HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME. — LE CHRISTIANISME, LES BARBARES - MÉROVINGIENS ET CAROLINGIENS.

LIVRE III. — LES CAROLINGIENS.

CHAPITRE VII. — LES ORIGINES DU RÉGIME FÉODAL[1].

 

 

I. — LA FORMATION DE LA FÉODALITÉ.

DANS l'anarchie des IXe et Xe siècles acheva de se substituer à l'ancien système monarchique le régime féodal. Nous avons rencontré dès l'époque mérovingienne les éléments dont la réunion devait former ce régime : la recommandation par laquelle des hommes libres se subordonnent à d'autres hommes ; le précaire ou bénéfice, terre dont la possession est concédée par l'Église, par des particuliers et, à la fin, par le roi lui-même ; l'immunité par laquelle des propriétaires de grands domaines sont à peu près soustraits à l'autorité publique ; l'abandon fait par le roi à l'Église ou à des laïques de droits qui, par essence, appartiennent à l'État. Mais au temps mérovingien ces divers éléments ne se coordonnent pas ; ils demeurent isolés les uns des autres ; ainsi la recommandation et le bénéfice ne sont pas liés. Puis, une majorité d'hommes libres subsiste ; les alleux sont plus nombreux que les bénéfices ; la puissance publique continue d'être exercée sur de vastes territoires par les fonctionnaires qu'a nommés le roi. A la fin de l'époque carolingienne, presque tous les hommes libres seront engagés dans les biens du vasselage ; presque tous les grands domaines seront devenus des bénéfices ; les immunités se seront multipliées ; le roi aura été dépouillé de presque tous les attributs de la royauté. Enfin vassalité, bénéfice, immunité, cession des droits régaliens, tout cela se sera combiné et amalgamé. C'est ce lent et confus travail qu'il faut reprendre ici et présenter dans son ensemble.

 

II. — LE VASSELAGE.

L'INSTITUTION du vasselage s'est généralisée de plus en plus dans les temps troublés où les Carolingiens se sont substitués aux Mérovingiens. Les maires du palais tiraient leur principale force du nombre de leurs vassaux, et c'est grâce à eux qu'ils ont finalement vaincu. Après leur victoire, les Carolingiens continuèrent d'attirer dans leur clientèle les hommes libres. Les capitulaires montrent que sans cesse de nouveaux individus se recommandent au roi ; on y voit aussi que les comtes et de simples particuliers ont des vassaux, tout comme les rois. Après la mort de Charlemagne, le vasselage s'imposa presque à tous les hommes libres. Le petit propriétaire cessa d'être protégé ; ses biens étaient pillés par les bandes qui parcouraient le pays ; et les comtes, au lieu de réprimer ces désordres, s'entendaient parfois avec les détrousseurs : eux-mêmes attentaient à la liberté et à la propriété. Le faible, ne trouvant plus d'appui auprès de la puissance publique, chercha aide et protection auprès de l'homme fort du voisinage ; comme on l'a très bien dit, il se donna à l'un des grands, pour n'être pas à la merci de tous les grands. Abandonné par l'État, il abandonne l'État à son tour et contracte un lien envers un particulier ; il jure fidélité à celui-ci, et reçoit en échange la promesse d'être protégé. Le vassal n'a dès lors plus rien à faire avec l'État, ou, du moins, il n'est en relations directes qu'avec son seigneur.

La protection devint une nécessité plus impérieuse encore lorsque, au temps de Charles le Chauve et de ses successeurs, le royaume fut envahi par des étrangers. Les pays qui bordent la mer, ceux qui sont baignés par une rivière navigable furent sans relâche  assaillis par les Normands. Les Arabes apparurent peu de temps après dans le Midi. Bientôt les Hongrois pénétrèrent dans les régions de l'Est. Le roi, n'ayant ni armée ni forteresses, était incapable d'assurer la défense : d'où l'obligation pour les habitants de chaque région de pourvoir eux-mêmes à leur sécurité. Ils se groupent ensemble ; les plus faibles reconnaissent, comme leur chef immédiat ou leur seigneur, le comte, le riche propriétaire des environs ou quelque vaillant guerrier ; ils combattent sous ses ordres. Ainsi les hommes libres disparaissent de plus en plus.

Dans l'intervalle s'était produite une seconde évolution. A l'époque mérovingienne, le vasselage existait déjà, mais comme fait social, non comme fait légal ; il était en dehors de l'État. Charlemagne, dans ses capitulaires, le reconnut et le sanctionna ; il établit des principes qui devaient être observés par les vassaux et les seigneurs ; il les rendit obligatoires pour les uns et pour les autres. Ainsi, de nos jours, les rapports entre patrons et ouvriers ont été longtemps réglés par des conventions particulières, avant que la loi eût posé certains principes généraux que ni les uns ni les autres ne doivent enfreindre.

Charlemagne déclare à diverses reprises que tout homme libre a le droit de se choisir un seigneur, le roi lui-même, ou un fonctionnaire royal, comte ou vicaire, ou bien un particulier. Dans la Divisio regnorum de 806, il est dit qu'après la mort de Charlemagne tout vassal royal pourra se choisir pour seigneur un de ses fils — Charles, Pépin, Louis — ou l'un quelconque des puissants ; même faculté est donnée à l'homme libre qui ne s'est pas encore recommandé. Nous voulons, dit un capitulaire de Pavie (octobre 787), que les hommes libres de Lombardie puissent se recommander à qui ils veulent, comme il a été fait au temps des rois lombards. Le capitulaire de Meerssen, au temps de Charles le Chauve (847), dispose : Que tout homme libre prenne dans notre royaume le seigneur qu'il veut, nous-même ou l'un de nos fidèles. Rien du reste n'oblige un homme libre à se déclarer vassal ; choisir un seigneur n'est pas une obligation, c'est un droit. A ce droit, les capitulaires ne mettent qu'une restriction. Il est défendu de s'engager dans le vasselage pour éviter une charge d'État. La suite du capitulaire de Pavie porte : Pourvu qu'ils remplissent leurs obligations envers le comte. On ne veut point qu'un homme libre, convoqué à l'ost, se recommande à un seigneur non convoqué, pour se soustraire au service militaire. Mais, dans la pratique, quelle valeur avait cette restriction ?

La vassalité se crée par un serment, dont les capitulaires reconnaissent la validité. Trois sortes de serments, dit le capitulaire de Thionville de 803, sont reconnus dans notre royaume : les serments qu'on doit prononcer en justice, les serments de fidélité au roi et les serments à un seigneur. Le vassal doit servir son seigneur jusqu'à la mort. Il ne peut le quitter que pour injure grave, si le seigneur l'a frappé du bâton, s'il a voulu le tuer ou le réduire en servitude, s'il a déshonoré sa femme ou sa fille, s'il a manqué de parti pris de le protéger. Si un vassal quitte son seigneur sans la permission de celui-ci, nul ne doit le recevoir sous sa protection. Même si le lien a été rompu d'un commun accord, personne ne peut s'engager de nouveau avec le vassal redevenu libre, sans la permission formelle du précédent seigneur[2].

Le lien cesse avec la vie soit du vassal, soit du seigneur : le fils du recommandé peut choisir un autre seigneur ; de même, le fils du seigneur peut renoncer à protéger les vassaux de son père. Du reste, quand le seigneur a plusieurs fils, auquel d'entre eux les vassaux du père porteront-ils leur fidélité ? Les capitulaires leur reconnaissent le droit formel de choisir entre eux. Sous les premiers Carolingiens, le vasselage n'est pas héréditaire ; le vassal peut, à la mort de son seigneur, redevenir un homme libre.

Cette féodalité naissante, Charlemagne l'a employée au service de l'État. Il a deux sortes de sujets : ceux auxquels il commande à titre de roi et d'empereur ; ceux qui se sont recommandés à lui, ses vassaux, son groupe. Il gouverne les premiers en vertu de l'autorité publique ; sur les autres, à son autorité royale s'ajoutent ses droits de seigneur. C'est sur ces derniers, liés à lui par un serment spécial, qu'il peut surtout compter. Ses vassaux doivent accourir les premiers, lorsque Post est convoqué. Aussi quand le royaume de Charlemagne sera démembré, chacun de ses fils voudra réunir autour de lui le plus de vassaux possible ; car déjà la force d'un prince dépend du nombre de ses fidèles. Et, tout comme le roi, les comtes ont leurs vassaux, distingués par une obligation plus stricte du reste de leurs subordonnés ; de même pour les centeniers et les vicaires. Au début, l'autorité du roi et de ses officiers se trouva fortifiée par le concours de la vassalité ; mais le jour viendra où les vassaux des rois et des comtes, sentant leur puissance, mettront à leur obéissance toute sorte de conditions.

Les rois recoururent aux seigneurs pour la levée de l'ost. Ceux-ci sont chargés de convoquer directement leurs vassaux à l'armée ; ils groupent autour d'eux les fidèles qu'ils amènent au comte et qu'ils commandent pendant la campagne. Ils sont, pour ainsi dire, les capitaines de diverses compagnies dans le régiment dont le comte est le colonel ; seuls ils sont responsables de leurs hommes ; ils paient pour eux l'heriban, si ceux-ci n'obéissent pas à la sommation. La convocation et la mobilisation de l'ost ont été ainsi rendues plus faciles ; mais on voit bien qu'il y a péril que le seigneur considère comme lui appartenant — à lui d'abord — le contingent dont il est le chef.

Bientôt aussi on chargea le seigneur de faire comparaitre ses vassaux au tribunal public, le comte ne voulant ou ne pouvant plus s'acquitter de cet office. Le capitulaire de Servais, de novembre 853, porte que tous ont le devoir de dénoncer les malfaiteurs aux missi royaux : Et si quelqu'un n'obéit pas, s'il est vassal du roi, il donnera des garants qui le présenteront à la justice royale ; sil est le vassal d'un autre seigneur, le seigneur dont il est le vassal le présentera au roi. Le 22 février 883, Carloman décide à Compiègne : Si un homme est surpris commettant des brigandages, celui dont il est le vassal le conduira en notre présence, pour que nous châtions le coupable ; et si le seigneur ne peut l'amener, il amendera ce forfait à sa place selon la composition déterminée par les lois. Le seigneur acquit ainsi sur son vassal droit de coercition, comme le propriétaire l'avait sur le serf ou le lide, l'immuniste sur l'homme libre de son domaine. De là à juger lui-même ce vassal coupable au lieu de le mener au juge royal, il n'y avait qu'un pas, et ce pas sera fait.

Ainsi, sous les Carolingiens, la vassalité s'est généralisée ; elle est entrée dans la légalité ; elle est même pour Charlemagne et ses successeurs un moyen de gouvernement ; mais elle se retournera contre eux. Viagère encore, elle deviendra héréditaire et se trouvera ainsi définitivement consolidée. On va voir comment s'accomplit cette grande transformation.

 

III. — LE BÉNÉFICE A L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE.

À l'époque mérovingienne et au début de l'époque carolingienne, celui qui se recommande à un grand est d'ordinaire un homme

 faible, qui a besoin d'un protecteur. Le plus souvent, le seigneur ne lui donne rien ; le don d'un sou qu'il fait parfois au vassal est tout symbolique et ne tire point à conséquence. Pourquoi se montrerait-il généreux, puisque c'est lui qui est sollicité ? Aussi ne fut-ce pas du tout une règle, au début, que le vassal fût en même temps un bénéficiaire. Mais la vassalité et le bénéfice se rapprochèrent par diverses voies et se confondirent.

Il arriva que l'homme qui se recommandait cédait en même temps à son seigneur une terre dont il était propriétaire, pour la reprendre en qualité de bénéfice. Il arriva aussi que le seigneur donnait au vassal une terre de son domaine pour lui permettre de subsister. D'autre part, lorsqu'un seigneur concédait un bénéfice, le bénéficiaire contractait à l'égard du donateur une obligation morale, qui, avec le temps, se précisa, et devint semblable à celle du vassal ; si bien qu'à un moment difficile à préciser avec certitude, un homme pouvait encore devenir vassal sans recevoir un bénéfice — et les capitulaires citent souvent ce cas ; — mais tout bénéficiaire devint un vassal.

Or, au milieu des désordres de la décadence carolingienne, le seigneur a autant besoin de vassaux que ses vassaux ont besoin de lui. Pour se défendre contre les voisins ou contre les envahisseurs, il doit grouper autour de lui le plus grand nombre d'hommes possible. C'est lui maintenant qui sollicite plutôt qu'il n'est sollicité : il fait des offres. Aussi les vassaux font des conditions : ils veulent des concessions de terres, et c'est sur ces concessions que reposeront leurs obligations. Le contrat, qui jusqu'à ce jour était personnel, devient réel. Le bénéfice en est l'élément essentiel ; le vassal engage sa foi, en raison du bénéfice qu'il a reçu. On dira d'abord : Un tel doit service à un tel, en raison de la terre qu'il tient de lui ; on dira ensuite : Telle terre doit service à telle terre. La hiérarchie des terres se substitue ainsi à la hiérarchie des personnes.

Le contrat de bénéfice fut d'abord viager, comme celui de vassalité. Le bénéfice était repris de plein droit à la mort du vassal par le seigneur ; et même le fils du seigneur, à la mort de son père, était libre de le reprendre. Mais on comprend que le vassal ait cherché à laisser le bien à ses enfants ; d'autre part, le seigneur avait intérêt à ce que le fils du vassal continuât de le servir comme le père l'avait servi. De là vint que le fils succéda en général à son père dans le bénéfice, à charge de remplir les mêmes obligations. Bientôt même le fils en bas âge hérita, à condition de faire remplir les services par une tierce personne. Alors le contrat entre le seigneur et le vassal bénéficiaire acquit une valeur nouvelle. Les liens personnels sont aisés à rompre ; mais les relations établies sur une base immuable et solide, comme la terre, acquièrent une force indissoluble. La vassalité liée à un bénéfice a poussé dans le sol des racines profondes.

 

IV. — ASSIMILATION DES OFFICES AUX BÉNÉFICES. HÉRÉDITÉ DES OFFICES.

DANS les cas étudiés jusqu'à présent, nous avons supposé que le vassal était un homme libre qui s'était recommandé à un autre homme, que le bénéfice était une terre concédée par le suzerain au vassal. Mais voici que de tout autres cas se présentent.

D'abord, les rois considèrent comme des vassaux les princes qu'ils ont vaincus et auxquels ils laissent, sous leur autorité éminente, une demi-indépendance. Quand le duc de Bavière Tassilon reconnut en 757 l'autorité de Pépin, il mit ses mains dans celles du roi et se recommanda en vasselage, in vassatico se commendavit. En l'année 781, il se révolta contre Charlemagne ; mais, le roi des Francs lui ayant fait grâce, il renouvela ses serments de fidélité : le duché de Bavière fut regardé comme un bénéfice tenu du roi. Le roi de Danemark, Harald, livra à l'empereur Louis le Pieux, à la fois sa personne et son royaume : Reçois, ô César, ma personne et ce royaume que tu as soumis : je me livre à ton service[3]. Des rois slaves se déclarèrent de la même manière vassaux des rois francs. Même les princes carolingiens, en recevant de leurs parents des portions du royaume, deviennent leurs vassaux. Bernard, roi d'Italie, fait hommage à son oncle Louis le Pieux.

Mais, ce qui est encore plus grave, les ducs et comtes ne tardèrent pas à être considérés par le roi comme ses vassaux. Nous avons vu qu'à leur charge étaient attachées des terres dont ils avaient la jouissance ; ces terres étaient de véritables bénéfices ; par là, en vertu de la confusion qui s'établissait entre le bénéfice et la vassalité, ils devinrent des vassaux. On en vint tout naturellement à considérer la fonction elle-même d'abord comme un complément de ces bénéfices, puis comme un bénéfice. L'office public du comte fut identifié avec ces terres, qui en étaient la dotation : le même mot honor désigna l'office et le bénéfice. L'office fut donc abaissé au rang d'un bénéfice en terre : ce n'était plus une fonction qu'il fallait remplir dans l'intérêt de tous ; c'était une récompense pour un guerrier fidèle, un revenu qu'on lui conférait.

Cette même relation de suzerain à vassal s'établit entre le roi et les gens d'Église. Le roi dispose d'un grand nombre d'abbayes ; les abbés qu'il y nomme deviennent ses vassaux. Quand un évêché est vacant, le roi administre le domaine ecclésiastique jusqu'à l'arrivée du nouvel évêque. Celui-ci reçoit du roi ce domaine ; il lui prête d'abord à cause de ce domaine, puis, par une extension toute naturelle, à cause de l'évêché, le serment de fidélité ; et ce serment est précédé de la recommandation. En l'année 837, Louis le Pieux cède à Charles le Chauve une partie de ses États ; il réunit les grands, et, sur l'ordre de l'empereur, les évêques, les abbés, les comtes, et aussi les vassalli dominici (les vassaux du roi), qui avaient des bénéfices en ces contrées, se recommandèrent à Charles et s'engagèrent par serment à la fidélité. Quand, en 869, Charles envahit la Lorraine, les évêques de la région se recommandèrent à lui[4]. Le roi a ainsi pour vassaux non seulement ceux à qui il a donné une terre, mais tous les fonctionnaires de l'État, les évêques et les abbés royaux.

D'autre part, le comte, nommé par le roi, nommait, comme nous avons vu, les vicaires et les centeniers. Ceux-ci, qui reçoivent de lui une terre, deviennent ses vassaux, les arrière-vassaux du roi. La hiérarchie de fonctionnaires se change en hiérarchie de vassaux.

Le roi, au sommet de cette hiérarchie, apparat dès lors comme le seigneur des seigneurs, le suzerain suprême. Bien plus, tous les sujets sont considérés comme des vassaux. Déjà le serment de fidélité exigé de tous par Charlemagne en 789 et en 802 prouve l'intention d'ajouter quelque chose à la condition de simple sujet. De l'un à l'autre serment, l'intention se précise. Celui de 802 — Je promets d'être fidèle... comme un homme doit l'être à son seigneur — est un serment de vassal. Charlemagne unit en sa personne l'autorité d'un chef de l'État et celle d'un suzerain suprême. De lui partait la channe des vassaux, des bénéfices et des fonctions, et à lui elle aboutissait. Son génie et sa ferme volonté maintinrent le circuit. Mais, quand il ne fut plus là, le courant fut arrêté ; la chaîne elle-même se brisa en morceaux ; on n'eut plus que des anneaux isolés, des groupes indépendants qui se souvenaient vaguement qu'ils tenaient leur puissance du roi et qu'ils étaient obligés envers lui à certains devoirs. L'autorité se fractionna, se morcela, et, au lieu d'un État centralisé, on n'eut qu'une poussière de seigneuries.

Charlemagne disposait encore à son gré des fonctions publiques : il nommait et révoquait les comtes à volonté. Mais, quand les fonctions eurent été assimilées à des bénéfices, le comte et le vicaire cherchèrent à laisser à leurs fils ou à leurs héritiers les plus proches le comté et. la vicairie, en même temps que les terres attachées à leur charge.

Sous Charles le Chauve, cette tendance à l'hérédité des charges apparaît dans le capitulaire de Quierzy-sur-Oise[5], promulgué en 877, au moment où Charles le Chauve, partant pour l'Italie, donne à son fils Louis l'administration du royaume, pour le temps que durera son absence. Le capitulaire a le caractère d'une mesure de circonstance : c'est un capitulaire missorum. Le roi prend des précautions contre le jeune prince dont il a des raisons de se défier. Il lui interdit de séjourner en certains palais, de crainte qu'il ne les dévaste, de chasser dans certaines forêts, de crainte qu'il ne les dépeuple. Il l'oblige à jurer de ne pas dépouiller sa belle-mère Richilde de ses alleux ni de ses bénéfices. En même temps, il ne veut pas que Louis nomme aux comtés qui deviendraient vacants en son absence ; et il prend les dispositions suivantes :

Si un comte meurt, dont le fils est avec nous, que notre fils, avec le conseil des autres fidèles, ordonne l'un de ceux qui auront été l'un des plus proches et des plus amis du défunt, pour veiller sur ce comté, de concert avec les ministeriales[6] et l'évêque, jusqu'à ce que nous ayons été informé de la vacance.

Si le comte défunt laisse un fils en bas fige, que ce fils, avec les ministeriales du comté et l'évêque dans le diocèse duquel le comté est situé, veille sur le comté jusqu'à ce que nous en ayons été informé.

Si le comte défunt ne laisse pas de fils, que notre fils, par le conseil des autres fidèles, ordonne quelqu'un qui, avec les ministeriales du comté et l'évêque, veille sur le comté, jusqu'à ce que nous ayons fait connaître nos ordres. Et que personne ne s'irrite, si nous donnons ce comté à un autre que celui qu'aura désigné notre fils.

Dans ces trois cas, le régent Louis ne pourra nommer qu'un administrateur provisoire ; la nomination définitive appartient au roi. Mais on voit bien que, dans le premier cas, — celui du comte mort dont le fils est avec Charles le Chauve, — c'est à ce fils que Charles donnera le comté ; il ne veut pas que ce fils, qui l'a suivi à l'ost, soit dépouillé, et il espère que cette assurance décidera un grand nombre de fidèles à prendre part à son expédition. Dans le second cas, — celui du comte mort, en laissant un fils mineur, — on devine que ce fils, en règle générale, sera nommé au comté. Sans doute il n'hérite pas d'office ; il est simplement mis par Louis en possession provisoire de sa charge ; mais Charles changera cette possession provisoire en possession définitive. Ce n'est que dans le troisième cas, — celui du comte mort sans laisser de fils, — que le roi fait clairement entendre que le comté est bien vacant. Les collatéraux du comte défunt n'ont aucun droit à l'héritage ; Louis nommera un administrateur provisoire à son gré, et le roi choisira définitivement le comte. Un quatrième cas pouvait se présenter : celui où le comte lui-même, accompagnant le roi, mourrait en Italie ; mais en ce cas Charles, prévenu le premier, pouvait aviser, conférer le comté au fils du défunt, s'il en laissait un, ou bien, dans le cas contraire, désigner un autre de ses fidèles. On constate ainsi une tendance très nette à laisser le comté au fils du comte, même si ce fils est encore en bas âge ; le principe de l'hérédité, au moins en ligne directe, est admis.

Le capitulaire continue : On en agira de même à l'égard de nos vassaux. Nous voyons ici une fois de plus l'assimilation des fonctionnaires et des vassaux, des offices et des bénéfices.

Mais voici peut-être l'article le plus important : Nous voulons et ordonnons expressément que les évêques, les abbés, les comtes et tous nos autres fidèles aient soin de se conduire de même à l'égard de leurs hommes. C'est-à-dire que les évêques, les abbés, les comtes, les autres seigneurs agiront avec leurs vassaux comme le seigneur roi avec les siens. Ils auront le même droit d'investiture, évidemment avec le même respect pour le droit du fils du défunt. Le comte nommera vicaire le fils du vicaire, l'abbé nommera voué le fils du voué, le seigneur nommera vassal le fils du vassal. Charles le Chauve stipule non seulement pour lui, mais pour tous les suzerains ; il pose des règles générales pour la féodalité[7].

Telles sont les dispositions principales du capitulaire de Quierzy. A prendre les choses à la lettre, il ne stipule que pour la durée de l'expédition d'Italie. Mais, en somme, il est bien plus qu'un acte de circonstance. Charles le Chauve, au moment de partir, veut que les choses se passent dans son royaume comme elles se passeraient s'il était présent ; le grand intérêt de ce document, c'est qu'il nous donne cet état des choses. Il ne le décrète pas, — un régime politique et social ne s'établit pas par décret, — et, en ce sens, on a eu raison de dire que le capitulaire n'est pas la charte constitutive de la féodalité ; mais il nous montre que l'hérédité s'établit partout, qu'elle devient normale. Elle s'est imposée par suite de la tendance naturelle aux hommes de consolider en quelque sorte leurs biens et leurs honneurs, et aux pères de se survivre en leurs fils. Mais peut-être, dans le désordre général de l'État et de la société, l'hérédité apparaît-elle aux rois comme un principe d'ordre et de stabilité. Chaque vacance d'office et de bénéfice faisait naître des convoitises et des luttes ; l'hérédité admise au contraire, la transmission se faisait sans secousse ; le fils succédait au père dans ses droits et dans ses obligations.

Au temps de Charles le Chauve, le comte n'acquiert encore son comté qu'en vertu de la nomination royale. Mais franchissons encore cent années ; le fils succède ipso facto au comte défunt, et la cérémonie de l'hommage ne sera qu'une formalité ; de plus en plus, les enfants mineurs sont admis au comté, quitte à faire rendre les services au suzerain par un tiers. Le principe même de l'héritage en ligne collatérale est adopté. A partir de ce moment, il est possible de dresser une généalogie des comtes pour les divers comtés ; et les listes qu'ont établies les auteurs de l'Art de vérifier les dates[8] sont en général exactes. Sans doute quelques grandes dignités, celles de marquis ou de duc, paraissent être restées pendant un certain temps à la disposition du roi ; quelques petits fiefs sont demeurés longtemps viagers ; puis le roi a souvent brisé la chatte de succession et enlevé au fils le bénéfice du père ; mais la règle générale est, au Xe siècle, que les bénéfices — et la fonction se confond totalement avec le bénéfice — soient héréditaires.

Quand l'hérédité fut ainsi établie, le bénéfice changea de nom : il devint le fief, feodum, feudum ; et le fief a désigné le régime nouveau, la féodalité. Le mot se trouve d'abord au centre et au midi de la France, à Cluny, dans le Rouergue, à Tulle, à Nîmes, à la fin du IXe siècle, au milieu du Xe siècle, puis partout au XIe siècle[9]. Il se substitue au mot bénéfice. On a discuté beaucoup sur l'origine de ce nom. Quelques-uns le rattachent à une racine celtique, comme on fait dans tous les cas où l'on est embarrassé ; d'autres au gothique faginon qui exprime la jouissance d'un immeuble opposée à la propriété. En réalité, le mot vient de la racine gothique faihu, fihu (aujourd'hui vieh), qui signifie troupeau. Ce mot, par une association d'idées analogue à celle qui fit dériver pecunia (argent) de pecus (troupeau), — à cause de l'usage de payer des tributs et redevances en têtes de bétail, — prit le sens de redevance représentant un bien-fonds, puis de bien-fonds, d'immeuble.

Quand le bénéfice et l'office furent devenus le fief héréditaire, les Carolingiens cessèrent tout à fait de choisir leurs vassaux et de nommer les comtes. Vassaux et comtes formèrent contre la puissance royale une puissance qui avait ses intérêts propres. Pourtant on pourrait à la rigueur supposer que ces comtes fussent restés les représentants du roi ; les rois auraient fait exécuter leurs volontés par des fonctionnaires héréditaires, au lieu de fonctionnaires amovibles. Mais les comtes perdirent le caractère de fonctionnaires ; ils s'approprièrent les droits qu'ils tenaient de l'État par délégation. C'est alors que la féodalité fut achevée.

 

V. — DÉSORGANISATION DE LA PUISSANCE PUBLIQUE. LE MORCELLEMENT FÉODAL[10].

DÉJA par la constitution du domaine rural, tel que nous l'avons décrite à l'époque mérovingienne, le propriétaire possède une série d'attributions qui, dans d'autres temps, appartiennent à l'État. Il a sur les serfs et les lides un droit de coercition qui devient par la force des choses un droit de justice. A l'époque carolingienne, les domaines deviennent en général plus étendus, la grande propriété, on l'a vu, est la règle ; le propriétaire ajoute à ses alleux de nombreux bénéfices sur lesquels vivent aussi des serfs et des lides, et sa puissance s'accroit. Puis les Carolingiens continuèrent de donner aux évêques, aux abbés, à des fidèles, des diplômes d'immunité. Charlemagne en gratifia un grand nombre d'églises ; Louis le Pieux en fut prodigue. Les immunistes étendirent leur autorité sur tous les hommes libres de leurs domaines ; ils touchèrent d'eux les redevances dues au fisc ; ils les jugèrent ; ils jugèrent même l'étranger à l'immunité coupable d'un délit ou d'un crime commis sur le territoire privilégié. Des cantons entiers échappaient ainsi à l'autorité royale. Il semble même qu'à l'époque carolingienne, les privilèges de l'immuniste se soient étendus : jadis le roi n'interdisait l'entrée du domaine particulier qu'au comte ou à ses agents : maintenant il se l'interdit à lui-même, et l'immuniste devient un seigneur tout à fait indépendant. D'autre part, le roi continue de céder aux églises ou à des particuliers des marchés, des tonlieux, les revenus d'ateliers monétaires. N'ayant plus de terres ou de comtés à donner, et étant obligé de donner toujours quelque chose, il concède des revenus ou des droits régaliens qui deviennent droits et revenus particuliers, et sont considérés comme des fiefs.

Mais c'est surtout par des usurpations lentes que les souverains furent dépouillés. Les ducs et, les comtes s'approprient l'autorité publique. Sur leurs domaines et sur leurs bénéfices, ils ont leurs pouvoirs de propriétaires ; mais ils étendent pour ainsi dire cette propriété au duché et au comté ; ils y exercent, pour leur compte personnel, les droits régaliens qu'ils tenaient jadis d'une délégation de l'État. Ils jugeaient autrefois au nom du roi : ils jugent maintenant en leur nom ; ils gardent pour eux les impôts dont ils envoyaient jadis le produit au fisc ; ils lèvent les péages ; ils disposent à leur gré des villas royales. Ils convoquent l'armée ; mais au lieu de la conduire au roi, ils s'en servent pour leurs querelles particulières. Le comte doit encore au roi le serment de fidélité, qui bientôt deviendra l'hommage ; mais ce lien est très lâche. En réalité le comte est maitre chez lui entièrement. Il est roi dans son pagus.

Au même temps, le vicaire, devenu héréditaire, garde pour lui l'autorité que le comte lui a déléguée. Il rend la justice en son propre nom, lève un certain nombre d'impôts qui étaient auparavant des impôts publics, commande à des vassaux. Le comte a parfois nommé, pour le remplacer dans le pagus, un vicomte ; il lui a laissé une partie de ses revenus. Le vicomte se les approprie ; il entre en lutte avec le comte pour la possession des droits régaliens, et il se fait entre eux un partage d'attributions. A côté du comté et des vicairies se dessine ainsi la vicomté. Parfois les vicomtes réussissent à supplanter entièrement les comtes : à Bourges, à Limoges par exemple ; et, au lieu de comtes, le Moyen Age ne connaîtra dans ces pays que des vicomtes, avec des pouvoirs du reste absolument pareils à ceux des comtes.

Les évêques avaient reçu des rois, comme nous avons vu, des pouvoirs administratifs ; ils étaient chargés de surveiller le comte, de rendre en certains cas la justice avec lui ; parfois ils acquirent une puissance seigneuriale très grande dans leur cité épiscopale. Les évêques, comme les comtes, gardèrent l'autorité qui leur avait été déléguée par l'État. Souvent même ils se firent concéder le comté avec tous les droits qui y étaient attachés. Comme on disait, le comté fut uni perpétuellement à l'évêché. En 940, Louis d'Outre-Mer donna à l'archevêque Artaud tout le comté de Reims. En 969, Lothaire, rappelant la donation de Constantin, conféra à l'évêque de Langres le comté de cette ville. Plus tard, l'évêque de Laon obtint de Hugues Capet le comté de Laon, et Robert unira en 1015 le comté de Beauvais à l'évêché. Au Xe ou au XIe siècle, les évêques de Châlons-sur-Marne et de Noyon ont obtenu un pareil privilège ; les six prélats que nous venons de citer deviendront plus tard les pairs ecclésiastiques. Dans le Midi, le roi Raoul accorda le comté du Puy à l'évêque de cette ville. Les rois trouvaient un certain avantage à cette combinaison. Ils voyaient les comtes héréditaires échapper à leur autorité, au lieu qu'ils contribuaient à la nomination de l'évêque.

Ainsi comtes, vicomtes, vicaires et évêques se sont emparés de l'autorité publique. Si la désorganisation s'en était tenue là, on aurait eu une carte de la France féodale aux divisions aussi nettes que celles de la France carolingienne. Les anciens comtés se seraient maintenus, avec les mêmes limites, régulièrement subdivisés en vicairies. Puis, comme les anciens comtes avaient des pouvoirs semblables, les comtes féodaux auraient gardé partout une même autorité. L'ancienne hiérarchie, comtes, vicaires, vicomtes, etc., aurait subsisté ; elle se serait transformée simplement en une hiérarchie de seigneurs.

Mais, dans l'intérieur des comtés et des vicairies se trouvent un certain nombre de grands propriétaires. Quelques-uns ont obtenu l'immunité et leurs terres forment déjà des seigneuries ; les autres veulent devenir des seigneurs et engagent contre les comtes et les vicaires une lutte pour devenir les maîtres sur leurs terres. Le comté et la vicairie se morcèlent donc en circonscriptions plus ou moins nombreuses, selon les lieux. D'autre part, tous les seigneurs, grands et petits, considèrent leur seigneurie comme un patrimoine privé ; le comté est parfois partagé entre les enfants et se dissout en parties toujours plus petites, parfois singulièrement enchevêtrées. Des morceaux en sont donnés aux filles ou aux sœurs, vendus ou échangés. La ville, chef-lieu du comté, se distingue du comté lui-même ; elle se divise en deux ou trois lots, séparés par un ruisseau, par une rue, par une simple ligne conventionnelle. Le château appartient à tel seigneur, le bourg à tel autre.

Ce n'est pas seulement le comté lui-même, division territoriale, qui se démembre à l'infini ; c'est le pouvoir même du comte. Les vassaux en usurpent une partie ; les comtes eux-mêmes, par des donations libres ou par des ventes, en abandonnent une autre partie. Leur pouvoir diminue de la sorte, comme les fleuves quand mille canaux en détournent les eaux. Ici la saignée est plus abondante, là elle l'est moins, et ainsi la puissance des comtes se diversifie[11].

Nous avons montré jusqu'à présent comment les droits des seigneurs ont pour origine la propriété ou sont des droits régaliens, cédés par le roi ou usurpés par les anciens fonctionnaires. D'autres droits ont été créés de toutes pièces, soit par suite de conventions spéciales, soit par la violence. Un seigneur dont les domaines ont été dévastés, ou bien qui veut défricher ses forêts, fait appel aux habitants du voisinage et à la population nomade, qui était assez nombreuse au Moyen Age ; il attire des hommes de toute condition, des nobles, des hommes libres, des lides. Ainsi fit, au milieu du Xe siècle, l'évêque de Grenoble, Isarn, dont les Sarrasins avaient dépeuplé les domaines. Aux nobles il donna des châteaux, aux hommes des terres ; mais il se réserva la seigneurie, et un certain nombre de droits, services et redevances, qui furent fixés d'un commun accord. Sans doute, ces territoires appartenaient à l'évêque Isarn et il y exerçait des droits régaliens, avant qu'ils fussent changés en désert ; il n'en est pas moins vrai qu'un fait exceptionnel se produit ici : des hommes ont accepté volontairement une autorité à laquelle ils n'étaient pas soumis ; de nouveaux droits féodaux sont constitués par une libre convention. D'autres fois, des seigneurs, abusant de leur force, exigent, en certaines circonstances, des droits qui n'avaient jamais été levés ; les mêmes circonstances se reproduisant, ils réclament les mêmes services et les mêmes redevances. Peu à peu, ils s'autoriseront de la tradition et de l'usage ; le temps aura légitimé l'œuvre de la violence. Ces droits nouveaux sont créés quelquefois par le premier venu, par quelque Normand ou Hongrois qui se fixe dans le pays et y règne par la terreur. Les seigneurs féodaux ne sont donc pas toujours le grand propriétaire, l'immuniste ou le fonctionnaire royal ; ce sont aussi des aventuriers et des brigands heureux.

Voyons à présent ce que sont devenus les anciens droits régaliens, jadis exercés par le roi ou, en son nom, par ses officiers, c'est-à-dire les impôts, le service militaire, la justice.

La manière dont l'impôt était levé à l'époque de Charlemagne explique fort bien comment il a pu être converti en redevance privée. L'usage d'un cadastre ou de libri censuales a cessé pour l'impôt foncier et pour l'impôt personnel. L'un et l'autre ne sont fondés que sur la tradition ; le possesseur d'un champ paie, parce que le possesseur précédent a payé ; le fils paie, parce que le père a payé. L'impôt est devenu une coutume. Aussi rien ne fut plus aisé aux seigneurs que de garder pour eux des impôts qui avaient perdu le caractère régulier de contributions publiques. On conçoit aussi que ces impôts aient changé de nature. Le comte les confond avec les cens qu'il lève comme propriétaire sur les tenanciers qui tiennent de lui leurs manses, ou avec le cens personnel qu'il lève sur ses serfs et ses lides.

Le roi recevait autrefois des dons que les grands lui apportaient lors de la tenue des assemblées ; avec celles-ci disparut cette seconde forme de l'impôt public. La partie de la composition qui revenait autrefois à l'État, le [redus, était partagée entre le comte et le roi ; le comte, ayant cessé de rendre la justice au nom du roi, garda le fredus tout entier. Quant aux impôts indirects, douanes, péages, etc., déjà au temps de Charlemagne quelques-uns appartenaient à des particuliers, à charge pour eux d'entretenir les chemins et les routes, et nous avons dit comment le roi disposa d'une partie de ceux qui lui appartenaient en faveur d'églises ou de seigneurs laïques. Ceux qu'il n'avait point cédés bénévolement furent usurpés et devinrent biens privés. Mais autrefois ces redevances avaient été établies dans l'intérêt public : elles servaient à l'établissement ou à la réparation des chemins. Désormais personne ne songe plus à l'intérêt public ; péages et douanes sont considérés comme des redevances semblables à celles que produit le domaine ; ils sont donnés en bénéfice, partagés entre plusieurs propriétaires ; et, pour comble de malheur, ils se multiplient : chaque propriétaire s'arroge le droit de mettre une barrière au milieu de la route ou de la rivière et d'exiger un paiement sur les personnes ou marchandises qui passent.

Sur quels revenus le souverain pouvait-il dès lors compter ? Tous les anciens impôts publics ont disparu ; il en est réduit aux ressources de ses domaines particuliers ; il doit vivre lui aussi de ses terres. Mais ses terres, il les a données. A la fin de la dynastie, il ne lui reste rien.

Comme l'impôt public, la dîme, l'impôt de l'Église, tombe entre les mains des particuliers. Charlemagne avait rendu obligatoire pour tout chrétien le paiement de la dîme, qui n'était que facultative à l'époque mérovingienne. Mais il arriva souvent qu'une église, qui avait besoin d'une somme d'argent, aliéna ses dîmes une fois pour toutes ; elle se dessaisit de la rente, pour entrer en possession d'un capital ; ou bien elle abandonna en fief une partie des dîmes à des seigneurs dont elle voulait s'assurer la protection. La dîme, devenue propriété particulière, se divise, se vend, s'inféode et se sous-inféode. Un particulier, entièrement étranger à une villa, arrive à y posséder héréditairement les 4/5 des 5/12 de la dîme du blé ; un autre y aura les 2/3 du 1/8 de la dîme du raisin. Il y aura plus curieux encore. L'église appartient au propriétaire de la villa, comme nous l'avons vu ; avec l'agrément de l'évêque, ce propriétaire nomme le curé, lui laissant la jouissance des produits de l'autel et les revenus du manse qui doit être attaché à l'église. Mais souvent, au lieu de ce casuel, il lui fixe un véritable traitement ; et, au delà de cette somme, le seigneur touche le prix des messes, des mariages ou des enterrements. Et il en arrive à trafiquer de ces droits sacrés et à en faire des fiefs.

L'un des plus importants droits régaliens est celui de frapper monnaie[12], et on s'explique que les Carolingiens, à leur avènement, l'aient revendiqué avec insistance. Pourtant à la fin de l'époque carolingienne, nous trouvons ce droit lui-même entre les mains des particuliers ; et c'est là un exemple caractéristique de la manière dont les droits régaliens ont été peu à peu usurpés et dissipés.

Dès le règne de Pépin, de Carloman et de Charles, nous trouvons, à côté des deniers frappés au palais, des deniers frappés dans des monastères ou dans des chapitres, à Saint-Bayon de Gand, Sainte-Croix de Poitiers, Saint-Firmin d'Amiens, Saint-Martin de Tours, Notre-Dame de Reims, Notre-Dame de Verdun, etc. Ils portent d'un côté le nom du roi, de l'autre le nom du saint, auquel ces maisons sont dédiées ou celui de la ville. Ces monnaies sont incontestablement royales ; mais le produit de la frappe en était laissé par le roi aux églises ou aux abbayes. Les Carolingiens multiplièrent ces concessions[13] : ainsi, en 827, l'empereur Louis abandonne la monnaie — monetam — à Saint-Médard de Soissons ; en 873, Charles le Chauve, à Saint-Mammès de Langres et à Saint-Étienne de Dijon ; Eude, en 889, à Saint-Philbert de Tournus ; Charles le Simple, en 900, à Saint-Nazaire d'Autun, en 901, à Heidilon, évêque de Noyon et de Tournai, etc.

Sans doute, les rois ne renoncent pas à leur droit régalien ; ils cèdent non pas le jus monetæ ou le jus cudendæ monetæ — droit de battre monnaie, — mais simplement tout ou partie du bénéfice sur la fabrication de la monnaie. Mais peu à peu, par une série d'usurpations, ces établissements arrivent à frapper monnaie en leur nom propre ; au nom du saint ou de la ville, ils ajoutent des emblèmes personnels qui deviennent toujours plus apparents. Dès le règne de Louis le Pieux, les évêques de Strasbourg font suivre la légende STRA-TBVR-GVS d'une volute représentant la crosse épiscopale ; sous Louis l'Enfant et sous Charles le Simple, ils ajoutent au nom de la cité les initiales de leur nom : OD pour Odbert (907-913), ou, sous Henri l'Oiseleur, RS pour Richwin (Richwinus). La monnaie, de royale, tendait ainsi à devenir épiscopale. En 974, elle le devint tout à fait ; Othon II reconnut à Erkembald le droit monétaire, et dès lors le nom de l'évêque est écrit en toutes lettres sur les pièces avec le titre épiscopal. Les évêques de Toulouse et les archevêques de Reims ont mis leurs initiales ou leur nom sur des monnaies antérieurement à l'élection de Hugues Capet. L'archevêque de Reims Adalberon (969-989) s'est même entièrement affranchi de l'empreinte carolingienne, tout en conservant sur ses pièces le nom de Lothaire ; les abbés de Corbie, dès le temps d'Eude, ont omis le nom du roi, si bien qu'on a considéré leurs monnaies comme les premières pièces baronales.

Le droit de monnaie fut aussi l'un de ceux que les comtes usurpèrent de bonne heure. Beaucoup d'entre eux avaient la surveillance d'ateliers monétaires ; ils commencèrent par les exploiter à leur profit. Puis ils crurent pouvoir légiférer sur les monnaies, en fixer le titre et le poids. Ils conservèrent sans doute le type royal ; mais l'atelier était bien à eux : la preuve, c'est qu'ils mirent souvent sur leurs pièces, non le nom du roi régnant, mais celui du dernier roi dont ils eussent reconnu l'autorité. Le type de Charles le Chauve s'immobilisa de la sorte. Une monnaie féodale nouvelle n'aurait point eu cours : force était donc de se servir des types royaux, comme jadis les Mérovingiens avaient employé les types byzantins. Bientôt, sous prétexte, qu'ils ne savaient plus au juste qui était véritable roi de France, d'Eude ou de Charles le Simple, ils omirent sur les monnaies le nom du roi, et n'y substituèrent aucun autre nom, se bornant à l'indication de la ville d'émission. Ces monnaies anonymes peuvent être regardées comme les plus anciennes monnaies baronales laïques. Dans la seconde moitié du IXe siècle, quelques barons osèrent enfin mettre leur nom sur des pièces. Hugues Capet fit frapper monnaie en son nom, en qualité de duc de France, avant qu'il fût élevé à la royauté ; Richard Ier, comte de Normandie (943-996), en frappa à Rouen ; Guillaume, comte d'Auvergne, à Brioude ; Herbert, comte de Vermandois, à Verdun, quand, en 984, il eut aidé le roi Lothaire à s'emparer de cette ville. L'exemple était ainsi donné, quelque temps avant que Hugues Capet devint roi ; et bientôt la France connut l'infinie variété des monnaies seigneuriales.

L'armée royale n'existe plus. Au temps de Charlemagne, le service militaire était établi sur la propriété d'un certain nombre de manses de terre, soit en alleux, soit en bénéfices. Les alleux disparaissant, le service militaire repose exclusivement sur le bénéfice. Puis, comme nous l'avons vu, le bénéficiaire n'est convoqué à l'ost que par son seigneur ; bientôt il ne se croira tenu qu'au service envers lui ; il ne se connaît plus aucune obligation envers l'État ou le roi. D'un autre côté, le soigneur considérera la petite armée qu'il lève comme la sienne ; il la fera servir à ses desseins propres. Quand le roi le convoquera à l'ost, il refusera de se rendre à son appel, et même au besoin il mènera son armée contre le roi.

Il y avait un cas où, en principe, toute la population était tenue de se lever en masse ; c'était lorsque le royaume était envahi. On proclamait alors la landwehr. Que tout le peuple du royaume marche afin de repousser d'un commun effort l'invasion, »dit le capitulaire de Meerssen de 847 ; et l'édit de 864 répète : Que tous viennent, sans aucune excuse, pour la défense de la patrie. Mais, lors des invasions des Normands, des Hongrois et des Sarrasins, nous le savons, il n'y aura plus de défense générale de tout le royaume ; il n'y aura plus que des défenses locales.

Pour pouvoir mieux résister à l'agresseur, l'homme à qui les populations affolées confient cette défense élève un château fort sur un point culminant, au détour d'une rivière, à l'intersection de deux routes. Ces châteaux (firmitates) comprennent en général plusieurs enceintes, formées de pièces de bois et de fascines (haiæ) qui alternent avec de la maçonnerie. Au centre, sur le sommet le plus élevé, la molle, se dresse la tour principale, ronde ou carrée, le donjon ; près du donjon un puits plonge à une grande profondeur. La population apporte les pierres et les pieux ; elle élève les murailles. Puis elle fait le service de guet ; et quand l'ennemi approche, elle se jette dans l'enceinte et concourt à la défense. A la fin du IXe siècle, le royaume de France se hérisse de la sorte de châteaux féodaux, et ces forteresses deviennent comme les capitales de nouvelles seigneuries[14].

Ces châteaux permettent au seigneur de braver l'autorité royale et aussi d'opprimer les paysans qui les ont construits. Ils seront bientôt plus redoutables aux habitants qu'aux Normands. Charles le Chauve, à l'assemblée de Pitres de 864, ordonna de les détruire ; s'ils n'étaient pas abattus en un délai fixé, il menaçait de les faire raser par ses comtes ou de les raser lui-même. Mais il ne put exécuter ses menaces, et, les forteresses continuèrent à s'élever, déchiquetant la carte du royaume de France.

Avec l'impôt public et le service militaire, le roi perd ses droits de justice. Propriétaires, immunistes, comtes, vicaires, seigneurs de toute sorte, rendent la justice, mais à des degrés inégaux. Le seigneur a acquis, comme il a été dit plus haut, droit de juridiction sur ses vassaux ; il a bientôt son tribunal propre pour juger ses vassaux et les légistes formuleront les règles de procédure qui y doivent être suivies. Mais les seigneurs ont encore droit de justice sur tous les habitants d'un district. Les comtes continuent de juger — désormais en leur propre nom — les affaires importantes, celles où est intéressée la vie ou la liberté de l'homme ; et telle fut l'origine de la haute justice féodale ; les vicaires jugent les petites causes, vicaria ou viaria, celles qui formeront plus tard la basse justice[15]. Mais ce ne sont point là des règles absolues ni générales. Ici encore règne la plus grande complexité. La justice est considérée avant tout comme un revenu. On s'inquiète médiocrement de faire droit à chacun ; l'essentiel, c'étaient les amendes que le juge infligeait à son profit. La justice fut une consuetudo, une coutume, une redevance. Cette redevance, on peut l'aliéner, la vendre, la partager, en faire un fief. La justice du comte ou du vicaire se démembre de la sorte, comme celle de l'immuniste. Elle est cédée en tout ou partie à des particuliers. Dans l'étendue d'un ancien comté, naissent une foule de justices qui s'enchevêtrent. Dans le même village, un seigneur aura la basse justice, un autre la moyenne, un troisième la haute. Ou bien encore certains habitants sont jugés par un seigneur, les autres par un autre, au hasard des transactions et des ventes ; et ce seigneur peut être distinct de l'ancien propriétaire de la villa, distinct du seigneur décimateur, distinct du patron de l'église. C'est l'extrême confusion.

Faut-il s'étonner qu'au moment où l'autorité se disperse de la sorte, il ne soit plus pris aucune mesure d'intérêt général ? L'activité législative du roi est arrêtée. Après le fameux capitulaire de Quierzy-sur-Oise des 14 et 16 juin 877, on ne trouve plus que quelques dispositions prises par Carloman contre les brigands et les pillards (22 février 883), d'autres (mars 884) par lesquelles ce roi cherche à rétablir l'ordre dans le palais, et rappelle aux prêtres et aux paysans les devoirs de l'hospitalité. A quoi bon légiférer, alors que la force manque pour assurer à la loi sa sanction ? D'ailleurs, même le besoin de règles générales n'existe plus ; l'horizon se limite, les intelligences ne s'élèvent plus au-dessus des petits faits de la vie locale ; il n'y a plus que des conventions particulières, et rien ne distingue plus celles que signent les rois (diplômes) de celles qui sont rédigées au nom des églises ou des seigneuries (chartes).

Ainsi se trouve accomplie l'évolution de la monarchie en féodalité. Le régime féodal nous apparaît avec ses trois traits caractéristiques :

Dans l'État monarchique, les individus n'ont au-dessus d'eux que le roi : ils lui doivent obéissance individuellement, parce qu'ils sont ses sujets ; il est l'unique dominus, le maître. Dans le régime féodal, les individus forment des groupes dont les membres sont liés les uns aux autres par des serments réciproques de protection et de fidélité ; le roi lui-même est le chef d'un de ces groupes, le plus étendu de tous ; les membres de ce groupe ne lui doivent pas seulement obéissance en tant que sujets : ils ont contracté envers lui des obligations spéciales, bien déterminées. Tous les groupes formés dans le royaume tiennent les uns aux autres ; ils constituent une hiérarchie qui aboutit au roi.

En second lieu, de même qu'il y a une hiérarchie de personnes, il y a une hiérarchie de terres. La pleine propriété, héréditaire de plein droit, transmissible par vente, legs, donation, sur laquelle on exerce le jus utendi et abutendi — le droit d'user et d'abuser, — n'existe plus qu'à l'état d'exception. Les propriétés dépendent les unes des autres ; une terre relève d'une autre terre, qui est elle-même soumise à une troisième, et ainsi de suite. La hiérarchie des terres et celle des personnes arrivent à se confondre en une seule, où le caractère réel l'emporte de plus en plus sur le caractère personnel : c'est la res, la chose, la terre, qui donne à la personne sa qualité.

En troisième lieu, le roi a perdu la plupart des droits régaliens ; ces droits sont exercés par les seigneurs qui possèdent des fiefs : les seigneurs lèvent des impôts, convoquent des armées, rendent la justice ; ils sont maîtres et indépendants sur leurs terres, obligés seulement envers le suzerain à un certain nombre de devoirs.

 

VI. — FORMATION DE GRANDS FIEFS. RECONSTITUTION DE L'AUTORITÉ ROYALE.

Quand le régime féodal eut triomphé, il semblait que la France allait s'émietter de plus en plus. Mais, parallèlement à ces forces dissolvantes, agiront des forces de reconstitution. Un certain nombre de seigneurs féodaux réussiront à étendre leur autorité sur des territoires assez étendus et à rendre cette autorité forte. A leur exemple, le roi, seigneur suprême, accroîtra et organisera son domaine ; il en tirera d'importantes ressources qui lui permettront de rendre sa suzeraineté effective sur toute l'étendue du royaume de France, de l'Escaut à la marche d'Espagne, de la Meuse à l'Océan Atlantique, et de refaire l'unité de la France.

Les comtes cherchent avant tout à reconstituer leur comté en ses anciennes limites. Par des achats, par des guerres, par d'heureuses négociations, ils se rendent maîtres des parcelles qui en ont été détachées ; ils abattent les châteaux qui gênent leur expansion ; ils obligent leurs vassaux à se soumettre. Les comtés féodaux du Vermandois et de Soissons paraissent avoir retrouvé les frontières des comtés carolingiens du même nom. Mais des comtes débordent aussi sur les comtés voisins. Ils acquièrent, au dehors de leur circonscription, un territoire ; ils y élèvent un château fort, et n'ont point de repos jusqu'au jour où ils ont imposé leur autorité au voisinage et réuni, par une bande continue, ce château à leur comté. Ainsi les  comtes d'Anjou construisent sur la Loire les châteaux d'Amboise en amont de Tours, et de Langeais en aval ; et la ville de Tours, prise entre ces deux forteresses, sera obligée, en 1044, de reconnaître leur autorité. Ils étendent, par une politique analogue, le comté d'Anjou dans d'autres directions ; et ainsi se crée le grand fief, dont le titulaire deviendra un jour duc de Normandie, duc d'Aquitaine et roi d'Angleterre[16]. Souvent, par des mariages ou des traités, deux, trois, un plus grand nombre encore de comtés sont réunis dans les mêmes mains, tantôt d'un seul tenant, tantôt disséminés sur la surface du royaume. Un mariage réunira de la sorte le comté du Mans à l'Anjou, et les eaux dont la jonction forme la Maine arroseront, sur la plus grande étendue de leur cours, les terres des Plantagenets. Les comtes d'Amiens acquièrent le comté de Mantes et le Vexin français avec les villes de Chaumont et de Pontoise. Les comtés de Blois et de Chartres, le vicomté de Sancerre et, même pour un certain temps, le comté de Tours appartiendront au même seigneur ; vers 1023, cette famille acquerra les comtés de Troyes et de Brie, noyaux autour desquels se constituera peu à peu ce grand fief, la Champagne. Enfin il est arrivé que les rois carolingiens ont cédé à quelque chef puissant un vaste pays comprenant un assez grand nombre de comtés. En l'année 863, Charles le Chauve fit des pays au sud de l'Escaut une marche — le marquisat de Flandre, — dont il donna le commandement à son gendre Baudouin Bras-de-Fer ; la région s'étendit dès l'origine de l'Escaut à l'Aa, embrassant les pagi de Gand, de Courtrai, de Tournai, le Caribant, le Mélentois, la Pévèle, le Ternois, le Boulonnais et le Mempisque ; et les successeurs de Baudouin s'agrandiront encore du côté du Sud[17]. Charles le Simple et Raoul cèdent de même à Rollon et à Guillaume Longue-Épée, par trois donations successives, en 911, 923 et 933, toute la province ecclésiastique de Rouen, le pays qui s'appellera un peu plus tard la Normandie. Ainsi, par dessus les petites seigneuries, se dessinent, dans le royaume, un certain nombre de grands fiefs.

Les titulaires de quelques-uns de ces fiefs sauront rendre leur autorité forte. Le duc de Normandie exige obéissance de tous les vassaux qui lui sont soumis sans aucun intermédiaire ; il fait des établissements généraux que les barons sont tenus d'observer ; il se réserve le monopole de la haute justice — le jus spatæ ; — seul il exerce le droit de garde sur les nobles mineurs ; seul il revendique le bris des vaisseaux, le poisson jeté sur la terre, le warech, tout ce que la mer renvoie sur le rivage. Il crée une administration centrale et locale qui est tout entière en sa main. Sans doute les autres seigneurs n'ont, point une puissance aussi absolue ; mais ils ont les yeux fixés sur ce duché normand et ils s'efforcent d'imiter le duc, chacun selon ses ressources propres, la faiblesse de ses vassaux et son tempérament propre.

A son tour le roi, que nous avons vu dépouiller peu à peu de toutes ses attributions, se donnera pour mission de reconstituer en toute son étendue l'autorité royale ; et il trouvera un auxiliaire dans la féodalité elle-même.

La féodalité s'est formée au jour le jour ; mais, une fois qu'elle fut constituée, il fallut bien en poser les règles et en fixer les principes. En 1066, quand les Normands eurent conquis l'Angleterre, ils imposèrent à l'île le régime né sur le continent ; et, quand les chrétiens eurent créé le royaume de Jérusalem, ils codifièrent, au XIIe et au XIIIe siècle, les usages féodaux dans ce monument de droit féodal qu'on appelle les Assises de Jérusalem. En France même, apparurent, au XIIIe siècle, des jurisconsultes, comme l'auteur du Livre de Justice et Plaid, comme Pierre de Fontaines, Philippe de Beaumanoir, qui essayèrent de dégager des faits la théorie. On proclama dès lors qu'au sommet de l'édifice est placé le seigneur fieffeux suprême, suzerain des suzerains, le seigneur roi. Il est la clef de voûte du monument. Il a ses vassaux immédiats, les seigneurs de son domaine, les ducs et les comtes placés à la tête des grands fiefs. Ils lui doivent l'hommage et le serment de fidélité. Ils sont tenus envers lui à l'auxilium, c'est-à-dire à l'aide personnelle et financière, et au consilium, c'est-à-dire à l'assistance par conseils. Les vassaux des ducs et des comtes sont les arrière-vassaux du roi ; sous les ordres de leur seigneur direct, ils ont eux aussi des obligations envers le roi, selon les clauses du pacte féodal infiniment variées. Tous les domaines des vassaux sont, en théorie, tenus immédiatement du roi ; ceux des arrière-vassaux le sont médiatement, si bien que le roi apparaît comme le propriétaire éminent du royaume, de qui procèdent tous les fiefs et toutes les terres.

Les feudistes déclareront encore qu'une indemnité est due au suzerain toutes les fois qu'un fief change de condition, lorsqu'il est vendu, lorsqu'il est transmis par succession, lorsqu'il est donné à une église, lorsqu'il est acquis par un roturier ; que nul fief ne peut être abrégé sans le consentement du suzerain, qu'ainsi nulle commune ne sera créée au détriment du fief sans son autorisation. A mesure que les principes féodaux seront posés, le pouvoir du roi suzerain augmentera. La féodalité, en naissant, a dépouillé le roi de ses attributions ; la féodalité, en se constituant, lui a donné des attributions nouvelles.

Le roi profitera des efforts mêmes qu'ont faits les grands feudataires. Il se fortifiera d'abord dans l'intérieur de son domaine propre ; puis, marchant à la conquête de son royaume, il annexera un à un ces comtés et ces duchés ; et, peu à peu, il confondra les limites de la France avec celles du domaine. Les seigneurs, qui ont bien organisé leurs États, auront travaillé pour lui ; un jour, il ne sera plus seulement propriétaire éminent, mais propriétaire effectif de son royaume.

Mais le roi n'était pas seulement un suzerain ; il était le descendant des Césars romains, il possédait un pouvoir antérieur à la féodalité, en dehors et au-dessus d'elle. Il était le roi, le roi justicier, le roi chef de guerre, défenseur du royaume. Ces qualités, il les a gardées théoriquement, au temps de sa pire faiblesse. Et même alors un grand progrès s'accomplit. Les fils de Pépin, ceux de Charlemagne, de Louis le Pieux et de Louis II le Bègue s'étaient partagé la royauté comme un patrimoine ; mais, après 888, il n'y eut plus qu'un seul roi ; Lothaire règne à l'exclusion de son frère Charles de Lorraine ; il fait de son second fils Othon un chanoine, pour qu'il ne dispute pas la couronne à son acné Louis. La royauté devient ainsi dans le royaume de France une monarchie, et les Capétiens se conformeront à la règle établie par les derniers Carolingiens.

Plus tard, aux XIIe et XIIIe siècles, ce roi extra-féodal trouvera dans le droit romain les principes, arguments et textes par lesquels il reconstituera son autorité souveraine. De la théorie royale qui a surnagé dans le naufrage des droits royaux, les légistes feront sortir toutes ses conséquences. Beaumanoir, traduisant la célèbre phrase latine : Quidquid principi placuit, lex esto — que tout ce qui a plu au prince soit loi, — dira : Ce qui lui plaît à faire doit être tenu pour loi.

Enfin la royauté garde son caractère ecclésiastique et divin. L'Église, depuis le règne de Pépin, sacre le roi. Lothaire, pour assurer le trône à son fils Louis, l'a fait sacrer de son vivant, le 8 juin 979, politique qui sera suivie par les Capétiens. En sortant de la cathédrale de Reims, le roi est l'oint de Dieu ; le sceau divin est sur lui. Désobéir au souverain, c'est désobéir à Dieu. Le sacre est, selon l'expression de Renan, un huitième sacrement sur qui se fonde la religion de la royauté. En plein morcellement de la féodalité, l'Église ne cesse de proclamer le caractère universel du pouvoir royal.

La royauté n'est donc pas anéantie ; elle a pour elle son prestige, des souvenirs de puissance et de grandeur, un certain nombre de droits anciens et des droits nouveaux nés de la féodalité même. Elle apparaîtra au milieu de l'universelle misère comme un espoir, au milieu de l'anarchie comme un principe d'ordre, au milieu des tristes réalités comme un idéal. Et lentement, par un effort séculaire, elle créera et constituera la France.

 

FIN DU TOME DEUXIÈME - 1.

 

 

 



[1] OUVRAGES À CONSULTER. Outre les ouvrages de Waitz, P. von Roth, Brunner, indiqués à diverses reprises, Guyot, Traité des fiefs tant pour le pays coutumier que pour les pays de droit écrit, Paris, 1746-1751, 5 vol. in-4°. Brussel, Nouvel examen de l'usage général des fiefs en France pendant les XIe, XIIe, XIIIe et XIVe siècles, Paris, 1750, 2 vol. in-4°. Championnière, De la propriété des eaux courantes, Paris, 1846 (confus, mais beaucoup d'idées). Fustel de Coulanges, Les transformations de la royauté pendant l'époque carolingienne (forme le tome VI de l'Histoire des institutions politiques de l'ancienne France). Boutaric, Le régime féodal, dans la Revue des Questions historiques, t. XVIII, 1875. J. Flach, Les origines de l'ancienne France, t. I : Le régime seigneurial, Paris, 1886. Charles Mortet, article FÉODALITÉ et FIEF, dans la Grande Encyclopédie. Guilhiermoz, Essai sur l'origine de la noblesse en France au Moyen Age, Paris, 1902. Ch. Seignobos, Le régime féodal en Bourgogne jusqu'en 1360, Paris, 1882. A. Monnier, Étude sur l'administration féodale dans le Languedoc, 900-1250 (dans le tome VII, p. 132 et suiv. de la nouvelle édition de l'Histoire générale de Languedoc, de dom Devic et dom Vaissète).

[2] Capitulare aquiagranense, 801-813, c. 16, Boretius, I, p. 171 ; Pippini capitulare papiense, octobre 787, c. 5, Boretius, I, p. 199 ; Capitula Karolo Magno adscripta, c. 8, Boretius, I, p. 215, etc.

[3] Ermoldus Nigellus, In honorem Hludowici, liv. IV, v. 601 et suiv.

[4] C'est ce que démontre fort bien M. Imbart de la Tour, Les élections épiscopales dans l'Église de France du IXe au XIIe siècle, p. 109 et suiv.

[5] On consultera sur cette question le travail d'Em. Bourgeois, Le capitulaire de Kiersy-sur-Oise, Paris, 1885 ; Fustel de Coulanges, Les articles de Kiersy, dans les Nouvelles recherches sur quelques problèmes d'histoire, 1891. M. Bourgeois est revenu sur le caractère de l'Assemblée de Quierzy-sur-Oise dans les Études d'histoire du Moyen Age dédiées à Gabriel Monod, Paris, 1896.

[6] Ce sont les conseillers qui entourent le comte et remplissent auprès de lui divers offices.

[7] Dans un autre article (art. 10) du capitulaire de Quierzy, il est question de bénéfices gui passent du père au fils ; mais, dans le cas prévu, le père n'est pas mort : c'est lui qui, par un acte volontaire, cède son comté ou son bénéfice à son fils. Si l'un de nos fidèles, dit Charles le Chauve, après notre mort, poussé par l'amour de Dieu et de nous, voulait renoncer au siècle et qu'il eût un fils ou un proche qui pût servir l'État, qu'il puisse lui résigner ses honneurs, selon qu'il jugera au mieux. Et s'il veut ensuite vivre tranquillement sur son alleu, que personne ne l'en empêche ; et qu'on n'exige de lui autre chose que de marcher à la défense de la patrie. Deux sortes de considérations expliquent cet article. En principe, aucun fonctionnaire ne devait se faire clerc ou moine. Charles le Chauve permet à ses fidèles de déroger à ce principe après sa mort, tout en laissant leurs dignités à leurs fils. Puis, les liens de la vassalité, étant encore limités à la vie du seigneur ou du vassal, devaient être rompus à la mort de Charles le Chauve. Louis II, son fils, était donc libre de les renouveler ou de retirer aux vassaux leurs bénéfices. Il n'était point douteux qu'il ne fût tenté d'user de cette dernière faculté, puisque tous ces grands s'étaient déclarés jadis contre lui, lorsque lui-même s'était révolté contre son père. Charles le Chauve voulut restreindre le droit de son fils et il indiqua aux grands un moyen de résigner leurs charges ou leurs bénéfices en faveur de leur fils ou de leur proche. Ici encore l'on constate une tendance à l'hérédité.

[8] L'Art de vérifier les dates, 3e édition, 3 vol. in-fol., 1783-1787. Les généalogies des comtes du royaume de France se trouvent au t. II.

[9] Dans une charte anglaise du 25 juillet 819, que Walter de Gray Birch a publiée dans le Cartularium saxonicum, t. I, Londres, 1885, p. 504, on trouve bien l'expression XL acras prati de eodem feodo (Langloft) ; mais cette charte n'est connue que par une copie de manuscrit très postérieure. Le plus ancien exemple du mot feodam se trouve, à ma connaissance, dans une charte de Cluny, de juin 881, Bruel, Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny, t. I, p. 29 (dans le sens de redevances) ; puis dans une charte pour l'abbaye de Conques dans le Rouergue, de février 916, Gustave Desjardins, Cartulaire de l'abbaye de Conques, p. 217 ; le mot est signalé à Tulle vers 990, Laferrière, Histoire du droit français, t. IV, p. 411 ; à Nîmes en 943, Germer-Durand, Cartulaire de Notre-Dame de Nîmes, p. 78, à Nîmes encore, le 9 août 956 (document original, le plus ancien original du Trésor des Chartes), dans dom Devic et dom Vaissète, Histoire de Languedoc, nouv. éd., t. V, col. 225.

[10] Pour ce paragraphe, nous nous sommes beaucoup servi du livre de Flach, cité plus haut.

[11] Cette puissance s'est déjà diversifiée, par le fait que l'usurpation des droits régaliens par le comte ne s'est pas faite partout de la même manière. Ici elle a été moins complète-là plus. Le comte de Chartres n'a jamais confirmé l'évêque de Chartres, droit que garda le roi, tandis que le duc de Normandie confirmait l'archevêque de Rouen et tous les évêques de son duché.

[12] Cf. l'étude d'Anatole de Barthélémy dans le Charlemagne de Vétault (éclaircissement n. 2, p. 487). Engel et Serrure, Traité de numismatique du Moyen Age, Paris, 1891. M. Prou, Catalogue des monnaies françaises de la Bibliothèque nationale : Les monnaies carolingiennes, Paris, 1896.

[13] Ces concessions accompagnaient en général celle d'un marché. Pour qu'un marché pût devenir prospère, il était nécessaire qu'il y eût une monnaie dans le voisinage. Les marchands pouvaient y échanger leurs lingots ou les espèces qui n'avaient plus cours contre des espèces courantes.

[14] A la possession du château fut attachée ln jouissance de droits régaliens sur la circonscription du voisinage. Les juristes diront plus tard : jurisdictio castro cohæret. Beaucoup de possesseurs de châteaux prirent le titre de comtes.

[15] Ces conclusions sont opposées à celles de M. Ferd. Lot, La vicaria et le vicarius, dans la Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, t. XVII, 1893, p. et. M. Lot croit qu'il n'y a aucun rapport de filiation entre le vicarial carolingien et le vicaire, viguier, voyer féodal. Le vicaire carolingien, dit-il, ne connaissait point des causes qui concernaient le grand criminel (meurtre, vol, rapt, incendie) ; et il cite une série de textes où la vicaria comprend homicidium, furtum, raptum, incendium. Mais on en conclura simplement que la compétence des vicaires s'est étendue parfois depuis Charlemagne.

[16] Sur la formation de cette maison d'Anjou, voir l'Histoire de France, t. II, II, tout le chapitre II du livre I : Les grandes seigneuries et les dynasties provinciales.

[17] Voir Léon Vanderkindere, La formation territoriale des principautés belges au Moyen Age, 2e édit. 2 vol., Bruxelles, 1902.