HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME — LES PREMIERS CAPÉTIENS (987-1137).

LIVRE PREMIER. — LA FÉODALITÉ ET L'ÉGLISE (XIe SIÈCLE).

CHAPITRE III. — LA NOBLESSE FRANÇAISE HORS DE FRANCE.

 

 

I. — LE MONDE FÉODAL EN MOUVEMENT. LES PÈLERINAGES[1].

LA Féodalité semblait être, par essence, un régime d'isolement qui rivait le noble à son donjon et le paysan à sa glèbe. La rareté et le mauvais état des routes, les périls variés qui attendaient le voyageur à chaque pas, l'ignorance de ce qui dépassait l'horizon immédiat du château, du canton ou de la province, tout semblait dissuader l'homme du Moyen âge de quitter le pays natal et de s'aventurer au loin. Et pourtant, la France du IXe siècle a été le théâtre d'une circulation continue, générale, intense au delà de ce qu'on peut imaginer. Cette société, qu'on croyait figée dans ses cadres, apparaît toujours en mouvement.

La classe populaire, elle-même, malgré le manque de ressources et la dureté de la loi féodale, ne tient pas en place. La campagne, on l'a vu, avait ses défricheurs nomades, les hôtes, et les villes avaient leurs marchands, qui sillonnaient de leurs bateaux les rivières françaises, allaient au loin, par terre ou par mer, placer ou échanger leurs produits. Bien avant le XIe siècle, les négociants de Normandie affluaient en Angleterre, ceux de Flandre et de Lorraine fréquentaient les marchés allemands, italiens et espagnols. En droit, les vilains devaient rester emprisonnés dans la seigneurie qui les exploitait. En fait, la situation rigoureuse ou intolérable dont ils souffraient amenait chaque jour des désertions, des émigrations isolées ou collectives. Paysans et artisans couraient, de province en province, peupler les lieux d'asile, les villes neuves, appâts semés devant la misère ambulante. Les frontières des fiefs n'étaient pas une barrière infranchissable. Les serfs se remuaient illégalement, mais ils se remuaient.

Les clercs sont toujours en route, tenus de se rendre aux différents synodes que l'Église réunit à tous les degrés de la hiérarchie. La loi ecclésiastique contraint le simple prêtre à aller trouver son supérieur pour faire acte d'obéissance et recevoir ses instructions ; le supérieur, à visiter les églises de son ressort pour y exercer le droit de correction et de contrôle. Les relations de plus en plus fréquentes du haut clergé avec la cour de Rome tendent à ériger en coutume obligatoire, pour les évêques, la visite ad limina Petri. Les voyages à Rome ne se compteront plus quand le Pape sera devenu le juge souverain des procès ecclésiastiques. On se demande comment des milliers de clercs et de moines pouvaient supporter, chaque année, les dangereuses fatigues de la traversée des Alpes et du séjour en Italie. D'autres nécessités professionnelles s'imposent aux membres du clergé. Ceux qui sont intelligents et ambitieux se rendent aux écoles monastiques et épiscopales où se distribue le haut enseignement. Qui veut parvenir doit aller suivre les leçons des maîtres à Orléans, à Paris, à Angers, à Reims, au Bec, à Poitiers, à Cluni. Sur tous les grands chemins, c'est la chevauchée des étudiants.

Pour les nobles, la vassalité exige de fréquents voyages, en temps de paix ou de guerre, à la cour du suzerain. L'abstention du feudataire étant un symptôme d'hostilité, il faut qu'il se montre en personne. Ce n'est que dans une période tardive du Moyen lige que l'usage des procurations sera toléré. Plus le suzerain occupe un rang élevé dans la hiérarchie, plus grand est le nombre de ceux qui viennent, même de très loin, s'acquitter du devoir vassalique. Aux déplacements réguliers et légaux s'ajoutent, pour nos chevaliers et nos barons, ceux qu'entraînent leurs goûts belliqueux. La guerre, nous le savons, est en permanence dans les fiefs. Au printemps et en été surtout, les routes fourmillent de cavaliers qui se rendent à l'ost de leur seigneur ou en reviennent : vassaux en service, compagnons d'armes, liés par l'affection ou la reconnaissance à un chef de bande, mercenaires et aventuriers de profession. Mais les guerres féodales ont d'autres conséquences : des confiscations, des expulsions, des exils temporaires ou indéfinis. Un baron victorieux force ses ennemis les plus acharnés à quitter la province pour aller vivre dans le fief voisin ou à l'étranger. Chaque seigneurie a son groupe d'exilés, réfugiés au loin, guettant le moment favorable pour reparaître et prendre leur revanche.

La paix n'est pas moins que la guerre une cause active de déplacements. Les instincts batailleurs des nobles, entravés par les institutions de paix, les évêques et les conciles, doivent trouver quelque part leur aliment. Ne pouvant guerroyer au-dedans du fief, les chevaliers vont se battre au dehors. La sévérité policière de certains chefs d'États féodaux produit sûrement le même effet. Ceux de leurs sujets qui veulent, à toute force, faire du butin et donner des coups de lance, courent se satisfaire hors de leur province, ou même hors de France, aux dépens de l'étranger. Et quand l'étranger est un païen ou un musulman, l'expédition guerrière se colore d'une teinte d'œuvre pieuse. Quel autre idéal un soldat peut-il rêver ?

De tous nos groupes féodaux la Normandie fut celui où se manifesta, parmi les nobles, le plus fort courant d'émigration. Le XIe siècle en vit sortir, à flots pressés, un intarissable torrent d'aventuriers et de pillards sans scrupules. Issue des anciens pirates scandinaves, cette race avait dans le sang l'amour du grand air et des fructueux voyages. En outre, le duché normand était le fief le plus durement gouverné, celui où la puissance du haut suzerain laissait le moins de place aux désordres. Trop contenus chez eux, les Normands allaient partout tenter la fortune. Le terrible duc, Guillaume le Conquérant, parle ainsi d'un de ses nobles : J'ai enlevé à Baudri, fils de Nicolas, toutes ses terres, pour le punir d'avoir follement quitté mon service, et, sans ma permission, passé en Espagne. Je les lui rends maintenant, pour l'amour de Dieu. Je ne crois pas qu'on puisse trouver, sous les armes, un meilleur chevalier : mais il est inconstant, prodigue, et il court, errant, dans diverses contrées. Voilà bien l'humeur du Normand à qui la Normandie ne suffit pas. Mais comment rester sous la main de ce duc qui empêche ses vassaux de piller les campagnes et de s'agrandir aux dépens des églises ou du voisin ? Quand Guillaume mourut, plusieurs de ses feudataires qu'il avait déshérités se trouvaient à Rome et jusque dans le sud de l'Italie. La légende affirme qu'ils furent avertis de sa mort le jour même où il trépassa.

Cette noblesse française, et celle de la Normandie plus que toute autre, était victime de sa propre fécondité : résultat de la facilité des répudiations autant que de la vigueur de la race. A chaque page des chroniques, il est question de châtelains, de barons, de hauts seigneurs qui ont huit, dix, douze enfants mâles et plus encore. Les filles n'entrent pas en compte. Le Normand Tancrède de Hauteville, le père des conquérants de l'Italie, se maria deux fois : il eut cinq fils de sa première femme, sept de la seconde. Comment donner des terres à tous ces garçons ? Il n'était pas toujours possible de s'en débarrasser, en les tonsurant, pour les cloîtrer dans un chapitre ou un abbaye. Si le patrimoine est insignifiant ou médiocre, il faut que les cadets se fassent leur place au soleil et cherchent à l'étranger le vaste domaine que l'épée seule leur fournira.

L'idée religieuse pousse aussi cette société hors de chez elle. La plupart des gens qui voyagent portent le costume et les insignes du pèlerin. Le pèlerinage, effet du culte des saints et de la vénération des reliques, est une partie importante de la religion du Moyen Age. La France et les pays voisins abondent en sanctuaires qui attirent la foule. Pour ne parler que des tombeaux de premier ordre, le Français du XIe siècle trouvait, chez lui, Saint-Martin de Tours, le Mont Saint-Michel, Notre-Dame de Vézelai, Saint-Martial de Limoges, Notre-Dame du Pui, Rocamadour, Sainte-Foix de Conques, Saint-Sernin de Toulouse. Hors de chez lui, il allait à Saint-Jacques de Compostelle, à Rome, au Mont Cassin, à Saint-Michel du Gargano. Au delà encore, le plus lointain, le plus périlleux, mais le plus méritoire des pèlerinages, l'entraînait à Jérusalem, au Saint-Sépulcre, le rêve des gens hardis ou des criminels de haute marque ! Institution régulière, organisée, le pèlerinage répond alors à un véritable besoin social. Le peu de grandes routes qu'on se donne la peine d'entretenir conduisent aux tombeaux les plus renommés. Les hôpitaux fondés le long de ces routes, pour les pèlerins, les pauvres et les malades, sont les seules maisons où le voyageur puisse trouver abri.

Les vrais dévots visitent les sanctuaires parce que le pèlerinage est une garantie de salut, et que, plus on va loin, plus le bénéfice spirituel s'accroit. Les saints et les reliques ont d'ailleurs leur hiérarchie comme les puissances terrestres. Heureux ceux qui peuvent vénérer les os d'un apôtre, d'un de ces êtres privilégiés qui furent en contact avec le Christ ; plus heureux encore ceux qui prient au tombeau même de Jésus, devant les lieux témoins de sa passion ! Les pieux voyageurs partent souvent avec l'intention, avouée ou secrète, de rapporter chez eux un fragment de ces reliques qu'ils vont chercher si loin, avec tant. de peines. Nombreuses sont les histoires de clercs ou de religieux qui abandonnent leur église ou leur abbaye pour chevaucher en quête de reliques. Les établissements qui possèdent ces saints ossements les gardent d'ordinaire avec un soin jaloux : mais des nécessités cruelles les obligent parfois à s'en défaire. Les reliques se vendent. Celui qui ne peut les acheter trouve encore le moyen de s'en procurer par la fraude. Le vol des reliques est un fait assez commun, que l'opinion excuse, en faveur du motif. Le Clergé n'est pas seul à vouloir conquérir, coûte que coûte, un os, une dent, un cheveu d'un saint ou d'un martyr en renom. Les barons qui ont fondé un monastère, une église, tiennent à donner à leur création toute sa valeur en y plaçant une bonne relique. Témoin ce chevalier normand, Guillaume Pantoul, dont nous parle Orderic Vital, qui s'en alla jusqu'à Bari, et, secondé par la protection divine, eut le bonheur de rapporter à son église une dent de saint Nicolas et deux fragments arrachés subrepticement à son tombeau de marbre.

Aux dévots se joignent les pécheurs qui visitent les sanctuaires pour accomplir une pénitence spontanée ou ordonnée par l'Église. Nombre de clercs et surtout de nobles vont ainsi, au loin, se mettre en règle avec Dieu et gagner la paix de la conscience. Les hauts barons, puissants pour le mal, expient les injustices et les cruautés de la guerre : paysans égorgés, cloîtres violés, églises livrées au feu, excommunications dédaignées, sans compter les forfaits d'un caractère privé, adultère ou meurtre. On peut juger de la gravité du crime par l'éloignement du lieu où se rend le pèlerin.

Des milliers de malades vont demander aux sanctuaires leur guérison. La grande utilité de la Vierge, du saint et de la relique, c'est de faire des miracles : et, à cette époque de foi profonde, les miracles ne se comptent plus. On écrit déjà des libri miraculorum, journaux édifiants où sont consignées, dans le plus minutieux détail, les cures merveilleuses opérées dans les sanctuaires. Le médecin, le physicus, clerc ou juif, est chose rare : avoir un médecin attaché à sa maison est un luxe de premier ordre que seuls les rois, les princes, les évêques, les grandes abbayes peuvent se donner. Du reste, la médecine de ce temps, pur empirisme, n'inspirait qu'une confiance médiocre. Les saints guérissaient plus sûrement.

Reste la légion des faux pèlerins ou, du moins, des voyageurs pour qui le pèlerinage est un prétexte, qui mettent au second plan l'avantage spirituel et cherchent, en réalité, autre chose que la joie de toucher une relique. Beaucoup d'entre eux, simples marchands, sont heureux de faire leur profit en ce monde, tout en préparant leur place dans l'autre. Les lieux de pèlerinage fréquentés, marchés nationaux ou internationaux, ont une haute importance commerciale. Le pèlerin étant une personne sacrée, pour qui l'hospitalité s'impose et que l'on dispense de tout péage, rien de plus avantageux que d'abuser du nom et du costume. Aux marchands se mêlent les aventuriers de petite et de haute noblesse, enragés de bataille, bien décidés à saisir les occasions qui s'offriront sur la route de donner de bons coups d'épée et de ramasser proies de toute espèce. Pour ceux-là, le pèlerinage, pieusement commencé, finit souvent de façon profane. Si Dieu et les circonstances le permettent, ces pèlerins deviennent conquérants, fondateurs d'empires, personnages historiques de premier ordre. La piété, même intéressée, obtient toujours sa récompense.

Le pèlerinage du Saint-Sépulcre, qui mènera à la croisade, avait une importance spéciale. Depuis la fin de l'empire romain, les Occidentaux n'avaient pas cessé d'être préoccupés de la Terre-Sainte. Ceux qui ne pouvaient sortir de chez eux envoyaient de l'argent à la colonie chrétienne de Jérusalem. Ceux qui se sentaient la force et le courage d'aller jusqu'au tombeau du Christ, faisaient leur testament et partaient, sans aucune certitude de retour. Les visiteurs de la Syrie ne firent jamais défaut. Du IXe au XIe siècle, on les vit passer sans interruption, par troupes de plus en plus compactes ; et non pas seulement la foule anonyme, mais les pénitents les plus illustres, chefs d'États, entourés de leurs chevaliers. Quand ils avaient la chance de revoir la terre natale, ils s'y retrouvaient avec un singulier prestige, grandis dans l'admiration publique.

La fréquence de ces expéditions prouve que la conquête musulmane ne rendit pas l'accès de Jérusalem et du Sépulcre si difficile et que les tracasseries des gardiens de la ville sainte n'eurent pas toujours le caractère intolérable qu'on leur attribue. Les mauvais traitements que subissaient les pèlerins étaient, le plus souvent, le fait des nomades du désert, grands détrousseurs de caravanes au Moyen âge, comme aujourd'hui. Tout change, excepté les mœurs des Bédouins. Les chroniqueurs d'Occident ne pouvaient guère distinguer ces pillards des autorités égyptiennes. D'ailleurs, si Jérusalem dépendit politiquement des chefs de l'islamisme, elle resta placée sous le protectorat d'une grande puissance d'Europe. Exercé d'abord par Charlemagne et ses successeurs, le patronage des lieux saints retomba aux mains des empereurs grecs. Au commencement du IXe siècle, le Saint-Sépulcre, détruit sur l'ordre d'un khalife à demi aliéné, avait été reconstruit presque aussitôt, aux frais et par les soins de l'autocrator Constantin IX Monomaque. Grâce à ce protectorat et à la tolérance des Arabes, les chrétiens résidant à Jérusalem, bien enfermés dans un quartier spécial ceint de solides murailles, soutenus par les dons qui affluaient sans cesse de France et d'Italie, jouissaient d'une tranquillité relative. Les documents attestent la prospérité et la richesse de leurs églises et de leurs hôpitaux. Pourquoi les chrétiens voyageurs auraient-ils rencontré plus d'hostilité ? La conversion du roi de Hongrie, saint Étienne, facilita encore les relations avec la Terre-Sainte en ouvrant aux pèlerins la route du Danube, la plus sûre qu'on put trouver, dit Raoul Glaber. Le même chroniqueur affirme que, dès lors, une multitude innombrable, non seulement de nobles, mais de gens du peuple, s'écoula sur Jérusalem.

L'invasion des Turks Seldjoukides, qui changea si profondément l'état de la Syrie et la condition des fidèles du Saint-Sépulcre, devait refroidir cet enthousiasme, faire succéder la persécution à la tolérance, et attirer sur l'islamisme l'immense colère du monde chrétien.

 

II. — LES CHEVALIERS FRANÇAIS EN ESPAGNE[2].

LES déplacements de nos chevaliers du XIe siècle ont abouti à A  des expéditions guerrières, à des conquêtes, à des fondations d'États, qui furent le prélude de l'exode grandiose de la croisade. Le torrent féodal inondera l'Asie, mais après s'être déjà déversé sur l'Espagne, sur l'Italie, sur le royaume insulaire des Anglo-Saxons.

Indépendamment du vif attrait que les pays du Midi ont toujours exercé sur les gens du Nord, il y avait d'excellentes raisons pour que l'instinct de pillage et de conquête se donnât libre carrière au delà des Pyrénées. Enlever la terre chrétienne aux musulmans qui la souillaient, être agréable au ciel en massacrant les ennemis de la foi, voir toutes les violences de la guerre justifiées et bénies d'avance par l'Église, quel profit pour le noble français ! Il n'attendit pas le concile de Clermont pour être convaincu que la guerre faite aux infidèles était sainte et que le soldat mort dans ces combats s'en allait droit au Paradis. Menacée par les Sarrasins qui pillaient l'Italie et terrifiaient Rome, la papauté travaillait, depuis longtemps, à propager cette idée. Des papes de l'ère carolingienne, comme Léon IV et Jean VIII, adressaient déjà de fréquents appels aux populations de la France et de l'Allemagne. Ceux qui succombent pour la défense de la sainte Église de Dieu, écrivait Jean VIII aux évêques du roi Louis le Bègue, obtiennent l'indulgence pour leurs péchés et le repos de la vie éternelle.

Les ravages quotidiens des musulmans barbaresques, siciliens ou sardes sur les côtes du Languedoc, de la Provence et de l'Italie ; l'audace avec laquelle ils se jetaient sur les Alpes pour en occuper les passages et rançonner les pèlerins qui se rendaient à Rome ; l'existence précaire des royaumes chrétiens d'Espagne et les obstacles permanents que les Sarrasins de ce pays opposaient au pèlerinage de Saint-Jacques : tous ces faits ont profondément ému les chrétiens du Xe et du XIe siècles. Ils avaient les yeux fixés sur l'Afrique, sur l'Espagne, sur la Sicile plus souvent que sur la Syrie. Aussi les prédécesseurs d'Urbain II n'ont-ils rien négligé pour faire affluer en terre espagnole les forces militaires de la Féodalité. Barons et chevaliers venus de France s'y portaient avec d'autant plus d'ardeur que, arrivés dans la péninsule, ils trouvaient la voie préparée et d'excellents points d'appui dans les principautés chrétiennes de Castille, de Navarre et de Catalogne, où leurs frères d'armes les attendaient.

La plus ancienne expédition (1018) fut dirigée par un Normand, Roger de Toéni, seigneur de Couches. Ici, comme presque partout les aventuriers de Normandie ont pris l'initiative et fourni l'appoint le plus important. Il n'est pas d'armée féodale, sortie de Bourgogne ou d'Aquitaine, qui ne compte dans ses rangs une troupe normande. Mais toutes les provinces françaises ont collaboré à la délivrance de l'Espagne. En 1063, l'Aquitain Gui-Geoffroi franchit les Pyrénées avec une suite nombreuse, assiège l'infidèle dans Barbastro et prend la ville. Après avoir mis toute la région à feu et à sang, il repasse les monts, Usinant un immense butin et des troupeaux d'esclaves. En 1073, un Champenois, Eble II, comte de Rouci, mène à son tour, contre les Sarrasins d'Espagne, une armée vraiment royale, dit l'historien Suger. L'expédition avait été préparée par les soins des papes Alexandre II et Grégoire VII. Dans une lettre adressée à tous les princes qui voudraient porter la guerre en Espagne, Grégoire a fait connaître le traité conclu entre la cour de Rome et le comte de Rouci. Étrange convention, qui nous montre la Papauté moins soucieuse d'assurer le triomphe de la foi que le succès de ses prétentions propres sur la terre espagnole, tributaire et vassale de l'apôtre Pierre ! Eble II et ses compagnons sont tenus de faire hommage au Saint-Siège des territoires qu'ils pourraient conquérir et de lui payer un cens annuel. S'il en est qui refusent de s'engager, non seulement l'Église romaine ne les aidera pas, mais elle contrariera leur entreprise. Grégoire le dit avec une netteté qui ne laisse aucun doute : Il aimerait mieux que les terres qui appartiennent à l'Église universelle continuent à être détenues par les infidèles que de les voir occupées par des chrétiens dans des conditions défavorables au salut de leur âme.

Ces auxiliaires de France ont leur bonne part dans les victoires remportées par les Espagnols. Ils n'hésitent pas à s'enfoncer parfois jusque dans l'Andalousie, au cœur même de la domination arabe, et donnent leur vie quand il le faut. Aussi cupides que braves, ils ne s'astreignent pas toujours à combattre dans des armées chrétiennes. Ils s'immiscent volontiers dans les querelles des émirs musulmans, servent celui-ci contre celui-là et mettent leur épée aux enchères. Ils font sans remords leur métier de condottieri, car, même dans ces conditions, ils se battent toujours contre les ennemis du Christ. Rien de plus curieux que l'attitude de ces barons étrangers, subitement transportés dans un milieu si différent de leur pays d'origine. Établis en terre musulmane, ils prennent avec facilité les habitudes et la façon de vivre de ceux qu'ils sont venus déposséder.

Le chroniqueur Ibn-Haiyân a raconté l'histoire d'un comte de l'armée d'Aquitaine qui, après la prise de Barbastro, resta dans la ville pour la défendre contre un retour offensif des infidèles. Ce Français s'est installé dans la maison de l'ancien gouverneur musulman : il a revêtu ses habits et passe ses journées, couché sur le sofa où se tenait l'autre, entouré de ses plus belles captives, devenues ses femmes. Aux visiteurs qu'il reçoit, il montre avec orgueil sa part de butin, des sacs remplis d'or et d'argent, des balles de soie et de brocart. Un riche marchand juif est venu négocier avec lui. Pour lui faire honneur, le comte appelle une des jeunes filles qui se tenaient à distance et lui dit en écorchant l'arabe : Prends ton luth et chante à notre hôte quelques-uns de tes airs. Elle prit alors son luth et s'assit pour l'accorder, mais je voyais des larmes rouler sur ses joues (dit le juif qui rapporte le détail de cette entrevue). Ensuite elle se mit à chanter des vers que je ne comprenais pas et que, par conséquent, le chrétien comprenait moins encore. Mais ce qu'il y avait d'étrange, c'est que ce dernier buvait continuellement pendant qu'elle chantait et qu'il montrait une gaîté extrême, comme s'il eût compris ses paroles. Mon étonnement fut sans limites quand je vis l'énorme quantité de femmes et de richesses qui se trouvaient entre les mains de ces gens-là.

Des récits du même genre, colportés dans toutes les provinces de France, enflammaient les imaginations, suscitaient les vocations belliqueuses. La Bourgogne, en particulier, devint, à la fin du XIe siècle, un véritable foyer d'enthousiasme pour la croisade espagnole. Conduits par leur duc Eude Ier ou par ses barons, de 1075 à 1095, les Bourguignons affluaient, presque chaque année, au delà des monts. Non qu'ils fussent plus aventureux que beaucoup d'autres, mais la grande abbaye de Cluni les enrôlait et les lançait contre l'infidèle. Ces moines avaient des rapports très étroits avec les royautés de Castille et de Navarre, qu'ils fournissaient d'auxiliaires français. La guerre faite aux Arabes et le recul progressif de la frontière sarrasine leur valaient de nombreux prieurés et de vastes domaines. En retour, les chrétiens d'Espagne durent à Cluni, outre les secours de la féodalité bourguignonne, la plupart des institutions religieuses qui les rattachaient à l'Église d'Occident.

Les relations établies entre la Noblesse de France et celles de la péninsule eurent, en politique, des conséquences de haute portée : les alliances matrimoniales conclues par les maisons des ducs et des comtes de Bourgogne avec la famille régnante de Castille ; le comté de Portugal constitué en faveur d'un prince bourguignon, Henri ; un autre baron de même race, Raimond, appelé à devenir le gendre d'Alphonse VI et la souche d'une nouvelle dynastie de Castille et de Léon. Les Français ne se contentaient pas d'arracher aux Sarrasins une partie de la terre espagnole. Ils s'y taillaient des principautés et infusaient un sang nouveau et vigoureux aux dynasties indigènes qui avaient recours à leur appui.

 

III. — LES NORMANDS EN ITALIE[3].

A la même époque, les Normands accomplissaient au delà des Alpes, avec plus de succès et d'éclat, une œuvre encore plus difficile. Transportés dans l'Italie du Sud et la Sicile, ils y fondaient, en moins de soixante ans (1016-1073), une domination politique de premier ordre. Le point de départ fut un épisode de l'histoire des pèlerinages et du culte rendu aux saints.

Entre le saint Michel de la fameuse île normande et la basilique du même nom qui, du sommet du Gargano, dominait l'Adriatique, des relations spirituelles existaient au moins depuis le vine siècle. Ici et là, le saint était le même. Beaucoup de Normands visitaient les deux sanctuaires à l'aller ou au retour d'un voyage à Jérusalem. Ainsi fit une poignée de pèlerins qui, revenant de Syrie en 1016, accueillit avec joie les propositions des habitants de Salerne, inquiétés par les Sarrasins. En un tour de main, les Normands eurent mis en fuite les musulmans, peu habitués à d'aussi rudes adversaires. Les Salernitains, émerveillés, auraient voulu que ces pèlerins restassent chez eux, pour continuer de les protéger, mais ceux-ci, n'ayant agi que pour l'amour de Dieu, refusèrent de rien accepter et s'excusèrent de ne pouvoir se fixer à Salerne. Alors, dit le chroniqueur Aimé du Mont-Cassin, les bourgeois de cette ville envoyèrent des messagers aux Normands victorieux. Ils leur donnèrent des citrons, des amandes, des noix confites, des manteaux de pourpre, des outils de fer ornés d'or, afin d'inviter leurs compatriotes à s'établir dans un pays qui produisait le lait, le miel et toutes ces belles choses. Revenus en Normandie, les pèlerins rendirent en effet témoignage de ce qu'ils avaient vu. Ils engagèrent les seigneurs normands à venir en Italie. Quelques-uns prirent la résolution et eurent le courage d'y aller à cause des richesses qui s'y trouvaient.

Telle fut l'origine modeste de la conquête des deux Siciles. Le mobile religieux disparut vite pour faire place simplement à l'amour de la terre et du pillage. Les Normands, alléchés, se répandirent en Italie par bandes de plus en plus nombreuses, sous la conduite de Raoul de Toéni, puis de Ranulf, enfin des fils de Tancrède de liante-ville, Guillaume Bras-de-Fer, Omfroi et Dreu. Une émigration considérable, régulièrement 'organisée, ne cessa d'entrainer vers les Alpes un flot d'hommes que la noblesse normande encadrait, mais qui provenait aussi, sans doute, des autres provinces de la France du Nord. Comment expliquer autrement la rapidité de la conquête et l'extension de cette puissance nouvelle, sur tant de points de l'Italie du Sud, dès le milieu du XIe siècle ? Dans ce fouillis politique et religieux où se parlaient toutes les langues, où s'agitaient confusément Grecs, Italiens, Sarrasins et Lombards, des étrangers rusés et sans scrupules avaient beau jeu. Les chefs normands exploitèrent avec une merveilleuse habileté les divisions qui mettaient aux prises les principautés, les villes, et les abbés de la Pouille et de la Calabre. Ils se mêlèrent à tous les conflits, excellant à pêcher dans cette eau trouble, et faisant bonne prise à tous coups.

Ces chevaliers madrés terrorisaient, d'ailleurs, les Italiens, par leurs impitoyables procédés de combat. Le vol à main armée, le pillage, la destruction systématique des cultures, les raffinements de cruautés exercées sur les personnes, faisaient de ces envahisseurs des êtres malfaisants dont le nom seul jetait l'épouvante. Le pape Léon IX parle d'eux, dans ses lettres, avec un effroi réel : J'ai vu ce peuple indiscipliné, avec une rage incroyable et une impiété qui dépasse celle des païens, ravager en divers endroits les églises de Dieu, persécuter les chrétiens, parfois même les faire mourir dans des tourments horribles et inconnus jusqu'à eux. Ils n'épargnent ni les enfants, ni les vieillards, ni les femmes, ne distinguent pas le sacré du profane : et pillent les églises des saints qu'ils brillent et rasent jusqu'au sol. Un moine de Bénévent s'indigne de leur voir arracher les vignes, mettre le feu aux moissons, transformer en désert ce qu'ils ne peuvent prendre. Témoignages d'ennemis, il est vrai, mais ceux qui sont favorables laissent aussi bien échapper la vérité. En 1058, la Calabre fut en proie à trois fléaux épouvantables suscités par la colère de Dieu, à cause des péchés des hommes. Le premier était l'épée des Normands qui ne faisait quartier à personne ; les deux autres, la peste et la famine. Ainsi s'exprime le chroniqueur Gaufredo Malaterra dont le livre, dédié au roi Roger, glorifie la conquête normande.

Contre ces vainqueurs perfides et. féroces les indigènes usaient parfois de représailles ! Des paysans calabrais s'introduisent un jour dans le château de Leucastro, sous prétexte d'y remplir un devoir de fidélité, et massacrent d'un seul coup les soixante Normands qui le gardaient. Ailleurs, les Italiens assassinent, dans une église, un des fils de Tancrède de Hauteville, Dreu. Quand les Normands furent parvenus à mettre la main sur le meurtrier, il lui scièrent tous les membres, et comme il respirait encore, l'enterrèrent vivant. La haine des Italiens s'exaspéra. Tout ce qui portait le nom normand leur devint odieux. Un abbé de Fécamp, venu à Rome, en 1053, et chargé d'une mission par le Saint-Siège, fut arrêté et dévalisé par les habitants de la campagne romaine. Lui-même raconte ses malheurs au pape Léon IX : Les Italiens sont tellement acharnés contre nous, qu'un Normand ne peut voyager dans ce pays, même pour un pèlerinage, sans qu'il soit assailli, enlevé, dépouillé, roué de coups, jeté aux fers, et souvent emprisonné jusqu'à la mort.

On peut juger des mœurs de l'armée conquérante par la conduite de ceux qui la dirigeaient. A Guillaume Bras-de-Fer et à Omfroi succédèrent Roger et son frère Robert Guiscard. Le premier vécut longtemps des vols que commettaient ses hommes, et lui-même, au besoin, donnait l'exemple. A Melfi, il aperçoit, dans la maison où on le loge, des chevaux qui lui font envie : avec l'aide de son écuyer merveilleusement adroit quand il s'agissait de voler, il s'empare de ces chevaux pendant la nuit et s'enfuit avec son butin. A Scalea, où il s'est cantonné, guettant les aubaines, on lui apprend que des marchands melfiotes retournent chez eux et vont passer. Il prend aussitôt huit soldats, court sus aux voyageurs, les détrousse, et ne les remet en liberté qu'après rançon.

La princesse byzantine Anne Comnène nous a laissé le portrait de Guiscard. Au physique, un Hercule blond, de teint coloré, modèle de beauté virile, avec de larges épaules et des yeux lançant des éclairs. Au moral, un ambitieux d'une extrême finesse. Elle le montre quittant la Normandie avec cinq cavaliers et trente hommes de pied et venant habiter, en Calabre, le sommet des montagnes et d'inaccessibles cavernes. Là, à la façon des brigands, il pillait les voyageurs et se procurait ainsi, pour lui et les siens, des armes et des chevaux. Retranché, en effet, dans les roches de San Marco, ce bandit se jetait sur les passants et organisait de vastes razzias. Aimé du Mont-Cassin énumère soigneusement ses exploits, compte presque les bœufs, les juments, les porcs, les moutons qu'il ramenait le soir dans sa tanière, sans parler des hommes arrêtés, torturés, forcés de se racheter chèrement. Plus tard, Robert Guiscard élargit simplement son procédé. Il acquiert châteaux et villas, fait main-basse sur la Campanie, la Pouille, la Calabre, entre à Tarente et à Reggio (1047-1060). Il dévorait la terre, dit le chroniqueur bénédictin.

C'est alors que cette puissance normande, si rapidement formée, commença à inquiéter les papes. Léon IX, menacé de perdre Bénévent que revendiquait l'Église romaine, ne se contenta pas d'excommunier ces pillards : il mena contre eux une armée d'Italiens et d'Allemands, et fut complètement battu à Civitate (1053). Jamais vainqueurs ne se trouvèrent plus embarrassés de leur victoire. Les Normands se jetèrent aux pieds de ce pape qu'ils pouvaient emmener captif et implorèrent une pénitence égale aux péchés qu'ils avaient commis. Léon IX leur donna sa bénédiction et, en retour, ils lui promirent de lui être fidèles et de remplacer auprès de lui les soldats qu'il avait perdus. Le Pape ne se servit pas de ces auxiliaires improvisés : il avait sa défaite sur le cœur, et ne songeait qu'à la réparer, avec l'aide de l'empereur Henri III, lorsque la mort vint le surprendre (1054).

Ses successeurs, inspirés par Hildebrand, comprirent mieux leur intérêt et s'empressèrent de mettre à profit la bonne volonté et la vigueur des troupes normandes. Elles seules pouvaient donner à la papauté la force matérielle qui lui était nécessaire pour affermir son pouvoir temporel et se défendre contre ses ennemis. L'alliance définitive fut conclue à Melfi entre Robert Guiscard et le pape Nicolas II (juin 1059). Le Normand prêtait au Saint-Siège un serment de vasselage, s'engageait à le protéger contre toutes les attaques, à respecter Bénévent, à payer redevance, et à faire observer les décrets sur l'élection des papes que venait de rendre le concile de Rome. Le Pape, de son côté, légitima les conquêtes présentes et futures des Normands dans la Pouille, la Calabre et la Sicile (pays sur lesquels Rome n'avait d'ailleurs aucun droit), et reconnut à Robert le titre de duc.

Ainsi tout réussissait aux aventuriers, de brigands devenus grands seigneurs, en attendant qu'ils fissent souche de rois. Les envahisseurs, gens de sac et de corde, se virent peu à peu transformés en missionnaires de l'Église orthodoxe et du Saint-Siège. Quand, arrivés au bord du détroit de Messine, ils n'eurent plus devant eux que la grande île sicilienne occupée par les musulmans, la guerre sainte commença.

Comme toujours les Normands profitèrent, avec une habileté consommée, des querelles qui divisaient les Sarrasins de Sicile. Un émir de Syracuse, Ibn-Thimna, négocia avec Robert à Reggio, avec Roger à Mileto. Quand la diplomatie eut tout préparé, l'épée fit son œuvre. La bataille décisive fut livrée par Roger seul, près de la petite ville de Cérami (1062), où l'attendaient les troupes africaines d'Aiub, fils du sultan de Tunis, et celles des musulmans de Palerme.

A en croire le chroniqueur Malaterra, l'ex-bandit aurait encouragé ses soldats avec l'enthousiasme et l'accent religieux d'un chef de croisade : Nous sommes la milice du Christ : nous portons tous son signe, aussi ne nous délaissera-t-il pas, si nous ne nous abandonnons pas nous-mêmes. Notre Dieu est le Dieu tout-puissant. Ces gens-là, ces Sarrasins, sont ses ennemis. Les forces dont ils disposent ne venant pas de Dieu, ne pourront résister longtemps. Ils se targuent de leur bravoure, mais ne sommes-nous pas certains de l'assistance divine ? Des miracles, en effet, se produisent. Les Normands, au moment de combattre, aperçoivent un beau cavalier monté sur un cheval blanc. Au bout de sa lance flotte un drapeau blanc sur lequel la croix étincelle. Il semble qu'il sorte de leurs rangs et veuille se précipiter avec eux sur les Sarrasins. Excités par cette vision, les chrétiens font des prodiges de valeur et la victoire leur reste. Dans sa part de butin, Roger prend quatre chameaux qu'il envoie au pape Alexandre II et celui-ci accorde aux Normands la rémission de leurs fautes ainsi qu'un étendard béni.

Mais le but des conquérants était l'annexion totale de la Sicile. Palerme ne succomba pourtant qu'en 1072. Les deux frères ne comprenaient pas toujours la nécessité de rester d'accord et commirent plusieurs fois la faute de diviser leurs forces. Ils ne s'avisèrent qu'assez tard d'avoir une marine. Quand ils l'eurent créée, les Grecs et les Sarrasins ne comptèrent plus. La puissance italo-normande, qui dominait de Bénévent à Palerme, était fondée.

L'œuvre conserva d'abord son unité. Tout en laissant la plus grande partie de la Sicile à son frère, Robert Guiscard garda pour lui Palerme, la moitié de Messine et tout le val Demone. En terre ferme, il achevait la conquête par la prise d'Amalfi (1073) et de Naples (1078). Les Lombards de la Pouille, bien que domptés par les armes, auraient pu gêner ses entreprises : pour les tenir mieux dans sa main, il épousa la fille de leur prince. D'autre part, il alimenta adroitement les jalousies et les haines qui divisaient ses propres compatriotes, les petits chefs normands établis dans l'Italie du Sud, et les empêcha ainsi de se concerter contre la domination forte sous laquelle tout devait plier.

Ce soldat impitoyable et féroce, astucieux et sans foi, trouvait le moyen d'avoir des amis et de chauds partisans. Ils inspirait un respect affectueux à ses fils ; aucun d'eux ne se révolta contre lui. Il réussit à gagner complètement son clergé. Dévot comme tous les Normands, il prodiguait ses bienfaits aux moines, construisait ou ornait les églises de Palerme et de Salerne, et rendait surtout un culte fervent à son patron particulier, saint Benoit. Au Mont Cassin, qu'il visita avant d'envahir les domaines du Pape, on le trouva, un matin, agenouillé devant l'autel, absorbé dans son oraison.

Grégoire VII fut d'abord effrayé de voir grandir aux portes de Rome cette puissance nouvelle. Il excommunia le conquérant. Mais le clergé de la Basse-Italie soutint Robert Guiscard même contre le Pape. L'anathème n'eut aucun effet sur des hommes comme l'abbé Didier, du Mont Cassin, et Alfano, de Salerne, qui restèrent en relations avec l'excommunié. Le Pape finit par renoncer sagement à ses propres visées sur l'Italie méridionale. Puisqu'on ne pouvait l'arracher des mains de l'aventurier, mieux valait, comme l'avait déjà pensé le pape Nicolas II, accepter le fait accompli. Grégoire VII eut l'idée de prendre Guiscard et ses Normands comme auxiliaires dans sa lutte contre les Impériaux et les adversaires de la réforme ecclésiastique. L'alliance fut conclue et profita aux deux parties. Robert trouva dans le clergé réformiste un précieux instrument de domination. D'autre part, en protégeant Grégoire Vil, il sauva peut-être le pouvoir spirituel du plus grand danger que la papauté eût encore couru. Le bruit se répandit même un instant que Grégoire allait faire de son allié un empereur de Rome pour l'opposer à Henri IV et à son antipape Guibert de Ravenne (1080). Mais l'ambition pratique de Robert visait une couronne plus utile à prendre et à garder.

Depuis 1060, la convoitise des Normands se tournait vers l'empire byzantin, et leur chef n'avait jamais cessé d'embrasser, à la fois, dans ses projets, l'Occident et l'Orient. C'étaient surtout l'Adriatique, l'Illyrie et Constantinople qui l'attiraient. Ce batailleur jugeait que le maître de Naples et de Palerme devait arriver à posséder la Méditerranée tout entière. Il avait déjà jeté son dévolu sur la côte tunisienne et sur Malte. En 1076, le mariage de sa fille avec l'héritier de l'empire grec, Constantin, lui permit d'entrer en rapports directs avec les Césars de Byzance. Ceux-ci comprirent ce qui les attendait, quand ils virent le Normand s'emparer de Corfou, de Céphallénie et de Durazzo, clefs de leur territoire. Les Vénitiens, intéressés à retarder sa marche sur Constantinople, essayaient en vain de lui disputer le passage, lorsque la mort, seul obstacle qu'il n'eût pas prévu, l'arrêta net, à soixante ans (1085).

Ses desseins disparurent avec lui : mais l'œuvre accomplie en terre italienne devait durer. Pourtant, ce ne furent pas les descendants directs de ce héros qui eurent l'honneur de donner au nouvel État une constitution solide et une civilisation originale. Cette tâche allait être celle de Roger, le plus jeune des conquérants de la maison de Hauteville, et de ses successeurs. En 1127, le grand-comte de Sicile, Roger II, réunissait le duché de Pouille à son domaine ; en 1130, il prenait le titre de Roi. Puissamment organisée à l'intérieur, étendue au dehors par des conquêtes faites aux dépens de l'empire grec et des Sarrasins de la côte d'Afrique, cette royauté fut une des créations politiques les plus surprenantes que le Moyen âge ait produites. C'est le chef-d'œuvre du génie normand.

On y retrouve, encore renforcés, les traits essentiels de la constitution du duché de Normandie. Les vassaux y relèvent tous immédiatement du suzerain. Les pouvoirs conférés au chef de l'État sont particulièrement étendus. Le roi de Sicile n'admet pas que les comtes et les barons rendent à d'autres qu'à lui les services féodaux. Tous les châteaux sont dans sa main. Défense absolue de construire, sans son consentement, des tours et des forteresses ; la sauvegarde et les garnisons du Roi doivent suffire à la défense de ses sujets. Un seigneur ne peut aliéner son fief, marier sa fille ou sa sœur sans la permission du Roi. Les fiefs des mineurs lui sont dévolus, et il les administre jusqu'à l'âge de la majorité, fixée à vingt-cinq ans. Exception faite pour un petit nombre de feudataires et d'abbés, les barons n'ont que la juridiction civile : le Roi seul et ses officiers jugent au criminel. Nulle part la Féodalité n'est aussi étroitement dépendante du pouvoir suzerain. Les habiles mesures, prises surtout par Roger II, pour diviser les fiefs trop étendus et augmenter le nombre des feudataires, achèvent de la rendre impuissante. L'Église est encore plus assujettie que la Noblesse. Le Roi, légat né du Saint-Siège, nomme les évêques, les transfère d'un siège à un autre, exempte les abbayes de la juridiction épiscopale, dispose du pouvoir ecclésiastique le plus complet. Dans cette monarchie, féodale par la formé, tout semble réglé en vue d'une centralisation rigoureuse. Le maître de cette royauté improvisée est, de tous les princes de l'Europe, le souverain le plus absolu. Il a réalisé ce miracle d'avoir fait accepter sa domination par les peuples de races, de mœurs et de religions si différentes qui vivaient réunis sous sa loi. Au commencement du XIIe siècle, en pleine féodalité, en pleine théocratie, la Sicile a vu ce phénomène : le principe de l'égalité des cultes mis en pratique, grâce à la tolérance des rois. Normands catholiques, Grecs schismatiques, musulmans, juifs, chacun prie son Dieu à sa guise et reste en bonne intelligence avec le voisin. Le Juif paye maintenant au Normand la redevance qui allait jadis au Sarrasin, mais il garde sa synagogue et ses docteurs. Les Sarrasins ont à Palerme de nombreuses mosquées, des écoles publiques où on lit le Coran, des marchés, des quartiers entiers qui leur appartiennent en propre. Roger II s'entoure de musulmans et leur confie les fonctions les plus importantes de l'État. Ils abondent dans son escorte personnelle et dans son armée. A la diversité des religions et des langues correspond celle des législations. Le Coran reste toujours le code de la population arabe, et les démêlés des musulmans sont jugés, selon la loi de Mahomet, par des cadis.

Au contact des civilisations grecque et arabe, dans ce cadre splendide et ensoleillé de la nature sicilienne, les fils des rudes pèlerins de Salerne, gardés et servis par des noirs, prennent l'allure de rois orientaux. Ils apprennent à lire et à écrire l'arabe. Dans leurs diplômes et sur leurs monnaies se trouvent souvent trois langues : arabe, grec et latin. Sur les peintures et les mosaïques de l'église de la Martorana, à Palerme, Roger II apparaît prosterné devant la Vierge qui tient à la main une longue charte grecque. Ailleurs, vêtu d'un costume byzantin, portant la dalmatique, il reçoit du Christ une couronne royale. Sa cour somptueuse, ouverte aux savants, aux artistes et aux lettrés, rivalise avec celle de Byzance. Lui-même, protecteur du célèbre Edrisi, entouré de professeurs venus d'Orient, collabore aux plus grandes œuvres géographiques que le Moyen âge nous ait léguées. Il s'occupe avec un soin particulier de la haute école de Salerne, où les plus savants médecins de l'Europe, latins, arabes et juifs, venaient se former. Ses architectes sarrasins lui bâtissent des palais entourés de jardins délicieux, dans le style des châteaux de plaisance de l'Afrique du Nord. A Palerme et à Céfalu s'élèvent ces églises merveilleuses, produit d'un art composite et pourtant harmonieux, où se révèle si clairement l'étrange fusion des éléments français, arabe et grec. Là trois pensées religieuses, trois races, trois esthétiques ont simultanément laissé leur empreinte et marié l'Orient à l'Occident.

Il semble que l'heureux possesseur de tant de richesses ne puisse plus quitter les jardins enchantés de Favara et d'Al-Ménani, bercé dans les bras des belles Sarrasines, par les chants de ses poètes arabes. Mais le Normand n'est qu'à demi transformé : il n'a rien perdu de sa vigueur première. Roger II continue à gaigner comme faisaient ses ancêtres. Il envahit Corfou, l'Acarnanie, l'Étolie ; il prend Thèbes et Corinthe, et force l'empereur de Constantinople à se laisser dépouiller sans rien dire. Il résiste à un autre empereur, celui de l'Allemagne, et arrache aux papes des concessions qui légitiment ses acquisitions nouvelles. Au premier bruit d'une révolte des barons ou des villes dans la Calabre ou dans la Pouille, le roi de Sicile et ses guerriers tombent, comme un ouragan, sur l'Italie du Sud, bouleversent tout avec furie, et d'une cité florissante, comme Melfi et Bari, ne laissent pas pierre sur pierre. L'esprit des anciens Vikings n'était qu'endormi chez ce conquérant. Partout où il sévit, on dirait que Ragnar Lodbrock et Björn Côte-de-Fer ont passé.

 

IV. — GUILLAUME LE BATARD ET LA CONQUÉTE DE L'ANGLETERRE[4].

C'EST la même race d'hommes qui, franchissant la Manche, a exécuté cette autre entreprise étonnante, la conquête du royaume anglo-saxon. Un Normand a conçu le projet, tout combiné et tout conduit. II ne s'agit plus ici des exploits d'une foule anonyme ou d'une poignée d'aventuriers. Le maure tout-puissant d'une vaste seigneurie a voulu joindre la couronne de roi à celle de duc. L'ambition d'un homme a été la cause essentielle d'un des événements les plus graves de notre histoire : l'union politique de la Grande-Bretagne et de la Normandie.

Guillaume le Bâtard ou le Conquérant (1027-1087) était le fils du duc Robert le Diable et d'Arletta, une concubine de basse naissance. D'une taille moyenne, il avait des bras d'athlète, une voix retentissante, une physionomie dure, presque farouche. Chauve et ventru, il gardait malgré tout une certaine majesté d'attitude. Comme tous les barons de son temps, il était emporté, irritable, et se laissait aller à des accès de fureur muette, terrifiants pour son entourage. Ce n'était pourtant pas un homme de sang. Si dur qu'il fût aux nobles rebelles, il n'usa de la peine de mort que par exception. D'humeur sauvage, recherchant la solitude, il semble n'avoir eu que deux passions très vives, le pouvoir et la chasse. Fait distinctif : il est chaste. Toute sa vie, il se contenta d'une affection unique, sa femme, Mathilde de Flandre, qu'il épousa contre les lois de l'Église et qu'il garda avec sa ténacité ordinaire, malgré les objurgations et les anathèmes des papes. Ceci étonna les contemporains, peu habitués à la régularité des mœurs chez les hauts barons et les rois de l'époque, Philippe Ier de France, Henri IV d'Allemagne et les fils mêmes du Conquérant.

Tout jeune encore (1035), Guillaume avait été laissé en tutelle ou plutôt abandonné par son père, qui faisait route vers Jérusalem. Profitant de sa minorité, des seigneurs normands s'insurgèrent, commirent tous les excès, allèrent jusqu'à égorger, la nuit, dans la chambre même de l'enfant, son intendant Osbern, objet de la haine générale. Bientôt toute la noblesse du Bessin et du Cotentin fut en armes, décidée à renverser ce bâtard pour lui substituer son cousin, Gui de Bourgogne (1047). Mais Guillaume, aidé du roi de France, Henri Ier, se tira à son honneur de ce premier danger. Rebelles et défenseurs du pouvoir ducal se livrèrent au Val-des-Dunes, près de Caen, une vraie bataille rangée où la bravoure du jeune duc fit merveille. Ses principaux ennemis décapités, tous leurs châteaux rasés, Rouen, qui avait montré quelque velléité d'indépendance, obligée de se soumettre, Gui de Bourgogne assiégé dans Brionne et contraint de quitter la Normandie : tels furent les résultats de cette victoire. Les barons normands, sauf quelques révoltes isolées, ne bougèrent plus.

Quant aux ennemis extérieurs, les comtes de Bretagne et d'Anjou, plusieurs fois repoussés, ils furent contraints de laisser en repos un voisin aussi résolu à se défendre. Mais Guillaume n'entendait pas seulement leur résister. Il échoua dans ses tentatives sur Dol. Plus heureux avec les Angevins, il prit le Mans, en 1063, à la faveur des troubles qui avaient suivi la mort de Geoffroi-Martel. Le roi de France Henri, devenu son ennemi (nous dirons plus tard dans quelles circonstances), fut battu, par lui, deux fois de suite, à Mortemer (1054) et à Varaville (1058). Il est vrai que Guillaume le repoussa respectueusement, à regret, en strict observateur de la loi féodale. En 1060, il aurait pu exploiter la minorité de Philippe Ier pour porter un coup, fatal peut-être, à la dynastie capétienne. Il n'en fit rien, enchainé encore par le respect dû au suzerain, hanté peut-être déjà par l'idée de la grande expédition pour laquelle il devait réserver toutes ses forces. A ce puissant seigneur, le titre de Roi, seul, manquait. L'occasion de l'acquérir s'étant offerte en 4066, le duc de Normandie, toujours prêt, la saisit.

Les relations des Normands avec la grande ile voisine dataient de loin. De tous temps, les marchands de Rouen trouvèrent chez les Anglo-Saxons, qui produisaient peu et importaient beaucoup, un de leurs principaux débouchés. Un règlement de 9'19, promulgué par le roi Ethelred II, exempte d'impôts les Rouennais qui apportaient à Londres les vins de France et certaines espèces de gros poissons. Les rapports politiques ne sont guère moins anciens. Dès le début du Xle siècle, la Normandie servait de refuge et de point d'appui à la dynastie anglo-saxonne contre les envahisseurs danois. Ducs et rois s'unirent même par des liens de famille, si bien que Guillaume le Bâtard put alléguer sa parenté avec le roi Édouard le Confesseur.

Quand la dynastie danoise se fut éteinte, à la mort de Harthacnut (1043), les rois saxons reprirent le pouvoir avec Édouard, qui se montra reconnaissant au duc de Normandie d'avoir favorisé sa restauration. Une invasion pacifique de Normands, autorisés par le Confesseur à traverser le détroit pour venir occuper, dans l'ile, les hauts emplois et les dignités lucratives, habitua déjà le peuple à subir le joug des riverains de la Seine. Le roi Saxon, l'aurait-il voulu, ne pouvait s'y opposer sans imprudence, car, si un retour offensif des Danois n'était plus à craindre, il se trouvait en face d'un autre péril, l'ambition de l'aristocratie indigène. En Angleterre, comme ailleurs, s'était formée une féodalité héréditaire, celle des earls ou comtes et surtout des ealdormen, gouverneurs des provinces les plus étendues. Elle menaçait d'étouffer le pouvoir monarchique et d'en faire ce que les hauts barons de France avaient fait de la Royauté. Déjà redoutable à la fin du Xe siècle, cette noblesse, dont les divisions avaient aidé au succès de l'invasion danoise, devint prépondérante sous le règne de ce moine couronné, Édouard, qui régnait à peine. Elle était personnifiée par le grand-comte Godwin, l'ealdorman du Wessex, aussi habile et énergique qu'ambitieux, sorte de vice-roi, qui occupa, en face d'un souverain incapable, une situation fort semblable à celle qu'avait eue, un siècle auparavant, le duc des Francs, Hugue le Grand, devant les Carolingiens déchus.

Malgré l'appui de la Normandie et plusieurs essais de résistance, Édouard dut céder à la force et laisser son vassal disposer en maitre du gouvernement et du pays. Godwin lui avait fait épouser sa fille Édith ; il avait placé ses fils à la tète des comtés les plus importants et. substitué au Normand Robert de Jumièges, archevêque de Cantorbéry, le Saxon Stigand, qui lui était tout dévoué. En 1083, il mourut subitement ; mais son fils Harold, héritier de sa puissance et de son rôle, continua à se rapprocher du pouvoir suprême. Lorsqu'Édouard disparut à son tour, sans laisser d'enfants (1066), le fils de Godwin, imitant Hugue Capet, se plaça sur le trône vacant. Il oubliait que son voisin, le duc de Normandie, suivait d'un œil attentif les péripéties du drame politique qui se déroulait en Angleterre.

Avoir la force et savoir en user ne suffit pas. Au Moyen âge, les conquérants les plus décidés ne négligent pas de se donner l'apparence du droit. Avant d'en venir aux mains avec Harold et de lui enlever sa couronne, Guillaume voulut que sa cause fût légitimée par l'opinion. Il déclara d'abord que le feu roi Édouard lui avait jadis promis sa succession avant de la laisser au grand-comte, et ensuite qu'Harold lui-même, pendant un séjour forcé en Normandie où l'avait jeté la tempête, avait juré sur les reliques des saints qu'il aiderait le duc normand à se mettre en possession. Ainsi se posait la question de droit. Ces deux assertions faisaient d'Harold un usurpateur et un parjure. En réalité, si la promesse d'Édouard a été faite, elle le fut en termes très vagues, vers 1051, sans avoir été renouvelée depuis. Quant à celle d'Harold, on a supposé qu'elle consista seulement dans l'engagement d'épouser une fille de Guillaume. Qui saura jamais la vérité ? L'essentiel, pour le Normand, était que le Clergé le crût sur parole et regardât Harold comme violateur de la foi jurée. Il envoya des messagers jusqu'en Allemagne et en Danemark pour se concilier les souverains.

Le pape Alexandre II, consulté par Guillaume, parut convaincu de son bon droit : Il l'encouragea, dit Orderic, à faire valoir ses prétentions légitimes, à prendre bravement les armes contre le parjure, et il lui envoya la bannière de l'apôtre Pierre, gage assuré d'immunité contre tous les périls qui pourraient menacer son entreprise. Avoir la Papauté pour soi, valait une victoire : mais le duc de Normandie n'y eut vraiment pas grand mérite. Son projet venait à point pour seconder les vues du Saint-Siège sur la terre anglaise. Rome y attendait impatiemment un changement de régime. Depuis longtemps les Saxons ne payaient plus ou payaient mal le denier de saint Pierre. L'Église saxonne se montrait peu favorable au vaste plan de réforme dont la puissance romaine poursuivait déjà l'exécution. Le premier prélat d'Angleterre, l'archevêque Stigand, avait reçu le pallium d'un antipape : il se trouvait en mauvais termes avec la curie. Des dissentiments séculaires existaient entre la Papauté et le clergé monastique des lies bretonnes, toujours séparé du continent par ses idées, sa liturgie, et ses habitudes d'indépendance. Les papes n'ont donc pas seulement laissé faire : par intérêt, ils ont favorisé et béni l'œuvre du Conquérant.

Guillaume choisit, pour attaquer, le moment où Harold employait ses forces à repousser son frère Tostig et le roi de Norvège, qui avaient envahi l'Angleterre par le Nord. Il avait réuni, à l'embouchure de la Dive (août 1066), une armée de Normands et d'aventuriers venus de toutes les provinces de France, 14.000 cavaliers, 40 ou 50.000 fantassins. A côté des feudataires de Normandie, le comte Eustache de Boulogne, le duc de Bretagne, Main Fergent, le vicomte de Thouars, Aimeri, le Tourangeau Geoffroi de Chaumont, commandaient les principaux contingents. Le frère du Bâtard, le belliqueux évêque de Bayeux, Odon, devait prendre une part active à la campagne. La grande difficulté était de maintenir dans ce chaos de mercenaires une discipline rigoureuse. Guillaume y réussit admirablement. Pour les transporter, il créa de toutes pièces et, organisa une flottille de plus de 1500 voiles. Quand tout fut prêt, les vaisseaux se concentrèrent à Saint-Valeri-sur-Somme. Le ei septembre, on mit à la voile et, le 29, à neuf heures du matin, Guillaume abordait à Pevensey. C'était le lendemain du jour où Harold battait les Norvégiens à Stamfordbrige, près de l'embouchure de l'Humber. Menacé à l'autre extrémité de son royaume, le vainqueur accourut et rencontra l'envahisseur près d'Hastings, mais n'osant pas attaquer en plaine un ennemi qu'il jugeait plus dangereux que le roi de Norvège, il retrancha fortement, sur la colline de Senlac, ses fantassins armés de javelots et de haches (13 octobre 1066).

La nuit se passa pour les Saxons à boire et à hurler leurs chants de bataille. Les Normands, soldats de l'Église et du Pape, jeûnaient, priaient, se confessaient. Égale bravoure dans les deux camps ; mais bien que l'armée d'Harold fût un peu supérieure en nombre, la cavalerie de Guillaume pouvait donner l'avantage aux Normands. Le duc de Normandie avait divisé son armée en trois corps. A l'aile droite, ses troupes de mercenaires picards et français ; à l'aile gauche, les Bretons, les Manceaux et les Poitevins ; lui-même commandait les Normands au centre avec l'évêque de Bayeux, son frère, et le comte de Boulogne, Eustache. Les Saxons, serrés en lignes épaisses, avaient placé au premier rang des mercenaires bien armés, qui se tenaient collés les uns aux autres, formant de leurs boucliers un mur continu, infranchissable, forteresse vivante derrière laquelle Harold pouvait difficilement être atteint.

Le jour venu, les cavaliers normands, formés en coin, gravirent la colline et se heurtèrent vainement à ce formidable rempart d'infanterie ; ils ne purent le disjoindre et reculèrent. Guillaume eut alors recours à une ruse enfantine ; il simula la retraite. Les Anglais brisèrent eux-mêmes leur ligne, s'élancèrent à la poursuite de ceux qu'ils voyaient fuyant. Mais alors, sur l'ordre du duc, Eustache de Boulogne se jeta sur eux avec sa réserve et les surprit en désordre. Les archers normands, par une décharge générale de flèches, semèrent les blessures et la mort dans les rangs ennemis, désorganisés. Autour d'Harold s'engagea une lutte terrible. Blessé, il se battit en furieux, mais périt avec ses frères et presque toute la maison royale. L'armée saxonne fut anéantie.

Guillaume, vainqueur dès la première rencontre, débarrassé de son rival et de toute sa famille, eut soin de compléter aussitôt sa victoire. Il se fit sacrer à Westminster, devant les bourgeois de Londres stupéfaits.

La soumission du peuple indigène suivit de près la grande bataille et le couronnement. La rapidité avec laquelle la domination de l'étranger se trouva établie et consolidée sur la majeure partie du territoire, ne s'explique pas seulement par l'état intérieur de l'Angleterre, où les institutions locales, seules, étaient fortes, où le peuple avait, depuis longtemps, l'habitude d'accepter des rois de toutes provenances. Elle fut encore l'effet du sentiment religieux, favorable à Guillaume et à la conquête. Un succès aussi décisif que celui d'Hastings avait été regardé des deux côtés de la Manche comme un véritable jugement de Dieu. Non seulement le Pape, mais le Ciel lui-même proclamait la légitimité des prétentions du Normand.

Résistance et. révoltes, pourtant, ne manquèrent pas. Les opérations militaires se prolongèrent encore pendant neuf ans (1067-1076). Il fallut que Guillaume assiégeât et prît Exeter, ravageât le Northumberland, repoussât l'invasion du roi d'Écosse, Malcolm II, poursuivit jusque dans les marécages qui entourent l'estuaire du Wash. les deux beaux-frères d'Harold, Edwin et Morker (1067-1072), ordonnât enfin l'exécution de Waltheof, fils de Siward le Northumbrien, associé, pour un effort suprême, avec les comtes de Hereford et de Norfolk (1076).

On s'étonne, malgré tout, que l'opposition des vaincus n'ait pas été plus générale, plus vive, plus tenace. Peu de mois après Hastings, Guillaume se sentait si bien le maitre qu'il crut possible d'abandonner la conquête pour aller en Normandie jouir de son triomphe. La lutte intermittente qu'il eut à soutenir contre les Saxons ne prouve pas qu'ils aient agi de concert pour défendre leur indépendance. Telle rébellion eut pour cause le gouvernement oppressif et maladroit des lieutenants délégués par Guillaume pendant ses voyages sur le continent ; telle autre, l'intérêt et les rancunes de certains chefs indigènes dont l'action resta toujours limitée ; telle autre enfin, le particularisme urbain ou régional, qui aurait produit ses effets sous toute espèce de dynastie. La révolte d'Exeter fut avant tout une tentative d'indépendance municipale. Quant au Northumberland, cette région extrême de l'Angleterre n'avait jamais été, même au temps des rois saxons, complètement assujettie aux dominateurs du Sud. Il se produisit, contre Guillaume, des soulèvements partiels ; il n'y eut pas, à vrai dire, de résistance nationale.

En Normandie, la conquête fut accueillie avec enthousiasme, car toute la population du duché, à des degrés divers, en bénéficiait. Les nobles, les évêques, les abbés, même les simples soldats de l'armée expéditionnaire se trouvèrent liés à Guillaume par la part qu'ils prirent à la curée. Mais ceux-là même qui n'y furent pas intéressés directement surent gré à leur duc de la gloire qu'il avait jetée sur la Normandie. Gilbert, évêque d'Évreux, faisant l'oraison funèbre du Conquérant, le loua surtout d'avoir vaillamment étendu la puissance normande et élevé sa nation plus haut que n'avait fait aucun de ses prédécesseurs.

Guillaume ne négligea rien pour donner à ses compatriotes une haute idée de sa victoire. Les églises normandes qui avaient prié pour le succès de l'expédition reçurent leur part du butin. Quand il apparut sur le sol natal, en 1067, le peuple se leva en masse et courut saluer le triomphateur. A ceux qui le fêtaient ainsi, il prodigua les présents tirés du trésor des rois anglais : étoffes brodées, vases d'or et d'argent, croix enrichies de pierreries. L'étalage de ces richesses suffisait à lui gagner l'opinion : A la vue de tant de magnificences, dit le chroniqueur Guillaume de Poitiers, le peuple avoua qu'il ne connaissait rien de pareil, et que tout ce qu'il avait vu auparavant était mesquin, en comparaison d'un tel luxe.

Il y eut bien certaines dissidences, quelques notes désapprobatrices. Orderic Vital cite le soldat Guibert et l'abbé de Saint-Leuffroi, Guimond, dont la conscience délicate aurait refusé les dépouilles des insulaires. L'exemple eut peu d'imitateurs. Défions-nous de cet historien quand il nous représente Guillaume, à l'agonie, faisant l'aveu de ses injustices et disant à ceux qui l'entourent : Ce n'est point par droit héréditaire que j'ai possédé le trône anglais : je l'ai enlevé au parjure Harold après un cruel combat et une grande effusion de sang humain. J'ai haï, plus qu'il ne convenait, les habitants naturels de ce royaume, j'ai cruellement vexé les nobles et le peuple, j'en ai déshérité injustement plusieurs ; j'en ai fait périr par la faim et par le fer une innombrable quantité. Le conquérant n'a pu tenir, en public, un pareil langage ; n'avait-il pas poursuivi, sous la bannière du pape, une entreprise bénie par Dieu ?

Pourtant la conscience de certains soldats s'inquiéta des violentes commises et du sang répandu. Ils demandèrent aux évêques de Normandie les moyens de se mettre en règle avec la stricte morale. Les évêques répondirent par les décisions suivantes : Ceux qui savent le nombre d'hommes qu'il ont tués seront tenus de faire pénitence, pour chacun, pendant quarante jours. Ceux qui ignorent le nombre des tués feront pénitence un jour par semaine, leur vie durant, à moins qu'ils n'aiment mieux se racheter par des aumônes faites aux églises. Ces dispositions s'appliquent surtout aux soldats qui se sont répandus dans le pays pour tuer et pour piller. Ceux qui auront fait usage de leurs armes en bataille rangée feront pénitence pendant trois ans seulement. Les bonnes œuvres expiaient alors les plus grands massacres. La pénitence accomplie, les conquérants de l'Angleterre purent jouir en paix des biens qu'ils devaient à la libéralité de leur chef.

Le bouleversement ne fut pas, d'ailleurs, chez les vaincus, aussi général et aussi profond que l'ont prétendu quelques historiens[5]. La majorité des propriétaires fut maintenue en possession des terres qu'elle occupait ; Guillaume se crut seulement en droit de déclarer que le sol entier, à l'exception des biens de la couronne et de l'Église, était soumis à la confiscation, et il obligea les anciens détenteurs à recevoir de ses mains, en don, leurs propriétés ou à les racheter moyennant redevance. Les grands offices et les grandes seigneuries furent enlevés aux Saxons. Lui-même se réserva un nombre considérable de vastes domaines, les forteresses et les forêts. En 1085, il chargea ses agents de faire un recensement général de l'état et de la valeur des propriétés territoriales du royaume. Les résultats de cette enquête, œuvre extraordinaire et unique pour cette période du Moyen âge, furent consignés dans le Domesday Book, grand-livre du jugement dernier. Mais ce document fameux, longtemps considéré comme l'instrument officiel de l'expropriation de tout un peuple, ne distingue pas les vainqueurs des vaincus, les Normands des Anglais. Il ne connaît que des propriétaires, sans aucune acception de race. S'il consacre beaucoup d'expulsions, il en annule aussi un certain nombre et il en empêche de nouvelles. Fixant l'état de la terre, il assure l'avenir des Saxons à qui le Conquérant laissait la jouissance de leur patrimoine. Il est plutôt sorti d'une pensée d'apaisement. Guillaume, excellent financier, y trouva, en outre, une assiette solide de répartition en vue de l'établissement des impôts.

Le Domesday Book était si peu une machine de guerre dirigée contre la population indigène, que les mécontentements soulevés par la distribution des terres éclatèrent à une époque antérieure à son apparition, et surtout parmi les Normands.

Ceux-ci refusaient d'admettre que toutes leurs usurpations ne fussent pas ratifiées par le souverain. La dépossession absolue de la nation saxonne, sa mise hors la loi et hors la terre, semblait être, pour les chevaliers de l'armée d'invasion, la conséquence naturelle de la victoire remportée en commun. Leur idéal était la spoliation totale, portant sur l'ensemble des bien meubles et immeubles, ce qui s'était passé en Normandie (au moins le croyait-on) lorsque Rollon en prit possession avec ses pirates. Mais Guillaume, trop habile pour ne pas voir qu'il était impossible de fonder, dans de telles conditions, une domination durable, ne devait consentir qu'à une expropriation partielle, dirigée surtout contre la noblesse qui avait soutenu Harold. De là des espérances déçues, des convoitises inassouvies. Quelques Normands poussèrent la rancune jusqu'à abandonner le service du maitre et à se retirer au nord de la Tweed, où ils retrouvèrent les bandes peu redoutables de Saxons fugitifs qui avaient préféré l'exil à la soumission.

Le duc de Normandie, devenu roi, ne se contenta pas d'une suprématie semblable à celle que le Capétien exerçait timidement au delà de la Manche.

Il conserva, pour la forme, la plupart des institutions saxonnes. La royauté qu'il venait de détruire, bien que centralisée dans une certaine mesure, n'avait qu'un pouvoir limité. Le peuple saxon prenait part à la vie politique dans ses assemblées de comtés et de centaines : les grands de l'ordre laïque et ecclésiastique formaient l'assemblée générale (ou witenagemot) qui servait de conseil suprême au Roi et lui imposait parfois ses décisions. A ces organes de gouvernement, Guillaume superposa la souveraineté féodale telle qu'on l'entendait en Normandie, où l'hommage et le service étaient directement exigés de tous les vassaux. Il maintint, après la conquête, entre ses feudataires et lui, la relation de chef à soldats. Dans les comtés, les officiers royaux, les shérifs, très dépendants du souverain, cumulaient, comme en Normandie, les pouvoirs politiques, judiciaires et financiers. Guillaume ne fut pas seulement comme roi ce qu'il était comme duc. Sur cette terre assujettie, où il se trouvait le plus grand propriétaire et le seul maitre des points fortifiés, il établit un État bien ordonné, plus fort, dès le premier jour, que ne le sera en France le gouvernement capétien deux siècles après. Il fit disparaître ce qu'il y avait de plus dangereux dans l'organisation de la monarchie saxonne, l'ealdormanat, c'est-à-dire la féodalité des grands-comtes. Enfin il montra sa ferme volonté de maintenir dans le royaume une paix rigoureuse, de protéger les faibles, de garantir la sécurité des petits propriétaires, des agriculteurs et des marchands. La monarchie de ce baron était faite visiblement pour combattre l'anarchie féodale. On comprend que l'aristocratie normande ait résisté.

A partir de 1075, les difficultés vinrent non pas des indigènes, à qui la paix faisait oublier l'indépendance, mais des compatriotes du Conquérant, de ceux qu'il avait conduits à la victoire et repus de ses libéralités.

Jamais fondateur d'empire n'a été plus mal secondé par ses proches. Son frère utérin, Odon, l'évêque de Bayeux, soldat brutal, avide de domination et de jouissances, le remplaçait en Angleterre quand il était obligé de franchir le détroit pour régler les affaires normandes. Les excès de pouvoir et les maladresses de cet étrange régent amenèrent des révoltes que Guillaume ne réprimait pas sans peine. En 1085, au moment où Odon rassemblait une armée pour faire une expédition en Italie et prendre la tiare pontificale qu'un devin lui avait promise, Guillaume, craignant sans doute quelque complot, réunit une assemblée générale, et là, sans prévenir personne, prononce contre son frère le réquisitoire le plus violent. Il termine en donnant cet ordre inattendu : Saisissez-donc cet homme, qui trouble la terre, et gardez-le soigneusement pour le mettre hors d'état de faire encore pis. Mettre la main sur le frère du Roi, sur un évêque ! Personne ne bouge. Guillaume alors l'arrête lui-même. Odon de protester et de crier : Je suis clerc et ministre du Seigneur : on ne peut condamner un évêque sans le jugement du pape. Guillaume réplique aussitôt par cette distinction bien normande : Je ne condamne ni le clerc ni le prélat, mais le comte qui dépend de moi et que j'ai établi mon lieutenant dans mes États. Je l'arrête, parce que je veux qu'il me rende compte du gouvernement que je lui ai confié. Conduit en Normandie, jeté dans la tour de Rouen, Odon y resta enfermé quatre ans, jusqu'à la mort du Roi.

Après son frère, Guillaume n'eut pas de plus grand ennemi que son fils aîné, Robert Courte-Heuse, un prodigue et un incapable dont nous reparlerons. Le Roi refusa de lui céder, de son vivant, la moindre parcelle de son autorité et de son domaine. Robert réclamait, au moins, le gouvernement de la Normandie. Des scènes terribles mirent aux prises le père et le fils. Que ferai-je donc, dit un jour Robert à Guillaume, et que donnerai-je à ceux qui s'attachent à mon service ?Je te fournirai le nécessaire, répond Guillaume, tant que tu seras un fils soumis. — Je ne veux pas être à ta solde, réplique brusquement le jeune homme, et ne suis pas venu ici pour recevoir des leçons de morale : j'en ai été rassasié jusqu'au dégoût par mes précepteurs. A la fin, Robert s'embarqua pour le continent où le roi de France le recueillit. Vivant, au jour le jour, d'argent emprunté qu'il ne rendait pas, il fut l'âme de tous les complots et l'instrument de toutes les attaques dirigées contre le souverain.

Guillaume trouva son vrai point d'appui dans l'Église, que l'Italien Lanfranc, son seul ami et peut-être le seul conseiller qui ait joui de sa confiance, représentait à ses côtés. Lanfranc fut substitué à Stigand comme archevêque de Cantorbéry, c'est-à-dire investi de la suprême puissance ecclésiastique sur toute la terre conquise. Étant à la fois l'homme du Roi et l'homme du Pape, il put réaliser ses idées de réforme religieuse, tout en servant les intérêts les plus élevés de la Royauté. Le clergé anglo-saxon, ignorant, grossier, immoral, impropre à sa tâche spirituelle, lui paraissait incorrigible : il mit à sa place le clergé normand qui, dans l'ensemble, valait mieux. II voulait changer les mœurs, répandre l'instruction par les écoles, faire prédominer les moines sur les clercs, et rompre avec les traditions d'indépendance de l'Église anglaise en la soumettant à la Papauté. Pour venir à bout de cette entreprise, il fut obligé d'exercer rudement ses droits de primat. Il lui fallut surtout rester en parfaite communion de sentiments et de pensées avec le Conquérant : de là vint qu'il n'hésita pas, pour agir en maître dans l'ordre religieux, à seconder docilement ses plans politiques et à faire du prêtre et du moine, en Angleterre, le serviteur soumis du Roi. La cour de Rome lui vint en aide, comprenant que ses intérêts étaient liés aux siens. Grégoire VII ressentit quelque dépit en voyant le Roi, qui devait tant au Saint-Siège, refuser de se faire, par une déclaration solennelle, le vassal de l'Église romaine (1078) ; néanmoins l'union nécessaire de la Papauté et de la nouvelle Monarchie, tant que vécut Guillaume, ne fut jamais sérieusement troublée.

En somme, la conquête de l'Angleterre, fait considérable dans l'histoire de la civilisation de l'ancien continent, mettait fin aux invasions danoises, et rattachait, pour toujours, la grande île de l'Ouest au système politique et religieux de l'Europe chrétienne. Guillaume restera l'expression vivante de cette noblesse féodale du XIe siècle qui, en se répandant sur tout l'Occident, montra qu'elle n'était pas uniquement la force aveugle. A la gloire de conquérir, nos chevaliers savaient joindre, au besoin, celle d'organiser la conquête et de fonder un gouvernement. Mais peut-être qu'ils n auraient pas remporté un tel succès si l'Église n'avait pas collaboré à leur œuvre. Patronné par la Papauté, conseillé et soutenu par l'épiscopat, le duc de Normandie put se rendre compte, mieux que personne, de l'immensité du service que le Clergé lui avait rendu. A la puissance de l'épée s'était associée la force morale et religieuse qui, alors, maîtrisait si complètement les âmes et visait déjà, par surcroît, à dominer les pouvoirs sociaux. En France, comme partout, l'aristocratie guerrière s'agite, mais l'Église la mène.

 

 

 



[1] OUVRAGES À CONSULTER. Lalanne, Des pèlerinages en Terre-Sainte avant les croisades, dans Bibl. de l'École des Chartes, 1845. Roehricht, Die Pilgerfahrten nach dem heiligen Lande vor den Kreuzzagen, 1875.

[2] OUVRAGES À CONSULTER. Lembke-Schaefer, Histoire d'Espagne, t. III, et le premier vol. de la continuation de Schirrmacher, 1890. E. Petit, Croisades bourguignonnes contre les Sarrasins d'Espagne, au XIe siècle, dans la Revue historique, 1896, t. XXX. Dozy, Recherches sur l'histoire et la littérature de l'Espagne pendant le Moyen âge, 1881, et Hist. des musulmans d'Espagne jusqu'à la conquête de l'Andalousie par les Almoravides, 1861.

[3] OUVRAGES À CONSULTER. Von Schack, Geschichte der Normannen in Sicilien, 1889 ; de Heinemann, Geschichte der Normannen in Unteritalien und Sicilien bis zum Aussterben des normannischen Kœnigshauses, t. I, 1894. Schwartz, Die Feldzuge Robert Guiscard's gegen das Byzantinische Reich, 1854. Taffel, Komnenen und Normannen, 1870. Heskel, Die Historia Sicula des Anonymus Vaticanus und des Gaufredus Malaterra, 1891. Amari, Storia dei musulmani de Sicilia, 1885. Delarc, Les Normands en Italie, depuis les premières invasions jusqu'à l'avènement de Grégoire VII, 1883. Boivo, Archilettura del medio evo in Italia. Siragusa, Il regno di Guglielmo Ier in Sicilia, 1885.

[4] OUVRAGES À CONSULTER. Augustin Thierry, Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands, 1825, ouvrage plus littéraire que critique. Froeman, The history of the norman conquest of England, 1867-1879. Green, Histoire du peuple anglais, trad. Monod, t. I, 1888-1889. Stubbs, The constitutional history of England, 2e édit., 1875. De Crozals, Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, 1877. Bigelow, Placita anglo-normannica, 1879. Eyton, Domesday Studio, 1881. Spatz, Die Schlacht von Hastings, 1896. Round, La Bataille de Hastings, dans la Revue historique, sept.-octobre 1898. Henri Bœhmer, Kirche und Staat in England und in der Normandie im XI. and XII. Jahrhundert, 1900.

[5] Les savants anglais qui ont étudié récemment les résultats matériels de la conquête ne sont pas d'accord, sur ce point, avec Augustin Thierry. L'illustre auteur de l'Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands a certainement exagéré ou mal compris un certain nombre de faits essentiels.