interdit à tout habitant d'assaillir son ennemi depuis la neuvième heure du samedi jusqu'à la première heure du lundi et il donne la raison de cette défense : C'est afin que tout homme puisse rendre ce qu'il doit à Dieu pendant la journée dominicale.

Voici la trêve de Dieu en germe, limitée au dimanche. L'idée ne tarde pas à faire son chemin et la trêve à s'allonger. Dans l'assemblée de Nice, de 1041, l'archevêque Raimbaud, les évêques d'Avignon et d'Arles, l'abbé de Cluni, Odilon, représentants du clergé français, adressent au clergé italien une lettre pressante, le conviant à accepter la paix et la trêve de Dieu. Il ne s'agit plus seulement du dimanche. Tout chrétien doit faire abstinence de guerre, depuis le soir du mercredi jusqu'au matin du lundi, sous peine d'excommunication. Il fallait expliquer aux nobles pourquoi on ne livrait plus à leurs appétits belliqueux que les trois premiers jours de la semaine. On leur rappela que le jeudi était sacré à cause de l'ascension du Christ, le vendredi à cause de la passion, le samedi à cause de l'adoration au tombeau, le dimanche à cause de la résurrection.

Le concile de Montriond (près de Lausanne), qui se tint la même année dans le royaume de Bourgogne, enregistre l'interdiction des quatre jours, mais décrète en outre la prohibition de la guerre pendant toute la période de l'Avent jusqu'à l'octave de l'Épiphanie, et depuis la Septuagésime jusqu'à l'octave de Pâques. En 1054, au concile de Narbonne, nouveau progrès. L'interdiction s'étend à la semaine de la Pentecôte, à toutes les fêtes de la Vierge, aux fêtes de Saint-Jean-Baptiste, de Saint-Pierre-aux-Liens, de Saint-Laurent, de Saint-Michel, de Saint-Martin, enfin aux périodes de jeûne des Quatre-Temps. Le chômage de la guerre féodale menace de comprendre l'année entière. L'institution de la trêve de Dieu a pris désormais sa forme normale. Le décret du concile de 1054, modèle du genre, est partagé nettement en deux parties, l'une consacrée à la trêve (capitula de teuga), l'autre à la paix (capitula de pace). Dès lors les mêmes dispositions se retrouveront, en termes presque identiques, dans tous les conciles du XIe siècle. Pas une réunion ecclésiastique qui ne soit aussi une assemblée de paix. Aux articles qui ont pour objet la réforme du clergé, ou toute autre grave question d'intérêt public, s'adaptent régulièrement ceux qui traitent de la paix et de la trêve de Dieu avec tout leur cortège de sanctions morales et matérielles. On voit même, à la fin du siècle, ces mesures de haute police sociale inscrites dans les statuts municipaux ou régionaux que promulguent les autorités laïques. Les Usages de Barcelone (1067) et les coutumes de Bigorre (1097) sont, en partie, des chartes de paix.

Impuissants à faire régner l'ordre autour d'eux, les premiers princes capétiens encouragèrent une innovation qui secondait leurs propres efforts et corrigeait leur insuffisance. Un roi tel que Robert le Pieux, ayant devant lui les mêmes ennemis que les évêques et une mission analogue à remplir, passa sa vie à réunir des assemblées de paix. Avec l'empereur Henri Il, il caresse même l'idée d'une paix universelle, commune à la France, à la Germanie, à la Chrétienté tout entière. Les deux souverains discutèrent sérieusement cette utopie dans la conférence de Mouzon (1023).

Il était de l'intérêt des papes de se mêler à tous les grands événements qui passionnaient la Chrétienté et de tâcher d'y jouer le principal rôle. Ils interviennent pour la première fois, en 1030, lors de la conclusion de la paix entre Amiens et Corbie. Quand la trêve de Dieu est décrétée par le concile de Montriond, le bruit se répand que les évêques ont agi sur l'ordre du pape Benoît IX. Dans la seconde moitié du XIe siècle, Rome a pris la direction de l'entreprise. Ce sont les papes ou leurs légats qui réunissent les conciles, confirment ou même imposent les mesures de paix et menacent d'anathème les contrevenants.

La grande œuvre de la croisade n'était possible que si l'intérieur du pays cessait d'être bouleversé par les guerres. Il fallait garantir, contre la violence des seigneurs qui restaient, la famille, les biens, les châteaux de ceux qui partaient. Les conciles réunis en vue de la croisade, et tout d'abord celui de Clermont, renouvelèrent, avec plus de solennité que jamais, les dispositions habituelles sur la trêve de Dieu. On y prêche la guerre sainte pour le dehors, la paix pour le dedans. Les nobles ne doivent plus verser leur sang que pour la cause de Dieu : tel est le thème ordinaire des prédicateurs de la croisade. La paix n'est plus limitée aux clercs, aux moines, aux paysans, aux femmes, aux marchands, aux pèlerins. Elle couvre aussi de sa protection les pèlerins par excellence, les soldats qui ont pris la croix.

Ainsi se développa l'œuvre fondée par les évêques, création populaire entre toutes. L'intention était excellente ; les résultats furent médiocres. Malgré le concours empressé des papes et des rois, la paix et la trêve de Dieu ne pouvaient pas supprimer la guerre. La terreur religieuse ne suffisait pas à réprimer l'abus de la force brutale ; d'autre part l'organisation militaire des diocèses, seule sanction matérielle de la loi de paix, ne fut ni assez complète ni assez bien réglée pour vaincre toutes les résistances. Il eût fallu, chose impossible, que la féodalité entrât par grandes masses dans l'association ! Croyant apporter un remède souverain, le clergé du XIe siècle n'avait inventé qu'un palliatif. Ses victoires, tout en soulageant de trop réelles souffrances, furent partielles et sans lendemain.

Où l'Église avait échoué, les rois de France réussiront. On verra cependant Louis le Gros, quand il manquera d'argent et d'hommes, se servir de l'organisation militaire créée par l'épiscopat et lancer les milices de la paix à l'assaut des donjons rebelles. La police de l'Église permit d'attendre la police du Roi.

 

V. — LA CHEVALERIE[15].

AU lieu de légiférer contre les infracteurs de la paix, ne valait-il pas mieux prévenir le mal en agissant de bonne heure sur l'imagination et sur le cœur du jeune noble, de manière à ce qu'il fût pénétré de son devoir de chrétien ? L'Église essaya de se faire l'éducatrice du soldat, d'intervenir dans une des circonstances décisives de la vie du guerrier féodal, au moment où, devenu homme fait, il acquiert le droit de porter l'épée et de s'en servir comme chevalier. En donnant à cette solennité la valeur d'une cérémonie religieuse et même d'un haut enseignement moral, le prêtre espéra discipliner d'avance la turbulente aristocratie que la crainte des châtiments célestes ne suffisait pas à contenir.

L'Église s'est approprié la chevalerie : elle ne l'a pas créée. L'origine de l'institution, toute laïque et militaire, n'est pas douteuse. C'est la remise des armes, l'investiture qu'on donne au fils du noble, parvenu à l'âge de combattre. Au sein de la caste des châtelains, la chevalerie fut l'élite des soldats féodaux, de ceux qui portaient l'armure la plus lourde, la plus coûteuse, et étaient assez riches pour avoir chevaux et servants d'armes. Tous les nobles ne sont pas chevaliers, bien qu'ils soient tous aptes à le devenir : beaucoup ne peuvent, par leur situation de fortune, dépasser le grade d'écuyer. D'autre part, tous les chevaliers ne sont pas nobles ; la chevalerie comprit à toute époque des roturiers parvenus, des hommes de condition inférieure, jusqu'à des serfs : cas exceptionnels, il est vrai, qui étonnaient et choquaient les contemporains. Les auteurs de certaines chansons de geste blâment avec violence les barons qui élèvent des vilains à la dignité de chevalier. Tout au moins peut-on dire que la noblesse est la condition ordinaire et légale de la chevalerie. Mais tandis que la noblesse est transmissible, la chevalerie ne l'est pas ; les nobles, héréditairement bons pour la chevalerie, ne naissent pas chevaliers. Le corps se recrute, en effet, par cooptation. Pour être chevalier, il faut recevoir l'investiture d'un noble qui l'est aussi : règle fondamentale, à laquelle le Moyen âge ne dérogera qu'en faveur de l'Église, quand il permettra plus tard au prêtre de conférer le huitième sacrement.

Le jeune noble fait l'apprentissage de la chevalerie à la cour d'un seigneur, auprès de qui il remplit l'office d'écuyer. Le temps venu, l'apprenti devient chevalier, lorsque l'investiture ou l'adoubement lui a permis de ceindre l'épée. Cette épée, avec le baudrier ou ceinture qui la soutient, est le symbole de sa dignité nouvelle. La cérémonie se complète par la colée, fort coup de poing que l'investisseur donne, sur la nuque, à l'investi, pour lui rappeler l'honneur qui lui est fait. Ceci est l'acte essentiel : mais d'autres rites le suivent ou l'accompagnent. Le chevalier étant, par définition, un cavalier, on lui chausse des éperons dorés. Outre l'épée, on lui remet le haubert, le heaume, l'écu et la lance en bois de frêne. Le récipiendaire prend un bain pour qu'il puisse déployer toute la vigueur et toute la souplesse de ses membres. Il faut qu'il donne, séance tenante, à l'assemblée, une idée de sa force et de son adresse. Il doit sauter sur son cheval, le faire galoper, et abattre, en courant, la quintaine. Enfin, on l'engage à remplir exactement ses devoirs de soldat.

Telle est la fête toute militaire et talque, qui consacre l'entrée solennelle du noble dans sa carrière de guerrier. Le mot chevalier n'est pas seulement synonyme de noble ; il équivaut encore au mot soldat. Ainsi l'entend l'auteur de la Chanson de Roland, quand il dit de Turpin : Cet archevêque est moult bon chevalieril n'en est pas de meilleur sur la terre et sous le cielbien sait férir et de lance et d'épieu. Et ailleurs : Telle valeur doit avoir chevalierqui armes porte et en bon cheval siedou autrement ne vaut quatre deniers, — moine doit être en un de ces moutierset priera tous les jours pour nos péchés.

Un rapport intime existe, d'autre part, entre la chevalerie et le régime des fiefs. Chevalier répond à vassal. L'âge de la chevalerie est le même que celui de la majorité féodale. On devient maître du fief, de la seigneurie, ou, tout au moins, associé au pouvoir seigneurial, à partir du moment où l'on ceint l'épée. La majorité donne à la fois, au jeune noble, le droit de porter les armes et celui d'avoir un sceau particulier, symbole de l'émancipation politique. L'âge de cette majorité variait, selon les régions et selon les circonstances, pour la chevalerie, comme pour la capacité seigneuriale, de dix à vingt et un ans et au delà. Ce fut seulement au XIIIe siècle que la limite de vingt et un ans finit par s'imposer comme l'usage le plus répandu. Enfin le futur chevalier demande l'investiture à la même personne qui a le droit et le devoir de l'investir de son fief, c'est-à-dire au suzerain. En fait, on est souvent le chevalier et le vassal du même patron. situation normale, dont le résultat est important, car elle a déterminé en partie les obligations morales attachées à la chevalerie.

Ces obligations existaient avant que le chevalier fût consacré par l'Église. La morale primitive de la chevalerie est contenue tout entière dans les deux mots traditionnels : Sois preux. Le preux n'est pas obligé seulement de se montrer fort, résistant, et brave, excellent cavalier et combattant sans reproche : il doit encore observer, à l'égard de ses adversaires, certaines lois de générosité, celle qui défend, par exemple, de frapper un ennemi désarmé ; il faut enfin qu'il garde la foi due au suzerain, et la reconnaissance affectueuse qui revient au seigneur dont il a reçu l'épée. La remise des armes au nouveau chevalier était considérée, au Moyen âge, comme un véritable parrainage, une sorte d'adoption.

Il est clair que cette morale est incomplète et que le chevalier des premiers âges féodaux n'est pas tenu d'être un homme parfait. Il apparaît trop souvent comme un brutal, incapable d'abnégation, irrespectueux des femmes, des enfants et des moines. Les documents historiques et les chansons de geste offrent à l'envi des hommes de cette trempe, bons soldats, bons vassaux, mais féroces, et brûlant les abbayes aussi bien que les donjons. Mais l'Église allait intervenir pour changer le caractère de l'institution et faire du chevalier le type du soldat chrétien.

La tentative du Clergé se produisit déjà presque un siècle avant la rédaction de la Chanson de Roland, où la chevalerie est toute militaire. La première en date des Bénédictions du chevalier se trouve dans un cérémonial de l'Église romaine, contemporain de l'empereur Otton III (996-1002). Le rituel comprend plusieurs actes : une oraison pour bénir l'enseigne du chevalier, le vexillum bellicum ; une autre pour consacrer l'épée qu'il va ceindre ; une troisième pour sanctionner l'investiture accomplie : Seigneur, dit le prêtre ou l'évêque qui officie, nous t'en supplions, exauce nos prières et daigne bénir cette épée dont ton serviteur désire être armé, pour qu'elle puisse défendre et protéger les églises, les veuves, les orphelins et tous les serviteurs de Dieu contre la cruauté des païens. Et l'officiant ne fait pas que bénir les armes du noms miles : il est chargé encore de l'en revêtir ; ce qui est la modification la plus grave que l'Église ait apportée au rite ancien.

Tous les actes de l'investiture prennent alors un aspect nouveau. Les armes du futur chevalier, déposées sur l'autel d'une église voisine, participent à la vertu des reliques et reçoivent même du prêtre ou de l'évêque une consécration solennelle. Avec une formule spéciale d'oraison, il bénit l'épée ou la lance. Puis la préparation religieuse s'étend des armes à la personne. Le récipiendaire ne peut se refuser à la subir, puisque la chevalerie est assimilée à un baptême. Le lavage hygiénique d'autrefois devient le bain allégorique et mystique qui régénère le soldat en effaçant les souillures du passé. Au sortir du bain, le jeune noble revêt le vêtement blanc, costume des catéchumènes, et se repose sur un lit de parade. Vient l'heure de la veillée des armes, une nuit qu'il passe dans l'église à se recueillir et à prier, souvenir des veilles obligatoires qui précèdent les grandes solennités religieuses de l'année. Enfin, le matin même du jour où doit avoir lieu la remise de l'épée, il entend la messe, dernier acte de l'initiation chrétienne. Plus tard, l'Église exigera davantage : elle n'accueillera l'homme de guerre que confessé, absous et fortifié par la communion.

Du jour où il s'enrôle dans l'armée du Christ, le chevalier voit s'accroître et se compliquer ses obligations. Aux devoirs militaires et féodaux s'ajoutent, pour lui, les prescriptions religieuses d'une sorte de décalogue et celles d'une morale plus raffinée. Ce soldat sera, avant tout, un croyant ferme dans sa foi. Sa première fonction est de protéger l'Église et tout ce qui appartient aux clercs. Il ne doit verser son sang que dans l'intérêt de la cause chrétienne. Reçois ce glaive, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et sers-t-en pour te défendre, secourir la sainte Église et confondre les ennemis du Christ et de la religion, telle est la phrase consacrée dans tous les pontificaux pour la bénédiction de l'épée. Les veuves, les orphelins, les marchands, les pèlerins sont placés sous la sauvegarde du chevalier, comme sous la protection de l'autorité religieuse. Quant aux autres articles du code : ne pas reculer devant l'ennemi, s'acquitter exactement des devoirs de vassalité et de suzeraineté, faire largesse à tous, ne pas mentir et rester fidèle à la parole donnée, ils sont d'origine féodale. L'Église n'a fait que leur donner une force nouvelle et les sanctionner de son approbation.

Au déclin du Moyen âge, l'adaptation chrétienne de la chevalerie sera complète. Le caractère matériel et humain de l'institution fera place au symbolisme le plus compliqué et le plus artificiel. On en viendra à cette conception mystique dont le curieux petit poème de l'Ordène de chevalerie nous donne, dès le XIIIe siècle, toutes les formules. C'est le triomphe de l'allégorie. L'épée qu'on remet au chevalier est à deux tranchants, parce qu'avec l'un, il doit frapper le riche qui opprime le pauvre, et avec l'autre, le fort qui persécute le faible. Les éperons d'or qu'on lui attache lui montrent qu'il doit être aussi docile à l'éperon de la volonté divine que son cheval aux coups de ces éperons matériels ; les chausses noires ou brunes qu'il revêt sont destinées à lui rappeler la terre d'où il est venu et où il retournera. Il est déposé sur un lit de parade parce que le but de la chevalerie est de conquérir un lit au paradis. Enfin le récipiendaire écoute avec respect ce petit sermon édifiant : Il est quatre choses que doit toute sa vie observer un chevalier, s'il veut garder son honneur intact. C'est d'abord de ne jamais frayer avec les traitres ; c'est de ne jamais mal conseiller une dame ni une damoiselle, mais au contraire de leur porter grand respect et de les défendre contre tous ; c'est ensuite d'observer pieusement les jeûnes et les abstinences ; c'est enfin d'entendre la messe tous les jours et de faire une belle offrande à l'église.

Symboles et prescriptions dévotes ! nous voilà bien loin de Roland et de la première croisade. Les chevaliers de cet âge n'eussent rien compris à de tels raffinements : le point d'honneur où ils s'attachent est encore plus militaire que chrétien. La grande affaire, pour eux, est de se battre et d'éviter toute félonie. Ils s'astreignent aux cérémonies religieuses qui accompagnent l'investiture : mais comment pourrait-on prouver que le code chevaleresque a jamais été observé dans la pratique ? Où trouve-t-on, comme réalité vivante, ce parfait vassal et ce parfait chrétien, défenseur de l'orphelin et de la veuve, serviteur fidèle de Dieu et de ses clercs ? Faut-il voir dans la chevalerie une institution véritable, ou une conception théorique, idéal religieux pour le Clergé, idéal poétique pour les auteurs des chansons de geste et les romanciers du Moyen âge ? Il était bien difficile, alors, de changer le tempérament de l'homme de guerre et de l'assujettir à une discipline qui gênait ses instincts. Laissons à l'Église le mérite et l'honneur de sa tentative ; mais, en réalité, tout ce qu'elle a pu faire a été de déplacer, par la croisade, le théâtre de la turbulence des nobles et de leurs passions mauvaises. En lançant ces incorrigibles sur une terre lointaine, d'où la plupart ne devaient pas revenir, en faisant le vide dans les châteaux, elle n'a pacifié la France que pour un temps.

 

 

 



[1] OUVRAGES À CONSULTER. Imbart de la Tour, Les Élections épiscopales dans l'Église de France, du IXe au XIe siècles (814-1150), 1890. Pfister, Études sur le règne de Robert le Pieux, 1885. De Fulberti Carnotensis episcopi vita et operibus, 1885. Delarc, Un pape alsacien, Léon IX et son temps, 1876. J. Havet, Lettres de Gerbert (Introduction), 1889. C. Mirbt, Die Publizistik in Zeitalter Gregors VII, 1894, livre III, 2e partie. De Certain, Arnoul, évêque d'Orléans, dans la Bibl. de l'École des Chartes, 1852.

[2] Ce fait curieux n'est pas seulement attesté par le compte-rendu des séances du concile de Reims, mais par la Chronique de Nantes (édition Merlet, 1896, p. 140.)

[3] En 1873, on découvrit dans l'église de Saint-hilaire, où Fulbert avait été trésorier, une peinture murale qui le représente revêtu d'une grande robe grise et d'un manteau jaune, la tète barbue, sans mitre, et les cheveux tonsurés. L'artiste poitevin, exprimant la pensée de tous, a encadré sa figure d'un nimbe, signe traditionnel des bienheureux.

[4] OUVRAGES À CONSULTER. E. Sackur, Die Cluniasenser in ihrer kirchlichen und allgemein geschichtlichen Wirksamkeit bis zur mitte des elften Jahrhunderts, 1894. Hückel, Les Poèmes satiriques d'Adalbéron, dans la Biblioth. de la Faculté des Lettres de Paris, fasc. 13, 1900.

[5] Aujourd'hui le problème de l'apostolat de saint Martial n'a plus qu'une importance historique : il est résolu par les travaux de la critique moderne sur la date primitive de la fondation des églises de Gaule. On doit renoncer à croire que l'origine de la plupart des évêchés de France et notamment de ceux de l'Aquitaine, est antérieure au IIIe siècle de notre ère. Les beaux travaux de l'abbé Duchesne ont mis ce point d'histoire hors de doute.

[6] OUVRAGES À CONSULTER. Pignot, Histoire de l'ordre de Cluny, 1848. E. Sackur, Die Clunianerser in ihrer kirchlichen und altgemeingesehichtlichen Wirksamkeit, bis zur mitle des elften Jahrhunderts, 2 vol., 1894. Ringholz, Der heilige Abt Odilo von Cluny in seinem Leben and Wirken, dans les Études scientifiques de l'ordre de Saint-Benoît, t. V et VI, 1885. Lehmann, Forschungen zur Geschichte des Abtes Hugo I von Cluny, 1879. Neumann, Hugo I der Heilige, Abt von Cluny, 1879.

[7] Guillaume d'Aquitaine, tout en nommant lui-même l'abbé de Baume, Bernon, premier abbé de Cluni, veut que l'élection soit la règle. Que les moines de Cluni soient sous la puissance et domination de l'abbé Bernon, mais qu'après sa mort ils aient le pouvoir d'élire comme abbé, selon le bon plaisir de Dieu et ta règle de Saint-Benoît, tout membre de l'ordre qu'ils jugeront digne de leur suffrage, et qu'aucune puissance, la nôtre ou celle d'autrui, ne s'oppose à cette libre et religieuse élection.

[8] France proprement dite, Lyonnais, Provence, Dauphiné et Tarentaise, Poitou et Saintonge, Auvergne, Gascogne et Franche-Comté. Rien qu'en Provence, elle en viendra à posséder directement des monastères, maîtres eux-mêmes de Si prieurés.

[9] L'assemblée des moines, le chapitre, n'avait que voix consultative ; la décision appartenait à l'abbé. Ainsi le veut la règle générale de Saint-Benoît. Toutes les fois qu'un acte important doit s'accomplir dans le monastère, que l'abbé convoque tous ses frères, et qu'après avoir entendu leur avis, il y pense à part soi et fasse ce qu'il jugera convenable. Que les frères donnent leur avis en toute soumission et ne se hasardent pas à le défendre avec opiniâtreté. Que la chose dépende de la volonté de l'abbé et que tous obéissent à ce qu'il a jugé salutaire. Si, par hasard, quelque chose de difficile ou d'impossible est ordonné à un frère, qu'il reçoive en toute douceur et obéissance le commandement qui le lui ordonne. S'il voit que la chose passe tout à fait la mesure de ses forces, qu'il expose convenablement et patiemment la raison de l'impossibilité à celui qui est au-dessus de lui, ne s'enflant pas d'orgueil, ne résistant pas, ne contredisant pas. Que si, après son observation, le supérieur persiste dans son commandement, que le disciple sache qu'il en doit être ainsi et que, se confiant en l'aide de Dieu, il obéisse.

[10] Par une faveur exceptionnelle, quelques maisons anciennes et illustres (Vézelai, Saint-Gilles, Moissac, Saint-Martial, Saint-Bertin) conservèrent la qualification d'abbaye, mais non le droit d'élire leur abbé.

[11] La règle de Cluni fut rédigée dans la seconde moitié du XIe siècle, au moment même où la congrégation achevait de se constituer. Écrite par le moine français Bernard, puis par le moine allemand Udalric, sous l'inspiration directe de l'abbé Hugue Ier, la règle dite Antiquiores consueludines Cluniacenais monasterii reste le livre fondamental où se révèlent les traits originaux de l'Institution.

[12] On a reproché faussement à la réforme clunisienne d'avoir érigé en principe l'ignorance et le mépris de la littérature des anciens. L'abbé Odon, rêvant que son Virgile devenait un vase magnifique d'où s'échappèrent bientôt des serpents qui l'entouraient de leurs replis ; Maieul, après lui, interdisant la lecture de l'Énéide, et rayant des manuscrits les passages où il était question d'amour ! pieuses légendes qui n'empêchent pas les écrivains clunistes d'être imprégnés de littérature antique, de mêler le sacré au profane, de défendre les opinions des Pères avec des citations de prosateurs latins. L'exclusion de l'antiquité classique est si peu une habitude et une loi pour les moines de Cluni, qu'au XIIIe siècle, les disciples de saint Bernard leur reprocheront avec âpreté un amour excessif des lettres et de la poésie païennes. Nous nous trouvons ici d'accord avec Sackur, Die Cluniacenser, II, 330, contre Pfister, Robert le Pieux, p. 6.

[13] OUVRAGE À CONSULTER. L. Huberti, Gottesfrieden und Landfrieden, t. I : Die Friedensordnungen in Frankreich, 1892.

[14] Voir ce qui a été dit plus haut de cette convention, conclue entre Amiens et Corbie, en 1030.

[15] OUVRAGES À CONSULTER. Léon Gautier, La Chevalerie, 1884. Flach, Origines de l'ancienne France, t. II, 3e partie, La Chevalerie, 1893. A. Schultz, Das höfische Leben zur Zeit der Minnesinger, 1889. E. Rust, Die Erziehung des Ritters in der altfranzösischen Epik, 1888.