HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME. — LE CHRISTIANISME, LES BARBARES - MÉROVINGIENS ET CAROLINGIENS.

LIVRE III. — LES CAROLINGIENS.

CHAPITRE II. — LE RÈGNE DE CHARLEMAGNE[1].

 

 

I. — CHARLEMAGNE ET CARLOMAN.

APRÈS la mort de Pépin, ses fils se partagèrent ses États, suivant l'accord précédemment établi. Ils furent élevés à la royauté, le 9 octobre 768, Charles à Noyon, Carloman à Soissons[2].

Ce gouvernement ne dura que deux ans et ne fut point heureux. Les deux frères ne s'entendaient pas. En divisant entre eux certaines provinces, la Neustrie et l'Aquitaine, contrairement à l'ancien mode de partage, Pépin, semble-t-il, avait cru les lier l'un à l'autre par des intérêts communs. Il s'était trompé, comme il apparut dès la première grande action du règne, qui fut une guerre en Aquitaine[3].

En 769, un Aquitain, Hunald, entreprit de soulever le pays et de s'y faire roi. On a cru que ce personnage était l'ancien duc du même nom, sorti de son monastère de l'île de Ré ; mais le duc était mort à Rome treize ans auparavant. Charles se mit en campagne. A Duasdives[4], il eut une entrevue avec son frère, et sollicita son appui. Carloman le refusa, la révolte n'ayant pas gagné la partie de l'Aquitaine qui lui appartenait. Charles, rejoint à Angoulême par ses contingents et ses machines de guerre, s'avança jusqu'à la Dordogne, et bâtit le château de Fronsac, près de Libourne. Hunald se réfugia auprès de Lupus, duc des Vascons. Le roi ordonna à celui-ci de livrer son ennemi, sans quoi il entrerait en Vasconie, et n'en sortirait pas avant d'avoir mis fin à sa désobéissance. Lupus abandonna Hunald et sa femme aux envoyés francs, et se remit au pouvoir du vainqueur ainsi que la province à laquelle il commandait. Charles revint en France avec son prisonnier.

Le différend entre les deux frères se manifesta dans une grave question politique. Carloman était favorable aux Lombards : le roi Didier l'appelle son ami. Au contraire, Charles penchait du côté du pape ; en 769 ou 770, il s'intitule dans un capitulaire Charles, par la grâce de Dieu roi et gouverneur (rector) du royaume des Francs, défenseur dévoué de la Sainte Église et son auxiliaire (adjutor) en toutes choses. La reine mère, Bertrade, voulut réconcilier ses enfants. Après une entrevue avec Carloman à Seltz en Alsace, elle se rendit au delà des Alpes pour faire la paix. Son projet était de marier Charles avec une fille de Didier, Désirée. Le pape Étienne Ill protesta contre cette union diabolique ; il adjura les fils de Pépin d'imiter leur père et de choisir leurs femmes parmi les belles filles de leur pays, au lieu de s'unir à cette race des Lombards, la plus perfide, la plus dégoûtante de toutes, qui n'avait jamais été comptée au nombre des nations, et d'où la lèpre était sortie. Mais Bertrade l'emporta ; Charles renonça à Himiltrude, une jeune Franque dont il avait eu un fils, Pépin le Bossu ; il épousa Désirée (770).

L'année suivante, le 4 décembre, Carloman mourut. On l'ensevelit à Saint-Remi de Reims ; puis Charles se rendit à Corbény, près de Laon, où les fidèles de son frère allèrent le trouver. Tous se rallièrent à lui, notamment Adalard, l'abbé Fulrad et le comte Warin. Plus tard, le moine anglo-saxon Kathuulphe écrivit naïvement à Charles que Dieu lui avait témoigné une faveur spéciale, en le faisant naître dans la dignité royale et rainé, et en enlevant de ce monde son frère Carloman.

 

II. — GUERRES D'ITALIE ET DE BAVIÈRE[5].

APRÈS la mort de son frère, Charles avait répudié la Lombarde Désirée ; d'autre part, Gerberge, veuve de Carloman, alla se réfugier avec ses enfants auprès de Didier. La politique de la reine mère Bertrade était abandonnée. Or Didier était un adversaire redoutable. Ancien duc de Toscane, étranger à la race royale, il se maintenait depuis dix-sept ans, malgré l'hostilité des ducs lombards, ses égaux d'autrefois. Son ambition était d'achever l'entreprise depuis si longtemps commencée de la conquête du territoire romain, et de constituer en Italie un royaume semblable à celui que les Francs avaient établi en Gaule. Après la mort de Pépin, il s'en prit à l'Italie centrale, enleva même les villes qui avaient été remises à Étienne II, et à toutes les réclamations opposa la résistance d'un cœur endurci. Sommé par Hadrien Ier, successeur d'Étienne III, de restituer les terres usurpées, il répondit en ordonnant au pape de sacrer rois les fils de Carloman. Il espérait ainsi, dit le biographe pontifical, mettre la division dans le royaume franc, brouiller Hadrien avec Charles, soumettre Rome et toute l'Italie à son pouvoir.

Hadrien s'adresse alors au roi des Francs, qu'il supplie de secourir l'Église de Dieu, la province romaine affligée et l'exarchat de Ravenne, comme a fait Pépin, son père, de sainte mémoire. Charles invite par deux fois Didier à rendre tout le domaine de l'Apôtre, puis convoque l'armée franque à Genève, et entre en campagne vers le mois de septembre 773. Il fait de nouvelles propositions de paix, afin, semble-t-il, de répondre aux scrupules des Francs, qui ne veulent pas la guerre avec les Lombards, et notamment des grands, qui, ayant été ses répondants dans la négociation du mariage avec Désirée, redoutaient l'accusation de parjure et menaçaient de quitter leur roi. Didier refuse toute concession. Il a fortifié les Cluses ; mais son armée, prise de panique, s'enfuit à l'approche des Francs. Il s'enferme dans Pavie ; Charles arrive sans effusion de sang devant la ville, y laisse la majeure partie de son armée, et va assiéger Vérone, où Gerberge s'est réfugiée avec sa famille et Adalgise, fils de Didier. La veuve et les enfants de Carloman se rendent à lui ; on ne sait ce qu'ils devinrent. Adalgise avait réussi à s'échapper. Alors Charles retourna devant Pavie, d'où il dirigea la conquête des villes situées au delà du Pô.

Le siège durait depuis six mois. Les fêtes de Pâques approchant, le roi des Francs partit pour Rome avec une suite nombreuse d'évêques, d'abbés, de ducs et de comtes. Le samedi saint (2 avril 774), il fit dans la ville une entrée triomphale. Sur l'ordre du pape, les chefs du peuple s'étaient rendus avec leurs bannières jusqu'au bourg de Noles. Quand le cortège ne fut plus qu'à un mille, Hadrien envoya au-devant du roi les corporations et les enfants porteurs de rameaux d'olivier ; parurent ensuite les croix vénérées et les étendards. Le roi descendit de cheval ; puis il marcha vers l'église Saint-Pierre, sous le porche de laquelle le pape l'attendait, entouré de son clergé et de la foule du peuple. Il monta les degrés en les baisant un à un, et, prenant la main du pontife, il entra dans l'église ; les clercs chantaient : Béni soit celui qui est venu au nom du Seigneur ! Le 6 avril, une donation nouvelle, plus étendue que celle de Pépin, fut rédigée par le notaire royal Ethérius et déposée sur le tombeau de saint Pierre. Après avoir visité Rome et assisté aux cérémonies pascales, Charles retourna devant Pavie.

Le vide s'était fait peu à peu autour de Didier ; les ducs se détachaient de lui. Au début de juin 774, la ville se rendit. Emmené prisonnier en France avec sa femme et sa fille, Didier finit ses jours dans un monastère, probablement à Corbie. Adalgise se réfugia à Constantinople, où l'empereur le nomma patrice. Charles s'était emparé des trésors royaux, et il avait pris, dès le 5 juin 774, le titre de roi des Francs et des Lombards.

On vit bien alors qu'il entendait suivre une autre politique que son père. Pépin n'était pas allé à Rome, où le pape certainement n'avait pas désiré sa présence. Le pape n'avait pas non plus invité Charles et fut étonné de recevoir sa visite. Pépin n'avait pas pris la couronne lombarde, et Charles l'avait prise. Le pape ne pouvait voir, sans inquiétude, les Francs remplacer les Lombards et prendre pied en Italie. Un malentendu s'annonçait entre le Saint-Siège et son défenseur dévoué.

D'autre part, les Lombards n'étaient pas complètement soumis. Le gendre de Didier, Arachis, duc de Bénévent, restait indépendant ; Hildebrand, duc de Spolète, intriguait avec les petits ducs de Frioul et de Chiusi, Hruodgaud et Réginald. L'armée franque partie, un complot se forma, avec la complicité d'Adalgise : les alliés, soutenus par une flotte grecque, devaient prendre Rome et rétablir le royaume lombard. Il fallut bien que, de nouveau, le pape s'adressât à Charles ; il lui écrivit lettre sur lettre, se déclarant prêt à aller au-devant de lui jusqu'à ce qu'il pût le rencontrer. Charlemagne arriva au commencement de 776. Hruodgaud fut battu et tué ; les villes rebelles se soumirent. Charles retourna dans le royaume franc avec victoire et prospérité. Mais aussitôt Arachis prit le titre de prince, et se fit couronner par des évêques. Le roi des Francs redescendit en Italie en 777. Il y reçut la soumission d'Arachis, et, à la mort de celui-ci, il permit à son fils, Grimoald, de lui succéder. Le nouveau duc de Bénévent s'engagea à payer tribut et à mettre le nom de Charles sur ses monnaies et ses diplômes.

La géographie politique de l'Italie était, à ce moment, très compliquée. Tandis que Charlemagne était souverain direct des pays du Nord et suzerain du duché de Bénévent, les Byzantins possédaient encore dans le Sud l'Apulie, la Calabre, la Pouille, la Sicile. Venise hésitait entre la domination franque et la domination byzantine ; l'État pontifical, composé des restes de la Pentapole et de l'Exarchat et de la majeure partie du duché de Rome, restait dans une condition indécise. La puissance franco-lombarde dominait dans ce désordre ; mais les Francs avaient assumé une tâche nouvelle, alors qu'ils n'avaient pas achevé l'œuvre depuis longtemps entreprise de la soumission de la Germanie.

Depuis qu'il avait repris son indépendance, Tassilon de Bavière datait ses actes par les années de son règne, s'intitulait prince ou très puissant prince, et prenait les épithètes de très illustre et très glorieux, qui accompagnaient ordinairement le titre royal. Sa cour ressemblait de tous points à celle des rois Francs. Comme Charles, Tassilon avait épousé une fille de Didier. Ce mariage avait été un des actes de la politique pacifique de la reine Bertrade ; mais lorsque Charles eut répudié Désirée et dépouillé Didier, la duchesse de Bavière, Liutberge, poussa son mari à venger son père. Le pape et le roi des Francs avaient un égal intérêt à empêcher cette rébellion. En 781, une ambassade pontificale et royale alla rappeler au duc de Bavière le serment de soumission et d'obéissance qu'il avait juré à Pépin. Tassilon parut à l'assemblée de Worms, prêta serment et laissa des otages ; mais il intrigua, aussitôt après, avec les ennemis des Francs dans l'Italie méridionale. En 787, le pape déclare aux ambassadeurs bavarois présents à Rome que, si le duc refuse obstinément d'écouter ses paroles, le seigneur roi Charles et son armée seront absous de tout risque de péché ; la responsabilité des incendies, meurtres et de tous les maux qui arriveront à la Bavière, retombera sur Tassilon et ses complices, le seigneur roi Charles et les Francs restant indemnes de toute faute.

L'année suivante, Charlemagne concentre une armée à Augsbourg sur le Lech ; d'autre part, les Francs Austrasiens, les Thuringiens et les Saxons s'assemblent à Pföring sur le Danube ; une troisième armée, partie d'Italie, remonte l'Adige par Trente et Bautzen. Tassilon, ne pouvant résister à tant de forces réunies, va se remettre aux mains du roi et se déclare son vassal pour le duché que Pépin lui a confié. Cependant ses serments ne l'empêchèrent pas de s'entendre contre les Francs avec ses voisins, les Avares. Aussi quand, en 788, il se présenta à l'assemblée d'Ingelheim, il fut mis en jugement. Reconnu coupable de harisliz, c'est-à-dire de désertion et de trahison, il fut condamné à mort ; mais Charlemagne lui fit grâce de la vie. Tassilon et son fils furent tonsurés et enfermés dans un monastère. Le roi des Francs reprit le duché que des méchants lui avaient aliéné et soustrait ; la fonction de duc fut supprimée et l'administration du pays confiée à des comtes ; les Bavarois récalcitrants furent exilés[6].

 

III. — GUERRE DE SAXES[7].

CONTRE la Saxe, la guerre était commencée depuis longtemps. Elle fut un des plus grands événements du règne.

Le territoire saxon, qui commençait à quelques lieues de la rive droite du Rhin, se développait à travers la plaine de l'Allemagne du Nord jusqu'à l'Elbe ; même il dépassait légèrement ce fleuve pour rejoindre l'Eider. Le littoral était bas et marécageux. Au sud, s'étendaient de vastes plateaux boisés ; de ce côté, la frontière passait entre la Sieg et la Ruhr, se relevait pour couper la Fulda et la Werra vers leur confluent, puis suivait l'Unstrutt jusqu'à la Saale. Les Westphaliens habitaient à l'ouest, dans le bassin de l'Ems et jusqu'à l'embouchure du Weser ; les Angariens au centre, dans le bassin du Weser et le Harz ; les Ostphaliens à l'est, jusqu'à l'Elbe. Entre l'Elbe et l'Eider étaient installés les Nordalbingiens. La Saxe avait gardé les mœurs et les institutions germaniques. Elle était divisée en pays (pagi, gauen) ; on retrouvait dans la population les trois classes anciennes : edlings ou nobles, frilings ou libres, lides ou serfs. Il n'y avait pas de rois ; les pays étaient indépendants les uns des autres. Les Saxons vénéraient les arbres des forêts, les sources et les bois ; ils brûlaient les corps de leurs morts et pratiquaient les sacrifices humains. Ils n'avaient pas de prêtres.

La guerre de Saxe avait été décidée à l'assemblée de Worms de juillet 772. L'armée, après avoir passé le Rhin et traversé la Hesse, avait pénétré chez les Angariens et enlevé la forteresse d'Ehresbourg. En se dirigeant vers le Nord, elle rencontra un bois sacré. Un tronc d'arbre d'une grosseur extraordinaire y était exposé à ciel ouvert ; c'était l'Irminsul, une idole que les Saxons des environs adoraient ; alentour s'élevaient différents abris contenant des dépôts d'or et d'argent. Les Francs détruisent l'idole, rasent les constructions, emportent les métaux précieux. Puis le roi s'avance jusqu'au Weser, sans le traverser. Il a une entrevue avec l'un des chefs Angariens et reçoit des otages. Le 20 octobre, il est de retour à Héristal.

L'Irminsul n'était pas un sanctuaire national ; il n'y avait pas plus de centre religieux en Saxe que de centre politique[8]. L'événement n'en eut pas moins, dans toute la contrée, un grand retentissement. Au début de l'année 774, pendant que Charles était en Italie, des Saxons ravagèrent la Hesse, saccagèrent le monastère de Fritzlar fondé par saint Boniface, enlevèrent les trésors, les reliques, les croix d'or ; l'église fut transformée en écurie. Au même moment, les Westphaliens détruisaient en Frise l'église de Deventer.

Au mois de septembre 774, Charlemagne lance contre la Saxe quatre colonnes qui incendient, tuent, ravagent, et reviennent chargées de butin. Durant les jours d'hiver passés dans sa villa de Quierzy, il décide d'attaquer cette race perfide et infidèle aux traités, et de ne point cesser la lutte qu'elle ne soit ou vaincue et entièrement convertie, ou soumise. La conversion lui parait être en effet le seul moyen d'obtenir la soumission. C'est pourquoi, ayant pris le conseil de Dieu et invoqué le nom du Sauveur, il adjoint à ses troupes tous les prêtres, abbés, docteurs et ministres de la foi, capables de faire accepter par ce peuple le joug suave du Christ. Mais la résistance sera d'autant plus grande que les Saxons défendront à la fois leur patrie et leur religion. Parmi les guerres que les Francs eurent à soutenir, il n'en fut pas, dit Eginard, de plus longue, de plus atroce et de plus laborieuse.

Au mois d'août 775, dans l'intervalle de paix que lui laissaient les Lombards, le roi passa le Rhin avec toutes ses forces et attaqua successivement les divers peuples saxons, à l'exception des Nordalbingiens. Les Westphaliens perdirent la forteresse de Sigibourg; Ehresbourg relevé reçut une garnison franque. Les Angariens se concentrèrent sur la rive gauche du Weser, à Brüniberg : ils furent dispersés. Westphaliens et Angariens tirent leur soumission. Charles était sur le chemin du retour quand il apprit que ses troupes d'arrière-garde, surprises à Lübbeke pendant le sommeil de midi, avaient été en grande partie massacrées. Il se jeta sur les Westphaliens, en tua un grand nombre, fit du butin, exigea des otages. L'année suivante, pendant qu'il est en Italie, éclate un soulèvement des comtés du nord de la Westphalie et de l'Angarie; mais la subite arrivée du roi déconcerte les rebelles, qui promettent de se faire chrétiens et de se soumettre à son pouvoir et à celui des Francs. Une multitude de Saxons se convertirent en effet. C'est le premier exemple de ces baptêmes en masse qui devaient frapper l'imagination populaire.

Après les fêtes de Pâques 777, le roi se rendit au confluent de la Lippe et de la Paire, à Paderborn. Il y bâtit une église, et y convoqua l'assemblée de la nation franque avec le sénat et le peuple saxons Charles présida, ayant à ses côtés Sturm, chargé de prêcher les nouveaux croyants. Les anciens et le peuple se remirent à la puissance du roi, de telle sorte qu'ils consentirent à perdre leur liberté individuelle et leur patrie, s'ils ne conservaient en tout la religion chrétienne et la fidélité au roi Charles, à ses fils et aux Francs. Le pape témoigna son contentement de ces victoires chrétiennes, et les poètes francs célébrèrent le jour qui amena dans la maison du Christ de nouveaux enfants.

Au Champ de mai de Paderborn, disent les Annales de Lorsch, vinrent tous les Saxons, à l'exception de Widukind, qui demeura rebelle avec quelques autres et se réfugia dans la Normannie avec ses compagnons. Dans ce texte est nommé pour la première fois le personnage que les historiens allemands nomment le Sachsenführer, le chef des Saxons. De lui, on sait seulement qu'il était Westphalien, d'une famille noble et qui possédait de grands biens. Au cours de la lutte qu'il va conduire, sa présence n'est certaine dans aucune bataille, mais son influence se fait sentir partout; il est sans cesse en marche à travers le pays, provoquant la révolte. Mais il ne réussit pas à éveiller chez ses compatriotes le sentiment national. Jamais les Saxons ne se réunirent dans un soulèvement général contre l'envahisseur.

La faiblesse des moyens de Widukind apparaît dès la première rébellion. L'année qui suit l'assemblée de Paderborn, les Saxons s'avancent jusqu'au Rhin ; ils brûlent les bourgs et les villages étagés sur la rive droite du fleuve, de Deutz à Coblence. Mais quelques cantons westphaliens ont seuls bougé. Charlemagne ordonne aux Francs de l'Est et aux Alamans de combattre les rebelles, qui se retirent. En route, l'idée leur vient d'incendier le monastère de Fulde, où le corps de saint Boniface repose depuis vingt-quatre ans. L'armée franque les suit, et les extermine sur les bords de l'Eder. Au printemps de 779, Charles pénètre au cœur de la Saxe ; en 780, les Francs s'avancent jusqu'à l'Elbe : les Ostphaliens orientaux et une partie des Nordalbingiens reçoivent le baptême. L'année 781 est tout à fait tranquille. Sturm étant mort, Willehad est chargé, en vertu de l'autorité royale, d'élever des églises et d'annoncer librement à tous les peuples qui habitent la Wigmodie (entre le bas Weser et l'Elbe) la doctrine qui les conduira sur la voie du salut éternel.

Au mois de juillet 782, Charles tint son assemblée aux sources de la Lippe, et les Saxons y parurent en grand nombre. Il pouvait croire la guerre finie ; il fut bientôt détrompé. De retour en Gaule, la même année, il apprit que les Slaves Sorabes, établis entre l'Elbe et la Saale, s'étaient jetés sur les parties voisines de la Saxe et de la Thuringe. Il ordonna au camérier Adalgise, au connétable Gilon, et au comte palatin Worad, de lever des troupes parmi les Francs de l'Est et les Saxons, pour aller châtier les Slaves. Mais la Saxe était de nouveau troublée, la Wigmodie en pleine insurrection ; Willehad avait fui à Rome, trouvant l'époque mal choisie pour faire de la prédication. L'armée franque se dirigea vers le Weser, sur la rive droite duquel les Saxons avaient établi leur camp, au revers septentrional du mont Süntal. Son élan se brisa contre le front de bataille de l'ennemi. Adalgise et Gilon, quatre comtes, vingt autres nobles, et un grand nombre de Francs périrent dans ce désastre.

Au reçu de ces nouvelles, Charlemagne se porte au confluent de l'Aller et du Weser. Là, il appelle à lui les principaux des Saxons, et leur demande quels sont les auteurs de la défection. Tous déclarent que c'est Widukind. Ils ne peuvent le livrer, parce qu'il est déjà réfugié chez les Danois ; mais ils désignent ses complices au nombre de 4.500. Et, au lieu qui se nomme Verden, sur l'ordre du roi, le même jour, tous eurent la tête tranchée. Sa vengeance satisfaite, le roi vint prendre ses quartiers d'hiver à Thionville, où il célébra le jour de la naissance du Seigneur et la Pâques.

C'est après cette atroce exécution (782) que fut promulgué sans doute le terrible capitulaire de Saxe (Capitulatio de partibus Saxoniæ), qui établissait une sorte d'état de siège. La peine de mort est prononcée contre ceux qui manquent à la fidélité envers le roi ; contre ceux qui entrent de force dans une église, y mettent le feu ou commettent un vol ; contre ceux qui tuent un évêque, un prêtre ou un diacre, ou continuent de pratiquer les rites du paganisme ; contre ceux qui refusent le baptême, n'observent point le jeûne. Tous les enfants seront baptisés dans le délai d'un an, sous peine d'une amende de 120 sous pour les nobles, 30 pour les libres, 15 pour les lides. Il est défendu aux Saxons de se réunir sans convocation des officiers royaux.

Mais l'effet produit dans toute la Saxe par la journée de Süntal fut plus fort que les menaces du capitulaire. Dans chaque peuple, Widukind avait des partisans. Il réussit même à détourner la Frise de la voie de Dieu. L'apôtre de cette région, Liudger, partit pour Rome avec ses compagnons, comme avait fait Willehad. La Germanie du Nord ne pouvait être soumise, tant que Widukind serait en liberté. Trois années de suite (783-785), le roi, dès que l'herbe des prés commence à pousser, entre en campagne. Sur toutes les routes, il traîne derrière lui des bandes de prisonniers. Il débuta par les deux victoires de Detmold et. de la Haase ; ce sont les seules batailles rangées que son biographe mentionne. Mais surtout il ravagea. En 784, Charles, son fils aîné, opère en territoire westphalien, et lui dans la plaine arrosée par l'Elbe et la Saale. Le père et le fils, après avoir désolé les terres et détruit les villages, se retrouvent au mois de septembre à Worms. Avant Noël, ils sont de nouveau en Saxe. Charlemagne s'installe à Ehresbourg ; il y fait venir sa femme, ses fils et ses filles, et, courant de tous côtés, il mêle partout le massacre à l'incendie, pillant, prenant les châteaux. La belle saison venue, il convoque son assemblée à Paderborn. Les contingents d'Aquitaine lui arrivent, et la chasse au Saxon recommence.

L'armée était arrivée dans le pays situé entre l'embouchure de l'Elbe et celle du Weser, lorsque Charlemagne apprit que Widukind se trouvait au delà de ce dernier fleuve. Il lui fit demander de se soumettre, lui promettant l'oubli du passé. Widukind, qui sans doute comprenait l'inutilité de la résistance, se rendit, vers la fin de l'année 785, à Attigny, où il reçut le baptême. Charles fut son parrain et lui fit de riches cadeaux. On ignore ce que le Saxon devint dans la suite : les historiens ne parlent plus de lui ; une vie de saint célèbre la fidélité de ses fils et de ses petits-fils au christianisme.

La nouvelle de la soumission de Widukind fut accueillie avec joie dans toute la chrétienté. L'auteur de tout le mal, l'instigateur de tant de perfidies, s'était soumis au roi ; il avait reçu la grâce du baptême. Charles envoya au pape un messager, pour lui annoncer que tous les Saxons s'étaient convertis, et Hadrien ordonna trois jours de prières pour célébrer l'heureux événement. Liudger reprit sa place en Frise et dans la Saxe occidentale. Willehad fut chargé d'évangéliser la Wigmodie, dont il devint l'évêque ; il établit son siège à Brême, et y mourut le 8 novembre 789. Ainsi se marquait de plus en plus l'union des armes franques et de la prédication chrétienne.

Pendant sept ans, de 785 à 792, la Saxe fut tranquille ; les Saxons envoyèrent leurs contingents aux armées, et ils assistèrent aux assemblées générales. Il est à remarquer que, pendant cette période, se place la soumission de la Bavière par Charles ; ni le duc de Bavière ne s'était intéressé aux Saxons, ni les Saxons ne s'émurent du sort des Bavarois. Ces terribles guerres, c'était la genèse de l'Allemagne, mais personne ne le soupçonnait.

Cependant la Saxe n'était pas bien soumise. En 793, au moment où il se préparait à faire la guerre aux Avares, Charles apprit que les troupes que le comte Théodoric lui amenait avaient été mises en pièces par des Saxons au passage du Weser ; les révoltés avaient détruit des églises, tué des prêtres, relevé les idoles. Alors de nouveau, et pendant cinq années (794-799), le roi promena ses armées à travers la Saxe, des forêts du Sud aux marécages du Nord. En 797, après une campagne d'été, il revint au mois de novembre, et s'établit à Herstelle sur le Weser ; en 799, l'assemblée générale fut tenue à Paderborn. Au retour de chaque expédition, Charles emmenait avec lui des hommes, des femmes, des enfants ; il leur donnait des terres en France, et partageait les leurs entre ses fidèles. Le tiers de la population de certains cantons fut ainsi enlevé. En 804, dix mille hommes furent déportés de la Wigmodie et de la Nordalbingie, et leurs propriétés distribuées aux Slaves Obodrites, qui avaient été pour Charlemagne des auxiliaires dévoués, car ces populations slaves étaient en guerre perpétuelle avec leurs voisins germaniques.

D'après un écrivain postérieur, Charles aurait convoqué à Salz, en 803, la noblesse saxonne, pour conclure avec elle une paix éternelle. Il n'y eut pas de traité de ce genre. La résistance de la Saxe cessa, quand ses forces furent épuisées et ses derniers païens convertis. Alors il n'y eut plus, de l'Elbe à l'océan Atlantique, qu'un seul peuple, uni sous le même souverain par la même religion.

 

IV. — ORGANISATION DES PAYS CONQUIS[9].

LA légende s'est emparée des guerres d'Italie et de Saxe. Long temps elle garda le souvenir de l'homme de fer, devant lequel les moissons s'agitaient d'horreur dans les champs et les fleuves débordaient, tandis que les traîtres, comme Ogier le Danois (Autchaire), se cachaient, épouvantés, dans les entrailles de la terre. La conquête de l'Italie et celle de la Saxe sont, avec celle de l'Aquitaine par Pépin, les trois grandes œuvres militaires carolingiennes. Mais Charlemagne savait organiser après avoir conquis. Il fut terrible pendant la guerre, en Saxe surtout. La guerre finie, il traita les vaincus avec une générosité qui fut une grande habileté politique. Il leur laissa leurs coutumes et leurs lois ; souvent il les fit rédiger, et ce fut l'occasion de les amender. En même temps, il introduisait chez eux les institutions du royaume, la division en comtés avec sa hiérarchie de fonctionnaires, comtes, vicomtes, vicaires, centeniers, dizeniers.

Même en Saxe, Charles eut toujours parmi les nobles des partisans. Il récompensait ceux qui se donnaient à lui et tenaient leurs serments, comme Hessi l'Ostphalien, qu'il chargea d'honneurs parce qu'il s'était montré fidèle en toutes choses, et qui mourut moine à l'abbaye de Fulde. C'est avec ses fidèles Saxons, comme il les appelle, qu'il commence l'organisation du pays, dans une assemblée réunie en 780 aux sources de la Lippe, et ce sont les plus nobles de la race saxonne qu'il charge d'exécuter les décisions prises. Le capitulaire du 28 octobre 797 (capitulare saxonicum), élaboré à Aix-la-Chapelle avec les représentants des Westphaliens, des Angariens et des Ostphaliens, abolit la peine de mort dans la plupart des cas où elle était prescrite auparavant, et la remplaça par les taxes de composition en usage chez les Francs. La division en trois classes était maintenue ; on la reconnaît à la différence des wergeld. La loi des Saxons, sous sa dernière forme, parait un peu postérieure.

Mais, si le roi avait laissé aux vaincus leurs lois, il ne leur avait point permis de garder leurs idoles. Pendant les campagnes, les missionnaires avaient marché avec les soldats, les abbayes s'étaient élevées à côté des forteresses et les limites des évêchés avaient été établies d'accord avec celles des comtés. Ainsi furent fondés, sous Charlemagne et son successeur Louis le Pieux, les sièges épiscopaux d'Osnabruck, Munster, Verden, Brême, Paderborn, Minden, Halberstadt, Hildesheim. Autour d'eux naîtront des villes. Cette organisation de la nation saxonne préparait les destinées de l'Allemagne du Moyen Age, où la Saxe des Ottons jouera un si grand rôle.

En Italie aussi, Charlemagne tempéra sa victoire par une clémente et rare modération. C'est un des vaincus qui le dit, le Lombard Warnefried (Paul Diacre). Malgré les remontrances du pape qui jugeait cette conduite dangereuse, Charles y persista. En 780, il donne aux Lombards une grande satisfaction. Après avoir passé l'hiver dans le nord de l'Italie, il se rend à Rome pour faire ses Pâques ; là, le 15 avril 781, sur sa demande, Hadrien baptise et sacre son second fils, Pépin, âgé de quatre ans. L'Italie aura en celui-ci son roi, qui possédera sa cour, sa chancellerie, promulguera des capitulaires et signera des diplômes. Auprès de cet enfant sont placés comme conseillers Adalard, qui a blâmé le renvoi de Désirée, puis Angilbert. Cette sagesse fut récompensée : l'Italie demeura tranquille.

L'Aquitaine fut également bien traitée. En 778, son territoire avait été divisé en quinze comtés ; des Aquitains et des Vascons fidèles furent appelés aux nouvelles charges, concurremment avec les Francs. La même année naissait à Cassinogilum (peut-être Casseuil-sur-Garonne) Louis, troisième fils de Charlemagne, qui sera plus tard l'empereur Louis le Pieux. Il fut sacré par le pape en 781, et donné comme roi aux Aquitains. A Orléans, ce roi de trois ans fut revêtu d'une armure, hissé sur un cheval, et il fit son entrée dans son royaume à la grâce de Dieu. Quelques années plus tard, Charles lui fit revêtir le costume vascon : surtout rond, chemise à larges manches, éperons lacés sur les bottines, javelot à la main.

Beaucoup de seigneurs francs, il est vrai, se comportèrent en Aquitaine comme en pays conquis et usurpèrent les propriétés appartenant à l'État. On raconte que Charles demanda un jour à son fils comment il se faisait qu'étant roi, il fût si pauvre qu'il ne pût rien donner, pas même sa bénédiction, sans qu'elle lui fût demandée. Louis lui apprit alors que les nobles, négligeant le bien public pour s'occuper de leurs intérêts particuliers, s'étaient approprié les domaines du fisc, de sorte que lui, seigneur de nom seulement, était à peu près dans l'indigence. Deux missi, envoyés pour réprimer ces abus, firent restituer les villas usurpées. Les impôts diminuèrent. Les affaires du royaume d'Aquitaine s'amélioraient tellement, dit un biographe de Louis, qu'on n'entendait jamais personne, soit en l'absence du roi, soit quand il résidait au palais, se plaindre d'avoir éprouvé une injustice. En effet, durant trois jours de la semaine, le roi rendait la justice au peuple.

 

V. — LES GUERRES AUX FRONTIÈRES[10].

A MESURE que le royaume franc se développait, il entrait en contact avec de nouveaux peuples. L'occupation de l'Aquitaine le mit en rapports immédiats avec l'Espagne musulmane ; celle de la Bavière avec les Avares, campés dans la plaine de la Pannonie (la Hongrie actuelle) ; celle de la Saxe avec les Slaves de la rive droite de l'Elbe et de la Saale, et les Danois établis au nord de l'Eider. Tous étaient des ennemis des Francs, parce qu'ils étaient des infidèles et des païens. La tâche de Charlemagne, conquérant chrétien, devenait indéfinie : il était obligé de soumettre le monde.

A tous ces voisins, tantôt se défendant, tantôt attaquant, il fit la guerre sans relâche. Il transportait avec une extraordinaire rapidité ses armées d'un bout à l'autre de ses États. Ses expéditions étonnent par leur nombre, la durée de plusieurs d'entre elles, les difficultés vaincues. Souvent, il confia la conduite des troupes à ses fils ou à ses généraux, ces vaillants dont l'épopée a fait des héros : Guillaume de Toulouse, Éric de Frioul, Gérold de Bavière, le comte Théodoric, et Roland.

Depuis la bataille de Poitiers, une révolution s'était produite dans le monde arabe. Les Ommiades avaient été expulsés du khalifat de Bagdad par les Abbassides. L'un d'entre eux, Abd el-Rhaman ben Mouaya, réfugié en Europe, y fonda en 755 le khalifat de Cordoue. Ces événements favorisèrent l'esprit d'indépendance des émirs du nord de l'Espagne. Ce ne furent pas seulement les chrétiens habitant la péninsule qui invoquèrent l'aide de Charles ; en 777, à Paderborn, l'émir de Saragosse, Soliman el-Arabi, se présenta et abandonna au roi les cités auxquelles il commandait. Au printemps de l'année suivante, après avoir célébré les fêtes de Pâques à Casseuil, le roi franchit avec une partie de ses troupes les défilés du pays vascon. Une autre armée, formée des contingents de Bourgogne, d'Austrasie, de Bavière, de Provence, de Septimanie, de Lombardie, passa par les Pyrénées orientales. Pampelune, Huesca, Girone, tombèrent aux mains des Francs. Charles arriva devant Saragosse, la principale ville de ces contrées. Il rassembla contre elle toutes ses forces, mais ne put la prendre. Les écrivains francs parlent d'une retraite payée par les Musulmans à prix d'or ; les historiens arabes disent que le roi fut vaincu. Charles détruisit les murs de Pampelune, et reprit le chemin du Nord avec ses deux troupes réunies.

L'armée franque s'était engagée, en une longue file, dans les montagnes de la Vasconie ; des deux côtés, les flancs et le sommet étaient couverts de bois : les Vascons du sud des Pyrénées y étaient cachés. Le 15 août 778, le gros de l'armée ayant passé, ils se précipitèrent sur l'arrière-garde. Les Francs périrent jusqu'au dernier. En ce combat furent tués Eggihard, prévôt de la table du roi, le comte palatin Anshelme, et Hroland, préfet de la marche de Bretagne, avec plusieurs autres. C'est la seule mention historique qui soit faite de Roland, le prétendu neveu de Charlemagne[11]. Ce combat de Roncevaux — le nom a été donné par la tradition — ne fut pas plus que celui de Süntal une grande bataille, mais l'imagination populaire s'y attacha. Le nom des morts fut bientôt sur toutes les lèvres, et la chanson propagea à travers la chrétienté le souvenir de cette journée, où les Francs luttèrent contre tant d'ennemis que

Une mais[12] nul hum en terre n'en vit plus.

Il n'y eut pas moyen de venger cet échec, dit Eginard, car, après son coup de main, l'ennemi se dispersa si bien qu'on ne put recueillir aucun renseignement sur les lieux où il aurait fallu le chercher. Il ne resta rien des conquêtes faites en Espagne, sauf peut-être la possession de Girone. Alors les Sarrasins reprirent l'offensive. Abd el-Rhaman étant mort le 7 octobre 788, son fils, Hescham, résolut de conquérir la Septimanie ; il proclama l'algihad ou guerre sainte : Dieu a relevé la gloire de l'Islam par l'épée des champions de la foi ! Dans son livre sacré, il a promis aux fidèles un secours et une victoire brillante ! En 793, un Musulman, Abd el-Melec, envahit les Gaules, et brûle les faubourgs de Narbonne. Les Arabes marchent sur Carcassonne. Le duc de Toulouse, Guillaume, cherche à les arrêter. C'était un prince valeureux et dévot ; l'Église a fait de lui un saint, Guillaume de Gelone, et l'épopée un preux, Guillaume au Court Nez. Le combat s'engage sur les bords de l'Orbieu, affluent de l'Aude. Guillaume est vaincu. Les Infidèles retournent chez eux, emmenant de nombreux captifs et un riche butin.

Hescham mourut en 796, et le khalifat de Cordoue fut troublé par des querelles qui permirent à Charlemagne de reconquérir le terrain perdu. La création du royaume d'Aquitaine avait été à la fois une mesure de bonne administration et de défense militaire. Ce gouvernement voisin de l'ennemi veillait sur la frontière, prêt à profiter des occasions. Les Aquitains furent rarement appelés à prendre part aux autres guerres : leur office était la lutte contre les Musulmans. Lorsque Haschem eut succédé à son père Hescham, ses oncles, Abdallah et Soliman, se déclarèrent contre lui, et sollicitèrent l'intervention de Charlemagne. Abdallah, qui s'était rendu à Aix-la-Chapelle, en revint avec Louis, le roi d'Aquitaine. Vich, Girone, Caserres, et d'autres places situées au débouché des Pyrénées orientales furent occupées par les Francs et mises sous l'autorité d'un comte ; elles furent l'origine de la marche d'Espagne. De nouvelles annexions la complétèrent : celles de Lérida en 800 et de Barcelone en 801 sont les principales. Trois armées marchèrent contre Barcelone. Guillaume de Toulouse battit les troupes envoyées par le khalife de Cordoue au secours de la place, et les habitants se rendirent. La Navarre et Pampelune furent occupées, la possession des fies Baléares disputée aux Sarrasins. Après avoir repoussé deux sièges, Tortose fut prise en 811.

En octobre 810, des envoyés de Haschem s'étaient présentés à Aix-la-Chapelle pour faire la paix. Le traité, renouvelé en 812, et dont le texte ne nous est point parvenu, reconnaissait probablement l'existence de la marche d'Espagne. Elle était bornée au Sud par une ligne parallèle aux Pyrénées, allant de Barcelone à l'océan Atlantique et englobant la Navarre et Pampelune ; mais son action s'étendait jusqu'à l'Èbre. Ainsi se trouvèrent reculées de ce côté les limites de la chrétienté.

A l'Est du royaume, les Avares ne cessaient d'attaquer la frontière. En 788, l'année où Charlemagne soumit la Bavière, ils envahirent ce pays et le Frioul. Charlemagne se rendit à Ratisbonne, pour voir comment il pourrait protéger le territoire et les marches de Bavière contre les Avares. On négocia d'abord. Des députés envoyés par ces derniers se présentèrent à l'assemblée de Worms de 790. L'année suivante, Charles convoque son armée à Ratisbonne, et là, ayant pris le conseil des Francs, des Saxons et des Frisons, il résolut de marcher contre les Avares, à cause des maux excessifs et intolérables qu'ils avaient fait subir à la sainte Église ou au peuple chrétien, sans qu'il fût possible d'obtenir d'eux aucune justice. La guerre dura huit ans. Au témoignage d'Eginard, elle fut la plus grande de toutes celles que fit Charlemagne, à l'exception de la guerre de Saxe, et il la mena avec plus de vigueur et des forces plus nombreuses qu'aucune autre.

 Il commanda la première expédition. Les Saxons et les Frisons, sous les ordres du comte Théodoric et du camérier Maganfred, suivirent la rive gauche du Danube, et Charles la rive droite avec les Francs. Les approvisionnements chargés sur des bateaux descendirent le cours du fleuve. Arrivée au bord de l'Enns, l'armée s'arrêta trois jours, pour prier. Le 8 septembre, elle passa la frontière. L'ennemi s'était retiré derrière les hauteurs de Cuméoberg et le Kamp, affluent de droite du Danube ; il abandonna ses positions sans combat. Les Francs s'avancèrent, en dévastant, jusqu'au confluent du Raab et du Danube, et revinrent après qu'une épidémie leur eut enlevé les neuf dixièmes de leurs chevaux. De son côté, Pépin d'Italie avait pénétré en Pannonie par le Sud et ravagé une partie du pays.

Charlemagne, retenu par la dernière guerre contre les Saxons, ne parut plus chez les Avares ; il confia le soin des autres guerres à son fils Pépin, à des gouverneurs de province, à des comtes ou à des lieutenants. Parmi eux, les plus célèbres sont Éric et Gérold, auxquels il avait remis la défense du Frioul et de la Bavière. Ils profitèrent des dissensions qui régnaient parmi les ennemis. Le khan —c'est ainsi que les Avares nommaient leur prince — avait été tué par les siens ; un de leurs chefs, nommé Tudun, faisait dire à Charles qu'il voulait se donner à lui avec sa terre et son peuple, et recevoir la foi chrétienne par ses soins. En 793, Éric attaqua le Ring.

C'était un camp immense, de forme circulaire, entouré de neuf enceintes concentriques. Les murs, hauts et larges de vingt pieds, faits de troncs d'arbres et de pierres très dures, étaient recouverts de gazon ; des portes rares et étroites y étaient pratiquées. Les espaces, qui séparaient les diverses enceintes, se resserraient progressivement jusqu'au centre, où s'élevait la demeure du khan ; les bourgs et les villages s'y pressaient, assez rapprochés pour que la voix humaine s'entendît de l'un à l'autre. Éric força l'entrée du Ring. Les trésors qui s'y trouvaient entassés furent enlevés par les Francs, et envoyés à Aix. Charlemagne en donna une partie au pape, et partagea le reste entre ses fidèles. L'année suivante, Tudun reçut le baptême, et Pépin retourna au Ring. Il y trouva encore de l'or, de l'argent, des bijoux, des étoffes, des vases sacrés, qui avaient été enlevés aux églises et aux monastères. Sa victoire fut célébrée dans un poème qui nous est resté. Je t'abandonne, dit le khan, mon royaume avec ses herbes et ses feuilles, les forêts, les montagnes et les collines et, tout ce qui en sort. Et, le poète conclut : Gloire éternelle soit au père et gloire soit au fils !

En 799, éclata une révolte des Avares, au cours de laquelle Gérold fut tué. Éric succombait au même moment dans un guet apens dressé par les habitants de Thersatto en Liburnie. Mais les Avares, refoulés par les Slaves, demandèrent la protection de Charlemagne, et, en 809, reconnurent sa souveraineté. La dépopulation complète de la Pannonie, dans laquelle il n'est pas resté un seul habitant, la solitude où s'élevait la demeure du khakhan, attestent, dit un contemporain, combien il y eut de batailles livrées et de sang répandu. Toute la noblesse des Huns périt dans cette guerre, tous leurs trésors amassés durant tant de siècles furent anéantis.

Les Slaves étaient en lutte continuelle contre les Saxons. Lorsque Charlemagne eut conquis la Saxe, il dut la protéger contre eux. En 789, il fit dévaster le pays des Wiltzes jusqu'à la Peene ; un de leurs chefs, Dragowit, se soumit. Les campagnes les plus importantes se placent après la soumission définitive de la Saxe ; elles sont dirigées par Charles, le fils aîné du roi. En 805, les Tchèques, assaillis du côté de la Bavière, de la Saxe, et de la Dalmatie, se réfugient dans leurs forêts ; mais leur territoire est ravagé et un de leurs ducs, Lecho, est tué. En 806 a lieu l'invasion du pays des Sorabes, dont un duc, Milidovitch, succombe à son tour. Deux châteaux sont construits par les Francs, l'un sur les bords de la Saale, l'autre sur les rives de l'Elbe. Là s'élèveront Halle et Magdebourg.

C'est contre les Danois que fut entreprise la dernière guerre de Charlemagne. Leur chef, Gottfried, avait donné asile à Widukind, et ses marins infestaient les côtes de la Manche. En 808, il fit construire au Nord de l'Eider, de l'Ostsee à la mer du Nord, une muraille percée seulement d'une porte pour le passage des chars et des cavaliers. Dans la suite, il envoya dire à Charlemagne qu'il désirait traiter ; mais les négociations n'aboutirent pas. Au mois de juin 810, Charles apprit que deux cents vaisseaux normands avaient désolé les côtes et les îles de la Frise, que les troupes ennemies avaient débarqué trois fois et levé sur les habitants de grosses sommes d'argent. Le bruit courait que Gottfried voulait conquérir la Germanie et même s'emparer d'Aix. Le roi alla camper au confluent de l'Aller et du Weser ; mais là, il sut que Gottfried venait d'être assassiné. Le nouveau roi de Danemark, Hemming, demanda la paix. Dans une entrevue, qui eut lieu vers la fin de l'hiver sur les bords de l'Eider, entre douze comtes francs et autant de Danois, un traité fut signé.

Tout en combattant, Charles avait mis ses provinces maritimes en état de défense. En 800, il fit le tour des côtes, visita les ports, installa des garnisons. Il comprit que, sans une flotte, le royaume franc ne pourrait résister aux attaques des pirates. Le roi d'Aquitaine, Louis, fit construire des vaisseaux pour barrer l'entrée du Rhône et de la Garonne. Des chantiers furent créés. Au mois d'octobre 811, Charlemagne passe en revue sa flotte rassemblée à Gand et à Boulogne ; dans cette dernière ville, le vieux phare élevé sous Caligula est restauré. Après la mort de Hemming, des querelles de succession troublèrent le Danemark : Charles en profita pour renouveler avec les nouveaux princes le traité conclu. En reconnaissant le péril scandinave et en cherchant les meilleurs moyens de le détourner, il avait donné une fois de plus la preuve de sa clairvoyance : les hommes du Nord, les Normands, seront bientôt les ennemis les plus redoutables de l'État carolingien.

 Pour défendre sa frontière de terre, Charlemagne avait organisé les marches. Une marche était formée de plusieurs comtés, réunis sous l'autorité d'un chef unique que les Annalistes nomment le préfet (præfectus limitis), et dont les compagnons sont les gardiens de la marche (custodes limitis). Les meilleurs officiers étaient désignés pour occuper ces postes d'honneur. Nous connaissons déjà les marches d'Espagne, de Bretagne, de Frioul, de Pannonie ou de Bavière. Il y eut aussi celles de Danie, entre l'embouchure de l'Elbe et l'Eider, et des Sorabes sur la Saale. Le nombre s'en accrut encore dans la suite, et leurs chefs devinrent les margraves, c'est-à-dire les comtes de la frontière. Plusieurs États naîtront de ces cantons militaires, où le perpétuel combat entretenait l'énergie. L'Autriche et la Prusse ont eu des marches pour berceaux.

 

VI. — CHARLEMAGNE EMPEREUR[13].

EGINARD, après avoir raconté les guerres de Charlemagne, conclut en ces termes :

Telles sont les guerres que ce roi très puissant mena pendant quarante-sept ans, — autant d'années qu'il a régné, — dans les diverses parties de la terre, avec la plus grande sagesse et le plus grand succès. Ainsi le royaume franc, qu'il avait reçu de Pépin son père, déjà vaste et puissant, noblement développé par lui, fut augmenté de près du double. Avant lui, ce royaume ne comprenait que la partie de la Gaule comprise entre le Rhin et la Loire, l'Océan et la mer des Baléares, et la partie de la Germanie habitée par les Francs dits orientaux, entre la Saxe et le Danube, le Rhin et la Saale qui sépare les Thuringiens des Souabes ; en outre, les Alamans et les Bavarois reconnaissaient la suprématie des Francs. A ces possessions, Charles ajouta, par ses conquêtes, d'abord l'Aquitaine et la Gascogne, toute la chaîne des Pyrénées et tous les territoires jusqu'à l'Èbre ; puis toute la partie de l'Italie qui s'étend du val d'Aoste à la Calabre inférieure où se trouve la frontière entre les Grecs et les Bénéventins, sur une longueur de plus d'un million de pas ; puis la Saxe, partie considérable de la Germanie, aussi longue et deux fois plus large, semble-t-il, que la portion de cette contrée qui est habitée par les Francs ; puis les deux Pannonies, la Dacie située sur l'autre rive du Danube, l'Istrie, la Liburnie, la Dalmatie, à l'exception des cités maritimes qu'il voulut bien laisser à l'empereur à cause de l'amitié et du pacte qui l'unissaient à lui ; enfin toutes les nations barbares et sauvages situées entre le Rhin et la Vistule, l'Océan et le Danube, presque semblables par la langue, fort différentes par les mœurs et le genre d'existence, qu'il dompta au point de les rendre tributaires.

Cette page d'histoire n'est pas exacte de tout point. La conquête de l'Aquitaine fut l'œuvre de Pépin ; les Bretons, dont Eginard dit ailleurs que Charles les dompta, ne furent jamais soumis. Le roi envoya deux fois ses généraux contre eux, en 786 le sénéchal Audulf, en 799 Gui, préfet de la marche de Bretagne. Celui-ci lui apporta les armes des chefs ennemis portant leurs noms gravés. Mais les écrivains francs continuent à dénoncer la perfidie bretonne comme ils ont accusé la perfidie saxonne. En 811, une nouvelle expédition franque n'eut pas plus d'effet que les précédentes. Ces réserves faites, il n'y a pas de description meilleure de l'État franc, que celle d'Eginard.

D'ailleurs l'autorité de Charlemagne s'étendait plus loin que l'extrême limite des marches. Ses relations avec les chefs des royaumes voisins ressemblaient souvent à un protectorat. En 798, Alphonse, roi de Galice et des Asturies, ayant pillé Lisbonne, lui envoie des armes, des mulets, des prisonniers maures, et lui mande qu'il lui appartient en propre. Les rois d'Écosse l'appellent leur maître (dominus), et se disent ses sujets (subditi et servi). Offa de Mercie est son très cher frère. Éardulf, roi exilé de Northumbrie, va le trouver à Nimègue, et obtient, grâce à lui, d'être rétabli dans son royaume. Les évêques et les abbés anglo-saxons lui demandent des conseils, lui recommandent leurs pèlerins, le proclament leur protecteur et leur patron. La renommée du roi des Francs va si loin que le khalife de Bagdad, Haroun-al-Raschid, préfère son amitié à celle de tous les rois et princes de la terre ; il envoie à Charlemagne des parfums, des épices, des singes, un éléphant, et lui accorde sur les Lieux saints un droit de protection, dont le roi use largement, car il est en relations suivies avec le patriarche et les moines latins de Jérusalem, et devient le bienfaiteur des Européens établis en Orient. Il envoie même de l'argent en Syrie, en Égypte, à Alexandrie, à Jérusalem, à Carthage, pour subvenir à l'entretien des églises et des hôpitaux.

Les contemporains sont émerveillés de ce spectacle. Il leur semble que l'Afrique et l'Asie vont être subjuguées par le puissant roi des Francs. Ils constatent que, non seulement la plupart des pays de langue latine lui appartiennent, mais que, directement ou indirectement, tout le monde germanique dépend de lui, et qu'à la possession de Rome il joint celle des autres villes importantes de l'Italie, de la Gaule, de la Germanie. Charles s'intitule roi des Francs, gouvernant les Gaules, la Germanie, l'Italie. Théodulfe, évêque d'Orléans, énumère les fleuves qui lui obéissent, et, dans un poème composé vers 796, il s'écrie :

A ta voix, les nations se rangent. Voici venir le Hun aux cheveux tressés, l'Arabe à la chevelure dénouée. Le monde entier résonne de toi et de tes louanges, ô Roi ! et, bien qu'il dise beaucoup, il ne peut tout dire. On peut mesurer la Meuse, le Rhin, la Saône, le Rhône, le Tibre et le Pô ; ta louange est sans mesure. Ô combien heureux celui qui peut être toujours auprès de toi, contempler ton visage trois fois plus brillant que l'or et ton front digne du poids du diadème !

Ce que les peuples admiraient surtout, c'est qu'entre tant de nations séparées par la distance, la race, la langue, Charlemagne eût voulu que le christianisme fût le principal lien. Les conseils qu'il envoyait aux princes étrangers étaient le plus souvent relatifs à la foi, et, s'il avait recherché l'amitié des Infidèles d'outre-mer, c'était pour adoucir la condition des chrétiens vivant sous leur domination. Par lui, la frontière chrétienne a été reculée ; la Germanie, acquise à l'Église, est entrée en contact avec le paganisme slave et l'attaquera bientôt. Si l'on voulait donner un qualificatif à son royaume, il faudrait l'appeler le royaume chrétien. Pour les contemporains, tous les peuples groupés sous son autorité forment un seul peuple, le peuple chrétien, populus christianus. Il n'y a qu'un seul État qui, pour eux, soit comparable dans le passé à celui que les Francs ont fondé : l'empire romain.

Aussi bien l'idée impériale n'avait pas disparu complètement en Occident. L'empire était resté, au moins pour les érudits, l'État idéal, le seul capable de faire régner la paix dans le monde. C'était une croyance répandue qu'il était la forme définitive de l'humanité et que sa dernière heure serait la fin du monde. Les empereurs chrétiens, Constantin, Valentinien, Théodose, étaient cités aux princes comme des modèles. Le souvenir de l'empire fut ravivé par les conquêtes carolingiennes et par la renaissance littéraire qui se produisit alors[14]. Dans l'entourage de Charlemagne, nourri de la lecture des classiques du temps d'Auguste, la ressemblance du roi des Francs avec les grands et orthodoxes empereurs d'autrefois parait saisissante. On cherche pour lui des titres supérieurs à celui de roi. On l'appelle le maître de la terre (dominus terræ). Il est le plus célèbre des rois, celui que le Créateur, pris de pitié, a donné aux peuples pour défenseur et pour père, ou bien le seigneur Charles, très fidèle adorateur de la foi orthodoxe, grand de toute la hauteur de la dignité royale, remarquable par les couronnes glorieuses et triomphales que Dieu lui a décernées. Sa cour, son palais, ses ordres, sont qualifiés de sacrés ; on lui parle aussi des décrets de son empire et de la gloire de son règne impérial. Empereur, n'est-ce pas le titre qui convient au chef de tout l'Occident, au maître de Rome impériale, de Rome d'or ?

Deux obstacles sérieux séparaient cependant Charlemagne de l'empire : il y avait un empereur à Constantinople, Constantin VI, et, le pape Hadrien n'était pas favorable au projet dont s'enthousiasmaient les fidèles du roi.

Hadrien s'inquiétait de plus en plus, en voyant le roi franc asseoir son autorité en Italie, prendre au sérieux le patriciat, demander qu'il fût défini, pour faire une réalité de cette dignité vague. En outre, il pouvait reprocher à Charles de n'avoir pas tenu la promesse qu'il avait faite en 774 d'étendre la donation de Pépin, et de n'avoir cédé au Saint-Siège que quelques lambeaux de territoire. Les relations de ces deux hommes sont curieuses. Ils ont l'un pour l'autre de l'estime et de l'amitié. Tous les deux se sentent de grands personnages, serviteurs d'une cause en partie commune, chefs, l'un au temporel, l'autre au spirituel, de cette société de soldats et de prêtres qu'était alors la chrétienté, le premier combattant et le second priant, associés comme jadis Moïse et Aaron : ce poétique ressouvenir se trouve dans une lettre de Charlemagne. Mais le pape et le roi s'entendaient à condition de ne pas s'expliquer suries choses qui les divisaient. La papauté faisait alors un grand rêve étrange. Dans les premières années du pontificat d'Hadrien parut un document fameux, la donation de Constantin. Il y était dit qu'après avoir été baptisé au Latran par le pape Silvestre, Constantin avait cédé au souverain pontife la puissance et les honneurs impériaux, la chlamyde de pourpre, la couronne d'or, la ville de Rome, les lieux et les cités de l'Italie et de tout l'Occident, c'est-à-dire qu'il avait fait de lui l'empereur d'Occident. Jusqu'à quel point Hadrien fut-il dupe de cette invention d'un faussaire ? on ne saurait le dire ; mais il s'appuyait sur l'imaginaire document pour contester les droits que le roi des Francs prétendait reçut à l'église Notre-Dame ; il déclara qu'il renonçait à Venise et à la Dalmatie. Les ambassadeurs le saluèrent alors du titre de Basileus, que portaient les empereurs d'Orient (812). La même année, deux envoyés francs, l'abbé Pierre et l'évêque Amalaire de Trèves, portèrent à Constantinople un traité approuvé par les grands ecclésiastiques et laïques et signé par Charlemagne ; ils devaient en rapporter une copie, signée par Michel, et approuvée par ses prêtres, ses patrices et les grands de sa cour. Nous bénissons Dieu, écrivait Charlemagne, et nous lui rendons grâce de tout cœur, parce qu'il a bien voulu établir la paix si longtemps cherchée et toujours désirée entre l'empire d'Orient et l'empire d'Occident. Pendant que les ambassadeurs francs étaient en route pour rentrer à Aix, Michel fut détrôné par Léon l'Arménien. Quand ils arrivèrent en France, Charlemagne venait de mourir ; mais les dernières ratifications furent échangées au commencement du règne de Louis le Pieux.

Ainsi le monde sembla retourné au temps où il était gouverné par deux empereurs romains, l'un siégeant en Occident, l'autre en Orient, par deux empereurs considérés comme frères et réputés régner conjointement sur l'empire demeuré un et indivisible. Ceci est un exemple singulier de la puissance du passé sur les imaginations. Tous les hommes qui pensaient gardaient le culte de l'unité et de la paix romaine, qu'ils crurent rétablie par des cérémonies et par des mots. Mais l'Orient et l'Occident, plus différents que jamais, ne pouvaient être réunis, et l'empire ne pouvait redevenir une vérité en Occident, car toutes ses institutions, toutes ses mœurs, tout son esprit y avaient péri dans le désordre des invasions et l'établissement des populations nouvelles. On verra bientôt ce que devint, au contact de a réalité, cet empire restauré en l'an 800 par des hommes qui ne savaient au juste ni ce qu'était l'ancien, ni ce que serait le nouveau.

 

 

 



[1] SOURCES. Les deux principales sont la Vita Karoli d'Eginard et les Annales royales, couramment désignées sous le nom d'Annales laurissenses majores et Annales Einhardi, bien qu'Eginard paraisse avoir été étranger à leur rédaction. Elles sont mentionnées ici une fois pour toutes, afin d'éviter des répétitions inutiles. Les Petites Annales et les documents d'autre nature seront indiqués au fur et à mesure, dans le cours des chapitres.

OUVRAGES À CONSULTER. Il n'existe pas de livre satisfaisant sur Charlemagne. Celui de Vétault (1877) est médiocre. En dehors des histoires générales des Carolingiens déjà nommées, de Warnkönig et de Mühlbacher, on citera seulement Abel et Simson, Jahrbücher des fränkischen Reiches unter Karl dem Grossen, 2 vol., 1883-1888.

[2] Sur la naissance et l'enfance de Charles, je n'ai rien trouvé dans les livres, et il n'y a personne maintenant qui prétende en avoir quelque connaissance ; j'ai donc jugé qu'il valait mieux n'en rien dire. Ainsi parle Eginard, le contemporain et le biographe de Charlemagne. Tout ce que nous savons sur la jeunesse du roi, c'est qu'il est né probablement le 2 avril 742, dans une localité restée inconnue, qu'à onze ans il reçut le pape Etienne II à Quierzy, qu'en 761 et 762, il suivit son père à la guerre d'Aquitaine, et fut, l'année suivante, gratifié de quelques comtés.

[3] Voir Bladé, Fin du premier duché d'Aquitaine, 1892.

[4] Au confluent des deux Dives (département de la Vienne).

[5] SOURCES. Les documents francs mentionnés au début du chapitre. Les vies des papes Etienne III et Hadrien Ier, dans le Liber pontificalis, t. I. Paul Diacre, Histoire des Lombards, éd. Waitz, 1878, dans les Scriptores rerum italicarum qui font partie des Monumenta Germaniæ historica, in-4°. Radbert, Vie d'Adalard. Codex carolinus. Jaffé, Regesta pontificum romanorum, t. I, nouv. éd. 1885.

OUVRAGES À CONSULTER. Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom im Mittelalter, t. II. Breyton, Remarques sur les causes qui ont facilité la conquête franque en Lombardie, 1890. De Partouneaux, Histoire de la conquête de la Lombardie par Charlemagne, 2 vol. 1842. Malfati, Imperatori e papi in tempi della signoria dei Franchi in Italia, 1876.

Dahn, Tassilo III in Baiern, 1895. Knefel, Sturm des Tassilo, 1875.

[6] Tassilon apparaît pour la dernière fois en 794. Amené devant le synode de Francfort, il demande pardon de ses fautes, et abandonne tous les droits de propriété et de justice qui pourraient lui appartenir, ainsi qu'à ses fils et à ses filles, sur le duché de Bavière. En échange, sa grâce est confirmée.

[7] SOURCES. Les vies de Sturm, Willehad, Libuin, Liudger, dans les Monumenta Germaniæ historica, série in-f°, t. II. Translatio S. Alexandri. Annales Petaviani, laureshamenses. Boretius, Capitularia regum Francorum, p. 68, 71.

OUVRAGES À CONSULTER. Bolze, Die Sachsen vor Karl dem Grossen, 1861. Diekamp, Widukind der Sachsenfahrer nach Geschichte und Sage, 1887. Kentzler, Karls des Grossen Sachsenzage, 1872. Schmidt, Die Sachsenkriege unter Karl dem Grossen, 1883. Wirtzchel, Der Ausgang der Sachsenkriege Karl des Grossen, 1891.

[8] On a parlé d'une grande assemblée saxonne, composée des représentants de tous les pays, qui se serait tenue chaque année à Marklo, pour délibérer sur les affaires d'inter« commun ; mais il n'en est question que dans un texte suspect de vie de saint, et on ne la voit pas se réunir une seule fois : l'existence en est donc très douteuse.

[9] Même bibliographie qu'aux §§ II et III.

[10] Outre les sources générales précédemment indiquées, consulter, pour les guerres d'Espagne, la Vie de l'empereur Louis par l'auteur appelé l'Astronome, et le Poème d'Ermold le Noir en l'honneur de cet empereur, dans les Monumenta Germaniæ historica, Scriptores, t. II, in-f°, et Poeta latini, t. II, in-4°. Voir aussi : Hamann, Caroli expeditio hispanica, 1871. Wehmann, Karl der Grosse und die Wiltzen. Lavisse, La Marche de Brandebourg, 1575. Lipp, Die Marken des Frankenreiches unter Karl dem Grossen, 1892.

[11] Cependant on trouve aussi le nom de Roland sur une monnaie de Charlemagne.

[12] Jamais.

[13] SOURCES. Vie de Léon III dans le Liber pontificalis, t. II. Chronique de Moissac. Annales laureshamenses. Lettres et poésies d'Alcuin (éd. Dümmler, Poeta latini ævi carolini, t. I, dans les Monumenta Germaniæ historica, in-4°) Théophane, Chronographia, éd. de Boor, 1883-1887.

OUVRAGES À CONSULTER. Döllinger, Das Kaiserthum Karl des Grossen, 1865. Lavisse, La fondation du Saint-Empire (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1888). Bryce, Le Saint Empire romain germanique et l'empire actuel d'Allemagne, 1890 ; Kleinclausz, L'Empire carolingien. Ses origines et ses transformations, 1902. Harnack, Das Karolingische und das byzantinische Reich in ihren politischen Beziehungen, 1880. Gasquet, L'Empire byzantin et la monarchie franque, 1888.

[14] Voir livre III, chap. IV.