HISTOIRE DE FRANCE

TOME DEUXIÈME. — LE CHRISTIANISME, LES BARBARES - MÉROVINGIENS ET CAROLINGIENS.

LIVRE III. — LES CAROLINGIENS[1].

CHAPITRE PREMIER. — CHARLES MARTEL ET PÉPIN LE BREF[2].

 

 

I. — GUERRES ET CONQUÊTES DE CHARLES MARTEL.

LORSQUE Pépin II mourut, l'ordre établi par lui se trouva remis en question, en même temps que la fortune de sa famille. Ses petits-fils et successeurs, Théodebald, Arnoul, Hugues, n'étaient que des enfants. Sa veuve Plectrude gouverna les Neustriens et les Austrasiens en leur nom. Mais la Neustrie, qui avait pour maire du palais Théodebald, n'avait pas renoncé à reconquérir son indépendance : au milieu de l'année 715, elle se révolta. Les partisans de Théodebald furent battus dans la forêt de Cuise, et, dès lors, il n'est plus question du jeune maire du palais ; lei Neustriens le remplacent par un des leurs, Raganfred, envahissent l'Austrasie et s'allient avec Radbod, duc des Frisons ; celui-ci occupe la partie de la Frise qui appartient aux Francs, chasse les prêtres, détruit les églises et relève les idoles.

Le royaume se désorganisait. C'est alors que parut le troisième fils de Pépin, Charles, né vers l'an 688 d'une concubine, la noble et belle Alpaïde, et auquel on donna, dans la seconde moitié du IXe siècle, le surnom de Martellus. Il était, dit un chroniqueur, beau, valeureux, propre à la guerre. Un des premiers actes de Plectrude, que cette vaillance inquiétait, avait été de le mettre en prison.

En 715, Charles s'échappe et groupe autour de lui les plus nobles des Austrasiens. Au mois de mars 716, il attaque les Frisons, qui ont remonté le Rhin sur des barques, tandis que les Neustriens poussaient de nouveau jusqu'à la Meuse. Il est vaincu par Radbod, mais bat les Neustriens à Amblève, près de Malmédy, et, l'année suivante, à Vincy, dans le pays de Cambrai (21 mars 717). Le roi Chilpéric II, qui vient de succéder à Dagobert III, et son maire du palais, Raganfred, s'enfuient jusqu'à Paris, poursuivis par les Austrasiens. Plectrude doit traiter avec Charles et lui livrer ses trésors. Fidèle à la tradition des maires austrasiens, Charles Martel se donne alors un roi, Clotaire IV ; puis, reprenant du côté de la Germanie l'œuvre paternelle, il va ravager la Saxe jusqu'au Weser.

Cependant l'Aquitaine avait repris peu à peu son autonomie'. Une sorte d'entente s'était établie entre ses cités et les tribus des Vascons ; sous le duc Lupus, mort en 674, un vaste duché avait été organisé dans le bassin de la Garonne. Son chef était Eudes, dont l'origine est restée obscure[3]. Chilpéric et Raganfred lui envoient des présents et, en échange de son appui, offrent de le reconnaître comme roi d'Aquitaine. Eudes, en 719, rejoint les Neustriens près de Soissons, mais Charles accourt et met les alliés en déroute. Le duc d'Aquitaine s'enfuit au delà de la Loire, emmenant Chilpéric et ses trésors. Désormais le fils de Pépin est le maitre en Neustrie comme en Austrasie. Clotaire étant mort, il reconnaît Chilpéric pour roi ; l'année suivante, celui-ci ayant disparu, les Francs tirent du monastère de Chelles Thierry, fils de Dagobert III, et le mettent sur le trône.

Avec une extrême énergie, Charles Martel abattit aussi les tyrans qui, par toute la Gaule, revendiquaient la domination. Savaricus, évêque d'Auxerre, qui avait conquis une partie de la Gaule méridionale, ayant été tué par la foudre au moment où il marchait sur Lyon, son successeur, Hainmar, avait étendu sa puissance, dit un contemporain, à ce point qu'il devint pour ainsi dire le duc de toute la Bourgogne. Euchérius, évêque d'Orléans et neveu de Savaricus, essayait, comme son oncle, de se créer une principauté. Charles reprit la Bourgogne sur ces usurpateurs. Il reconstituait l'unité de la Gaule.

La conquête de la Germanie restait toujours à faire ; les expéditions franques dans ce pays n'étaient que des razzias, qu'il fallait toujours recommencer. De 725 à 734, Charles mène deux campagnes en Bavière, destitue Theutbald, duc d'Alamanie, ravage la Frise, y brûle les temples païens, et oblige les Saxons révoltés à se reconnaître une fois de plus tributaires.

Mais un danger menaça tout à coup le royaume franc[4]. Les Arabes avaient passé le détroit de Gibraltar en 711. Trois ans plus tard, ils étaient maîtres de presque toute l'Espagne ; au Nord seulement, dans la Cantabrie, où régnait le roi Pélage, les chrétiens résistaient encore. Le vali El-Haur, qui gouvernait l'Espagne au nom du khalife de Damas, envahit la Septimanie en 720 et prend Narbonne. L'année suivante, les Infidèles attaquent Toulouse. Eudes d'Aquitaine les force à la retraite ; mais ils restent établis dans la région. De là, leurs bandes poussent jusque près de Nîmes et prennent Carcassonne ; d'autres remontent le Rhône et la Saône et, le 21 août 725, pillent Autun.

Pendant ce temps, la guerre continue entre Eudes et Charles, qui va par deux fois ravager l'Aquitaine. Eudes, pour se défendre contre lui, appelle à son aide un émir du nord de l'Espagne, Othman ben Abi Nessa, révolté contre le nouveau vali, Abd el-Rhaman, et il lui donne sa fille en mariage. En 732, Abd el-Rhaman, après avoir fait périr Abi Nessa, envahit l'Aquitaine. Eudes est vaincu sur les bords de la Garonne ; Bordeaux est occupé, ses églises sont brûlées. Puis l'ouragan fond sur Poitiers ; la basilique de Saint-Hilaire, située hors des murs, est incendiée, mais la ville résiste. Abd el-Rhaman ne s'arrête pas à l'assiéger ; il se dirige vers Tours, la ville sacrée de la Gaule chrétienne.

Eudes s'est résigné à demander secours à Charles Martel, qui marche contre les Sarrasins[5] et rencontre leur avant-garde à Cenon, près de Poitiers, au confluent de la Vienne et du Clain. Pendant sept jours, Chrétiens et Musulmans s'observent. Enfin, le samedi 17 octobre, la bataille s'engage. Les soldats de Charles se forment en masses serrées. Les gens du Nord, dit un annaliste espagnol de ce temps, sont comme un mur immobile et glacé par le froid. Contre ce mur se brise la cavalerie sarrasine. La nuit arrêta le combat. Au point du jour, les Francs, voyant les tentes ennemies dressées en bon ordre, se préparaient à l'attaque ; mais les Arabes avaient profité des ténèbres pour fuir. Abd el-Rhaman avait été tué ; les débris de son armée regagnèrent le territoire musulman.

La bataille de Poitiers est une date mémorable de notre histoire. Les contemporains en eurent conscience. Un chroniqueur nomme les soldats francs les Européens, et, en effet, en ce jour où il fut décidé que la Gaule ne deviendrait pas sarrasine comme l'Espagne, c'est bien l'Europe que les Francs défendirent contre les Asiatiques et les Africains. L'année suivante, Abd el-Melek, successeur d'Abd el-Rhaman, qui voulait venger la défaite de l'Islam, fut arrêté dans les gorges des Pyrénées.

Cependant les Arabes restaient maîtres de la Septimanie, et cherchaient à s'étendre sur la Provence. Partis de Narbonne, ils s'emparèrent d'Arles et d'Avignon (735). Une première expédition de Charles dans la vallée du Rhône (736) n'eut point d'effet durable. Les Sarrasins ravagèrent presque toute l'Aquitaine et d'autres provinces par le fer et par le feu ; ils pillèrent terriblement la Bourgogne. Ils brûlaient les monastères, ils souillaient les lieux sacrés et emmenaient en Espagne d'innombrables captifs. L'état du pays favorisait les Infidèles : la domination franque, qui ne s'y était jamais solidement implantée, avait à peu près disparu ; de puissantes familles s'y étaient taillé des principautés ; plusieurs comtes, pour se rendre indépendants des Francs, avaient traité avec les Sarrasins.

En 737, une armée conduite par le duc Childebrand, autre bâtard de Pépin II, descend la vallée du Rhône. Charles la rejoint devant Avignon, s'empare de cette ville, et, marche vers Narbonne. Des troupes de secours envoyées d'Espagne débarquent à sept milles de la place. Les Francs se portent au-devant d'elles, et une bataille s'engage à l'endroit où la rivière de la Berre se jette dans les marais de Sigean. Les Sarrasins s'enfuient. On ignore pour quelle raison Charles Martel dut ensuite se retirer sans avoir pris Narbonne. Sur le chemin du retour, il détruisit les fortifications d'Agde, de Béziers et de Maguelonne ; à Nîmes, il fit mettre le feu aux portes et aux arènes, qui sans doute servaient de forteresse aux Sarrasins. Ainsi, remarque un contemporain, après avoir vaincu ses ennemis, sous la conduite du Christ, qui le protège en toutes choses et lui assure la victoire, Charles revient chez lui, dans la terre des Francs, siège de sa puissance.

En 739, les Sarrasins reprirent l'offensive ; de nouveau, ils occupèrent Arles. Cette fois, Charles Martel fit appel aux Lombards[6]. Entre les deux peuples, il y avait communauté d'intérêts. Déjà les Arabes avaient pénétré dans la Novalèse et leurs bandes apprenaient peu à peu le chemin de l'Italie. Charles envoya son fils Pépin au roi Liutprand, qui adopta le jeune Franc selon les rites germaniques. Quand les Lombards arrivèrent dans la vallée du Rhône, les Sarrasins avaient disparu. Charles Martel pénétra en Provence, entra à Marseille, et confisqua les biens de ceux qui avaient trahi la cause chrétienne. Nous donnons, dit-il dans un diplôme, à Abbo Tarsia, fille d'Honoria, notre affranchie, les biens de Riculf (situés en Dauphiné et en Provence), qui, infidèle envers le royaume franc, s'est allié avec les Sarrasins et a pris part à leurs déprédations.

 Les Sarrasins occupaient toujours Narbonne, mais l'invasion sarrasine était arrêtée. La source d'ailleurs en était tarie. C'était de l'Afrique, notamment du Maghreb, que partaient les bandes de Berbères qui, traversant l'Espagne, se jetaient sur la Gaule. Or, peu de temps après la bataille de Poitiers, des dissentiments religieux troublèrent ces populations récemment converties à l'islamisme. En 740, elles se soulevèrent, et le gouverneur de Kairouan ne put venir à bout de l'insurrection. Pendant de longues années, la lutte se prolongea, et les guerres d'invasion furent délaissées. Des bandes arabes firent encore des incursions dans la vallée du Rhône, mais ces razzias n'aboutirent à aucun établissement fixe.

En Aquitaine, Eudes était mort en 735. Son fils, Hunald, lui avait succédé. Charles réclama de lui le serment de fidélité. Sur son refus, il envahit l'Aquitaine et s'empara de Bordeaux et de Blaye. Ainsi la domination franque se rétablissait au midi de la Gaule comme au nord ; mais elle devait y rencontrer encore de terribles résistances.

 

II. — CONVERSION DE LA GERMANIE. SAINT BONIFACE[7].

CHARLES Martel, comme ses prédécesseurs, soutint en Germanie les missions chrétiennes qui, un moment suspendues dans le désordre où la monarchie était tombée, avaient repris leur œuvre à la fin du VIIe siècle. En 722, il confirme dans la possession de l'église d'Utrecht Willibrord, l'archevêque du peuple des Frisons. Un noble frison converti, Vursing, reçoit de lui des terres et devient l'auxiliaire le plus actif des missionnaires ; le petit-fils de Vursing, Liudger, achèvera la conversion du pays.

En Alamanie, Charles protège Pirmin, qui a entrepris d'extirper les coutumes païennes encore répandues, même parmi les fidèles, et fonde en 724 le monastère de Reichenau. Obligé par l'hostilité du duc Theutbald de se réfugier en Alsace, Pirmin y organise ou y réforme de nombreux couvents, tels que ceux de Murbach, Marmoutiers, Neuvilles. Un écrit du missionnaire montre le paganisme survivant dans le pays. Les pierres, les arbres, les fontaines, les carrefours étaient encore l'objet d'un culte ; des malades allaient y suspendre des ex-voto représentant les membres dont ils voulaient obtenir la guérison ; on invoquait les noms des vieilles divinités germaniques, Freia, Holla. Pirmin combat habilement les pratiques païennes, et la vie chrétienne pénètre de plus en plus parmi les Alamans.

Mais le principal apôtre de la Germanie fut l'Anglo-Saxon Wynfrith, qui changea son nom en celui de Boniface. Fils d'un noble saxon du Wessex, il naquit vraisemblablement entre 672 et 675. Sa jeunesse se passa dans les monastères de la Grande-Bretagne, où la vie d'ascétisme et d'études était alors florissante ; il apprit la grammaire, la métrique, et surtout acquit une connaissance profonde de l'Écriture sainte. Mais l'étude ne suffit pas à ce moine, qui avait l'âme d'un apôtre. Il part pour Rome vers la fin de l'année 717. Le 15 mai 719, Grégoire II le charge de visiter les peuples les plus sauvages de la Germanie. Traversant la Bavière et la Thuringe, Boniface se rend auprès de Willibrord, pour faire l'apprentissage de sa vie nouvelle. Il y demeure trois ans. L'archevêque désirait le garder et faire de lui son successeur, mais Boniface voulait conquérir à l'Église des terres nouvelles.

Il commence par la liesse son apostolat, et tel est le succès de sa prédication qu'il songe bientôt à donner au pays une organisation ecclésiastique. Il demande au pape des instructions ; Grégoire II l'appelle à Rome, et, le 30 novembre 722, le nomme évêque de la Hesse et de la Thuringe. Boniface prête à cette occasion un serment dont voici la formule : Je jure de ne consentir à rien, sur le conseil de qui que ce soit, contre l'unité de la commune et universelle Église, mais de garder la foi et ma pureté, de servir en toutes choses toi et ton Église, à qui Dieu a donné le pouvoir de lier et de délier. Si je connais des prêtres qui parlent contre les règles anciennes des saints Pères, je n'aurai avec eux aucune communion. Bien au contraire, je les en empêcherai, si je le puis ; si je ne le puis, fidèlement j'informerai aussitôt de leur conduite mon seigneur apostolique.

Boniface va donc devenir le légat de la papauté en Germanie, l'exécuteur de ses ordres, l'organisateur de la discipline catholique. Le Saint-Siège redoutait la tendance des évêques et du clergé de chaque pays à former des églises nationales s'administrant elles-mêmes et délibérant en conciles. Jusque-là, les missions en Germanie avaient été presque toujours indépendantes de la cour de Rome ; beaucoup étaient venues des monastères d'Écosse et d'Irlande, ces foyers de christianisme, qui avaient leurs usages particuliers et comme leur vie à part. Le pape entreprit de diriger l'évangélisation et de soumettre la terre nouvelle de Germanie à la discipline romaine, comme y avaient été soumis au siècle précédent les royaumes anglo-saxons. Or Boniface avait vécu dans cette église anglo-saxonne, qui chérissait Rome avec l'amour d'une fille pour sa mère, et qui envoyait au seuil des apôtres une foule de pèlerins, parmi lesquels des princes et des rois. Il était prédisposé, autant par nature que par éducation, à devenir le serviteur dévoué du Saint-Siège. Son lime est, comme il le dit lui-même, triste, pleine d'angoisses ; lui qui évangélise les peuples au péril de sa vie, il craint perpétuellement de se tromper ; il a besoin d'une règle, et c'est du pape qu'il l'attend. Sur les grandes choses et sur les petites, — il demande un jour s'il est permis de manger la chair du cheval, des geais et des cigognes, — il veut savoir ce qu'enseigne, ce qu'observe l'Église romaine. Il entend vivre et mourir in servitio aposiolicæ sedis, dans le servage du siège apostolique.

Mais, pour accomplir sa double tâche de réformateur et d'apôtre. Boniface, comme Willibrord, comme Pirmin, a besoin de l'appui de Charles Martel. Celui-ci semble bien avoir compris que des victoires et des massacres ne suffisent point pour faire respecter en Germanie la suprématie franque. Il donne à l'envoyé de Saint-Pierre une lettre de sauvegarde, où il fait savoir aux ducs, comtes et autres officiers, qu'il l'a pris sous sa mainbour et sa défense. De son côté, Boniface se soumet à son pouvoir et à son patronage. Ainsi, au spirituel, le missionnaire relève du pape ; au temporel, de Charles, et c'est l'effort combiné du serviteur de la papauté et du prince des Francs qui va sauver près de cent mille âmes.

Boniface va d'abord dans le pays de Hesse, qu'il connaît déjà. A Geismar, il abat un chêne consacré à Odin, et, avec le bois de cet arbre vénéré par les païens, il construit un oratoire consacré à saint Pierre. De là, il passe en Thuringe, et, dans ce pays à demi converti. il lutte contre les coutumes et les superstitions païennes qui altèrent encore la vie chrétienne.

Au milieu des labeurs de ses missions, le moine anglo-saxon se souvient cependant des monastères où s'est écoulée sa jeunesse ; il reste en relations avec ses compatriotes, leur confie ses peines, leur demande leurs prières. D'Angleterre lui viennent ses plus actifs collaborateurs, Lull, Denehard, Burchard. Il correspond aussi avec de saintes amies ; il écrit des lettres d'amour mystique à l'abbesse Eadburg, qu'il entoure des liens d'or d'un amour spirituel et qu'il serre dans un divin et virginal baiser d'affection. Il appelle auprès de lui Chunihild, Chunitrud, Thécla, et la douce Lioba, belle comme les anges, ravissante dans ses discours, savante dans les Écritures et les saints canons. En même temps que des monastères d'hommes, à Amöneburg, à Fritzlar, plus tard à Fulde, des couvents de femmes sont fondés à Kitzingen et à Ochsenfurth.

Grégoire III, qui vient de succéder à Grégoire II, admire ces progrès de la mission. En 732, il donne à son serviteur Boniface le pallium, avec le titre d'archevêque et le droit de sacrer des évêques ; en 738, il l'envoie en Bavière et en Alamanie, et il écrit aux évêques de ces pays pour leur recommander d'obéir à son représentant, de recevoir ses instructions conformes aux usages et aux règles de l'Église catholique, et de se rendre aux conciles qu'il convoquera. Boniface arrive en Bavière au moment où Charles Martel vient d'y établir duc Odilon, de la famille des Agilolfingiens, un bon serviteur de l'Église. Secondé par lui, l'envoyé de saint Pierre divise le pays en quatre évêchés, Passau, Ratisbonne, Salzbourg, Freising, et en nomme les évêques. Grégoire III le félicite : Ne cesse pas, très cher frère, de leur enseigner la sainte, catholique et apostolique tradition du siège de Rome, afin que leurs esprits encore grossiers soient éclairés et qu'ils marchent dans la voie du salut. Trois évêchés sont créés pour la Thuringe et la Hesse, ceux de Burabourg (ville qui n'existe plus), de Wurzbourg et d'Erfurt.

Ce progrès du christianisme et de l'Église romaine dans les régions germaniques attirait sur Charles Martel l'attention de la papauté. Grégoire II avait écrit à Charles pour lui recommander le missionnaire qu'il chargeait de répandre la prédication parmi les peuples de la Germanie situés sur la rive droite du Rhin, et encore possédés par l'erreur du paganisme ou l'obscurité de l'ignorance. Ainsi avaient commencé les relations entre le prince des Francs et le Saint-Siège. Bientôt Grégoire III sollicita de Charles Martel un secours d'une autre nature.

Depuis un siècle environ, les Lombards poursuivaient la conquête de l'Italie. Des Alpes, ils avaient peu à peu étendu leur domination jusqu'au sud de la péninsule. En 739, le roi Liutprand campait près de Rome, dans le Champ de Néron ; plusieurs forteresses, tombées entre ses mains, avaient été rasées. Le château de Gallese était menacé ; s'il était pris, les Romains, coupés de leurs communications avec Ravenne, n'avaient plus à espérer le secours de l'Orient. Le pape se rappela l'appui prêté par les Francs aux troupes impériales pendant les guerres contre les Goths : il envoya à Charles l'évêque Anastase et le prêtre Sergius, pour lui demander de délivrer les Romains de l'oppression lombarde, et lui remettre les clefs de la confession de Saint-Pierre. Ces clefs étaient une sorte de décoration que les souverains pontifes envoyaient, en signe d'amitié, aux personnes illustres ; on leur attribuait des vertus miraculeuses.

Mais les Francs venaient d'achever, avec l'aide des Lombards, d'expulser les Sarrasins de Provence. D'autre part, les Romains avaient donné de justes griefs à Liutprand, en soutenant contre lui les ducs rebelles de Spolète et de Bénévent. Charles ne pouvait, sans ingratitude, se déclarer contre ses anciens alliés. Il accueillit fort bien l'ambassade pontificale, la combla de cadeaux, et la renvoya en Italie sous l'escorte de deux Francs, Grimmon, abbé de Corbie, et Sigebert, moine de Saint-Denis ; mais il ne fit pas d'autre démonstration. Grégoire III renouvela, l'année suivante, ses instances auprès du vice-roi des Francs ; il le conjura, par le Dieu vivant et vrai, de ne point préférer l'amitié du roi des Lombards à l'amour du prince des apôtres. Charles resta sourd à ce nouvel appel, et peu de temps après, le pape et lui moururent.

Charles Martel mourut le 22 octobre 741, à Quierzy-sur-Oise, et fut enseveli dans la basilique de Saint-Denis. Selon l'expression de son principal historien, il avait conquis tous les États environnants et régné sur les deux royaumes (Austrasie et Neustrie) pendant vingt-six ans. Son œuvre fut en effet considérable. Il a travaillé à reconstituer le regnum Francorum, la plus forte puissance qui se soit élevée sur les ruines de l'ancien empire, le premier des États du monde nouveau. Il a contribué, par la force de ses armes et par l'aide prêtée aux missionnaires, à introduire la Germanie dans la communauté occidentale et chrétienne. Ainsi, peu à peu, se dessinait l'Europe future, l'Europe chrétienne : cette Europe, il l'a défendue contre l'Islam victorieusement. Avec lui, d'autre part, ont commencé les relations des Francs et de la papauté, dont les suites devaient être si grandes. Charles Martel n'a pas compris pleinement l'importance de l'œuvre dont il a été l'ouvrier énergique. C'est l'avenir qui donnera tout leur sens aux événements accomplis sous son principat. Au reste, nous connaissons très peu sa personne. Il fut certainement un homme fort, un conquérant vigoureux, un vaillant. Les annalistes signalent à titre d'exception les années de sa vie qui se passèrent sans expédition militaire, et toutes les mentions qu'ils font de ses guerres se terminent par une formule triomphale où l'on sent comme l'enthousiasme de la lutte et de la perpétuelle victoire.

A côté de Charles, le roi Thierry avait vécu jusqu'en 737. Lorsque ce Mérovingien mourut, Charles n'osa pas prendre la couronne ; mais il ne la donna à personne, comptant sans doute que les Francs s'habitueraient peu à peu à oublier leur ancienne dynastie.

 

III. — RÉORGANISATION ET RÉFORME DE L'ÉGLISE[8].

CHARLES Martel avait eu de sa femme, Chrotrude, deux fils, Carloman et Pépin, et d'une concubine, Swanahild, ramenée par lui d'une expédition en Bavière, un bâtard, Grippon. En 741, quelques mois avant sa mort, d'accord avec les grands, il avait partagé ses États entre ses enfants légitimes. A Carloman, lainé, furent attribuées l'Austrasie, l'Alamanie, la Thuringe ; à Pépin, la Bourgogne, la Neustrie et la Provence. Mais Swanahild protesta contre l'exclusion de son enfant, et une troisième part fut composée pour Grippon, avec des fragments de la Neustrie, de l'Austrasie et de la Bourgogne. Aussitôt après la mort de Charles Martel, une querelle éclata entre Grippon et ses frères, et en même temps une révolte dans les duchés soumis aux Francs. Theutbald rentre en Alamanie, Hunald s'insurge en Aquitaine ; Odilon de Bavière, oncle de Swanahild, épouse Hiltrude, la sœur des princes francs, malgré leur défense. Encore une fois, le royaume franc est en péril.

D'abord Carloman et Pépin marchent contre Grippon, le prennent et l'emprisonnent à Neufchâteau dans l'Ardenne. Swanahild est enfermée au monastère de Chelles. Puis, les deux princes s'occupent à remettre l'ordre dans l'État et à recouvrer les provinces qui, après la mort de leur père, se sont séparées de la société des Francs. En 742, ils passent en Aquitaine, brûlent les environs de Bourges, détruisent le château de Loches[9]. A l'automne de la même année, ils font campagne sur le Danube. L'Alamanie est dévastée et soumise, et Odilon de Bavière battu sur les bords du Lech. Alors l'armée franque se partage : Pépin opère en Alamanie, Carloman en Saxe. En 744, Odilon fait sa soumission. Mais pendant ces guerres, Hunald a passé la Loire, brûlé Chartres et l'église épiscopale dédiée à la Vierge. Après qu'ils ont vaincu les Germains, Pépin et Carloman se retournent contre lui. Le duc d'Aquitaine, incapable de résister, se retire dans un monastère de l'île de Ré, et son fils Waïfre lui succède (745).

Comme leur père, les deux frères protègent les missions. Plus étroitement que lui, ils s'allient à l'Église, dont la réforme est un des principaux actes de leur gouvernement.

Au milieu du VIIIe siècle, le clergé franc est en grand désordre. Bon nombre d'évêques et d'abbés, qui ont acheté leur dignité ou l'ont reçue des princes en don, sont des seigneurs grossiers, dont la vie se passe à la chasse ou à l'armée. Ils accroissent leurs domaines par force ; ils font la guerre aux couvents et les pillent. Dans les couvents, les moines se révoltent contre les abbés qui veulent faire observer la règle. Les conciles, si souvent réunis au vie siècle, deviennent de plus en plus rares. En 742, Boniface écrit au pape Zacharie qu'au témoignage des vieillards, les Francs n'ont plus eu de conciles depuis quatre-vingts ans. Il se trompe de quelques années seulement : le dernier parait avoir été tenu à Auxerre en 695 par l'évêque Tetricus.

Le désordre de l'Église s'était accru au temps de Charles Martel, qui, pour acquérir ou garder des fidèles, payait leurs services, sans aucun scrupule, avec les biens ecclésiastiques. Son neveu, Hugues, reçoit pour sa part trois évêchés, Paris, Rouen, Bayeux, et trois abbayes, Saint-Wandrille, Fleury-en-Vexin, Jumièges. Milon, un de ses plus fidèles compagnons de guerre, est évêque de Trèves et de Reims ; il dépense si largement ses revenus qu'il ne laisse rien à ses clercs, et ceux-ci sont obligés de faire du commerce pour vivre. Gérold, évêque de Worms, meurt en combattant les Saxons ; son fils hérite l'évêché. Le monastère de Saint-Wandrille a successivement cinq abbés, qui tous le pillent. L'un d'eux, Teutsind, qui est en même temps abbé de Saint-Martin-de-Tours, dissipe en quatre ans le tiers des biens du couvent. Un autre, Widdon, — également. abbé de Saint-Waast, — est un chasseur passionné ; jamais on ne le voit en costume ecclésiastique ; finalement il se révolte pendant une maladie de Charles. Arrêté, mis à mort, il est remplacé par Raganfred, évêque de Rouen, qui ne sait pas lire. Des laïques envahissent les églises, sans prendre même la peine de recevoir les ordres. Lyon, Vienne, Metz, Verdun, le Mans, restent sans évêques pendant plusieurs années.

Boniface était épouvanté de ces scandales. Dans la plupart des cités, écrit-il au pape, l'épiscopat est livré à des laïques avides des biens de l'Église ou à des clercs adultères, débauchés, pratiquant l'usure. Après la mort de Charles Martel, il s'adresse à son fils acné, Carloman, et lui demande de l'aider à réformer l'Église.

Carloman était un prince très pieux. Il entend l'appel de Boniface, et, le 21 avril 742, on ne sait en quel lieu, rassemble un premier concile composé des évêques de ses États, pour chercher les meilleurs moyens de rétablir la loi de Dieu et la religion de l'Église anéanties au temps des anciens princes. Boniface assiste au concile comme envoyé de saint Pierre. Le 2 mars 744, Pépin tient à Soissons une assemblée analogue. La même année, Carloman en convoque une autre, et le pape Zacharie écrit qu'il faut ramener à la règle non seulement la Bavière, mais toute la province des Gaules. En mars 743, probablement à Leptines (les Estinnes, province de Hainaut), s'assemble un concile général de la monarchie franque.

Voici les principaux articles de la réforme : périodicité des conciles : un concile se réunira chaque année pour veiller au maintien des canons et des droits des églises ; — rétablissement de la hiérarchie : il y aura un ou plusieurs archevêques institués dans chaque État ; toute cité aura son évêque ; tout prêtre sera soumis à l'évêque et lui rendra compte de ses actes deux fois par an ; — rétablissement des mœurs : les moines suivront la règle de saint Benoît ; il est interdit aux serviteurs de Dieu de porter les armes, de combattre, d'aller à la guerre, de chasser ou de parcourir les forêts avec des chiens, d'élever des éperviers et des faucons, de porter le costume des laïques ; aucune femme ne doit habiter sous leur toit ; la fornication et l'adultère sont sévèrement punis ; — mesures pour sauvegarder les propriétés de l'Église : elle recouvrera les biens qui lui ont été enlevés ; désormais le guerrier les tiendra d'elle à titre de précaire ou de bénéfice, et lui paiera un cens[10].

Quand la réforme aura porté ses fruits, à l'épiscopat des derniers temps mérovingiens ignorant, débauché, dépourvu de toute autorité morale, succédera un épiscopat mieux instruit, mieux pénétré de ses devoirs envers la société et la religion, et qui jouera un rôle dans les lettres et la politique.

Ces résultats ne furent pas obtenus sans difficulté. Plusieurs membres du clergé protestèrent ; il fallut dégrader des prêtres et des évêques. Boniface souffrit bien des injures et des persécutions. Il réussit, parce qu'il était soutenu dans sa tâche par les princes des Francs. Sans le patronage du prince des Francs, écrit-il à Daniel, évêque de Winchester, je ne puis, ni gouverner le peuple des fidèles, ni corriger les clercs, les moines et les nonnes ; sans ses instructions, je ne puis parvenir à empêcher en Germanie les rites des païens, les sacrilèges des idoles. Carloman et Pépin assistaient aux conciles avec leurs grands et prenaient part à la discussion. Généralement ils les faisaient coïncider avec les assemblées politiques ; on traitait ainsi en même temps les affaires de l'Église et celles de l'État. Les décrets, rendus sous forme de Capitulaires, étaient promulgués en leur nom. C'étaient eux qui ordonnaient, défendaient, menaçaient. Quiconque, dit le dixième canon du concile de Soissons, transgressera ce décret que vingt-trois évêques et d'autres prêtres et serviteurs de Dieu ont établi avec le consentement du prince Pépin et des nobles francs, devra être jugé par le prince lui-même, ou par les évêques, ou par les comtes.

Boniface continuait d'agir en serviteur de la papauté. Des évêques placés sous ses ordres, il exigeait avant tout le serment de garder jusqu'à la mort la foi et l'unité catholique, et la soumission envers l'église romaine, saint Pierre et son vicaire. Pépin et Carloman, de leur côté, s'adressent souvent au pape pour le consulter. Ainsi commence l'alliance intime des princes francs et de l'Église romaine.

En 748, Boniface avait été fait archevêque de Mayence. Cette création d'un nouveau siège archiépiscopal fut un grand événement : Mayence allait être la métropole de la Germanie devenue chrétienne et soumise à l'église de Rome. Sa tâche de réformateur une fois accomplie, l'apôtre, bien qu'il eût près de quatre-vingts ans, retourna en Frise, où il avait commencé sa carrière auprès de Willibrord. Il avait déjà converti des milliers d'âmes, quand il arriva à Dokkum, sur les rives de la Boom, et y planta ses tentes. Quelques fidèles seulement, des prêtres, des enfants, l'accompagnaient. Le 5 juin 754, au matin, le petit camp fut envahi par une multitude de gens armés. Le vieillard sortit avec les reliques des saints ; mais les païens l'entraînèrent et le mirent à mort. Son corps, recueilli par ses disciples, fut porté au monastère de Fulde.

 

IV. — L'AVÈNEMENT DES CAROLINGIENS. LE RÈGNE DE PÉPIN LE BREF[11].

EN 747, Carloman, après avoir confié à Pépin ses États et ses enfants, partit pour Rome, où il fut ordonné clerc par le pape Zacharie. Il se retira ensuite au mont Soracte, et y fonda un monastère ; mais, les visites des seigneurs francs qui faisaient le voyage d'Italie le troublant dans sa retraite, il alla s'établir au mont Cassin vers 750. Le motif de cette retraite fut peut-être le remords que lui laissa un grand massacre qu'il fit en 746 d'Alamans révoltés, peut-être simplement la séduction qu'à cette rude époque la vie contemplative exerçait sur un grand nombre d'âmes.

Lorsque Carloman partit pour l'Italie, Grippon était toujours prisonnier à Neufchâteau. Croyant n'avoir plus rien à craindre de lui, Pépin le fait mettre en liberté ; mais Grippon s'enfuit au delà du Rhin et soulève une partie de la Saxe. En 748, traqué par Pépin, il passe en Bavière, et, Odilon étant mort, usurpe le duché sur le fils de celui-ci, Tassilon, un enfant de sept ans : le duc des Alamans, Lantfred, et le comte du Nordgau, Siudger, se déclarent pour lui. Alors Pépin conduit en Germanie une grande armée. Sur les bords de l'Inn, les Bavarois lu i offrent de se soumettre : il accepte, rétablit Tassilon, et emmène captifs Lantfred et Siudger (749). Quant à Grippon, quoique Pépin lui eût de nouveau pardonné et qu'il l'eût doté de douze comtés en Neustrie, il n'en persista pas moins dans la rébellion. Après avoir essayé d'entraîner dans son parti le duc Waïfre d'Aquitaine, il allait passer les Alpes pour rejoindre le roi des Lombards, quand il mourut à Saint-Jean-de-Maurienne.

Cependant les rois mérovingiens s'effaçaient de plus en plus ; les chroniqueurs ne s'occupent plus d'eux, et on ne les trouve guère mentionnés que dans les chartes et privilèges. Malgré cela, cette royauté moribonde était encore défendue par le respect qu'elle inspirait à ses sujets. Les Francs attribuaient à leurs rois chevelus un caractère sacré ; ils aimaient à chanter les légendes dont le berceau de la race était entouré. C'est pourquoi, au Champ de mars de 743, Carloman et Pépin donnèrent le titre de roi à un Mérovingien, Childéric III, sous le nom duquel ils gouvernèrent en commun. Ce fut le dernier hommage rendu à l'ancienne dynastie par la famille qui allait lui succéder.

En 751, la paix régnait depuis deux ans dans le royaume, et Pépin était seul maitre de l'État : alors la révolution s'accomplit. Le fils de Charles Martel avait, à cette date, trente-sept ans. Il était un enfant de l'Église ; baptisé par Willibrord, et filleul de Raganfred, le futur archevêque de Rouen, il avait reçu, au monastère de Saint-Denis, qu'il combla plus tard de bienfaits, une éducation qui parait lui avoir laissé un certain goût pour les lettres sacrées et profanes : il se fit envoyer de Rome des livres grecs — ce qui ne veut pas dire, d'ailleurs, qu'il sût le grec, — une géométrie, des traités d'Aristote. Il avait montré à l'Église son dévouement, en collaborant à la réforme que dirigeait Boniface. Chef des guerriers en même temps que protecteur des évêques, il était vraiment le roi : dès 742, un diplôme l'appelle celui à qui le Seigneur a confié le soin de gouverner.

Mais il semble que Pépin fût un politique, et qu'il craignit de provoquer des résistances en usurpant la couronne des Mérovingiens. L'avènement de la seconde dynastie fut prudemment préparé par lui. Avec l'avis et le consentement de tous les Francs » une ambassade composée de Fulrad, abbé de Saint-Denis, et de Burchard, évêque de Wurzbourg, l'un des disciples de saint Boniface, se rendit auprès du pape Zacharie pour le consulter au sujet des rois qui existaient alors chez les Francs, et qui portaient le nom de roi sans avoir l'autorité royale. Zacharie, Grec de Sicile, était aussi un politique ; il savait quels services les princes francs avaient rendus et pouvaient rendre à l'église romaine. Il répondit qu'il valait mieux appeler roi celui qui avait le pouvoir que celui qui en restait dépourvu. Et conclut un annaliste, pour que l'ordre ne fût point troublé, il commanda, en vertu de son autorité apostolique, que Pépin fût élevé à la royauté.

Il est peu probable que le pape ait donné un pareil commandement, Il se contenta sans doute de répondre à la question comme elle lui était proposée. Sitôt qu'il eut reçu cet avis favorable, Pépin convoqua une assemblée du peuple franc à Soissons, et, au mois de novembre 751, par l'élection de tous les Francs, la consécration des évêques et la soumission des grands, il fut placé sur le trône ainsi que sa femme Bertrade. Childéric III et son fils Thierry furent tondus et envoyés, l'un au monastère de Saint-Bertin, l'autre à Saint-Wandrille. Avec eux, les Mérovingiens disparaissent. Boniface, entouré des autres évêques et des prêtres des Gaules, avait peut-être représenté le Saint-Siège à l'assemblée de Soissons et sacré le roi et la reine.

Le nouveau roi témoigna sa gratitude à l'Église. Il prit sous sa protection de nombreux monastères, qu'il enrichit par des donations ; parmi eux, au premier rang, ceux de Saint-Denis, Saint-Calais, Prüm et Saint-Wandrille. En 753, il mena une expédition contre la Saxe. Il s'avança jusqu'au Weser ; les Saxons promirent d'être fidèles, de payer tribut, et de recevoir des missionnaires chrétiens.

Pendant ce temps, la papauté courait de grands dangers. A Liutprand avait succédé Ratchis ; mais ce prince, religieux et pacifique, se retira au mont Cassin, et son frère Aistulphe, devenu roi des Lombards, recommença les attaques contre Rome et Ravenne. Zacharie était mort et Étienne II l'avait remplacé, le 26 mars 752. Le nouveau pape renouvela auprès de Pépin la démarche faite par Grégoire III auprès de Charles Martel. Il pria secrètement le roi de l'envoyer chercher par deux de ses fidèles. Pépin chargea de cette mission Chrodegang, évêque de Metz, et le duc Autchaire. Le 14 octobre 753, Étienne II sortit de Rome en compagnie des représentants de l'empereur et du roi des Francs, et se rendit à Pavie auprès d'Aistulphe, qui ne voulut rien entendre. Le 15 novembre, le cortège pontifical — que les représentants de l'empereur avaient quitté — s'achemina vers les Alpes, qu'il passa au col du Grand Saint-Bernard. A Saint-Maurice, Étienne trouva l'abbé de Saint-Denis, Fulrad, et le duc Rothard, qui lui souhaitèrent la bienvenue au nom du roi des Francs.

La rencontre se fit à Ponthion, le 6 janvier 734. Pépin avait envoyé au devant du pape, jusqu'à une distance de cent milles, son fils Charles, le futur Charlemagne. Quand il sut qu'Étienne approchait, il alla vers lui avec sa famille et sa cour ; à la vue du pape, il mit pied à terre et marcha à côté du cheval du pontife. Le cortège entra dans la villa royale au chant des hymnes et des cantiques. Comme c'était la fête de l'Épiphanie, le pape se rendit à la chapelle. Là, il se jeta aux genoux de Pépin, et l'adjura de défendre la cause de saint Pierre et de la République romaine. Le roi s'engagea par serment à faire ce qui serait en son pouvoir pour le délivrer des Lombards. Étienne II demeura tout l'hiver à Saint-Denis. A l'automne, l'assemblée des Francs se tint à Berny ou à Quierzy, et le roi décida, d'accord avec elle, qu'il ferait prochainement une expédition en Italie.

Malgré les précautions prises, le transfert de la couronne des Mérovingiens aux Carolingiens ne s'était pas fait sans difficulté. Soit avant, soit après l'assemblée de Soissons, des troubles se produisirent.

Le 28 juillet 754, à Saint-Denis, Étienne II sacra, à son tour, Pépin, la reine Bertrade et leurs enfants ; puis il interdit aux Francs, sous peine d'excommunication, de choisir désormais un roi en dehors de cette famille, qui avait été élevée par la divine piété, et consacrée, sur l'intercession des saints apôtres, par les mains de leur vicaire, le souverain pontife.

L'onction des rois par l'huile sainte empruntée à l'antiquité sacrée, pratiquée en Espagne chez les Wisigoths, en Bretagne chez les Bretons d'abord, puis chez les Anglo-Saxons, était inconnue en Gaule Les rois mérovingiens n'avaient pas été sacrés. Le sacre donnait à la royauté carolingienne une dignité et une puissance nouvelles. Un roi, qui tenait, comme Pépin, son pouvoir d'une élection, pouvait le perdre par le fait d'une autre élection. Sacré, il était l'élu de Dieu même ; il prenait une sorte de caractère sacerdotal indélébile : Tu es sacerdos in æternum. On verra, au cours de l'histoire carolingienne et dans les débuts de celle des Capétiens, les effets politiques de la coutume du sacre. Déjà Pépin aime à rappeler qu'il est l'élu du Seigneur et que sa puissance est d'origine divine.

 A Saint-Denis encore, le 28 juillet 734, Pépin fut fait patrice des Romains par le pape, ainsi que ses deux fils. Le patriciat était une dignité byzantine créée par Constantin et conférée par les empereurs, soit à leurs sujets qui avaient rempli de très hautes charges dans l'État, soit aux princes étrangers qu'ils désiraient honorer. Odoacre, Théodoric, Sigismond, Charles Martel peut-être, l'avaient reçu ; Clovis avait été consul. C'était un moyen de flatter l'amour-propre des rois barbares et d'obtenir leur alliance, que de leur donner le manteau, l'anneau, le cercle d'or. Au reste, le patriciat n'était pas une magistrature réelle ; il ne donnait à Pépin aucune part dans l'administration de la ville de Rome, et le roi ne prit jamais dans ses diplômes le titre de patrice. Mais cette dignité le rattachait aux vieilles puissances, au siège de Rome, à l'Empire ; elle achevait d'effacer en lui la qualité de parvenu.

Ainsi le pape avait accru et surélevé la dignité du roi des Francs. Mais ces bienfaits n'étaient pas gratuits : l'alliance du trône et de l'autel, comme on dira beaucoup plus tard, commence véritablement à cette date. Elle exigeait une réciprocité de services, et le pape, par instances réitérées, demanda tout de suite sa récompense. Dans les lettres expédiées par la chancellerie pontificale après 754, il est parlé sans cesse des devoirs contractés par le prince devenu l'oint du Seigneur : c'est saint Pierre lui-même, y est-il dit, qui a sacré Pépin afin que, par lui, l'Église fût exaltée ; il l'a constitué le libérateur et le défenseur de cette Église.

Cependant la politique imposée à Pépin par toutes ces circonstances rencontrait une vive opposition chez les grands. Ceux-ci voyaient dans les Lombards un peuple allié et ami, et ne se souciaient pas de faire la guerre pour la libération de l'Église romaine[12]. Pépin essaya d'abord d'éviter cette guerre. De Ponthion, il envoya une ambassade au roi lombard pour l'adjurer, par respect pour saint Pierre et saint Paul, de ne point marcher en ennemi contre Rome. Cette prière étant restée infructueuse, l'armée franque partit pour l'Italie, l'année 754 (probablement au mois d'août). Elle passe par Lyon et Vienne, et, suivant la vallée de l'Arc, arrive à Saint-Jean-de-Maurienne. Une nouvelle ambassade somme alors le roi des Lombards de rendre pacifiquement et sans effusion de sang ce qui appartient à la république des Romains[13] : il répond par des menaces. L'armée traverse les Alpes, Aistulphe est battu à Suse. Après ce fait d'armes, que le pape déclare miraculeux, les Francs s'avancent jusqu'à Pavie ; les environs de la ville sont brûlés et dévastés.

Malgré ces succès, l'aristocratie franque restait hostile à la politique romaine de Pépin ; les conseillers du roi menaçaient de l'abandonner. C'est à eux qu'Aistulphe réduit à traiter s'adressa ; il demanda la paix par l'intermédiaire des prêtres et des seigneurs francs. Malgré l'opposition du pape Étienne, qui dénonça en termes véhéments la perversité des Lombards et la mauvaise foi de leur chef, Pépin accueillit ces ouvertures. Par un traité signé probablement au mois d'octobre, Aistulphe s'engageait à restituer la cité de Ravenne, avec diverses autres cités de l'Exarchat et de la Pentapole, à réparer ses torts envers le siège apostolique et à ne plus l'inquiéter dans l'avenir. C'était envers le roi des Francs qu'il contractait ces obligations, à lui qu'il livrait ses otages. Il lui avait même promis un tribut annuel et une indemnité de guerre.

Le pape retourna à Rome avec une escorte conduite par Fulrad, abbé de Saint-Denis, et Pépin rentra en France avec les otages. Parmi les clauses inscrites dans le traité de 734, il en est une qui avait une importance particulière : les villes restituées[14] par les Lombards devaient être remises au pape.

Cette donation était une atteinte aux droits de l'empereur, maitre légitime de l'Italie ; mais c'était aussi la conséquence d'une suite très longue d'événements. Les liens entre l'Occident et l'Orient n'avaient pas cessé de se détendre depuis des siècles. La vague suprématie des empereurs byzantins sur les rois germaniques s'était évanouie depuis longtemps : Pépin ne se croyait certainement pas sujet de l'empereur ; il était l'élu des Francs, sacré par l'Église. L'Italie, il est vrai, avait été reconquise par les Byzantins ; sauf les parties occupées par les Lombards, elle faisait partie intégrante de l'Empire, et la papauté était assujettie à celui-ci, depuis que les empereurs étaient devenus chrétiens et qu'ils avaient pris une grande autorité sur l'Église. Mais cette sujétion, avec le temps, était devenue intolérable au pape. Il avait besoin, étant sans force matérielle et sa puissance spirituelle n'étant pas organisée, d'un protecteur efficace ; et, de Constantinople, il ne lui venait plus guère que des affronts pour lui, et des dangers pour la foi. Il se tournait donc d'instinct vers les puissances nouvelles, vers les rois germaniques de Gaule, de Grande-Bretagne, d'Espagne. Entre le pape et les rois francs, qui s'élevèrent bientôt au-dessus des autres princes barbares, les relations avaient commencé au temps des Mérovingiens ; nous venons de voir comment elles devinrent intimes avec les chefs austrasiens. Ducs des Francs et évêques de Rome se sont rencontrés dans une action commune en Germanie. Les uns et les autres étaient des conquérants, qui se prêtaient une mutuelle assistance. Le péril lombard a rendu plus pressant pour le pape la nécessité d'un protecteur. Le sacre a lié la partie entre la dynastie nouvelle et le Saint-Siège. L'Église, qui salue les rois carolingiens des noms sacrés de David et de Salomon, a trouvé un nouveau peuple de Dieu, qu'elle veut employer à ses fins. Ainsi, par la force des choses, elle se détache de la puissance caduque de l'ancienne Rome. Le cadeau fait par Pépin d'une terre impériale au siège de Rome est le commencement d'une histoire nouvelle.

Aistulphe avait cédé à la force ; mais il viola ses promesses, ne voulut pas rendre un pouce de terre, et mit de nouveau le siège devant Rome (1er janvier 756). Étienne II écrivait lettre sur lettre pour réclamer une nouvelle expédition franque ; les grands montraient toujours la même répugnance à combattre les Lombards. Alors le pape adressa à Pépin, à ses fils et au peuple des Francs une lettre, rédigée comme si l'auteur en eût été saint Pierre lui-même, leur demandant de défendre la demeure où il reposait selon la chair. La crédulité des hommes de ce temps permet de supposer que les Francs crurent vraiment recevoir un appel de l'apôtre. Toujours est-il qu'au Champ de mai de 756, l'expédition fut décidée.

Cette deuxième guerre est tout à fait semblable à la précédente. Les Francs arrivent devant Pavie ; Aistulphe demande la paix par l'entremise des seigneurs et des prêtres francs, renouvelle ses promesses de fidélité et promet de céder au pape les villes énumérées dans le traité de 754, en y ajoutant Comacchio. Mais cette fois, Pépin fait au pape une donation en règle.

Par cet acte, il abandonnait à perpétuité à l'Église romaine, à saint Pierre et aux pontifes ses successeurs les cités concédées en 754. Fulrad visita ces villes en qualité de missus ; chacune d'elles lui remit ses clefs et des otages. Puis il se rendit à Rome et déposa solennellement les clefs et le texte de la donation sur le tombeau de saint Pierre. Le pape plaça le précieux document dans ses archives ; il combla l'abbé de Saint-Denis de présents et d'honneurs ; il écrivit à Pépin pour le remercier. C'est ainsi que fut constitué l'État pontifical.

Les affaires italiennes étant réglées, Pépin reprend la lutte contre les perpétuels ennemis. En 758, il fait une expédition contre les Saxons, qui, une fois de plus, lui promettent de faire ses volontés. En 759, la population gothique de Narbonne rend la cité à un de ses lieutenants : une garnison franque y remplace les Arabes. En 760 commence, pour durer huit années, la grande guerre d'Aquitaine.

Le duc Waïfre était jeune, brave, d'un esprit fertile en ressources. Comme ses prédécesseurs, il avait les Vascons à son service ; sur la rive gauche de la Loire, ses forteresses formaient une ligne ininterrompue. Par une série d'actes hostiles, invasion de la Septimanie, asile donné à Grippon, il avait mécontenté Pépin, qui finit par lui demander satisfaction. Le roi exigea, entre autres choses, la restitution aux églises franques possessionnées en Aquitaine des biens et immunités qui leur avaient été enlevés. Il assurait ainsi à son entreprise les sympathies de l'Église. Les grands n'y étaient pas moins favorables : depuis Clovis, les Francs connaissaient et ils aimaient le chemin de la fertile Limagne.

En 760, Pépin ravage le Berry avec toute son armée. En 761, le duc d'Aquitaine prend l'offensive, et envahit la Bourgogne. Pépin revient avec de puissantes machines de guerre, abat les châteaux de Bourbon-l'Archambault et de Chantelle, et s'empare de Clermont. Au printemps suivant, il prend Bourges et le château de Thouars. Waïfre alors fait démanteler Poitiers, Limoges, Saintes, Périgueux, Angoulême, pour empêcher l'ennemi de s'y établir ; ses lieutenants attaquent la Septimanie, le Lyonnais, la Touraine. Les Francs ravagent le Limousin et les pays vignobles voisins ; en 763, ils poussent jusqu'à Issoudun, atteignent la Vézère, peut-être même vont jusqu'à Cahors. Les Aquitains sont défaits en bataille rangée et le duc a grand'peine à s'échapper.

Mais, pendant cette campagne, le duc Tassilon de Bavière, qui avait jusque-là rempli ses devoirs de vassal envers le roi des Francs, lui faussa compagnie, et plus jamais, dit un annaliste, il ne voulut voir le roi. Il avait sans doute compris que la cause de Waïfre défendant l'indépendance de son duché était aussi la sienne. Waïfre profita de cette diversion : il réclama de Pépin, par ambassade envoyée à Worms, la restitution des cités qui lui avaient été enlevées. Pépin refusa, mais il s'abstint pendant deux ans de faire la guerre. Quand il eut obtenu, par l'intermédiaire du pape, la neutralité de la Bavière, il se retourna contre les Aquitains, avec la résolution d'en finir.

Au mois de juillet 766, il rassemble à Orléans l'armée des Francs et des nombreuses nations qui habitent dans son royaume ; il s'avance jusqu'à Agen, revient par les pays de Périgueux et d'Angoulême, et, le long de sa route, relève les murailles des villes et les châteaux que Waïfre a démolis. En mars 767, les Francs prennent l'Aquitaine à revers, par Narbonne et la Septimanie. Toulouse, Albi, Rodez, le Gévaudan, sont occupés par eux. Pépin, après être retourné au Nord, reparaît au mois d'août, amenant avec lui ses enfants et la reine Bertrade ; il les installe à Bourges, où il se fait construire un palais et tient une assemblée. De là, il va poursuivre Waïfre réfugié dans ses châteaux du sud de l'Aquitaine. L'hiver approchant, il rentre à Bourges et l'armée prend ses quartiers d'hiver en Bourgogne. Dès février 768, la poursuite de Waïfre recommence ; le duc est tué, sa famille capturée. Alors, dit un contemporain, toute l'Aquitaine étant conquise, le roi revint en grand triomphe à Saintes, où résidait la reine Bertrade.

La prise de possession de l'Aquitaine par les fonctionnaires francs s'était faite à mesure que la conquête s'accomplissait. Pépin y avait installé des comtes et des juges de son choix. A Saintes, il promulgua un capitulaire : les églises abandonnées devaient être rétablies ; les évêques, prêtres et abbés, auraient la libre jouissance des biens ecclésiastiques ; l'article 12 remettait aux missi royaux et aux seigneurs aquitains délibérant en commun, le soin des autres mesures à prendre. Cette guerre d'Aquitaine se distingue de toutes celles que les Francs avaient faites jusque-là : ce fut une entreprise patiemment et méthodiquement conduite, sur laquelle Charlemagne prendra modèle pour la conquête de la Saxe. En même temps que de la force des armes, Pépin usa de politique ; il se concilia l'Église, se fit un parti parmi les Aquitains, et même, au cours de ses terribles expéditions, il se montra plusieurs fois clément envers les vaincus.

Le roi était malade, quand il reprit la route du Nord. Il s'arrêta à Tours pour faire des aumônes et prier saint Martin d'attirer sur lui la miséricorde divine. Arrivé à Saint-Denis, sentant sa fin prochaine, il manda les grands ecclésiastiques et laïques, afin de partager ses États entre ses fils, en leur présence et avec leur consentement. De Bertrade, fille de Caribert, comte de Laon, il avait eu deux fils, Charles et Carloman, et une fille, Gisèle, qui devint abbesse de Chelles. Charles eut l'Austrasie, la Neustrie au nord de l'Oise, l'Aquitaine sauf la province ecclésiastique de Bourges ; Carloman, la Bourgogne, la Provence et la Septimanie, l'Alsace et l'Alamanie, la Thuringe, la Hesse, la Neustrie au sud de l'Oise, et la portion de l'Aquitaine qui n'entrait point dans le lot de son frère. La part attribuée à Charles couvrait le nord et l'ouest du royaume franc ; celle de Carloman s'étendait au sud-est[15]. Pépin confirma au même lieu les privilèges de Saint-Denis. Quelques jours après, le 24 septembre 768, il mourait, à l'âge de cinquante-quatre ans. On l'ensevelit dans l'abbaye, selon sa volonté.

Pépin était devenu un des premiers personnages de la chrétienté. Le khalife de Bagdad lui envoyait des présents et recherchait son alliance contre les Arabes d'Espagne. Didier, le successeur d'Aistulphe, était presque son vassal ; il avait été choisi avec le consentement du roi des Francs et l'avis de ses grands. Après s'être montré fort mécontent de la donation de l'exarchat au Saint-Siège, l'empereur Constantin V avait négocié avec Pépin ; il avait été question d'un mariage entre Gisèle et le fils de l'empereur. L'Église d'Orient consentit même à se rapprocher de celle d'Occident, sous la médiation du roi des Francs : un grand concile fut tenu en 767 à Gentilly au sujet de la sainte Trinité et des images des saints. La papauté continuait à chercher auprès de Pépin aide et conseil. Paul Ier, frère et successeur d'Étienne II, lui écrivit pour lui faire part de son élection. Constantin II, illégalement nommé, lui exposa les circonstances de son élévation et le supplia de le protéger. Étienne III se mit en rapport avec lui au début de son ordination ; il lui demanda des évêques instruits et versés dans la connaissance des Écritures divines et des saints canons pour rétablir l'ordre dans l'Église romaine. Douze évêques francs partirent aussitôt pour Rome : ils jouèrent un rôle important dans le concile de Latran de 769. Le pape prodiguait à Pépin les louanges les plus flatteuses ; il l'appelait son défenseur après Dieu, et le mettait au-dessus de tous les rois.

Tout le peuple sait, dit un contemporain, pour quels triomphes ce très noble vainqueur est honoré, combien il a étendu les frontières de notre empire, avec quel dévouement il a organisé la religion chrétienne dans son royaume, et tout ce qu'il a fait pour la défense de la sainte Église auprès des nations étrangères. Pépin a eu, plus clairement que son père, l'intuition des choses qu'il a faites ; il a continué l'œuvre militaire de Charles Martel, en l'achevant sur un point — l'Aquitaine ; il est entré en rapports intimes avec la papauté, et il a, pour ainsi dire recréé l'Église franque. La renommée de Charlemagne a fait tort à la sienne. Déjà le moine de Saint-Gall dénonçait à Charles le Gros le silence regrettable des histoires modernes sur son très belliqueux aïeul Pépin le jeune. Peut-être aujourd'hui encore sacrifions-nous trop sa gloire à celle de son fils.

 

 

 



[1] BIBLIOGRAPHIE. — SOURCES. Les Annales, biographies, chroniques, histoires, se trouvent dans les Monumenta Germaniæ historica (série in-f°, Scriptores, t. I et II) et dans les Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum ; les Lettres et les Poésies dans les Monumenta Germaniæ historica (série in-4°). Les textes législatifs ont été rassemblés par Boretius et Krause, Capitularia regum Francorum. Pour la diplomatique, voir Sickel, Acta regum et imperatorum Karolinorum, 1867 ; pour la chronologie, Böhmer-Mühlbacher, Die Regesten des Kaiserreichs unter den Karolingern, 2e éd., 1899.

OUVRAGES À CONSULTER. Warnkönig et Gérard, Histoire des Carolingiens, 1862. Mühlbacher, Deutsche Geschichte unter den Karolingern, 1895. Richter et Kohl, Annalendes fränkischen Reichs im Zeitalter der Karolinger, Halle, 1885. Kleinclausz, L'Empire carolingien, ses origines et ses transformations, 1901.

[2] SOURCES. La principale est la Continuation de Frédégaire (éd. Krusch, 1886), qui a pour inspirateurs Childebrand, frère de Charles Martel, et son fils Nibelung. Voir aussi les derniers chapitres du Liber historiæ (éd. Krusch, 1888), les Annales Sancti Amandi, Tiliani, et, avec une moindre valeur, les Annales laureshamenses, mosellani, mettenses, et la Chronique de Moissac.

OUVRAGES À CONSULTER. Warnkönig et Gérard, t. I. Mühlbacher, lib. cit., Breysig, Jahrbücher des frankischen Reiches 714-741, Die Zeit Karl Martels, 1869. Hahn, Jahrbücher des fränkischen Reiches 741-753, 1863. Œlsner, Jahrbücher des fränkischen Reichs unter König Pippin, 1871.

[3] Voir Bladé, Eudes, duc d'Aquitaine, 1892.

[4] SOURCES. Continuation de Frédégaire. Paul Diacre, Histoire des Lombards, VI, 53-54 ; Isidori Pacensis Chronicon, 59, dans Migne, Patrologie latine, t. 96, col. 1271.

OUVRAGES A CONSULTER. Reinaud, Invasions des Sarrasins en France, 1836. Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, t. III, 1836. Dorr, De bellis Francorum cum Arabibus gestis usque ad obitum Karoli magni, 1861. Mercier, La bataille de Poitiers et les vraies causes du recul de l'invasion arabe (Revue historique, 1878). Zotemberg, Les invasions des Arabes en France, suivies d'une étude sur les invasions des Sarrasins dans le Languedoc, d'après les Manuscrits musulmans, 1872.

[5] Les Sarrasins étaient un peuple asiatique, établi au nord de l'Arabie, et dont le nom servit en Occident à désigner les Arabes, ou, d'une manière plus générale, les nations non chrétiennes de l'Orient. Il est employé avec cette double acception dans la chronique dite de Frédégaire.

[6] Les Lombards sont le dernier grand peuple germanique qui se soit établi sur le territoire de l'ancien Empire romain. Établis primitivement sur les bords de l'Oder, ils s'installèrent, au VIe siècle, dans la Pannonie, et y détruisirent leurs voisins les Gépides. En 568, sous la conduite de leur roi Alboïn, ils pénétrèrent en Italie, où ils fondèrent un royaume, dont Pavie devint la capitale.

[7] SOURCES. Vies : de saint Boniface par Willibald, de Sturm par Eigil, de Willibrord par Alcuin (les deux premières, très importantes, dans les Monumenta Germaniæ historica, in-f°, t. II). S. Bonifatii et Lulli Epistolæ (éd. Dümmler, 1891). Codex carolinus, éd. Gundlach, 1892, dans les Monumenta Germaniæ, in-4°. Vita Gregorii III, dans le Liber pontificalis, t. I, éd. Duchesne.

OUVRAGES A CONSULTER. Hauck, Kirchengeschichle Deulschlands, t. I, e éd., 1898. Lavisse, La conquête de la Germanie par l'Église romaine (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1887). Fischer, Bonifacius Apostel der Deutschen, 1881. Born, Bonifacius, 1883. Hahn, Bonifaz und Lull, 1883. Kurth, Saint Boniface, 1902. Pour la bibliographie, très abondante, de saint Boniface, voir d'ailleurs Potthast, 2e éd., p. 1217.

[8] Même bibliographie qu'au § II, et en plus : SOURCES : Boretius, Capitularia regum Francorum, p. 24-41, procès-verbaux des conciles tenus dans les États de Carloman et de Pépin.

OUVRAGES À CONSULTER : Hauck, Kirchengeschichte Deutschlands, t. II, 2e éd. 1900. Héfélé, Histoire des Conciles d'après les documents originaux, trad. Delarc, t. IV. Dunzelmann, Uer die ersten unter Karlmann und Pippin gefallenen Concilien, 1869.

[9] Cette campagne fut précédée d'un nouveau partage du royaume à Vieux-Poitiers, dont le texte est resté inconnu.

[10] Le concile de Ver, du 11 juillet 755, précise et confirme ces décisions. Il y aura deux conciles par an : l'un se réunira le 1er mars sur l'ordre du roi, dans un endroit désigné par lui et en sa présence ; l'autre, composé seulement d'ecclésiastiques, le 1er octobre. à Soissons, ou dans une autre ville qui aura été choisie au mois de mars. Ce qui donne à ce concile une importance particulière, c'est qu'il consacre la soumission du clergé séculier et régulier à l'autorité épiscopale. Les prêtres sont sous la puissance de l'évêque de leur cité ; ils ne peuvent baptiser ou célébrer la messe sans sa permission, ni se soustraire à sa convocation. L'évêque a aussi le pouvoir de réformer les monastères d'hommes et de femmes.

[11] SOURCES. Continuation de Frédégaire. Annales laurissenses majores, éd. Kurze, dans les Scriptores rerum germanicarum in usum scholarum. Eginard, Vita Karoli, 1-3. Clausula de Pippini consecratione, dans les Scriptores rerum merovingicarum, t. I, p. 465-466. Codex Carolinus. Vita Stephani II, dans le Liber pontificalis, t. I.

OUVRAGES À CONSULTER. Sur l'avènement de Pépin : Löbell, De causis regni Francorum ab Merowingis ad Carolingos translati, 1844. Pfahler, S. Bonifacius und die Erhebung Pippins auf das frankische Königsthum, 1879. Fustel de Coulanges, Les Transformations de la royauté pendant l'époque carolingienne, 1892. Contre la consultation du pape Zacharie, voir les articles de Mury (Revue des Questions historiques, t. II, 1867), Uhrig (Leipzig, 1875), Crampon (Mémoires de l'Académie d'Amiens, 1878). Sur le patricial de Pépin, lire Bayet, Le voyage d'Etienne III en France (Revue historique, t. XX), et Freemann, The patricial of Pippin (English historical Review, 1889). — Pour les expéditions d'Italie : Knaake, Aistulf, König der Langobarden, 1889. Hubert, Étude sur la formation des États de l'Église (Revue historique, t. LXIX). Duchesne, Les premiers temps de l'État pontifical, 1898. Pour l'Aquitaine : Bladé, Fin du premier duché d'Aquitaine (Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux, 1892). Drapeyron, Essai sur le caractère de la lutte de l'Aquitaine et de l'Austrasie, 1877.

[12] En même temps qu'Etienne II, le frère du roi, le moine Carloman, avait quitté l'Italie, sur l'ordre de son abbé, dit-on, pour dissuader Pépin d'une intervention contre les Lombards.

[13] La république des Romains (respublica Romanorum, respublica romana) était alors l'exarchat de Ravenne. Après la donation de Pépin au Saint-Siège, cette expression changera de sens ; elle désignera l'État pontifical.

[14] Ravenne, Rimini, Pesaro, Faro, Cesena, Sinigaglia, Jesi, Forli, Urbino, Cagli, Gubbio, Narni.

[15] Sur ce partage très discuté, consulter Krœber, Partage du royaume des Francs entre Charlemagne et Carloman Ier (Bibliothèque de l'École des Chartes, 1877, p. 341), et Longnon, Atlas historique de la France, p. 45.