HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME. — LE CHRISTIANISME, LES BARBARES - MÉROVINGIENS ET CAROLINGIENS.

LIVRE III. — LES CAROLINGIENS.

CHAPITRE V. — L'EMPIRE CAROLINGIEN EN 814. LE DÉMEMBREMENT DE L'EMPIRE CAROLINGIEN (814-888). CHARLES LE CHAUVE[1].

 

 

I. — LE RÈGNE DE LOUIS LE PIEUX[2].

ON a vu quels obstacles Charlemagne avait rencontrés dans toutes les parties de son gouvernement. Or, de son temps, les difficultés ne faisaient que de nature : elles n'étaient pas encore invincibles. En durant, elles devinrent plus redoutables. La disparition des hommes libres eut de graves conséquences. Ceux qui avaient abandonné leur liberté et leurs biens formèrent, sous les seigneurs, dans la dépendance desquels ils entrèrent, des groupes qui se soustrairont peu à peu à l'autorité royale ; les comtes, qui, sous Charlemagne lui-même, n'avaient que trop de tendances à l'infidélité, continuèrent à usurper les droits de l'État. Nous avons dit déjà et il sera montré, dans un autre chapitre, que tout, dans la monarchie carolingienne, conduisait au morcellement féodal.

Cependant il se trouvait des hommes pour défendre l'idéal d'unité contre les réalités. Tels étaient Wala et Agobard. Frère cadet d'Adalard, Wala était né pour la rixe et la discorde ; mais il avait acquis une grande expérience dans l'exercice des plus hautes fonctions diplomatiques et administratives. Agobard remplaça Leidrade à l'archevêché de Lyon ; ce fut un polémiste vigoureux, toujours prêt à combattre les corrupteurs de la vérité, par la parole et par la plume, le premier publiciste moderne, a-t-on dit. Formés à l'école de Charlemagne, ces hommes admiraient l'État carolingien, qui embrassait tant de peuples divers. Un poète de leur parti déclare qu'il doit y avoir un seul maître sur la terre comme au ciel. Agobard condamne même le système de la loi personnelle :

Plus de Gentils, ni de Juifs, de Barbares, de Scythes, d'Aquitains, ni de Lombards, de Bourguignons et d'Alamans ! Si Dieu a souffert pour qu'il rapprochât dans son sang ceux qui étaient éloignés, pour que le mur de séparation fût brisé, pour que toute inimitié disparût en lui, pour que tous fussent réconciliés dans le corps de Dieu, je vous le demande, est-ce qu'à ce travail divin de l'unité ne s'oppose pas cette incroyable diversité des lois, qui règne, non seulement dans chaque région ou chaque cité, mais dans la même demeure et presque à la même table ?

Ce n'était là qu'un rêve. Il s'évanouit devant la force des choses, et très vite, parce que le successeur de Charlemagne n'était pas l'homme des tâches difficiles.

Dès qu'il eut appris la mort de son père, Louis, qui se trouvait à Doué[3] en Aquitaine, partit pour Aix-la-Chapelle, où il fit son entrée le 27 février 814. Le nouvel empereur était âgé de trente-six ans. Il avait les yeux grands et clairs, le nez long et droit, la poitrine large, les bras puissants, la voix forte. Son plaisir favori était la chasse, à laquelle il se livrait depuis l'époque où les cerfs engraissent jusqu'au moment des sangliers, et nul ne savait, aussi bien que lui, tendre un arc ou lancer le javelot. Mais tout en l'élevant selon la coutume des Francs, Charlemagne l'avait fait instruire. Louis savait lire le grec et le latin ; il comprenait le sens des Saintes-Écritures. Il était d'ailleurs sobre, modeste dans son vêtement, généreux pour les pauvres, tolérant, d'une très grande pureté morale ; saint Benoît d'Aniane était son ami. Très pieux et dévot, il pleurait en priant, et courbait son front jusqu'à toucher le pavé de l'église : d'où le surnom de Pieux (pius, almus) que ses contemporains lui donnèrent. Sous des apparences de fermeté, il cachait une âme douce et faible : d'où le surnom de Débonnaire qui lui fut attribué dans la suite. Un pareil homme n'était pas capable de soutenir l'effort qu'avait fait Charlemagne pour discipliner cet empire, dont l'existence était menacée par tant de périls.

Laissant le titre de roi des Francs, Louis le Pieux prit d'abord celui d'empereur. Bien qu'il eût été couronné par son père, il se fit couronner à Reims par le pape Étienne V en octobre 816. L'année suivante, au mois de juillet, furent convoqués à Aix les évêques, les abbés, les comtes, et la généralité de tout le peuple. Après trois jours de jeûne, d'aumônes et de prières, on décida de maintenir l'unité de l'empire, tout en le partageant en royaumes.

De sa femme Hirmingarde, fille du comte Ingoramne, l'empereur avait eu trois fils, Lothaire, qui était rainé, Pépin et Louis. Il donna à Pépin l'Aquitaine et la Gascogne, la marche de Toulouse tout entière, et les quatre comtés de Carcassonne en Septimanie, d'Autun, d'Avalon et de Nevers en Bourgogne ; Louis obtint la Bavière, les pays des Carinthiens, des Bohémiens, des Avares et des Slaves à l'est de la Bavière. Mais Lothaire devint l'associé et l'héritier de la puissance paternelle, et ses deux frères furent placés sous sa dépendance. Ils devront se rendre une fois par an auprès de lui, pour lui apporter des présents et rechercher les mesures à prendre dans l'intérêt de la paix perpétuelle ; interdiction leur est faite de conclure une paix ou d'engager une guerre avec les nations ennemies, et de se marier sans le conseil ou le consentement de leur aîné. Ils disposeront à leur gré, dans leurs royaumes, du produit des impôts et des dignités ; mais, si Lothaire trouve que l'un d'entre eux gouverne mal, il l'avertira trois fois, et, s'il n'est point écouté, il agira en vertu de son autorité impériale.

Cet acte reçut l'approbation pontificale. Tous les habitants de l'empire jurèrent de le respecter, et les grands renouvelèrent leur serment, le 1er mars 821, à l'assemblée de Nimègue. Couronné à Aix en 817, Lothaire, à partir du 18 décembre 822, porte le titre d'Auguste, et, depuis 825, son nom figure dans les diplômes impériaux. Entre temps, Wala, qui lui a été donné comme précepteur, le conduit à Rome et lui fait donner le diadème, le 5 avril 823, par le pape Pascal, successeur d'Étienne V. Il est désormais l'associé de son père par la sanctification non moins que par sa puissance et son titre.

Presque aussitôt après la promulgation de l'acte de 817, Bernard d'Italie se révolta. Il avait depuis longtemps des velléités d'indépendance. Quand Charlemagne mourut, il feignit d'ignorer que l'empereur eût un successeur ; puis il reconnut Louis le Pieux, lui prêta serment, et parut aux assemblées d'Aix et de Paderborn. Après la promulgation de la nouvelle constitution, qui le mettait sous la suzeraineté de Lothaire, il s'insurgea. Averti au retour d'une chasse dans les Vosges, Louis le Pieux s'avança jusqu'à Chalon-sur-Saône. Là, Bernard, que ses partisans abandonnaient, vint se jeter aux pieds de son oncle. Le tribunal des Francs siégeant à Aix le condamna à la peine de mort, ainsi que ses complices. Pour le roi d'Italie, la peine fut commuée ; on lui brûla les yeux, et il mourut de cette atroce opération[4]. Peu de temps après, l'empereur Louis, troublé par cette mort et par la pensée de ses fautes et de ses péchés, voulut imiter l'exemple de l'empereur Théodose. En son palais d'Attigny, il confessa que, dans sa vie, sa foi et ses fonctions, il s'était montré si souvent coupable qu'il lui serait impossible d'énumérer toutes les circonstances où il avait faibli. Cette pénitence publique n'était pas un acte d'empereur.

Pourtant le règne de Charlemagne semble continuer. Toute une série de capitulaires recommande aux évêques et aux comtes de vivre en bonne intelligence et de s'aider les uns les autres. La fonction des missi paraît très active ; en 825, les centres des missalica sont Besançon, Mayence, Trèves, Cologne, Reims, Noyon, Sens, Rouen, Tours, Lyon. Les grandes assemblées se tiennent, comme par le passé, à Aix, à Paderborn, à Thionville, à Ingelheim ; on y voit les représentants du siège apostolique, des princes des Croates et des Slovènes, du khalife de Cordoue, du roi des Bulgares, l'abbé du Mont-Olivier, et les Byzantins venus pour renouveler et consolider le pacte d'alliance conclu par leur maître avec Charlemagne.

 C'était encore continuer Charlemagne que d'entreprendre la soumission des Bretons. Ils s'étaient crus assez forts pour refuser l'obéissance et nommer roi un des leurs, Morman. En 818, Morman fut tué, et il n'y eut pas de Bretons qui refusassent d'exécuter les volontés de l'empereur ou de lui livrer des otages. Louis fut rappelé dans le pays, au mois de septembre 824, par un soulèvement ; il le dévasta entièrement. Presque tous les chefs bretons parurent à l'assemblée d'Aix de mai 825, et, à part un mouvement insignifiant en 830, la Bretagne resta tranquille jusqu'à la fin du règne.

 Par d'heureuses expéditions contre les Slaves, Wiltzes ou Obodrites, la sécurité était maintenue le long des frontières de l'Est. Dans ces régions, la marche des missionnaires avait été arrêtée par les Danes. D'accord avec le pape Pascal, Louis décida de les faire évangéliser par un de ses anciens condisciples, Ebbon, archevêque de Reims. Fils d'un esclave du fisc royal, affranchi par Charlemagne et instruit au palais, Ebbon avait été élevé à la dignité épiscopale à cause de sa science et de son mérite. Parti en compagnie d'Halitgaire, évêque de Cambrai, il joignit ses efforts à ceux d'Anschaire et de ses compagnons, qui travaillaient à répandre les croyances chrétiennes dans la contrée voisine de l'embouchure de l'Elbe, où Saxons, Slaves et Danes étaient en contact. Le monastère de Corvey ou de la Nouvelle-Corbie, l'archevêché de Hambourg furent fondés, et un prince de Danemark, Harald, vint au palais d'Ingelheim recevoir le baptême avec sa femme, son fils et 400 des siens. Ce fut l'occasion de grandes fêtes, qui eurent lieu au mois de mai 826, et auxquelles toute la cour assista. Comme le dit le biographe de Wala, l'unité et la dignité de l'empire persistaient pour la défense de la patrie et le salut des églises. Mais elles furent bientôt menacées.

Hirmingarde étant morte en 818, Louis le Pieux avait épousé, l'année suivante, Judith, fille du comte Welf de Bavière. La nouvelle impératrice était séduisante par son incomparable beauté et par les grâces de son esprit ; les contemporains la disent amie de la lumière, bonne musicienne, rappelant l'ancienne Judith. Le 13 juin 823, à Francfort, naquit de cette union un fils, qui sera Charles le Chauve : pour le doter, l'empereur brisa la constitution de 817. Il s'adressa d'abord à Lothaire. Celui-ci consentit que son père donnât à Charles la portion de royaume qu'il voudrait ; mais, à l'instigation des comtes Hugues et Matfrid, il revint sur sa décision. A l'assemblée d'Aix de février 828, Louis enleva aux deux comtes une partie de leurs biens, et, au mois d'août 829, à Worms, il donna à Charles l'Alamanie, l'Alsace, la Rhétie, et une partie de la Bourgogne, avec le titre de duc. Lothaire fut envoyé en Italie, et son nom effacé des diplômes impériaux. Les principaux partisans de l'unité furent mis à l'écart. Bernard, comte de Barcelone, fils de Guillaume de Toulouse, entré au palais avec le titre de camérier, devint le favori de l'empereur et de l'impératrice et le second dans l'empire.

Les fils de l'empereur étaient irrités de la donation de Worms ; Wala et ses amis firent cause commune avec eux ; un grand parti d'opposition se forma. On reprochait à Louis d'avoir écouté les inspirations de la chair, et, sans motif sérieux, violé le pacte d'Aix-la-Chapelle et chassé les meilleurs défenseurs de l'empire. Judith, la cause de tout le mal, fut accusée d'entretenir avec Bernard des rapports illicites, et de comploter l'assassinat des fils de l'empereur. Tandis que celui-ci se rendait à Rennes, où il avait convoqué l'ost contre les Bretons, Pépin d Aquitaine et Lothaire se réunirent, au mois de mai 830, à Compiègne. Louis ne se défendit pas contre eux ; Bernard prit la fuite ; Judith entra au monastère de Sainte-Radegonde de Poitiers, et le jeune Charles perdit son apanage. Le nom de Lothaire reparut sur les actes officiels, et l'empereur fit, à Compiègne, en présence de ses fils et de ses grands, cette déclaration : Je rends grâces au Dieu tout-puissant qui a donné une issue pacifique à ce dangereux conflit. Je m'engage à ne rien faire désormais sans votre conseil. Je décrète et je veux que l'empire reste tel qu'il a été organisé jadis avec votre concours.

Mais Louis le Pieux ne tint pas sa promesse. Il voulait ravoir sa femme et son fils. Il détacha du parti de Lothaire Pépin et Louis, en leur promettant d'augmenter leurs royaumes. Les Saxons, qu'il avait bien traités et auxquels il avait rendu leurs anciennes lois, et les Francs austrasiens vinrent en grand nombre à l'assemblée de Nimègue d'octobre 830, et les évêques autorisèrent le retour de Judith et de Charles. L'impératrice, qui convertissait les cœurs des hommes à tout ce qu'elle voulait, prit sa revanche et celle de son fils.

A Aix, au mois de février 831, l'empire, abstraction faite de l'Italie qui restait à Lothaire, fut divisé en trois parts. Pépin eut l'Aquitaine, le pays entre Loire et Seine, et, au delà de ce dernier fleuve, le territoire limité par les comtés de Châlons-sur-Marne, de Meaux, d'Amiens et de Ponthion. Louis reçut la Bavière, la Thuringe, la Saxe, la Frise, l'ancienne Austrasie ; les comtés qui terminaient son lot, du côté de l'Ouest, étaient le Vermandois, l'Artois, le Boulonnais. A Charles échurent, outre l'Alamanie, toute la Bourgogne sauf la partie attribuée à Pépin, toute la Provence, toute la Septimanie, et, dans la France moyenne', les pays de Woëvre, de Vouziers et de Mézières, le Porcien, les comtés de Reims, de Laon, de la Moselle et de Trèves. Le nom de Lothaire disparut encore une fois des formules de chancellerie ; il retourna en Italie, après avoir promis qu'il ne ferait rien désormais contre la volonté de son père.

Cet arrangement fut cause de nouveaux troubles. Pépin et Louis réclamaient une part dans le gouvernement général de l'empire ; le premier refusa d'obéir à l'empereur qui voulait le renvoyer en Aquitaine ; le second attaqua l'Alamanie attribuée à Charles. Louis le Pieux se rendit à Augsbourg et obligea Louis à mettre bas les armes, puis il s'empara de Pépin, qui fut emprisonné à Trèves, et il donna l'Aquitaine à Charles. Mais Pépin s'évade ; ses frères et les partisans de l'unité se déclarent pour lui ; des mécontents, des ambitieux et chercheurs de fortune en font autant. Lothaire arrive d'Italie, et Louis, de Bavière. C'est la seconde révolte. Conduite par les mêmes hommes que la première, elle est justifiée par les mêmes griefs. Agobard adresse au peuple un vigoureux appel : L'exil de ceux qui, élevés aux honneurs par l'empereur, ont tenu la première place dans le palais, a jeté, dit-il, le trouble dans l'État, et le danger n'existe pas seulement à l'intérieur, mais à l'extérieur. Les armées, qui devraient être envoyées contre les nations étrangères pour les conquérir, sont employées à préparer la guerre civile. Où est l'antique grandeur de l'empire des Francs ? Si Dieu n'intervient, il sera bientôt livré sans défense aux coups des païens. Il conclut en invitant tous ceux qui aiment Dieu, le roi et le royaume, à travailler en commun pour la paix et pour l'unité. Le pape Grégoire IV résolut d'intervenir de sa personne : honneur, et docteur du peuple, il prit le chemin de la Gaule, pour se joindre aux défenseurs de l'unité, ce don du Christ.

Cette fois, l'empereur voulut résister. Il se mit en campagne et rencontra les coalisés, le 24 juin 833, dans la plaine d'Alsace, au Rothfeld, entre Colmar et Bâle. Grégoire, Lothaire, Louis et Pépin, étaient entourés d'une grande multitude d'hommes ; mais, des deux côtés, on redoutait une bataille, et des négociations s'engagèrent. Lothaire alla trouver son père ; il n'obtint rien de lui. Le pape ne fut pas plus heureux. Cependant sa présence troublait les grands : le bruit courait parmi eux que les défilés des Alpes s'étaient ouverts miraculeusement devant le souverain pontife. Peu à peu, les partisans de Louis le Pieux abandonnèrent leur maitre. Dans la nuit du 29 au 30 juin, l'exode s'acheva, et au matin, toutes les tentes se trouvèrent rangées autour de celle de Lothaire. Il ne restait plus à l'empereur que quelques fidèles, qu'il envoya lui-même au camp de son fils pour les y suivre bientôt. Ce lieu, noté à tout jamais d'infamie, dit un contemporain, fut dès lors appelé le Champ du Mensonge (Lügenfeld).

A l'assemblée de Compiègne du 1er octobre 833, Ebbon et Agobard, se faisant accusateurs publics, reprochèrent à Louis le Pieux d'avoir tellement avili l'héritage du grand Charles que l'empire, jadis si étendu, uni et pacifié, était devenu un sujet de tristesse pour ses amis, de dérision pour ses ennemis. Le 7 octobre, le malheureux prince fut conduit à l'église du monastère Saint-Médard de Soissons, où étaient rassemblés les évêques, les prêtres, les diacres, une multitude de clercs, l'empereur Lothaire, les grands, et tout le peuple que la nef pouvait contenir. Prosterné devant l'autel sur un cilice, il reçut des mains des évêques la liste des crimes dont il se reconnaissait coupable, et en donna lecture à haute voix ; puis il ôta lui-même son baudrier, qu'il mit sur l'autel, se dévêtit et prit l'habit de pénitent : Après cela, dit le procès-verbal de la cérémonie, personne ne revient plus à la milice du siècle. Judith fut exilée à Tortone en Italie et Charles enfermé au monastère de Prüm. Un nouveau partage des États carolingiens fut décidé ; il est mal connu, mais on sait qu'il donnait à Louis l'Alamanie et l'Alsace. Le nom de Lothaire figura seul désormais dans les diplômes impériaux : il avait le gouvernement de tout le royaume (totius regni monarchiam).

Cependant la coalition formée contre Louis n'était point solide : toute sorte d'éléments y étaient entrés, qui se désagrégèrent. Les chefs du parti victorieux mécontentèrent tout le monde par leur attitude hautaine et par leur cupidité. Le pape repassa les monts tristement. D'autre part, la conscience publique se déclarait contre ceux qui, en soutenant les rebelles contre leur père, avaient désobéi au commandement : Tes père et mère honoreras. Des manifestations de repentir se produisirent, après la publication des traités de Raban Maur et de Jonas d'Orléans, qui rappelaient les devoirs des enfants envers leurs parents et des sujets envers leurs rois. Enfin Lothaire laissait voir sa faiblesse et son irrésolution, et ses frères, jaloux de lui, conspiraient contre son autorité.

Louis avertit son père qu'il travaillait pour sa délivrance, et Pépin fit cause commune avec Louis. Au mois de février 834, une armée se trouva prête à marcher. Elle comprenait des Aquitains et des Ultraséquaniens, commandés par Pépin, des Bavarois, des Austrasiens, des Saxons, des Alamans et des Francs d'en deçà de la Charbonnière, sous les ordres de Louis. Lothaire, emmenant Louis le Pieux, recula jusqu'à Paris ; mais, cerné à Saint-Denis, il abandonna son prisonnier, et, le 28 février, se retira. Au mois d'août, il se trouvait devant le château de Blois, avec une armée épuisée par de longues marches. Conseillé par Wala, il se soumit à son père, lui jurant fidélité, promettant qu'il obéirait à ses ordres, qu'il irait en Italie et n'en sortirait pas sans son commandement.

Tandis qu'il repassait les Alpes, les évêques et les abbés de presque tout l'empire, rassemblés à Thionville, proclamaient Louis le Pieux innocent des crimes qui lui avaient été jadis imputés, et l'empereur, qui avait déjà repris les armes et le costume royal à Saint-Denis avec l'approbation épiscopale, fut rétabli sur le trône à Saint-Étienne de Metz, le 28 février 835.

 De plus en plus dominé par sa femme, Louis le Pieux maintenant n'a plus qu'une pensée : assurer à son plus jeune fils un beau royaume après sa mort. A la fin de 837, sur les instances de Judith, il donne à Charles la Frise, le pays entre la Meuse et la Seine, et plusieurs comtés bourguignons ; en septembre 838, il le fait couronner roi à Quierzy-sur-Oise, et augmente encore son lot de toute la Gaule occidentale, entre la Seine et la Loire ; à l'assemblée de Nimègue, tenue le mois de juin précédent, il a dépouillé son troisième fils, Louis, de la Saxe, de la Thuringe, de l'Austrasie et de l'Alamanie. Son intention, à ce moment, est de faire de Pépin le protecteur de son jeune frère ; mais Pépin meurt le 13 décembre 838. Alors l'empereur se tourne du côté de Lothaire, qui vit depuis trois ans retiré à Pavie, et lui fait savoir que, s'il consent à devenir le tuteur et le protecteur de Charles, il n'a qu'à rentrer ; toutes ses mauvaises actions passées lui seront pardonnées, et. il aura la moitié de la monarchie.

Lothaire accepta. Il se présenta à Worms le 30 mai 839, et, quatre ou cinq jours après, la monarchie carolingienne fut divisée en deux parties. La limite, dirigée du Nord au Sud, suivait la Meuse depuis sa source, atteignait la Moselle à Toul, traversait la Bourgogne en laissant à l'Ouest le comté de Langres, le pagus Attoariomus, le pagus Amaus, les comtés de Chalon, de Lyon et de Genève, et gagnait la Méditerranée par la crête des Alpes. Lothaire choisit la partie orientale, l'autre revint à Charles. Après la mort de son père, Lothaire devait, en outre, porter le titre impérial ; mais l'on ne voit pas qu'aucune prérogative y fût attachée. Il avait le devoir de protéger Charles, son frère plus jeune et son filleul, à charge pour celui-ci d'honorer, comme il convenait, son frère acné et son parrain. Ces obligations fraternelles accomplies, chacun des deux princes resterait dans son royaume le maître absolu.

Louis le Pieux survécut peu de temps aux conventions de Worms. Les Aquitains avaient refusé de les accepter en ce qui les concernait, et ils avaient. proclamé roi Pépin II, le fils aîné de leur ancien roi. L'empereur se dirigea vers l'Aquitaine ; mais, arrivé à Poitiers, il apprit que Louis cherchait à reconquérir les territoires que le récent partage de Worms lui avait enlevés. Aussitôt, il revint à Aix, puis, après Pâques, marcha contre le rebelle qu'il obligea à rentrer en Bavière. Au retour, il tomba malade à Salz et s'embarqua sur le Main. Quand il fut arrivé dans une fie voisine d'Ingelheim, son mal s'aggrava, et il mourut le 20 juin 840, après avoir reçu la communion des mains de l'archevêque Drogon. Comme son père Charlemagne, Louis le Pieux avait partagé son trésor, ses livres et. ses vêtements entre ses fils, les églises et les pauvres. Son corps fut porté à Metz et enseveli dans la basilique de Saint-Arnoul, aux côtés de sa mère Hildegarde.

 

II. — LA GUERRE DES TROIS FRÈRES ET LE TRAITÉ DE VERDUN[5].

LORSQUE Louis le Pieux avait senti la mort prochaine, il avait   envoyé la couronne et l'épée ornée de pierres précieuses à Lothaire, à condition qu'il serait fidèle à Judith et à Charles, et laisserait à son plus jeune frère la part de royaume que, devant Dieu et les grands, il lui avait attribuée. Mais Lothaire revendiqua l'empire qui lui avait été jadis confié, c'est-à-dire comme il le tenait de la constitution de 817. Le 24 juillet, il était à Strasbourg. Judith lui demanda d'exécuter le partage de Worms : il refusa. Alors Charles et Louis se rapprochèrent, et la Guerre des trois frères s'engagea.

Autour de Lothaire se groupent le plus grand nombre des Francs et ceux des Aquitains qui suivent le parti de Pépin II ; autour de Louis, des Alamans, des Saxons, des Thuringiens, des Francs de l'Est ; autour de Charles, les Bourguignons et le reste des Aquitains. Chacun choisit son chef suivant son intérêt personnel : les grands se déclarèrent pour celui des trois frères qui leur avait promis le plus de terres et. de dignités. Comme l'a écrit un chroniqueur du siècle, les combattants n'étaient point divers par leurs armes, ni distincts par leurs mœurs et leur race ; ils étaient aux prises, parce qu'ils figuraient dans des camps opposés (non armis dissimiles, non habitu gentis distincti, solum castris obversi). Dans le tumulte qui se produisait, la plupart avaient trouvé l'occasion d'acquérir des biens et des honneurs. On voit bien ainsi que l'idée de l'unité n'était que dans quelques esprits.

Lothaire se trouva prêt le premier, mais son habituelle indécision l'empêcha d'attaquer ses frères avant qu'ils se fussent rejoints. Il eut d'abord une entrevue avec Louis au delà du Rhin, et conclut une trêve jusqu'à la réunion d'une prochaine assemblée pour la paix. Il marcha ensuite contre Charles ; mais, quand il ne fut plus qu'à dix lieues de lui, aux environs d'Orléans, il signa un traité par lequel il lui cédait provisoirement l'Aquitaine, la Septimanie, la Provence, dix comtés entre la Loire et. la Seine, et il lui donnait rendez-vous pour le mois de mai suivant, à Attigny.

Les deux frères employèrent l'hiver à rassembler leurs troupes. Au milieu de juin 841, ils se trouvaient dans le pays de Chaton, et Lothaire dans celui d'Auxerre. Ils envoyèrent à leur aîné trois ambassades successives pour l'exhorter à rendre la paix à l'Église de Dieu. L'empereur demanda la permission de réfléchir. Il voulait laisser aux Aquitains de Pépin II le temps d'arriver ; lorsqu'ils eurent fait leur jonction avec son armée, le 24 juin, il offrit la bataille. Elle s'engagea le 25, à Fontanet, aujourd'hui Fontenoy-en-Puisaye, à 30 kilomètres sud-ouest d'Auxerre. Lothaire combattit vaillamment, mais l'arrivée d'un des fidèles de Charles, le comte Warin, avec les Bourguignons, mit la déroute dans ses rangs. Un chroniqueur évalue les pertes des deux côtés à 40.000 hommes, et le poète Angilbert, qui prit part à l'action, dit que les vêtements des guerriers francs blanchissaient la plaine, comme les oiseaux ont coutume de le faire en automne.

Louis et Charles virent dans leur victoire le jugement de Dieu, et les évêques de leur parti, réunis sur leur demande, déclarèrent qu'en effet Dieu venait de prononcer. La bataille de Fontenoy, cependant, n'était point décisive. Comme le dit le moine auteur des Annales de Lobbes, on y avait fait un grand carnage, mais aucun des deux partis n'avait triomphé. Louis et Charles s'étant de nouveau séparés, Lothaire essaya de les vaincre l'un après l'autre. Au mois d'août, il est à Mayence et empêche Louis de traverser le Rhin ; aussitôt après, il se retourne contre Charles, qui est établi à Saint-Denis, mais ne peut le forcer dans cette position. L'hiver approchant, lentement il s'achemine vers Aix, où il arrive au début de février 842.

C'est alors que ses frères résolurent de se lier par un serment qui les engagerait, eux et leurs sujets. Le 14 février 842, ils rassemblent leurs hommes dans la plaine de Strasbourg et les haranguent, Louis en langue tudesque, Charles en langue romane. Ils leur rappellent que Lothaire n'a pas voulu reconnaître le jugement de Dieu ; que, même après sa défaite, il n'a cessé de les poursuivre et de commettre des incendies, des vols, des meurtres ; contraints par la nécessité, et pour que leurs peuples ne doutent pas de la ferme fraternité qui règne entre eux, ils annoncent qu'ils vont se prêter serment en leur présence. Louis, qui est l'aîné, jure le premier :

Pour l'amour de Dieu, dit-il, et pour le salut commun du peuple chrétien et le nôtre, h partir de ce jour, autant que Dieu m'en donne le savoir et le pouvoir, je soutiendrai mon frère Charles de mon aide et en toutes choses. comme on doit justement soutenir son frère, à condition qu'il m'en fasse autant, et je ne prendrai jamais aucun arrangement avec Lothaire, qui, à ma volonté, soit au détriment de mon dit frère Charles.

Cette formule, qu'il prononça en roman pour être compris par les hommes de Charles, Charles, pour être compris par les hommes de Louis, la répéta en tudesque. Puis, à leur tour, les deux peuples firent la déclaration suivante, chacun en sa langue :

Si Louis (ou Charles) tient le serment qu'il a juré à son frère Charles (ou Louis), et que Charles (ou Louis) mon seigneur, de son côté, enfreint le sien, au cas où je ne l'en pourrais détourner, je ne lui prêterai aucun appui, ni moi ni nul que j'en pourrais détourner[6].

Les deux frères se donnaient des festins et des jeux : ils passaient toutes leurs journées ensemble et traitaient leurs affaires en commun. Au mois de mars, ils marchèrent contre Lothaire, et dispersèrent les troupes qu'il avait établies à l'ouest de Coblence, pour défendre le passage de la Moselle. Abandonnant Aix, l'empereur prit la route de Vienne par Châlons-sur-Marne et Lyon, avec sa femme et ses enfants. Lorsque ses frères, qui le suivaient, arrivèrent à Mellecey, près Chalon-sur-Saône, ils reçurent de lui des ambassadeurs qui déclarèrent, au nom de leur seigneur, qu'il avait manqué envers Dieu et envers eux, et qu'il ne voulait plus qu'il y eût d'altercation entre eux et le peuple chrétien. S'ils consentaient à lui accorder quelque chose en plus de la troisième partie du royaume, à cause du nom d'empereur que leur père lui avait concédé et de la dignité de l'empire que leur aïeul avait ajoutée au royaume des Francs, ils le feraient ; sinon ils ne lui donneraient que la troisième partie, abstraction faite de la Lombardie, de la Bavière et de l'Aquitaine. Chacun gouvernerait sa part le mieux qu'il pourrait, avec la protection divine ; tous s'accorderaient bienveillance et secours ; la paix serait avec leurs sujets, et il y aurait entre eux, grâce à Dieu, paix perpétuelle.

Ces propositions furent acceptées. Les trois rois se rendirent, le 15 juin, escortés d'un nombre égal de nobles, dans une île de la Saône voisine de Mâcon. Ils s'y engagèrent à suspendre les hostilités, et signèrent les préliminaires de la paix. Une commission de 120 membres devait se réunir à Metz le 1er octobre, et procéder au partage définitif de la monarchie franque.

Le traité fut conclu à Verdun, au mois d'août 843. Si l'acte officiel a été perdu, il est du moins possible d'en reconstituer les dispositions principales. Lothaire reçoit l'Italie et la région comprise entre les Alpes, l'Aar et le Rhin à l'Est ; le Rhône, la Saône, la Meuse et l'Escaut à l'Ouest, c'est-à-dire cette bande de terre, longue de 1.500 kilomètres environ sur 200 de large, qui va de la mer du Nord au duché de Bénévent. Louis obtient les contrées situées au delà du Rhin moins la Frise laissée à Lothaire, et, en deçà du fleuve, à cause de l'abondance du vin, les villes et pays de Spire, Worms et Mayence. Charles garde le reste jusqu'à l'Espagne. Ce partage, au premier coup d'œil, paraît assez simple ; mais, aux frontières, beaucoup de diocèses et de comtés sont coupés en deux ; la limite des possessions de Charles le Chauve et de Lothaire est incertaine, parce qu'elle ne coïncide pas exactement avec le cours des rivières : elle abandonne l'Escaut avant d'arriver à Cambrai, et se dirige droit sur la Meuse à Revin, puis elle suit ce fleuve à plusieurs kilomètres de sa rive gauche, donnant à Lothaire le pagus Castricensis et le pagus Mosomensis[7], le Dormois, le Verdunois, le Barrois, l'Ornois, le Bassigny ; enfin, après s'être tenue éloignée de la Saône, elle l'atteint au-dessous du confluent du Salon, emprunte son cours à travers le comté de Chalon-sur-Saône, le quitte avant d'arriver à Lyon, court parallèlement aux Cévennes et rejoint le Rhône non loin de son embouchure.

A Verdun, il y eut aussi des conventions politiques, dont le texte ne nous est point parvenu, mais dont nous connaissons l'esprit général. Lothaire gardait le titre d'empereur, mais il n'avait plus aucune autorité sur ses frères devenus ses pairs. Chacun des trois royaumes était indépendant.

C'en était fait de l'empire carolingien tel que Charlemagne et la constitution de 817 l'avaient établi. La plupart de ses anciens défenseurs étaient morts. Les survivants maudirent en termes amers ce jour de Fontenoy où des chrétiens s'acharnèrent les uns contre les autres et où les forces des Francs, leur vertu aussi, furent à tel point diminuées qu'elles ne suffirent plus, non seulement à reculer les bornes de leur empire, mais à protéger leurs propres frontières. Même, pour déplorer le traité de Verdun, un poète trouva de véritables accents d'éloquence : Hélas ! s'écrie Florus, où est-il cet empire qui s'était donné pour mission d'unir par la foi des races étrangères et d'inspirer aux peuples domptés le frein du salut ?... Il a perdu son honneur et son nom.... Au lieu d'un roi, il y a un roitelet ; au lieu d'un royaume, des fragments de royaume (Pro rege est regulus, pro regno fragmina regni).

Le traité de Verdun commençait la séparation de l'Italie, de la future France et de la future Allemagne, et, s'il n'a pas, à proprement parler, constitué les nationalités modernes, il leur a donné l'éveil[8]. Déjà les conventions de Worms de 839 avaient annoncé un nouveau mode de partage inspiré par des raisons géographiques dont jusque-là on ne s'était guère soucié. La différence des langues, qui s'accentuait chaque jour, accusa mieux encore la séparation des peuples. Sans doute le tudesque et le roman se parlaient dans les comtés attribués à Lothaire ; mais les pays de langue romane se trouvèrent surtout dans le lot de Charles le Chauve, et les pays de langue tudesque dans celui de Louis le Germanique. La littérature historique elle-même se partagea : la version des événements, dans les Annales dites de Saint-Bertin, est française ; elle est allemande dans les Annales de Fulde.

Ainsi s'annonce par toute sorte de raisons et de signes une ère nouvelle dans l'histoire. Et les circonstances donnent une solennité singulière à ce passage d'un annaliste, qui vient de parler du traité conclu par les trois frères : La paix faite et confirmée par serment, chacun retourna dans son royaume, pour le gouverner et le protéger. Les petits-fils de Charles, l'empereur universel, ont chacun leur patrie. La patrie de Charles le Chauve, c'est la France.

Ce grand nom de Francia, France — dont il est temps de raconter l'histoire, — avait d'abord suivi les destinées des Francs. La table de Peutinger l'inscrit sur la rive droite du Rhin inférieur, depuis le confluent du Main jusqu'à l'embouchure du fleuve et, aujourd'hui encore, une partie de ce territoire s'appelle la Franconie, Franken. Les Francs portèrent avec eux le nom Francia sur la rive gauche du Rhin, d'abord dans la Batavie, qu'occupait Clodion, puis, après les victoires de Clovis, jusqu'à la Loire. Lorsque Clovis eut chassé les Wisigoths de la région d'Outre-Loire, et que ses fils eurent conquis sur les Burgondes les vallées de la Saône et du Rhône, ces deux pays gardèrent une individualité marquée, et, tout en faisant partie du regnum Francorum, ils restèrent l'Aquitaine et la Bourgogne : à l'époque mérovingienne, la Francia est la région septentrionale, qui va du Rhin à la Loire, sans distinction entre la Neustrie et l'Austrasie.

 Cependant, il était naturel que les termes Francia et regnum Francorum se confondissent. Il semble bien qu'il en fut ainsi sous Charlemagne, et que la Francia fut. alors le vaste empire constitué par le fils de Pépin, moins l'Italie toutefois, qui restait un royaume à part, pourvu de son organisation. Peut-être même l'opposition entre l'Italie et le reste des États carolingiens avait-elle rendu cette identification nécessaire. Aussi, quand les traités de partage, dont il a été question à propos du règne de Louis le Pieux, divisèrent ces États en bandes longitudinales, auxquelles les vieilles dénominations, — d'ailleurs tombés en désuétude, — de Neustrie et d'Austrasie ne pouvaient s'appliquer, on prit l'habitude de distinguer les diverses fractions du regnum Francorum par leur situation géographique et l'on dit : la France occidentale, Francia occidentalis, la France du milieu ou moyenne, media[9] Francia, la France orientale, Francia orientalis. Après le traité de Verdun, la France occidentale, c'est la part de Charles le Chauve ; la France moyenne, celle de Lothaire ; la France orientale, celle de Louis le Germanique.

Le royaume de Lothaire n'avait pas de consistance ; il ne tarda pas à être partagé, comme on le verra, et disputé entre la France occidentale et la France orientale. Ainsi l'expression media Francia disparut. Celle de Francia orientalis dura plus longtemps. Lorsque le dernier Carolingien qui ait régné sur le royaume de l'Est, Louis l'Enfant, fut mort en 911, ses successeurs s'intitulèrent seulement reges et, de loin en loin, lorsqu'ils étaient en même temps rois d'Italie, ils s'appelèrent rex Francorum et Longobardorum, imperator Francorum et Longobardorum[10] : dans l'usage courant, on les désignait par le duché dont ils étaient originaires ; on disait : roi des Saxons, roi des Mamans, roi des Franconiens. Le pays entre le Rhin et l'Elbe, le futur Deutschland, délaissait le nom de France.

Ce nom restait attaché, dans l'esprit des hommes, au pays de la Seine qui avait été le vrai centre de la royauté mérovingienne. Peu à peu même, le sens de ce mot se rétrécit, si bien qu'au XVe siècle le pays de France ne fut plus que la contrée située entre l'Oise et son affluent la Thève, la Seine, la Marne et son affluent la Beuvronne, qui séparent l'Ile de France des pays voisins, Valois, Vexin, Hure-pois et Brie. Mais l'acception large persista au temps des Capétiens : toute la région comprise entre l'Escaut et l'Èbre, l'Atlantique et la Meuse, est le doux royaume de France[11].

 

III. — LE ROYAUME DE FRANCE OCCIDENTALE[12].

CHARLES le Chauve était un prince intelligent et actif. Il se souvenait de ce qu'avait été l'autorité royale au temps de Charlemagne. Dans ses capitulaires, il parle sans cesse de l'honneur dû au roi et de la puissance qui convient à sa dignité ; il connaît à fond la législation de son père et de son aïeul ; il sait que les comtes sont ses représentants et qu'il a le droit de les révoquer. Il a aussi conscience de ses devoirs, et reconnaît qu'il ne doit pas agir contre l'équité. Sa mère lui avait fait donner une éducation savante. Il connaissait les auteurs sacrés et profanes, et montrait un goût très vif pour les choses de l'esprit. A sa cour brillèrent les Irlandais Sedulius Scottus, poète, prosateur et musicien, et Jean Scot, dont les théories sur le libre arbitre sont restées fameuses. Charles encourageait les études grecques ; il possédait une riche bibliothèque dirigée par Hilduin, plus tard abbé de Saint-Bertin, et qu'il partagea par testament entre son fils Louis le Bègue, les abbayes de Saint-Denis et Saint-Corneille de Compiègne. C'était un moyen sûr de lui plaire, que de lui offrir de beaux manuscrits enrichis de miniatures, des Bibles, des Évangiles. Héric, évêque d'Auxerre, lui promet une gloire éternelle, parce qu'il n'égale pas seulement son très fameux aïeul par son goût pour les immortelles études, mais qu'il le surpasse par son incomparable ferveur ; ailleurs il l'appelle un philosophe.

Le royaume de France occidentale avait, au Nord, à l'Ouest et au Sud, des limites naturelles, la mer du Nord, la Manche, l'océan Atlantique, l'Èbre, la Méditerranée ; mais sa frontière de l'Est était incertaine, et, à l'intérieur, il n'était nullement homogène. Deux de ses provinces étaient des pays à part, nettement distingués du reste par les mœurs, par la langue, par l'histoire : la Bretagne et l'Aquitaine. Ce royaume était aussi celui où la féodalité naissante faisait les plus rapides progrès. Les grands y avaient usurpé, pendant les guerres civiles, des biens et des droits qu'ils entendaient conserver. Les hommes libres qui ne possédaient plus rien formaient des bandes errantes (vagi homines) qui vivaient de brigandage.

La France occidentale était pillée par les Normands. On désignait sous ce nom, au IXe siècle, les peuples qui habitaient la péninsule scandinave et le Danemark actuel, et qui exerçaient la piraterie, ceux de Suède de préférence en Russie, ceux de Norvège en Écosse et en Irlande, ceux de Danemark en Angleterre et en France. Leurs chefs ou vikings étaient des nobles, que la pauvreté du sol avait obligés à s'embarquer vers des contrées plus riches et un climat plus doux. Leurs vaisseaux de guerre pouvaient contenir soixante à soixante-dix hommes ; ils étaient surmontés d'un grand mât à voile et garnis de plusieurs rangs de rames ; à la proue était sculptée la figure d'un dragon ou de quelque autre monstre de la mythologie scandinave, et le rebord était décoré de boucliers. Les guerriers étaient beaux, de haute stature ; on a retrouvé dans leurs sépultures des colliers, des bracelets d'or ornés de serpents finement ciselés, des épées à garde d'argent, des boucliers dont l'umbo est artistement travaillé. Une fois débarqués, ces marins devenaient d'excellents soldats ; une discipline sévère régnait parmi eux ; ils connaissaient à fond l'art de se retrancher et toutes les ruses de guerre.

La France, avec ses grands fleuves débouchant dans l'Océan par de larges estuaires et. coulant au pied de riches abbayes, les attirait. Ils apparurent dans la Manche pour la première fois aux environs de l'an 800. Avant 819, ils ont doublé le Finistère et en 820 ils détruisirent Bouin, dans la baie de Bourgneuf. A partir de 834, l'invasion, favorisée par les troubles civils, devient plus redoutable. Le 12 mai 841, Rouen est attaqué les Normands ravagent la ville par le fer et par le feu ; ils massacrent ou emmènent prisonniers les moines et les habitants ; ils pillent toutes les abbayes et les localités situées sur la Seine, où ils reçoivent beaucoup d'argent. Le monastère de Jumièges est saccagé, celui de Saint-Wandrille se rachète. L'année suivante, les pirates occupent Quentovic. Tournant la Bretagne, ils arrivent à Nantes, le 24 juin 843. Les habitants se réfugient dans l'église de Saint-Pierre et Saint-Paul dont ils barricadent les portes ; les païens brisent les clôtures et tuent l'évêque Gunhard devant l'autel de Saint-Ferréol ; puis ils regagnent leurs navires avec des troupeaux de captifs, et, le 29 juin, incendient le monastère d'Indre, qui ne se relèvera pas de ses ruines. Enfin, ils descendent vers le Sud, pillent quelques cités de la basse Aquitaine, et retournent prendre leurs quartiers d'hiver dans l'île de Ré.

Une entente des trois rois carolingiens contre ces ennemis qui ravageaient également leurs États eût été le plus sûr moyen d'en venir à bout[13]. C'est ce que l'Église comprit et voulut. Aux conférences de Yütz près de Thionville de 844, elle adjura Lothaire, Louis et Charles, de s'entendre et de rester unis. Il s'agit, leur dirent les évêques, de cette charité que l'Apôtre enseigna, d'un cœur pur, d'une conscience honnête et d'une foi sincère. Il ne suffit pas de la manifester par la parole et par la langue ; il faut que vous renonciez aux machinations secrètes capables de nuire et que vous vous secouriez les uns les autres. Les princes consentirent, et, suivant les termes d'une déclaration qu'ils devaient renouveler fréquemment dans la suite, ils s'engagèrent à ne jamais violer les droits de la charité et de la fraternité. Se donner des chasses, des festins et des présents, se prêter appui contre les ennemis du dedans et du dehors, telles étaient leurs obligations. Des réunions devaient avoir lieu de temps à autre pour fixer les mesures à prendre. L'ordre des travaux était soigneusement réglé : il comprenait une délibération en commun (conlocutio, colloquium), une adresse au peuple pour lui annoncer les décisions prises (adnuntiatio), un échange de serments. Et la bonne entente devait descendre, par les évêques et les comtes, jusqu'aux derniers rangs de la société. Mais ce régime, qu'on a appelé le Régime de la concorde ou de la fraternité, ne donna que des déceptions. Les entrevues que les trois rois ou deux d'entre eux eurent dans la suite à Meerssen (847 et 851), à Valenciennes (853) et à Liège (854) demeurèrent sans résultat. Chacun d'eux poursuivit ses intérêts propres, sans souci de l'intérêt général. Bien plus, Louis le Germanique allait seconder à peu près toutes les révoltes contre Charles le Chauve.

Celui-ci devait employer sa vie à lutter contre les Bretons, les Aquitains, les Normands, les Allemands, contre ses propres sujets rebelles et tous ces périls qui menaçaient à la fois la solidité de son royaume (soliditatem regni).

Depuis les victoires de Louis le Pieux, la Bretagne était restée fidèle aux Francs. A l'assemblée d'Ingelheim de juin 826, l'ancien préfet de la marche, Widon, qui avait jusque-là gouverné le pays, avait été remplacé par Noménoé. L'origine de ce personnage est obscure ; on sait seulement qu'il était Breton et comte de Vannes. Dans une charte de 834, il s'intitule missus de l'empereur Louis ; mais les chroniqueurs le nomment le duc ou encore le prince des Bretons. Ils reconnaissent ainsi en lui ce qu'il voulait être, un chef national. Lorsqu'au mois d'avril 841, Charles le Chauve lui fit demander s'il voulait se soumettre à sa domination, le duc lui envoya des présents et s'engagea par serment à lui garder sa foi ; mais bientôt, profitant de la guerre des trois frères, il se révolta. En 844, les Bretons s'avancèrent, ravageant et pillant, jusqu'au Mans.

D'accord avec ses frères réunis à l'assemblée de Yütz, Charles somma Noménoé de rentrer dans l'obéissance ; sinon, disait-il, le moment venu, il irait châtier son infidélité. Le duc refusa de se soumettre. Le roi envahit le duché, mais fut battu, le 22 novembre 845, à Ballon, près de Redon. Alors Noménoé résolut de se faire sacrer roi. Il ne le pouvait sans le consentement des évêques bretons, et ceux-ci, relevant du métropolitain de Tours, tenaient leur dignité du roi de France, qu'ils n'étaient point disposés à trahir. Le 6 mai 848, à l'assemblée de Coitlouh, Noménoé proclama l'indépendance de l'Église de Bretagne, érigea l'évêché de Dol en siège métropolitain, et le préposa à tous les diocèses compris dans ses États. Les évêques de Vannes, d'Aleth et de Quimper, qui protestaient, furent déposés sous l'inculpation de simonie. Dans la procédure de déposition, les règles canoniques n'avaient pas été observées ; des laïques s'étaient glissés dans le tribunal, les ecclésiastiques n'étaient pas au nombre légal de douze : Noménoé ne s'inquiéta pas de ces irrégularités. Il remplaça les évêques chassés, et fut sacré roi à Dol en 848 ou 849[14].

Charles le Chauve reparut en Bretagne en 850, et mit une garnison à Rennes. A peine avait-il quitté cette ville que Noménoé s'en emparait. Pendant l'hiver de 850 à 851, le roi des Bretons prit Nantes, pilla le Maine, pénétra en Beauce, massacrant les habitants des campagnes, détruisant même les monastères. Il tomba soudain malade et mourut à Vendôme, le 7 mars 851 ; sa mort fut considérée comme la punition de ses attaques contre les églises.

Alors les Francs marchèrent de nouveau contre les Bretons. Ils rencontrèrent le 22 août 851, à Juvardeil[15], Érispoé, fils de Noménoé, qui avait succédé à son père. Charles s'enfuit, abandonnant son étendard, ses tentes et ses bagages. Incapable de réduire Érispoé, il entra en négociations avec lui.

Par un traité signé à Angers, le chef des Bretons consentait à prêter hommage au roi de la France occidentale, mais il obtenait la reconnaissance de son titre royal, et, de plus, les pays de Rennes et de Nantes et celui de Retz, entre la Loire et la mer.

En même temps qu'aux Bretons, Charles le Chauve avait eu affaire aux Aquitains. L'Aquitaine, à l'époque de son avènement, était en plein désordre. Quels malheurs publics et privés sévirent alors, dit l'historien qu'on appelle l'Astronome, ceux qui en furent les spectateurs peuvent seuls le représenter. Pépin II avait conservé des partisans dans le pays ; en Septimanie, l'ancien comte de Barcelone, Bernard, s'était créé une sorte de royaume, dont la marche d'Espagne n'était qu'une dépendance. Le roi résolut d'occuper ces contrées, qui, d'après les traités, lui appartenaient en droit.

Au début de 844, Bernard de Septimanie est saisi, convaincu de lèse-majesté par le jugement des Francs et exécuté[16]. Bientôt le roi se décide à marcher en personne sur Toulouse, la plus importante des villes qui tiennent pour Pépin. Il l'assiège de mai à juillet ; mais une armée de renfort, amenée par Hugues, abbé de Saint-Quentin et de Saint-Bertin, est détruite dans le comté d'Angoulême, et son chef tué ; les principaux combattants, Ébroïn, évêque de Poitiers, Renier, évêque d'Auxerre, Loup, abbé de Ferrières, sont faits prisonniers. Charles s'éloigne alors et, par le traité de Saint-Benoît-sur-Loire, il accorde à Pépin, moyennant promesse de fidélité, la domination de toute l'Aquitaine, sauf Poitiers, Saintes et Angoulême (juin 845).

Trois ans après (818), ce sont les Aquitains qui, mécontents de leur nouveau gouvernement, appellent le roi de France occidentale. Il est acclamé à Orléans par la presque unanimité des nobles, des évêques, des abbés, et sacré roi, en septembre, par Wenilon, archevêque de Sens. Pépin et son frère Charles cherchent vainement à résister. Charles est pris en 849 et enfermé à Corbie ; Pépin à son tour est, en 852, emprisonné au monastère Saint-Médard de Soissons. Mais, en 833, il se produit un nouveau revirement. Presque tous les Aquitains appellent Louis le Germanique, qui leur envoie son fils Louis. Charles le Chauve chasse celui-ci, et croit contenter les Aquitains en leur donnant pour roi son fils Charles, qui est sacré à Limoges en octobre 855 ; mais déjà Pépin et Charles d'Aquitaine se sont échappés de leurs monastères et ont recommencé la lutte.

A ce moment — car tous ces événements se mêlent dans un universel désordre — Charles se défendait à grand'peine contre ses sujets immédiats. Le brigandage prenait dans le royaume des proportions incroyables. Par le capitulaire de Servais du mois de novembre 833[17], renouvelé à Attigny en juin 834, le roi prescrit l'envoi de missi dans toute la partie septentrionale de son royaume, à Reims, Laon, Noyon, Thérouane, Paris, Rouen, Avranches, le Mans, Blois, Sens, Autun, Nevers. Pour ressaisir les hommes toujours prêts à s'échapper, il se fait prêter un serment dont voici la formule : Je jure d'être fidèle à Charles, fils de Louis et de Judith, à partir de ce jour, autant que je sais, comme un homme franc doit l'être à son roi. Que Dieu et que ces reliques m'assistent. Irrités de ces mesures, les grands font appel en 856 à Louis le Germanique. Celui-ci, occupé par une guerre contre les Sorabes, ne répond pas cette fois à leur demande ; mais Charles doit promettre de pardonner aux révoltés et de faire droit à leurs réclamations, autant qu'elles sont fondées.

Cependant l'invasion normande redoublait de violence. En 845, des bandes conduites par Ragnar Lodbrog arrivent devant Paris ; elles y entrent le 28 mars, et n'en sortent qu'après avoir reçu de fortes sommes d'argent ; d'autres ont remonté la Garonne jusqu'à Toulouse, pillé Saintes et Bordeaux, pénétré dans la Galice. A partir de 847, l'Aquitaine et la Bretagne sont sans cesse ravagées. Noménoé et Érispoé, les ducs gascons, cherchent vainement à arrêter les païens : Bordeaux est brûlé en 848 et Nantes est encore pris (853). En 852, le chef normand Godfried arrive par la vallée de l'Escaut jusqu'à la Seine. Charles et son frère Lothaire, qui s'est joint à lui, le rencontrent à Jeufosse[18] ; mais les nobles de Charles refusent de se battre et l'obligent à traiter. Puis les Normands vont à Angers et à Tours, incendient l'église de Saint-Martin, et retournent s'installer à l'embouchure de la Loire, où ils établissent pendant trois ans leur quartier général. Ils saccagent, à plusieurs reprises, toutes les villes et les villages situés entre Nantes et Tours ; les religieux de Saint-Martin sont massacrés ; Orléans est prise le 18 avril 856, Paris pour la seconde fois le 27 décembre. Après avoir exploré le cours de la Vilaine et désolé le monastère de Redon, les pirates se retirent, n'ayant plus rien à faire.

Charles le Chauve se défendait du mieux qu'il pouvait. Contre les grands, il fit le Capitulaire de Quierzy du 14 février 857, par lequel il renouvelait les lois anciennes contre les brigandages, proclamait la nécessité d'une vengeance sévère, et déclarait que les coupables seraient menés au palais pour y subir un juste châtiment. Si quelque comte, est-il dit à l'article 8, a commis un de ces actes ou permis qu'il soit commis dans son comté, sans rien faire pour le réprimer ou le porter à notre connaissance, qu'il sache que sa faute sera réparée par nous et qu'il sera châtié, comme c'était l'usage au temps de nos prédécesseurs. Il affirmait ainsi la puissance royale ; mais il n'avait pas le pouvoir de la faire respecter. — Contre les Normands, il fit appel à son neveu Lothaire II, à son ancien adversaire Pépin d'Aquitaine, à tous ses vassaux.

Il avait décidé d'enlever le camp établi dans l'île d'Oscelle, en face de Jeufosse, d'où les pirates venaient souvent à Paris en excursion, comme disent les Miracles de Saint-Germain. Au mois de juillet 858, il alla bloquer l'ennemi par terre et par eau. Mais il eut beaucoup de peine à réunir son armée ; plusieurs de ses fidèles, parmi lesquels l'archevêque de Sens, Wenilon, l'abandonnèrent ; d'autres déléguèrent Adalard, abbé de Saint-Bertin, et le comte Eude de Chartres auprès de Louis le Germanique, pour le prier à nouveau d'intervenir. S'il n'agissait promptement, dirent-ils, et ne leur donnait aucun espoir de délivrance, ils devraient chercher auprès des païens, au péril de la chrétienté, la protection qu'ils ne pouvaient trouver auprès de leurs maîtres légitimes. Ils affirmèrent en effet qu'ils ne pouvaient supporter plus longtemps la tyrannie de Charles : car, ce que les païens leur avaient laissé après avoir pillé, fait des prisonniers, tué et vendu, sans que personne leur résistât, il le leur enlevait par ruse, et il n'y avait personne dans tout le peuple qui osât ajouter foi à ses promesses et à ses serments, mais tous désespéraient de sa bonté. Le roi de Germanie répondit à l'appel des infidèles de Charles, avec lesquels les Bretons et les Aquitains faisaient cause commune.

Parti de Worms à la fin d'août, Louis le Germanique arriva le 1er septembre à Ponthion, d'où il se rendit à Orléans pour recevoir les envoyés des Bretons et des Aquitains ; de là, il gagna Troyes et y distribua à ceux qui l'avaient appelé, des comtés, des monastères, des villas royales, des propriétés. Charles le Chauve, abandonné par tous les siens, leva le siège d'Oscelle et se retira dans la seule de ses provinces qui lui fût restée fidèle, la Bourgogne. Trois seigneurs apparentés à sa mère Judith, Raoul, abbé de Jumièges et de Saint-Riquier, Hugues, abbé de Saint-Germain d'Auxerre, et Conrad, comte d'Auxerre, l'y accueillirent. Louis le Germanique se considérait comme vainqueur. Le 7 décembre 858, il date un diplôme d'Attigny, la vingtième année de son règne dans la France orientale, et la première dans la France occidentale.

Les évêques de France ne consentirent pas à cette spoliation. Lorsque Louis le Germanique les convoqua à Reims pour le 25 novembre, ils se réunirent à Quierzy, et le plus illustre d'entre eux, Hincmar, archevêque de Reims, rédigea une sorte de manifeste à l'adresse du roi de Germanie. Il lui rappelle les cruautés abominables que ses troupes ont commises en traversant les diocèses et qui sont d'autant plus criminelles qu'elles ont été faites par des chrétiens contre des chrétiens, par des parents contre des parents, par un roi chrétien contre un roi chrétien, par un frère contre un frère. C'est chose grave, dit encore Hincmar, d'évincer un roi déjà oint et sacré avec le consentement et la volonté du peuple, et que le pape a recommandé d'honorer ; il convient donc de laisser aux archevêques et évêques le loisir de la réflexion. Cependant Louis le Germanique avait commis la faute de renvoyer une partie de ses troupes, et les Sorabes menaçaient de nouveau ses frontières ; il recula jusqu'à Laon, puis à Saint-Quentin, où il célébra les fêtes de Noël. Le 15 janvier 859, surpris par la brusque arrivée de son frère à Jouy[19], il se retira sans combat et rentra chez lui.

Les évêques se chargèrent de négocier la paix. Les prélats français et lorrains se réunirent à Metz le 28 mai, puis à Savonnières au milieu de juin ; mais ni ces réunions, ni l'entrevue des deux rois à Andernach, n'aboutirent. Enfin un congrès s'ouvrit à Saint-Castor de Coblence, le 1er juin 860. Charles pardonna à ceux qui l'avaient trahi et promit de leur restituer leurs biens et honneurs, s'ils s'engageaient à lui rester désormais fidèles. Le 7 juin, les deux rois se réconcilièrent. Ils déclarèrent qu'obéissant aux avertissements des évêques, ils revenaient à cette charité et à cette concorde fraternelle, sans laquelle aucun chrétien ne peut être sauvé. Des missi furent envoyés dans tout l'empire, pour annoncer aux peuples l'heureux événement.

Mais il n'y avait point de paix possible dans le royaume de Charles le Chauve. En Aquitaine, le jeune roi Charles cherchait à se soustraire à l'autorité paternelle ; ayant à peine quinze ans, il se maria, malgré son père, et désobéit à tous les ordres de celui-ci. En Bretagne, Salomon avait assassiné son cousin Érispoé, et lui avait succédé en novembre 857 : c'était un homme courageux, belliqueux, désigné pour régner par sa beauté et par son esprit. Enfin les Normands poursuivaient le cours de leurs exploits. En 859, conduits par Bioern, ils passèrent le détroit de Gibraltar, s'installèrent dans la Camargue, où les Sarrasins les avaient déjà précédés, et remontèrent le Rhône jusqu'à Valence ; ils gagnèrent ensuite l'Italie, et s'emparèrent de Pise[20]. La même année, furent pillés Saint-Valery, Amiens, Noyon, Beauvais. En 861, Paris est dévasté pour la troisième fois. Charles le Chauve se rendit en Aquitaine. A Nevers, en 863, il recueillit le serment de fidélité des habitants, et le fit renouveler à Ver en 865. A la mort de son fils Charles, il fit reconnaître comme roi d'Aquitaine son fils aîné Louis, à l'assemblée de Pouilly-sur-Loire (mars 867). Contre les Bretons et les Normands il confia la défense du pays à Robert le Fort.

L'origine de Robert le Fort, l'ancêtre des Capétiens, est obscure[21]. On le trouve en 852 recteur de l'abbaye de Marmoutier, et, selon toute apparence, comte de Tours ; en 853 missus désigné pour les comtés du Maine, d'Anjou, de Tours, de Corbon et de Séez. Il n'est plus nommé jusqu'en 858, où il apparaît parmi les seigneurs révoltés contre Charles le Chauve. Après la paix de Coblence, il se réconcilie avec le roi, et celui-ci lui confie le duché entre Loire et Seine. Il fait alors aux Bretons une guerre heureuse, et Charles va recevoir la soumission des vaincus au monastère d'Entrammes, près du Mans. Salomon, venu avec les princes de sa race, lui jura fidélité, ainsi que ses compagnons, et s'engagea à lui payer tribut selon l'usage. Chaque année, Robert remporte quelques succès sur des Normands. En 864, il massacre une première bande ; l'année d'après, il tue plus de six cents ennemis, et envoie au roi leurs étendards et leurs armes. Charles lui donne comme récompense les comtés de Nevers et d'Auxerre, en même temps qu'il dépouille de leurs dignités son oncle Adalard et ses cousins, Hugues et Bérenger, parce qu'ils n'ont rien fait d'utile contre les Normands. Gérard, comte de Bourges, et Bernard, fils de Bernard de Septimanie, sont également destitués. L'édit de Pitres (864) menace du même traitement tous les comtes coupables de mauvais vouloir ou de négligence.

Tandis que le roi parle en maître, la ruine de la royauté s'achève. Le duché entre la Seine et la Loire, donné à Robert le Fort, n'est qu'un commandement militaire ; mais il deviendra un grand fief. Dans le pays entre l'Escaut, la Somme et la mer, commence avec Baudouin Bras de Fer, comte de Flandre (863-879), une autre principauté féodale. L'Aquitaine et la Bretagne sont à peu près indépendantes. La Bourgogne est en plein désordre ; Charles, par un capitulaire de 863, ordonne à ceux qui lui sont restés fidèles dans ce pays, de se grouper pour combattre ses infidèles. Ainsi la France royale se décompose chaque jour de plus en plus, et la France féodale apparait.

Au mois de septembre 866, les Normands établis à l'embouchure de la Loire, revenaient d'une expédition de pillage, quand ils rencontrèrent Robert, qu'accompagnaient Ramnulf, comte de Poitiers, et plusieurs autres seigneurs ; les Normands se retranchèrent dans l'église de Brissarihe. Assaillis par les Francs, ils firent une sortie. Ramnulf, percé d'une flèche et emmené par les siens, mourut trois jours après ; Robert, qui avait ôté son casque et sa cuirasse à cause de la chaleur, fut tué. Avec ce valeureux soldat, dont les exploits contre les Bretons et les Normands, s'ils étaient écrits en entier, pourraient être comparés à ceux des Macchabées, disparut le plus redoutable adversaire des Normands. Ceux-ci purent ravager à leur aise le pays nantais, l'Anjou, le Poitou, la Touraine ; et bientôt même, ils s'emparèrent d'Angers.

Les conséquences des invasions se faisaient cruellement sentir. Les rançons que les populations durent payer aux Normands ruinèrent le pays. Les incendies, le ravage des campagnes, le massacre des paysans, arrêtent partout le travail et la circulation ; les grands marchés se ferment, le commerce avec les pays lointains est interrompu. Presque chaque année, les annalistes mentionnent des famines en de nombreux lieux de toute la Gaule. Dans cette affreuse période, où les violences des guerres entre les rois s'ajoutent à celles des invasions, tout sentiment moral semble avoir disparu. Les rapines et les déprédations qui, dans ce royaume, sont passées à l'état d'habitude, dit Hincmar, sont commises presque par tous, comme si ce n'étaient pas des péchés. Même, des chrétiens d'illustre naissance, des abbés, des comtes, des princes de sang royal, se font les complices des envahisseurs. Pépin II, le roi dépouillé d'Aquitaine, s'unit aux pirates, dévaste en leur compagnie Poitiers et plusieurs villes de son ancien royaume ; fait prisonnier, il est condamné à mort comme traître envers sa patrie et sa religion et enfermé à Senlis (864). Tous les documents, annales et chroniques, délibérations des conciles, lettres des papes, dénoncent les faux chrétiens qui pillent à la manière des Normands (more nortmannico).

Les Normands et les brigands s'attaquaient surtout aux monastères, les vrais foyers de la civilisation carolingienne, où ils trouvaient de riches trésors, des greniers bien remplis, des ateliers florissants, et dont la plupart n'étaient pas fortifiés. On ne voit à travers le royaume que moines fugitifs, emportant sur leurs épaules la châsse qui renferme les dépouilles de leur saint patron. Le corps de saint Philibert reposait à Noirmoutier ; en 830, Louis le Pieux avait permis aux moines de se créer un refuge en terre ferme, à Déas : après une attaque des Normands en 834, l'abbé envoya les saintes reliques à Déas, qui devint Saint-Philibert de Grandlieu. Elles furent transportées dans la suite à Cunault-sur-Loire, à Messac en Poitou, à Saint-Porcien en Auvergne, enfin en 875 à Tournus, où Charles le Chauve leur assura un abri. En 853, le corps de saint Martin, qui reposait depuis près de cinq siècles dans son monastère de Tours, fut transporté à Cormeri, puis à Orléans. Ramené un moment à Tours, il en repart de nouveau, séjourne à Léré dans le Berry, à Marsat en Auvergne, enfin à Chablis en Bourgogne, où il reste treize ans, de 872 à 885. La Haute-Bourgogne fut, en effet, parmi les provinces françaises, une des moins malheureuses, et ses villes, Dijon et Tournus en particulier, servirent d'asile à de nombreux corps saints.

 

IV. — CHARLES LE CHAUVE ROI DE LORRAINE ET EMPEREUR[22].

DE si grandes misères n'empêchèrent pas Charles le Chauve de réclamer, hors du royaume, ses droits de prince carolingien. Il va devenir successivement roi de Lorraine et empereur.

Lothaire, avant de mourir, avait partagé ses États entre ses trois fils, Louis II, Lothaire II et Charles (855). Louis II reçut le titre impérial et l'Italie, les diocèses de Genève, de Lausanne et de Sion ; Lothaire II obtint la partie de l'héritage paternel, qui s'est appelée, de son nom, la Lotharingie ou Lorraine ; Charles eut la Provence, le Lyonnais, les diocèses de Belley et de Tarentaise. Mais Louis n'avait qu'une fille, Hirmingarde ; Charles mourut sans enfant, le 9.5 janvier 863, léguant son lot à ses frères, et Lothaire II, le 8 août 869, ne laissant qu'un bâtard.

Aussitôt après la mort de celui-ci, Charles le Chauve, appelé par des grands et des évêques lorrains, se rendit à Metz et, le 9 septembre 869, il y fut sacré roi de Lorraine par Hincmar, remplaçant le métropolitain de Trèves. Il reçut la couronne parce qu'on lit dans les historiens sacrés que les rois doivent recevoir autant de couronnes qu'ils ont de royaumes, et prit en mains le sceptre par lequel il devait se régir lui-même, défendre la sainte Église, diriger les bons dans la voie droite et corriger les mauvais ; puis il s'avança jusqu'à Aix-la-Chapelle, où, la reine Ermentrude étant morte, il épousa, le 92 janvier 870, Richilde qui appartenait à une famille puissante de Lorraine.

Mais Louis le Germanique exigeait une partie de la Lorraine, conformément à un acte de partage éventuel qu'il avait signé avec Charles, trois ans auparavant, et l'empereur Louis II, soutenu par le pape Hadrien II, réclamait toute la succession de son frère. L'empereur et le pape étant occupés en Italie par la guerre contre les Sarrasins, Charles n'eut affaire qu'au roi de Germanie. De Francfort, en février 870, Louis lui fit savoir que, s'il ne sortait rapidement d'Aix et ne remettait la Lorraine aux hommes de Lothaire, telle qu'elle était au moment de sa mort, il l'attaquerait sans retard. Charles le Chauve dut négocier, et, le 8 ou le 9 août 870, un traité fut signé à Meerssen.

En vertu de ce traité, la frontière de la France occidentale partait du Fli, c'est-à-dire du débouché du Zuiderzée dans la mer, traversait le Rhin à l'ouest d'Utrecht, suivait la Meuse jusqu'à Liège, puis l'Ourthe. atteignait la Moselle à égale distance de Trèves et de Thionville, coupait la Meuse au sud de Tusey, puis, contournant les sources de l'Oignon et de la Saône, empruntait tantôt cette rivière, tantôt son affluent le Doubs, tantôt le Rhône ; elle suivait ce dernier fleuve, de Valence à la mer. Charles recevait ainsi 9 villes, dont 3 métropoles : Besançon, Lyon et Vienne, 33 abbayes, 30 comtés et 4 moitiés de comtés. Les territoires qui lui étaient concédés représentaient une bonne partie de la Hollande et la Belgique, la moitié de la Lorraine actuelle, une partie importante de la Bourgogne, le Lyonnais, le Viennois, les diocèses de Viviers et d'Uzès.

C'était un grand accroissement de territoires, et bien que Charles ne pût exercer que difficilement son autorité sur des pays si divers, habitués déjà à vivre de la vie locale, la France occidentale, pendant les années qui suivirent le traité de Meerssen, jouit d'un calme relatif. Le 9 septembre 872, à Gondreville, Charles le Chauve fit renouveler le serment de fidélité par les évêques et les laïques ; en 873, il promulgua une série de lois utiles à la paix de l'Église et à la solidité du royaume. La même année, il fit crever les yeux à son fils Carloman autour duquel quelques grands intriguaient : le malheureux s'enfuit auprès du roi de Germanie, qui lui donna l'abbaye d'Echternach, où il mourut bientôt.

L'Église, dirigée par l'archevêque de Reims, Hincmar, soutenait et protégeait le roi. Primat entre les primats et l'un des premiers primats des Gaules, comme il s'intitule lui-même, Hincmar a pour unique passion, il est vrai, la grandeur et la prospérité de son église ; mais, comme Charles protège les biens des clercs contre la cupidité des grands, il lui en sait gré. Nous avons vu qu'en 858, il le défendit contre Louis le Germanique. Dans ses nombreux écrits, faits souvent pour expliquer les capitulaires royaux, il enseigne que la concorde est chose divine et qu'il faut respecter les missi envoyés à travers les cités et les monastères ; en mourant, il se vantera d'avoir été parmi ceux qui ont travaillé le plus activement à mettre la paix dans le royaume. Ses efforts ont en effet contribué à maintenir quelque union dans la société si divisée de cette époque, et dans le gouvernement une certaine unité de vue[23].

Pendant cette période, les Normands eux-mêmes se tenaient plus tranquilles. De bonne heure, Charles le Chauve avait pensé qu'un moyen efficace de protéger le royaume contre eux serait d'organiser la défense du territoire, en barrant avec des ponts fortifiés et des châteaux le cours des fleuves. De 862 à 873, il fit construire à Pitres, près du confluent de l'Eure et de l'Andelle avec la Seine, un château de pierre et de bois, afin d'empêcher les pirates de remonter ou de descendre le fleuve ; presque chaque année, il conduisit lui-même sur le chantier des ouvriers, des chars, des matériaux. Lorsque les travaux furent achevés, il divisa ce camp retranché en plusieurs sections, et invita tous les évêques, les abbés, les abbesses et les comtes à lui fournir, proportionnellement au nombre de manses qu'ils tenaient en bénéfice, de jeunes serfs et des chars traînés par des bœufs, pour l'entretenir et le garder. Le roi appliqua ce système à d'autres parties du cours de la Seine ou de ses affluents ; il fit refaire les ponts d'Auvers sur l'Oise et de Charenton sur la Marne ; une enceinte fortifiée fut commencée à Compiègne, une autre à Saint-Denis. Il y eut également des travaux sur la Loire aux Ponts-de-Cé. Les murailles romaines furent restaurées à Tours, au Mans, à Chartres, à Poitiers, à Orléans, à Paris.

En 873, Charles remporta sur les Normands installés à Angers un grand succès. Désolé que cette peste fût enfermée dans les entrailles de son royaume, il réunit l'armée de tous les peuples soumis à sa domination, comme pour éteindre un incendie général, et vint mettre le siège devant la place. Appelé par lui, son compère Salomon. le roi des Bretons, s'établit sur les bords de la Maine. Croyant que Salomon s'apprêtait à détourner la rivière de son lit, les chefs normands se rendirent auprès de Charles, et lui offrirent de l'argent, un serment, des otages. Ils s'engageaient à quitter la ville le jour fixé, et à ne plus commettre ou permettre de pillage dans le royaume, tant qu'ils vivraient. Ils demandaient seulement qu'on leur laissât jusqu'au mois de février une île de la Loire, pour y établir un marché. Au mois de février, ceux d'entre eux qui avaient été baptisés et. voudraient vraiment rester chrétiens, iraient au roi, et ceux qui, encore païens, voudraient devenir chrétiens, seraient baptisés par ses soins. Les autres quitteraient le royaume[24]. Charles le Chauve entra dans Angers ; il assista à la purification des églises et à la réinstallation du corps de saint Aubin dans sa châsse d'argent, puis il partit au mois d'octobre. Pendant une douzaine d'années, la région de l'Ouest put respirer.

Sur ces entrefaites, l'empereur Louis II mourut, le 12 août 873. et Charles le Chauve revendiqua le titre impérial. Après avoir tenu conseil à Ponthion, il se rendit à Langres, et y rassembla ceux de ses fidèles qu'il voulait emmener avec lui ; puis, laissant en France son fils Louis le Bègue et la reine Richilde, il s'achemina, en septembre, vers le col du Grand-Saint-Bernard. Le roi de France occidentale avait, au delà des Alpes, la réputation d'un prince ami des évêques et sous lequel les églises de la Gaule avaient retrouvé leur ancienne prospérité. Déjà le pape Hadrien II (867-872) lui avait promis l'empire, parce que, disait-il, il était animé de l'esprit de justice qui convient à un roi, et parce que le clergé, le peuple et la noblesse de tout l'univers et de la ville (totius orbis et urbis) le réclamaient. Au fond, le pape Jean VIII, successeur d'Hadrien, et les Italiens espéraient que le roi de France et de Lorraine serait assez fort pour les protéger contre les Sarrasins, qui, depuis plus de trente ans, ravageaient la péninsule.

Mais Louis le Germanique prétendait aussi à l'empire ; il envahit la France, et s'avança jusqu'à Attigny, tandis que son fils Carloman pénétrait en Italie. Cette fois, après quelques hésitations, les nobles, convoqués par Richilde, s'engagèrent par serment à résister, et Louis dut rentrer chez lui. D'autre part, Charles le Chauve, qui avait avec lui des forces supérieures et la majeure partie des Italiens, imposa à Carloman le traité de la Brenta. Accompagné des légats pontificaux, il fit son entrée à Rome. Jean VIII, qui l'avait fait acclamer empereur par le clergé et l'aristocratie romaine, lui donna l'onction et la couronne impériale dans l'église Saint-Pierre, le 25 décembre 875, jour anniversaire du couronnement de Charlemagne.

Entre l'empire, tel qu'il fut l'an 800, et tel qu'il était devenu en l'an 875, il y avait de grandes différences. Charlemagne avait une puissance universelle qui le désignait pour succéder aux anciens empereurs romains, et, avant son couronnement impérial, il était en fait Empereur et Auguste : le pape était son obligé et celui des Francs. Au contraire, Charles le Chauve avait des États restreints, une autorité discutée : appelé par le pape, sacré par lui, il était lié à lui par la reconnaissance et par toute sorte de devoirs.

Empereur, roi de France occidentale, roi de Lorraine, Charles prit une autre couronne, celle d'Italie. Le 5 janvier 876, il quitta Rome pour Pavie, l'ancienne capitale des rois Lombards où Engelberge, veuve de Louis II, soutenait le parti de Louis le Germanique. Les évêques, abbés, comtes et seigneurs de la péninsule, répondant à son appel, se réunirent dans la ville ; puis l'archevêque de Milan, Anspert, parlant en leur nom, lui présenta une résolution qui le faisait roi d'Italie, parce que la divine piété, se prononçant par l'intermédiaire du vicaire des apôtres, lui avait déjà confié la dignité impériale (31 janvier). Après quoi, Charles le Chauve retourna en France.

Il y convoqua, à Ponthion, une grande assemblée ecclésiastique. Deux légats pontificaux, cinquante évêques, cinq abbés, et d'autres membres du clergé de Bourgogne, d'Aquitaine, de Septimanie, de Neustrie et de Provence, y assistaient. La salle avait été préparée avec magnificence ; les murs et les bancs étaient tendus de riches étoffes, et le trône s'élevait au milieu, vis-à-vis du lutrin portant les saints Évangiles. Le 30 juin, l'assemblée approuva les actes accomplis en Italie. Dans les séances précédentes, Charles s'était montré vêtu de riches habits, mais coupés à la mode franque. Après le 30 juin, il porta, comme les empereurs byzantins, le sceptre, le diadème sur le voile de soie enveloppant la tête, la dalmatique. Il abandonna le titre de roi des Francs, pour s'intituler seulement Empereur et Auguste. Le sceau de plomb longtemps attribué à Charlemagne, et qui porte l'inscription : Renovatio imperii romani, doit sans doute être attribué à Charles le Chauve.

Tout de suite apparurent les difficultés réelles de cette pompeuse restauration. Le pape et les Italiens réclamaient l'aide de Charles contre les Sarrasins. Jean VIII lui répétait que Dieu l'avait choisi de préférence à d'autres, pour qu'il débarrassât ses temples des païens qui les infestaient et ravageaient tout par le feu et le fer. L'empereur avait laissé en Italie son beau-frère Boson, le frère de Richilde, auquel il avait confié la protection du Saint-Siège en même temps qu'à Lambert, duc de Spolète ; mais ses lieutenants s'acquittaient fort mal de leur tâche. Par un pacte conclu à Ponthion, il remit au pape lui-même, comme à une sorte de margrave, la défense de l'Italie.

Charles le Chauve était alors inquiet du côté de Louis le Germanique. Celui-ci réclamait une partie de l'héritage de Louis II, et. à Ponthion même, il fit soutenir ses prétentions par Willibert, archevêque de Cologne, et les comtes Adalard et Méginard. Quelques semaines après, le 28 août 8'76, le roi de Germanie mourut à Francfort. Charles le Chauve tenta aussitôt, de conquérir toute la Lorraine, en enlevant la partie que le traité de Meerssen avait attribuée à la Germanie ; même il résolut d'ajouter à son royaume toutes les cités du royaume de Louis situées sur la rive gauche du Rhin, y compris Spire, Worms et Mayence. Sans se laisser détourner par un débarquement, des Normands à l'embouchure de la Seine, il envahit la Lorraine orientale, et se dirigea sur Aix, la cité impériale. Louis le Jeune, l'un des fils du Germanique, se porta au-devant de son oncle avec les Thuringiens et les Saxons, et, retranché près d'Andernach, il mit en pleine déroute, le 8 octobre 876, l'armée de Charles le Chauve.

Cependant, le pape, incapable de protéger l'Italie, écrivait lettre sur lettre à l'empereur. Le 7 avril 877, Charles reçut à Compiègne, où il célébrait, les fêtes de Pâques, une ambassade très pressante. Avant de se mettre en route, il résolut de prendre des précautions contre les nobles, qui se montraient hostiles à une nouvelle expédition. Il les réunit à Quierzy-sur-Oise, le 14 juin, pour décider comment son fils Louis gouvernerait la France avec ses fidèles et les premiers du royaume, pendant que lui-même irait à Rome. Il les obligea à renouveler, un par un, le serment de fidélité, en leur rappelant les serments déjà prêtés à Quierzy, à Reims, à Gondreville, plus récemment, à la mort de Louis le Germanique. En échange, il leur accorda certaines garanties. On retrouvera dans le dernier chapitre du volume le célèbre capitulaire qui fut alors élaboré.

Dès que les articles de Quierzy eurent été jurés et promulgués, l'empereur, passant par Compiègne, Soissons, Reims, Châlons-sur-Marne, Ponthion, Langres, se dirigea vers l'Italie, avec sa femme, une grande quantité d'or, d'argent et de chevaux, et des ressources de toute nature. A Verceil, il rencontra le pape, et ils allèrent ensemble à Pavie, puis à Tortone, où Richilde fut couronnée. Cependant de nombreux seigneurs italiens l'abandonnaient pour se rallier à Carloman, fils aîné de Louis le Germanique. En France, les principaux chefs de l'aristocratie, qui s'étaient abstenus de paraître à l'assemblée de Ponthion, Hugues l'Abbé, dont il sera question plus loin, Boson, Bernard, comte d'Auvergne, et Bernard, marquis de Gothie, entraient en révolte. Apprenant que Carloman arrivait avec une forte troupe, Charles le Chauve se hâta de gagner les Alpes avec Richilde, tandis que Jean VIII rentrait à Rome. L'empereur mourut, le 6 octobre 877, au pied du Mont-Cenis, à Avrieux. De là, son corps fut porté au monastère de Nantua, où il fut enseveli.

Charles le Chauve a été sévèrement jugé par beaucoup d'historiens. On l'a représenté comme un souverain incapable, comme un frère déloyal, qui, par son amour immodéré des conquêtes, par sa politique agressive et provocante, augmenta le trouble qui régnait dans l'ancien empire de Charlemagne. Cette appréciation, qui semble distinguer le roi de France occidentale des autres princes ses contemporains, lesquels auraient été plus sages et plus respectueux de leurs serments, doit être rejetée. Charles le Chauve ne fut ni meilleur ni pire que les autres. Bien qu'à Verdun ils eussent promis de se contenter de leurs lots, tous les rois francs entretenaient l'espoir de reconstituer quelque jour, chacun à son profit, la monarchie de Charlemagne. Louis le Germanique donna, le premier, l'exemple de cette ambition, en cherchant à mettre la main sur le royaume de son frère Charles.

En réalité, celui-ci a fait ce qu'il a pu pour empêcher la ruine du pouvoir royal de s'accomplir. Il a rappelé aux comtes leurs devoirs et ses droits, à ses fidèles leurs obligations envers lui, leur seigneur. Il a donné l'ordre de détruire les châteaux derrière lesquels les seigneurs se retranchaient. Aux ordres qu'il donnait ainsi, il joignait souvent des préceptes, des sermons. Mais il n'était au pouvoir de personne d'arrêter la dissolution de la société. Comme Charles le Chauve l'a écrit lui-même, les invasions des païens et les mauvais desseins des gens qui ne sont chrétiens que de nom, détruisirent l'effet des capitulaires qu'il avait faits pour maintenir l'ordre.

 

V. — LES SUCCESSEURS DE CHARLES LE CHAUVE. LE SIÈGE DE PARIS PAR LES NORMANDS[25].

DE son mariage avec Ermentrude, Charles le Chauve avait eu quatre fils, dont un seul vivait encore en 877 : Louis le Bègue. Il signa, avant de mourir, un diplôme (præceptum), par lequel il lui léguait son royaume et chargeait l'impératrice Richilde de lui porter le costume royal, l'épée, la couronne, le sceptre d'or. Mais c'était l'adhésion des grands qu'il fallait surtout obtenir : pour se concilier des fidèles, le jeune prince donna des abbayes, des comtés, des villas. Ceux qui revenaient d'Italie avec Richilde protestèrent, et pillèrent tout ce qu'ils rencontraient sur leur route. Après un débat contradictoire, l'entente se fit : aux grands laïques Louis le Bègue accorda les honneurs qu'ils voulurent ; aux évêques il promit la conservation de leurs privilèges. Moyennant ces concessions, il fut élu roi et couronné à Compiègne par Hincmar, le 8 décembre 877.

Cette élection était une victoire de l'aristocratie sur la royauté. Clovis et ses successeurs avaient régné par droit de naissance ; après l'élection de Pépin, les grands avaient participé à tous les règlements de succession entre les rois carolingiens, mais leur approbation avait été de pure forme. Cette fois il y avait élection, élection du fils, il est vrai, mais qui rendait possible celle d'un autre.

Parmi les nobles avec lesquels Louis le Bègue avait dû s'entendre, le plus important était Hugues l'Abbé. Il était fils de Conrad, l'ancien comte d'Auxerre et l'oncle maternel de Charles le Chauve. Le capitulaire de Servais le désigne comme missus pour le Nivernais, l'Auxerrois et l'Avallonais. Après la mort de Robert le Fort, il reçoit les bénéfices du duc défunt, le comté de Tours, plusieurs abbayes, notamment celle de Saint-Martin, et devient à son tour le chef des Transséquaniens, le marquis de la Neustrie[26]. Un chroniqueur le représente énergique, humble, juste, pacifique, remarquable par l'honnêteté de ses mœurs. Il venait de se déclarer contre Charles le Chauve ; mais il servit fidèlement son fils et ses petits-fils. Nommé archichapelain du sacré palais, il prit la première place dans les conseils, et on peut dire que, de 877 à 886, c'est-à-dire pendant neuf ans, la France fut gouvernée par lui.

Le règne des successeurs de Charles le Chauve est une réaction contre la politique de ce prince. Jean VIII espérait que Louis le Bègue continuerait en Italie la tradition paternelle ; il vint le couronner roi à Troyes en Champagne (7 septembre 878). Mais il ne put le décider à passer les Alpes. Louis le Bègue était un homme simple et doux, aimant la paix, la justice et la religion ; il estimait que les princes carolingiens devaient partager fraternellement les territoires en litige, et assurer par leur entente le salut de tout le peuple chrétien.

ll mourut après deux années de règne, le Il avril 879, laissant deux fils, Louis III et Carloman. Eude, évêque de Beauvais, et le comte Alboïn apportèrent aux jeunes princes la couronne, l'épée, et le reste de l'appareil royal, et mandèrent à ceux qui étaient avec eux de les faire sacrer et couronner rois. Mais la légitimité de Louis III et de Carloman était discutable : le mariage de leur mère, Ansgarde, avec Louis le Bègue, n'avait pas été immédiatement reconnu par Charles le Chauve. Un parti dirigé par Gozlin, abbé de Saint-Germain des Prés, se déclarait contre eux et voulait qu'on appelât au trône Louis le Jeune, fils du Germanique. Celui-ci alla à Metz et à Verdun, mais il se retira quand les grands de la France occidentale lui eurent cédé la moitié de la Lorraine, que Charles le Chauve avait obtenue en 870. Grâce à l'appui de Hugues l'Abbé, Louis et Carloman furent enfin couronnés à Ferrières-en-Gatinais, en septembre 879, par Anségise, archevêque de Sens, et, l'année suivante, ils se partagèrent la succession paternelle : Louis eut la Francie et la Neustrie, et Carloman la Bourgogne et l'Aquitaine avec ses marches (Toulousain, Gothie, marche d'Espagne). Mais, en échange de leur consentement, les grands avaient reçu des honneurs à leur convenance.

Cependant l'empire continuait à se décomposer en royaumes. Le 15 octobre 879, les prélats de Bourgogne et de Provence, réunis à Mantaille en Viennois, reconnurent pour roi Boson, le frère de l'impératrice Richilde, et lui donnèrent l'onction, parce qu'ils avaient besoin d'un défenseur contre les Normands et les Sarrasins. Le nouveau royaume allait des Faucilles à la Méditerranée, des Alpes et du Jura aux Cévennes[27].

D'autre part, le roi Alfred d'Angleterre ayant signé un traité par lequel il abandonnait une partie de ses États aux Normands, ceux d'entre eux qui ne voulaient pas s'établir en Angleterre se réunirent à Fulham, sur la Tamise, sous plusieurs chefs, dont le principal était Siegfried, et passèrent le détroit. Ils remontèrent l'Escaut, et arrivèrent à Gand où ils prirent leurs quartiers d'hiver. En juin 880, Louis le Jeune, allant à l'assemblée de Gondreville, où son frère Charles le Gros et ses cousins lui ont donné rendez-vous, les rencontre et en tue une partie ; mais il ne peut les empêcher de s'étendre jusqu'à la Somme. Vers la fin de l'année et au début de 881, ils attaquent Cambrai, et, ravageant tout sur leur chemin, occupent le monastère de Corbie, la cité d'Amiens et d'autres lieux saints.

Louis III et Carloman venaient de reprendre à Boson une partie de la Bourgogne, quand ils furent rappelés au Nord par cette invasion des Normands. Louis les rencontra, le 3 août 881, non loin d'Abbeville, à Saucourt en Vimeu. Plus de 8.000 ennemis restèrent, dit-on, sur le champ de bataille, et tel fut le retentissement de ce noble triomphe qu'il inspira un chant populaire en langue romane[28]. Un moment, les Normands quittèrent la France et passèrent en Lorraine. Le traité d'Elsloo, conclu par eux avec le roi de Germanie Charles le Gros (juillet 882), et la mort de Louis III (5 août) les décidèrent à regagner la France. Ils s'avancèrent jusqu'à Reims, tandis que Hincmar, vieux et infirme, s'enfuyait à Épernay, emportant le corps de saint Remi et les ornements de son église. Carloman attaqua les envahisseurs et en noya une partie dans l'Aisne ; mais il n'avait pas de forces suffisantes pour achever sa victoire. Au nord, à Estruy près de Cambrai, un grand château de bois avait été bâti pour arrêter l'ennemi ; mais il ne se trouva personne pour le garder. Carloman venait d'obtenir, par un pacte conclu à Angers, le départ des Normands, quand il mourut d'un accident de chasse, le 12 décembre 884.

L'héritier du royaume était Charles, fils posthume de Louis le Bègue et de sa seconde femme Adélaïde, connu dans l'histoire sous le nom de Charles le Simple ; mais ce n'était qu'un enfant. En Germanie régnait au contraire un homme mûr, Charles le Gros, unique héritier, par la mort de ses frères, de tous les domaines de Louis le Germanique, et empereur couronné à Rome le 2 février 881. Après avoir délibéré sous la présidence de Hugues l'Abbé, les grands décidèrent de l'inviter à venir en France. Il répondit à leur appel, et, au milieu de juin 885, à Ponthion, tous ceux qui avaient été dans le royaume de Carloman vinrent à lui et se soumirent à son pouvoir. C'était un prince très chrétien, craignant Dieu et gardant de tout son cœur ses commandements, obéissant très dévotement aux ordres de l'Église, large dans ses aumônes, pratiquant sans relâche la prière et les mélodies des psaumes, toujours attentif à célébrer les louanges de Dieu. Malheureusement, s'il n'était pas un lâche, comme on l'a dit, il était faible d'esprit et de corps, atteint d'épilepsie, incapable de tenir tête à tant de difficultés et de périls.

Le 25 juillet 885, les Normands de Siegfried entrèrent à Rouen, et remontèrent le cours de la Seine. Le 24 novembre, ils arrivèrent devant Paris, où ils furent rejoints par les Normands de la Loire. Leur flotte couvrait la Seine jusqu'à deux lieues au-dessous de la ville[29].

Paris avait alors pour partie essentielle l'île de la Cité ; mais des faubourgs s'étendaient sur les deux rives du fleuve. Ils étaient en communication avec l'île par deux ponts : à droite, le Grand Pont, sur l'emplacement actuel du Pont au Change ; à gauche, le Petit Pont, sur l'emplacement actuel du Petit Pont ou un peu plus bas. La Cité, où toute la population avait cherché refuge, était entourée d'une enceinte romaine ; les faubourgs n'étaient pas protégés, mais le Petit Pont avait des tours à ses deux extrémités, et le Grand avait été fortifié sous le règne de Charles le Chauve. Le comte de Paris, Eude, fils de Robert le Fort, l'évêque Gozlin, et son neveu Èbles, abbé de Saint-Germain des Prés, un habile archer, se trouvaient à l'intérieur de la place ; Hugues l'Abbé, souffrant d'une blessure au pied qu'il avait reçue le mois précédent, était à Orléans.

Après avoir tenté d'enlever la tour qui fermait l'accès du Grand Pont, sur la rive droite de la Seine, les Normands s'installent, le 28 novembre, devant la ville. Ils construisent un camp retranché autour du monastère de Saint-Germain-l'Auxerrois, et, pendant deux mois, travaillant le jour comme la nuit, ils réparent leurs boucliers, fourbissent leurs armes, fabriquent des machines de guerre, parmi lesquelles un bélier de taille gigantesque qui épouvanta fort les assiégés. Le 31 janvier 886, ils donnent l'assaut au Grand Pont. Ils échouent, et renouvellent sans succès leur attaque, le 1er et le 2 février ; mais le 6, pendant la nuit, une crue subite emporte le Petit Pont, laissant les défenseurs de la tour, au nombre de douze, isolés sur la rive gauche. Les Normands ayant mis le feu à la tour, ces braves gens se retirent sur les ruines du pont ; ils se rendent après avoir reçu promesse de la vie sauve, mais les ennemis les égorgent et les jettent dans le fleuve.

Retenu en Italie, Charles le Gros envoya, vers la fin de février, une armée commandée par le duc Henri, qui ne réussit qu'à ravitailler la place. L'évêque Gozlin mourut le 16 avril, et Hugues l'Abbé le 12 mai. Le comte Eude s'échappa de la ville, pour aller en Allemagne solliciter l'intervention personnelle de l'empereur, qui venait d'y rentrer, et à l'assemblée de Metz du mois de juillet, une grande expédition fut décidée.

Lorsque Charles le Gros arriva enfin, en septembre, au pied des hauteurs de Montmartre, il ne fit rien de digne de la majesté royale. Bien qu'il eût une immense armée, il n'osa engager la bataille et traita à la fin d'octobre avec Siegfried. Il lui livrait la Bourgogne à piller pendant l'hiver, sous le prétexte que les habitants n'avaient pas reconnu son autorité ; à leur retour, au printemps, les Normands recevraient 700 livres d'argent comme prix de leur retraite. Puis l'empereur retourna en Allemagne. Il y mourut, le 13 janvier 888, à Neidingen sur le Danube, sans laisser d'enfants. De nouveau, les peuples se séparèrent, et le démembrement de l'empire carolingien s'acheva.

 

 

 



[1] SOURCES. Les Annales royales sont la source historique la plus importante de cette période, qu'elles embrassent tout entière. Celles de Lorsch se terminent en 829, mais elles ont, après cette date, une double continuation dans les Annales de Saint-Bertin pour la France et les Annales de Fulde pour l'Allemagne. Elles ont été éditées, en dernier lieu, dans les Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum. Les actes législatifs des empereurs et des rois ont été rassemblés par Boretius et Krause, Capitularia regum Francorum.

OUVRAGER À CONSULTER. Outre les histoires générales des Carolingiens déjà citées et les Regesta imperii de Bœhmer-Mühlbacher, il existe deux ouvrages d'ensemble à consulter : Simson, Jahrbücher des fränkischen Reichs unter Luchvig dem Frommen, 2 vol., 1874-1876, et Dümmler, Geschichte des ostfränkischen Reichs, 2e édit., 3 vol., 1887-1888. Les autres sources et les livres spéciaux seront indiqués dans le cours du chapitre.

[2] SOURCES. Annales de Lorsch et de Saint-Bertin, Vies de Louis le Pieux, par Thégan et le soi-disant Astronome. Poème d'Ermold le Noir sur Louis le Pieux, édit. Dümmler. Œuvres d'Agobard, dans Migne, Patrologie latine, t. CIV. Vies de Wala et d'Adulant par Paschase Rabdert, dans les Monumenta Germaniæ historica, série in-f°, Scriptores, t. II. Boretius et Krause, Capitularia regum Francorum, t. I et II.

OUVRAGE SPÉCIAL À CONSULTER. Himly, Wala et Louis le Débonnaire, 1849.

[3] Doué la Fontaine, dans le département de Maine-et-Loire.

[4] Voir Bart. Malfatti, Bernardo, re d'Italia, 1876.

[5] SOURCES. La partie des Annales de Saint-Bertin, rédigée par Prudence, évêque de Troyes. Annales de Fulde. Nithard, Histoires, éd. Pertz, 1870. Agnellus, Vie de Georges, archevêque de Ravenne. Poèmes de Florus, diacre de Lyon, et d'Angilbert, dans les Poeta latini ævi carolini, t. I et II.

OUVRAGES À CONSULTER. Fustel de Coulanges, Les Transformations de la royauté pendant l'époque carolingienne, p. 631 et suiv. Meyer von Knonau, Ueber Nithards vier Bücher Geschichten, 1866. Pouzet, La succession de Charlemagne et le Traité de Verdun, 1890. Schwartz, Der Bruderkrieg der Söhne Ludwigs des Frommen und der Vertrag zu Verdun, 1843. Gasté, Les Serments de Strasbourg, 1888. Longnon, Atlas historique de la France, 1888.

[6] Voici le texte, en langue romane, de ces deux monuments, qui sont les premiers de notre idiome national :

Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament, d'ist di en avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo, et in aludha et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift, in o quid il mi altresi fazet ; et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai qui, meon vol, cist meon fradre Karle in damno sit.

Si Lodhuvigs sagrament, que son fradre Karlo jurat, conservat, et Karlus, meos sendra, de suo part lo suon fraint, si io returnar non l'int pois, ne io ne neuls cui eo returnar int pois, in nulla aludha contra Lodhuwig nun li ier.

[7] Les pays de Mézières et de Mouzon.

[8] Voir Monod, Du rôle de l'opposition des races et des nationalités dans la dissolution de l'empire carolingien, Annuaire de l'École pratique des Hautes Études, 1896.

[9] Ce nom apparaît dans la Regni divisio de 831. On cite dans la media Francia le pays de Warensis, sur la rive droite de la Meuse, le pays de Voncq, Mézières, le Porcien, Reims, Laon, le Moselgau, Trèves. Il semble que le mot ne s'applique encore qu'à la région centrale du Nord. On n'y comprend pas encore la Bourgogne. Avec Lothaire seulement, media Francia désigne le royaume intermédiaire.

[10] Voir Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, 2e édition revue par Sceliger, t. VI, p. 90 et suiv.

[11] Sur l'histoire du mot France pendant les premiers siècles du Moyen Age, consulter les anciennes dissertations d'Adrien de Valois (1675) et de Lebeuf (1740), mais surtout : Guérard, Du nom de France et des différents pays auxquels il fut appliqué, Annuaire de la Société d'Histoire de France, 1849, p. 152-168 ; Bourquelot, Sens des mots France et Neustrie sous le régime mérovingien, Bibliothèque de l'école des Chartes, 1865, p. 566-574 ; Longnon, L'Île de France dans les Mémoires de la Société de l'histoire de Paris, t. I, et Atlas historique, texte p. 48-49. Kurth, La France et les Francs dans la langue politique du Moyen Age, Revue des questions historiques, 1895, I, p. 337-358.

[12] SOURCES. Annales de Saint-Bertin, rédigées par Prudence jusqu'en 861, et par Hincmar ou sous son inspiration à partir de cette date. Annales de Fulde. Œuvres d'Hincmar, dans la Patrologie latine de Migne, t. CXXV-CXXVI. Chronique de Reginon, dans les Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum. Krause, Capilularia regum Francorum, t. II. Pour les guerres de Bretagne, voir en outre la Chronique de Nantes, édit. Merlet, la Vie de saint Convoion et le Cartulaire de Redon, publié par de Courson avec des Prolégomènes. Les Regesta imperii de Bœhmer-Mahlbacher ne donnent pas la chronologie des actes de Charles le Chauve ; l'édition des diplômes de ce roi est en ce moment préparée par l'Académie des inscriptions et belles-lettres.

OUVRAGES À CONSULTER. Dümmler, Geschichte des oslfränkischen Reichs, t. I et II. Wenck, Das frankische Reich nach dem Vertrage von Verdun, 1852. Gfrörer, Geschichte der ost- und westfränkischen Carolinger, 1848. Parisot, Le royaume de Lorraine sous les Carolingiens, 1898. Poupardin, Le royaume de Provence sous les Carolingiens, 1901. Calmette, La diplomatie carolingienne du traité de Verdun à la mort de Charles le Chauve, 1901 ; Étude sur les relations de Charles le Chauve avec Louis le Germanique, dans le Moyen Age, 1899. Longnon, Atlas historique. La Borderie, Histoire de Bretagne, t. II. R. Merlet, Guerres d'indépendance de la Bretagne sous Noménoé et Érispoé, Revue de Bretagne, de Vendée et d'Anjou, 1891.

La législation de Charles le Chauve, qui fut très abondante, a été spécialement étudiée par Bourgeois, Le Capitulaire de Kiersy-sur-Oise, 1885 ; elle a été l'objet d'extraits importants et de remarques intéressantes dans Fustel de Coulanges, Les Transformations de la royauté pendant l'époque carolingienne, et Lehuërou, Histoire des institutions carolingiennes et du gouvernement des Carolingiens.

Pour les invasions normandes, on trouvera les sources indiquées dans Molinier, Les sources de l'histoire de France, I, p. 264-271. Les principaux ouvrages à consulter sont : Depping, Histoire des expéditions maritimes des Normands et de leur établissement en France, 1844. Steenstrup, Études préliminaires pour servir à l'histoire des Normands et de leurs invasions, traduit du danois, 1880. Favre, Eudes, comte de Paris et roi de France, 180 ; l'auteur donne un Appendice important sur les Normands, où il résume les travaux des Scandinaves et en particulier ceux de Worsaæ. Mabille, Les Invasions normandes dans la Loire et les pérégrinations du corps de saint Martin, Bibliothèque de l'École des Chartes, 186g. J. Lair, Les Normands dans l'île d'Oscelle, dans les Mémoires de la Société archéologique de Pontoise et du Vexin, 1888.

[13] Voir, outre l'ouvrage cité de Calmette, Faugeron, De fraternilate seu colloquais inter filios et nepotes Hludolvici Pii, 1868, et Doizé, Le gouvernement confraternel des fils de Louis le Pieux, dans le Moyen Age, 1898.

[14] Sur cette question, très controversée, des évêchés bretons, les principaux textes sont : La chronique de Nantes, § 2 ; la Vie de Saint Convoion ; les Lettres de Léon IV (dans Migne, Patrologie latine, t. CXV, col. 667 et suiv.) ; la Lettre de Nicolas Ier à Salomon insérée dans la Chronique de Nantes, § 18, et l'Indiculus de episcoporum Britonum depositione. On consultera comme livres : Duchesne, Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, 1894 ; Levillain, Les réformes ecclésiastiques de Noménoé, dans le Moyen Age, 1902.

[15] Canton de Châteauneuf, arrond. de Segré, Maine-et-Loire.

[16] J. Calmette, De Bernardo sancti Guillelmi filio, Tolosæ, 1902.

[17] L. Vanderkindere, Le Capitulaire de Servais, Bruxelles, 1897.

[18] Canton de Bonnières, arrond. de Mantes, Seine-et-Oise.

[19] Canton de Vailly, arrond. de Soissons (Aisne).

[20] Dès 838, les Sarrasins avaient dévasté Marseille ; en 842, ils s'avancèrent jusqu'à Arles. A plusieurs reprises, ils pillèrent les riches cités maritimes et monastiques de la Provence ; quelquefois des pirates grecs se joignirent à eux. En 86g, se produisit l'un des épisodes les plus dramatiques de toute cette histoire. L'archevêque d'Arles, Roland, avait fait construire dans le delta du Rhône un château où il s'enferma à l'approche des Sarrasins. Il fut capturé, après avoir perdu plus de trois cents des siens, et emmené par les infidèles sur leurs vaisseaux. Tandis qu'on discutait le prix de sa rançon, il mourut. Les Sarrasins cachèrent sa mort, puis, ayant reçu la somme convenue, ils assirent l'évêque sur un siège, revêtu de ses habits sacerdotaux, et le firent porter à terre : ils avaient ainsi touché le prix de la victoire et tenu leur parole.

[21] D'après Richer, Robert le Fort était fils de Witichin étranger germain. Aimoin, contemporain de Richer, lui donnait une origine saxonne. D'autres le rattachent à une famille neustrienne. L'opinion la plus vraisemblable est qu'il est originaire de la France orientale (bassin du Rhin et du Main). Sur cette question controversée, voir Kalckstein, Robert der Tapfere, 1871 ; A. de Barthélemy, Les Origines de la maison de France, Revue des Questions historiques, L XIII, 1873 ; René Merlet, Origine franque de Robert le Fort, Mélanges Julien Bovet et Revue des Questions historiques, t. LXI, 1897 ; F. Lot dans le Moyen âge, 1902, p. 432, note 1.

[22] SOURCES. Ajouter à celles qui ont été indiquées précédemment : Lettres de Jean VIII dans la Patrologie latine de Migne, t. CXXVI ; Lettres de Loup de Ferrières, édit. Desdevises du Dézert, 77e fasc. de la Bibliothèque de l'École des Hautes Études, et Demmler, Monumenta Germaniæ, in-4°, Epistolæ, t. VI, p. 387 et suiv. (Cf. Levillain, Bibliothèque de l'École des Chartes, 1901-1902) ; Libellas de imperatoria potestate in orbe Roma dans les Monumenta Germaniæ, série in-f°, Scriptores, t. III, p. 719-722.

OUVRAGES À CONSULTER. Lapôtre, L'Europe et le Saint-Siège à l'époque carolingienne, le pape Jean VIII, 1895. Émile Bourgeois, Le Capitulaire de Kiersy-sur-Oise, 1885. Fustel de Coulanges, Nouvelles recherches sur quelques problèmes d'histoire, 1891. Kleinclausz, L'Empire carolingien, p. 385 et suiv.

[23] Voir von Noorden, Hinkmar, 1863, et Sehrörs, Hinkmar, 1884.

[24] D'après les Annales de Saint-Bertin. Voir aussi le fragment publié par André Duchesne, Hist. Franc. Scriptores, t. II, p. 400-401, d'après un manuscrit de Saint-Serge, et intitulé par lui : Qualiter Normanni civitatem Andegavensem ceperunt et ab ea per Carolum Calvum regem expulsi fuerunt.

[25] SOURCES. Annales de Saint-Bertin, de Fulde et de Saint-Wasat. Chronique de Réginon. Œuvres d'Hincmar. Capitularia regum Francorum, t. II. Abbon, Bella parisiacæ urbis, édit. Winterfeld, dans les Poetæ latini medii ævi, 1839 (Monumenta Germaniæ, in-4°).

OUVRAGES À CONSULTER. Dammler, Geschichte des oslfränkischen Reichs, t. III . Kalckstein, Abt Hugo, aus dem Hause der Welfen, Markgraf der Neustrien, 1874. Émile Bourgeois, Hugues l'Abbé, margrave de Neustrie et archichapelain de France, 1885, dans les Annales de la Faculté des lettres de Caen, t. I. Favre, Eudes, comte de Paris et roi de France, 1893.

[26] On entendait alors par Neustrie le pays entre la Seine et la Loire.

[27] Voir Poupardin, Le royaume de Provence sous les Carolingiens, 1901.

[28] Un fragment de quelques centaines de vers, remanié au XIe siècle, nous est parvenu. C'est la chanson du roi Louis. Hucbald, abbé de Saint-Amand, a aussi célébré ce fait par un chant très court en langue tudesque.

[29] Voir E. Favre, Eudes, comte de Paris et roi de France (892-898) dans la Bibliothèque de l'École des Hautes-Études, 1893.